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Quand Hitler transigeait : l’âge d’or des chemises brunes
par Pablo Martin Paneda
A propos de Johann Chapoutot, Le meurtre de Weimar, PUF, Paris, janvier 2010.
L’Histoire, imbrication de forces profondes et de faits multiples dont le flot fait peut-être
sens, confère parfois au fait divers le plus obscur, le plus sinistre, une portée qui le dépasse. Fil
directeur du dernier ouvrage de Johann Chapoutot, un crime moins commun que les autres.
Dans ses conséquences du moins, car il s’avère terriblement banal pour son époque. L’assassinat
d’un ouvrier communiste par cinq soudards de la Sturmabteilung, les fameuses SA, les
« chemises brunes » représentant l’aile-gauche, populeuse, d’un parti nazi où Adolf Hitler doit
composer encore avec Ernst Röhm, maître de la SA. A partir d’un meurtre commis dans la nuit
du 9 août 1932 { Potempa, un bourg de Silésie, c’est bien l’histoire d’un tournant majeur dont il
est question ici. La conquête du pouvoir par la branche hitlérienne du nazisme entre l’automne
1932 et l’été 1934 qui est décryptée ici, et le meurtre de Potempa est aussi l’assassinat de la
république de Weimar. D’un forfait crapuleux au naufrage d’une société toute entière? D’emblée,
l’auteur concède les limites de ce choc de faits et d’événements. Le parti pris n’en demeure pas
moins riche d’enseignements lorsqu’il est filé par Johan Chapoutot, maître de conférences, qui
développe depuis quelques années une série d’analyses du national-socialisme à la croisée de
l’histoire politique et de l’histoire culturelle. On lui doit notamment un travail stimulant de
l’instrumentalisation des Anciens par la propagande du troisième Reich, mariage forcé entre Le
national-socialisme et l’Antiquité -2008-.
L’ouvrage se découpe en neuf chapitres courts. Ils mêlent en permanence l’affaire de
Potempa aux menées du NSDAP jusqu’{ la nuit des longs couteaux. Le premier intérêt de la
démarche est de livrer au lecteur une histoire périphérique, mise en lumière par des sources
originales. Bien sûr, on retrouve des fonds classiques tels que des archives politiques. Des
mémoires d’acteurs de premier plan aussi, celles du chancelier Franz von Papen ou du fidèle
Joseph Goebbels. Mais en dehors de ces figures de proue qui ont contribué, bon gré mal gré, à
l’ascension d’Adolph Hitler, le lecteur peut se familiariser avec le point de vue de la base du
nazisme. Les minutes du procès révèlent la brutalité et le « fanatisme » -dont l’auteur rappelle
qu’il est une vertu pour les nazis- de militants d’une SA censée œuvrer pour le salut de
l’Allemagne. Les coupures de presse et les publications des milices d’Ernst Röhm révèlent le
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potentiel meurtrier d’une rhétorique électoraliste qui n’a de cesse de déformer la réalité.
L’historien passe au crible nombre d’éléments de la vulgate nazie afin de mieux les déconstruire
en les confrontant à la réalité des faits. Ce travail, classique, acquiert ici une résonnance
particulière. L’auteur ne tente pas d’analyser les arguments du NSDAP { l’échelle nationale sur
des questions aussi vastes, aussi amples, que les structures et l’avenir d’un modèle de
développement dans son ensemble. C’est plutôt sur le cas concret, { partir d’un exemple local,
que la mauvaise-foi des nationaux-socialistes est disséquée. Mauvais-foi grâce à laquelle les
assassins de Potempa deviennent d’honorables patriotes en légitime défense. La victime devient
coupable, le lâche bourreau honorable citoyen. Le langage n’est plus un outil de cohésion
civique. Aux mains des nazis, il devient arme de déformation, dissimulation, division. Objectif :
les fondements de la démocratie que sont le dialogue et la justice afin de percer jusqu’{ la
chancellerie. Et ce, même dans un bourg reculé de Silésie. Pour la victoire du national-socialisme,
lorsque l’on est SA, il n’est de lutte qui se refuse.
Car l’intérêt du livre est aussi l{. Aux antipodes d’une Allemagne industrielle, urbanisée,
Johann Chapoutot esquisse une autre république de Weimar, a priori bien éloignée de l’agitation
du siècle. Cette région, pourtant périphérique sur le plan géographique, acquiert une centralité
du point de vue politique. C’est parce qu’elle est considérée comme une marche du territoire
allemand par l’extrême-droite, c’est parce qu’elle a été conquise de haute lutte aux dépens d’un
Pologne voisine, que la paisible Silésie rurale est élevée au rang de front. Le village de Potempa,
lieu du meurtre, est érigé par les nazis en champ de bataille. Avec précision, les premières pages
décrivent l’horreur d’un meurtre lâchement commis. Johann Chapoutot pousse jusqu’{ l’ironie
l’analyse d’une discordance. D’une part, l’imaginaire guerrier, fait de courage et d’abnégation,
dans lequel se complaisent les chemises brunes. D’autre part, une violence de meute aux relents
de schnaps. L’ironie { l’égard de ces « vaillants guerriers » (p.48) est un moyen de comprendre
« l’univers mental dans lequel évoluent les meurtriers de Potempa » (p.50), monde éthylique où
les préjugés racistes et xénophobes servent d’exutoire. De fait, une large frange de la population
est victime de déliquescence de la république de Weimar. Déliquescence économique bien sûr, le
krach de 1929 paralysant l’activité d’un pays où le nombre de chômeurs est rapidement
multiplié par trois pour atteindre six millions d’individus en 1931, sans parler d’inflation.
Déliquescence politique ensuite, avec les dissolutions successives d’un Reichstag aux abois en
1928, 1929, 1932 et 1933. Tout cela est bien connu.
En revanche, l’exemple des SA de ce bourg silésien se révèle judicieux pour insister sur
l’autre déliquescence qui frappe l’Allemagne, morale cette fois-ci. Par-delà les fréquents
« combats de salle » (p.49) devenus rituels politiques, c’est sur la culture de l’affrontement
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physique dans l’arène politique que l’auteur insiste. Aussi Johann Chapoutot décrit-il les
rapports de force au sein des grands partis politiques des années 1920 comme s’il s’agissait
d’une préparation dans l’attente d’un choc décisif. Les nazis n’ont pas le monopole des milices.
Sociaux-démocrates et communistes « alignent » (p.23), au sens littéral du terme, leurs propres
combattants. Plusieurs centaines de milliers. Durant l’entre-deux-guerres, les uniformes ne sont
pas exclus de l’univers politique mais bien au contraire encouragés, glorifiés. « L’ostentation du
fait militaire » (p.24) dans la société civile, instituée comme norme, est analysée par l’auteur
comme une entorse première { l’idéal politique. Dans une comparaison lumineuse, l’auteur
rappelle que la distinction du civil et du militaire était déj{ considérée par Cicéron comme l’un
des fondements de la citoyenneté romaine. Violence visuelle faite à la cité, la multiplication des
miliciens et de leurs uniformes constitue une atteinte fondamentale aux idéaux de démocratie et
de paix sociale.
D’ailleurs, un des intérêts de ce livre réside dans le décryptage de l’iconographie
politique. Le texte est accompagné de nombreuses affiches électorales émanant des principaux
courants politiques. Le mérite de l’auteur, ici, est double. Chaque image est accompagnée d’un
commentaire, alors que nombre de manuels regorgent de celles-là sans toujours dépasser le
stade de l’illustration. Ici l’analyse est toujours rigoureuse, précise, parfois sensible. Par ailleurs,
l’intérêt de cet échantillon d’icônes réside dans la comparaison { laquelle se livre l’auteur. Au
spectre des idéaux politiques il faut ajouter le panorama des imaginaires mentaux que ces
messages visuels ébauchent. Ainsi, la « mentalité obsidionale des démocrates» (p.94) doit être
replacée dans le contexte de prise en étau dont ceux-ci sont victimes. A droite comme à gauche.
L’extrême-droite et son cortège d’affiches insistant sur la menace bolchévique, identifiée { la
mort. L’extrême-gauche, dont les images sont « les plus tempérées, les moins angoissées et
anxiogènes de toutes » (p.60). Le poing levé de l’ouvrier, prêt { bondir sur les élites du
capitalisme allemand, rappelle pourtant que c’est de lutte des classes qu’il s’agit. Partout poings,
poignards, combats et cadavres. L’affaire de Potempa est noyée par le sang des « centaines de
morts violentes » (p.1) qui jalonnent l’histoire de la République de Weimar –et celle de l’été
1932 en particulier.
Quelques grandes tendances de l’historiographie de l’Allemagne nazie sont évoquées au
fil du récit, ce qui permet ainsi de les diffuser auprès d’un large public. L’assassinat d’un ouvrier
communiste fonctionne comme un point de fuite afin de mettre en perspective certaines racines
du nazisme. La « brutalisation » (p.17) des sociétés au lendemain de la première guerre
mondiale est évoquée pour éclairer la férocité des meurtriers. Cette bestialité { l’égard d’un
individu que les meurtriers considèrent non seulement comme un communiste, mais aussi un
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sous-homme polonophone, donne droit à un passage sur la pierre angulaire du racisme nazi, le
« darwinisme social » (p.30-31). La notion de « mise au pas du régime » (p.98), elle aussi, est
présente. Elle permet d’évoquer les circonstances très particulières dans lesquelles Hitler,
parvenu au pouvoir quelques mois après ce sombre crime, tranche définitivement une affaire
qui, limpide d’un point de vue juridique, s’envenime jusqu’{ devenir une joute politique. Pas de
justice sereine ici. En août 1932, les magistrats travaillent sous la pression d’un NSDAP « au bord
de la dislocation » selon Ian Kershaw (p.79). Le verdict de Potempa, dans ce climat, devient le
révélateur du rapport de forces entre pression nazie et institutions démocratiques.
Le
revirement est foudroyant. Un Hitler acculé par le haut –le gouvernement- et par le bas -l’ailegauche de son parti-, en proie à des pensées suicidaires, inverse la situation à force de tactiques
jusqu’{ ce jour du 30 janvier 1933 où il accède { la chancellerie. D’où les commentaires sur cette
« domestication » que les élites traditionnelles de la république de Weimar ont projetée et
finalement « ratée » (p.55). Ce sont là quelques unes des multiples pistes interprétatives que
l’auteur rappelle.
Si, de fait, cet ouvrage ne propose pas de lecture historiographique nouvelle, il
entreprend un travail de relecture chronologique clairement annoncé dès la première page.
Certes, Johann Chapoutot ne sait que trop bien qu’il est quelque peu illusoire de chercher un
tournant déterminant. Les atteintes au régime de Weimar sont trop nombreuses en ce début des
années 1930 pour en distinguer le coup de grâce. D’où le passage en revue de « bien d’autres
dates possibles pour marquer la fin du régime ». (p.1). Or l’idée séduisante avancée par l’auteur
est que les suites politico-judiciaires de l’homicide évoqué ont contribué { donner au NSDAP
conscience que le pouvoir était un fruit mûr. Face aux pressions des SA, le chancelier Papen, à la
tête d’un gouvernement ultraconservateur, cède. Les meurtriers, parce qu’ils sont membres de la
SA, vont dès lors bénéficier d’une clémence inappropriée. Cette dernière révèle la fragilité de
tout l’édifice weimarien et provoque un engrenage déterminant. En dernière instance, ce n’est
pas seulement la fin d’un Etat que cette affaire accélère, c’est plus globalement la fin d’un
système de valeurs. Avec l’émergence de la partialité dans les jugements, la mort de la
République de Weimar paraît finalement bien peu de chose. L’Etat de droit, lui aussi, a sombré.
Ainsi, la fin de l’ouvrage voit une continuité entre la conclusion de l’affaire de Potempa et la nuit
des longs couteaux où, en juin 1934, Hitler se débarrasse définitivement des SA qui n’ont que
trop longtemps interféré sur ses projets. Entre le mois d’août 1932 et la nuit de juin 1934 se
consolide progressivement « une autre légalité (…) : un droit de guerre, de cette guerre qui
oppose le principe germanique au judéo-marxisme » (p. 106). En substance, cela tient de la
conception du droit qu’en a l’éminent juriste au service du nazisme Alfred Rosenberg, pour qui
« un homme ne vaut pas un autre homme » (p.105). La partialité devient la clé de voûte d’un
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droit nazifié. Cette entreprise de sape des normes et des valeurs, l’auteur la résume avec les
propres mots de Goebbels, qui désire « effacer 1789 de l’histoire » (p.98).
Outre cette relecture de la fine chronologie d’un semestre charnière, le livre insiste aussi
sur un Hitler moins connu, contesté, dubitatif. A cette époque, il y a encore de l’Adolf dans Hitler.
Face { l’affaire de Potempa, il réagit souvent en retard, il hésite, il doit composer avec la SA. Face
au gouvernement en place, le voici tout aussi hésitant. Stratégiquement, il estime que le pouvoir
doit être conquis par la légalité. Cependant, la pression de des sympathisants nazis sur le procès
le pousse à quelques palinodies qui le conduisent, finalement, à menacer ouvertement les
institutions de la République. En outre, Johann Chapoutot nous rafraîchit la mémoire. Les lieux
communs sur la seconde guerre mondiale tendent { laisser croire que, si l’on devait ébaucher
une hiérarchie des fascistes européens qui estomperait malheureusement les profonds écarts
idéologiques et politiques, Hitler serait sans conteste le numéro un, talonné ensuite -mais loin
derrière- par Mussolini. Mussolini suiveur de Hitler ? C’est oublier les années 1920, capitales. Le
putsch de Munich, en 1923, où Hitler lance les SA –déjà- dans une brasserie –déjà- doit être
compris { la lumière de l’inspiration mussolinienne qui anime Hitler. Depuis 1922, Hitler
« médite » (p.52) la marche sur Rome. Enfin, le caporal à la croix de fer n’est pas encore, au sens
plein du terme, le Führer. Ernst Röhm et ses SA subsistent. Röhm, nazi de la première heure,
constitue pour l’auteur de Mein Kampf une menace véritable. Le maximalisme égalitariste des SA
est loin de rentrer dans les vues de Hitler, mais Röhm pourrait, sans trop d’efforts, donner le
signal { ses troupes. Les miliciens de la SA se considèrent comme les laissés pour compte d’un
régime des élites auquel Hitler, { leurs yeux, n’a que trop d’égards. A ces épineuses questions
tactiques s’ajoutent d’embarrassantes inquiétudes symboliques. Röhm, c’est aussi l’homosexuel,
le seul chef nazi que Hitler « corseté dans un vouvoiement vétilleux, tutoie » (p.71). Autant de
contradictions avec l’esprit d’ordre et de virilité qui, officiellement, animent le nazisme. Autant
de raisons, pour Hitler, de prêter finalement l’oreille aux cadres allemands de l’industrie et de
l’armée. Röhm meurt { son tour, quelques jours après la sanglante nuit du 29 juin 1934.
Malgré cette atmosphère si oppressante, l’ouvrage est aéré car les notes et les divers
documents étudiés sont renvoyés en fin d’ouvrage. Pour quiconque veut comprendre le terreau
sur lequel le nazisme s’est développé et mieux connaître ces événements, ce livre est
recommandé. Il peut très bien faire l’objet d’une étude approfondie en classe de première. Le
cours sur les totalitarismes disposerait ainsi d’un complément solide qui permettrait de
questionner une inflexion décisive : l’effondrement d’une démocratie, brèche dans laquelle
s’engouffre le nazisme. Et c’est sans doute dans cet esprit qu’il faut comprendre certaines
redites, voire certaines évidences. Lorsque l’auteur affirme que « les assassins de Potempa ne
satisfont en rien l’éthique du soldat chevaleresque », le lecteur se trouve déjà page dix-huit. Les
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pages précédentes, consacrées { la description du passage { tabac de l’ouvrier communiste, ont
déj{ suffisamment insisté sur l’absence de courage et d’honneur des meurtriers pour souligner
encore qu’il est difficile de faire de ces personnages « les héros de la cause nationale allemande »
(p.19). De même, page vingt-trois, il peut paraître superflu de remarquer que l’ « on imagine
mal, aujourd’hui, le Parti socialiste ou l’UMP se doter (…) [d’] organisations de cogneurs ». La
plupart des lecteurs auront déj{ compris qu’il est inopérant de lire le passé avec les références
d’aujourd’hui. De telles banalités ne sont pourtant nullement gênantes. La collection Perspectives
critiques, aux Presses Universitaires de France n’a pas de visées universitaires. L’ironie - parfois
un peu trop appuyée- de l’auteur et l’énonciation de quelques banalités alourdissent
ponctuellement cette enquête d’un point de vue scientifique, mais le renforcent d’un point de
vue didactique. Quoi qu’il en soit, cette œuvre constitue une lecture aussi intéressante
qu’agréable.
Ce livre n’apprend rien de vraiment neuf sur le nazisme, ni dans les faits bruts ni dans
l’interprétation de ceux-ci. En revanche, cet ouvrage peut être considéré comme une attrayante
synthèse au service d’un large public. La ligne directrice, originale, confronte les tactiques et les
stratégies politiques du NSDAP { l’échelle locale aux décisions nationales dans la perspective de
la conquête du pouvoir. A cette méthode fondée sur l’étude de cas et le raisonnement inductif
s’associe un véritable effort de rafraîchissement de la lecture chronologique d’une période plus
qu’investie par témoins et historiens. Le tout dans un ouvrage dynamique, dans sa structure
comme dans son écriture. Classique dans son analyse, mais ambitieux dans sa démarche. De la
très bonne pédagogie.
Pablo MARTIN PANEDA est agrégé d’histoire. Allocataire-moniteur à l’université de
Paris IV Sorbonne, il est inscrit en thèse sous la direction d’Eric Bussière depuis octobre
2009. Ses travaux portent sur la politique extérieure de la France au cours de la seconde
moitié du vingtième siècle.
© Le Blog de l’histoire (http://blog.passion-histoire.net)
Février 2010
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