mallarmé - Maison Jean Vilar

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7,50 €
http://maisonjeanvilar.org
ISSN 0294-3417
CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR - N° 107 - JANVIER - FÉVRIER - MARS 2009
Les Cahiers de la Maison Jean Vilar
Cliché Yvan Bourhis, DAPMD - Conseil général de Seine-et-Marne.
Couverture : Paul Gauguin : Portrait de Stéphane Mallarmé, eau-forte et pointe sèche, 1891.
n 107
°
MALLARMÉ
notre contemporain
N° 107 - janvier, février, mars 2009
SOMMAIRE
Edito
1
Poèmes de Stéphane Mallarmé
2
C’est quoi « mallarméen » ?
par Jacques Téphany
4
Mallarmé, le bel aujourd’hui
6
Mallarmé et Avignon
par Pierre-Marie Danquigny
10
Prélude à une exposition
par Anne-Marie Peylhard
15
Mallarmé chez Doucet
par François Chapon
17
Mallarmé par lui-même
18
Mallarmé et ses amis artistes :
Verlaine, Manet, les impressionnistes,
Berthe Morisot-Manet, Monet, Degas, Renoir,
Redon, Gauguin, les Nabis, Rops, Whistler,
Vallotton, Munch
19 - 31
Repères bibliographiques et biographiques
32
Mallarmé vu par...
36
Conscience de l’illusion
par Bertrand Marchal
46
Un hermétisme populaire ?
par Pierre-Marie Danquigny
50
Mallarmé homme de spectacles
par Hélène Laplace-Claverie
54
Les Cahiers
de la Maison Jean Vilar
Directeur
de la publication :
Roland Monod
Président
de l’Association Jean Vilar
Directeur de la rédaction :
Jacques Téphany
Directeur délégué
de l’Association Jean Vilar
Rédacteur en chef :
Rodolphe Fouano
Il faut que les yeux s’accoutument
par Pierre Boulez
58
Eclairer l’indiscible
par Guy Delfel
62
Contre l’obscurité
par Marcel Proust
63
Un état d’étonnement
par Vincent Baudriller
66
Des sherpas
par Bernard Faivre d’Arcier
68
Secrétariat de rédaction
et réalisation :
Frédérique Debril
Feuillets de Jean Vilar
70
Imprimerie Laffont - Avignon
Vilar aujourd’hui
73
Les Hivernales
74
Ont participé à la rédaction de ce numéro :
Vincent Baudriller, Pierre Boulez,
François Chapon, Pierre-Marie Danquigny,
Bernard Faivre d’Arcier, Hélène Laplace-Claverie,
Bertrand Marchal, Anne-Marie Peylhard
Maison Jean Vilar - Montée Paul Puaux - 8 rue de Mons - 84000 Avignon - Tél. 04 90 86 59 64
2 et 3 de couv. : Edouard Manet : illustrations pour l’édition du Corbeau d’Edgar Poe, traduction de Mallarmé, 1875.
e
e
Clichés Suzanne Nagy - Bibliothèque littéraire Jacques Doucet.
[email protected]
http://maisonjeanvilar.org
éditorial
“
Igitur aux Hivernales, c’est le surgissement de la poésie dans l’hiver
avignonnais.
En proposant d’articuler cette année leur festival sur l’écriture d’Igitur par
Stéphane Mallarmé à Avignon, Amélie Grand et son équipe se doutaientelles qu’elles allaient soulever un mouvement d’ensemble, sinon dansé, de la part
de nombreux partenaires artistiques d’Avignon ? A priori obscur, ou abscons, ce
choix s’éclairait à la lumière de chacun des lieux pressentis : Angladon, Lambert,
Palais du Roure, Ceccano, Archives municipales, Conservatoire, Université, Utopia,
Théâtre du Ring, Centre européen de poésie, Maison Jean Vilar… Comme par réflexe
au cœur d’une époque vulgaire, chacun suivant sa compétence décidait d’apporter
sa contribution à une manifestation marquée du sceau de l’exigence, du refus de
la facilité.
L’actif conservateur du Musée Angladon, Anne-Marie Peylhard, annonçait une
exposition sur Mallarmé et ses amis en regrettant de ne pas avoir le temps ni les
moyens de publier un catalogue… Nous étions alors nous-mêmes en quête pour nos
Cahiers d’une plus grande proximité avec la vie culturelle et artistique de notre Cité.
Nous avons donc réuni nos forces.
Pour autant, la Maison Jean Vilar n’a pas pour mission d’être une maison des
associations chargée de la communication de la famille avignonnaise ! De façon
plus exigeante, à l’occasion d’événements ponctuels, elle ambitionne de stimuler
la réflexion en l’élargissant à d’autres champs (ici, en regard de la présence de
Mallarmé, l’élitaire, l’accessible, l’obscur, le populaire, l’exigeant, le facile…).
Demain, de nouvelles occasions nous seront offertes qui nous permettront d’aborder
d’autres rivages dans une démarche pluridimensionnelle - culture, sociologie,
histoire, politique mêlées. C’est ce positionnement vilarien qui dicte notre conception
de la Maison Jean Vilar et l’orientation de ses Cahiers depuis maintenant six saisons :
repérage des lignes de force de la vie artistique de notre pays partagé avec ses
partenaires (au premier rang desquels l’Université d’Avignon), accompagnement
critique et désintéressé au service du public tout au long de l’année, du festivalier
en été, et, au-delà, de l’amateur de théâtre et du spectateur citoyen en général.
C’est ainsi que nos prochaines livraisons – indépendamment du catalogue annoncé
par la Bibliothèque nationale de France à l’occasion de l’exposition Craig et la
marionnette que présentera la Maison Jean Vilar de mai à juillet 2009 – porteront sur
l’icône Gérard Philipe dont on célèbrera l’été prochain le cinquantième
anniversaire de la disparition, puis sur la gloire de Shakespeare à
Avignon (automne 2009).
”
Jacques Téphany
1
Sonnet en -yx
La Nuit approbatrice allume les onyx
De ses ongles au pur Crime, lampadophore,
Du soir aboli par le vespéral Phœnix
De qui la cendre n’a de cinéraire amphore
Sur des consoles, en le noir Salon : nul ptyx,
Insolite vaisseau d’inanité sonore,
Car le Maître est allé puiser de l’eau du Styx
Avec tous ses objets dont le Rêve s’honore.
Et selon la croisée au Nord vacante, un or
Néfaste incite pour son beau cadre une rixe
Faite d’un dieu que croit emporter une nixe
En l’obscurcissement de la glace, décor
De l’absence, sinon que sur la glace encor
De scintillations de septuor se fixe.
Avignon, 1868
(voir version définitive page 47)
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107
2
Le Tombeau d’Edgar Poe
Tel qu’en Lui-même enfin l’éternité le change,
Le Poète suscite avec un glaive nu
Son siècle épouvanté de n’avoir pas connu
Que la mort triomphait dans cette voix étrange !
Eux, comme un vil sursaut d’hydre oyant jadis l’ange
Donner un sens plus pur aux mots de la tribu
Proclamèrent très haut le sortilège bu
Dans le flot sans honneur de quelque noir mélange.
Du sol et de la nue hostiles, ô grief !
Si notre idée avec ne sculpte un bas-relief
Dont la tombe de Poe éblouissante s’orne
Calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur
Que ce granit du moins montre à jamais sa borne
Aux yeux noirs du Blasphème épars dans le futur.
Mallarmé photographié par Paul Nadar, 1895.
Cliché Yvan Bourhis, DAPMD - Conseil général de Seine-et-Marne.
3
C'est quoi «mallarméen» ?
par Jacques Téphany
C’est quoi « dégueulasse » ?
Jean-Luc Godard, À bout de souffle, 1959.
J’étudie partout les fragments d’un Théâtre nouveau
qui se prépare en France et que je prépare de mon côté ;
quelque chose qui éblouisse le peuple souverain
comme ne le fut jamais empereur de Rome ou Prince d’Asie.
Tel est le but ; c’est roide : il faut du temps.
Mallarmé, Correspondance, 1877.
Notre monomanie vilarienne peut finir par prêter à
sourire : à force de tout ramener à Vilar ne risquonsnous pas d’en faire un attrape-tout et, finalement,
un pot-pourri ? Ainsi, quoi de commun entre Vilar,
l’homme des grandes masses théâtrales, et Mallarmé,
l’aventurier en chambre, bibelot de salon littéraire ?
En vérité, l’exigence de Vilar nous a toujours paru
« mallarméenne ».Mais c’est quoi « mallarméen » ?
Il s’agit d’abord d’un poète difficile qui n’a cessé de
fuir une existence monotone de professeur d’anglais
dans sa chambre « aux carreaux bombés par les Rêves
intérieurs comme les tiroirs de pierres précieuses
d’un riche meuble ». Pour autant, comme le dossier
de cette livraison de nos Cahiers le montre, ce choix
d’une vie intérieure n’était pas exclusif d’une intense
fréquentation des artistes de son temps. Et quelle
compagnie ! Verlaine, Rimbaud, Manet, Huysmans,
Mirbeau, Debussy, Villiers de l’Isle-Adam, Berthe
Morisot, Barrès, Henri de Régnier, Renoir, Claudel,
Pierre Louÿs, Gide, Oscar Wilde, Valéry, Degas, Pissaro,
Redon…, et tant d’autres étaient des familiers fascinés
par la fertilité d’un « cerveau pareil » (Rodin).
L’œuvre de Mallarmé ne se laisse pas aisément pénétrer :
elle est le masque d’une philosophie mystique de la
Beauté élevée au rang de religion en ceci que l’art,
recherche d’une vérité supérieure, transfigure le temps
en éternité. On ne s’étonne donc pas qu’elle inaugure
toutes les formes de l’impressionnisme pictural et
musical, puis celles du symbolisme, et qu’elle renaisse
philosophie révolutionnaire avec le surréalisme.
On sera indulgent avec ces généralités que
d’authentiques connaisseurs de l’œuvre de Mallarmé
dépassent ici pour les lecteurs des Cahiers de la
Maison Jean Vilar.
Ce qui nous intéresse, par delà le cas Stéphane
Mallarmé, c’est évidemment la question de l’élévation
poétique « contre » l’abaissement trivial, de la
distinction spirituelle « contre » l’abandon intellectuel,
de la tenue « contre » le laisser-aller, de l’autorité
« contre » la licence, de l’élégance « contre » la
vulgarité, de l’inquiétude « contre » le confort, de la
ténacité « contre » l’abandon…— tout cela sans mépris
pour ceux qui ne savent pas ce qu’ils font !
Personne, sauf les désespérés, personne ne doute
que les artistes d’hier et d’aujourd’hui qui ont fait et
font le Festival d’Avignon sont également pénétrés de
cette raison ardente d’aller à la rencontre d’un public
lui aussi assoiffé d’une différence exaltante, car salut
personnel et salut collectif passent par cette religion
d’un art au-dessus.
Venons-en au pourquoi de la présence de Mallarmé
chez Vilar. Le Vilar encore jeune, le Vilar-avant-Vilar qui
galère à Paris chez Dullin, qui dîne, si l’on peut dire,
en râclant des quignons de pain dans des fonds de
moutarde et connaît la vraie misère, celle qui lui rendra
insupportable le discours du salut par la pauvreté cher
à Bernanos, cet intellectuel aux semelles trouées est
toujours à redécouvrir dans les textes arides, coupants,
révoltés jusqu’à l’intégrisme de La Tradition théâtrale.
Il faut les relire : on y verra que le futur grand homme
du théâtre de son temps ne s’est pas déjugé ni trahi
au fil de ses victoires : sa tension intérieure, la dureté
de sa passion seront les mêmes depuis ses années de
formation jusqu’à l’accomplissement de son destin.
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107
4
Clairement, les débuts sont mallarméens.
Déjà le jeune homme douloureux d’avant guerre écrit
sur son Carnet de la Mort (à l’occasion de la mort
brutale de son frère Lucien) une prose digne de l’auteur
d’Hérodiade : « Le silence, aussi, alentour. Le véritable
silence aussi et ordonnateur du long et indécis cortège
des pensées, des rêveries, des commencements de
monde imaginaire, des caresses dans le vide à celui
que l’on croit (sans peine et sans aide de suggestions)
encore là, encore là dans la nouvelle existence de
vivant invisible. »
Puis Vilar devient le metteur en scène de Strindberg –
qui forme, avec Ibsen et Maeterlinck, la constellation
symboliste illustrée par Lugné-Poe au Théâtre de
l’Œuvre à la fin du siècle précédent. C’est une lame
incandescente qui interprète Orage et, surtout, La
Danse de mort, et qui stupéfie le public raffiné, choisi,
du Théâtre des Noctambules.
Les premiers pas d’Avignon sont fermes mais
incommodes ô combien, et appliquent un principe
affirmé dès 1946 : « Il fait partie du métier de comédien
de défendre des œuvres que le public, lors de la
création, accepte difficilement ». Pour se hisser au
sommet d’un nouveau théâtre qui n’est pas encore
« populaire » ni « national », Vilar emprunte la face
nord : un Shakespeare inconnu, un Claudel d’art et
d’essai, un Clavel sans lendemain… Et qui sont, à cette
époque, ces Kleist, ces Büchner, ces Supervielle ?
Bientôt ces Brecht et ces Pichette ? Et plus tard ce Jarry,
héros mallarméen s’il en fut, créateur d’un grotesque
et sublime Ubu qui trouvera en Georges Wilson son
interprète fondateur ?
Cette action initiale, éminemment restreinte, présentée
sur une scène libre de tout encombrement décoratif
pour atteindre à un pur résultat, s’est révélée source
d’un puissant mouvement et d’une interrogation
parvenue jusqu’à nous : comment partager, avec le plus
grand nombre sinon avec tous, les plaisirs de la création
artistique et de l’intelligence ? Comment conjurer
l’épuisant clivage entre aristocratie et vulgaire, élite et
peuple, connaissance (donc possession) et ignorance
(donc dénuement) ? Comment convaincre un public
« non pas averti mais croyant » que « le théâtre n’est
pas seulement un divertissement, mais aussi un plaisir
douloureux de l’intelligence et du cœur » (question
posée dès 1944) ?
Tout est dans l’adjectif « croyant ». Il ne s’agit pas de
croyance religieuse, mais de confiance faite à l’artiste,
désormais investi d’une responsabilité face à cette
confiance : être digne du public, en quelque sorte. Ce
qui peut devenir une religion au sens littéral du terme :
relier l’homme à l’homme, d’abord dans sa dimension
spirituelle, mais non divine ; Vilar (comme Mallarmé)
est un homme sans dieu.
S’il est vrai que le destin de l’homme c’est son
caractère, le déclenchement de celui de Vilar c’est
la rencontre de cette responsabilité pour laquelle,
comme Baudelaire pour l’obstacle, il éprouvera un
goût passionné. Le texte que nous rappelons [page
70] : « je n’aurais pas le goût de poursuivre ma tâche si
n’existait pas ce public. J’irais alors retrouver dans un
petit théâtre ceux qui cherchent » est le pivot du roman
de sa vie. L’équation vilarienne est là tout entière :
comment (pourquoi, il sait : « la culture ce n’est pas
ce qui reste quand on a tout oublié, c’est ce qui reste
à connaître quand on ne vous a rien enseigné »),
comment réduire l’écart entre l’art et son destinataire
naturel, le public, hors des facilitations marchandes ?
Devant cette réelle difficulté, comment éviter le mépris
du vulgaire à travers le culte, bien commode après
tout !, de l’incompréhension, voire de la malédiction ?
L’utopie d’un public artiste est-elle concevable ? Vilar,
– et quelques-uns de ses… coreligionnaires, car il faut
souligner que la deuxième moitié du XXe siècle aura été
marquée, sur le plan du théâtre en France, par cet effort
souvent passionnément vécu -, Vilar est-il parvenu
à réaliser cette utopie ? À répondre positivement à
l’attente de Mallarmé, dès 1874 : « L’art dramatique
de notre Temps, vaste, sublime, presque religieux, est
à trouver » ? À réaliser enfin l’alchimie du Faune « non
possible au théâtre mais exigeant le théâtre » ?
On serait tenté de l’admettre si l’on veut bien, au même
instant, penser le doute, l’inconsolation, l’inquiétude
qui n’ont cessé d’assaillir le régisseur de Chaillot et
d’Avignon qui s’imaginera, à la fin de sa Chronique
Romanesque, à bout de souffle et mal voyant, gardien
dérisoire des énigmes du musée de l’Ermitage tel un
Jorge Borgès sans œuvre. Si l’on se souvient de ses
silences et qu’il sera toujours meilleur « dans Bême
muet que dans Bême parlant » atteignant l’idéal
mallarméen de l’apparence fausse de présence. Et si
l’on songe enfin au vol arrêté en plein essor de Gérard
Philipe, image vécue du cauchemar mallarméen : le
cygne saisi dans la glace du lac gelé, agonisant…
Certes, au nom de cette responsabilité découverte en
même temps que le public, Vilar ajoute à sa brûlure
intime la mission civique qui ne fait nullement partie
de l’univers de Stéphane Mallarmé, plaçant l’éthique
avant l’esthétique. Mais serait-il jamais parvenu à son
propre accomplissement sans ce passage initial, initié,
par la plus dure discipline de l’exigence poétique ?
Voilà pourquoi, en ce mois de février 2009, Mallarmé
rend visite à Jean Vilar en sa Maison.
J.T.
5
Une ville, un poète...
« Un poète, et tout sera sauvé… » Jean Vilar
Tout a commencé avec la découverte d’une modeste
plaque au 8 rue du Portail Matheron indiquant que
Stéphane Mallarmé avait habité cette maison de
1867 à 1871. Puis on sut qu’il avait été professeur
d’anglais et qu’il avait écrit un texte, Igitur, sur des
papiers soigneusement pliés et gardés dans une
boîte. Cette boîte ne fut découverte qu’après sa mort
et ce manuscrit, conservé par la Bibliothèque littéraire
Jacques Doucet à Paris, se révéla comme la matrice de
toute son œuvre. Alors une équipe de chorégraphes,
danseurs, critiques, auteurs, professeurs, chercheurs,
se passionne pour cet écrivain connu pour l’étrangeté
de ses textes, et très impliqué, ce que l’on sait moins,
dans l’art moderne, la mode, la musique, le théâtre, la
danse, la photographie...
Depuis 3 ans, réunie pour le plaisir de séminaires en
résidences, l’équipe se met à rêver d’une proposition
en 5 volets avec le soutien attentif de la Chartreuse
de Villeneuve lez Avignon, qui comprendra défilé
de mode, exposition, révélations sur la danse au
XIXe siècle et création La folie d’Igitur par Andy de
Groat. Autour d’Amélie Grand et d’Andy de Groat
chorégraphe, Jean-Christophe Paré chorégraphe,
danseur, directeur de l’école Nationale Supérieure de
Danse de Marseille, Wilfride Piollet et Jean Guizerix,
danseurs étoiles de l’Opéra de Paris, Philippe Verrièle
critique de danse, auteur, Emile Noël auteur,
Joëlle Molina photographe-plasticienne, Marceau
Vasseur et Pierre-Marie Danquigny professeurs
chercheurs, Martin Barré et Camille Ollagnier,
danseurs.
Rendez-vous les 19-20-21 février à 19h à la Chartreuse
de Villeneuve lez Avignon pour cet événement qui
fêtera les 140 ans de l’écriture d’Igitur et les 30 ans
des Hivernales d’Avignon mises en place sur le thème
de l’étrange…
Et puis, toute une ville se réveille et se souvient,
une quinzaine de structures culturelles organise des
manifestations en février et mars 2009 autour de
Stéphane Mallarmé, illustrant tous ses talents : juste
retour à Avignon.
Amélie Grand
Directrice des Hivernales
Musée Angladon
Mallarmé et ses amis artistes
Verlaine, Manet, Degas, Morisot, Renoir, Monet,
Vuillard, Gauguin, Redon etc… [voir pages 14-45]
Visites commentées : 04 90 82 29 03
Conférence «La Barque de Mallarmé»
par Christian Lassalle samedi 14 février à 15h
Vidéo d’Eric Rohmer sur Mallarmé (25 mn)
du 7 février au 26 avrilril
www.angladon.com
Bibliothèque municipale
d’Avignon
Livrée Ceccano
Éditions originales de Mallarmé
La Livrée Ceccano, ancien Lycée Impérial où Mallarmé
fut professeur d’anglais, exposera de nombreuses
œuvres du poète.
Le 21 février à 15h, rencontre avec
Isabella Checcaglini, éditrice de l’unique publication
en arabe du livre
Un coup de Dés jamais n’abolira le Hasard.
du 3 au 28 février
04 90 82 81 90
Collection Lambert
« Un coup de Dés, jamais… »
La Collection Lambert en Avignon présente deux
exceptionnels livres d’artistes où l’Américain
Ellsworth Kelly et le Belge Marcel Broodthaers
donnent leur version de “Un coup de Dés jamais
n’abolira le Hasard”.
Le 7 février à 18h et le 28 février à 14h,
performances du danseur chorégraphe
Thierry Thieû Niang
du 7 février au 7 avril
04 90 16 56 20
www.collectionlambert.com
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107
6
7
Archives municipales
Sur les traces de Mallarmé
Théâtre Le Ring
Les enfants de l’étrange
Exposition présentée à l’occasion du 140ème
anniversaire de l’écriture d’Igitur, dans le nouvel
espace des expositions temporaires : lieux fréquentés
par Mallarmé, récente découverte d’une sculpture de
Mérindol lui étant dédiée…
du 1er au 28 février
04 90 86 53 12
www.archives.avignon.fr
1ere partie : 8 jeunes personnes et une metteur en
scène, Marie Pagès, qui se prend parfois pour une
chorégraphe. Des images, des mots, des émotions.
étrange, ça l’est. Ce n’est ni du théâtre, ni de la danse,
ni vraiment identifié, juste… ça existe !
2eme partie, les élèves des écoles et des collèges
découvrent Mallarmé : textes, improvisations… avec
le concours de l’Inspection de l’Éducation Nationale.
les 11 et 12 février, 18h30, réservation indispensable.
04 90 27 02 03
Palais du Roure
Stéphane Mallarmé
et les Félibres
Mallarmé avait pris part avec enthousiasme aux
félibréjades qui réunissaient Mistral, Aubanel,
Mathieu, Roumanille mais aussi Daudet, des Essarts,
le catalan Balaguer, l’Irlandais Bonaparte-Wyse et
tant d’autres. Mallarmé depuis longtemps a rejoint
les ombres familières du Palais du Roure : manuscrits,
correspondances, ouvrages, photographies, revues,
journaux… et son portrait par Picasso sont là pour
raconter sa présence sur les rives du Rhône.
du 30 janvier au 28 février
04 90 80 80 88
Cinéma Utopia
Films sur Stéphane Mallarmé
Projection suivie d’une rencontre avec Amélie Grand
et Pierre-Marie Danquigny
Toute révolution est un coup de dés (1977), 11’
de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet,
d’après le poème de Mallarmé.
Stéphane Mallarmé (1968), 27’, d’Éric Rohmer.
2 courts films autour de la chorégraphe-danseuse
Loïe Fuller, contemporaine de Mallarmé.
Danse Serpentine n°765 (1896), 1’15,
de Louis Lumière, sur Loïe Fuller.
Le Lys, prélude du Déluge de Saint Saëns (1934), 1’45,
de Georges R. Busby, danse de Miss Baker sur une
chorégraphie de Loïe Fuller.
Lundi 16 février, 18h
(autres séances possibles pour les scolaires)
04 90 82 65 36
Conservatoire régional
du Grand Avignon
Université d’Avignon
Mallarmé, «timbres et couleurs»
et des Pays de Vaucluse
Les professeurs et élèves du Conservatoire à
Rayonnement Régional du Grand Avignon
Igitur : dramaturgies imaginaires
Olivier-Messiaen – autre peintre des couleurs et
des timbres – se devaient de participer aux diverses
manifestations organisées autour de Mallarmé.
Ils proposent au public un aller-retour entre texte nu
et mise en musique par les acteurs et les chanteurs le
vendredi 13 février à 19h,
Amphithéâtre Mozart (réservation conseillée).
04 32 73 04 80
Conférence de Boris Donné,
professeur à l’Université d’Avignon
Mardi 17 février, 18h
Entrée libre dans la limite des places disponibles
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107
8
Maison Jean Vilar
Mystère à la Maison Jean Vilar
Coup d’envoi des Hivernales samedi 21 février, 12h30
Dimanche 22 février, 11h, rencontre-débat autour de
Mallarmé avec tous les protagonistes de l’événement.
Vidéos danse jusqu’à fin février
(voir programme pages 74-77)
04 90 86 59 64
Centre européen de poésie
Exposition
Parcours biobibliographique illustré de
photographies, documents, livres, enrichi d’œuvres
d’artistes d’aujourd’hui.
samedi 7 février, vernissage.
samedi 14 février, 17h-19h, café poétique avec des
écrivains, universitaires, artistes.
Lectures, débat, échanges avec le public.
du 3 au 28 février
04 90 82 90 66
Étranges passerelles par-dessus
les remparts…
Créations artistiques à l’école
Présentation du projet mené tout au long de l’année
avec des écoles, le collège Roumanille, le théâtre
Le Ring…
Inspection de l’Éducation Nationale - Avignon
04 90 87 94 85 (Contact Martine Grouthier)
Promenade littéraire
sur les traces de Mallarmé
avec Pierre-Marie Danquigny
(enseignant, chercheur)
les 15, 16, 18, 19, 20 février à 15h
Départ devant la maison de Mallarmé,
8 rue Portail Matheron [lire aussi pages 10-13].
Chartreuse
Mallarmé,
le bel aujourd’hui
Parcours spectacle
19, 20, 21 février à 19h
C’est un parcours-spectacle-événement de trois
heures, à la mesure (ou démesure) de Mallarmé,
qui vous est proposé par une équipe passionnée
qui redécouvre depuis 3 ans cet auteur.
Cinq volets à parcourir de lieu en lieu dans une
balade colorée mise en scène par Andy de Groat
et chorégraphiée par Martin Barré et les autres
interprètes : Déplacements avantageux ;
une exposition Les mystères d’Igitur par Joëlle
Molina dans les appartements du sous-sacristain ;
Défilé sur le sable, chorégraphié par JeanChristophe Paré avec 15 danseurs de la cellule
d’insertion professionnelle de l’École Nationale
Supérieure de Danse de Marseille, dans la cave
des 25 toises ;
Divagations à la Boulangerie, ou ce qu’il faut
savoir sur la danse que voyait Mallarmé au
19e siècle avec des micromytho-biographies
de Philippe Verrièle et des danses du chorégraphe
Justamant re-découvertes par Wilfride Piollet
et Jean Guizerix ;
enfin au Tinel, La Folie d’Igitur
chorégraphie d’Andy de Groat avec parade
costumée et mise en scène par les bons soins
d’Andy.
Réservations : Les Hivernales 04 32 70 01 07
9
Mallarmé et Avignon
par Pierre-Marie Danquigny
Le projet Mallarmé doit beaucoup à PierreMarie Danquigny, qui a longtemps enseigné
au Lycée Aubanel et pénétré bien des
secrets du séjour avignonnais du poète.
Au cours des rencontres des Hivernales 2009
(voir page 9), il animera de passionnantes
visites de la ville vécue par Mallarmé.
Stéphane Mallarmé a 22 ans lorsque, en juillet 1864,
il vient pour la première fois à Avignon afin de rendre
visite à un ami alors professeur de rhétorique au lycée
impérial d’Avignon, le poète Emmanuel des Essarts,
qu’il a connu en 1862 à Sens. Lors de ce séjour, il loge,
place Crillon, à l’Hôtel d’Europe, le meilleur hôtel de la
ville où descendaient les célébrités, parmi lesquelles
Victor Hugo (en 1839), ou Charles Dickens... Cet hôtel,
qui occupe l’emplacement du jardin de la maison de
Jean Cadard, médecin de Charles VI, fut ouvert en 1799
dans l’hôtel Amat de Graveson.
En 1865 et en 1866, Mallarmé séjourne à nouveau
plusieurs fois à Avignon pour voir ses amis ou consulter
le docteur homéopathe J.J. Béchet. Durant ces séjours,
quand son ami Théodore Aubanel ne peut l’héberger,
il loge rue Saint Agricol, dans l’hôtel du Louvre qui
est une ancienne commanderie des Templiers dont le
gérant est, à l’époque, le félibre Anselme Mathieu.
Maquette de manuel d'anglais conçu par Stéphane Mallarmé
(projet non réalisé) Bibliothèque littéraire Jacques Doucet
Mallarmé retrouvait ses amis Félibres à la librairie Roumanille,
rue St Agricol à Avignon. Photo Collection Michel Gromelle
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107
!
En octobre 1867, Mallarmé est nommé au lycée impérial
d’Avignon. Avec son épouse, Marie Gerhard, et sa
fille Geneviève, née à Tournon en 1864, il habite, du
26 octobre 1867 au 29 mai 1871, dans une maison du
18ème située 8 Place du Portail Matheron (aujourd’hui
rue du Portail Matheron), et appelée à cette époque
« la maison du crime ». En effet, le 26 germinal an X
(16 avril 1802, jour du Vendredi Saint), la propriétaire,
Catherine Pical et sa fille aînée Marie-Catherine y furent
assassinées par leur ancienne domestique, Marguerite
Assela, de Tarascon. Le vol n’était pas le seul mobile
du crime, comme on le crut d’abord, car la coupable,
découverte, déclara s’être vengée d’avoir été dénoncée
par la propriétaire puis internée dans la Maison du
Bon Pasteur, où l’on enfermait les prostituées. Elle fut
guillotinée l’année suivante.
Cette habitation comprend deux appartements sur
rue et deux maisons à l’arrière donnant sur la droite
du jardin. En 1948, la municipalité d’Avignon fit poser
une plaque commémorative sur la façade à l’occasion
du cinquantenaire de la mort du poète. Cette plaque
porte cette sobre inscription : « Le poète Stéphane
Mallarmé professeur au lycée habita cette maison de
1867 à 1871. » On a longtemps supposé que Mallarmé
occupait un des deux appartements sur la rue. En fait,
si l’on en croit le félibre Félix Gras, il habitait une des
maisons sur le jardin. En effet, l’écrivain Jules Boissière
écrit à Mallarmé le 13 février 1896 : «Nous avons parlé
de vous avec Félix Gras qui, presque enfant [Félix Gras
avait quand même 23 ans quand Mallarmé arriva à
Avignon !], vous connut au temps de votre séjour en
Avignon [...] et Félix Gras nous racontait comment en un temps où vous n’étiez guère plus fortuné que
d’autres professeurs, nos amis - vous aviez su vous
créer un charmant lieu d’asile non loin des remparts,
trouver une jolie maisonnette que précédait un
aimable jardin, enfin vous arranger un retrait de poète,
à peu de frais. ». Il ne peut s’agir que de la seconde
maison, la seule des deux à avoir aussi cet « escalier
obscur » dont parle Mallarmé dans une lettre du 14
novembre 1869 à son ami, le médecin et poète Henri
Cazalis (1840-1909) qui publia Melancholia sous le
pseudonyme de Jean Caselli puis Le livre du néant et
L’illusion sous le pseudonyme de Jean Lahor.
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Selon le témoignage d’un enfant de Tournon, l’écrivaininspecteur des Beaux-Arts Gabriel Faure (1877-1962)
« Les Félibres parlaient souvent de la conversation
agréable, un peu attristante de Mallarmé, de son tabac
oriental, de son appartement plein de cafards, et tel
qu’il fallait mettre les pieds des lits dans des assiettes
d’eau pour empêcher les scorpions d’y grimper. »
Pendant un peu plus de deux ans, Stéphane Mallarmé
va enseigner l’anglais au lycée impérial d’Avignon,
situé depuis le début du XIXe dans l’ancienne Maison
de la Motte constituée de la réunion, au moyen d’une
galerie couverte, de la livrée d’Annibal de Ceccano
(XIVe) et de la livrée du cardinal de Venise (début du XVe).
Dès 1564, un collège avait été installé par les Jésuites
dans ces bâtiments. Cet établissement devint ensuite
le Lycée Mistral et fonctionna dans ces locaux jusqu’en
1960. Il s’agit aujourd’hui de l’école publique Frédéric
Mistral (rue Frédéric Mistral), du Musée Lapidaire,
installé dans l’ancienne chapelle, et de la médiathèque
Ceccano. Mallarmé comptera parmi ses élèves Gaston
Pourquery de Boisserin qui sera maire d’Avignon et
député de Vaucluse ainsi que M. Leclerc du Sablon,
futur doyen de la Faculté des Sciences de Toulouse
et qui écrit à Charles Chassé (auteur de Mallarmé
universitaire dans le Mercure de France du 1er octobre
1912) : « J’ai eu en effet Stéphane Mallarmé comme
professeur pendant que j’étais en 7ème, en 1869-70.
Je n’ai retenu de lui que son extrême bienveillance,
qui m’avait fait abandonner l’allemand pour venir à
l’anglais. Je dois vous avouer d’ailleurs qu’on aurait
beaucoup étonné les élèves du lycée d’Avignon si on
leur avait dit que leur professeur d’anglais passerait
un jour pour un grand homme. Pour ma part, ce n’est
que très longtemps après avoir quitté le lycée que j’ai
identifié le poète bien connu avec Stéphane, comme
nous l’appelions familièrement. »
Mais Mallarmé est souvent en arrêt de travail pour
cause de maladie ; il continue, en effet, à vivre une
crise morale commencée pendant son séjour à Londres
en 1862-63 et qui s’aggrave d’année en année : il est
continuellement malade et se croit mourant, parfois
sa main est paralysée et il reste des mois sans écrire
un mot, il pense souvent qu’il est fou. C’est pour
essayer d’échapper à cette angoisse existentielle par
un traitement homéopathique qu’il entreprend, en
1869, l’écriture d’un conte fantastique sur le thème
de la folie : Igitur ou la folie d’Elbehnon, dans lequel
le personnage, Igitur, couché sur les cendres de ses
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107
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Mais la guerre franco-prussienne, la chute du Second
Empire, la Commune de Paris bouleversent la France.
Mallarmé n’a qu’un désir : rejoindre Paris et ses amis
du Parnasse contemporain. En mai 1871, alors que la
Commune vit ses dernières heures, le poète quitte
définitivement Avignon.
Pendant son séjour avignonnais, Mallarmé
aura assidument fréquenté les félibres, et plus
pariculièrement l’imprimeur-éditeur Théodore Aubanel,
l’ami qui lui donne des conseils, Joseph Roumanille,
libraire de la rue Saint Agricol, l’antiquaire Jean Brunet
dont l’épouse est la marraine de sa fille et, bien sûr, le
déjà célèbre Frédéric Mistral pour qui Mallarmé traduit
les poèmes du félibre irlandais William BonaparteWyse.
P-M. D.
Pierre Marie Danquigny est agrégé de Lettres Classiques et a
longtemps enseigné au lycée Aubanel. Historien d’Avignon à
travers les textes grecs et latins, aucune des traces et demeures
de Mallarmé à Avignon ne lui sont étrangères, ni des relations du
poète avec les félibres. Son site : http://www.litteratur.fr
!
ancêtres, essaie, « après avoir bu la goutte du néant
qui manque à la mer », d’abolir le hasard en jetant les
dés sur le coup de minuit. Mais Mallarmé multiplie
les versions (il en existe jusqu’à huit différentes du
même passage) et finit par abandonner ce projet qui
est cependant considéré par les spécialistes comme
la matrice de son Œuvre. Igitur ne sera publié qu’en
1925, bien après la mort de Mallarmé, par le docteur
Édmond Bonniot, son gendre [voir photo du manuscrit
page 16].
En décembre 1869, Mallarmé demande un congé pour
préparer en vue de l’agrégation une licence ès lettres.
Pour vivre, il donne alors des cours privés ainsi que
des cours du soir dans l’École normale d’instituteurs
installée (de 1835 à 1880) dans l’ancienne église
Saint Martial (XIVe), aujourd’hui Temple Saint Martial,
rue Jean-Henri Fabre. Dans ces locaux se trouvait
également le musée d’histoire naturelle Requien,
dont le conservateur fut, de 1866 à 1873, le naturaliste
Jean-Henri Fabre (1823-1915) qui participa à ces cours
communaux publics et gratuits.
Mallarmé sera mis en congé (avec une indemnité de
1000 francs par an) du 21 janvier 1870 au 30 septembre
1870, congé renouvelé jusqu’au 30 septembre 1871.
La place du Portail Matheron où habitait Mallarmé.
L'arroseur municipal. Collection Michel Gromelle
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Prélude à une exposition
par Anne-Marie Peylhard
Faut-il y voir le fait du hasard ? A l’initiative de quelques
Avignonnais passionnés, une invitation à célébrer
en 2009, le texte d’Igitur, rêvé par Mallarmé dans sa
petite maison du Portail Matheron, parvint au musée
Angladon, alors que plusieurs expositions récentes
Manet, Forain, Degas et surtout Redon avaient déjà
permis au public de croiser le poète en allié d’art,
aimé et admiré. Avignon, comme la ville de Tournon,
avait commémoré, en 1948, le cinquantenaire de la
mort du poète, se rappelant la présence du professeur
d’anglais dans la vallée du Rhône. A cette époque
Jean Angladon, futur fondateur du musée, utilisait ses
talents de graveur sur bois à la demande de Jeanne de
Flandreysy, pour créer, à partir d’un dessin de Picasso,
l’estampe du portrait de Mallarmé.
En 2009, malgré les délais très courts, l’évidence d’une
présentation de Mallarmé s’est imposée au musée.
D’abord pour faire découvrir les pages manuscrites
d’Igitur, ensuite pour aller à la rencontre du poète
sous l’angle de ses relations avec les artistes de son
temps.
Parfois distant par sa quête poétique d’un absolu,
l’homme, sous le regard de ses amis, se révèle d’une
sensibilité attentionnée, charmeur, d’un humour
ironique, curieux d’art, intéressé par le spectacle, la
mode, la danse et passionné de canotage. J’ai besoin
d’hommes, de Parisiennes amies, de tableaux, de
musique. J’ai soif de poètes…, écrit-il en 1864 de son
exil ardéchois.
!
Remerciements aux conservateurs du Musée
départemental S. Mallarmé à Vulaines-sur-Seine et à la
direction de la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet
à Paris pour leur contribution à cette exposition.
Affiche de l'exposition : Mallarmé dessiné par Verlaine.
Graphisme Jean-Pierre Borezée
C’est le poète parisien, l’ami des artistes, qui nous
retiendra, laissant dans l’ombre l’homme angoissé
devant l’ampleur de l’Œuvre, souffrant de façon aiguë
de pauvreté et de solitude à Londres pendant son temps
de formation, puis à Tournon et Besançon, comme
professeur d’anglais. D’après sa fille, à Avignon, il
se plut mieux, bénéficiant des rencontres avec les
Félibres, mais c’est la découverte à Paris d’une société
en mouvement et en recherche, avec ses incompris,
qui lui fut bénéfique.
Dans l’effervescence culturelle parisienne de la fin
du XIXe siècle, Mallarmé établit des liens avec les
personnalités marquantes de son temps en littérature
et en art. Ce qui ressort de ces relations, c’est l’extrême
attention à chacun, la justesse de ton, l’intensité
de l’échange, l’originalité d’un remerciement, la
délicatesse d’un cadeau, parfois la dédicace souriante
ou ironique sur l’enveloppe d’un courrier. C’est
pourquoi, il n’est pas inutile de passer un moment
avec chacun des interlocuteurs choisis, en fonction de
ce qui émerge d’essentiel.
De l’immense bibliographie et fortune critique, les
dernières publications, de grande rigueur scientifique,
ne sont pas les moins riches. Leur consultation
a permis la préparation d’un thème en quelques
mois. Il faut aussi souligner le travail accompli par la
Bibliothèque littéraire Jacques Doucet accueillant et
enrichissant un exceptionnel fond Mallarméen et le
musée départemental de Vulaines s/Seine organisant
des expositions régulières dans la maison de Valvins,
si chère à Mallarmé.
Anne-Marie Peylhard
Conservateur du Musée Angladon
Renseignements : Tél. 04 90 82 29 03
www.angladon.com
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Stéphane Mallarmé : Igitur, manuscrit.
Bibliothèque littéraire Jacques Doucet
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107
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Mallarmé chez Doucet
par François Chapon
Stéphane Mallarmé, nommé
professeur au lycée de la ville, vécut
en Avignon d’octobre 1867 à mai
1871. C’est pendant cette période que
Villiers et Mendès, à leur retour d’une
visite à Wagner, vinrent écouter, de
manière bien différente, la lecture,
peut-être la première, d’Igitur. Que
cette étape, intellectuellement
fructueuse dans la vie du poète,
justifie aujourd’hui l’exposition du
Musée Angladon-Dubrujeaud nous
paraît évident, mais une autre raison
achève de légitimer ici cet hommage.
On sait ce que doivent certaines
collections du musée à l’inspiration
de Jacques Doucet. Ce grand
sourcier, constituant à l’intention
des chercheurs une bibliothèque
littéraire, depuis confiée à l’Université
de Paris, y réserva, sur le conseil
d’André Suarès, puis d’André Breton,
une place de choix à Mallarmé :
manuscrits, lettres, éditions
originales, souvent dédicacées,
livres illustrés par Manet, par
Rops, par Renoir, pré-originales
dans d’introuvables revues furent
rassemblés. Cette concentration de
documents, encore peu prisés dans
les établissements publics, fut assez
remarquable pour cristalliser, par
la suite, l’attention des fervents du
poète et les inciter à l’augmenter de
leurs propres trouvailles.
Le professeur Mondor, biographe de
Mallarmé, promoteur de la publication
de sa correspondance générale,
connaissait, en les ayant utilisées,
les ressources de l’institution conçue
par Jacques Doucet pour recueillir
des raretés littéraires, pour les
diffuser, pour les faire valoir les unes
par les autres. Selon les volontés de
l’éminent chirurgien, son exécutrice
testamentaire, Mme le docteur
Jurain, légua, en décembre 1968, un
ensemble considérable, officiellement
accepté le 30 novembre 1970. Il
comportait la plus importante réunion
en France de manuscrits de Mallarmé,
sans omettre un trésor biographique
et iconographique, ni un millier de
lettres adressées par le maître à
Cladel, Claudel, Cazalis, Coppée,
Deschamps, Dujardin, Huysmans,
Kahn, Mauclair, Mendès, Rodenbach,
Vanier, Verlaine, Villiers, Whistler,
entre autres. Ainsi s’élargissait le
socle documentaire amorcé dès
l’origine de la bibliothèque.
Il allait motiver l’intérêt que Suzanne
Guichard, visiteuse éblouie des salles
de la place du Panthéon où était
installée la Bibliothèque Littéraire
Jacques Doucet, et son mari, Olivier
Guichard, alors ministre de l’Education
nationale, manifestèrent en sauvant
les archives demeurées dans la
maison de Valvins, villégiature de
la famille Mallarmé, pieusement
conservée par Mme Bonniot, seconde
femme du gendre du poète. Ces
reliques étaient guignées par de riches
convoitises hors de nos frontières. Un
arrêté ministériel du 30 octobre 1970
assura l’acquisition de la plus grande
partie de ces papiers au profit de la
Bibliothèque Doucet.
La mort de Mme Bonniot, survenue
au cours des négociations, entraîna le
paiement des droits de sa succession
en dation, le 19 juin 1973. L’achat
primitif fut alors complété d’une
correspondance entre Mallarmé et
sa fille, de quatre-vingt dix lettres
émanant de Mary Cassatt, Chausson,
Degas, d’Indy, Redon, Renoir, Rodin,
Rops et d’un inédit de Claudel,
Le Printemps, seul vestige de ses
œuvres de première jeunesse.
Rapprocher de la collection Mondor
ces pièces prestigieuses, autrement
dit joindre aux lettres envoyées
les réponses reçues contribuait à
reconstituer un diptyque d’intérêt
national. Ainsi le comprirent les
interprètes de la loi nouvelle des
dations.
Sans pouvoir énumérer tous les
accroissements qui succédèrent à ces
entrées massives et qui provenaient,
pour la plupart, de libéralités privées
comme celles de Mme Stanislas ou
de la famille Roujon, nous citerons
la cession d’une œuvre capitale que
nous consentit notre amie Agathe
Ronart-Valéry : les épreuves corrigées
du Coup de dés données à son père
par le maître.
Le point final de notre activité dévouée
à la construction de ce fonds Mallarmé
fut posé, à l’instant de la retraite, par
le présent dont voulut l’honorer, avec
une rare générosité, Louis Clayeux,
l’insigne collectionneur, le familier des
grands artistes de son temps. Il offrit
les manuscrits d’Igitur et du Tombeau
d’Anatole à la Bibliothèque Doucet.
Pour l’heure, il fournissait la plus belle
des conclusions à l’essor qu’avait
suscité l’initiative du fondateur.
Il faut être reconnaissant à
la directrice actuelle de cette
bibliothèque, Sabine Coron, de son
effort pour perpétuer l’esprit, les
exigences de Jacques Doucet. Elle a
saisi aussitôt la signification de prêts
dans le lieu où peut s’illustrer, au
voisinage de chefs-d’œuvre plastiques
choisis par Doucet, la synthèse qu’il
rechercha souvent entre les diverses
créations de la modernité.
François Chapon
Directeur honoraire de la Bibliothèque
littéraire Jacques Doucet
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Mallarmé par lui-même
Lettre à Verlaine, 16 novembre 1885
« J’ai perdu tout enfant, à sept ans* ma mère, adoré
d’une grand-mère qui m’éleva d’abord ; puis j’ai traversé
bien des pensions et lycées, d’âme lamartinienne […]
j’ai longtemps essayé dans cent petits cahiers de
vers qui m’ont toujours été confisqués, si j’ai bonne
mémoire. Il n’y avait pas, vous le savez, pour un poète
à vivre de son art.
Ayant appris l’anglais simplement pour mieux lire
Poe, je suis parti à vingt ans en Angleterre, afin de fuir
principalement ; mais aussi pour parler la langue, et
l’enseigner dans un coin tranquille et sans autre gagnepain obligé : je m’étais marié et cela pressait. […]
J’ai du faire dans des moments de gêne ou pour acheter
de ruineux canots3, des besognes propres et voilà tout
(Dieux antiques, Mots anglais) dont il sied de ne pas
parler ; mais à part cela les concessions aux nécessités
comme aux plaisirs n’ont pas été fréquentes. Si à
un moment, pourtant, désespérant du despotique
bouquin lâché de Moi-même, j’ai après quelques
articles colportés d’ici et de là tenté de rédiger tout
seul, toilettes, bijou, mobilier, et jusqu’aux théâtres et
aux menus de dîner, un journal La Dernière Mode, dont
les huit ou dix numéros parus servent encore quand
je les desvêts de leur poussière à me faire longtemps
rêver. […]
La solitude accompagne nécessairement cette espèce
d’attitude ; et à part mon chemin de la maison (c’est
maintenant 89 rue de Rome) aux divers endroits où j’ai
dû la dîme de mes minutes, Lycée Condorcet, Janson
de Sailly enfin Collège Rollin, je vaque peu, préférant
à tout, dans un appartement défendu par la famille, le
séjour parmi quelques meubles et chers et la feuille de
papier souvent blanche. Mes grandes amitiés ont été
celles de Villiers, de Mendès, et j’ai, dix ans, vu tous
les jours mon cher Manet, dont l’absence aujourd’hui
me paraît invraisemblable ! Vos Poètes Maudits, cher
Verlaine, A Rebours d’Huysmans, ont intéressé à mes
Mardis longtemps vacants les jeunes poètes qui vous
aiment […]
Voilà toute ma vie dénuée d’anecdotes, à l’envers de
ce qu’ont depuis si longtemps ressassé les grands
journaux, où j’ai toujours passé pour très étrange : je
scrute et je ne vois rien d’autre, les ennuis quotidiens,
les joies, les deuils d’intérieur excepté ; quelques
apparitions partout où l’on monte un ballet, où l’on
joue de l’orgue, mes deux passions d’art presque
contradictoires, mais dont le sens éclatera et c’est
tout ; j’oubliais mes fugues, aussitôt que pris de trop
de fatigue d’esprit, sur le bord de la Seine et de la
forêt de Fontainebleau, en un lieu, le même depuis
des années ; là, je m’apparais différent, épris de la
seule navigation fluviale. J’honore la rivière, qui laisse
s’engouffrer dans son eau des journées entières sans
qu’on ait l’impression de les avoir perdues, ni une ombre
de remords. Simple promeneur en yoles d’acajou, mais
voilier avec furie, très fier de sa flottille… »
* Inexactitude de l’auteur : il avait en fait 5 ans (NDLR).
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107
18
Verlaine
une correspondance complice
Les premiers échanges entre les jeunes poètes âgés
respectivement de 22 et 24 ans sont épistolaires.
Mallarmé, à peine nommé au lycée de Besançon, reçoit
de Verlaine Les Poèmes saturniens, à leur parution
en 1866. Il le remercie sans le connaître ressentant
le pressentiment merveilleux d’une amitié ignorée
[…] votre livre est dans toute sa beauté et l’acception
romantique, un premier volume et qui m’a fait, bien
des soirées, regretter ma vanité de ne livrer mon œuvre
qu’à la fois, parfait…1
Mallarmé préside avec Rodin le Comité pour élever un
monument à Verlaine mais l’œuvre de Niederhäusen,
dont le Musée Angladon présente un plâtre, n’est placé
au Jardin du Luxembourg qu’en 1911.
Quelques années plus tard, Mallarmé, devenu parisien,
est invité aux soirées du mercredi, rue Nicollet, chez
Verlaine. Il s’y rend quelquefois, y aperçoit Rimbaud : je
ne l’ai pas connu, mais je l’ai vu une fois, dans un
de ces repas littéraires, en hâte, le Dîner des Vilains
Bonshommes…2
Mallarmé, à son tour, prend l’habitude de recevoir
le mardi dans son modeste appartement de la rue
de Rome. À ces réunions littéraires et amicales, qui
attirent au fil des années écrivains et artistes, Verlaine
se montre de temps en temps, mais pour des raisons
de santé ou d’éloignement, c’est par lettre que les
contacts sont les plus fréquents. Malgré des genres
de vie divergents, les deux écrivains échangent
périodiquement nouvelles, informations, problèmes
d’édition, dans un esprit de soutien réciproque au
service de l’art poétique. Ainsi Verlaine sollicite-t-il et
obtient-il de Mallarmé la lettre autobiographique, si
intéressante, du 16 novembre 1885, pour Les Hommes
d’aujourd’hui.
En 1893, Mallarmé préside le 7e banquet de la revue
La Plume où il désigne Verlaine comme son successeur.
Tous les deux sont élus par leurs pairs Princes des
Poètes : Verlaine en 1894, Mallarmé en 1896 .
Pendant son séjour à l’hôpital Broussais, Verlaine
est ému de la visite du poète : nous voici célèbres,
maintenant, Mallarmé, des chefs d’Ecole, quoi ! À la
mort de son confrère, celui-ci commence l’éloge funèbre
par ces mots : La tombe aime tout de suite le silence,
et déclare à un journaliste : Oui, je l’aimais, l’admirais,
je l’estimais.
!
Niederhäusern-Rodo : Buste de Verlaine, plâtre.
Musée Angladon
!
Verlaine fait paraître, en 1883, des poèmes de Mallarmé
aux côtés de ceux de Rimbaud et Tristan Corbières
dans la revue Lutèce, sous le titre devenu célèbre Les
Poètes maudits. En 1885, À Rebours de Huysmans
révèle également au public l’admiration de son héros,
Des Esseintes, pour Redon et Mallarmé. Ces parutions
sont des encouragements importants pour le poète.
Photos : Stéphane Mallarmé et son épouse Marie
photographiés à l'époque d'Avignon. Collection privée
1 : H. Mondor, Vie de Mallarmé, nrf, 1941.
2 : Divagations, Médaillon d’Arthur Rimbaud;
19
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107
20
Manet
la création partagée
Nommé professeur à Paris en 1871, Mallarmé, malgré
un emploi du temps chargé, goûte progressivement les
bienfaits de la capitale, stimulé par la fréquentation de
quelques salons littéraires et la découverte des milieux
artistiques. Il trouve bientôt la possibilité d’écrire dans
des revues et de se faire connaître par des articles sur
des spectacles.
La rencontre d’Edouard Manet, décisive, l’introduit
dans le milieu des artistes incompris. Il devient critique
d’art. Dans une longue défense s’intitulant Le jury de
peinture de 1874 et M. Manet, il analyse les tableaux
refusés, soulignant pour Bal à l’Opéra une gamme
délicieuse trouvée dans les noirs : fracs et dominos,
chapeaux et loups, velours, drap, satin et soie […].
Rien donc de désordonné et de scandaleux quant à
la peinture… mais au contraire, la noble tentative d’y
faire tenir, par de purs moyens demandés à cet art,
toute vision du monde contemporain.
Ses visites régulières au peintre, après ses pénibles
cours au lycée, sont un délassement pour le poète qui
habite le même quartier proche de la gare St Lazare.
Les échanges presque quotidiens aboutissent à un
premier chef-d’œuvre, en 1875, un livre illustré de
lithographies pour une courte nouvelle de l’américain
Edgar Poe dont Mallarmé a fait la traduction Le Corbeau,
(The Raven). Les images créées par Manet, jouant sur
le noir et blanc, sont d’une simplicité puissante et
suggestive.
l’oblige à des renoncements qu’il envoie à Mallarmé,
heureux propriétaire d’un bateau sur la Seine :
Mon cher capitaine,
Vous savez si j’aime m’embarquer avec vous pour un
travail quelconque, mais aujourd’hui c’est au-dessus
de mes forces. Je ne me sens pas capable de faire
proprement ce que vous me demandez. Je n’ai pas
de modèles et surtout pas d’imagination. Je ne ferais
rien qui vaille, excusez-moi donc […] je ne suis pas très
content de ma santé.
Quelques gravures, dont le Portrait d’Edgar Poe, sont
encore conçues pour le poète, mais la mort interrompt
cette collaboration inoubliable. J’ai pendant dix ans,
vu tous les jours mon cher Manet, dont l’absence
aujourd’hui me paraît invraisemblable, écrit-il à
Verlaine en 1885.
Des œuvres de Manet - son portrait, un pastel de Hamlet
et deux estampes - forment le cadre de vie parisien de
Mallarmé qui écrit avec émotion : Souvenir il disait,
alors, si bien : L’oeil, une main que je resonge […]
Profond, aigu ou hanté de certain noir, le chef-d’œuvre
nouveau et français.
L’année suivante, paraît L’Après-midi d’un faune, dans
une édition raffinée tirée à deux teintes, rose et noir,
orné de gravures sur bois japonisantes de Manet pour
un recueil de 400 vers de Mallarmé conçus dix ans plus
tôt pour le théâtre.
Dans cette ambiance de création partagée, le poète
enthousiaste souhaite d’autres collaborations avec
Manet dans le domaine du livre illustré mais la maladie,
qui va emporter précocement le peintre en 1883, fait
déjà sentir ses effets, l’éloigne souvent de Paris et
!
À cette époque, le peintre réalise le portrait du poète
l’immortalisant dans une attitude naturelle, main dans
la poche, cigare à la main, tenant un livre ouvert, d’une
présence rêveuse. La fréquentation de l’atelier du
séduisant Manet, crée de solides amitiés : la belle Méry
Laurent, la discrète et réservée Berthe Morisot, et tout
le groupe novateur de peintres qualifiés en 1874 par
un critique d’Impressionnistes. Pour défendre leurs
idées, il publie en 1876 dans une revue anglaise The
Impressionnists et Edouard Manet.
Edouard Manet : illustration pour Le Corbeau d'Edgard Poe,
traduit par Mallarmé, 1875.
Cliché Bibliothèque littéraire Jacques Doucet
21
Les Impressionnistes
et le tiroir de laque 1887 - 1890
Le vide causé par la disparition précoce de Manet est
adouci par l’amitié des personnalités proches : Méry
Laurent, son égérie, et les peintres Monet, Berthe
Morisot, Degas, Renoir.
Mallarmé, en harmonie avec leurs sensibilités
artistiques, loue la capacité de la peinture
impressionniste à rendre l’aspect fugace des paysages
et à donner un pouvoir d’évocation en captant la
lumière par touches fragmentées, à l’image de ses
poèmes qui jouent sur la sonorité des mots pour leur
conférer une nouvelle dimension.
En 1887, Mallarmé pense poursuivre la collaboration
artistique qui l’a uni à Manet et il conçoit un projet
d’album illustré, Le Tiroir de laque, allusion probable au
meuble de laque japonais à tiroirs servant à contenir ses
manuscrits en cours. Accepté par l’éditeur belge Deman
et par le graveur Lewis Brown, chargé sans doute de la
réalisation technique et de la couverture, il propose le
recueil en prose à ses amis impressionnistes. Il confie
l’illustration de La Gloire à Monet, Le Phénomène futur
à Renoir, Le Nénuphar blanc à Berthe Morisot. Mais
leur réaction est pleine d’interrogations : Vous seriez
bien aimable cher Monsieur, de venir dîner avec nous,
jeudi. Renoir et moi sommes très ahuris... Durant l’été
1888, celle-ci un peu effrayée de la grandeur du papier1,
réalise un dessin aux trois crayons, peu satisfaisant à
ses yeux, machine pas charmante du tout.
Mary Cassatt, peintre américaine amie de Degas, est
également associée au projet. Elle écrit le 23 janvier
1889 : Monsieur, Voulez-vous bien nous faire le plaisir
de venir dîner avec nous samedi ? Nous aurons M.
Degas, qui ne rêve que poésie en ce moment. Je lui
ai parlé de la danseuse pour le livre et il dit que vous
l’aurez certainement.
« À la place du vêtement vain, elle a un corps ;
Et les yeux semblables aux pierres rares, ne valent pas
ce regard qui sort de sa chair heureuse » (Mallarmé, Le
Phénomène futur)
Malgré l’insistance de Mallarmé, les promesses de
Monet et Degas, les recherches de Berthe Morisot,
les mois passent. Aux prises avec d’autres problèmes,
Lewis Brown travaille avec des intermittences, fait
poser Méry Laurent sans utiliser le thème essentiel du
tiroir. Sa mort en 1890 arrête un projet souvent remis,
Monet lui-même avoue : Je suis honteux, je me sens
incapable. Renoir est le seul à avoir réalisé à l’eauforte un nu féminin, qui paraît en frontispice sous le
titre de Pages en 1891.
Renoir : nu féminin, eau-forte parue dans Pages, 1891.
Collection privée
!
1 : Correspondance de Berthe Morisot, 11 sept 87
!
Berthe Morisot : La yole de Mallarmé (détail)
Collection privée
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107
22
Berthe Morisot-Manet
Monet
une amitié particulière
l’éblouissement
Parmi les amitiés nouées par Mallarmé avec les
Impressionnistes, celle de Berthe Morisot est
particulièrement forte, comme le prouvent leurs
rencontres fréquentes et leur correspondance.
L’admiration pour Edouard Manet les rapproche, tous
deux ayant inspiré des tableaux célèbres. Réservée
et discrète, Berthe Morisot qui, en 1875, a épousé
Eugène Manet, le frère de l’artiste, reçoit pendant des
années dans son salon le dimanche après-midi après
les concerts Lamoureux où se rend régulièrement
Mallarmé. Il donne chez elle une lecture solennelle
d’une conférence faite en Belgique à propos du poète
Villiers de l’Isle-Adam. Elle lui rend visite au moins
à deux reprises en famille à Valvins où elle peint la
barque de Mallarmé sur la Seine. Sa confiance est telle
qu’elle demande à Mallarmé d’être tuteur de la jeune
Julie. Le poète accomplit cette charge avec une grande
affection, Degas et Renoir faisant partie du Conseil de
famille.
Le 18 juin 1888, Mallarmé exprime à Monet son
admiration lors de son exposition de marines chez Théo
Van Gogh : Je suis ébloui de votre travail de cet hiver ; il
y a longtemps que je mets ce que vous faites au-dessus
de tout, mais je vous crois dans votre plus belle heure…
Ah ! oui, comme aimait à le répéter le pauvre Edouard,
Monet a du génie…
Lors de la préparation de l’exposition rétrospective de
Berthe Morisot, la jeune fille observe avec beaucoup de
spontanéité la volonté de Monet venu de Giverny, les
humeurs de Degas, le fatalisme de Renoir et l’ironie de
Mallarmé, dans l’amicale mise en espace des tableaux
et dessins de cette amie très chère à tous.
Dans le projet d’illustration du Tiroir de laque, le travail
demandé aux trois crayons pour le poème la Gloire ne
l’inspire pas : Je suis honteux vraiment de ma conduite
et je mérite tous vos reproches, il n’y a cependant pas
mauvaise volonté de ma part comme vous pourriez le
penser, la vérité vraie, c’est que je me sens incapable
de vous faire rien qui vaille [...] Vous savez la sympathie
et l’admiration que j’ai pour vous eh bien permettezmoi de vous le prouver en vous offrant comme souvenir
d’amitié une petite toile, lui écrit-il en octobre 1889.
Mallarmé n’en tient pas rigueur au peintre et se réjouit
de rapporter un grand paysage d’une journée passée
à Giverny. Sur le chemin du retour à Paris le 13 juillet
1890, il déclare à Berthe Morisot : Une chose dont
je suis heureux c’est de vivre à la même époque que
Monet. Ce tableau placé dans la salle à manger de la
rue de Rome est remarqué par les participants aux
mardis. Mallarmé le compare au sourire de la Joconde.
23
Degas
un échange subtil
Degas est un travailleur acharné et solitaire, aimant
la poésie, rimant lui-même avec talent, mais bougon
devant l’hermétisme du langage. Il apprécie la
reconnaissance et le soutien de son art par Mallarmé
d’autant qu’ils sont tous deux fascinés par l’œuvre
dansée : La mousseline formant lumineuse et
toujours changeante atmosphère autour de la seminudité de jeunes ballerines, les attitudes hardies
dans leur complication profonde, de ces personnes
qui accomplissent une des fonctions tout à la fois
naturelle et cependant moderne de la femme, ont
enchanté M. Degas, cependant séduit tout aussi bien
par les charmes, de ces petites blanchisseuses […] En
maître du dessin il a recherché les lignes délicates et
les mouvements exquis ou grotesques d’une étrange
beauté neuve, si j’ose appliquer à ses œuvres un
terme abstrait auquel il n’aura jamais recours dans son
habituelle conversation.1
De leurs relations, il reste quelques répliques
révélatrices et pertinentes. Degas répond à l’invitation
de Mary Cassatt en 1891 à venir écouter Mallarmé : Oui,
chère Madame, j’irai. La voix de Mallarmé me chantera
mon objet. Tout s’arrange par le son. Amitiés.
Degas, passionné par l’écriture poétique, se plaint
d’avoir trop d’idées. Mais Degas, ce n’est pas avec des
idées que l’on fait des vers, c’est avec des mots. 2
C’est à Degas, organisateur tyrannique, qu’on doit
l’initiative d’une photographie rassemblant les trois
amis symboliquement réunis autour d’un miroir,
magnifique portrait de Renoir et Mallarmé et présence
absente et lumineuse du créateur d’un cliché qu’on a
pu dire mallarméen.
1 : The impressionnists and Edouard Manet, 1874.
2 : Paul Valéry, Degas, danse, dessin.
!
Entre Mallarmé et Degas, tous deux liés à Manet,
les rencontres sont fréquentes mais les caractères
fort différents et les sentiments partagés entre
respect et ironie. L’envoi d’un quatrain dédié à
Degas caractérise avec esprit ce mélange subtil :
Muse qui le distingue / Si tu savais calmer l’ire
De mon confrère Degas / Tends-lui ce discours à lire.
Edgar Degas : Étude de danseuse sur fond vert
Huile sur carton. Musée Angladon
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107
24
Cette photographie m’a été donnée par Degas, dont on voit
l’appareil et le fantôme dans le miroir. Mallarmé est debout,
auprès de Renoir, assis sur le divan. Degas leur a infligé une pose
de 15 minutes à la lumière de neuf lampes à pétrole. La scène se
passe au 4e étage, rue de Villejust, n° 40. Dans le miroir on voit ici
les ombres de Mme Mallarmé et de sa fille. L’agrandissement est
dû à Tasset.
Paul Valéry
Renoir
des relations cordiales
Dès 1876, Mallarmé écrit à propos de Renoir : Le
changement changeant des lueurs et des ombres
que la réflexion mouvante des lumières, elles-mêmes
influencées par tous les objets environnants, jette
sur toute figure qui s’approche ou qui s’éloigne, les
combinaisons passagères selon lesquelles ces reflets
divers forment une harmonie simple ou multiple, sont
les effets favoris de Renoir.1
Du même âge que Mallarmé, Renoir est de contact
facile. Plusieurs lettres témoignent de relations
cordiales. Degas, Mallarmé et Renoir font partie des
amis invités régulièrement ensemble chez la famille
Manet. Ils se connaissent bien, partagent de bons
moments. Julie Manet relève dans son journal les
plaisanteries de Renoir : Mais c’est un colimaçon ce
Mallarmé, il ne peut qu’aller au même concert et en
bateau toujours sur la même rivière ! Elle ajoute : C’est
une petite critique d’ami, au fond M. Renoir a la plus
grande admiration pour M. Mallarmé, mais il faut bien
que les peintres débinent les littérateurs selon leur
habitude.
Dans ses lettres à Berthe Morisot, Mallarmé s’inquiète
du travail et de la santé de Renoir. Il sollicite pour lui
son ami Roujon, directeur des Beaux-Arts, et obtient
l’achat par l’État d’une version des Jeunes filles au
piano. Quant au portrait de Mallarmé réalisé par Renoir,
le poète le jugera trop réaliste et trop matérialiste, lui
donnant un air de financier cossu où il ne se sent pas
1 : The impressionnists and Edouard Manet, 1874.
!
Degas : Renoir et Mallarmé, Photo.
Bibliothèque littéraire Jacques Doucet
25
Redon
un allié d’art
Admirés l’un et l’autre par l’avant-garde intellectuelle
parisienne, l’écrivain et le peintre se rencontrent
seulement vers 1885, alors que les recueils d’estampes
de Redon Dans le rêve (1879) et À Edgar Poe (1882)
laissent percevoir des coïncidences d’intérêts et des
points communs extrêmement forts.
Leur ami Huysmans, qui souligne leur double influence
sur le héros de son livre de 1884, À Rebours, cherche
à les réunir en avril 1885 : Mallarmé m’a longuement
parlé de vous et exprimé le désir de vous voir. Voulezvous que je l’amène chez vous samedi soir prochain?
Ce serait le comble à la joie que lui a procuré votre
album.
Dans ses souvenirs, Redon rapporte la première visite
du poète : Curieux de poésie et de prose, au moins
autant que de peinture et de musique, je savais qui
était le Monsieur. Or c’est lui qui, le premier, vint chez
nous. […] Mallarmé s’y présenta en homme qui, de son
côté, n’ignorait pas qui avait signé ces « noirs » vus
à l’exposition du Gaulois.1 Il ne fit, ce premier jour de
notre connaissance, que m’en parler d’abondance,
avec aisance, comme si nous étions amis de toujours
et avec quelle inspiration ! ah ! Comme il s’exprimait
superbement… 2
Pendant l’été 1888, la proximité de leurs résidences
de Samois et de Valvins permet des rendez-vous
fréquents pour des promenades en yole sur la Seine.
La naissance d’Ari Redon, le 30 avril 1889, scelle leur
amitié : Geneviève, la fille de Mallarmé, est choisie
comme marraine de l’enfant.
De merveilleuses lettres de Mallarmé témoignent de
la qualité humaine et de l’intensité de leurs échanges.
Quel cadeau ! vraiment les magiques feuillets ! Mais
mon cher vous avez miré là tout un mystère que nul
n’entrevit [...] écrit Mallarmé à Odilon Redon en 1889
et 1891 : Vous agitez dans nos silences le plumage du
Rêve et de la Nuit. Tout dans cet album me fascine,
et d’abord qu’il vous soit tout personnel, issu de vos
seuls songes : l’invention a des profondeurs, à l’égard
de certains noirs, ô lithographe et démon ; et vous le
savez, Redon, je jalouse vos légendes.
Odilon Redon comprend parfaitement et suggère :
Je me propose de dessiner blond et pâle afin de ne
pas contrarier l’effet des caractères, ni leur variété
nouvelle.4
Les trois lithographies exécutées avant la mort de
Mallarmé La Femme à l’aigrette, La Femme au hennin
et L’Enfant à l’arc-en-ciel expriment une symbolique
d’une douceur rare. Elles inaugurent cette période
heureuse de la vie de Redon où il va abandonner les
noirs pour épouser la couleur gardant ce sens du rêve
et du mystère partagé avec son ami : Qu’ai-je mis dans
mes ouvrages pour leur suggérer autant de subtilités ?
J’y ai mis une petite porte ouverte sur le mystère… 5
À la mort de Mallarmé, Redon, bouleversé, écrit dans
ses carnets intimes : Il était un allié d’art d’une sûreté
absolue.
Les deux hommes n’ont pas eu le temps de réaliser
ensemble un livre d’artistes, mais ils ont joué un rôle
essentiel sur la haute conception de l’art symbolique
de leur temps. Maurice Denis l’assure dans La Vie
(1912) : Odilon Redon a été un des maîtres et une des
amitiés de ma jeunesse. […] il était l’idéal de la jeune
génération symboliste, notre Mallarmé.
1 : Exposition de fusains de Redon
2 : Mon ami Redon, propos recueillis par Ary Leblond
3 : Lettre à André Gide sur Un Coup de dés cité in Mallarmé et les
siens, Musée de Sens, 1998
4 : Lettre de Redon 1er avril 1898. ibid.
5 : Odilon Redon. À Soi-Même
Odilon Redon : illustration pour Un coup de dés jamais
n'abolira le hasard, 1898.
!
L’illustration du Coup de Dés est confiée à Redon dans
un projet commandé par Vollard en 1897, qui s’avère,
par l’importance plastique de la disposition des mots,
très original. Mallarmé s’en explique à plusieurs
reprises : Tel mot en gros caractère à lui seul demande
toute une page de blanc et je crois être sûr de l’effet […]
d’après des lois exactes et autant qu’il est permis à un
texte imprimé, fatalement une allure de constellation.
Le vaisseau y donne de la bande, du haut d’une page
au bas de l’autre.3
Cliché Yvan Bourhis, DAPMD - Conseil général de Seine-et-Marne.
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107
26
27
Gauguin
Mallarmé et les Nabis
une intimité spirituelle
une porte entrouverte
Gauguin est présenté à Mallarmé par un ami poète,
Charles Morice, pendant l’hiver 1890-91. J’avais
conduit Gauguin chez Mallarmé. Entre le grand
poète et le grand artiste, qui l’un et l’autre, de loin
s’appréciaient, s’estimaient hautement par leurs
œuvres, une intimité spirituelle s’était bien vite établie.
Avec les Nabis, groupe de jeunes peintres au nom
prophétique, le contact est facilité, malgré la différence
d’âge, par l’admiration de Gauguin, et la participation
commune à la Revue Blanche des Frères Natanson.
Celle-ci publie régulièrement dans les années 1890
des illustrations de Bonnard, Denis, Ranson, Roussel,
Vallotton, et des chroniques de musique, littérature ou
théâtre de Mallarmé.
Maurice Denis, particulièrement admiratif de Mallarmé,
est le premier à réaliser, en 1894, deux lithographies
pour illustrer des poèmes, l’une Apparition en
couverture d’une mélodie d’André Rossignol, l’autre
pour la revue L’Epreuve entourant le poème Petit air
qui satisfont leur auteur.
En 1896, dans un climat de vacances entre forêt et
rivière, se créent des liens plus étroits entre la famille
Mallarmé, Misia, la jeune épouse de Thadée Natanson,
et Edouard Vuillard. Ce dernier, sensible aux mystères
des demeures et des êtres, a laissé plusieurs peintures
et croquis de la maison des Mallarmé et de ce séjour
plein de charme auprès de Misia qui inspira ces vers :
Et dans le soir, tu m’es en riant apparue / Et j’ai cru voir
la fée au chapeau de clarté / Qui jadis sur mes beaux
sommeils d’enfant gâté / Passait, laissant toujours de
ses mains mal fermées / Neiger de blancs bouquets
d’étoiles parfumées.
Elle-même quitte avec regret Valvins pour une
maison dans l’Yonne : Ma seule tristesse était de ne
plus avoir Mallarmé à ma porte, et raconte : Il savait
écouter comme personne. Nos communes amours
étaient Beethoven et Schubert. Il allumait alors sa
pipe et épousait le silence […] une fragile et si étroite
communion émotive nous unissait que le rythme de sa
pensée montait à mes lèvres.
Ouvrant des portes à la manière de Vuillard, Mallarmé
donne un sens différent au langage, et appelle des
sonorités qui suggèrent des images affectives :
souvenirs, inquiétudes, espoirs, angoisses comme le
peintre évoque l’intimité et le mystère d’un monde
intérieur, un équivalent en beauté du poème, suivant
l’expression de Maurice Denis.
Quand le marchand Vollard projette de publier
Hérodiade, il suggère le nom de Vuillard pour
l’illustration, ce qui suscite l’approbation de l’auteur :
Je serais enchanté que Vuillard illustrât ce poème […]
car il peut tout faire. La mort, une fois de plus, ne
permet pas cette création commune.
Cette connivence chargée de rêve et d’exigence
créatrice s’exprime par de mutuels témoignages
d’amitié : cadeaux artistiques de Gauguin au poète,
interventions de celui-ci pour soutenir les ventes
d’œuvres et financer ses voyages.
Le portrait gravé du poète [en couverture de ce numéro
des Cahiers de la Maison Jean Vilar], offert le 1er janvier
1891, le représente de profil avec une oreille en pointe
et un corbeau sur l’épaule, allusion aux deux créations
de Manet pour Mallarmé, Le Corbeau et L’Après-midi
d’un faune. C’est une première et rare réalisation à
l’eau forte de Gauguin avec l’aide technique d’Eugène
Carrière.
Le peintre ayant besoin d’argent pour son départ à
Tahiti, Mallarmé parvient à obtenir un article d’Octave
Mirbeau dans Le Figaro, annonçant l’exposition.
À l’issue de cette vente réussie pour l’artiste, un
banquet se tient au Café Voltaire le 23 mars 1891.
Mallarmé y fait un discours : Messieurs [ …] buvons au
retour de Paul Gauguin : mais non sans admirer cette
conscience superbe qui en l’éclat de son talent, l’exile
pour se retremper vers les lointains et vers soi-même.
Entre deux voyages, Gauguin tient à rendre visite
le mardi soir à Mallarmé. L’offre d’une sculpture
symbolique, la Bûche, et des gravures d’Oviri,
dédicacées étrange figure, cruelle énigme, d’un côté,
et de recueils de poésie, de l’autre, témoignent de leur
attachement mutuel.
Les écrits du peintre montrent qu’ils se comprennent
au-delà des mots : Mon rêve ne se laisse pas saisir
-poème musical, il se passe de libretto (citation
Mallarmé) - par conséquent immatériel et supérieur,
l’essentiel dans une œuvre consiste précisément dans
ce qui n’est pas exprimé, écrit-il de Tahiti en mars
1899.
À sa mort, le 8 mai 1903, est conservé comme un bien
précieux dans sa case, aux îles Marquises, L’Après-midi
d’un faune que lui a dédicacé Stéphane Mallarmé.
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107
!
Edouard Vuillard : La Porte entrebâillée, huile
sur carton, 1891. Musée Angladon
28
29
Félicien Rops
En 1885, au moment de faire paraître les poèmes de
Mallarmé par la technique de la photo-lithographie,
l’éditeur Edouard Dujardin souhaite et obtient une
composition originale du dessinateur belge Felicien
Rops, réputé pour sa liberté graphique sur des thèmes
souvent érotiques ou macabres. L’illustration comporte
une forte symbolique interrogative, entre la chevauchée
de la mort en bas-relief, l’amoncellement de têtes
squelettiques ricanantes au-dessus desquelles siège
la Muse au profil nu, élevant vers le ciel une lyre, que
seules deux mains tendues parviennent à atteindre.
Cette illustration du magnifique Rops plut à Mallarmé
qui considéra nécessaire son utilisation comme absolu
chef-d’œuvre et mon vrai frontispice.1
Portraits de Mallarmé
Whistler
Quand Whistler cherche un traducteur pour sa
conférence de 1885, The Ten o’ clock, Monet sert
d’intermédiaire à un rendez-vous parisien avec
Mallarmé au Café de la Paix en janvier 1888.
Cette rencontre est le début d’une amitié dont il
subsiste une correspondance importante.
Le poète tout à fait séduit par le caractère du peintre,
même dans ses aspects difficiles et imprévisibles, est
prêt à se dévouer pour lui. Il prend du temps pour lui
chercher un logement dès qu’il émet le souhait de se
fixer à Paris. Si Whistler aime assister aux soirées du
mardi, il n’hésite pas à exprimer son refus d’y intégrer
d’Oscar Wilde.
Le portrait de Mallarmé demande une longue séance
de pose tyrannique prés d’une cheminée brûlante en
1892. Il en résulte une lithographie qui réjouit le poète.
Ce portrait est une merveille, la seule chose qui ait été
faite d’après moi, et je m’y souris.
Après la mort de sa femme Béatrice en mai 1896,
Whistler répond à l’invitation de Mallarmé de séjourner
à Valvins en automne 97. C’est alors qu’il fait le portrait
de sa fille Geneviève.
Sensible à sa haute vision de l’art, Mallarmé le désigne
comme L’enchanteur d’une œuvre de mystère close
comme la perfection.
!
1 : Cité par J.M. Nectoux, Mallarmé, peinture, musique, poèsie. 1998
2 : ibid.
3 : Correspondance, juin 1897.
La Grande Lyre, Héliogravure de Félicien Rops, 1887.
Cliché Yvan Bourhis, DAPMD - Conseil général de Seine-et-Marne.
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107
30
l’Œuvre. C‘est alors qu’il est invité à un des mardis
de Mallarmé, rue de Rome. Dans ses souvenirs, il
rapporte :
Dans le cabinet de travail les couleurs sont d’un vert
passé – une chaise japonaise – de vieux tapis fanés – un
miroir d’époque Louis XIV – une symphonie de couleurs
– du lilas clair au brun sombre – du vert émeraude pour
les faïences – C’est ici qu’il fait sa correspondance. Une
paix de l’esprit – qui n’est rompue que par une voix
venue de la chambre voisine – ou par une voiture qui
roule dans la rue.
Intéressé par le visage du poète, à qui il demande
de bien vouloir poser, il note : Deux sourcils épais –
et sombres comme la forêt – sous des paupières un
peu lasses – deux yeux dans la profondeur desquels
se reflète la claire lumière de ciel – l’eau dormante aux
pieds d’une colline – la barbe et les cheveux grisonnent
– un peu hirsutes et frisés comme les soies d’un porc –
le sourire est bonhomme et un peu scrutateur…
Le jeune artiste suisse parvient à traduire la force
intérieure et l’intelligence vive du sujet par l’habile
suggestion de l’ombre et de la lumière dans une
grande maîtrise du noir et blanc. Plusieurs versions
toujours très contrastées, parurent les mois suivants
dans diverses revues, dont La Revue Blanche en février
1897, yeux ouverts ou yeux fermés, sur fond noir
comme une auréole symbolique couleur de nuit, ou
sur fond rouge flamboyant pour The Chap Book.
!
Vallotton fut chargé en février 1895 de la réalisation
du portrait de Mallarmé par la revue américaine de
Chicago, The Chap Book. Le poète, fier de sa renommée
grandissante, accepta volontiers d’offrir sa tête.
!
Félix Vallotton
Aidé par une photographie, il travaille en lithographie et
en aquatinte une composition rectangulaire fortement
striée d’un réseau de lignes verticales d’où émerge la
tête du poète, dont on2 a pu écrire qu’il n’était pas un
portrait mais une apparition et même une disparition.
Mallarmé remercie du saisissant portrait dans lequel il
se sent intimement.3
[Ci-dessus] Bois gravé de Félix Valloton, 1895.
[Ci-dessous] Lithographie de Whistler, 1892.
Cliché Yvan Bourhis, DAPMD - Conseil général de Seine-et-Marne.
Mallarmé, après avoir reçu une gravure du Portrait
de Poe manifeste sa satisfaction à Vallotton en lui
commandant une représentation de Rimbaud pour
illustrer un article de La Revue Blanche.
Edward Munch
L’artiste norvégien, Munch, installé à Paris vers 1896
dans le voisinage d’un ami de Gauguin, Daniel de
Monfreid, se trouve rapidement en contact avec les
milieux d’avant-garde de la capitale : Nos amis étaient
ceux de Gauguin qui était alors à Tahiti, et aussi ceux
de Van Gogh. À ce cercle appartenaient également les
amis de Verlaine qui était mort et Stéphane Mallarmé…
Remarqué par Thadée Natanson, Lugné Poe et même
par le marchand Vollard, Munch reçoit ainsi des
commandes pour La Revue Blanche et le Théâtre de
31
Vos qualités favorites chez l’homme :
l’exactitude dans les paiements à me faire
Vos qualités favorites chez la femme : toutes
Votre occupation favorite : (ceci est indiscret)
Le trait principal de votre caractère :
d’en manquer
Votre idée du bonheur : rêver
Votre idée du malheur : ne pas allumer de cigare
Votre couleur et votre fleur favorites :
la blancheur du papier, la bouche
Si vous n’étiez pas vous, qui voudriez-vous être ?
tout le monde
Où préféreriez-vous vivre ?
Je ne le dis pas, pour y aller seul
Vos auteurs favoris en prose :
ceux qui font des vers
Vos poètes favoris : quelques-uns, dont je suis
Vos peintres et compositeurs favoris :
le coucher du soleil et le vent
Vos héros (vos héroïnes) favoris dans la vie
réelle : des inconnus
Vos héros favoris dans les romans ou la fable :
Hamlet
Vos héroïnes favorites dans les romans ou la
fable : Méduse
Votre nourriture et votre boisson favorites ?
ce que découpe et me verse ma voisine
Vos noms favoris : d’abord Méry, ensuite Laurent
L’objet de votre plus grande aversion : un autre
à lire...
BARBIER, C. P., Correspondance Mallarmé–Whistler,
Paris, Nizet, 1964.
CHAPON, F., Le Peintre et le livre, Paris, Flammarion,
1987.
CHECCAGLINI, I., Rencontre Mallarmé - Manet,
Mont-de-Marsant, L’Atelier des Brisants, 2008.
MALLARME, S., Œuvres complètes, éd. Bertrand
Marchal, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1998.
MILLAN, G., Les Mardis de Stéphane Mallarmé,
mythes et réalités, Paris, Nizet, 2008.
MONDOR, H., L’Amitié de Verlaine et Mallarmé, Paris,
Gallimard, 1940.
NECTOUX, J.-M., Mallarmé : un clair regard dans les
ténèbres : peinture, musique, poésie, Paris, A. Biro,
1998.
REDON, A., Lettres de Gauguin […] Mallarmé à Odilon
Redon, notes de R. Bacou, 1960.
SCHWARZ, D., Les interviews de Mallarmé, Neuchâtel,
Ides et calendes, 1995.
Correspondance de Stéphane Mallarmé et Berthe
Morisot (1876-1895), éd. Olivier Daulte et Manuel
Dupertuis, Lausanne, La Bibliothèque des arts, 1995.
Catalogues d’exposition :
Un Après-midi avec Mallarmé et Gauguin, éd. M.-A.
Sarda, Vulaines s/Seine, Musée départemental
Stéphane Mallarmé, 1997.
Bonnard, Vuillard, Mallarmé, éd. M.-A. Sarda, Musée
départemental Stéphane Mallarmé, 2000.
Mallarmé, un destin d’écriture, éd. Y. Peyré, Paris,
Gallimard, RMN, 1998.
Mallarmé et « les siens », Musée de Sens, 1998.
L’Action restreinte : l’art moderne selon Mallarmé,
par Jean-François Chevrier, Musée des Beaux-arts de
Nantes, Hazan, 2005
!
Votre vertu favorite ?
l’enfance
Mallarmé sur sa yole. Photo collection privée.
Quels caractères détestez-vous le plus dans
l’histoire : les principaux
Quelle est votre situation d’esprit actuelle :
une facilité à l’illusion
Pour quelle faute avez-vous le plus
d’indulgence : celle qu’on réussit à me cacher
Quelle est votre devise favorite : « Tout droit ! »
Stéphane Mallarmé
Confessions, 15 août 1888
Bibliothèque littéraire Jacques Doucet
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107
32
Stéphane Mallarmé : Repères biographiques
Jeunesse et formation J’ai traversé bien des pensions et des lycées, d’âme lamartinienne
1842 Naissance d’Etienne Mallarmé à Paris le 18 mars.
1844 Naissance de sa sœur, Maria. Leur père, Numa Mallarmé, est fonctionnaire.
1847 Mort de Mme Mallarmé. Les deux enfants sont élevés par leurs grands-parents maternels.
1848 Remariage de Numa Mallarmé avec Anne-Hubertine Mathieu. « Petite maman » aura 4 enfants.
1853 Numa Mallarmé est nommé Conservateur des Hypothèques à Sens.
1856 Stéphane Mallarmé pensionnaire au lycée impérial de Sens.
1857 Mort de sa sœur Maria à l’âge de 13 ans.
1859 Lectures : Hugo, Gautier, Banville, Baudelaire, Poe, Villiers… Ecrit quelques poèmes : Entre quatre murs.
1860 Echec au baccalauréat en août, réussite à Paris en novembre.
1862 Amitié avec Emmanuel des Essarts, poète, professeur à Sens puis à Avignon.
Premières publications. Choix de l’enseignement de l’anglais.
Rencontre Marie Gerhard, jeune allemande qu’il emmène à Londres.
Dures années d’enseignement et de travail solitaire
1863 Mort de son père en avril. Mariage en août à Londres avec Marie.
Certificat d’aptitude à l’enseignement en septembre, premier poste à Tournon.
1864 Naissance de Geneviève Mallarmé 19 novembre. Période difficile à Tournon, l’art et la dèche.
1865 Travail sur L’Après-midi d’un faune qui est refusé par le Théâtre français, et Hérodiade.
1866 Poste à Besançon, premiers échanges avec Verlaine, poèmes publiés dans Le Parnasse contemporain.
1867 Poèmes dans la Revue des lettres et des arts. Nomination comme professeur à Avignon.
1869 Première mention d’Igitur.
1871 Naissance de son fils Anatole à Sens. Séjour à Londres. Poste de professeur à Paris en octobre.
Rencontres et découvertes artistiques à Paris
1874 Traductions de textes de Poe. Publication de Edouard Manet et le jury de 1874.
1874 Rédaction d’une revue, La Dernière Mode. Premier séjour d’été à Valvins-Vulaines s/Seine.
1875 Installation rue de Rome, rencontres régulières avec Manet. Edition illustrée du Corbeau de Poe.
1876 Edouard Manet réalise son portrait et les illustrations pour L’Après-midi d’un faune.
Publication dans une revue anglaise d’une défense de l’Impressionnisme.
1879 Mort de son fils Anatole, suite à une maladie rhumatismale.
1883 Edition par Verlaine des Poètes maudits. Mort d’Edouard Manet.
Reconnaissance et célébrité
1884 La renommée de Mallarmé grandit. Parution d’À Rebours de Huysmans.
1885 L’invitation du mardi soir chez Mallarmé, rue de Rome, devient régulière.
1886 Rodin offre à Mallarmé une sculpture Faune et nymphe. Premiers articles dans la Revue Indépendante.
1887 Edition photolithographique de Poésies avec un frontispice de Rops : La Grande Lyre.
Projet de recueil Le Tiroir de laque avec Lewis Brown, Berthe Morisot, Renoir, Monet, Degas.
1888 Traduction du Ten o’ Clock de Whistler. Début de l’amitié avec le peintre.
1889 Tournée de conférences. Naissance d’Arï Redon dont Geneviève Mallarmé est marraine.
1890 Rencontre de Debussy et Mallarmé par l’intermédiaire de Paul Fort.
1891 Portrait de Mallarmé par Gauguin. Poèmes Pages avec illustration de Renoir.
Edition de la Revue Blanche avec illustrations de Bonnard et Vuillard.
1893 Série de Banquets et de toasts poétiques. Mallarmé fait valoir ses droits à la retraite avec indemnité.
1894 Prélude à l’après-midi d’un faune de Debussy. Maurice Denis illustre Apparition et Petit air de Mallarmé.
1895 Variations sur un sujet dans La Revue blanche.
Mort de Berthe Morisot-Manet, Mallarmé est tuteur de Julie.
1896 Mort de Verlaine. Mallarmé élu Prince des poètes. Séjour d’été de Vuillard et des Natanson à Valvins.
1897 Portrait de Munch. Parution d’un Coup de dés.
1898 Travail sur les manuscrits d’Hérodiade.
Mort subite d’étouffement dans sa maison de Valvins le 9 septembre.
33
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107
34
Revue La Plume, 16 mars 1896. Bibliothèque littéraire Jacques Doucet.
35
Mallarmé
vu par...
Théodore Aubanel
(1829-1886)
Stéphane Mallarmé est ici depuis quelques
jours. C’est un brave cœur et une magnifique
organisation de poète mais qui se fourvoie
dans des abstractions et des bizarreries
inouïes : c’est dommage ! (Lettre du 16 août
1866 à son ami, l’avocat et félibre marseillais Ludovic
Legré).
Mallarmé, le fantastique professeur
d’anglais et le lyrique fou qui habite
Avignon. (Lettre du 4 novembre 1868).
Anatole France
(1844-1924)
Paul Claudel
(1868-1955)
On se moquerait de nous !
Mallarmé, c’est encore un peu la joie enfantine d’exprimer dans
ce style impassible et précis même la mode du jour, même une
histoire d’employé de chemin de fer. (Lettre de décembre 1906 à
(À propos de L’après-midi d’un
Faune, qu’Anatole France refusa
de concert avec François Coppée
pour le Troisième Parnasse
contemporain).
Théodore de
(1823-1891)
Banville
Doit, je crois, être admis,
en dépit du manque de
clarté, à cause des rares
qualités harmoniques et
musicales
du
poème.
(À propos de L’après-midi d’un
Faune. Théodore de Banville fut,
avec François Coppée et Anatole
France, chargé de sélectionner
les œuvres pour le Troisième
Parnasse contemporain).
Jacques Rivière).
Il y a une parole de [Mallarmé], qui, au contraire, a profondément
marqué mon intelligence, et qui est à peu près le seul
enseignement que je reçus de lui, et c’est un enseignement
capital : je me rappelle toujours un certain soir où Mallarmé,
à propos des naturalistes, de Loti ou de Zola, ou de Goncourt,
disait : « Tous ces gens-là, après tout, qu’est-ce qu’ils font ? Des
devoirs de français, des narrations françaises. Ils décrivent le
Trocadéro, les Halles, le Japon, enfin tout ce que vous voudrez.
Tout ça, ce sont des narrations, ce sont des devoirs. » Je crois
que c’est intéressant de voir cette remarque dans la bouche
d’un homme qui était lui-même professeur. Il était professeur
d’anglais. Et alors, c’est là où la remarque est importante. Moi,
il m’a dit : « Ce que j’apporte dans la littérature, c’est que je
ne me place pas devant un spectacle en disant : « Quel est ce
spectacle ? Qu’est-ce que c’est ? » en essayant de le décrire
autant que je peux, mais en disant : « Qu’est-ce que ça veut
dire ? » Cette remarque m’a profondément influé et depuis,
dans la vie, je me suis toujours placé devant une chose non pas
en essayant de la décrire telle quelle, par l’impression qu’elle
faisait sur mes sens ou sur mes dispositions momentanées, mes
dispositions sentimentales, mais en essayant de comprendre,
de la comprendre, de savoir ce qu’elle veut dire. Ce mot de “veut
dire” est extrêmement frappant en français, parce que “veut
dire”, ça exprime une certaine volonté. » (Mémoires improvisés).
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107
36
André Gide
(1869-1951)
Chez Mallarmé s’assemblaient plus exclusivement des poètes ; ou des peintres parfois
(je songe à Gauguin et à Whistler). J’ai décrit
par ailleurs cette petite pièce de la rue de
Rome, à la fois salon et salle à manger ;
notre époque est devenue trop bruyante
pour qu’on puisse se figurer aisément
aujourd’hui la calme et quasi religieuse
atmosphère de ce lieu. Certainement
Mallarmé préparait ses conversations, qui
ne différaient souvent pas beaucoup de ses
« divagations » les plus écrites ; mais il parlait
avec tant d’art et d’un ton si peu doctrinal
qu’il semblait qu’il vînt d’inventer à l’instant
chaque proposition nouvelle, laquelle il
n’affirmait point tant qu’il ne semblait vous
la soumettre, interrogativement presque,
l’index levé, l’air de dire : « Ne pourrait-on
pas dire aussi ? … peut-être … » et faisant
presque toujours suivre sa phrase d’un :
« N’est-ce pas ? » par quoi sur certains
esprits il eut sans doute le plus de prise.
Souvent quelque anecdote coupait la
« divagation », quelque bon mot qu’il
rapportait avec perfection, tourmenté par
ce souci d’élégance et de préciosité, qui fit
son art s’écarter si délibérément de la vie.
Certains soirs que l’on n’était pas trop
nombreux autour de la petite table, Mme
Mallarmé s’attardait, brodant, et près d’elle
sa fille. Mais bientôt l’épaisseur de la fumée
les faisait fuir ; car, au milieu de la table ronde
autour de laquelle nous étions assis, un
énorme pot à tabac où l’on puisait, chacun
roulant des cigarettes ; Mallarmé lui-même
fumait sans cesse, mais de préférence une
petite pipe de terre. Et vers onze heures,
Geneviève Mallarmé rentrait, apportant des
grogs ; car, dans ce très simple intérieur, il
n’y avait pas de domestique, et à chaque
coup de sonnette le Maître lui-même allait
ouvrir.
Les Mardis de Mallarmé
Le souvenir de Mallarmé est indissociable
des réunions rituelles qu'il organisait
dans son petit appartement parisien de
la rue de Rome, le mardi soir.
Verlaine,
Lafforgue,
Verhaeren,
Le
Cardonnel, Villiers, Hérédia, Régnier,
Coppée, Claudel, les jeunes Pierre Louÿs,
Gide et Valéry, ou encore les peintres
Forain, Vuillard, Munch mais surtout
Gauguin et Whistler, y discutaient de
l’actualité littéraire et artistique, sous
l’invisible charme des gestes et de la voix
du poète.
Edmond de Goncourt
(1822-1896)
Mallarmé, auquel on demande, avec toute
sorte de circonspection, s’il ne travaille pas,
dans ce moment, à être plus fermé, plus
abscons que dans ses toutes premières
œuvres, de cette voix légèrement calme, que
quelqu’un a dit, par moments, se bémoliser
d’ironie, confesse qu’à l’heure présente,
« il regarde un poème comme un mystère
dont le lecteur doit chercher la clef ». (Journal,
23 février 1893).!
[suite page 38]
37
Rémy de Gourmont
(1858-1915)
Joris-Karl Huysmans
(1848-1907)
Avant de mourir, Baudelaire avait lu les
premiers vers de Mallarmé ; il s’en inquiéta ;
les poètes n’aiment pas à laisser derrière eux
un frère ou un fils ; ils se voudraient seuls
et que leur génie pérît avec leur cerveau.
Mais M. Mallarmé ne fut baudelairien que
par filiation ; son originalité si précieuse
s’affirma vite ; ses Proses, son Après-midi
d’un Faune, ses Sonnets vinrent dire, à
de trop loin intervalles, la merveilleuse
subtilité de son génie patient, dédaigneux,
impérieusement
doux.
Ayant
tué
volontairement en lui la spontanéité de
l’être impressionnable, les dons de l’artiste
remplacèrent peu à peu en lui les dons
du poète ; il aima les mots pour leur sens
possible plus que pour leur sens vrai et il les
combina en des mosaïques d’une simplicité
raffinée. On a bien dit de lui qu’il était un
auteur difficile, comme Perse ou Martial. Oui,
et pareil à l’homme d’Andersen qui tissait
d’invisibles fils, M. Mallarmé assemble des
gemmes colorées par son rêve et dont notre
soin n’arrive pas toujours à deviner l’éclat.
Mais il serait absurde de supposer qu’il est
incompréhensible ; le jeu de citer tels vers,
obscurs par leur isolement, n’est pas loyal,
car, même fragmentée, la poésie de M.
Mallarmé, quand elle est belle, le demeure
incomparablement. (Le Livre des masques,
Ces vers, [Des Esseintes] les aimait comme
il aimait les œuvres de ce poète qui, dans
un siècle de suffrage universel et dans
un temps de lucre, vivait à l’écart des
lettres, abrité de la sottise environnante
par son dédain, se complaisant, loin du
monde, aux surprises de l’intellect, aux
visions de sa cervelle, raffinant sur des
pensées déjà spécieuses, les greffant de
finesses byzantines, les perpétuant en
des déductions légèrement indiquées que
reliait à peine un imperceptible fil. Ces idées
nattées et précieuses, il les nouait avec une
langue adhésive, solitaire et secrète, pleine
de rétractions de phrases, de tournures
elliptiques, d’audacieux tropes.
portraits symbolistes - 1896)
Louis Le Cardonnel
(1862-1936)
Frédéric Mistral
(1830-1914)
Oh ! Celui-là [Mallarmé] est impardonnable.
Après avoir été longtemps professeur au
lycée d’Avignon, il est parti sans savoir ce
qu’est la clarté. […] Ses admirateurs, dit-on,
le trouvent sublime ; moi je me contente de
le trouver compact, incohérent et obscur.
(Dans un article du journaliste Charles Formentin,
intitulé Une visite à Mistral, paru dans Le Figaro du 8
août 1897 - mais Mistral désavoua ces propos).
(A Rebours, 1884)
C’est pour avoir cherché à rendre, dans
toute sa complexité riche et rapide, le
monde qui s’agite en lui, que Stéphane
Mallarmé a été conduit à cette forme
sibylline. […] Ceux-là pourtant à qui l’œuvre
de Mallarmé demeure close seraient peutêtre séduits par l’extraordinaire causeur
qui est en lui […]. Personne en effet n’a
entendu Mallarmé, ne fût-ce qu’une fois,
sans remarquer l’abondance des choses
que chacun de ses mots, comme un éclair,
fait surgir à l’horizon de l’esprit. Ce sont
des formules ramassées, que leur concision
fait souvent paraître paradoxales. Mais un
sourire, un geste, achèvent d’énoncer la
théorie. (Article sur Vers et Prose, paru en 1893
dans la revue Parti National).
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107
38
Jules Renard
(1864-1910)
Mallarmé : il est tellement clair dans la
conversation qu’après l’avoir lu on le trouve
causeur banal […] Mallarmé, intraduisible,
même en français. (Journal, 8 mai 1895 et 1 mars
1898).
Mallarmé
vu par...
Pierre Louÿs
(1870-1925)
Ce qu’il y a d’exquis, c’est de l’entendre
parler des autres. Jamais il ne dit de mal de
personne. Pauvre homme ! Comme on le lui
rend ! Nous avons parlé art. Il m’a dit à peu
près ceci : « Pour justifier la direction de ma
vie, je cherche toujours la littérature dans
l’art, et j’ai la même impression devant un
tableau que devant un sonnet où serait
traité le même sujet. » Il a dans sa salle à
manger le Hamlet de Manet et un paysage
de Claude Monet qui est pour lui le plus
grand peintre vivant. Il dit être heureux de
ne pas savoir de musique, et que cela lui
permet de mieux comprendre Wagner.
Rainer Maria Rilke
(1875-1926)
N’oubliez pas que le poète le plus sublime,
le plus « dense » de notre temps, Stéphane
Mallarmé, a été, au civil, simple professeur
d’anglais.
Julie Manet*
(1873-1966)
Geneviève (la fille de Mallarmé) écrit qu’elle
a fini par trouver dans le buvard de son père
un mot écrit le jeudi soir, veille de sa mort
et adressé à elle et à sa mère dans lequel
il leur demande de brûler ses papiers, tout
étant inachevé. Quelle dure tâche et que
c’est terrible de penser que le fruit d’un
travail assidu de plusieurs années va ainsi
disparaître dans les flammes […]. Le bateau
paraît solitaire, son bateau qu’il aimait tant
et qui me rappelle une première promenade
faite dedans en 1887 avec maman, et papa
qui demande à M. Mallarmé s’il n’avait
jamais rien écrit sur son bateau. « Non,
répondit-il en jetant un regard sur sa voile,
je laisse cette grande page blanche »
[…] C’est atroce ! Ah ! penser que nous
n’entendrons plus jamais cette voix douce !
Il avait une façon si affectueuse de dire
« maman » lorsqu’il me parlait d’elle […].
Hommes de lettres et paysans avec lesquels
Mallarmé était si gentil, se trouvent réunis
en grand nombre dans le jardin pour
suivre cet enterrement si particulièrement
navrant et on sent la douleur peinte sur
tous les visages. La cérémonie à l’église de
Samoreau est très simple et très bien. Le
cimetière […] longe la Seine et regarde cette
forêt que M. Mallarmé aimait tant, où il est
déposé près de son fils qu’il a perdu tout
jeune… (Journal, 11 et 25 septembre 1898)
*Fille de Berthe Morisot et Édouard Manet.
Claude Monet
(1840-1926)
Il m’a toujours été impossible de regarder
un Degas sans penser à Mallarmé. Tels de
ses pastels, comme par une concordance
magique, illustrent, impression pour
impression, tels sonnets de Mallarmé.
[suite page 42]
39
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107
40
Lettre de Paul Valéry, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet.
41
Camille Mauclair
(1872-1945)
Un mardi de mai 1891, je me présentai donc,
en compagnie de Louÿs, à l’appartement du
poète, 89 rue de Rome, où il recevait de neuf
heures à minuit […] ; à la vérité, il était des plus
modestes, au quatrième étage d’une maison
banalement bourgeoise. Ce fut Mallarmé
lui-même qui vint nous ouvrir et, après une
antichambre exiguë, nous introduisit dans
une pièce tenant lieu tout ensemble de
salon et de salle à manger […]. Aux murs,
quelques très belles choses : un paysage
de rivière de Claude Monet, une esquisse
d’Édouard Manet représentant Hamlet et
le Spectre sur la terrasse d’Elseneur, une
eau-forte de Whistler, le petit portrait de
Mallarmé par Manet qui est maintenant au
musée du Louvre, une aquarelle de Berthe
Morisot et un pastel de fleurs d’Odilon
Redon […] ; sur un vaisselier, il y avait un
plâtre de Rodin représentant une nymphe
nue saisie par un faune et une bûche de
bois orangé où Paul Gauguin avait sculpté
un profil de Maori dont Mallarmé, pour me
taquiner, affirmait qu’il me ressemblait. […].
C’était un homme de taille moyenne […]. Il
gardait, pour recevoir, d’épais chaussons
de laine, et, comme il était très frileux, il
avait presque toujours sur les épaules un
plaid quadrillé. Cela ne l’empêchait point
de s’adosser au poêle, et il restait debout
toute la soirée, fumant sa pipe favorite au
fourneau de terre rouge et au tuyau fait d’un
os d’oie. Il n’eût offert que l’aspect d’un
petit bourgeois vieillissant – il avait alors
quarante-huit ans et paraissait beaucoup
plus âgé – sans l’expression saisissante
de son regard. Des cheveux grisonnants
coupés en brosse, une barbe grise, courte
et pointue, sous une moustache épaisse,
des oreilles faunesques. (Mallarmé chez lui,
1935)
Mallarmé
vu par...
Catulle mendès
(1841-1909)
Il était peu grand, chétif, avec, sur une face à
la fois stricte et plaintive […] des ravages de
détresse et de déception. Il avait de toutes
petites mains fines et un dandysme (un
peu cassant et cassé) de gestes. Mais ses
yeux montraient la pureté des tout petits
enfants […] D’un air de n’attacher aucune
importance aux choses tristes qu’il disait, il
me conta qu’il avait vécu assez longtemps
très malheureux à Londres […] puis il me
montra des vers à lire. Ils étaient écrits
d’une écriture fine, correcte et infiniment
minutieuse sur un de ces petits carnets
reliés de carton-cuir que ferme une bouclette
de cuir. Je fus émerveillé. […] C’était un
assez long conte d’Allemagne, une sorte
de légende rhénane, qui avait pour titre, —
je pense bien ne pas me tromper, — Igitur
d’Elbenone. Dès les premières lignes, je fus
épouvanté, et Villiers tantôt me consultait
d’un regard furtif, tantôt écarquillait
vers le lecteur ses petits yeux gonflés
d’effarement. […] Qui sait si alors, dans
Avignon, une farouche et robuste remise en
place n’eût pas réussi à détourner Mallarmé
de la fausse voie qu’il s’était trouvée par six
ans de solitude […] J’aurais dû, peut-être,
avoir le courage d’une brusquerie brutale
qui sauve sans ménagement. (Rapport sur le
mouvement poétique français de 1867 à 1900, paru
en 1903).
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107
42
George Moore
(1852-1933)
— En combien d’actes est votre pièce
(Igitur), Maître ? — En trois. — En combien
de personnages ? — Deux : moi et le vent :
Un jeune homme, le dernier de sa race, rêve
dans son château délabré. De quoi rêve-t-il ?
De guerres, de duels, d’aventures dans les
forêts lointaines : […] Projets sur projets…, et
il demande à ses ancêtres de lui enseigner
le chemin. Mais c’est toujours le vent dans
la vieille tour qui lui répond, qui cherche à
lui répondre. Et le jeune homme écoute le
vent… sans jamais être sûr si c’est oui que
le vent veut dire. Bien des fois Mallarmé m’a
parlé de sa pièce, et quand je lui demandais
où il voudrait la faire représenter, dans quel
théâtre, il parlait de voyager en caravane et
de jouer son héros lui-même dans toutes
les foires de France. Il s’exaltait à l’idée que
le poète serait lui-même son saltimbanque.
La pièce ne fut jamais écrite (tout au plus
prit-il quelques notes) mais il la rêvait si
bien, debout, devant le poêle, que je m’en
souviens encore, ainsi que de ses mollets
rôtissants et de son visage beau […].
La maison qu’habitait Mallarmé ne payait
pas de mine […] un escalier mal tenu et
tortueux montait en spirale étroite jusqu’audelà du troisième étage. Au quatrième, la
porte me fut ouverte par un petit homme
trapu, entre deux âges, dont l’aspect était
celui d’un ouvrier français. (Souvenirs sur
Mallarmé, paru en 1909 dans le n°3 d’une revue
intitulée Parsifal, puis dans le supplément littéraire
du Figaro daté du 13 octobre 1923).
Paul Valéry
(1871-1945)
Il y a eu dans Mallarmé une sorte de goût de
marivaudage avec l’absolu.
Lucien Muhlfeld
(1870-1902)
Il est difficile à ceux qui n’en furent témoins
d’indiquer ce qu’est une conférence, une
causerie, une conversation de M. Stéphane
Mallarmé. « Un homme au rêve habitué
vient … parler … » Et par une suggestion
à qui n’incite nulle autorité de tenue ou
de geste, vous entrez dans ce rêve, vous y
écoutez, vous y causez. N’imaginez point
qu’il s’agisse d’entretiens mystiques, M.
Mallarmé parlera d’Hugo, de Banville, de
Manet, de Whistler, de la dernière affiche,
du concert de dimanche, du marché de la
place Clichy. Mais c’est l’homme au rêve
habitué qui parle.
Laurent Tailhade
(1854-1916)
C’était un petit homme assez trapu, avec
une tête de faune et des yeux qu’emplissait
la plus rare douceur. En veston gris, un
éternel cigare aux doigts, il développait
avec des gestes charmants et mesurés le
thème qu’il avait choisi.
Toujours éteint et toujours rallumé, son
cigare - vrai cigare de Schéhérazade - se
prolongeait tout le long de la soirée et ne
s’éteignait que passé minuit. On était ici
entre poètes d’excellente compagnie, on
ne disait point de vers, comme si, dans la
serre chaude où fleurissaient les paroles
du Maître, il eût été grossier de montrer
n’importe quelles autres fleurs. Seul,
Camille Saint-Saëns osait se mettre au
piano pour jouer ses propres ouvrages
devant l’immense poète de Tristan et de
Parsifal. (Les plus belles pages de Laurent Tailhade
choisies par Mme Laurent Tailhade, Paris, 1928).
43
Henri de Régnier
(1864-1936)
C’était, d’ordinaire, le mardi soir. Il fallait, pour que l’hôte manquât
d’être là, une occasion imprévue ; que dans quelque coin de Paris
un fait inusité intéressât l’esprit, quelque représentation unique,
quelque danse ou quelque quatuor supérieurement accordé ;
sinon pendant vingt ans, Stéphane Mallarmé fut fidèlement exact
au rendez-vous donné une fois pour toutes par une invitation
verbale ou par un de ces billets comme il savait en écrire […]
On était là peu ou beaucoup, souvent tout ce que la petite salle
pouvait contenir entre les murs ornés de tableaux de choix, le long
d’un haut buffet ciselé de sculptures paysannes où brillait des
étains et des poteries, autour de la table que dominait la douce
lumière d’une lampe et sur laquelle gisait un livre, un encrier de
laque rouge, un bol de porcelaine de Chine ou du tabac.
Les cigares allumés unissaient vite leurs fumées aériennes en un
subtil tissu arachnéen dont chacun semblait avoir tissé un des fils.
Parfois le timbre annonçait un arrivant qui venait prendre sa part
de l’enchantement commun.
Peu à peu, l’échange préparatoire des propos se taisait à la
parole entendue, et on écoutait la souple et fine voix dessiner le
contour de l’Idée. La phrase parlée restait comme visible dans
l’air, en suspens et phosphorescente des images qui l’éclairaient.
Puis la fusée, à sa hauteur parfaite et calculée, épanouissait sa
poussière multicolore, et chacun recueillait en esprit comme une
des parcelles lumineuses de sa féerie.
C’est entre ces humbles murs, à certains soirs de fête spirituelle,
que furent dites les choses les plus fines et les plus fortes sur
la vie, l’art et la poésie qui est leur rencontre réciproque. Nous
y entendîmes se formuler de paroles précieuses, en ses thèmes
fondamentaux et ses arabesques accessoires, pour quelques
auditeurs qui en entrevirent la merveille, une des plus hautes, des
plus hautes, des plus belles et des plus extraordinaires rêveries
humaines. Instants, hélas ! sans retour, que n’oublieront pas
ceux qui ont assisté à ce mémorable spectacle nocturne, à cette
auguste consultation d’un homme par lui-même, aux débats de
son anxiété ou à l’extase de sa certitude.
Un silence ; puis le geste hiératique redevenait familier ; l’esquisse
merveilleuse s’éparpillait en croquis légers, la haute théorie
s’enguirlandait d’anecdotes charmantes qui, exquises dans leur
grâce ou plaisantes en leur malice, valaient un rire juste et sobre.
[…]
L’amitié fut en effet un des grands plaisirs de sa vie. Personne ne
la pratique mieux que lui, avec plus de délicatesse et de grâce. Je
ne sais pas s’il ne mettait pas quelque coquetterie à y être parfait
et impeccable. […]
Stéphane Mallarmé fut un des maîtres de la parole, non point en
orateur qui discourt ou en professeur qui enseigne, mais sous sa
forme la plus vivante et la plus animée, celle de l’entretien qui va,
s’arrête, repart, s’interrompt et mêle ses circuits aux cercles ailés
de la fantaisie et aux fumées aériennes des cigarettes.
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107
44
!
Eugène Carrière : Verlaine, lithographie,
1890. Musée Angladon
Paul Verlaine
(1844-1896)
« [Mallarmé] fournit au Parnasse des vers d’une nouveauté
qui fit scandale dans les journaux. Préoccupé, certes ! de la
beauté, il considérait la clarté comme une grâce secondaire,
et pourvu que son vers fût nombreux, musical, rare, et,
quand il le fallait, languide ou excessif, il se moquait de tout
pour plaire aux délicats, dont il était, lui, le plus difficile. »
Les Poètes maudits, 1886
45
Conscience de l'illusion
Entretien avec Bertrand Marchal
L’éditeur
des
Œuvres
complètes
de
Mallarmé dans La Bibliothèque de la
Pléiade (Gallimard) a bien voulu répondre
à notre sollicitation. D’abord surpris par
le rapprochement avec Vilar, il finit ici par
apporter à cet “écart” et à l’art moderne
qui nourrit ses contradictions, une réflexion
féconde.
Qu’est-ce qui conduit un chercheur, un intellectuel de
votre qualité à consacrer le plus clair de son existence
à Stéphane Mallarmé et à son œuvre ?
J’inverserai la question : ce n’est pas la recherche
qui m’a conduit à Mallarmé, c’est Mallarmé qui m’a
conduit à la recherche. Ma découverte de cette œuvre
au début de mes études supérieures est de l’ordre de
la révélation. Pas de tout Mallarmé, mais simplement
d’un poème : le sonnet en –yx [lire page 47].
Je n’avais qu’une idée lointaine de la poésie et je n’étais
destiné ni à l’enseignement ni à la littérature. Ce sonnet
m’a fasciné par sa dimension d’énigme et par sa façon
de se réfléchir lui-même, d’être autoréférentiel. J’ai
d’abord cherché à le mémoriser puis à le comprendre.
Sans rien connaître d’autre de Mallarmé, c’est le
poème lui-même qui m’a captivé et qui m’a conduit
progressivement à l’ensemble de l’œuvre.
Mallarmé est de ces auteurs très connus et très peu lus
pour des raisons objectives : la difficulté de sa lecture
fait partie de sa réputation - qui n’est pas totalement
usurpée. Plusieurs hypothèses ont été proposées pour
tenter d’expliquer sa façon d’écrire souvent étrange,
voire obscure, hermétique : certains ont prétendu par
exemple que, professeur d’anglais, il aurait décalqué
la structure de la langue anglaise pour l’adapter au
français… Plus sérieusement, je crois qu’il faut revenir à
une certaine idée que se faisait Mallarmé de la poésie :
une idée aristocratique. Très jeune encore, il s’étonne
que n’importe quel lecteur puisse ouvrir un recueil de
poèmes et entrer dans la poésie au seul motif qu’il
possède une relative maîtrise de l’alphabet ! Mallarmé
envie la musique parce que l’alphabet de la partition
n’est pas accessible aux non initiés. Un texte écrit à
vingt ans et retrouvé assez tard, Hérésies artistiques :
l’art pour tous (ce titre à lui seul nous place loin de
Jean Vilar, n’est-ce pas ?), laisse imaginer une fidélité
de toujours à cette logique aristocratique qui interdit
la poésie au profane et qui justifie, de fait, l’illisibilité.
Cette idée était peut-être celle du poète au début,
mais il a beaucoup évolué : à force de réflexion sur
la poésie, il a découvert que le langage est tout sauf
transparent. Le langage n’est transparent que dans
la mesure où on lit sans faire attention à ce qu’on lit.
À partir du moment où on lit sans faire attention à ce
qu’on lit, on ne lit plus rien, on n’a plus que l’illusion de
lire. La stratégie mallarméenne va consister à forcer le
lecteur à éviter la lecture courante, la lecture cursive,
stérile et dupe des mots. Pour attirer l’attention du
lecteur sur ce qui se passe dans les mots, dans les
signes écrits sur la page, encore faut-il donner à cette
langue une certaine opacité. C’est à partir de cette
résistance de la langue qu’on se pose nécessairement
la question du sens. Comment les mots signifient-ils ?
Pourquoi de petits dessins sur une page parviennentils à signifier de façon apparemment naturelle ? Et quoi
de moins naturel que la lecture ? Il s’agit d’obliger la
lecteur à se poser la question de la lecture, du sens, de
la signification et, par là-même, de la poésie qui n’est
elle-même rien d’autre qu’un phénomène de langage.
Comparaison n’est pas raison, mais vos propos
rappellent ceux de Jean-Luc Godard sur le cinéma…
Parce qu’il s’inscrit dans la logique de l’art moderne.
L’art moderne ne consiste pas à faire « comme si » on
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107
46
produisait de la réalité – au cinéma, dans la littérature
ou au théâtre –, mais à faire prendre conscience au
lecteur, au spectateur, à l’auditeur de la façon dont
cette illusion de réalité est produite par les différents
arts. Il s’agit d’attirer l’attention sur l’art en lui-même
et non pas sur l’illusion de réalité qu’il peut produire.
De prendre conscience que c’est à partir des mots, à
partir du langage que se construit le réel ou ce que
nous prenons pour tel. Nous vivons bien davantage
dans le langage que dans le monde : notre monde est
informé par le langage qui nous constitue. Si l’on n’a
pas conscience de cela, on vit dans l’illusion. Attirer
l’attention sur les mots, c’est attirer l’attention sur tout
ce qui fabrique du sens. Rien de commun avec l’art pour
l’art qui n’est qu’une espèce de fétichisation de l’art.
L’art moderne commence au
moment où il prend conscience
du matériau qui le constitue
Quels sont les héritiers ou les continuateurs de
Stéphane Mallarmé ?
Tous les artistes qui ont déplacé le regard non pas sur
le message mais sur le medium, sur l’art lui-même,
obéissent aux préceptes mallarméens. L’art moderne
commence au moment où il prend conscience du
matériau qui le constitue. En peinture, par exemple,
la question de la représentation le cède à la logique
des couleurs, et c’est ainsi que la peinture moderne
commence avec Mallarmé et l’impressionnisme.
Maurice Denis, contemporain de Mallarmé, dit
expressément qu’un tableau, avant d’être un cheval de
bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote,
est essentiellement une surface plane recouverte de
couleurs en un certain ordre assemblées. La peinture
ce sont donc des couleurs, la musique ce sont des
notes, la poésie ce sont des mots. La question de la
représentation n’est plus première, c’est celle du
matériau propre à chaque discipline. Mallarmé n’est
peut-être pas le premier poète moderne, mais il est
celui qui a poussé le plus loin cette conscience du
matériau poétique à partir de quoi se développe non
seulement la poésie mais toute la littérature.
Dans ces conditions, n’y aurait-il plus de contradiction,
d’écart entre Wagner et Satie ? Entre le spectacle total
et certaine anti-musique ?
Wagner intéresse Mallarmé parce qu’il propose cette
utopie – d’ailleurs réalisée – de l’art total. L’article
qu’il écrit à propos de Wagner en 1885 exprime une
sorte de rivalité imaginaire entre le musicien allemand
et le poète français. L’objectif du poète est aussi de
produire une espèce d’art total placé sous l’autorité
non pas de la musique mais de la poésie, qui constitue
l’art total par excellence. Il conteste, chez Wagner, une
façon d’additionner les arts alors que la poésie est,
virtuellement, tous les arts : elle est musique, même
si elle est musique du silence ; elle est plastique parce
que les mots ont une dimension plastique. Le poème
« Un coup de dés… » est une œuvre totale qui est à lire,
à voir, et à entendre dès lors qu’on l’oralise.
Comment se pose la question du public dans l’univers
de Mallarmé ? Où place-t-il son lecteur ?
Il se pose nécessairement cette question : le lecteur
est le premier visé par la pratique poétique. Il s’agit
seulement de produire une autre logique de lecture,
de faire en sorte que le lecteur cesse de consommer
du texte mais soit à même de produire une lecture
consciente d’elle-même, réfléchie, qui se pose
constamment la question de savoir comment les mots
parviennent à signifier, comment se passent les choses
dans l’esprit, par quel processus cognitif la lecture
d’un texte produit du sens. Ce processus intellectuel
très complexe ne se produit pas lorsque le texte est
transparent. Lorsqu’il lit le journal, et Mallarmé a
opposé la lecture du journal à celle du livre, le lecteur
obtient un minimum d’information à travers une
lecture cursive alors que dans le cas du livre il s’agit
de prendre conscience de ce qui se joue dans l’acte de
lire, et par conséquent dans l’acte d’écriture.
Le sonnet en -yx
Ses purs ongles très haut dédiant leur onyx,
L’angoisse, ce minuit, soutient, lampadophore,
Maint rêve vespéral brûlé par le Phénix
Que ne recueille pas de cinéraire amphore
Sur les crédences, au salon vide : nul ptyx,
Aboli bibelot d’inanité sonore,
(Car le Maître est allé puiser des pleurs au Styx
Avec ce seul objet dont le Néant s’honore.)
Mais proche la croisée au nord vacante, un or
Agonise selon peut-être le décor
Des licornes ruant du feu contre une nixe,
Elle, défunte nue en le miroir, encor
Que, dans l’oubli fermé par le cadre, se fixe
Des scintillations sitôt le septuor.
Stéphane Mallarmé
(version définitive, voir première version page 2)
47
On pourrait transposer vos propos aux artistes actuels
de la scène vivante, depuis la distanciation brechtienne
à la mise en abyme des mises en scène contemporaines
du répertoire – pensons au travail d’Ostermeier par
exemple sur Hamlet l’été dernier à Avignon…
Je n’en doute pas : beaucoup de praticiens dans tous
les arts, qu’ils en aient conscience ou non comme
Monsieur Jourdain, procèdent de Mallarmé – qui s’est
d’ailleurs beaucoup intéressé au théâtre. Il existe chez
lui une utopie théâtrale comme une utopie du livre. Il
avait une haute idée du théâtre de même qu’il avait une
haute idée de la poésie, déplorant l’éternel vaudeville
de la scène contemporaine et le théâtre grand public
également décrié par Zola… Il appliquait au théâtre la
même exigence – en conscience – qu’à la poésie.
Attirer l’attention sur l’art en luimême et non pas sur l’illusion
de réalité qu’il produit.
Certes, on garde de Mallarmé l’image d’un solitaire,
mais sa solitude est assez peuplée et complexe. Il est un
homme de réseau, vivant d’amitiés fortes, éclectiques,
cultivées dans de petits cercles, le critère politique
n’entrant pas dans ses affinités électives, mais plutôt
celui de l’exigence. Il a médité aussi sur la question de la
foule parce qu’il avait une conscience historique. Avoir
une conscience historique au XIXe siècle c’est voir la
montée en puissance du peuple souverain à travers ce
qui deviendra le suffrage universel. La véritable royauté
n’est plus d’ordre monarchique mais démocratique.
Comment concevoir l’art des temps nouveaux contre
l’art ancien, monarchique ? Comment concevoir un art
pour la démocratie ? Dans ce questionnement d’une
utopie d’un art pour tous , il rejoint sans conteste
Jean Vilar et les pionniers du théâtre populaire. Rêver
d’un art pour tous, ce n’est pas sombrer dans la
démagogie d’on ne sait quel audimat, d’un spectacle
facile et grand public : c’est rêver d’un art qui réveille
à l’intérieur de chacun ce qu’il y a de plus profond et
que Mallarmé appelle la divinité. Le rêve de théâtre
de Mallarmé est celui d’un théâtre où le public n’est
plus un nombre mais des personnes, et des personnes
qui communient dans une même passion esthétique,
exaltante au sens propre du terme, qui les élève audessus de leur situation.
Pour tenter de conclure, quel distingo pouvons-nous
établir entre le facile et le difficile sans tomber dans le
sectarisme ou le snobisme ?
Le facile est ce qu’on consomme sans y penser –
c’est peut-être même quelque chose qui pense à
votre place ! Mallarmé était un lecteur très ouvert,
acceptant des formes différentes : il est tout sauf
sectaire, correspondant avec des créateurs très divers.
Il n’avait aucun mépris pour des tentatives différentes
de la sienne et il serait absurde d’en faire un poète
intellectuel réservé aux intellectuels. S’il est un poète
qui procure d’abord une véritable jouissance physique,
un plaisir du texte, même quand on ne comprend pas,
c’est bien Mallarmé (il suffit de le lire ou de le réciter
à haute voix), et n’oublions pas que l’auteur du Coup
de dés est aussi celui des Vers de circonstance. Mais il
reste farouchement accroché à cette haute idée de la
littérature, des lettres –des lettres au sens propre, ces
signes qui font l’histoire de l’humanité. Avant l’écriture,
c’est la préhistoire. La civilisation se constitue par les
lettres au sens strict du terme. Comment se saisir
de l’aventure humaine sinon par une réflexion sur la
littérature ? Pour le dire simplement, la poésie est une
pratique réfléchie de la littérature. Lecteur de linguistes
de son époque, Mallarmé est le premier poète à
conquérir cette conscience linguistique, à nourrir sa
poésie de cette conscience – ce qui deviendra plus
courant au XXe siècle.
Propos recueillis par Jacques Téphany
Bertrand Marchal est professeur à l’Université de Sorbonne-Paris IV.
Il est l’auteur d’essais sur Mallarmé (Lecture de Mallarmé, Corti,
1985, La Religion de Mallarmé, Corti, 1988, Salomé entre vers et
prose, Corti, 2005), et l’éditeur de ses Œuvres complètes dans la
Bibliothèque de la Pléiade (Gallimard, 1998-2003).
Lettre autographe de Mallarmé à Méry Laurent,
qui fut son égérie.
Bibliothèque littéraire Jacques Doucet
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107
!
Puisque nous évoquons Hamlet, cette pièce de
Shakespeare représente pour Mallarmé la tragédie
essentielle parce qu’elle se résume pour lui à une
alternative elle-même essentielle (to be or not to be)
qui rejoint ce qu’il a découvert comme le fond originel
de toutes les mythologies (et de toutes les religions),
la tragédie de la nature (lumière et ombre, vie et
mort, être et néant). Et cette tragédie essentielle est
d’une certaine façon pour lui une tragédie à un seul
personnage, Hamlet résumant en lui tous les autres,
« car dans l’idéale peinture de la scène tout se meut
selon une réciprocité symbolique des types entre eux
ou relativement à une figure seule ».
48
49
Mallarmé, un hermétisme populaire ?
par Pierre-Marie Danquigny
« Sait-on ce que c’est qu’écrire ? Une ancienne et
très vague mais jalouse pratique, dont gît le sens
au mystère du cœur. Qui l’accomplit, intégralement,
se retranche. » ; c’est ainsi que Stéphane Mallarmé
commençait ses conférences sur son ami Villiers de
l’Isle-Adam lors de sa tournée en Belgique en février
1890. Mais, si l’on en croit les gazettes de l’époque,
Mallarmé parlait devant « un public, contre le sommeil
et l’ennui, mal armé » et suscita la colère d’un colonel
qui quitta bruyamment la salle en s’écriant : « C’est
incompréhensible ! »
Mallarmé a en effet la réputation d’être un auteur
obscur, voire abscons, mais cette obscurité, réelle,
qui est la conséquence d’un choix esthétique et
philosophique, n’est pas incompatible avec sa volonté,
réelle elle aussi, d’accéder à un large public. On peut
parler, à son sujet, d’hermétisme populaire.
« L’obscurité » de Mallarmé est bien connue et
deviendra même un leitmotiv. Déjà en 1865, Le Jour
qui deviendra ensuite Poème nocturne puis finalement
Don du poème est jugé « obscur » par son ami, le félibre
Théodore Aubanel à qui il avait été envoyé.
Selon l’historien Charles Seignobos, qui fut l’élève de
Mallarmé à Tournon, Catulle Mendès aurait déclaré :
« Mallarmé, quand il a écrit quelque chose, il faudrait
le lui enlever et le publier avant qu’il l’ait corrigé ».
Auteur réputé de nombreux recueils de poèmes,
d’une quinzaine de romans, de pièces de théâtre et de
livrets de ballet, rédacteur en chef de plusieurs revues
importantes, Catulle Mendès, admiré et jalousé mais
bien oublié aujourd’hui, joua un rôle important dans
le monde des lettres de la seconde moitié du XIXe
siècle. Il fut notamment, avec Louis-Xavier de Ricard,
co-directeur du premier Parnasse contemporain qui
parut en dix-huit livraisons, tous les samedis, à partir
du 3 mars 1866 et qui publia dix poèmes de Mallarmé,
dont L’Azur.
Souvent très critique vis-à-vis de Mallarmé, Mendès
l’admirait pourtant et dans son Rapport sur la poésie
française de 1867 à 1900 (Paris, 1903), il fait de lui ce
portrait : « Il était peu grand, chétif, avec, sur une face
à la fois stricte et plaintive […] des ravages de détresse
et de déception. Il avait de toutes petites mains fines
et un dandysme (un peu cassant et cassé) de gestes.
Mais ses yeux montraient la pureté des tout petits
enfants […] D’un air de n’attacher aucune importance
aux choses tristes qu’il disait, il me conta qu’il avait
vécu assez longtemps très malheureux à Londres […]
puis il me montra des vers à lire. Ils étaient écrits d’une
écriture fine, correcte et infiniment minutieuse sur un
de ces petits carnets reliés de carton-cuir que ferme
une bouclette de cuir. Je fus émerveillé. »
un mystère dont le lecteur
doit chercher la clef
Dans le tome 9 (1892-1895) de leur Journal, les
Goncourt racontent, à la date du jeudi 23 février 1893 :
« Mallarmé, auquel on demande, avec toute sorte de
circonspection, s’il ne travaille pas, dans ce moment,
à être plus fermé, plus abscons que dans ses toutes
premières œuvres, de cette voix légèrement calme, que
quelqu’un a dit, par moments, se bémoliser d’ironie,
confesse qu’à l’heure présente, «il regarde un poème
comme un mystère, dont le lecteur doit chercher la
clef. »
On pourrait ajouter à ces témoignages ceux de Frédéric
Mistral ou de Jules Renard, qui ne montrent que
l’incompréhension entourant la poésie de Mallarmé.
Pour lui en effet, le sens d’un poème ne doit pas être
immédiat et il faut que, par son travail, le lecteur
mérite de comprendre le texte. C’est la théorie de
l’hermétisme : le poème est un texte sacré qui conduit
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107
50
à la vie éternelle de la même façon que Hermès
conduisait les initiés jusqu’aux Champs Élysées. La
seule préoccupation digne de ce nom est la recherche
de l’éternité et, Dieu n’existant pas, c’est la Poésie
qui permet d’échapper à la mort. Comme l’alchimie,
la poésie est une activité qui transmue le réel pour
arriver à une notion pure.
Mallarmé écrira dans Crise de vers (montage de
plusieurs articles écrits en 1886 et 1895) : « L’œuvre
pure implique la disparition élocutoire du poète, qui
cède l’initiative aux mots, par le heurt de leur inégalité
mobilisés ; […] À quoi bon la merveille de transposer un
fait de nature en sa presque disparition vibratoire […]
si ce n’est pour qu’en émane, sans la gêne d’un proche
ou concret rappel, la notion pure. « Je dis : une fleur !
et, hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour,
en tant que quelque chose d’autre que les calices sus,
musicalement se lève, idée même et suave, l’absente
de tous bouquets. »
S’il n’est sûrement pas le premier à l’avoir perçu,
Mallarmé est le premier à avoir formaliser cette idée
que la poésie ne se fait pas avec des idées mais avec
des mots que l’agencement (le rythme et la disposition)
transforme en un sur-langage et c’est ainsi que dans
une lettre du 27 juin 1884, il donne pour Léo d’Orfer
cette définition : « La poésie est l’expression, par le
langage humain ramené à son rythme essentiel, du
sens mystérieux des aspects de l’existence : elle doue
ainsi d’authenticité notre séjour et constitue la seule
tâche spirituelle. »
Le côté élitaire de Mallarmé est bien connu mais, ce qui
l’est moins, c’est sa volonté constante et simultanée
d’accéder à un large public. Pensons notamment
aux Récréations postales où Mallarmé a recueilli les
quatrains-adresses qu’il avait écrits pour ses amis
écrivains ou peintres ainsi que pour son amie Méry
Laurent qui fut une actrice et une demi-mondaine
avant de devenir l’inspiratrice de Manet et de
Mallarmé. L’éditeur précise que « aucune des adresses
en vers collationnées n’a manqué son destinataire »
et que « l’idée vint [à Mallarmé] à cause d’un rapport
évident entre le format ordinaire des enveloppes et la
disposition d’un quatrain. »
Sous cette apparente facilité se cache en effet
une préoccupation esthétique qui lie le sens et la
typographie. Depuis les Calligrammes d’Apollinaire et
son utilisation massive par la publicité, cette pratique
est devenue banale mais c’est Mallarmé qui, le premier,
a pris conscience que la forme et la disposition des mots
déterminaient elles aussi le sens. Dans sa dernière
œuvre, Jamais un coup de dés n’abolira le hasard, il
poussera à son paroxysme ce souci de la forme.
D’autres poèmes de circonstance ont été composés
pour accompagner des exemplaires d’œuvres offertes,
des photographies, des dons de fruits glacés au nouvel
an, des œufs de Pâques, etc. D’autres ont été écrits sur
des galets ou sur des éventails. La meilleure preuve
que, dans l’esprit de Mallarmé, ces vers de circonstance
étaient de même nature que ses autres vers, c’est que
certains de ces poèmes, comme Éventail de Madame
Mallarmé ou Autre éventail de Mademoiselle Mallarmé
ont été recueillis dans la dernière édition de ses
œuvres que le poète avait préparée juste avant sa
mort prématurée (édition Deman, 1899).
la poésie permet d’échapper
à la mort
On peut aussi penser à la revue La dernière mode,
dont Mallarmé dirigea seul huit numéros, écrivant
des articles sur les toilettes, les bijoux, le mobilier,
les restaurants mais publiant aussi des poèmes
de ses amis parnassiens. Mais c’est surtout par le
théâtre que Mallarmé songe à trouver le grand public.
Dès 1864 il envisage de transformer Hérodiade en
tragédie. En 1865, il laisse Hérodiade pour les cruels
hivers et il « rime un intermède héroïque, dont le héros
est un Faune […] absolument scénique, non possible
au théâtre, mais exigeant le théâtre » qu’il compte
présenter au Théâtre Français (lettre à Cazalis).
Voici ce que Paul Valéry écrit à ce sujet : « Banville
aimait Mallarmé ; il s’intéressait à son sort qui était
assez triste. Comme il cherchait à être utile au jeune
poète, un événement se produisit qui répandit l’espoir
dans tout le petit monde parnassien : ce fut le succès du
« Bassant » de François Coppée joué par Agar et Sarah
Bernhardt. Vers le même temps, Banville donnait de
son côté à Constant Coquelin quelques pièces. L’idée
lui vint que peut-être son jeune ami Mallarmé pourrait,
en faisant quelques sacrifices au goût du public, écrire
pour Coquelin qui débutait avec éclat, une scène en
vers dont le succès heureux pourrait changer le destin
du poète. Mallarmé succombant à la tentation, entreprit
un poème à deux voix qui ne fut vraisemblablement
jamais achevé ». Un brouillon montre que Mallarmé
avait entrepris un poème scénique à trois personnages
et trois scènes : un monologue du Faune suivi d’un
dialogue des nymphes, puis un monologue du Faune.
Ce projet fut refusé par les Comédiens Français et
Claude Debussy puis Vaslav Nijinski réalisèrent le rêve
du poète.
Un peu plus tard Mallarmé, si l’on en croit le romancier
irlandais George Moore, qui vécut à Paris de 1873 à
51
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107
52
1880, songea à transformer son conte fantastique
Igitur en pièce de théâtre. En effet Moore rapporte dans
Souvenirs sur Mallarmé, paru dans le n°3 de la revue
Parsifal (1909), un dialogue avec le Maître sur un projet
dramatique : « En combien d’actes est votre pièce,
Maître ? — En trois — En combien de personnages ?
— Deux : moi et le vent. » Suit le résumé de l’intrigue,
avec une indication étonnante sur la nature de ce
projet dans l’esprit de Mallarmé : « Un jeune homme,
le dernier de sa race, rêve dans son château délabré.
De quoi rêve-t-il ? De guerres, de duels, d’aventures
dans les forêts lointaines : […] Projets sur projets…, et
il demande à ses ancêtres de lui enseigner le chemin.
Mais c’est toujours le vent dans la vieille tour qui lui
répond, qui cherche à lui répondre. Et le jeune homme
écoute le vent… sans jamais être sûr si c’est oui que le
vent veut dire. Bien des fois Mallarmé m’a parlé de sa
pièce, et quand je lui demandais où il voudrait la faire
représenter, dans quel théâtre, il parlait de voyager en
caravane et de jouer son héros lui-même dans toutes
les foires de France. Il s’exaltait à l’idée que le poète
serait lui-même son saltimbanque. La pièce ne fut
jamais écrite (tout au plus prit-il quelques notes) mais
il la rêvait si bien, debout, devant le poêle, que je m’en
souviens encore, ainsi que de ses mollets rôtissants et
de son visage beau. »
Durant toute sa vie, Mallarmé, qui pendant plusieurs
années organisa des représentations théâtrales dans
son jardin de Valvins, s’intéressa au théâtre et, de
novembre 1886 à juillet 1887, il écrivit des Notes sur
le théâtre dans La Revue indépendante d’Édouard
Dujardin. Ces notes, publiées ensuite sous le titre
Crayonné au théâtre, témoignent du grand intérêt
de Mallarmé pour des genres comme le mélodrame
dont « l’humble et profonde loi […] règle en vertu d’un
instinct populaire les rapports de l’orchestre et des
planches » et surtout pour des danseuses telles que La
Cornalba « qui danse comme dévêtue » et qui écrit un
« poème dégagé de tout appareil du scribe. » ou pour
des mimes « dont le jeu […] installe, ainsi, un milieu,
pur, de fiction. », c’est-à-dire pour des œuvres qui n’ont
pas besoin de l’ambiguïté des mots pour exprimer
l’Idée [voir l’article d’Hélène Laplace-Claverie, pages
54-57].
aussi de son jardin, de travaux domestiques et de tous
les petits riens de la vie quotidienne. Ses ouvrages
pédagogiques témoignent également de ses conseils
(très novateurs alors et peu appréciés des inspecteurs)
pour enseigner l’anglais à partir des proverbes ou des
chansons populaires.
l’œuvre pure implique
la disparition élocutoire
du poète
En réalité, Mallarmé, contrairement à ce que pensaient
beaucoup de ses contemporains, ne cherche pas à
être obscur : il veut exprimer l’inexprimable tout en
pensant que cet inexprimable est accessible à tous.
Répondant indirectement à l’article de Marcel Proust
intitulé Contre l’obscurité (voir pages 63-64) et publié
dans La Revue blanche des frères Natanson en juillet
1896, Mallarmé publie en septembre de la même année
et dans la même revue Le Mystère dans les lettres. On y
trouve ces mots qui éclairent l’oxymore de notre titre,
alliance de mots parfaitement conciliables : « Il doit y
avoir quelque chose d’occulte au fond de tous, je crois
décidément à quelque chose d’abscons, signifiant
fermé et caché, qui habite le commun : car, sitôt cette
masse jetée vers quelque trace que c’est une réalité,
existant, par exemple, sur une feuille de papier, dans
tel écrit –pas en soi- cela qui est obscur : elle s’agite,
ouragan jaloux d’attribuer les ténèbres à quoi que ce
soit, profusément, flagramment. »
Dans ce domaine comme dans beaucoup d’autres,
Mallarmé est extrêmement novateur et c’est, sans
doute, ce qui explique l’énorme influence qu’il exerça
non seulement sur les artistes de son époque mais aussi
sur un homme comme Picasso, auteur de plusieurs
portraits du poète. Selon David Mendelson, professeur
à l’Université de Tel Aviv, Picasso reconnaissait
ainsi que Mallarmé lui avait montré la possibilité de
désarticuler la syntaxe et le discours en les disposant
sur le plan d’une page assimilée à une toile.
P-M. D.
Il existe un côté authentiquement populaire chez
Mallarmé : en vacances au Splendid Hôtel de Royat,
en août 1888, en compagnie (et aux frais) de Méry
Laurent, il tient à se faire photographier en paysan et
sa correspondance nous montre un homme avec des
préoccupations esthétiques, certes, mais qui s’occupe
!
Reste à essayer d’expliquer cette apparente
contradiction entre un poète écrivant des textes
élitaires et un homme aimant ce qui est accessible à
tous.
Revue Les Hommes d'aujourd'hui, 1887.
Cette couverture fut jugée inacceptable par Mallarmé.
Cliché Yvan Bourhis, DAPMD - Conseil général de Seine-et-Marne.
53
Mallarmé homme de spectacles
par Hélène Laplace-Claverie
Jeune professeur d’université, récemment
nommée à Avignon, Hélène Laplace-Claverie
a accepté avec enthousiasme de contribuer
à notre dossier Mallarmé. Elle est d’autant
plus qualifiée qu’elle est avec Florence
Naugrette et Sylvain Ledda, l’auteur de
l’Anthologie du théâtre du XIXe siècle que
vient d’éditer L’avant-scène théâtre.
Une culture est un choix.
Mallarmé impose Un Coup de dés à son éditeur
et Michel-Ange son Jugement dernier à l’irascible Jules II.
Jean Vilar1
Mallarmé pris en exemple par Vilar. La chose peut
étonner. Quelle distance, a priori, entre le fondateur
du T.N.P. d’une part et d’autre part la grande figure
du symbolisme, l’auteur réputé abscons du Tombeau
d’Edgar Poe, le poète élitiste qui proclame en 1862
dans un texte intitulé — de façon éloquente —
Hérésies artistiques. L’Art pour tous : « L’homme
peut être démocrate, l’artiste se dédouble et doit
rester aristocrate2. » Ou encore : « Ô poètes, vous
avez toujours été orgueilleux ; soyez plus, devenez
dédaigneux3. »
Et pourtant. Quel que soit le fossé qui sépare ces deux
artistes, l’un et l’autre furent de fervents amoureux
et d’audacieux réformateurs du théâtre. Sans doute
Mallarmé n’a-t-il jamais franchi le pas de la création
proprement dite. Mais ses plus prestigieux poèmes,
Hérodiade et L’Après-midi d’un faune, furent d’abord
conçus pour la scène. « Ce poème renferme une très
haute et très belle idée, écrit l’auteur du Faune en 1865,
mais les vers sont terriblement difficiles à faire, car je
le fais absolument scénique, non possible au théâtre,
mais exigeant le théâtre4. » Quant au fameux « Livre »
dont Mallarmé souhaitait faire le couronnement de son
œuvre, sa nature est fondamentalement théâtrale5.
Dans une perspective plus générale, Jacques Derrida a
bien mis en évidence le lien intime qui unit l’esthétique
mallarméenne à la sphère dramatique6.
Loin de nourrir un intérêt purement théorique pour
la chose spectaculaire, l’auteur du Coup de dés aime
expérimenter les sortilèges de la scène. Ainsi, dans
sa villégiature de Valvins, en lisière de la forêt de
Fontainebleau, il ne dédaigne pas de participer aux
créations du « petit théâtre » qu’animent les frères
Margueritte. « Bien vite, écrit Jean-Luc Steinmetz dans
sa biographie du poète, Mallarmé est mis à contribution
pour occuper tour à tour et parfois simultanément le
rôle de conseiller, de metteur en scène et, last, but not
least, de souffleur7. » C’est dans ce cadre que Mallarmé
découvre l’art de la pantomime, dans lequel il voit la
quintessence du théâtre. De manière surprenante,
celui que l’on considère comme le plus hermétique des
poètes affiche en effet une prédilection pour certains
spectacles populaires et pour des formes scéniques
éloignées du domaine littéraire, telle la danse.
C’est donc à ce Mallarmé spectateur et commentateur
de la vie théâtrale de son temps que nous allons nous
intéresser, à travers ses textes de critique dramatique.
Le fait est connu : le maître de la rue de Rome eut à
deux reprises l’occasion de s’adonner, sur un mode
journalistique, à l’activité de chroniqueur. D’abord
en 1874, dans les huit livraisons de La Dernière
Mode, l’éphémère périodique dont il fut le rédacteur
quasi unique ; puis entre 1886 et 1887 dans La Revue
indépendante, qui publia plusieurs de ses comptes
rendus de spectacles. On préfère en général occulter
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107
54
les écrits de La Dernière Mode, jugés indignes du
génie mallarméen, pour ne retenir que les textes
plus ambitieux (sur le double plan de l’élaboration
stylistique et conceptuelle) des années 1880, qui furent
réunis sous le titre Crayonné au théâtre et insérés en
1897 dans le recueil Divagations. De récents travaux,
ainsi que la nouvelle édition des Œuvres complètes
de Mallarmé dans la « Bibliothèque de la Pléiade »,
établie par Bertrand Marchal, ont pourtant montré
l’importance des fascicules parus en 1874, notamment
pour qui souhaite connaître le regard que posait le
rédacteur de La Dernière Mode sur les spectacles de
son temps.
« L’intérêt majeur de ces Chroniques et Gazettes,
souligne Patrick Besnier dans la passionnante étude
qu’il leur consacre, est de montrer un Mallarmé très
au fait de la production théâtrale courante de cette
époque et capable d’en écrire avec précision.8 »
Loin de se cantonner dans le répertoire symboliste
et d’évoquer la seule musique de Wagner, l’auteur
d’Hérodiade se montre en effet attentif à l’offre
spectaculaire « grand public ». Le nom d’Offenbach,
par exemple, revient souvent sous sa plume, et c’est
avec un étonnant naturel que le Prince des Poètes
immerge son lecteur dans l’atmosphère des caf’conc’
et autres music-halls parisiens. De la Gaîté aux FoliesBergère et de l’opérette aux attractions foraines les
plus farfelues (numéros d’animaux savants, tours
de force, gymnastique acrobatique…), il explore des
univers qui semblent pourtant aux antipodes de ses
exigences esthétiques. Il semble même plus à l’aise
dès lors qu’il s’agit de décrire des numéros de cirque
ou des féeries à grand spectacle que d’analyser la
saison de la Comédie-Française ou de l’Opéra.
Est-ce à dire que le véritable théâtre, à ses yeux, trouve
refuge en dehors des scènes officielles ? Comme de
nombreux artistes de la fin du XIXe siècle, Mallarmé
perçoit le potentiel créatif contenu dans les petits
genres et les petites formes, potentiel qui contraste
avec l’académisme poussiéreux des lieux reconnus
par l’institution. Dans ses articles de La Revue
indépendante transparaissent la même dichotomie
et le même engouement pour les scènes secondaires.
Ainsi, quand il aborde le domaine chorégraphique,
le poète-journaliste oppose de façon très nette la
danse de tradition française, telle qu’elle se pratique
à l’Académie de musique, à d’autres créations
plus innovantes. Il affiche son goût pour les ballets
donnés à l’Eden-Théâtre, immense salle située à
l’emplacement de l’actuel Athénée-Louis Jouvet, qui
fut entre 1883 et 1893 la grande rivale de l’Opéra de
Paris. Aux spectacles stéréotypés proposés par ce
dernier, Mallarmé préfère la virtuosité tapageuse des
artistes italiens de l’Eden. Et il n’est pas anodin de
noter que c’est dans le texte où il leur rend hommage
qu’il passe soudain de l’observation admirative à
une tentative de théorisation. Il en résulte l’une des
plus belles définitions qui soient de la ballerine,
immédiatement suivie d’une puissante analogie entre
l’art chorégraphique et l’art poétique :
À savoir que la danseuse n’est pas une femme qui
danse, pour ces motifs juxtaposés qu’elle n’est pas
une femme, mais une métaphore résumant un des
aspects élémentaires de notre forme, glaive, coupe,
fleur, etc., et qu’elle ne danse pas, suggérant par un
prodige de raccourcis ou d’élans, avec une écriture
corporelle ce qu’il faudrait des paragraphes en prose
dialoguée autant que descriptive, pour exprimer,
dans la rédaction : poème dégagé de tout appareil du
scribe.9
C’est avec un étonnant naturel
que le Prince des Poètes
immerge son lecteur dans
l’atmosphère des Caf’conc’
Cette idée est reformulée à de nombreuses reprises
par Mallarmé, qui ne cesse d’appréhender la danse
comme la « forme suprême d’idéal au théâtre10 »,
le « rendu plastique, sur la scène, de la poésie11 »,
ou encore la « forme théâtrale de poésie par
excellence12 ». Or, chaque fois, c’est à propos de
spectacles chorégraphiques non conventionnels qu’il
développe sa vision du ballet comme art supérieur. Il
consacre ainsi plusieurs des chroniques réunies dans
Divagations à Loïe Fuller, danseuse américaine de
cabaret qui fit ses débuts en 1892 aux Folies-Bergère
et devint célèbre grâce à de savants jeux de voiles mis
en valeur par des effets lumineux.
Mais comment comprendre cette prédilection de
Mallarmé pour un genre théâtral qui délaisse le
langage verbal au profit de l’éloquence muette des
mouvements corporels ? C’est que la danse, selon
lui, propose au spectateur une écriture silencieuse,
charnelle et néanmoins éthérée, qui contraste avec
les creux bavardages des vaudevilles et autres formes
dramatiques à la mode dans la deuxième moitié du XIXe
siècle. Mallarmé, comme nombre de ses contemporains,
déplore les conséquences d’une dérive commerciale
qui ravale le théâtre au rang de divertissement grossier.
C’est d’ailleurs pourquoi il ne fréquente que rarement
les salles de spectacle : Quelques apparitions partout
où l’on monte un ballet, où l’on joue de l’orgue, mes
deux passions d’art presque contradictoires, mais dont
le sens éclatera, et c’est tout.13
55
Dans cette lettre adressée à Verlaine en 1885, Mallarmé
avoue apprécier la danse et la musique, mais ne goûter
que fort peu la plupart des créations mises à l’affiche
par les théâtres parisiens. Généralité qui serait bien
sûr à nuancer. Si l’auteur de L’Après-midi d’un faune se
montre sévère à l’égard des spécialistes de la « pièce
bien faite » qui — de Scribe à Sardou —se contentent
de recycler des recettes éprouvées et de tendre au
public bourgeois le miroir de ses us et coutumes, il
encourage en revanche les artistes avant-gardistes qui
ont entrepris de rénover l’art théâtral.
Réticent vis-à-vis du modèle naturaliste, Mallarmé se
laisse séduire par le drame symboliste lorsqu’il tente,
fût-ce avec maladresse, de concrétiser l’utopie d’un
théâtre poétique et spirituel, de portée métaphysique.
Le vocabulaire de la religion (« Temple », « Saint
des Saints », « rite », « culte », etc.) revient sans
cesse sous sa plume quand il évoque La Légende
d’Antonia, trilogie en vers du très wagnérien Édouard
Dujardin, ou La Princesse Maleine, première pièce de
Maurice Maeterlinck, appelé à devenir le chef de file
du symbolisme théâtral. Mallarmé sut aussi déceler
chez le jeune Claudel la naissance d’un exceptionnel
génie dramatique, dès la lecture de Tête d’or en 1890.
Lecture, et non représentation, car tel est le paradoxe
du projet commun aux auteurs du courant idéaliste
dans les années 1880-1890 : leur désir de régénérer
l’art théâtral passe par le renoncement plus ou
moins complet à la scène. Comme l’écrit Mallarmé, il
s’agit pour Maeterlinck et ses émules d’« insér[er] le
théâtre au livre14 », autrement dit de susciter par la
seule magie des mots un spectacle mental, intérieur,
« inhérent à l’esprit », pur de toute compromission
avec la cabotinage des acteurs et l’espace pollué des
tréteaux.
On le voit, les goûts et les opinions de Mallarmé en
matière de théâtre ne sont pas simples à résumer.
Grand amateur de danse, il aspire dans le même temps
à une désincarnation du jeu. Adepte d’un spectacle
intériorisé, il aime les évolutions très visuelles de Loïe
Fuller. Désireux de remplacer le théâtre par le livre,
il souhaite aussi transformer le livre en théâtre, par
exemple à travers l’expérience ultime du Coup de dés.
Enfin, dernier paradoxe caractéristique d’une vision de
l’art dramatique éminemment complexe, s’il plaide en
faveur d’une scène mentale propre à chaque individu,
Mallarmé appelle dans le même temps de ses vœux
l’avènement d’un théâtre collectif, susceptible de
fonder une communauté :
La scène est le foyer évident des plaisirs pris en
commun, aussi et tout bien réfléchi, la majestueuse
ouverture sur le mystère dont on est au monde pour
envisager la grandeur, cela même que le citoyen, qui en
aura idée, fonde le droit de réclamer à un État, comme
compensation de l’amoindrissement social.
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107
56
Entre religion et politique, si l’on veut bien donner à
ces deux termes leur sens étymologique, Mallarmé
rêve d’une scène ouverte sur l’universel, capable
de révéler à la foule sa spiritualité profonde. Est-on
si loin de la démarche de Jean Vilar ? Lequel aurait
à l’évidence pu contresigner cette phrase, tirée de
l’article Le genre ou des modernes : « Le Théâtre est
d’essence supérieure.17 »
H. L-C.
1 : Cité par Jack Ralite dans la dernière livraison des Cahiers de la
Maison Jean Vilar, n°106, octobre-décembre 2008, p. 21.
2 : Mallarmé, Écrits sur l’art, éd. Michel Draguet, GF-Flammarion,
1998, p. 74.
3 : Ibid., p. 75.
4 : Lettre de Mallarmé à Cazalis, juin 1865 (Correspondance
complète 1862-1871, Gallimard, 1995, p. 242-243).
5 : Voir Jacques Scherer, Le « Livre » de Mallarmé, Gallimard, 1957.
6 : Jacques Derrida, « La double séance », La Dissémination, Le
Seuil, 1972.
7 : Jean-Luc Steinmetz, Stéphane Mallarmé. L’absolu au jour le
jour, Fayard, 1998, p. 214.
8 : Patrick Besnier, « Mallarmé, Offenbach et les Folies-Bergère »,
Europe, n° 825-826, janvier-février 1998, p. 151.
9 : Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, t. II, Gallimard, «
Bibliothèque de la Pléiade », 2003, p. 171.
10 : Lettre de Stéphane Mallarmé à Félicien Champsaur, 17 août
1887 (Correspondance, t. III, Gallimard, 1969, p. 129).
11 : Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, t. II, op. cit., p. 178.
12 : Ibid., p. 175.
13 : Lettre de Mallarmé à Verlaine, 16 novembre 1885 (Œuvres
complètes, t. I, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1998,
p. 790).
14 : Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, t. II, op. cit., p. 196.
15 : Ibid., p. 195.
16 : Ibid., p. 181.
17 : Ibid., p. 179.
!
Ancienne élève de l’ENS (Ulm), Hélène Laplace-Claverie est
professeur de littérature française à l’Université d’Avignon.
Ses principaux travaux portent sur les arts du spectacle (Écrire
pour la danse, Les livrets de ballet de Théophile Gautier à Jean
Cocteau, 1870-1914, Champion, 2001 ; Modernes féeries, Le théâtre
français du XXe siècle entre réenchantement et désenchantement,
Champion, 2007)
Edouard Manet : Hamlet et le spectre, pastel.
Buton Agnés Hall. Yorkshire
57
Il faut que les yeux s'accoutument
Entretien avec Pierre Boulez
Pierre Boulez est l’un des mieux placés pour
tenter de nous éclairer sur l’indéfinissable
Il n’y a pas de hasard : en venant vers vous je feuilletai
quelques pages d’Igitur et tombai sur ces lignes qui
semblent parler de vous : « J’ai toujours vécu mon âme
fixée sur l’horloge… »
langage des signes et des sons cher
En effet, oui !
à Mallarmé – dont trois poèmes ont
« … Certes, j’ai tout fait pour que le temps qu’elle sonna
restât présent dans la chambre, et devînt pour moi la
pâture et la vie – j’ai épaissi les rideaux, et comme
j’étais obligé pour ne pas douter de moi de m’asseoir
en face de cette glace, j’ai recueilli précieusement les
moindres atomes du temps dans des étoffes sans cesse
épaissies. – L’horloge m’a souvent fait grand bien… »
inspiré à l’auteur de Penser la musique
aujourd’hui (Gallimard, coll. Tel, 1963), une
œuvre essentielle sur laquelle il revient ici
Pierre Boulez nous a reçu en son IRCAM,
Ces lignes me définissent en partie seulement car je
n’aime pas les rideaux. On le voit bien sur les photos
qui nous sont parvenues, Mallarmé se plaisait entre
les rideaux de ses appartements, dans des décors
chargés de tentures. Je serais plutôt tendance
Bauhaus ! Pour autant je n’aime pas les transparences
totales, les maisons d’architecte qui cultivent le
rapport à l’extérieur. Les murs, une séparation avec
le monde extérieur me sont nécessaires. J’apprécie le
dépouillement mais j’ai besoin de protection. Dans les
milieux bourgeois dont Mallarmé était issu - comme
moi, du reste -, ce que j’appelle la protection se
manifestait par la présence écrasante des rideaux, au
point qu’on se demande comment il pouvait « voir »,
en effet, si l’on veut bien imaginer par ailleurs le peu
de lumière où il vivait en l’absence d’électricité.
près du Centre Pompidou à Paris, entre
Il vivait donc dans l’obscurité et peut-être de
l’obscurité… Qu’est-ce que l’obscurité, selon vous ?
longuement, Pli selon pli. Son approche du
livre architectural et le théâtre de l’esprit
qu’il poursuit à travers l’abstraction
musicale concourent depuis de longues
années de création et d’enseignement
à une nouvelle modernité soucieuse de
transmission au public.
deux avions, trois concerts, cinquante
répétitions, conférences et interventions,
toujours d’une exemplaire disponibilité.
Qu’il en soit ici remercié.
L’obscurité c’est ce qu’on ne déchiffre pas tout de
suite. Il faut que les yeux s’accoutument. S’agissant de
poésie, il faut que l’âme s’accoutume à cette obscurité.
Si on lit trop hâtivement, ce que l’on prend pour de
l’obscurité demeure obscur. Si l’on veut bien regarder
les textes de près, y passer du temps, essayer de les
penser vraiment, alors commence certaine individualité
d’interprétation. Car il faut percer cette obscurité sans
aide extérieure. Lorsque je lis les explications des
meilleurs spécialistes, je reste comme à côté : je ne
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107
58
pense pas du tout de la même façon, je ne cherche
pas mon chemin dans la nuit de la même façon. Une
des richesses de la poésie de Mallarmé, c’est l’infinie
diversité de son interprétation.
Vous êtes vous-même un grand médiateur, vous
aimez la foule, vous ne refusez pas son contact ni son
approbation…
C’est quoi être mallarméen, car vous l’êtes ?
Quand on crée une œuvre, on cherche à convaincre.
Convaincre, ce n’est pas se présenter soi mais ce qu’on
a fait, de façon à ce que ce soit transmis. Cela explique
que je ne me défile pas, si je puis dire. Il se trouve que
j’ai certain talent de direction d’orchestre, je peux donc
diriger mes propres réalisations, et je le fais parce que
j’ai le goût de cette transmission directe - mais je ne
refuse pas que d’autres le fassent, bien sûr !
C’est s’approprier tout le vocabulaire. Même dans
la correspondance, dans les adresses, les vers de
circonstance, dans le « petit » Mallarmé en quelque
sorte, la grammaire est sans cesse remaniée, la
ponctuation est excessive, pléthorique, les adjectifs,
les incises surviennent dans la phrase de manière
inattendue, comme déplacée et tellement différente
du langage courant… Lire Mallarmé, c’est découvrir
une personnalité très forte qui, en se l’appropriant, a
plié le langage à son image. Certes, en permanence, il
côtoie un danger, le maniérisme, et il y verse carrément
dans les petites choses. Mais je préfère ce danger à
celui de la banalité.
Quand Debussy écrit L’Après midi d’un faune,
s’approprie-t-il lui aussi un langage ? Et vous-même,
quand vous écrivez Pli selon pli ?
On s’approprie des choses différentes. D’abord, Le Faune
est un poème descriptif. Il décrit ce que Mallarmé écrit,
un décor, il raconte une histoire très compréhensible.
Lorsque Debussy approchera Mallarmé vers la fin de
son existence avec les Trois poèmes, ils auront une
relation beaucoup plus profonde, plus elliptique, plus
énigmatique aussi… Debussy n’appréciait d’ailleurs
pas beaucoup le traitement de Ravel pour deux de
ces poèmes : le vocabulaire de Ravel est certainement
plus travaillé, plus avancé que celui de Debussy,
mais le sens de la forme et de la continuité est plus
surprenant chez Debussy. Voilà bien la preuve que
chacun s’approprie le langage à sa manière. Dans Pli
selon pli et dans les trois improvisations qui sont le
plus directement en contact avec les poèmes, je me
suis approprié le stade formel du poème : c’est ainsi
que le nombre de syllabes détermine le nombre huit
qui envahit la seconde improvisation, la première
étant plutôt une description vers par vers. Dans la
troisième improvisation, au contraire, la musique
s’articule autour de la structure des rimes et du sonnet
lui-même : quand les vers sont aimantés par la même
rime, ils engendrent la même structure.
Cela explique-t-il une partition fascinante à regarder
autant qu’à entendre, qui offre quelque chose de
la calligraphie, qui est un objet esthétique en ellemême… ?
C’est vrai. Cela vient de la forme : il s’agit d’une
obéissance formelle qui, en échange, envahit le poème
et l’étouffe.
Mais alors comment communiquer cette recherche
qui peut – tout de même – rester obscure au public ?
S’habituer à, sinon s’approprier L’Après midi d’un
faune, n’est pas très difficile, c’est une musique qu’on
peut chantonner sous sa douche. Ce n’est pas le cas de
votre musique…
C’est si vrai que la première audition de L’Après midi
d’un Faune connut un très grand succès immédiat.
En ce qui concerne Pli selon pli, le public répond tout
de suite à l’audition de l’improvisation 2 : il en saisit
beaucoup de choses dans l’instant, en tout cas le
résultat sinon la cause. C’est une œuvre qui a toujours
eu la faveur du public. Longtemps, jusqu’à ce que j’aie
achevé Pli selon pli, j’ai joué les improvisations 1 et
2 et, chaque fois, s’il y avait une bonne chanteuse,
évidemment, l’accueil était excellent. Ce n’est pas le cas
de la troisième improvisation, beaucoup plus longue
et complexe, qui demande plusieurs auditions.
Quel est le chemin qui vous a conduit de Mallarmé à
Char – ou de Char à Mallarmé ?
Vous avez raison de corriger : de Char à Mallarmé.
J’ai étudié Mallarmé comme tout le monde, à l’école,
alors que j’ai découvert Char à vingt ans. J’ai découvert
avec Char une façon de dire, d’utiliser le poème qui
appartenait à mon époque par son dépouillement
extrême. Char ne s’oblige pas aux contraintes formelles
qui sont la marque de Mallarmé, il utilise très peu le
vers, et l’assonance plus que la rime. En fait, je vois
la conséquence Mallarmé sur deux poètes : Claudel
et Valéry. Mais avec Valéry, la recherche formelle est
devenue académique, desséchée, alors qu’elle est
très vivante chez Mallarmé. Claudel, lui, va « ailleurs »,
dans la strophe, dans la phrase longue ou courte,
dissymétrique. La vraie leçon, la vraie conséquence de
Mallarmé, c’est chez Claudel qu’on la trouve.
René Char, une fois le surréalisme absorbé – sa période
surréaliste est assez courte –, fait courir une aventure
aux mots, au vocabulaire, aux images, plus qu’à la
grammaire. Le premier poème de Char sur lequel j’ai
travaillé, Visage nuptial, est narratif et, d’une certaine
façon, beaucoup plus traditionnel que certains poèmes
de Mallarmé. Dans ce cas, peut-être comme Debussy
pour Le Faune, j’ai réalisé un travail « illustratif », ce qui
n’est évidemment pas le cas du Marteau sans maître
59
où je me suis servi de la forme aphoristique : la voix se
distingue du groupe instrumental et en même temps
lui appartient. Il y a une ambiguïté sur son rôle : il n’est
plus question de narration mais d’absorption par la
musique de la structure que le poème vous fournit,
offrant ainsi un moyen d’articulation.
Quels sont les autres poètes qui ont inspiré votre
travail ?
Char m’a parlé très tôt, au tout début des années
cinquante, de Paul Celan dont l’histoire personnelle
m’a profondément marqué. Plus tard, j’ai été fasciné
par l’utilisation du langage que faisait Cummings :
à l’intérieur du vocabulaire il jouait avec les mots
au même moment que James Joyce. On trouve cette
même torsion de la langue chez Michaux – l’humour
en plus, très souvent. Avec Cummings et Michaux mais pas avec René Char -, le vocabulaire est un outil
expérimental.
Vous avez bien connu René Char. La fréquentation,
l’amitié d’un auteur aident-elles aux créations inspirées
par son œuvre ?
Non : j’ai pris un de ses poèmes tout ficelé, si je
puis dire, et je l’ai… déficelé sans en parler avec lui,
indépendamment de toute relation d’amitié. Nous
nous sommes bien connus, effectivement. J’avais
acheté une maison en Provence, non loin des lieux de
son combat pendant la Résistance, et je me souviens
lui avoir montré des cylindres de parachutage stockés
dans une tour…Nous ne pensions pas de la même
façon, mais dans la même direction.
Beaucoup même ! Mais j’ai joué de malchance – ou
bien je n’ai pas su provoquer la chance. Deux auteurs
m’ont particulièrement intéressé : Beckett et Genet.
Mais je n’imaginais pas, du point de vue de mon
expérience, ce que je pouvais faire d’un texte de
Beckett, tellement serré, condensé, que je ne voyais
pas comment le faire exploser. Au contraire, l’invention
de Genet était à mes yeux composite et non terminée.
Cette impression d’inachèvement laissait la liberté de
lui ajouter d’autres paramètres, d’autres dimensions.
Le texte de Genet était, pour moi, ouvert, alors que
celui de Beckett était fermé. J’ai beaucoup parlé avec
Genet de l’éventualité d’un opéra. Il n’en avait jamais
vu de sa vie, je l’ai donc invité à une représentation
de Woyzzeck que je dirigeais à l’Opéra de Paris : il en
fut non pas ébloui, mais à la fois intimidé et attiré.
Il était particulièrement intéressé par la question
de la structure : il envisageait de reprendre l’idée de
Berg créant trois fois cinq scènes à partir de la pièce
de Büchner… « L’anecdote, je m’en charge » avait-il
ajouté. Nous avons commencé à travailler, mais il est
tombé malade, il résidait de plus en plus longuement
au Maroc… Nous avons beaucoup correspondu sur la
question de la musique au théâtre qu’il n’envisageait
pas autrement que comme un accompagnement. Nous
avons travaillé un été fréquemment ensemble, nous
avons écrit quelques esquisses, mais Genet est mort
avant que le projet soit assez avancé pour en tirer quoi
que ce soit.
Et vous n’avez jamais été tenté par l’écriture d’un
opéra ?
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107
60
À la vérité, pas grand chose. J’ai travaillé avec Barrault
sur son Christophe Colomb, nous avions revu la
musique de Darius Milhaud écrite quarante ans plus
tôt et qui me paraissait assez banale. Cette musique
n’était pas seulement une musique de scène, une
musique descriptive ; elle impliquait les acteurs
qui devaient savoir chanter. Pour L’Orestie, j’ai une
nouvelle fois écrit une musique pour les acteurs et je
me suis retrouvé contraint de simplifier énormément
mon vocabulaire, trop complexe pour des comédiens
sans formation musicale. Dès que Mary Bell entendait
un instrument, elle protestait en disant : « On ne
m’entend plus ! » Je passais mon temps à supprimer
des propositions, je n’arrivais pas à lier le parlé et le
chanté – ce que faisaient les Grecs…
Vous vous retrouviez donc dans un « domaine » musical
séparé ?
Absolument. Il aurait fallu des acteurs plus volontaires
et dotés d’un minimum d’éducation musicale. Ce
n’était pas le cas.
Il faut donc bien être initié ?
Il faut tout de même connaître un minimum de
choses ! Mais le domaine musical est comme étranger
aux comédiens, il n’appartient pas à leur culture.
À quelques exceptions près… Patrice Chéreau, Peter
Stein, Jean Vilar, qui n’était pas étranger à la musique,
loin de là ! Son père lui avait donné une bonne formation
de violoniste. J’avais proposé Vilar pour une mise en
scène de Don Giovanni à la Scala de Milan. Et puis, là
encore, la mort a interrompu le projet.
Propos recueillis par Jacques Téphany
Avant de quitter Pierre
Boulez, derniers propos
à bâtons rompus sur Vilar…
Lorsque j’ai travaillé avec Vilar au projet de
réforme de l’Opéra, je me souviens avoir été
frappé par l’obsession qu’il avait de son âge. Il
répétait souvent : « J’ai cinquante-six ans, je ne
peux pas me permettre une mauvaise sortie ».
Je me disais : « Mais cinquante-six ans, c’est la
fleur de l’âge ! ». Avait-il à ce point le sentiment
d’un temps compté ? La contestation du festival
de 1968 l’avait ébranlé, mais aussi une vie de
batailles, y compris contre les intellectuels… J’ai
retrouvé quelques numéros de la revue Théâtre
Populaire : l’agressivité des critiques de Roland
Barthes reste sidérante…
Il y avait les cinquante-six ans, la réussite
du TNP, donc l’échec interdit à l’Opéra, une
évidente fatigue, mais aussi l’énormité des
réformes. Je lui avais montré l’aberration de
l’organisation musicale de l’Opéra, et je crois
qu’il en allait de même dans tous les domaines
et que Maurice Béjart faisait la même analyse.
Nous avons beaucoup travaillé ensemble sur ce
projet, savez-vous ? Mais il fallait recommencer
à zéro, abolir des corporatismes établis de
si longue date qu’on ne pouvait plus rien
négocier avec eux. Plus tard, j’ai eu l’occasion
de dire à Mitterrand qu’il pouvait le faire, lui, en
arrivant dès son premier mandat, sans crainte
des grèves… « Vous pensez donc que ce sera
difficile ?… » Oui, c’était difficile, mais il fallait un
geste ! Il ne l’a jamais osé.
!
Et pour vous-même, qu’a représenté la musique de
théâtre lorsque vous avez collaboré avec Jean-Louis
Barrault ?
Edouard Manet : L'après-midi d'un faune.
Bibliothèque littéraire Jacques Doucet.
61
Eclairer l'indicible
par Guy Delfel
Nous retrouvons dans une édition scolaire aujourd’hui
disparue (Classiques Illustrés Vaubourdolle, chez
Hachette), ces lignes d’une belle clarté sur l’esthétique
de Mallarmé à destination du néophyte. Guy Delfel
était aussi l’auteur d’une « Esthétique de Stéphane
Mallarmé » dans la bibliothèque d’esthétique de
Flammarion, éditée en 1951 par André Veinstein – cofondateur avec Paul Puaux de la Maison Jean Vilar
lorsqu’il dirigeait le Département des arts du spectacle
à la Bibliothèque Nationale.
On trouverait dans l’épaisse bibliographie consacrée
à Mallarmé des présentations plus doctes mais aussi
plus jargonneuses… Car Mallarmé — comme Roland
Barthes dans le siècle suivant — c’est aussi le monde
de la glose à prétention, de l’argutie, de la poudre aux
yeux. C’est pourquoi, si un mot personnel nous est
permis, on était bien chanceux d’avoir Guy Delfel en
philo au lycée Jean-Bart de Dunkerque dans les années
60 !
J.T.
Le spectacle du monde, « simple épure d’une grandiose
aquarelle », l’artiste nous aidera à le déchiffrer, à en
découvrir nous-mêmes le sens véritable. Telle est
la signification de l’esthétique mallarméenne. Aux
techniques de la description et de l’expression directe
qui ne nous révèlent, par nature, que l’extérieur, le
réel quotidien, le prosaïque, Mallarmé oppose une
technique de la suggestion, de l’évocation, forgée par
lui de toutes pièces et qui sera l’instrument majeur de
la lecture symbolique de l’univers. D’où son obscurité :
le langage habituel, même littéraire, ne peut que nous
renvoyer à des objets, à des spectacles terrestres.
Il faudra inventer un autre langage. L’hermétisme
mallarméen n’est donc pas, comme on l’a cru, un
moyen d’écarter l’importun et de s’attacher un public
d’élite. Quoi qu’on en pense, et de ses dangers très
réels, il fait partie intégrante de la pensée. Mais au
moyen de quel art particulier suggérer « l’indicible ou
le Pur » ? Les proses vont nous révéler un Mallarmé
inattendu : il n’est pas a priori certain que l’art
suprême, l’ « instrument spirituel » par excellence, soit
le vers. Le théâtre, le ballet, la musique, la danse, la
peinture sont autant de moyens de dégager l’Idée de
son enveloppe charnelle. Avant de désigner le livre
comme le résultat le plus pur de l’évolution spirituelle
de l’humanité, Mallarmé hésite, médite. Et cela nous
vaut La Musique et les Lettres, Crayonné au théâtre,
Ballets, Quant au livre, etc., qui comptent parmi les
études les plus profondes d’esthétique comparée.
Il invente pour ces analyses un instrument tout
nouveau, son extraordinaire prose, faite de courtscircuits surprenants, toute de raccourcis et d’ellipses,
et dont on comprendra un jour qu’elle renferme autant
de richesses cachées que ses plus beaux vers.
On pouvait, certes, deviner qu’il choisirait la Poésie. Il
lui a confronté chaque art pour en tirer chaque fois la
preuve de son essentielle supériorité. Mais comment
ne pas être dérouté en feuilletant le mince livret qui
renferme son œuvre poétique ? Quel thème directeur
trouver qui fasse part à la fois à la farouche Hérodiade,
éprise de l’hiver et de ses « froides pierreries », au
Faune ironique et sensuel, affamé de soleil, à un
testament poétique comme le Toast Funèbre et à tant
de difficiles et purs sonnets ?
Il est pourtant un motif que l’on retrouve en chaque
poème et dans lequel le poète se donne à chaque fois
tout entier, bien qu’on ait voulu nous faire croire qu’il
ne consentait jamais à rien livrer de lui-même : c’est
le motif du Chant sacré, de la création poétique, ce
« devoir idéal » dont tout poète a pris conscience, et
auquel il consacre tout « comme on brûlait jadis son
mobilier et les poutres de son toit pour alimenter le
fourneau du Grand Œuvre ».
Son œuvre poétique mériterait ainsi, avant tout autre
dénomination, celle de lyrisme intellectuel. Et ce lyrisme
peut nous toucher à l’égal du lyrisme du cœur, venant
d’un homme qui sut, modestement, sans forfanterie,
mais pas sans charmante ironie, lui consacrer toute sa
vie.
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107
G. D.
62
Contre l'obscurité
par Marcel Proust
Nous reproduisons ici quelques extraits de l’article de Marcel Proust paru dans La
Revue Blanche n° 75 du 15 juillet 1896. Alors âgé de vingt-cinq ans, celui qui n’est pas
encore l’auteur d’A la Recherche du temps perdu se livre à un exercice polémique en
endossant le costume de l’Ancien contre le Moderne. Sans le citer mais en le piquant
par une allusion à « l’aboli bibelot d’inanité sonore », Proust vise ici Mallarmé à travers
les Symbolistes…
« Êtes-vous de la jeune école ? » demande à tout
étudiant de vingt ans qui fait de la littérature tout
monsieur de cinquante qui n’en fait pas. « Moi, j’avoue
que je ne comprends pas, il faut être initié… D’ailleurs,
il n’y a jamais eu plus de talent ; aujourd’hui, presque
tout le monde a du talent. » […]
Je crois […] que, comme tous les mystères, la Poésie
n’a jamais pu être entièrement pénétrée sans initiation
et même sans élection. Quant au talent qui n’a jamais
été très commun, il semble qu’il y en a eu rarement
moins qu’aujourd’hui. Certes si le talent consiste
dans une certaine rhétorique ambiante qui apprend à
faire des « vers libres » comme une autre apprenait à
faire des « vers latins », dont les « princesses », les
« mélancolies », « accoudées » ou « souriantes »,
les « béryls » sont à tout le monde, on peut dire
qu’aujourd’hui tout le monde a du talent. Mais ce
ne sont là que vains coquillages sonores et vides,
morceaux de bois pourris ou ferrailles rouillées que le
flux a jetés sur le rivage et que le premier venu peut
prendre, s’il lui plaît, tant qu’en se retirant la génération
ne les a pas remportés. Mais que faire avec du bois
pourri, souvent débris d’une belle flotte ancienne –
image méconnaissable de Chateaubriand ou d’Hugo ?
[…]
Les jeunes poètes (en vers ou en prose) auraient un
argument préliminaire à faire valoir pour éluder ma
question. « Notre obscurité, pourraient-ils dire, est
cette même obscurité qu’on reprochait à Hugo, qu’on
reprochait à Racine. Dans la langue, tout ce qui est
nouveau est obscur. Et comment la langue ne serait-elle
pas nouvelle quand la pensée, quand les sentiments
ne sont plus les mêmes ? La langue pour rester vivante
doit changer avec la pensée, se prêter à ses besoins
nouveaux, comme les pattes qui se palment chez les
oiseaux qui auront à aller sur l’eau. Grand scandale
pour ceux qui n’avaient jamais vu les oiseaux que
marcher ou voler ; mais l’évolution accomplie, on sourit
qu’elle ait choqué. Un jour, l’étonnement que nous vous
causons étonnera, comme étonnent aujourd’hui les
injures dont le classicisme finissant salua les débuts
du romantisme. »
Voilà ce que nous diraient les jeunes poètes. Mais
nous, les ayant félicités d’abord pour ces paroles
ingénieuses, nous leur dirions : Ne voulant pas sans
doute faire allusion aux écoles précieuses, vous avez
joué sur le mot « obscurité » en faisant remonter si
haut la noblesse de la vôtre. Elle est au contraire bien
récente dans l’histoire des lettres. C’est autre chose
que l’étonnement et, si vous voulez, le malaise que
purent causer les premières tragédies de Racine et les
premières odes de Victor Hugo. Or le sentiment de la
même nécessité, de la même constance des lois de
l’univers et de la pensée qui m’interdit d’imaginer, à
la façon des enfants, que le monde va changer au gré
de mes désirs, m’empêche de croire que les conditions
de l’art étant subitement modifiées, les chefs d’œuvre
seront maintenant ce qu’ils n’ont jamais été au cours
des siècles : à peu près inintelligibles. […]
63
Puisqu’on nous dit qu’on ne peut séparer la langue de
l’idée, nous en profiterons pour faire remarquer ici que
si la philosophie, où les termes ont une valeur à peu
près scientifique, doit parler une langue spéciale, la
poésie ne le peut pas. Les mots ne sont pas de purs
signes pour le poète. Les symbolistes seront sans doute
les premiers à nous accorder que ce que chaque mot
garde, dans sa figure ou dans son harmonie, du charme
de son origine ou de la grandeur de son passé, a sur
notre imagination et sur notre sensibilité une puissance
d’évocation au moins aussi grande que sa puissance
de stricte signification. Ce sont ces affinités anciennes
et mystérieuses entre notre langue maternelle et notre
sensibilité qui, au lieu d’un langage conventionnel
comme sont les langues étrangères, en font une sorte
de musique latente que le poète peut faire résonner en
nous avec une douceur incomparable. […]
À l’aide de vos gloses, j’arriverai peut-être à comprendre
votre poème comme un théorème ou comme un rébus.
Mais la poésie demande un peu plus de mystère
et l’impression poétique, qui est tout instinctive et
spontanée, ne sera pas produite. […]
À chaque homme elle donne d’exprimer clairement,
pendant son passage sur la terre, les mystères les
plus profonds de la vie et de la mort. Sont-ils pour cela
pénétrés du vulgaire malgré le vigoureux et expressif
langage des désirs et des muscles, de la souffrance,
de la chair pourrissante ou fleurie ? Et je devrais citer
surtout, puisqu’il est la véritable heure d’art de la
nature, le clair de lune où pour les seuls initiés, malgré
qu’il luise si doucement pour tous, la nature, sans un
néologisme depuis tant de siècles, fait de la lumière
avec de l’obscurité et de la flûte avec le silence. […]
M. P.
On trouvera cet article de Marcel Proust ainsi que d’autres textes de
jeunesse dans l’édition établie par Jérôme Solal pour la collection
« Mille et une nuit » (Arthème Fayard, 2006)
Il est trop évident que si les sensations obscures sont
plus intéressantes pour le poète, c’est à condition
de les rendre claires. S’il parcourt la nuit, que ce soit
comme l’Ange des ténèbres, en y portant la lumière.
Enfin j’arrive à l’argument le plus souvent invoqué
par les poètes obscurs en faveur de leur obscurité, à
savoir de protéger leur œuvre contre les atteintes du
vulgaire. Ici le vulgaire ne me semble pas être où l’on
pense. Celui qui se fait d’un poème une conception
assez naïvement matérielle pour croire qu’il peut être
atteint autrement que par la pensée et le sentiment (et
si le vulgaire pouvait l’atteindre ainsi il ne serait pas
le vulgaire), celui-là a de la poésie l’idée enfantine
et grossière qu’on peut précisément reprocher au
vulgaire. Cette précaution contre les atteintes du
vulgaire est donc inutile aux œuvres. Tout regard en
arrière vers le vulgaire, que ce soit pour le flatter par
une expression facile, que ce soit pour le déconcerter
par une expression obscure, ont [sic] fait à jamais
manquer le but à l’archer divin. Son œuvre gardera
impitoyablemennt la trace de son désir de plaire ou
de déplaire à la foule, désirs également médiocres qui
raviront, hélas, des lecteurs de second ordre. […]
Edvard Munch : Portrait de Mallarmé, lithographie, 1897.
Oslo, Munch Museet.
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107
!
Est-ce que la nature nous cache le soleil ou les
milliers d’étoiles qui brillent sans voiles, éclatantes
et indéchiffrables aux yeux de presque tous ? Estce que la nature ne nous fait pas toucher, rudement
et à nu, la puissance de la mer ou du vent d’ouest ?
64
65
Programmer un festival comme celui d’Avignon, est-ce un
exercice d’équilibre, de (grand) écart ou de rapprochement entre
public et artistes ? Réponses de deux programmateurs d'hier et
d'aujourd'hui.
1 / Un état d'étonnement
Entretien avec Vincent baudriller
Lorsqu’il vous arrive de « ne pas comprendre », quelle
est votre propre réaction ?
Toute rencontre avec une œuvre d’art relève du
mystère. La relation à l’œuvre est, chaque fois, une
aventure spécifique. Il s’agit d’un voyage vers une terre
inconnue, d’une incompréhension a priori naturelle
mais qui fait travailler en nous une expérience aux
effets non immédiats. Une des pistes de la dernière
édition du Festival était, me semble-t-il, de suivre
Roméo Castellucci dans « cette forêt où je me suis
perdu »…
La «difficulté » serait-elle un défi au public à la fois
personnel et partagé avec l’artiste afin de situer le
Festival sur une ligne de crête, d’exigence, qui le
distinguerait de manifestations plus « grand public » ?
Il ne faut pas aborder les artistes et leurs projets selon
leur « difficulté » ou leur « facilité », mais selon ce que
l’on pressent de la force potentielle, de la profondeur
de l’œuvre. Le travail de médiation consiste ensuite à
accompagner le spectateur vers cette expérience de
l’œuvre avant, pendant et après le Festival : programme
argumenté, rencontres mensuelles avec nos « Curieux »,
site internet, « bibles » des manifestations, débats
entre artistes et public, jusqu’au surtitrage… Médiation
évidemment dialectique puisque le spectateur nous
renvoie les échos de sa propre expérience…
Êtes-vous donc à son écoute pour mieux répondre,
plus tard, à son attente ?
Vous feriez donc vôtre l’exclamation de Baudelaire :
« au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau » ?
Oui, c’est un des chemins possibles. Et Wajdi Mouawad
poursuivra le travail d’étonnement de Roméo Castellucci
avec d’autres moyens. Son spectacle, Seuls, présenté
l’an passé, n’était-il pas symptomatique à cet égard ?
Wajdi Mouawad travaille sur la narration, il raconte une
histoire, nous fait le récit d’un homme perdu dans sa
relation avec son père… Si perdu et égaré que, soudain,
il quitte les mots pour ouvrir la porte sur un rapport
au temps, à la peinture, à la culture. En se taisant, il
nous propose un autre rapport à l’œuvre. Il démontre
ainsi qu’il existe une multitude de rapports à l’œuvre,
certains d’ordre politique, d’autres d’ordre sensible,
musical, plastique… Ce que nous essayons de mettre
en lumière à Avignon, c’est un rapport à l’œuvre et
nous restons étrangers à l’opposition image-texte
qu’on nous assène vainement : Novarina et Castellucci
réveillent, chacun avec ses moyens, avec son art, une
partie cachée du monde. Avec Seuls, Mouawad nous
en propose une qui lui appartient d’abord à lui seul
mais qu’il offre, qu’il ouvre à tous.
Propos recueillis par Jacques Téphany
Vincent Baudriller dirige avec Hortense Archambault le Festival
d’Avignon depuis 2004.
Wajdi Mouawad poursuivra le travail d’étonnement de
Roméo Castellucci... Purgatorio, Festival d’Avignon 2008.
Photo Emile Zeizig
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107
!
Assurément non ! De toute façon, qui peut dire avant
si telle œuvre sera facile ou difficile, procurera plaisir
ou déplaisir ? Personne. Nous souhaitons seulement
placer le spectateur dans un état d’étonnement
devant la découverte. L’image de l’enfant, du regard
de l’enfant qui illustrait notre pré-programme 2008
n’était pas hasardeuse : nous ne travaillons pas dans
la logique de la reconnaissance d’une culture acquise
mais dans celle de la découverte.
66
67
2/ Des sherpas
Entretien avec Bernard Faivre d'Arcier
Comment avez-vous vécu vos deux expériences de
direction d’Avignon ?
Cette question n’est pas si difficile à Avignon parce que
Jean Vilar a donné, d’emblée, une certaine hauteur de
vue. Il a montré qu’on n’a pas besoin de faire populaire
pour que le théâtre le devienne. Il suffit d’observer
ses programmations initiales : une pièce inconnue de
Shakespeare (à l’époque pas si « facile » qu’on veut
bien le croire), Claudel, Clavel, Kleist… Nous autres,
successeurs fidèles de cette ambition d’origine, nous
avons tous connu bien des débats autour du confort,
intellectuel ou physique, du spectateur : il ne fallait pas
qu’il s’ennuie, que les spectacles soient trop longs…
Alain Crombecque et moi-même naguère, Vincent
Baudriller et Hortense Archambault aujourd’hui, avons
refusé ces arguments de marketing inutiles.
Un festival est, tout au contraire, l’occasion de mettre
le public dans une situation de risque, d’aventure,
tout en redoublant d’attentions à son égard, en lui
offrant toujours les moyens de comprendre les enjeux
artistiques de nos choix. Quand il s’agit (car ce n’est
pas non plus systématique) de proposer un voyage
en haute montagne où l’air est raréfié il faut mettre
à disposition quelques crampons et des sherpas…
En même temps, ce public est tenté par les grandes
envolées de la pensée : on peut donc oser des
propositions comme Les Céphéides de Jean-Christophe
Bailly, comme Hölderlin (équivalent mallarméen
pour les Allemands), comme les premiers spectacles
de Castellucci, lesquels sont plutôt hermétiques –
Castellucci en possédait-il lui-même toutes les clés ?
Et puis Avignon est une foire de débats qui permettent
d’éclairer les intentions des artistes…
Je ne crois pas qu’un débat parvienne jamais à éclairer
Igitur, à en révéler la substance ! Après tout que cette
poésie conserve à jamais sa mystérieuse attirance. Nous
ne pouvons que donner au public quelques moyens de
considérer le terrain, de trouver ses chemins fussent-
ils escarpés. On ne peut non plus, dans un Festival
aussi vaste qu’Avignon, traversé d’amoureux si divers
du texte, de la poésie, de la danse, du jeu, proposer
un parcours perpétuellement de haute altitude ; il faut
aussi quelques refuges pour reprendre haleine. Et puis
personne n’est obligé d’atteindre le pic ; on peut se
contenter d’un tour de la montagne et en apprécier
ainsi tout autant la hauteur. Etant savoyard d’origine,
comme Valère Novarina, je persiste à filer la métaphore
montagnarde…
En fait, les festivals permettent les défis entre artistes,
public et équipe de programmation.
Avignon a la chance de proposer, grâce à sa réputation
et sa longévité, un cercle vertueux où le public est
disposé au risque, et que dans le même temps l’artiste
peut tenter des aventures singulières parce qu’il sait
qu’il sera suivi a priori. Reste que le public ne doit
pas se sentir exclu, qu’il faut l’accompagner sans
contrainte prescriptive pour lui permettre de trouver
seul son chemin. Il a un rôle actif et aime à débattre et
on ne lui a jamais refusé le plaisir immédiat, accessible,
d’être ensemble. Il est important pour le public de se
percevoir comme une communauté, de ne pas être une
collection d’aventures individuelles avec des pelotons
de tête et des groupes à la traîne.
Avez-vous beaucoup travaillé sur la question de la
division – ou de la communion – du public ?
À Avignon, la rumeur est formatrice. Le public
s’encourage lui-même. L’intérêt d’Avignon, c’est
la dimension humaine de la ville, du moins de son
centre historique. On ne peut pas imaginer établir de
telles relations entre spectateurs dans une grande
ville. Les gens discutent, échangent, se parlent, se
renseignent… À Avignon, on n’est pas isolé dans une
foule sans passé, on forme des groupes plus ou moins
homogènes, plus ou moins changeants. C’est ainsi
que l’inaccessible Beckett, programmé dans la Cour
d’Honneur même par Paul Puaux, est devenu un grand
classique contemporain entendu de tous.
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107
68
À part la première année de transition, non. Dès 1981,
avec Daniel Mesguich, Georges Lavaudant, Jean-Pierre
Vincent, Pina Bausch…, les formes de l’époque étaient
proposées et… critiquées ! À l’époque, les spectacles
longs, répétitifs, minimalistes, « non-dansés » de Pina
Bausch étaient ressentis par une partie du public
comme une agression. Aujourd’hui, on se bat pour voir
ses pièces. Je crois vraiment qu’on était poussé par
l’histoire du Festival et l’esprit de Vilar.
Je ne sais pas si rechercher une programmation
exigeante est une attitude mallarméenne ! La
comparaison a ses limites. La programmation est une
activité de nature architecturale plus que poétique.
Vous-même, quand vous ne comprenez pas, quand ça
résiste…, comment réagissez-vous ?
Aujourd’hui, je ne force pas trop (rire). L’effet de
l’âge, sans doute. J’écoute, je reste disponible, je
laisse mûrir et quelque chose ressort ou ne ressort
pas. Avant je voulais davantage forcer le sens: je
débattais, je revoyais, comme si je refusais que ça
résiste et, finalement, je remplaçais l’artiste plus que
je ne l’écoutais. Ce qui se passe parfois chez certains
critiques : refaire la mise en scène pour soi.
En résumé, ce qui m’a intéressé dans mon travail
de programmateur, c’est le dialogue avec le public
autant qu’avec les artistes. La plupart des spectateurs
n’écoutent que leurs choix, et certains adoptent une
attitude d’initiés ou de militants. Et pourquoi pas ?
Mais Avignon aura toujours besoin de mélanges,
d’initiés et de néophytes ensemble. Il est beaucoup
plus aisé de faire un festival exclusivement pour l’une
ou l’autre de ces catégories « comportementales ». Ce
qui est intéressant, c’est la provocation du dialogue
entre initiés et néophytes via l’artiste pour lui donner,
à lui et à son œuvre, une deuxième chance. C’est la
raison pour laquelle je réinvitais par exemple certains
artistes déclarés difficiles ou réputés « hermétiques »
pour réinterroger le plaisir ou le déplaisir des uns et
des autres avec l’espoir, pour finir, d’une relation
dialectique entre les deux. Mais c’est aussi pourquoi
il m’arrivait, après un festival réputé difficile d’accès,
de proposer une édition plus « accessible ». Par
tempérament, je préfère privilégier une attitude
d’accompagnateur et non de prescripteur. Etre un ami,
pas un spécialiste.
Propos recueillis par Jacques Téphany
Bernard Faivre d’Arcier a dirigé le Festival d’Avignon de 1980 à 1984
puis de 1993 à 2003. Il a également été en charge de la Direction
du Théâtre et des Spectacles au Ministère de la Culture de 1989 à
1992.
!
Avez-vous vécu deux expériences différentes lors de
vos deux passages à la tête du festival ?
Kontakthof de Pina Bausch, 1981.
Photo Fernand Michaud / BnF - Arts du spectacle
69
Feuillets de Jean Vilar...
Fidèles à une nouvelle habitude, nous livrons à la réflexion de
nos lecteurs des textes de Jean Vilar qui viennent ici nourrir la
réflexion que vous propose ce numéro des Cahiers autour du
rapport grand public / art poétique.
Mercredi 4 février 1953
Dans ce domaine éclaté qu’est le théâtre contemporain, il existe d’un
côté une littérature dramatique originale et nouvelle et de l’autre un
public populaire admirable du fait même de sa curiosité et de son
intérêt pour toute grande œuvre inconnue ou oubliée. (Le choix des
pièces présentées par nous confirme cela.) Je tente l’impossible afin
que ce public nouveau et cette nouvelle littérature se joignent. C’est
incommode et certains soirs désespérant.
Voici à peine un an et demi que je suis ici. Je n’aurais pas le goût,
oui le goût, de poursuivre ma tâche si précisément n’existait pas ce
public. J’irais alors retrouver dans un petit théâtre ceux qui cherchent.
Qui cherchent autrement.
Évidemment le ministre ignore ce qu’est ce nouveau théâtre.
Va-t-il d’ailleurs au théâtre ? L’ignorent aussi bien les nouveaux
administrateurs des Beaux-Arts. Vont-ils au théâtre ? Jeanne Laurent,
elle, fréquentait régulièrement les salles nationales, privées,
régionales et municipales.
Elle en savait trop. On l’a donc limogée.
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107
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70
Juin 1955
La Ville est le chef-d’œuvre d’un garçon de vingt ans. Ce drame a
le même souffle et exprime la même amertume que l’œuvre de cet
autre poète de vingt ans : La Mort de Danton, de Büchner. Même
esprit d’analyse des sociétés. La même inspiration critique anime
le Lorenzaccio du jeune Musset. Bien sûr, certains ne découvrent en
ces trois œuvres et particulièrement dans La Ville que l’anarchie ou
la solution totalitaire. D’autres, l’obscurité. Je dis : 1° que tout est
ici aussi clair, ni plus ni moins, que dans Racine, ou dans Molière,
ou dans Corneille, ou... etc., ou Shakespeare et Eschyle. Je dis :
2° que la révolte d’Avare, la démission de Lambert, son amour et
sa fin lamentable, l’intransigeance désespérée de Cœuvre, son
égoïsme profond, sa dureté, sa vue implacable des réalités autres
que superficielles concourent à faire de cette œuvre un terrain de
vérité. C’est enfin, ô hommes de la gauche et de l’extrême-gauche,
une des plus sûres analyses de la bourgeoisie autoritaire qui, alors
même qu’elle paraît s’abandonner et défaille, trouve toujours une
solution, a toujours trouvé jusqu’ici une solution pour survivre.
Ce qui se traduit par le fascisme — épiscopal ! — du troisième acte.
Enfin l’œuvre n’est pas seulement hstorique. Elle est tendue à éclater
par l’évolution et les anarchies les plus vraies, les plus naturelles du
cœur. Et des sens. Alors les délicats diront : « Décidément, il y a trop
de choses là-dedans ».
Jean Vilar
Ces deux textes sont extraits de Mémento, Gallimard, 1981
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71
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107
72
Vilar aujourd’hui
Appel à témoins !
37 ans après sa disparition, Vilar, figure emblématique, ne cesse Citation placée en exergue sur la
carte de vœux de Muriel Mayette,
général, de la
Comédie-Française (janvier 2009) :
« Le poète a toujours le dernier
mot » Jean Vilar
d’être sollicité, accomodé, cité, souvent hors contexte et de manière administrateur
aproximative... Nous avons relevé quelques exemples récents.
Beaucoup sans doute nous ont échappé. Remercions par avance les
Jacques Baillon, directeur du Centre
lecteurs vigilants qui nous adresseront ce qu’ils auront glané ici ou national du Théâtre, dans Le Figaro
là pour nourrir cette nouvelle rubrique.
Georges Terrey (président du
Syndicat National des Directeurs
et Tourneurs de Théâtres Privés,
présentation de la première partie
de saison 2008-2009) :
« Aller au théâtre n’est pas
uniquement une question de prix.
C’est avant tout une question
d’envie. Comme disait Vilar, encore
faut-il avoir le goût de ça ! »
de son travail consistait à justifier
le positionnement des acteurs
à l’avant-scène, face au public.
Schiaretti ne devrait-il pas à son
exemple s’assurer avant tout de la
bonne réception du texte ? »
Olivier Py dans son éditorial
annonçant la saison 2008-2009 de
l’Odéon-Théâtre de l’Europe :
« C’est encore Howard Barker qui
dit que notre tâche est de rendre
le théâtre nécessaire. Ceux qui
travaillent et vivent dans cette
maison l’entendent. Nécessaire
ne veut pas dire utile. Vilar rêvait
d’un théâtre utile comme le gaz
et l’électricité. Pour continuer son
rêve nous devons rêver un théâtre
nécessaire comme la parole et la vue.
Nécessaire comme l’atmosphère,
l’eau, le pain, la lumière. »
Fabienne Darge
Le Monde, 29 novembre 2008 :
« Coriolan, puissante réflexion sur la
politique, est de ces spectacles où le
théâtre public à la française, tel qu’il
s’est constitué au lendemain de la
guerre avec les Vilar, Planchon, etc.,
affirme sa force et sa nécessité. »
Jacques Nerson
in L’avant-scène théâtre n° 1254,
15 décembre 2008) :
« Parlons du Coriolan mis en scène
par Christian Schiaretti [...] Jean
Vilar disait en plaisantant que, dans
des salles aussi vastes que Chaillot
ou le palais des Papes, l’essentiel
[La même mise en scène avait
en revanche été saluée dans un
quotidien national :]
Jack Ralite au Sénat lors de la
discussion de la loi sur l’audiovisuel
public, le 12 janvier 2009 :
« Quant à la politique de création,
il faut la libérer de l’esprit des
affaires, qui l’emporte aujourd’hui
sur les affaires de l’esprit. [...]
Nicolas Sarkozy préfère répondre
à la demande, comme il l’écrivait
à sa ministre le 1er août 2007.
La réponse à la demande,
c’est la logique du marketing.
À cela s’oppose l’exigence de Vilar :
« Offrir aux gens ce qu’ils ne savent
pas encore qu’ils désirent. »
du 27 novembre 2008 :
« Il y a eu un effondrement du
théâtre dit de répertoire : autour
de la guerre de 1914, il était
considéré comme ennuyeux. Il a
été redécouvert au lendemain de
la Seconde Guerre. Jean Vilar a fait
beaucoup pour le réhabiliter. »
Denis Podalydès, interrogé par
Jacques Drillon pour Le Nouvel Obs.
com, 11 décembre 2008 :
« Est-ce qu’un acteur peut emprunter
à un maître ?
D. Podalydès : « Oui, je l’ai fait.
Je pique des choses. J’ai pris
des rythmes à Vilar… J’étais une
véritable éponge. Mon frère me
le reprochait. Je ne concevais pas
de jouer avec mon seul corps, ma
seule voix. »
Pierre Assouline sur son blog
(lemonde.fr) du 2 février au sujet
de la création du Conseil pour
la création artistique : « [Nicolas
Sarkozy] a récusé les deux mythes
qui empoisonnent notre vie
culturelle. Mythe no 1, celui de l’Etat
protecteur tout puissant. Mythe
no2, celui de l’Etat castrateur de
talents. Son pulvérisateur antimythe ? « L’élitisme pour tous » (il
aurait pu au passage remercier Jean
Vilar à qui la formule a été piquée). »
[Erreur : la formule est d’Antoine Vitez
qui l’avait lui-même empruntée à Schiller.
NDLR.]
73
Les Hivernales
et la Maison Jean Vilar
21 - 28 Février
Une fois encore, toujours fidèles en amitié, la Maison
Jean Vilar et les Hivernales se retrouvent pour
fêter la danse et les chorégraphes. Cette année, la
manifestation prend un tour… étrange, à travers son
artiste associé (sic) : Stéphane Mallarmé. Dans l’esprit
du poète des Dés et du Hasard, la Maison Jean Vilar
s’efforcera de hanter ses propres locaux en accueillant
Stéphane Gladyszewski, mais également l’Institut
Supérieur des Techniques du Spectacle et quelques
autres surprises… Tous travailleront à plonger le
public dans l’ambiance de mystères et de charmes
qui constitue le génie même de l’œuvre de Mallarmé à
travers un énigmatique circuit…
Étrange qu’une petite semaine de danse se crée il y a
30 ans, avec l’assentiment de Paul Puaux, ami de Jean
Vilar, et fondateur de la maison du même nom ; étrange
que ce petit événement organisé pour promouvoir les
spectacles de la jeune danse, donne naissance au fil du
temps au Centre de développement chorégraphique
d’Avignon, du Vaucluse et de Provence-Alpes-Côte
d’azur ; étrange que tant de structures culturelles
s’associent pour fêter l’évolution de cette nouvelle
danse en plein hiver dans Avignon endormie, mais pas
si bizarre finalement que les institutions État, Région,
Département et Ville viennent soutenir ce projet. nous
remercions tous nos amis de nous avoir tenu la main
dans cette trajectoire et d’être encore avec nous.
Étrange aussi ! il y a 140 ans un jeune professeur
d’anglais, déjà poète, s’installait à Avignon avec
femme et enfant, et pour soigner sa dépression,
écrivait des textes qu’il conservait bien pliés dans une
petite boîte. Étrange encore que ces textes découverts
après sa mort et publiés longtemps après sous le
titre Igitur ou la folie d’Elbhenon se révèlent comme
la matrice de son œuvre et que, non seulement une
équipe de chorégraphes, auteurs, metteurs en scène
et chercheurs en fasse un événement à la Chartreuse
de Villeneuve-lez-Avignon, mais encore que toute la
ville d’Avignon se souvienne et propose expositions,
conférences, lectures, performances, films, poèmes
dits et chantés [voir le programme Mallarmé le bel
aujourd’hui pages 6-9]. « Le vierge, le vivace et le bel
aujourd’hui », premier vers du poème Le Cygne de
Mallarmé, nous sert de trace et nous rend courage en
ces temps inquiets… et voilà que la danse consomme
ses noces avec le hip hop, le théâtre, les arts du mime
et du geste, le cirque, l’art contemporain, et performe
dans les musées… C’est le temps d’autres fêtes, c’est
le temps de la relève et nous souhaitons pour cette
édition, à Daniel Favier qui peaufine le développement
et à Céline Bréant qui nous donne à découvrir de
surprenantes pièces sur l’étrange, de poursuivre
ces bien belles aventures. Tous ensemble nous vous
souhaitons un bel aujourd’hui.
Amélie Grand
Directrice des Hivernales
Jean-Claude Ragot
Président des Hivernales
Coup d’envoi
samedi 21 février à 12h
Bal des 30 ans
samedi 28 février à partir de 21h
à la Maison Jean Vilar
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107
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dimanche 22 à 18h
Stéphane Gladyszewski
lundi 23 à 18h
mardi 24 février à 16h
à la Maison Jean Vilar
à la Maison Jean Vilar
Artiste indiscipliné, Stéphane
Gladyszewski allie le pied du
danseur à la main du sculpteur
et à l’œil du photographe. Il se
passionne pour la rencontre de
la matière, des corps et de la
lumière, notamment à travers des
installations interactives et des
performances mixtes média.
Il investira avec son équipe la
Maison Jean Vilar et ses recoins,
inventant un parcours mystérieux
entre installation et performances
avant de finir par In Side, œuvre
hybride, entre corps et matière
vidéo, brouillant les chemins de
notre perception dans un jeu
troublant entre virtuel et réel.
Le parcours comprendra aussi la
vidéo danse Crak de Clémence
Demesme (à partir d’une phrase
chorégraphiée par Tayeb Benamara,
dansée par Céline Braünig, bande
son d’Alexandre Manzanarès).
Chorégraphie-conception, création
vidéo Stéphane Gladyszewski
Interprétation Elisabeth Emberly,
Justin Gionet, Emmanuel Proulx
Avec le soutien du Conseil des arts
et des lettres du Québec avec l’aide
du Conseil des arts du canada et de
l’ISTS
Durée 45mn - Tarif : 9 euros
Réservations 04 32 70 01 07
!
Photo Stéphane Gladyszewski
75
Samedi 21
12h
Maison Jean vilar
Coup d’envoi
La Maison Jean Vilar
Dimanche 22
à l’heure des Hivernales
11h
rencontre-débat
autour de l’événement
Mallarmé
entrée libre
15h - 17h
Vidéos danse
Autour d’Andy de Groat
18h
Spectacle
Stéphane Gladyszewski
In Side
Vidéos-danse : entrée libre.
Programme détaillé
disponible au début des Hivernales.
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107
76
Lundi 23
Mercredi 25
Samedi 28
10h-12h et 15h-17h
10h-12h et 15h-17h
10h-12h et 15h-17h
Vidéos danse
Autour de Mossoux-Bonté
Vidéos danse
Autour de Josef Nadj
Vidéos danse
Autour de Sankai Juku
18h
Jeudi 26
21h
Spectacle
Stéphane Gladyszewski
In Side
10h-12h et 15h-17h
Mardi 24
Vidéos danse
Autour de Charles Cré-Ange
et Thomas Lebrun
10h-12h et 15h-17h
Vendredi 27
Vidéos danse
Autour de Anna Ventura
et David Wampach
10h-12h et 15h-17h
16h
Bal des 30 ans des Hivernales
(tenues étranges bienvenues)
Restauration légère sur place
Tarif unique : 6 euros
Vidéos danse
Autour du Faune
Spectacle
Stéphane Gladyszewski
In Side
In Side, chorégraphie, conception, création vidéo Stéphane Gladyszewski. Photo Stéphane Gladyszewski
77
!
Gérard Philipe
Les prochains Cahiers de la Maison
Jean Vilar seront consacrés à
Gérard Philipe dont on célèbrera
le cinquantième anniversaire de
la disparition. Ils s’efforceront non
seulement d’évoquer la grâce du
comédien, son engagement dans
la cité aux côtés de Jean Vilar, mais
aussi de proposer une réflexion sur
la place de l’icône, de la vedette dans
nos sociétés, hier et aujourd’hui.
Gérard Philipe dans le rôle du Prince de
Hombourg. Photo Edmond Volponi.
5 mai - 29 juillet 2009
Craig
et la marionnette
Exposition
Ouverte au public avignonnais dès
le 5 mai, elle offrira un parcours
d’exception dans l’univers du
théâtre d’objets. Un catalogue
co-édité par la BnF et Actes Sud
accompagnera cet événement
qui se prolongera jusqu’à la fin
du Festival 2009.
© 2008 Ciné Tamaris
La Maison Jean Vilar se réjouit
de présenter dans ses murs les
pièces d’une collection unique
conservée par la Bibliothèque
nationale de France, celle d’un
grand théoricien du théâtre
et de la marionnette, Edward
Gordon Craig (1872-1966). Cette
exposition sera complétée par
un ensemble de marionnettes
contemporaines rassemblé par
l’Association nationale des
théâtres de marionnettes et des
arts associés (Themaa).
Les Plages d’Agnès
En voyant la malicieuse Agnès Varda naviguer entre le canal de Sète et
la Seine à Paris sur la barque de son enfance, ne résistons pas au plaisir
de faire le parallèle avec la yole de Stéphane Mallarmé (voir pages 23 et
32) et de saluer ici ces deux capitaines en poésie. Si ce n’est déjà fait,
courez voir Les Plages d’Agnès : les lecteurs des Cahiers de la Maison Jean
Vilar ne manqueront pas, plus que d’autres, d’être émus par les tendres
évocations de Jean Vilar, de sa famille, de ses amis et de son œuvre.
Plaisir d’autant plus grand que le dernier film d’Agnès ne s’arrête pas à
sa nostalgie vilarienne, mais nous fait découvrir qu’elle est elle-même,
accompagnée de Jacques Demy, tout un monde cinématographique.
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107
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Bulletin à adresser à la Maison Jean Vilar - Montée Paul Puaux - 8 rue de Mons - 84000 Avignon
Les Cahiers de la Maison Jean Vilar sont également disponibles en téléchargement sur le site http://maisonjeanvilar.org
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La Maison Jean Vilar
est accompagnée
par son cercle de mécènes :
La Maison Jean Vilar
est subventionnée par :
et la Couscousserie de l’Horloge
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107
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SOMMAIRE
Edito
1
Poèmes de Stéphane Mallarmé
2
C’est quoi « mallarméen » ?
par Jacques Téphany
4
Mallarmé, le bel aujourd’hui
6
Mallarmé et Avignon
par Pierre-Marie Danquigny
10
Prélude à une exposition
par Anne-Marie Peylhard
15
Mallarmé chez Doucet
par François Chapon
17
Mallarmé par lui-même
18
Mallarmé et ses amis artistes :
Verlaine, Manet, les impressionnistes,
Berthe Morisot-Manet, Monet, Degas, Renoir,
Redon, Gauguin, les Nabis, Rops, Whistler,
Vallotton, Munch
19 - 31
Repères bibliographiques et biographiques
32
Mallarmé vu par...
36
Conscience de l’illusion
par Bertrand Marchal
46
Un hermétisme populaire ?
par Pierre-Marie Danquigny
50
Mallarmé homme de spectacles
par Hélène Laplace-Claverie
54
Les Cahiers
de la Maison Jean Vilar
Directeur
de la publication :
Roland Monod
Président
de l’Association Jean Vilar
Directeur de la rédaction :
Jacques Téphany
Directeur délégué
de l’Association Jean Vilar
Rédacteur en chef :
Rodolphe Fouano
Il faut que les yeux s’accoutument
par Pierre Boulez
58
Eclairer l’indiscible
par Guy Delfel
62
Contre l’obscurité
par Marcel Proust
63
Un état d’étonnement
par Vincent Baudriller
66
Des sherpas
par Bernard Faivre d’Arcier
68
Secrétariat de rédaction
et réalisation :
Frédérique Debril
Feuillets de Jean Vilar
70
Imprimerie Laffont - Avignon
Vilar aujourd’hui
73
Les Hivernales
74
Ont participé à la rédaction de ce numéro :
Vincent Baudriller, Pierre Boulez,
François Chapon, Pierre-Marie Danquigny,
Bernard Faivre d’Arcier, Hélène Laplace-Claverie,
Bertrand Marchal, Anne-Marie Peylhard
Maison Jean Vilar - Montée Paul Puaux - 8 rue de Mons - 84000 Avignon - Tél. 04 90 86 59 64
2 et 3 de couv. : Edouard Manet : illustrations pour l’édition du Corbeau d’Edgar Poe, traduction de Mallarmé, 1875.
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Clichés Suzanne Nagy - Bibliothèque littéraire Jacques Doucet.
[email protected]
http://maisonjeanvilar.org
7,50 €
http://maisonjeanvilar.org
ISSN 0294-3417
CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR - N° 107 - JANVIER - FÉVRIER - MARS 2009
Les Cahiers de la Maison Jean Vilar
Cliché Yvan Bourhis, DAPMD - Conseil général de Seine-et-Marne.
Couverture : Paul Gauguin : Portrait de Stéphane Mallarmé, eau-forte et pointe sèche, 1891.
n 107
°
MALLARMÉ
notre contemporain
N° 107 - janvier, février, mars 2009
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