7,50 € http://maisonjeanvilar.org ISSN 0294-3417 CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR - N° 107 - JANVIER - FÉVRIER - MARS 2009 Les Cahiers de la Maison Jean Vilar Cliché Yvan Bourhis, DAPMD - Conseil général de Seine-et-Marne. Couverture : Paul Gauguin : Portrait de Stéphane Mallarmé, eau-forte et pointe sèche, 1891. n 107 ° MALLARMÉ notre contemporain N° 107 - janvier, février, mars 2009 SOMMAIRE Edito 1 Poèmes de Stéphane Mallarmé 2 C’est quoi « mallarméen » ? par Jacques Téphany 4 Mallarmé, le bel aujourd’hui 6 Mallarmé et Avignon par Pierre-Marie Danquigny 10 Prélude à une exposition par Anne-Marie Peylhard 15 Mallarmé chez Doucet par François Chapon 17 Mallarmé par lui-même 18 Mallarmé et ses amis artistes : Verlaine, Manet, les impressionnistes, Berthe Morisot-Manet, Monet, Degas, Renoir, Redon, Gauguin, les Nabis, Rops, Whistler, Vallotton, Munch 19 - 31 Repères bibliographiques et biographiques 32 Mallarmé vu par... 36 Conscience de l’illusion par Bertrand Marchal 46 Un hermétisme populaire ? par Pierre-Marie Danquigny 50 Mallarmé homme de spectacles par Hélène Laplace-Claverie 54 Les Cahiers de la Maison Jean Vilar Directeur de la publication : Roland Monod Président de l’Association Jean Vilar Directeur de la rédaction : Jacques Téphany Directeur délégué de l’Association Jean Vilar Rédacteur en chef : Rodolphe Fouano Il faut que les yeux s’accoutument par Pierre Boulez 58 Eclairer l’indiscible par Guy Delfel 62 Contre l’obscurité par Marcel Proust 63 Un état d’étonnement par Vincent Baudriller 66 Des sherpas par Bernard Faivre d’Arcier 68 Secrétariat de rédaction et réalisation : Frédérique Debril Feuillets de Jean Vilar 70 Imprimerie Laffont - Avignon Vilar aujourd’hui 73 Les Hivernales 74 Ont participé à la rédaction de ce numéro : Vincent Baudriller, Pierre Boulez, François Chapon, Pierre-Marie Danquigny, Bernard Faivre d’Arcier, Hélène Laplace-Claverie, Bertrand Marchal, Anne-Marie Peylhard Maison Jean Vilar - Montée Paul Puaux - 8 rue de Mons - 84000 Avignon - Tél. 04 90 86 59 64 2 et 3 de couv. : Edouard Manet : illustrations pour l’édition du Corbeau d’Edgar Poe, traduction de Mallarmé, 1875. e e Clichés Suzanne Nagy - Bibliothèque littéraire Jacques Doucet. [email protected] http://maisonjeanvilar.org éditorial “ Igitur aux Hivernales, c’est le surgissement de la poésie dans l’hiver avignonnais. En proposant d’articuler cette année leur festival sur l’écriture d’Igitur par Stéphane Mallarmé à Avignon, Amélie Grand et son équipe se doutaientelles qu’elles allaient soulever un mouvement d’ensemble, sinon dansé, de la part de nombreux partenaires artistiques d’Avignon ? A priori obscur, ou abscons, ce choix s’éclairait à la lumière de chacun des lieux pressentis : Angladon, Lambert, Palais du Roure, Ceccano, Archives municipales, Conservatoire, Université, Utopia, Théâtre du Ring, Centre européen de poésie, Maison Jean Vilar… Comme par réflexe au cœur d’une époque vulgaire, chacun suivant sa compétence décidait d’apporter sa contribution à une manifestation marquée du sceau de l’exigence, du refus de la facilité. L’actif conservateur du Musée Angladon, Anne-Marie Peylhard, annonçait une exposition sur Mallarmé et ses amis en regrettant de ne pas avoir le temps ni les moyens de publier un catalogue… Nous étions alors nous-mêmes en quête pour nos Cahiers d’une plus grande proximité avec la vie culturelle et artistique de notre Cité. Nous avons donc réuni nos forces. Pour autant, la Maison Jean Vilar n’a pas pour mission d’être une maison des associations chargée de la communication de la famille avignonnaise ! De façon plus exigeante, à l’occasion d’événements ponctuels, elle ambitionne de stimuler la réflexion en l’élargissant à d’autres champs (ici, en regard de la présence de Mallarmé, l’élitaire, l’accessible, l’obscur, le populaire, l’exigeant, le facile…). Demain, de nouvelles occasions nous seront offertes qui nous permettront d’aborder d’autres rivages dans une démarche pluridimensionnelle - culture, sociologie, histoire, politique mêlées. C’est ce positionnement vilarien qui dicte notre conception de la Maison Jean Vilar et l’orientation de ses Cahiers depuis maintenant six saisons : repérage des lignes de force de la vie artistique de notre pays partagé avec ses partenaires (au premier rang desquels l’Université d’Avignon), accompagnement critique et désintéressé au service du public tout au long de l’année, du festivalier en été, et, au-delà, de l’amateur de théâtre et du spectateur citoyen en général. C’est ainsi que nos prochaines livraisons – indépendamment du catalogue annoncé par la Bibliothèque nationale de France à l’occasion de l’exposition Craig et la marionnette que présentera la Maison Jean Vilar de mai à juillet 2009 – porteront sur l’icône Gérard Philipe dont on célèbrera l’été prochain le cinquantième anniversaire de la disparition, puis sur la gloire de Shakespeare à Avignon (automne 2009). ” Jacques Téphany 1 Sonnet en -yx La Nuit approbatrice allume les onyx De ses ongles au pur Crime, lampadophore, Du soir aboli par le vespéral Phœnix De qui la cendre n’a de cinéraire amphore Sur des consoles, en le noir Salon : nul ptyx, Insolite vaisseau d’inanité sonore, Car le Maître est allé puiser de l’eau du Styx Avec tous ses objets dont le Rêve s’honore. Et selon la croisée au Nord vacante, un or Néfaste incite pour son beau cadre une rixe Faite d’un dieu que croit emporter une nixe En l’obscurcissement de la glace, décor De l’absence, sinon que sur la glace encor De scintillations de septuor se fixe. Avignon, 1868 (voir version définitive page 47) LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107 2 Le Tombeau d’Edgar Poe Tel qu’en Lui-même enfin l’éternité le change, Le Poète suscite avec un glaive nu Son siècle épouvanté de n’avoir pas connu Que la mort triomphait dans cette voix étrange ! Eux, comme un vil sursaut d’hydre oyant jadis l’ange Donner un sens plus pur aux mots de la tribu Proclamèrent très haut le sortilège bu Dans le flot sans honneur de quelque noir mélange. Du sol et de la nue hostiles, ô grief ! Si notre idée avec ne sculpte un bas-relief Dont la tombe de Poe éblouissante s’orne Calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur Que ce granit du moins montre à jamais sa borne Aux yeux noirs du Blasphème épars dans le futur. Mallarmé photographié par Paul Nadar, 1895. Cliché Yvan Bourhis, DAPMD - Conseil général de Seine-et-Marne. 3 C'est quoi «mallarméen» ? par Jacques Téphany C’est quoi « dégueulasse » ? Jean-Luc Godard, À bout de souffle, 1959. J’étudie partout les fragments d’un Théâtre nouveau qui se prépare en France et que je prépare de mon côté ; quelque chose qui éblouisse le peuple souverain comme ne le fut jamais empereur de Rome ou Prince d’Asie. Tel est le but ; c’est roide : il faut du temps. Mallarmé, Correspondance, 1877. Notre monomanie vilarienne peut finir par prêter à sourire : à force de tout ramener à Vilar ne risquonsnous pas d’en faire un attrape-tout et, finalement, un pot-pourri ? Ainsi, quoi de commun entre Vilar, l’homme des grandes masses théâtrales, et Mallarmé, l’aventurier en chambre, bibelot de salon littéraire ? En vérité, l’exigence de Vilar nous a toujours paru « mallarméenne ».Mais c’est quoi « mallarméen » ? Il s’agit d’abord d’un poète difficile qui n’a cessé de fuir une existence monotone de professeur d’anglais dans sa chambre « aux carreaux bombés par les Rêves intérieurs comme les tiroirs de pierres précieuses d’un riche meuble ». Pour autant, comme le dossier de cette livraison de nos Cahiers le montre, ce choix d’une vie intérieure n’était pas exclusif d’une intense fréquentation des artistes de son temps. Et quelle compagnie ! Verlaine, Rimbaud, Manet, Huysmans, Mirbeau, Debussy, Villiers de l’Isle-Adam, Berthe Morisot, Barrès, Henri de Régnier, Renoir, Claudel, Pierre Louÿs, Gide, Oscar Wilde, Valéry, Degas, Pissaro, Redon…, et tant d’autres étaient des familiers fascinés par la fertilité d’un « cerveau pareil » (Rodin). L’œuvre de Mallarmé ne se laisse pas aisément pénétrer : elle est le masque d’une philosophie mystique de la Beauté élevée au rang de religion en ceci que l’art, recherche d’une vérité supérieure, transfigure le temps en éternité. On ne s’étonne donc pas qu’elle inaugure toutes les formes de l’impressionnisme pictural et musical, puis celles du symbolisme, et qu’elle renaisse philosophie révolutionnaire avec le surréalisme. On sera indulgent avec ces généralités que d’authentiques connaisseurs de l’œuvre de Mallarmé dépassent ici pour les lecteurs des Cahiers de la Maison Jean Vilar. Ce qui nous intéresse, par delà le cas Stéphane Mallarmé, c’est évidemment la question de l’élévation poétique « contre » l’abaissement trivial, de la distinction spirituelle « contre » l’abandon intellectuel, de la tenue « contre » le laisser-aller, de l’autorité « contre » la licence, de l’élégance « contre » la vulgarité, de l’inquiétude « contre » le confort, de la ténacité « contre » l’abandon…— tout cela sans mépris pour ceux qui ne savent pas ce qu’ils font ! Personne, sauf les désespérés, personne ne doute que les artistes d’hier et d’aujourd’hui qui ont fait et font le Festival d’Avignon sont également pénétrés de cette raison ardente d’aller à la rencontre d’un public lui aussi assoiffé d’une différence exaltante, car salut personnel et salut collectif passent par cette religion d’un art au-dessus. Venons-en au pourquoi de la présence de Mallarmé chez Vilar. Le Vilar encore jeune, le Vilar-avant-Vilar qui galère à Paris chez Dullin, qui dîne, si l’on peut dire, en râclant des quignons de pain dans des fonds de moutarde et connaît la vraie misère, celle qui lui rendra insupportable le discours du salut par la pauvreté cher à Bernanos, cet intellectuel aux semelles trouées est toujours à redécouvrir dans les textes arides, coupants, révoltés jusqu’à l’intégrisme de La Tradition théâtrale. Il faut les relire : on y verra que le futur grand homme du théâtre de son temps ne s’est pas déjugé ni trahi au fil de ses victoires : sa tension intérieure, la dureté de sa passion seront les mêmes depuis ses années de formation jusqu’à l’accomplissement de son destin. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107 4 Clairement, les débuts sont mallarméens. Déjà le jeune homme douloureux d’avant guerre écrit sur son Carnet de la Mort (à l’occasion de la mort brutale de son frère Lucien) une prose digne de l’auteur d’Hérodiade : « Le silence, aussi, alentour. Le véritable silence aussi et ordonnateur du long et indécis cortège des pensées, des rêveries, des commencements de monde imaginaire, des caresses dans le vide à celui que l’on croit (sans peine et sans aide de suggestions) encore là, encore là dans la nouvelle existence de vivant invisible. » Puis Vilar devient le metteur en scène de Strindberg – qui forme, avec Ibsen et Maeterlinck, la constellation symboliste illustrée par Lugné-Poe au Théâtre de l’Œuvre à la fin du siècle précédent. C’est une lame incandescente qui interprète Orage et, surtout, La Danse de mort, et qui stupéfie le public raffiné, choisi, du Théâtre des Noctambules. Les premiers pas d’Avignon sont fermes mais incommodes ô combien, et appliquent un principe affirmé dès 1946 : « Il fait partie du métier de comédien de défendre des œuvres que le public, lors de la création, accepte difficilement ». Pour se hisser au sommet d’un nouveau théâtre qui n’est pas encore « populaire » ni « national », Vilar emprunte la face nord : un Shakespeare inconnu, un Claudel d’art et d’essai, un Clavel sans lendemain… Et qui sont, à cette époque, ces Kleist, ces Büchner, ces Supervielle ? Bientôt ces Brecht et ces Pichette ? Et plus tard ce Jarry, héros mallarméen s’il en fut, créateur d’un grotesque et sublime Ubu qui trouvera en Georges Wilson son interprète fondateur ? Cette action initiale, éminemment restreinte, présentée sur une scène libre de tout encombrement décoratif pour atteindre à un pur résultat, s’est révélée source d’un puissant mouvement et d’une interrogation parvenue jusqu’à nous : comment partager, avec le plus grand nombre sinon avec tous, les plaisirs de la création artistique et de l’intelligence ? Comment conjurer l’épuisant clivage entre aristocratie et vulgaire, élite et peuple, connaissance (donc possession) et ignorance (donc dénuement) ? Comment convaincre un public « non pas averti mais croyant » que « le théâtre n’est pas seulement un divertissement, mais aussi un plaisir douloureux de l’intelligence et du cœur » (question posée dès 1944) ? Tout est dans l’adjectif « croyant ». Il ne s’agit pas de croyance religieuse, mais de confiance faite à l’artiste, désormais investi d’une responsabilité face à cette confiance : être digne du public, en quelque sorte. Ce qui peut devenir une religion au sens littéral du terme : relier l’homme à l’homme, d’abord dans sa dimension spirituelle, mais non divine ; Vilar (comme Mallarmé) est un homme sans dieu. S’il est vrai que le destin de l’homme c’est son caractère, le déclenchement de celui de Vilar c’est la rencontre de cette responsabilité pour laquelle, comme Baudelaire pour l’obstacle, il éprouvera un goût passionné. Le texte que nous rappelons [page 70] : « je n’aurais pas le goût de poursuivre ma tâche si n’existait pas ce public. J’irais alors retrouver dans un petit théâtre ceux qui cherchent » est le pivot du roman de sa vie. L’équation vilarienne est là tout entière : comment (pourquoi, il sait : « la culture ce n’est pas ce qui reste quand on a tout oublié, c’est ce qui reste à connaître quand on ne vous a rien enseigné »), comment réduire l’écart entre l’art et son destinataire naturel, le public, hors des facilitations marchandes ? Devant cette réelle difficulté, comment éviter le mépris du vulgaire à travers le culte, bien commode après tout !, de l’incompréhension, voire de la malédiction ? L’utopie d’un public artiste est-elle concevable ? Vilar, – et quelques-uns de ses… coreligionnaires, car il faut souligner que la deuxième moitié du XXe siècle aura été marquée, sur le plan du théâtre en France, par cet effort souvent passionnément vécu -, Vilar est-il parvenu à réaliser cette utopie ? À répondre positivement à l’attente de Mallarmé, dès 1874 : « L’art dramatique de notre Temps, vaste, sublime, presque religieux, est à trouver » ? À réaliser enfin l’alchimie du Faune « non possible au théâtre mais exigeant le théâtre » ? On serait tenté de l’admettre si l’on veut bien, au même instant, penser le doute, l’inconsolation, l’inquiétude qui n’ont cessé d’assaillir le régisseur de Chaillot et d’Avignon qui s’imaginera, à la fin de sa Chronique Romanesque, à bout de souffle et mal voyant, gardien dérisoire des énigmes du musée de l’Ermitage tel un Jorge Borgès sans œuvre. Si l’on se souvient de ses silences et qu’il sera toujours meilleur « dans Bême muet que dans Bême parlant » atteignant l’idéal mallarméen de l’apparence fausse de présence. Et si l’on songe enfin au vol arrêté en plein essor de Gérard Philipe, image vécue du cauchemar mallarméen : le cygne saisi dans la glace du lac gelé, agonisant… Certes, au nom de cette responsabilité découverte en même temps que le public, Vilar ajoute à sa brûlure intime la mission civique qui ne fait nullement partie de l’univers de Stéphane Mallarmé, plaçant l’éthique avant l’esthétique. Mais serait-il jamais parvenu à son propre accomplissement sans ce passage initial, initié, par la plus dure discipline de l’exigence poétique ? Voilà pourquoi, en ce mois de février 2009, Mallarmé rend visite à Jean Vilar en sa Maison. J.T. 5 Une ville, un poète... « Un poète, et tout sera sauvé… » Jean Vilar Tout a commencé avec la découverte d’une modeste plaque au 8 rue du Portail Matheron indiquant que Stéphane Mallarmé avait habité cette maison de 1867 à 1871. Puis on sut qu’il avait été professeur d’anglais et qu’il avait écrit un texte, Igitur, sur des papiers soigneusement pliés et gardés dans une boîte. Cette boîte ne fut découverte qu’après sa mort et ce manuscrit, conservé par la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet à Paris, se révéla comme la matrice de toute son œuvre. Alors une équipe de chorégraphes, danseurs, critiques, auteurs, professeurs, chercheurs, se passionne pour cet écrivain connu pour l’étrangeté de ses textes, et très impliqué, ce que l’on sait moins, dans l’art moderne, la mode, la musique, le théâtre, la danse, la photographie... Depuis 3 ans, réunie pour le plaisir de séminaires en résidences, l’équipe se met à rêver d’une proposition en 5 volets avec le soutien attentif de la Chartreuse de Villeneuve lez Avignon, qui comprendra défilé de mode, exposition, révélations sur la danse au XIXe siècle et création La folie d’Igitur par Andy de Groat. Autour d’Amélie Grand et d’Andy de Groat chorégraphe, Jean-Christophe Paré chorégraphe, danseur, directeur de l’école Nationale Supérieure de Danse de Marseille, Wilfride Piollet et Jean Guizerix, danseurs étoiles de l’Opéra de Paris, Philippe Verrièle critique de danse, auteur, Emile Noël auteur, Joëlle Molina photographe-plasticienne, Marceau Vasseur et Pierre-Marie Danquigny professeurs chercheurs, Martin Barré et Camille Ollagnier, danseurs. Rendez-vous les 19-20-21 février à 19h à la Chartreuse de Villeneuve lez Avignon pour cet événement qui fêtera les 140 ans de l’écriture d’Igitur et les 30 ans des Hivernales d’Avignon mises en place sur le thème de l’étrange… Et puis, toute une ville se réveille et se souvient, une quinzaine de structures culturelles organise des manifestations en février et mars 2009 autour de Stéphane Mallarmé, illustrant tous ses talents : juste retour à Avignon. Amélie Grand Directrice des Hivernales Musée Angladon Mallarmé et ses amis artistes Verlaine, Manet, Degas, Morisot, Renoir, Monet, Vuillard, Gauguin, Redon etc… [voir pages 14-45] Visites commentées : 04 90 82 29 03 Conférence «La Barque de Mallarmé» par Christian Lassalle samedi 14 février à 15h Vidéo d’Eric Rohmer sur Mallarmé (25 mn) du 7 février au 26 avrilril www.angladon.com Bibliothèque municipale d’Avignon Livrée Ceccano Éditions originales de Mallarmé La Livrée Ceccano, ancien Lycée Impérial où Mallarmé fut professeur d’anglais, exposera de nombreuses œuvres du poète. Le 21 février à 15h, rencontre avec Isabella Checcaglini, éditrice de l’unique publication en arabe du livre Un coup de Dés jamais n’abolira le Hasard. du 3 au 28 février 04 90 82 81 90 Collection Lambert « Un coup de Dés, jamais… » La Collection Lambert en Avignon présente deux exceptionnels livres d’artistes où l’Américain Ellsworth Kelly et le Belge Marcel Broodthaers donnent leur version de “Un coup de Dés jamais n’abolira le Hasard”. Le 7 février à 18h et le 28 février à 14h, performances du danseur chorégraphe Thierry Thieû Niang du 7 février au 7 avril 04 90 16 56 20 www.collectionlambert.com LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107 6 7 Archives municipales Sur les traces de Mallarmé Théâtre Le Ring Les enfants de l’étrange Exposition présentée à l’occasion du 140ème anniversaire de l’écriture d’Igitur, dans le nouvel espace des expositions temporaires : lieux fréquentés par Mallarmé, récente découverte d’une sculpture de Mérindol lui étant dédiée… du 1er au 28 février 04 90 86 53 12 www.archives.avignon.fr 1ere partie : 8 jeunes personnes et une metteur en scène, Marie Pagès, qui se prend parfois pour une chorégraphe. Des images, des mots, des émotions. étrange, ça l’est. Ce n’est ni du théâtre, ni de la danse, ni vraiment identifié, juste… ça existe ! 2eme partie, les élèves des écoles et des collèges découvrent Mallarmé : textes, improvisations… avec le concours de l’Inspection de l’Éducation Nationale. les 11 et 12 février, 18h30, réservation indispensable. 04 90 27 02 03 Palais du Roure Stéphane Mallarmé et les Félibres Mallarmé avait pris part avec enthousiasme aux félibréjades qui réunissaient Mistral, Aubanel, Mathieu, Roumanille mais aussi Daudet, des Essarts, le catalan Balaguer, l’Irlandais Bonaparte-Wyse et tant d’autres. Mallarmé depuis longtemps a rejoint les ombres familières du Palais du Roure : manuscrits, correspondances, ouvrages, photographies, revues, journaux… et son portrait par Picasso sont là pour raconter sa présence sur les rives du Rhône. du 30 janvier au 28 février 04 90 80 80 88 Cinéma Utopia Films sur Stéphane Mallarmé Projection suivie d’une rencontre avec Amélie Grand et Pierre-Marie Danquigny Toute révolution est un coup de dés (1977), 11’ de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, d’après le poème de Mallarmé. Stéphane Mallarmé (1968), 27’, d’Éric Rohmer. 2 courts films autour de la chorégraphe-danseuse Loïe Fuller, contemporaine de Mallarmé. Danse Serpentine n°765 (1896), 1’15, de Louis Lumière, sur Loïe Fuller. Le Lys, prélude du Déluge de Saint Saëns (1934), 1’45, de Georges R. Busby, danse de Miss Baker sur une chorégraphie de Loïe Fuller. Lundi 16 février, 18h (autres séances possibles pour les scolaires) 04 90 82 65 36 Conservatoire régional du Grand Avignon Université d’Avignon Mallarmé, «timbres et couleurs» et des Pays de Vaucluse Les professeurs et élèves du Conservatoire à Rayonnement Régional du Grand Avignon Igitur : dramaturgies imaginaires Olivier-Messiaen – autre peintre des couleurs et des timbres – se devaient de participer aux diverses manifestations organisées autour de Mallarmé. Ils proposent au public un aller-retour entre texte nu et mise en musique par les acteurs et les chanteurs le vendredi 13 février à 19h, Amphithéâtre Mozart (réservation conseillée). 04 32 73 04 80 Conférence de Boris Donné, professeur à l’Université d’Avignon Mardi 17 février, 18h Entrée libre dans la limite des places disponibles LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107 8 Maison Jean Vilar Mystère à la Maison Jean Vilar Coup d’envoi des Hivernales samedi 21 février, 12h30 Dimanche 22 février, 11h, rencontre-débat autour de Mallarmé avec tous les protagonistes de l’événement. Vidéos danse jusqu’à fin février (voir programme pages 74-77) 04 90 86 59 64 Centre européen de poésie Exposition Parcours biobibliographique illustré de photographies, documents, livres, enrichi d’œuvres d’artistes d’aujourd’hui. samedi 7 février, vernissage. samedi 14 février, 17h-19h, café poétique avec des écrivains, universitaires, artistes. Lectures, débat, échanges avec le public. du 3 au 28 février 04 90 82 90 66 Étranges passerelles par-dessus les remparts… Créations artistiques à l’école Présentation du projet mené tout au long de l’année avec des écoles, le collège Roumanille, le théâtre Le Ring… Inspection de l’Éducation Nationale - Avignon 04 90 87 94 85 (Contact Martine Grouthier) Promenade littéraire sur les traces de Mallarmé avec Pierre-Marie Danquigny (enseignant, chercheur) les 15, 16, 18, 19, 20 février à 15h Départ devant la maison de Mallarmé, 8 rue Portail Matheron [lire aussi pages 10-13]. Chartreuse Mallarmé, le bel aujourd’hui Parcours spectacle 19, 20, 21 février à 19h C’est un parcours-spectacle-événement de trois heures, à la mesure (ou démesure) de Mallarmé, qui vous est proposé par une équipe passionnée qui redécouvre depuis 3 ans cet auteur. Cinq volets à parcourir de lieu en lieu dans une balade colorée mise en scène par Andy de Groat et chorégraphiée par Martin Barré et les autres interprètes : Déplacements avantageux ; une exposition Les mystères d’Igitur par Joëlle Molina dans les appartements du sous-sacristain ; Défilé sur le sable, chorégraphié par JeanChristophe Paré avec 15 danseurs de la cellule d’insertion professionnelle de l’École Nationale Supérieure de Danse de Marseille, dans la cave des 25 toises ; Divagations à la Boulangerie, ou ce qu’il faut savoir sur la danse que voyait Mallarmé au 19e siècle avec des micromytho-biographies de Philippe Verrièle et des danses du chorégraphe Justamant re-découvertes par Wilfride Piollet et Jean Guizerix ; enfin au Tinel, La Folie d’Igitur chorégraphie d’Andy de Groat avec parade costumée et mise en scène par les bons soins d’Andy. Réservations : Les Hivernales 04 32 70 01 07 9 Mallarmé et Avignon par Pierre-Marie Danquigny Le projet Mallarmé doit beaucoup à PierreMarie Danquigny, qui a longtemps enseigné au Lycée Aubanel et pénétré bien des secrets du séjour avignonnais du poète. Au cours des rencontres des Hivernales 2009 (voir page 9), il animera de passionnantes visites de la ville vécue par Mallarmé. Stéphane Mallarmé a 22 ans lorsque, en juillet 1864, il vient pour la première fois à Avignon afin de rendre visite à un ami alors professeur de rhétorique au lycée impérial d’Avignon, le poète Emmanuel des Essarts, qu’il a connu en 1862 à Sens. Lors de ce séjour, il loge, place Crillon, à l’Hôtel d’Europe, le meilleur hôtel de la ville où descendaient les célébrités, parmi lesquelles Victor Hugo (en 1839), ou Charles Dickens... Cet hôtel, qui occupe l’emplacement du jardin de la maison de Jean Cadard, médecin de Charles VI, fut ouvert en 1799 dans l’hôtel Amat de Graveson. En 1865 et en 1866, Mallarmé séjourne à nouveau plusieurs fois à Avignon pour voir ses amis ou consulter le docteur homéopathe J.J. Béchet. Durant ces séjours, quand son ami Théodore Aubanel ne peut l’héberger, il loge rue Saint Agricol, dans l’hôtel du Louvre qui est une ancienne commanderie des Templiers dont le gérant est, à l’époque, le félibre Anselme Mathieu. Maquette de manuel d'anglais conçu par Stéphane Mallarmé (projet non réalisé) Bibliothèque littéraire Jacques Doucet Mallarmé retrouvait ses amis Félibres à la librairie Roumanille, rue St Agricol à Avignon. Photo Collection Michel Gromelle LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107 ! En octobre 1867, Mallarmé est nommé au lycée impérial d’Avignon. Avec son épouse, Marie Gerhard, et sa fille Geneviève, née à Tournon en 1864, il habite, du 26 octobre 1867 au 29 mai 1871, dans une maison du 18ème située 8 Place du Portail Matheron (aujourd’hui rue du Portail Matheron), et appelée à cette époque « la maison du crime ». En effet, le 26 germinal an X (16 avril 1802, jour du Vendredi Saint), la propriétaire, Catherine Pical et sa fille aînée Marie-Catherine y furent assassinées par leur ancienne domestique, Marguerite Assela, de Tarascon. Le vol n’était pas le seul mobile du crime, comme on le crut d’abord, car la coupable, découverte, déclara s’être vengée d’avoir été dénoncée par la propriétaire puis internée dans la Maison du Bon Pasteur, où l’on enfermait les prostituées. Elle fut guillotinée l’année suivante. Cette habitation comprend deux appartements sur rue et deux maisons à l’arrière donnant sur la droite du jardin. En 1948, la municipalité d’Avignon fit poser une plaque commémorative sur la façade à l’occasion du cinquantenaire de la mort du poète. Cette plaque porte cette sobre inscription : « Le poète Stéphane Mallarmé professeur au lycée habita cette maison de 1867 à 1871. » On a longtemps supposé que Mallarmé occupait un des deux appartements sur la rue. En fait, si l’on en croit le félibre Félix Gras, il habitait une des maisons sur le jardin. En effet, l’écrivain Jules Boissière écrit à Mallarmé le 13 février 1896 : «Nous avons parlé de vous avec Félix Gras qui, presque enfant [Félix Gras avait quand même 23 ans quand Mallarmé arriva à Avignon !], vous connut au temps de votre séjour en Avignon [...] et Félix Gras nous racontait comment en un temps où vous n’étiez guère plus fortuné que d’autres professeurs, nos amis - vous aviez su vous créer un charmant lieu d’asile non loin des remparts, trouver une jolie maisonnette que précédait un aimable jardin, enfin vous arranger un retrait de poète, à peu de frais. ». Il ne peut s’agir que de la seconde maison, la seule des deux à avoir aussi cet « escalier obscur » dont parle Mallarmé dans une lettre du 14 novembre 1869 à son ami, le médecin et poète Henri Cazalis (1840-1909) qui publia Melancholia sous le pseudonyme de Jean Caselli puis Le livre du néant et L’illusion sous le pseudonyme de Jean Lahor. 10 11 Selon le témoignage d’un enfant de Tournon, l’écrivaininspecteur des Beaux-Arts Gabriel Faure (1877-1962) « Les Félibres parlaient souvent de la conversation agréable, un peu attristante de Mallarmé, de son tabac oriental, de son appartement plein de cafards, et tel qu’il fallait mettre les pieds des lits dans des assiettes d’eau pour empêcher les scorpions d’y grimper. » Pendant un peu plus de deux ans, Stéphane Mallarmé va enseigner l’anglais au lycée impérial d’Avignon, situé depuis le début du XIXe dans l’ancienne Maison de la Motte constituée de la réunion, au moyen d’une galerie couverte, de la livrée d’Annibal de Ceccano (XIVe) et de la livrée du cardinal de Venise (début du XVe). Dès 1564, un collège avait été installé par les Jésuites dans ces bâtiments. Cet établissement devint ensuite le Lycée Mistral et fonctionna dans ces locaux jusqu’en 1960. Il s’agit aujourd’hui de l’école publique Frédéric Mistral (rue Frédéric Mistral), du Musée Lapidaire, installé dans l’ancienne chapelle, et de la médiathèque Ceccano. Mallarmé comptera parmi ses élèves Gaston Pourquery de Boisserin qui sera maire d’Avignon et député de Vaucluse ainsi que M. Leclerc du Sablon, futur doyen de la Faculté des Sciences de Toulouse et qui écrit à Charles Chassé (auteur de Mallarmé universitaire dans le Mercure de France du 1er octobre 1912) : « J’ai eu en effet Stéphane Mallarmé comme professeur pendant que j’étais en 7ème, en 1869-70. Je n’ai retenu de lui que son extrême bienveillance, qui m’avait fait abandonner l’allemand pour venir à l’anglais. Je dois vous avouer d’ailleurs qu’on aurait beaucoup étonné les élèves du lycée d’Avignon si on leur avait dit que leur professeur d’anglais passerait un jour pour un grand homme. Pour ma part, ce n’est que très longtemps après avoir quitté le lycée que j’ai identifié le poète bien connu avec Stéphane, comme nous l’appelions familièrement. » Mais Mallarmé est souvent en arrêt de travail pour cause de maladie ; il continue, en effet, à vivre une crise morale commencée pendant son séjour à Londres en 1862-63 et qui s’aggrave d’année en année : il est continuellement malade et se croit mourant, parfois sa main est paralysée et il reste des mois sans écrire un mot, il pense souvent qu’il est fou. C’est pour essayer d’échapper à cette angoisse existentielle par un traitement homéopathique qu’il entreprend, en 1869, l’écriture d’un conte fantastique sur le thème de la folie : Igitur ou la folie d’Elbehnon, dans lequel le personnage, Igitur, couché sur les cendres de ses LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107 12 Mais la guerre franco-prussienne, la chute du Second Empire, la Commune de Paris bouleversent la France. Mallarmé n’a qu’un désir : rejoindre Paris et ses amis du Parnasse contemporain. En mai 1871, alors que la Commune vit ses dernières heures, le poète quitte définitivement Avignon. Pendant son séjour avignonnais, Mallarmé aura assidument fréquenté les félibres, et plus pariculièrement l’imprimeur-éditeur Théodore Aubanel, l’ami qui lui donne des conseils, Joseph Roumanille, libraire de la rue Saint Agricol, l’antiquaire Jean Brunet dont l’épouse est la marraine de sa fille et, bien sûr, le déjà célèbre Frédéric Mistral pour qui Mallarmé traduit les poèmes du félibre irlandais William BonaparteWyse. P-M. D. Pierre Marie Danquigny est agrégé de Lettres Classiques et a longtemps enseigné au lycée Aubanel. Historien d’Avignon à travers les textes grecs et latins, aucune des traces et demeures de Mallarmé à Avignon ne lui sont étrangères, ni des relations du poète avec les félibres. Son site : http://www.litteratur.fr ! ancêtres, essaie, « après avoir bu la goutte du néant qui manque à la mer », d’abolir le hasard en jetant les dés sur le coup de minuit. Mais Mallarmé multiplie les versions (il en existe jusqu’à huit différentes du même passage) et finit par abandonner ce projet qui est cependant considéré par les spécialistes comme la matrice de son Œuvre. Igitur ne sera publié qu’en 1925, bien après la mort de Mallarmé, par le docteur Édmond Bonniot, son gendre [voir photo du manuscrit page 16]. En décembre 1869, Mallarmé demande un congé pour préparer en vue de l’agrégation une licence ès lettres. Pour vivre, il donne alors des cours privés ainsi que des cours du soir dans l’École normale d’instituteurs installée (de 1835 à 1880) dans l’ancienne église Saint Martial (XIVe), aujourd’hui Temple Saint Martial, rue Jean-Henri Fabre. Dans ces locaux se trouvait également le musée d’histoire naturelle Requien, dont le conservateur fut, de 1866 à 1873, le naturaliste Jean-Henri Fabre (1823-1915) qui participa à ces cours communaux publics et gratuits. Mallarmé sera mis en congé (avec une indemnité de 1000 francs par an) du 21 janvier 1870 au 30 septembre 1870, congé renouvelé jusqu’au 30 septembre 1871. La place du Portail Matheron où habitait Mallarmé. L'arroseur municipal. Collection Michel Gromelle 13 LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107 14 Prélude à une exposition par Anne-Marie Peylhard Faut-il y voir le fait du hasard ? A l’initiative de quelques Avignonnais passionnés, une invitation à célébrer en 2009, le texte d’Igitur, rêvé par Mallarmé dans sa petite maison du Portail Matheron, parvint au musée Angladon, alors que plusieurs expositions récentes Manet, Forain, Degas et surtout Redon avaient déjà permis au public de croiser le poète en allié d’art, aimé et admiré. Avignon, comme la ville de Tournon, avait commémoré, en 1948, le cinquantenaire de la mort du poète, se rappelant la présence du professeur d’anglais dans la vallée du Rhône. A cette époque Jean Angladon, futur fondateur du musée, utilisait ses talents de graveur sur bois à la demande de Jeanne de Flandreysy, pour créer, à partir d’un dessin de Picasso, l’estampe du portrait de Mallarmé. En 2009, malgré les délais très courts, l’évidence d’une présentation de Mallarmé s’est imposée au musée. D’abord pour faire découvrir les pages manuscrites d’Igitur, ensuite pour aller à la rencontre du poète sous l’angle de ses relations avec les artistes de son temps. Parfois distant par sa quête poétique d’un absolu, l’homme, sous le regard de ses amis, se révèle d’une sensibilité attentionnée, charmeur, d’un humour ironique, curieux d’art, intéressé par le spectacle, la mode, la danse et passionné de canotage. J’ai besoin d’hommes, de Parisiennes amies, de tableaux, de musique. J’ai soif de poètes…, écrit-il en 1864 de son exil ardéchois. ! Remerciements aux conservateurs du Musée départemental S. Mallarmé à Vulaines-sur-Seine et à la direction de la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet à Paris pour leur contribution à cette exposition. Affiche de l'exposition : Mallarmé dessiné par Verlaine. Graphisme Jean-Pierre Borezée C’est le poète parisien, l’ami des artistes, qui nous retiendra, laissant dans l’ombre l’homme angoissé devant l’ampleur de l’Œuvre, souffrant de façon aiguë de pauvreté et de solitude à Londres pendant son temps de formation, puis à Tournon et Besançon, comme professeur d’anglais. D’après sa fille, à Avignon, il se plut mieux, bénéficiant des rencontres avec les Félibres, mais c’est la découverte à Paris d’une société en mouvement et en recherche, avec ses incompris, qui lui fut bénéfique. Dans l’effervescence culturelle parisienne de la fin du XIXe siècle, Mallarmé établit des liens avec les personnalités marquantes de son temps en littérature et en art. Ce qui ressort de ces relations, c’est l’extrême attention à chacun, la justesse de ton, l’intensité de l’échange, l’originalité d’un remerciement, la délicatesse d’un cadeau, parfois la dédicace souriante ou ironique sur l’enveloppe d’un courrier. C’est pourquoi, il n’est pas inutile de passer un moment avec chacun des interlocuteurs choisis, en fonction de ce qui émerge d’essentiel. De l’immense bibliographie et fortune critique, les dernières publications, de grande rigueur scientifique, ne sont pas les moins riches. Leur consultation a permis la préparation d’un thème en quelques mois. Il faut aussi souligner le travail accompli par la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet accueillant et enrichissant un exceptionnel fond Mallarméen et le musée départemental de Vulaines s/Seine organisant des expositions régulières dans la maison de Valvins, si chère à Mallarmé. Anne-Marie Peylhard Conservateur du Musée Angladon Renseignements : Tél. 04 90 82 29 03 www.angladon.com 15 Stéphane Mallarmé : Igitur, manuscrit. Bibliothèque littéraire Jacques Doucet LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107 16 Mallarmé chez Doucet par François Chapon Stéphane Mallarmé, nommé professeur au lycée de la ville, vécut en Avignon d’octobre 1867 à mai 1871. C’est pendant cette période que Villiers et Mendès, à leur retour d’une visite à Wagner, vinrent écouter, de manière bien différente, la lecture, peut-être la première, d’Igitur. Que cette étape, intellectuellement fructueuse dans la vie du poète, justifie aujourd’hui l’exposition du Musée Angladon-Dubrujeaud nous paraît évident, mais une autre raison achève de légitimer ici cet hommage. On sait ce que doivent certaines collections du musée à l’inspiration de Jacques Doucet. Ce grand sourcier, constituant à l’intention des chercheurs une bibliothèque littéraire, depuis confiée à l’Université de Paris, y réserva, sur le conseil d’André Suarès, puis d’André Breton, une place de choix à Mallarmé : manuscrits, lettres, éditions originales, souvent dédicacées, livres illustrés par Manet, par Rops, par Renoir, pré-originales dans d’introuvables revues furent rassemblés. Cette concentration de documents, encore peu prisés dans les établissements publics, fut assez remarquable pour cristalliser, par la suite, l’attention des fervents du poète et les inciter à l’augmenter de leurs propres trouvailles. Le professeur Mondor, biographe de Mallarmé, promoteur de la publication de sa correspondance générale, connaissait, en les ayant utilisées, les ressources de l’institution conçue par Jacques Doucet pour recueillir des raretés littéraires, pour les diffuser, pour les faire valoir les unes par les autres. Selon les volontés de l’éminent chirurgien, son exécutrice testamentaire, Mme le docteur Jurain, légua, en décembre 1968, un ensemble considérable, officiellement accepté le 30 novembre 1970. Il comportait la plus importante réunion en France de manuscrits de Mallarmé, sans omettre un trésor biographique et iconographique, ni un millier de lettres adressées par le maître à Cladel, Claudel, Cazalis, Coppée, Deschamps, Dujardin, Huysmans, Kahn, Mauclair, Mendès, Rodenbach, Vanier, Verlaine, Villiers, Whistler, entre autres. Ainsi s’élargissait le socle documentaire amorcé dès l’origine de la bibliothèque. Il allait motiver l’intérêt que Suzanne Guichard, visiteuse éblouie des salles de la place du Panthéon où était installée la Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet, et son mari, Olivier Guichard, alors ministre de l’Education nationale, manifestèrent en sauvant les archives demeurées dans la maison de Valvins, villégiature de la famille Mallarmé, pieusement conservée par Mme Bonniot, seconde femme du gendre du poète. Ces reliques étaient guignées par de riches convoitises hors de nos frontières. Un arrêté ministériel du 30 octobre 1970 assura l’acquisition de la plus grande partie de ces papiers au profit de la Bibliothèque Doucet. La mort de Mme Bonniot, survenue au cours des négociations, entraîna le paiement des droits de sa succession en dation, le 19 juin 1973. L’achat primitif fut alors complété d’une correspondance entre Mallarmé et sa fille, de quatre-vingt dix lettres émanant de Mary Cassatt, Chausson, Degas, d’Indy, Redon, Renoir, Rodin, Rops et d’un inédit de Claudel, Le Printemps, seul vestige de ses œuvres de première jeunesse. Rapprocher de la collection Mondor ces pièces prestigieuses, autrement dit joindre aux lettres envoyées les réponses reçues contribuait à reconstituer un diptyque d’intérêt national. Ainsi le comprirent les interprètes de la loi nouvelle des dations. Sans pouvoir énumérer tous les accroissements qui succédèrent à ces entrées massives et qui provenaient, pour la plupart, de libéralités privées comme celles de Mme Stanislas ou de la famille Roujon, nous citerons la cession d’une œuvre capitale que nous consentit notre amie Agathe Ronart-Valéry : les épreuves corrigées du Coup de dés données à son père par le maître. Le point final de notre activité dévouée à la construction de ce fonds Mallarmé fut posé, à l’instant de la retraite, par le présent dont voulut l’honorer, avec une rare générosité, Louis Clayeux, l’insigne collectionneur, le familier des grands artistes de son temps. Il offrit les manuscrits d’Igitur et du Tombeau d’Anatole à la Bibliothèque Doucet. Pour l’heure, il fournissait la plus belle des conclusions à l’essor qu’avait suscité l’initiative du fondateur. Il faut être reconnaissant à la directrice actuelle de cette bibliothèque, Sabine Coron, de son effort pour perpétuer l’esprit, les exigences de Jacques Doucet. Elle a saisi aussitôt la signification de prêts dans le lieu où peut s’illustrer, au voisinage de chefs-d’œuvre plastiques choisis par Doucet, la synthèse qu’il rechercha souvent entre les diverses créations de la modernité. François Chapon Directeur honoraire de la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet 17 Mallarmé par lui-même Lettre à Verlaine, 16 novembre 1885 « J’ai perdu tout enfant, à sept ans* ma mère, adoré d’une grand-mère qui m’éleva d’abord ; puis j’ai traversé bien des pensions et lycées, d’âme lamartinienne […] j’ai longtemps essayé dans cent petits cahiers de vers qui m’ont toujours été confisqués, si j’ai bonne mémoire. Il n’y avait pas, vous le savez, pour un poète à vivre de son art. Ayant appris l’anglais simplement pour mieux lire Poe, je suis parti à vingt ans en Angleterre, afin de fuir principalement ; mais aussi pour parler la langue, et l’enseigner dans un coin tranquille et sans autre gagnepain obligé : je m’étais marié et cela pressait. […] J’ai du faire dans des moments de gêne ou pour acheter de ruineux canots3, des besognes propres et voilà tout (Dieux antiques, Mots anglais) dont il sied de ne pas parler ; mais à part cela les concessions aux nécessités comme aux plaisirs n’ont pas été fréquentes. Si à un moment, pourtant, désespérant du despotique bouquin lâché de Moi-même, j’ai après quelques articles colportés d’ici et de là tenté de rédiger tout seul, toilettes, bijou, mobilier, et jusqu’aux théâtres et aux menus de dîner, un journal La Dernière Mode, dont les huit ou dix numéros parus servent encore quand je les desvêts de leur poussière à me faire longtemps rêver. […] La solitude accompagne nécessairement cette espèce d’attitude ; et à part mon chemin de la maison (c’est maintenant 89 rue de Rome) aux divers endroits où j’ai dû la dîme de mes minutes, Lycée Condorcet, Janson de Sailly enfin Collège Rollin, je vaque peu, préférant à tout, dans un appartement défendu par la famille, le séjour parmi quelques meubles et chers et la feuille de papier souvent blanche. Mes grandes amitiés ont été celles de Villiers, de Mendès, et j’ai, dix ans, vu tous les jours mon cher Manet, dont l’absence aujourd’hui me paraît invraisemblable ! Vos Poètes Maudits, cher Verlaine, A Rebours d’Huysmans, ont intéressé à mes Mardis longtemps vacants les jeunes poètes qui vous aiment […] Voilà toute ma vie dénuée d’anecdotes, à l’envers de ce qu’ont depuis si longtemps ressassé les grands journaux, où j’ai toujours passé pour très étrange : je scrute et je ne vois rien d’autre, les ennuis quotidiens, les joies, les deuils d’intérieur excepté ; quelques apparitions partout où l’on monte un ballet, où l’on joue de l’orgue, mes deux passions d’art presque contradictoires, mais dont le sens éclatera et c’est tout ; j’oubliais mes fugues, aussitôt que pris de trop de fatigue d’esprit, sur le bord de la Seine et de la forêt de Fontainebleau, en un lieu, le même depuis des années ; là, je m’apparais différent, épris de la seule navigation fluviale. J’honore la rivière, qui laisse s’engouffrer dans son eau des journées entières sans qu’on ait l’impression de les avoir perdues, ni une ombre de remords. Simple promeneur en yoles d’acajou, mais voilier avec furie, très fier de sa flottille… » * Inexactitude de l’auteur : il avait en fait 5 ans (NDLR). LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107 18 Verlaine une correspondance complice Les premiers échanges entre les jeunes poètes âgés respectivement de 22 et 24 ans sont épistolaires. Mallarmé, à peine nommé au lycée de Besançon, reçoit de Verlaine Les Poèmes saturniens, à leur parution en 1866. Il le remercie sans le connaître ressentant le pressentiment merveilleux d’une amitié ignorée […] votre livre est dans toute sa beauté et l’acception romantique, un premier volume et qui m’a fait, bien des soirées, regretter ma vanité de ne livrer mon œuvre qu’à la fois, parfait…1 Mallarmé préside avec Rodin le Comité pour élever un monument à Verlaine mais l’œuvre de Niederhäusen, dont le Musée Angladon présente un plâtre, n’est placé au Jardin du Luxembourg qu’en 1911. Quelques années plus tard, Mallarmé, devenu parisien, est invité aux soirées du mercredi, rue Nicollet, chez Verlaine. Il s’y rend quelquefois, y aperçoit Rimbaud : je ne l’ai pas connu, mais je l’ai vu une fois, dans un de ces repas littéraires, en hâte, le Dîner des Vilains Bonshommes…2 Mallarmé, à son tour, prend l’habitude de recevoir le mardi dans son modeste appartement de la rue de Rome. À ces réunions littéraires et amicales, qui attirent au fil des années écrivains et artistes, Verlaine se montre de temps en temps, mais pour des raisons de santé ou d’éloignement, c’est par lettre que les contacts sont les plus fréquents. Malgré des genres de vie divergents, les deux écrivains échangent périodiquement nouvelles, informations, problèmes d’édition, dans un esprit de soutien réciproque au service de l’art poétique. Ainsi Verlaine sollicite-t-il et obtient-il de Mallarmé la lettre autobiographique, si intéressante, du 16 novembre 1885, pour Les Hommes d’aujourd’hui. En 1893, Mallarmé préside le 7e banquet de la revue La Plume où il désigne Verlaine comme son successeur. Tous les deux sont élus par leurs pairs Princes des Poètes : Verlaine en 1894, Mallarmé en 1896 . Pendant son séjour à l’hôpital Broussais, Verlaine est ému de la visite du poète : nous voici célèbres, maintenant, Mallarmé, des chefs d’Ecole, quoi ! À la mort de son confrère, celui-ci commence l’éloge funèbre par ces mots : La tombe aime tout de suite le silence, et déclare à un journaliste : Oui, je l’aimais, l’admirais, je l’estimais. ! Niederhäusern-Rodo : Buste de Verlaine, plâtre. Musée Angladon ! Verlaine fait paraître, en 1883, des poèmes de Mallarmé aux côtés de ceux de Rimbaud et Tristan Corbières dans la revue Lutèce, sous le titre devenu célèbre Les Poètes maudits. En 1885, À Rebours de Huysmans révèle également au public l’admiration de son héros, Des Esseintes, pour Redon et Mallarmé. Ces parutions sont des encouragements importants pour le poète. Photos : Stéphane Mallarmé et son épouse Marie photographiés à l'époque d'Avignon. Collection privée 1 : H. Mondor, Vie de Mallarmé, nrf, 1941. 2 : Divagations, Médaillon d’Arthur Rimbaud; 19 LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107 20 Manet la création partagée Nommé professeur à Paris en 1871, Mallarmé, malgré un emploi du temps chargé, goûte progressivement les bienfaits de la capitale, stimulé par la fréquentation de quelques salons littéraires et la découverte des milieux artistiques. Il trouve bientôt la possibilité d’écrire dans des revues et de se faire connaître par des articles sur des spectacles. La rencontre d’Edouard Manet, décisive, l’introduit dans le milieu des artistes incompris. Il devient critique d’art. Dans une longue défense s’intitulant Le jury de peinture de 1874 et M. Manet, il analyse les tableaux refusés, soulignant pour Bal à l’Opéra une gamme délicieuse trouvée dans les noirs : fracs et dominos, chapeaux et loups, velours, drap, satin et soie […]. Rien donc de désordonné et de scandaleux quant à la peinture… mais au contraire, la noble tentative d’y faire tenir, par de purs moyens demandés à cet art, toute vision du monde contemporain. Ses visites régulières au peintre, après ses pénibles cours au lycée, sont un délassement pour le poète qui habite le même quartier proche de la gare St Lazare. Les échanges presque quotidiens aboutissent à un premier chef-d’œuvre, en 1875, un livre illustré de lithographies pour une courte nouvelle de l’américain Edgar Poe dont Mallarmé a fait la traduction Le Corbeau, (The Raven). Les images créées par Manet, jouant sur le noir et blanc, sont d’une simplicité puissante et suggestive. l’oblige à des renoncements qu’il envoie à Mallarmé, heureux propriétaire d’un bateau sur la Seine : Mon cher capitaine, Vous savez si j’aime m’embarquer avec vous pour un travail quelconque, mais aujourd’hui c’est au-dessus de mes forces. Je ne me sens pas capable de faire proprement ce que vous me demandez. Je n’ai pas de modèles et surtout pas d’imagination. Je ne ferais rien qui vaille, excusez-moi donc […] je ne suis pas très content de ma santé. Quelques gravures, dont le Portrait d’Edgar Poe, sont encore conçues pour le poète, mais la mort interrompt cette collaboration inoubliable. J’ai pendant dix ans, vu tous les jours mon cher Manet, dont l’absence aujourd’hui me paraît invraisemblable, écrit-il à Verlaine en 1885. Des œuvres de Manet - son portrait, un pastel de Hamlet et deux estampes - forment le cadre de vie parisien de Mallarmé qui écrit avec émotion : Souvenir il disait, alors, si bien : L’oeil, une main que je resonge […] Profond, aigu ou hanté de certain noir, le chef-d’œuvre nouveau et français. L’année suivante, paraît L’Après-midi d’un faune, dans une édition raffinée tirée à deux teintes, rose et noir, orné de gravures sur bois japonisantes de Manet pour un recueil de 400 vers de Mallarmé conçus dix ans plus tôt pour le théâtre. Dans cette ambiance de création partagée, le poète enthousiaste souhaite d’autres collaborations avec Manet dans le domaine du livre illustré mais la maladie, qui va emporter précocement le peintre en 1883, fait déjà sentir ses effets, l’éloigne souvent de Paris et ! À cette époque, le peintre réalise le portrait du poète l’immortalisant dans une attitude naturelle, main dans la poche, cigare à la main, tenant un livre ouvert, d’une présence rêveuse. La fréquentation de l’atelier du séduisant Manet, crée de solides amitiés : la belle Méry Laurent, la discrète et réservée Berthe Morisot, et tout le groupe novateur de peintres qualifiés en 1874 par un critique d’Impressionnistes. Pour défendre leurs idées, il publie en 1876 dans une revue anglaise The Impressionnists et Edouard Manet. Edouard Manet : illustration pour Le Corbeau d'Edgard Poe, traduit par Mallarmé, 1875. Cliché Bibliothèque littéraire Jacques Doucet 21 Les Impressionnistes et le tiroir de laque 1887 - 1890 Le vide causé par la disparition précoce de Manet est adouci par l’amitié des personnalités proches : Méry Laurent, son égérie, et les peintres Monet, Berthe Morisot, Degas, Renoir. Mallarmé, en harmonie avec leurs sensibilités artistiques, loue la capacité de la peinture impressionniste à rendre l’aspect fugace des paysages et à donner un pouvoir d’évocation en captant la lumière par touches fragmentées, à l’image de ses poèmes qui jouent sur la sonorité des mots pour leur conférer une nouvelle dimension. En 1887, Mallarmé pense poursuivre la collaboration artistique qui l’a uni à Manet et il conçoit un projet d’album illustré, Le Tiroir de laque, allusion probable au meuble de laque japonais à tiroirs servant à contenir ses manuscrits en cours. Accepté par l’éditeur belge Deman et par le graveur Lewis Brown, chargé sans doute de la réalisation technique et de la couverture, il propose le recueil en prose à ses amis impressionnistes. Il confie l’illustration de La Gloire à Monet, Le Phénomène futur à Renoir, Le Nénuphar blanc à Berthe Morisot. Mais leur réaction est pleine d’interrogations : Vous seriez bien aimable cher Monsieur, de venir dîner avec nous, jeudi. Renoir et moi sommes très ahuris... Durant l’été 1888, celle-ci un peu effrayée de la grandeur du papier1, réalise un dessin aux trois crayons, peu satisfaisant à ses yeux, machine pas charmante du tout. Mary Cassatt, peintre américaine amie de Degas, est également associée au projet. Elle écrit le 23 janvier 1889 : Monsieur, Voulez-vous bien nous faire le plaisir de venir dîner avec nous samedi ? Nous aurons M. Degas, qui ne rêve que poésie en ce moment. Je lui ai parlé de la danseuse pour le livre et il dit que vous l’aurez certainement. « À la place du vêtement vain, elle a un corps ; Et les yeux semblables aux pierres rares, ne valent pas ce regard qui sort de sa chair heureuse » (Mallarmé, Le Phénomène futur) Malgré l’insistance de Mallarmé, les promesses de Monet et Degas, les recherches de Berthe Morisot, les mois passent. Aux prises avec d’autres problèmes, Lewis Brown travaille avec des intermittences, fait poser Méry Laurent sans utiliser le thème essentiel du tiroir. Sa mort en 1890 arrête un projet souvent remis, Monet lui-même avoue : Je suis honteux, je me sens incapable. Renoir est le seul à avoir réalisé à l’eauforte un nu féminin, qui paraît en frontispice sous le titre de Pages en 1891. Renoir : nu féminin, eau-forte parue dans Pages, 1891. Collection privée ! 1 : Correspondance de Berthe Morisot, 11 sept 87 ! Berthe Morisot : La yole de Mallarmé (détail) Collection privée LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107 22 Berthe Morisot-Manet Monet une amitié particulière l’éblouissement Parmi les amitiés nouées par Mallarmé avec les Impressionnistes, celle de Berthe Morisot est particulièrement forte, comme le prouvent leurs rencontres fréquentes et leur correspondance. L’admiration pour Edouard Manet les rapproche, tous deux ayant inspiré des tableaux célèbres. Réservée et discrète, Berthe Morisot qui, en 1875, a épousé Eugène Manet, le frère de l’artiste, reçoit pendant des années dans son salon le dimanche après-midi après les concerts Lamoureux où se rend régulièrement Mallarmé. Il donne chez elle une lecture solennelle d’une conférence faite en Belgique à propos du poète Villiers de l’Isle-Adam. Elle lui rend visite au moins à deux reprises en famille à Valvins où elle peint la barque de Mallarmé sur la Seine. Sa confiance est telle qu’elle demande à Mallarmé d’être tuteur de la jeune Julie. Le poète accomplit cette charge avec une grande affection, Degas et Renoir faisant partie du Conseil de famille. Le 18 juin 1888, Mallarmé exprime à Monet son admiration lors de son exposition de marines chez Théo Van Gogh : Je suis ébloui de votre travail de cet hiver ; il y a longtemps que je mets ce que vous faites au-dessus de tout, mais je vous crois dans votre plus belle heure… Ah ! oui, comme aimait à le répéter le pauvre Edouard, Monet a du génie… Lors de la préparation de l’exposition rétrospective de Berthe Morisot, la jeune fille observe avec beaucoup de spontanéité la volonté de Monet venu de Giverny, les humeurs de Degas, le fatalisme de Renoir et l’ironie de Mallarmé, dans l’amicale mise en espace des tableaux et dessins de cette amie très chère à tous. Dans le projet d’illustration du Tiroir de laque, le travail demandé aux trois crayons pour le poème la Gloire ne l’inspire pas : Je suis honteux vraiment de ma conduite et je mérite tous vos reproches, il n’y a cependant pas mauvaise volonté de ma part comme vous pourriez le penser, la vérité vraie, c’est que je me sens incapable de vous faire rien qui vaille [...] Vous savez la sympathie et l’admiration que j’ai pour vous eh bien permettezmoi de vous le prouver en vous offrant comme souvenir d’amitié une petite toile, lui écrit-il en octobre 1889. Mallarmé n’en tient pas rigueur au peintre et se réjouit de rapporter un grand paysage d’une journée passée à Giverny. Sur le chemin du retour à Paris le 13 juillet 1890, il déclare à Berthe Morisot : Une chose dont je suis heureux c’est de vivre à la même époque que Monet. Ce tableau placé dans la salle à manger de la rue de Rome est remarqué par les participants aux mardis. Mallarmé le compare au sourire de la Joconde. 23 Degas un échange subtil Degas est un travailleur acharné et solitaire, aimant la poésie, rimant lui-même avec talent, mais bougon devant l’hermétisme du langage. Il apprécie la reconnaissance et le soutien de son art par Mallarmé d’autant qu’ils sont tous deux fascinés par l’œuvre dansée : La mousseline formant lumineuse et toujours changeante atmosphère autour de la seminudité de jeunes ballerines, les attitudes hardies dans leur complication profonde, de ces personnes qui accomplissent une des fonctions tout à la fois naturelle et cependant moderne de la femme, ont enchanté M. Degas, cependant séduit tout aussi bien par les charmes, de ces petites blanchisseuses […] En maître du dessin il a recherché les lignes délicates et les mouvements exquis ou grotesques d’une étrange beauté neuve, si j’ose appliquer à ses œuvres un terme abstrait auquel il n’aura jamais recours dans son habituelle conversation.1 De leurs relations, il reste quelques répliques révélatrices et pertinentes. Degas répond à l’invitation de Mary Cassatt en 1891 à venir écouter Mallarmé : Oui, chère Madame, j’irai. La voix de Mallarmé me chantera mon objet. Tout s’arrange par le son. Amitiés. Degas, passionné par l’écriture poétique, se plaint d’avoir trop d’idées. Mais Degas, ce n’est pas avec des idées que l’on fait des vers, c’est avec des mots. 2 C’est à Degas, organisateur tyrannique, qu’on doit l’initiative d’une photographie rassemblant les trois amis symboliquement réunis autour d’un miroir, magnifique portrait de Renoir et Mallarmé et présence absente et lumineuse du créateur d’un cliché qu’on a pu dire mallarméen. 1 : The impressionnists and Edouard Manet, 1874. 2 : Paul Valéry, Degas, danse, dessin. ! Entre Mallarmé et Degas, tous deux liés à Manet, les rencontres sont fréquentes mais les caractères fort différents et les sentiments partagés entre respect et ironie. L’envoi d’un quatrain dédié à Degas caractérise avec esprit ce mélange subtil : Muse qui le distingue / Si tu savais calmer l’ire De mon confrère Degas / Tends-lui ce discours à lire. Edgar Degas : Étude de danseuse sur fond vert Huile sur carton. Musée Angladon LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107 24 Cette photographie m’a été donnée par Degas, dont on voit l’appareil et le fantôme dans le miroir. Mallarmé est debout, auprès de Renoir, assis sur le divan. Degas leur a infligé une pose de 15 minutes à la lumière de neuf lampes à pétrole. La scène se passe au 4e étage, rue de Villejust, n° 40. Dans le miroir on voit ici les ombres de Mme Mallarmé et de sa fille. L’agrandissement est dû à Tasset. Paul Valéry Renoir des relations cordiales Dès 1876, Mallarmé écrit à propos de Renoir : Le changement changeant des lueurs et des ombres que la réflexion mouvante des lumières, elles-mêmes influencées par tous les objets environnants, jette sur toute figure qui s’approche ou qui s’éloigne, les combinaisons passagères selon lesquelles ces reflets divers forment une harmonie simple ou multiple, sont les effets favoris de Renoir.1 Du même âge que Mallarmé, Renoir est de contact facile. Plusieurs lettres témoignent de relations cordiales. Degas, Mallarmé et Renoir font partie des amis invités régulièrement ensemble chez la famille Manet. Ils se connaissent bien, partagent de bons moments. Julie Manet relève dans son journal les plaisanteries de Renoir : Mais c’est un colimaçon ce Mallarmé, il ne peut qu’aller au même concert et en bateau toujours sur la même rivière ! Elle ajoute : C’est une petite critique d’ami, au fond M. Renoir a la plus grande admiration pour M. Mallarmé, mais il faut bien que les peintres débinent les littérateurs selon leur habitude. Dans ses lettres à Berthe Morisot, Mallarmé s’inquiète du travail et de la santé de Renoir. Il sollicite pour lui son ami Roujon, directeur des Beaux-Arts, et obtient l’achat par l’État d’une version des Jeunes filles au piano. Quant au portrait de Mallarmé réalisé par Renoir, le poète le jugera trop réaliste et trop matérialiste, lui donnant un air de financier cossu où il ne se sent pas 1 : The impressionnists and Edouard Manet, 1874. ! Degas : Renoir et Mallarmé, Photo. Bibliothèque littéraire Jacques Doucet 25 Redon un allié d’art Admirés l’un et l’autre par l’avant-garde intellectuelle parisienne, l’écrivain et le peintre se rencontrent seulement vers 1885, alors que les recueils d’estampes de Redon Dans le rêve (1879) et À Edgar Poe (1882) laissent percevoir des coïncidences d’intérêts et des points communs extrêmement forts. Leur ami Huysmans, qui souligne leur double influence sur le héros de son livre de 1884, À Rebours, cherche à les réunir en avril 1885 : Mallarmé m’a longuement parlé de vous et exprimé le désir de vous voir. Voulezvous que je l’amène chez vous samedi soir prochain? Ce serait le comble à la joie que lui a procuré votre album. Dans ses souvenirs, Redon rapporte la première visite du poète : Curieux de poésie et de prose, au moins autant que de peinture et de musique, je savais qui était le Monsieur. Or c’est lui qui, le premier, vint chez nous. […] Mallarmé s’y présenta en homme qui, de son côté, n’ignorait pas qui avait signé ces « noirs » vus à l’exposition du Gaulois.1 Il ne fit, ce premier jour de notre connaissance, que m’en parler d’abondance, avec aisance, comme si nous étions amis de toujours et avec quelle inspiration ! ah ! Comme il s’exprimait superbement… 2 Pendant l’été 1888, la proximité de leurs résidences de Samois et de Valvins permet des rendez-vous fréquents pour des promenades en yole sur la Seine. La naissance d’Ari Redon, le 30 avril 1889, scelle leur amitié : Geneviève, la fille de Mallarmé, est choisie comme marraine de l’enfant. De merveilleuses lettres de Mallarmé témoignent de la qualité humaine et de l’intensité de leurs échanges. Quel cadeau ! vraiment les magiques feuillets ! Mais mon cher vous avez miré là tout un mystère que nul n’entrevit [...] écrit Mallarmé à Odilon Redon en 1889 et 1891 : Vous agitez dans nos silences le plumage du Rêve et de la Nuit. Tout dans cet album me fascine, et d’abord qu’il vous soit tout personnel, issu de vos seuls songes : l’invention a des profondeurs, à l’égard de certains noirs, ô lithographe et démon ; et vous le savez, Redon, je jalouse vos légendes. Odilon Redon comprend parfaitement et suggère : Je me propose de dessiner blond et pâle afin de ne pas contrarier l’effet des caractères, ni leur variété nouvelle.4 Les trois lithographies exécutées avant la mort de Mallarmé La Femme à l’aigrette, La Femme au hennin et L’Enfant à l’arc-en-ciel expriment une symbolique d’une douceur rare. Elles inaugurent cette période heureuse de la vie de Redon où il va abandonner les noirs pour épouser la couleur gardant ce sens du rêve et du mystère partagé avec son ami : Qu’ai-je mis dans mes ouvrages pour leur suggérer autant de subtilités ? J’y ai mis une petite porte ouverte sur le mystère… 5 À la mort de Mallarmé, Redon, bouleversé, écrit dans ses carnets intimes : Il était un allié d’art d’une sûreté absolue. Les deux hommes n’ont pas eu le temps de réaliser ensemble un livre d’artistes, mais ils ont joué un rôle essentiel sur la haute conception de l’art symbolique de leur temps. Maurice Denis l’assure dans La Vie (1912) : Odilon Redon a été un des maîtres et une des amitiés de ma jeunesse. […] il était l’idéal de la jeune génération symboliste, notre Mallarmé. 1 : Exposition de fusains de Redon 2 : Mon ami Redon, propos recueillis par Ary Leblond 3 : Lettre à André Gide sur Un Coup de dés cité in Mallarmé et les siens, Musée de Sens, 1998 4 : Lettre de Redon 1er avril 1898. ibid. 5 : Odilon Redon. À Soi-Même Odilon Redon : illustration pour Un coup de dés jamais n'abolira le hasard, 1898. ! L’illustration du Coup de Dés est confiée à Redon dans un projet commandé par Vollard en 1897, qui s’avère, par l’importance plastique de la disposition des mots, très original. Mallarmé s’en explique à plusieurs reprises : Tel mot en gros caractère à lui seul demande toute une page de blanc et je crois être sûr de l’effet […] d’après des lois exactes et autant qu’il est permis à un texte imprimé, fatalement une allure de constellation. Le vaisseau y donne de la bande, du haut d’une page au bas de l’autre.3 Cliché Yvan Bourhis, DAPMD - Conseil général de Seine-et-Marne. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107 26 27 Gauguin Mallarmé et les Nabis une intimité spirituelle une porte entrouverte Gauguin est présenté à Mallarmé par un ami poète, Charles Morice, pendant l’hiver 1890-91. J’avais conduit Gauguin chez Mallarmé. Entre le grand poète et le grand artiste, qui l’un et l’autre, de loin s’appréciaient, s’estimaient hautement par leurs œuvres, une intimité spirituelle s’était bien vite établie. Avec les Nabis, groupe de jeunes peintres au nom prophétique, le contact est facilité, malgré la différence d’âge, par l’admiration de Gauguin, et la participation commune à la Revue Blanche des Frères Natanson. Celle-ci publie régulièrement dans les années 1890 des illustrations de Bonnard, Denis, Ranson, Roussel, Vallotton, et des chroniques de musique, littérature ou théâtre de Mallarmé. Maurice Denis, particulièrement admiratif de Mallarmé, est le premier à réaliser, en 1894, deux lithographies pour illustrer des poèmes, l’une Apparition en couverture d’une mélodie d’André Rossignol, l’autre pour la revue L’Epreuve entourant le poème Petit air qui satisfont leur auteur. En 1896, dans un climat de vacances entre forêt et rivière, se créent des liens plus étroits entre la famille Mallarmé, Misia, la jeune épouse de Thadée Natanson, et Edouard Vuillard. Ce dernier, sensible aux mystères des demeures et des êtres, a laissé plusieurs peintures et croquis de la maison des Mallarmé et de ce séjour plein de charme auprès de Misia qui inspira ces vers : Et dans le soir, tu m’es en riant apparue / Et j’ai cru voir la fée au chapeau de clarté / Qui jadis sur mes beaux sommeils d’enfant gâté / Passait, laissant toujours de ses mains mal fermées / Neiger de blancs bouquets d’étoiles parfumées. Elle-même quitte avec regret Valvins pour une maison dans l’Yonne : Ma seule tristesse était de ne plus avoir Mallarmé à ma porte, et raconte : Il savait écouter comme personne. Nos communes amours étaient Beethoven et Schubert. Il allumait alors sa pipe et épousait le silence […] une fragile et si étroite communion émotive nous unissait que le rythme de sa pensée montait à mes lèvres. Ouvrant des portes à la manière de Vuillard, Mallarmé donne un sens différent au langage, et appelle des sonorités qui suggèrent des images affectives : souvenirs, inquiétudes, espoirs, angoisses comme le peintre évoque l’intimité et le mystère d’un monde intérieur, un équivalent en beauté du poème, suivant l’expression de Maurice Denis. Quand le marchand Vollard projette de publier Hérodiade, il suggère le nom de Vuillard pour l’illustration, ce qui suscite l’approbation de l’auteur : Je serais enchanté que Vuillard illustrât ce poème […] car il peut tout faire. La mort, une fois de plus, ne permet pas cette création commune. Cette connivence chargée de rêve et d’exigence créatrice s’exprime par de mutuels témoignages d’amitié : cadeaux artistiques de Gauguin au poète, interventions de celui-ci pour soutenir les ventes d’œuvres et financer ses voyages. Le portrait gravé du poète [en couverture de ce numéro des Cahiers de la Maison Jean Vilar], offert le 1er janvier 1891, le représente de profil avec une oreille en pointe et un corbeau sur l’épaule, allusion aux deux créations de Manet pour Mallarmé, Le Corbeau et L’Après-midi d’un faune. C’est une première et rare réalisation à l’eau forte de Gauguin avec l’aide technique d’Eugène Carrière. Le peintre ayant besoin d’argent pour son départ à Tahiti, Mallarmé parvient à obtenir un article d’Octave Mirbeau dans Le Figaro, annonçant l’exposition. À l’issue de cette vente réussie pour l’artiste, un banquet se tient au Café Voltaire le 23 mars 1891. Mallarmé y fait un discours : Messieurs [ …] buvons au retour de Paul Gauguin : mais non sans admirer cette conscience superbe qui en l’éclat de son talent, l’exile pour se retremper vers les lointains et vers soi-même. Entre deux voyages, Gauguin tient à rendre visite le mardi soir à Mallarmé. L’offre d’une sculpture symbolique, la Bûche, et des gravures d’Oviri, dédicacées étrange figure, cruelle énigme, d’un côté, et de recueils de poésie, de l’autre, témoignent de leur attachement mutuel. Les écrits du peintre montrent qu’ils se comprennent au-delà des mots : Mon rêve ne se laisse pas saisir -poème musical, il se passe de libretto (citation Mallarmé) - par conséquent immatériel et supérieur, l’essentiel dans une œuvre consiste précisément dans ce qui n’est pas exprimé, écrit-il de Tahiti en mars 1899. À sa mort, le 8 mai 1903, est conservé comme un bien précieux dans sa case, aux îles Marquises, L’Après-midi d’un faune que lui a dédicacé Stéphane Mallarmé. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107 ! Edouard Vuillard : La Porte entrebâillée, huile sur carton, 1891. Musée Angladon 28 29 Félicien Rops En 1885, au moment de faire paraître les poèmes de Mallarmé par la technique de la photo-lithographie, l’éditeur Edouard Dujardin souhaite et obtient une composition originale du dessinateur belge Felicien Rops, réputé pour sa liberté graphique sur des thèmes souvent érotiques ou macabres. L’illustration comporte une forte symbolique interrogative, entre la chevauchée de la mort en bas-relief, l’amoncellement de têtes squelettiques ricanantes au-dessus desquelles siège la Muse au profil nu, élevant vers le ciel une lyre, que seules deux mains tendues parviennent à atteindre. Cette illustration du magnifique Rops plut à Mallarmé qui considéra nécessaire son utilisation comme absolu chef-d’œuvre et mon vrai frontispice.1 Portraits de Mallarmé Whistler Quand Whistler cherche un traducteur pour sa conférence de 1885, The Ten o’ clock, Monet sert d’intermédiaire à un rendez-vous parisien avec Mallarmé au Café de la Paix en janvier 1888. Cette rencontre est le début d’une amitié dont il subsiste une correspondance importante. Le poète tout à fait séduit par le caractère du peintre, même dans ses aspects difficiles et imprévisibles, est prêt à se dévouer pour lui. Il prend du temps pour lui chercher un logement dès qu’il émet le souhait de se fixer à Paris. Si Whistler aime assister aux soirées du mardi, il n’hésite pas à exprimer son refus d’y intégrer d’Oscar Wilde. Le portrait de Mallarmé demande une longue séance de pose tyrannique prés d’une cheminée brûlante en 1892. Il en résulte une lithographie qui réjouit le poète. Ce portrait est une merveille, la seule chose qui ait été faite d’après moi, et je m’y souris. Après la mort de sa femme Béatrice en mai 1896, Whistler répond à l’invitation de Mallarmé de séjourner à Valvins en automne 97. C’est alors qu’il fait le portrait de sa fille Geneviève. Sensible à sa haute vision de l’art, Mallarmé le désigne comme L’enchanteur d’une œuvre de mystère close comme la perfection. ! 1 : Cité par J.M. Nectoux, Mallarmé, peinture, musique, poèsie. 1998 2 : ibid. 3 : Correspondance, juin 1897. La Grande Lyre, Héliogravure de Félicien Rops, 1887. Cliché Yvan Bourhis, DAPMD - Conseil général de Seine-et-Marne. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107 30 l’Œuvre. C‘est alors qu’il est invité à un des mardis de Mallarmé, rue de Rome. Dans ses souvenirs, il rapporte : Dans le cabinet de travail les couleurs sont d’un vert passé – une chaise japonaise – de vieux tapis fanés – un miroir d’époque Louis XIV – une symphonie de couleurs – du lilas clair au brun sombre – du vert émeraude pour les faïences – C’est ici qu’il fait sa correspondance. Une paix de l’esprit – qui n’est rompue que par une voix venue de la chambre voisine – ou par une voiture qui roule dans la rue. Intéressé par le visage du poète, à qui il demande de bien vouloir poser, il note : Deux sourcils épais – et sombres comme la forêt – sous des paupières un peu lasses – deux yeux dans la profondeur desquels se reflète la claire lumière de ciel – l’eau dormante aux pieds d’une colline – la barbe et les cheveux grisonnent – un peu hirsutes et frisés comme les soies d’un porc – le sourire est bonhomme et un peu scrutateur… Le jeune artiste suisse parvient à traduire la force intérieure et l’intelligence vive du sujet par l’habile suggestion de l’ombre et de la lumière dans une grande maîtrise du noir et blanc. Plusieurs versions toujours très contrastées, parurent les mois suivants dans diverses revues, dont La Revue Blanche en février 1897, yeux ouverts ou yeux fermés, sur fond noir comme une auréole symbolique couleur de nuit, ou sur fond rouge flamboyant pour The Chap Book. ! Vallotton fut chargé en février 1895 de la réalisation du portrait de Mallarmé par la revue américaine de Chicago, The Chap Book. Le poète, fier de sa renommée grandissante, accepta volontiers d’offrir sa tête. ! Félix Vallotton Aidé par une photographie, il travaille en lithographie et en aquatinte une composition rectangulaire fortement striée d’un réseau de lignes verticales d’où émerge la tête du poète, dont on2 a pu écrire qu’il n’était pas un portrait mais une apparition et même une disparition. Mallarmé remercie du saisissant portrait dans lequel il se sent intimement.3 [Ci-dessus] Bois gravé de Félix Valloton, 1895. [Ci-dessous] Lithographie de Whistler, 1892. Cliché Yvan Bourhis, DAPMD - Conseil général de Seine-et-Marne. Mallarmé, après avoir reçu une gravure du Portrait de Poe manifeste sa satisfaction à Vallotton en lui commandant une représentation de Rimbaud pour illustrer un article de La Revue Blanche. Edward Munch L’artiste norvégien, Munch, installé à Paris vers 1896 dans le voisinage d’un ami de Gauguin, Daniel de Monfreid, se trouve rapidement en contact avec les milieux d’avant-garde de la capitale : Nos amis étaient ceux de Gauguin qui était alors à Tahiti, et aussi ceux de Van Gogh. À ce cercle appartenaient également les amis de Verlaine qui était mort et Stéphane Mallarmé… Remarqué par Thadée Natanson, Lugné Poe et même par le marchand Vollard, Munch reçoit ainsi des commandes pour La Revue Blanche et le Théâtre de 31 Vos qualités favorites chez l’homme : l’exactitude dans les paiements à me faire Vos qualités favorites chez la femme : toutes Votre occupation favorite : (ceci est indiscret) Le trait principal de votre caractère : d’en manquer Votre idée du bonheur : rêver Votre idée du malheur : ne pas allumer de cigare Votre couleur et votre fleur favorites : la blancheur du papier, la bouche Si vous n’étiez pas vous, qui voudriez-vous être ? tout le monde Où préféreriez-vous vivre ? Je ne le dis pas, pour y aller seul Vos auteurs favoris en prose : ceux qui font des vers Vos poètes favoris : quelques-uns, dont je suis Vos peintres et compositeurs favoris : le coucher du soleil et le vent Vos héros (vos héroïnes) favoris dans la vie réelle : des inconnus Vos héros favoris dans les romans ou la fable : Hamlet Vos héroïnes favorites dans les romans ou la fable : Méduse Votre nourriture et votre boisson favorites ? ce que découpe et me verse ma voisine Vos noms favoris : d’abord Méry, ensuite Laurent L’objet de votre plus grande aversion : un autre à lire... BARBIER, C. P., Correspondance Mallarmé–Whistler, Paris, Nizet, 1964. CHAPON, F., Le Peintre et le livre, Paris, Flammarion, 1987. CHECCAGLINI, I., Rencontre Mallarmé - Manet, Mont-de-Marsant, L’Atelier des Brisants, 2008. MALLARME, S., Œuvres complètes, éd. Bertrand Marchal, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1998. MILLAN, G., Les Mardis de Stéphane Mallarmé, mythes et réalités, Paris, Nizet, 2008. MONDOR, H., L’Amitié de Verlaine et Mallarmé, Paris, Gallimard, 1940. NECTOUX, J.-M., Mallarmé : un clair regard dans les ténèbres : peinture, musique, poésie, Paris, A. Biro, 1998. REDON, A., Lettres de Gauguin […] Mallarmé à Odilon Redon, notes de R. Bacou, 1960. SCHWARZ, D., Les interviews de Mallarmé, Neuchâtel, Ides et calendes, 1995. Correspondance de Stéphane Mallarmé et Berthe Morisot (1876-1895), éd. Olivier Daulte et Manuel Dupertuis, Lausanne, La Bibliothèque des arts, 1995. Catalogues d’exposition : Un Après-midi avec Mallarmé et Gauguin, éd. M.-A. Sarda, Vulaines s/Seine, Musée départemental Stéphane Mallarmé, 1997. Bonnard, Vuillard, Mallarmé, éd. M.-A. Sarda, Musée départemental Stéphane Mallarmé, 2000. Mallarmé, un destin d’écriture, éd. Y. Peyré, Paris, Gallimard, RMN, 1998. Mallarmé et « les siens », Musée de Sens, 1998. L’Action restreinte : l’art moderne selon Mallarmé, par Jean-François Chevrier, Musée des Beaux-arts de Nantes, Hazan, 2005 ! Votre vertu favorite ? l’enfance Mallarmé sur sa yole. Photo collection privée. Quels caractères détestez-vous le plus dans l’histoire : les principaux Quelle est votre situation d’esprit actuelle : une facilité à l’illusion Pour quelle faute avez-vous le plus d’indulgence : celle qu’on réussit à me cacher Quelle est votre devise favorite : « Tout droit ! » Stéphane Mallarmé Confessions, 15 août 1888 Bibliothèque littéraire Jacques Doucet LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107 32 Stéphane Mallarmé : Repères biographiques Jeunesse et formation J’ai traversé bien des pensions et des lycées, d’âme lamartinienne 1842 Naissance d’Etienne Mallarmé à Paris le 18 mars. 1844 Naissance de sa sœur, Maria. Leur père, Numa Mallarmé, est fonctionnaire. 1847 Mort de Mme Mallarmé. Les deux enfants sont élevés par leurs grands-parents maternels. 1848 Remariage de Numa Mallarmé avec Anne-Hubertine Mathieu. « Petite maman » aura 4 enfants. 1853 Numa Mallarmé est nommé Conservateur des Hypothèques à Sens. 1856 Stéphane Mallarmé pensionnaire au lycée impérial de Sens. 1857 Mort de sa sœur Maria à l’âge de 13 ans. 1859 Lectures : Hugo, Gautier, Banville, Baudelaire, Poe, Villiers… Ecrit quelques poèmes : Entre quatre murs. 1860 Echec au baccalauréat en août, réussite à Paris en novembre. 1862 Amitié avec Emmanuel des Essarts, poète, professeur à Sens puis à Avignon. Premières publications. Choix de l’enseignement de l’anglais. Rencontre Marie Gerhard, jeune allemande qu’il emmène à Londres. Dures années d’enseignement et de travail solitaire 1863 Mort de son père en avril. Mariage en août à Londres avec Marie. Certificat d’aptitude à l’enseignement en septembre, premier poste à Tournon. 1864 Naissance de Geneviève Mallarmé 19 novembre. Période difficile à Tournon, l’art et la dèche. 1865 Travail sur L’Après-midi d’un faune qui est refusé par le Théâtre français, et Hérodiade. 1866 Poste à Besançon, premiers échanges avec Verlaine, poèmes publiés dans Le Parnasse contemporain. 1867 Poèmes dans la Revue des lettres et des arts. Nomination comme professeur à Avignon. 1869 Première mention d’Igitur. 1871 Naissance de son fils Anatole à Sens. Séjour à Londres. Poste de professeur à Paris en octobre. Rencontres et découvertes artistiques à Paris 1874 Traductions de textes de Poe. Publication de Edouard Manet et le jury de 1874. 1874 Rédaction d’une revue, La Dernière Mode. Premier séjour d’été à Valvins-Vulaines s/Seine. 1875 Installation rue de Rome, rencontres régulières avec Manet. Edition illustrée du Corbeau de Poe. 1876 Edouard Manet réalise son portrait et les illustrations pour L’Après-midi d’un faune. Publication dans une revue anglaise d’une défense de l’Impressionnisme. 1879 Mort de son fils Anatole, suite à une maladie rhumatismale. 1883 Edition par Verlaine des Poètes maudits. Mort d’Edouard Manet. Reconnaissance et célébrité 1884 La renommée de Mallarmé grandit. Parution d’À Rebours de Huysmans. 1885 L’invitation du mardi soir chez Mallarmé, rue de Rome, devient régulière. 1886 Rodin offre à Mallarmé une sculpture Faune et nymphe. Premiers articles dans la Revue Indépendante. 1887 Edition photolithographique de Poésies avec un frontispice de Rops : La Grande Lyre. Projet de recueil Le Tiroir de laque avec Lewis Brown, Berthe Morisot, Renoir, Monet, Degas. 1888 Traduction du Ten o’ Clock de Whistler. Début de l’amitié avec le peintre. 1889 Tournée de conférences. Naissance d’Arï Redon dont Geneviève Mallarmé est marraine. 1890 Rencontre de Debussy et Mallarmé par l’intermédiaire de Paul Fort. 1891 Portrait de Mallarmé par Gauguin. Poèmes Pages avec illustration de Renoir. Edition de la Revue Blanche avec illustrations de Bonnard et Vuillard. 1893 Série de Banquets et de toasts poétiques. Mallarmé fait valoir ses droits à la retraite avec indemnité. 1894 Prélude à l’après-midi d’un faune de Debussy. Maurice Denis illustre Apparition et Petit air de Mallarmé. 1895 Variations sur un sujet dans La Revue blanche. Mort de Berthe Morisot-Manet, Mallarmé est tuteur de Julie. 1896 Mort de Verlaine. Mallarmé élu Prince des poètes. Séjour d’été de Vuillard et des Natanson à Valvins. 1897 Portrait de Munch. Parution d’un Coup de dés. 1898 Travail sur les manuscrits d’Hérodiade. Mort subite d’étouffement dans sa maison de Valvins le 9 septembre. 33 LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107 34 Revue La Plume, 16 mars 1896. Bibliothèque littéraire Jacques Doucet. 35 Mallarmé vu par... Théodore Aubanel (1829-1886) Stéphane Mallarmé est ici depuis quelques jours. C’est un brave cœur et une magnifique organisation de poète mais qui se fourvoie dans des abstractions et des bizarreries inouïes : c’est dommage ! (Lettre du 16 août 1866 à son ami, l’avocat et félibre marseillais Ludovic Legré). Mallarmé, le fantastique professeur d’anglais et le lyrique fou qui habite Avignon. (Lettre du 4 novembre 1868). Anatole France (1844-1924) Paul Claudel (1868-1955) On se moquerait de nous ! Mallarmé, c’est encore un peu la joie enfantine d’exprimer dans ce style impassible et précis même la mode du jour, même une histoire d’employé de chemin de fer. (Lettre de décembre 1906 à (À propos de L’après-midi d’un Faune, qu’Anatole France refusa de concert avec François Coppée pour le Troisième Parnasse contemporain). Théodore de (1823-1891) Banville Doit, je crois, être admis, en dépit du manque de clarté, à cause des rares qualités harmoniques et musicales du poème. (À propos de L’après-midi d’un Faune. Théodore de Banville fut, avec François Coppée et Anatole France, chargé de sélectionner les œuvres pour le Troisième Parnasse contemporain). Jacques Rivière). Il y a une parole de [Mallarmé], qui, au contraire, a profondément marqué mon intelligence, et qui est à peu près le seul enseignement que je reçus de lui, et c’est un enseignement capital : je me rappelle toujours un certain soir où Mallarmé, à propos des naturalistes, de Loti ou de Zola, ou de Goncourt, disait : « Tous ces gens-là, après tout, qu’est-ce qu’ils font ? Des devoirs de français, des narrations françaises. Ils décrivent le Trocadéro, les Halles, le Japon, enfin tout ce que vous voudrez. Tout ça, ce sont des narrations, ce sont des devoirs. » Je crois que c’est intéressant de voir cette remarque dans la bouche d’un homme qui était lui-même professeur. Il était professeur d’anglais. Et alors, c’est là où la remarque est importante. Moi, il m’a dit : « Ce que j’apporte dans la littérature, c’est que je ne me place pas devant un spectacle en disant : « Quel est ce spectacle ? Qu’est-ce que c’est ? » en essayant de le décrire autant que je peux, mais en disant : « Qu’est-ce que ça veut dire ? » Cette remarque m’a profondément influé et depuis, dans la vie, je me suis toujours placé devant une chose non pas en essayant de la décrire telle quelle, par l’impression qu’elle faisait sur mes sens ou sur mes dispositions momentanées, mes dispositions sentimentales, mais en essayant de comprendre, de la comprendre, de savoir ce qu’elle veut dire. Ce mot de “veut dire” est extrêmement frappant en français, parce que “veut dire”, ça exprime une certaine volonté. » (Mémoires improvisés). LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107 36 André Gide (1869-1951) Chez Mallarmé s’assemblaient plus exclusivement des poètes ; ou des peintres parfois (je songe à Gauguin et à Whistler). J’ai décrit par ailleurs cette petite pièce de la rue de Rome, à la fois salon et salle à manger ; notre époque est devenue trop bruyante pour qu’on puisse se figurer aisément aujourd’hui la calme et quasi religieuse atmosphère de ce lieu. Certainement Mallarmé préparait ses conversations, qui ne différaient souvent pas beaucoup de ses « divagations » les plus écrites ; mais il parlait avec tant d’art et d’un ton si peu doctrinal qu’il semblait qu’il vînt d’inventer à l’instant chaque proposition nouvelle, laquelle il n’affirmait point tant qu’il ne semblait vous la soumettre, interrogativement presque, l’index levé, l’air de dire : « Ne pourrait-on pas dire aussi ? … peut-être … » et faisant presque toujours suivre sa phrase d’un : « N’est-ce pas ? » par quoi sur certains esprits il eut sans doute le plus de prise. Souvent quelque anecdote coupait la « divagation », quelque bon mot qu’il rapportait avec perfection, tourmenté par ce souci d’élégance et de préciosité, qui fit son art s’écarter si délibérément de la vie. Certains soirs que l’on n’était pas trop nombreux autour de la petite table, Mme Mallarmé s’attardait, brodant, et près d’elle sa fille. Mais bientôt l’épaisseur de la fumée les faisait fuir ; car, au milieu de la table ronde autour de laquelle nous étions assis, un énorme pot à tabac où l’on puisait, chacun roulant des cigarettes ; Mallarmé lui-même fumait sans cesse, mais de préférence une petite pipe de terre. Et vers onze heures, Geneviève Mallarmé rentrait, apportant des grogs ; car, dans ce très simple intérieur, il n’y avait pas de domestique, et à chaque coup de sonnette le Maître lui-même allait ouvrir. Les Mardis de Mallarmé Le souvenir de Mallarmé est indissociable des réunions rituelles qu'il organisait dans son petit appartement parisien de la rue de Rome, le mardi soir. Verlaine, Lafforgue, Verhaeren, Le Cardonnel, Villiers, Hérédia, Régnier, Coppée, Claudel, les jeunes Pierre Louÿs, Gide et Valéry, ou encore les peintres Forain, Vuillard, Munch mais surtout Gauguin et Whistler, y discutaient de l’actualité littéraire et artistique, sous l’invisible charme des gestes et de la voix du poète. Edmond de Goncourt (1822-1896) Mallarmé, auquel on demande, avec toute sorte de circonspection, s’il ne travaille pas, dans ce moment, à être plus fermé, plus abscons que dans ses toutes premières œuvres, de cette voix légèrement calme, que quelqu’un a dit, par moments, se bémoliser d’ironie, confesse qu’à l’heure présente, « il regarde un poème comme un mystère dont le lecteur doit chercher la clef ». (Journal, 23 février 1893).! [suite page 38] 37 Rémy de Gourmont (1858-1915) Joris-Karl Huysmans (1848-1907) Avant de mourir, Baudelaire avait lu les premiers vers de Mallarmé ; il s’en inquiéta ; les poètes n’aiment pas à laisser derrière eux un frère ou un fils ; ils se voudraient seuls et que leur génie pérît avec leur cerveau. Mais M. Mallarmé ne fut baudelairien que par filiation ; son originalité si précieuse s’affirma vite ; ses Proses, son Après-midi d’un Faune, ses Sonnets vinrent dire, à de trop loin intervalles, la merveilleuse subtilité de son génie patient, dédaigneux, impérieusement doux. Ayant tué volontairement en lui la spontanéité de l’être impressionnable, les dons de l’artiste remplacèrent peu à peu en lui les dons du poète ; il aima les mots pour leur sens possible plus que pour leur sens vrai et il les combina en des mosaïques d’une simplicité raffinée. On a bien dit de lui qu’il était un auteur difficile, comme Perse ou Martial. Oui, et pareil à l’homme d’Andersen qui tissait d’invisibles fils, M. Mallarmé assemble des gemmes colorées par son rêve et dont notre soin n’arrive pas toujours à deviner l’éclat. Mais il serait absurde de supposer qu’il est incompréhensible ; le jeu de citer tels vers, obscurs par leur isolement, n’est pas loyal, car, même fragmentée, la poésie de M. Mallarmé, quand elle est belle, le demeure incomparablement. (Le Livre des masques, Ces vers, [Des Esseintes] les aimait comme il aimait les œuvres de ce poète qui, dans un siècle de suffrage universel et dans un temps de lucre, vivait à l’écart des lettres, abrité de la sottise environnante par son dédain, se complaisant, loin du monde, aux surprises de l’intellect, aux visions de sa cervelle, raffinant sur des pensées déjà spécieuses, les greffant de finesses byzantines, les perpétuant en des déductions légèrement indiquées que reliait à peine un imperceptible fil. Ces idées nattées et précieuses, il les nouait avec une langue adhésive, solitaire et secrète, pleine de rétractions de phrases, de tournures elliptiques, d’audacieux tropes. portraits symbolistes - 1896) Louis Le Cardonnel (1862-1936) Frédéric Mistral (1830-1914) Oh ! Celui-là [Mallarmé] est impardonnable. Après avoir été longtemps professeur au lycée d’Avignon, il est parti sans savoir ce qu’est la clarté. […] Ses admirateurs, dit-on, le trouvent sublime ; moi je me contente de le trouver compact, incohérent et obscur. (Dans un article du journaliste Charles Formentin, intitulé Une visite à Mistral, paru dans Le Figaro du 8 août 1897 - mais Mistral désavoua ces propos). (A Rebours, 1884) C’est pour avoir cherché à rendre, dans toute sa complexité riche et rapide, le monde qui s’agite en lui, que Stéphane Mallarmé a été conduit à cette forme sibylline. […] Ceux-là pourtant à qui l’œuvre de Mallarmé demeure close seraient peutêtre séduits par l’extraordinaire causeur qui est en lui […]. Personne en effet n’a entendu Mallarmé, ne fût-ce qu’une fois, sans remarquer l’abondance des choses que chacun de ses mots, comme un éclair, fait surgir à l’horizon de l’esprit. Ce sont des formules ramassées, que leur concision fait souvent paraître paradoxales. Mais un sourire, un geste, achèvent d’énoncer la théorie. (Article sur Vers et Prose, paru en 1893 dans la revue Parti National). LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107 38 Jules Renard (1864-1910) Mallarmé : il est tellement clair dans la conversation qu’après l’avoir lu on le trouve causeur banal […] Mallarmé, intraduisible, même en français. (Journal, 8 mai 1895 et 1 mars 1898). Mallarmé vu par... Pierre Louÿs (1870-1925) Ce qu’il y a d’exquis, c’est de l’entendre parler des autres. Jamais il ne dit de mal de personne. Pauvre homme ! Comme on le lui rend ! Nous avons parlé art. Il m’a dit à peu près ceci : « Pour justifier la direction de ma vie, je cherche toujours la littérature dans l’art, et j’ai la même impression devant un tableau que devant un sonnet où serait traité le même sujet. » Il a dans sa salle à manger le Hamlet de Manet et un paysage de Claude Monet qui est pour lui le plus grand peintre vivant. Il dit être heureux de ne pas savoir de musique, et que cela lui permet de mieux comprendre Wagner. Rainer Maria Rilke (1875-1926) N’oubliez pas que le poète le plus sublime, le plus « dense » de notre temps, Stéphane Mallarmé, a été, au civil, simple professeur d’anglais. Julie Manet* (1873-1966) Geneviève (la fille de Mallarmé) écrit qu’elle a fini par trouver dans le buvard de son père un mot écrit le jeudi soir, veille de sa mort et adressé à elle et à sa mère dans lequel il leur demande de brûler ses papiers, tout étant inachevé. Quelle dure tâche et que c’est terrible de penser que le fruit d’un travail assidu de plusieurs années va ainsi disparaître dans les flammes […]. Le bateau paraît solitaire, son bateau qu’il aimait tant et qui me rappelle une première promenade faite dedans en 1887 avec maman, et papa qui demande à M. Mallarmé s’il n’avait jamais rien écrit sur son bateau. « Non, répondit-il en jetant un regard sur sa voile, je laisse cette grande page blanche » […] C’est atroce ! Ah ! penser que nous n’entendrons plus jamais cette voix douce ! Il avait une façon si affectueuse de dire « maman » lorsqu’il me parlait d’elle […]. Hommes de lettres et paysans avec lesquels Mallarmé était si gentil, se trouvent réunis en grand nombre dans le jardin pour suivre cet enterrement si particulièrement navrant et on sent la douleur peinte sur tous les visages. La cérémonie à l’église de Samoreau est très simple et très bien. Le cimetière […] longe la Seine et regarde cette forêt que M. Mallarmé aimait tant, où il est déposé près de son fils qu’il a perdu tout jeune… (Journal, 11 et 25 septembre 1898) *Fille de Berthe Morisot et Édouard Manet. Claude Monet (1840-1926) Il m’a toujours été impossible de regarder un Degas sans penser à Mallarmé. Tels de ses pastels, comme par une concordance magique, illustrent, impression pour impression, tels sonnets de Mallarmé. [suite page 42] 39 LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107 40 Lettre de Paul Valéry, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet. 41 Camille Mauclair (1872-1945) Un mardi de mai 1891, je me présentai donc, en compagnie de Louÿs, à l’appartement du poète, 89 rue de Rome, où il recevait de neuf heures à minuit […] ; à la vérité, il était des plus modestes, au quatrième étage d’une maison banalement bourgeoise. Ce fut Mallarmé lui-même qui vint nous ouvrir et, après une antichambre exiguë, nous introduisit dans une pièce tenant lieu tout ensemble de salon et de salle à manger […]. Aux murs, quelques très belles choses : un paysage de rivière de Claude Monet, une esquisse d’Édouard Manet représentant Hamlet et le Spectre sur la terrasse d’Elseneur, une eau-forte de Whistler, le petit portrait de Mallarmé par Manet qui est maintenant au musée du Louvre, une aquarelle de Berthe Morisot et un pastel de fleurs d’Odilon Redon […] ; sur un vaisselier, il y avait un plâtre de Rodin représentant une nymphe nue saisie par un faune et une bûche de bois orangé où Paul Gauguin avait sculpté un profil de Maori dont Mallarmé, pour me taquiner, affirmait qu’il me ressemblait. […]. C’était un homme de taille moyenne […]. Il gardait, pour recevoir, d’épais chaussons de laine, et, comme il était très frileux, il avait presque toujours sur les épaules un plaid quadrillé. Cela ne l’empêchait point de s’adosser au poêle, et il restait debout toute la soirée, fumant sa pipe favorite au fourneau de terre rouge et au tuyau fait d’un os d’oie. Il n’eût offert que l’aspect d’un petit bourgeois vieillissant – il avait alors quarante-huit ans et paraissait beaucoup plus âgé – sans l’expression saisissante de son regard. Des cheveux grisonnants coupés en brosse, une barbe grise, courte et pointue, sous une moustache épaisse, des oreilles faunesques. (Mallarmé chez lui, 1935) Mallarmé vu par... Catulle mendès (1841-1909) Il était peu grand, chétif, avec, sur une face à la fois stricte et plaintive […] des ravages de détresse et de déception. Il avait de toutes petites mains fines et un dandysme (un peu cassant et cassé) de gestes. Mais ses yeux montraient la pureté des tout petits enfants […] D’un air de n’attacher aucune importance aux choses tristes qu’il disait, il me conta qu’il avait vécu assez longtemps très malheureux à Londres […] puis il me montra des vers à lire. Ils étaient écrits d’une écriture fine, correcte et infiniment minutieuse sur un de ces petits carnets reliés de carton-cuir que ferme une bouclette de cuir. Je fus émerveillé. […] C’était un assez long conte d’Allemagne, une sorte de légende rhénane, qui avait pour titre, — je pense bien ne pas me tromper, — Igitur d’Elbenone. Dès les premières lignes, je fus épouvanté, et Villiers tantôt me consultait d’un regard furtif, tantôt écarquillait vers le lecteur ses petits yeux gonflés d’effarement. […] Qui sait si alors, dans Avignon, une farouche et robuste remise en place n’eût pas réussi à détourner Mallarmé de la fausse voie qu’il s’était trouvée par six ans de solitude […] J’aurais dû, peut-être, avoir le courage d’une brusquerie brutale qui sauve sans ménagement. (Rapport sur le mouvement poétique français de 1867 à 1900, paru en 1903). LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107 42 George Moore (1852-1933) — En combien d’actes est votre pièce (Igitur), Maître ? — En trois. — En combien de personnages ? — Deux : moi et le vent : Un jeune homme, le dernier de sa race, rêve dans son château délabré. De quoi rêve-t-il ? De guerres, de duels, d’aventures dans les forêts lointaines : […] Projets sur projets…, et il demande à ses ancêtres de lui enseigner le chemin. Mais c’est toujours le vent dans la vieille tour qui lui répond, qui cherche à lui répondre. Et le jeune homme écoute le vent… sans jamais être sûr si c’est oui que le vent veut dire. Bien des fois Mallarmé m’a parlé de sa pièce, et quand je lui demandais où il voudrait la faire représenter, dans quel théâtre, il parlait de voyager en caravane et de jouer son héros lui-même dans toutes les foires de France. Il s’exaltait à l’idée que le poète serait lui-même son saltimbanque. La pièce ne fut jamais écrite (tout au plus prit-il quelques notes) mais il la rêvait si bien, debout, devant le poêle, que je m’en souviens encore, ainsi que de ses mollets rôtissants et de son visage beau […]. La maison qu’habitait Mallarmé ne payait pas de mine […] un escalier mal tenu et tortueux montait en spirale étroite jusqu’audelà du troisième étage. Au quatrième, la porte me fut ouverte par un petit homme trapu, entre deux âges, dont l’aspect était celui d’un ouvrier français. (Souvenirs sur Mallarmé, paru en 1909 dans le n°3 d’une revue intitulée Parsifal, puis dans le supplément littéraire du Figaro daté du 13 octobre 1923). Paul Valéry (1871-1945) Il y a eu dans Mallarmé une sorte de goût de marivaudage avec l’absolu. Lucien Muhlfeld (1870-1902) Il est difficile à ceux qui n’en furent témoins d’indiquer ce qu’est une conférence, une causerie, une conversation de M. Stéphane Mallarmé. « Un homme au rêve habitué vient … parler … » Et par une suggestion à qui n’incite nulle autorité de tenue ou de geste, vous entrez dans ce rêve, vous y écoutez, vous y causez. N’imaginez point qu’il s’agisse d’entretiens mystiques, M. Mallarmé parlera d’Hugo, de Banville, de Manet, de Whistler, de la dernière affiche, du concert de dimanche, du marché de la place Clichy. Mais c’est l’homme au rêve habitué qui parle. Laurent Tailhade (1854-1916) C’était un petit homme assez trapu, avec une tête de faune et des yeux qu’emplissait la plus rare douceur. En veston gris, un éternel cigare aux doigts, il développait avec des gestes charmants et mesurés le thème qu’il avait choisi. Toujours éteint et toujours rallumé, son cigare - vrai cigare de Schéhérazade - se prolongeait tout le long de la soirée et ne s’éteignait que passé minuit. On était ici entre poètes d’excellente compagnie, on ne disait point de vers, comme si, dans la serre chaude où fleurissaient les paroles du Maître, il eût été grossier de montrer n’importe quelles autres fleurs. Seul, Camille Saint-Saëns osait se mettre au piano pour jouer ses propres ouvrages devant l’immense poète de Tristan et de Parsifal. (Les plus belles pages de Laurent Tailhade choisies par Mme Laurent Tailhade, Paris, 1928). 43 Henri de Régnier (1864-1936) C’était, d’ordinaire, le mardi soir. Il fallait, pour que l’hôte manquât d’être là, une occasion imprévue ; que dans quelque coin de Paris un fait inusité intéressât l’esprit, quelque représentation unique, quelque danse ou quelque quatuor supérieurement accordé ; sinon pendant vingt ans, Stéphane Mallarmé fut fidèlement exact au rendez-vous donné une fois pour toutes par une invitation verbale ou par un de ces billets comme il savait en écrire […] On était là peu ou beaucoup, souvent tout ce que la petite salle pouvait contenir entre les murs ornés de tableaux de choix, le long d’un haut buffet ciselé de sculptures paysannes où brillait des étains et des poteries, autour de la table que dominait la douce lumière d’une lampe et sur laquelle gisait un livre, un encrier de laque rouge, un bol de porcelaine de Chine ou du tabac. Les cigares allumés unissaient vite leurs fumées aériennes en un subtil tissu arachnéen dont chacun semblait avoir tissé un des fils. Parfois le timbre annonçait un arrivant qui venait prendre sa part de l’enchantement commun. Peu à peu, l’échange préparatoire des propos se taisait à la parole entendue, et on écoutait la souple et fine voix dessiner le contour de l’Idée. La phrase parlée restait comme visible dans l’air, en suspens et phosphorescente des images qui l’éclairaient. Puis la fusée, à sa hauteur parfaite et calculée, épanouissait sa poussière multicolore, et chacun recueillait en esprit comme une des parcelles lumineuses de sa féerie. C’est entre ces humbles murs, à certains soirs de fête spirituelle, que furent dites les choses les plus fines et les plus fortes sur la vie, l’art et la poésie qui est leur rencontre réciproque. Nous y entendîmes se formuler de paroles précieuses, en ses thèmes fondamentaux et ses arabesques accessoires, pour quelques auditeurs qui en entrevirent la merveille, une des plus hautes, des plus hautes, des plus belles et des plus extraordinaires rêveries humaines. Instants, hélas ! sans retour, que n’oublieront pas ceux qui ont assisté à ce mémorable spectacle nocturne, à cette auguste consultation d’un homme par lui-même, aux débats de son anxiété ou à l’extase de sa certitude. Un silence ; puis le geste hiératique redevenait familier ; l’esquisse merveilleuse s’éparpillait en croquis légers, la haute théorie s’enguirlandait d’anecdotes charmantes qui, exquises dans leur grâce ou plaisantes en leur malice, valaient un rire juste et sobre. […] L’amitié fut en effet un des grands plaisirs de sa vie. Personne ne la pratique mieux que lui, avec plus de délicatesse et de grâce. Je ne sais pas s’il ne mettait pas quelque coquetterie à y être parfait et impeccable. […] Stéphane Mallarmé fut un des maîtres de la parole, non point en orateur qui discourt ou en professeur qui enseigne, mais sous sa forme la plus vivante et la plus animée, celle de l’entretien qui va, s’arrête, repart, s’interrompt et mêle ses circuits aux cercles ailés de la fantaisie et aux fumées aériennes des cigarettes. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107 44 ! Eugène Carrière : Verlaine, lithographie, 1890. Musée Angladon Paul Verlaine (1844-1896) « [Mallarmé] fournit au Parnasse des vers d’une nouveauté qui fit scandale dans les journaux. Préoccupé, certes ! de la beauté, il considérait la clarté comme une grâce secondaire, et pourvu que son vers fût nombreux, musical, rare, et, quand il le fallait, languide ou excessif, il se moquait de tout pour plaire aux délicats, dont il était, lui, le plus difficile. » Les Poètes maudits, 1886 45 Conscience de l'illusion Entretien avec Bertrand Marchal L’éditeur des Œuvres complètes de Mallarmé dans La Bibliothèque de la Pléiade (Gallimard) a bien voulu répondre à notre sollicitation. D’abord surpris par le rapprochement avec Vilar, il finit ici par apporter à cet “écart” et à l’art moderne qui nourrit ses contradictions, une réflexion féconde. Qu’est-ce qui conduit un chercheur, un intellectuel de votre qualité à consacrer le plus clair de son existence à Stéphane Mallarmé et à son œuvre ? J’inverserai la question : ce n’est pas la recherche qui m’a conduit à Mallarmé, c’est Mallarmé qui m’a conduit à la recherche. Ma découverte de cette œuvre au début de mes études supérieures est de l’ordre de la révélation. Pas de tout Mallarmé, mais simplement d’un poème : le sonnet en –yx [lire page 47]. Je n’avais qu’une idée lointaine de la poésie et je n’étais destiné ni à l’enseignement ni à la littérature. Ce sonnet m’a fasciné par sa dimension d’énigme et par sa façon de se réfléchir lui-même, d’être autoréférentiel. J’ai d’abord cherché à le mémoriser puis à le comprendre. Sans rien connaître d’autre de Mallarmé, c’est le poème lui-même qui m’a captivé et qui m’a conduit progressivement à l’ensemble de l’œuvre. Mallarmé est de ces auteurs très connus et très peu lus pour des raisons objectives : la difficulté de sa lecture fait partie de sa réputation - qui n’est pas totalement usurpée. Plusieurs hypothèses ont été proposées pour tenter d’expliquer sa façon d’écrire souvent étrange, voire obscure, hermétique : certains ont prétendu par exemple que, professeur d’anglais, il aurait décalqué la structure de la langue anglaise pour l’adapter au français… Plus sérieusement, je crois qu’il faut revenir à une certaine idée que se faisait Mallarmé de la poésie : une idée aristocratique. Très jeune encore, il s’étonne que n’importe quel lecteur puisse ouvrir un recueil de poèmes et entrer dans la poésie au seul motif qu’il possède une relative maîtrise de l’alphabet ! Mallarmé envie la musique parce que l’alphabet de la partition n’est pas accessible aux non initiés. Un texte écrit à vingt ans et retrouvé assez tard, Hérésies artistiques : l’art pour tous (ce titre à lui seul nous place loin de Jean Vilar, n’est-ce pas ?), laisse imaginer une fidélité de toujours à cette logique aristocratique qui interdit la poésie au profane et qui justifie, de fait, l’illisibilité. Cette idée était peut-être celle du poète au début, mais il a beaucoup évolué : à force de réflexion sur la poésie, il a découvert que le langage est tout sauf transparent. Le langage n’est transparent que dans la mesure où on lit sans faire attention à ce qu’on lit. À partir du moment où on lit sans faire attention à ce qu’on lit, on ne lit plus rien, on n’a plus que l’illusion de lire. La stratégie mallarméenne va consister à forcer le lecteur à éviter la lecture courante, la lecture cursive, stérile et dupe des mots. Pour attirer l’attention du lecteur sur ce qui se passe dans les mots, dans les signes écrits sur la page, encore faut-il donner à cette langue une certaine opacité. C’est à partir de cette résistance de la langue qu’on se pose nécessairement la question du sens. Comment les mots signifient-ils ? Pourquoi de petits dessins sur une page parviennentils à signifier de façon apparemment naturelle ? Et quoi de moins naturel que la lecture ? Il s’agit d’obliger la lecteur à se poser la question de la lecture, du sens, de la signification et, par là-même, de la poésie qui n’est elle-même rien d’autre qu’un phénomène de langage. Comparaison n’est pas raison, mais vos propos rappellent ceux de Jean-Luc Godard sur le cinéma… Parce qu’il s’inscrit dans la logique de l’art moderne. L’art moderne ne consiste pas à faire « comme si » on LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107 46 produisait de la réalité – au cinéma, dans la littérature ou au théâtre –, mais à faire prendre conscience au lecteur, au spectateur, à l’auditeur de la façon dont cette illusion de réalité est produite par les différents arts. Il s’agit d’attirer l’attention sur l’art en lui-même et non pas sur l’illusion de réalité qu’il peut produire. De prendre conscience que c’est à partir des mots, à partir du langage que se construit le réel ou ce que nous prenons pour tel. Nous vivons bien davantage dans le langage que dans le monde : notre monde est informé par le langage qui nous constitue. Si l’on n’a pas conscience de cela, on vit dans l’illusion. Attirer l’attention sur les mots, c’est attirer l’attention sur tout ce qui fabrique du sens. Rien de commun avec l’art pour l’art qui n’est qu’une espèce de fétichisation de l’art. L’art moderne commence au moment où il prend conscience du matériau qui le constitue Quels sont les héritiers ou les continuateurs de Stéphane Mallarmé ? Tous les artistes qui ont déplacé le regard non pas sur le message mais sur le medium, sur l’art lui-même, obéissent aux préceptes mallarméens. L’art moderne commence au moment où il prend conscience du matériau qui le constitue. En peinture, par exemple, la question de la représentation le cède à la logique des couleurs, et c’est ainsi que la peinture moderne commence avec Mallarmé et l’impressionnisme. Maurice Denis, contemporain de Mallarmé, dit expressément qu’un tableau, avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées. La peinture ce sont donc des couleurs, la musique ce sont des notes, la poésie ce sont des mots. La question de la représentation n’est plus première, c’est celle du matériau propre à chaque discipline. Mallarmé n’est peut-être pas le premier poète moderne, mais il est celui qui a poussé le plus loin cette conscience du matériau poétique à partir de quoi se développe non seulement la poésie mais toute la littérature. Dans ces conditions, n’y aurait-il plus de contradiction, d’écart entre Wagner et Satie ? Entre le spectacle total et certaine anti-musique ? Wagner intéresse Mallarmé parce qu’il propose cette utopie – d’ailleurs réalisée – de l’art total. L’article qu’il écrit à propos de Wagner en 1885 exprime une sorte de rivalité imaginaire entre le musicien allemand et le poète français. L’objectif du poète est aussi de produire une espèce d’art total placé sous l’autorité non pas de la musique mais de la poésie, qui constitue l’art total par excellence. Il conteste, chez Wagner, une façon d’additionner les arts alors que la poésie est, virtuellement, tous les arts : elle est musique, même si elle est musique du silence ; elle est plastique parce que les mots ont une dimension plastique. Le poème « Un coup de dés… » est une œuvre totale qui est à lire, à voir, et à entendre dès lors qu’on l’oralise. Comment se pose la question du public dans l’univers de Mallarmé ? Où place-t-il son lecteur ? Il se pose nécessairement cette question : le lecteur est le premier visé par la pratique poétique. Il s’agit seulement de produire une autre logique de lecture, de faire en sorte que le lecteur cesse de consommer du texte mais soit à même de produire une lecture consciente d’elle-même, réfléchie, qui se pose constamment la question de savoir comment les mots parviennent à signifier, comment se passent les choses dans l’esprit, par quel processus cognitif la lecture d’un texte produit du sens. Ce processus intellectuel très complexe ne se produit pas lorsque le texte est transparent. Lorsqu’il lit le journal, et Mallarmé a opposé la lecture du journal à celle du livre, le lecteur obtient un minimum d’information à travers une lecture cursive alors que dans le cas du livre il s’agit de prendre conscience de ce qui se joue dans l’acte de lire, et par conséquent dans l’acte d’écriture. Le sonnet en -yx Ses purs ongles très haut dédiant leur onyx, L’angoisse, ce minuit, soutient, lampadophore, Maint rêve vespéral brûlé par le Phénix Que ne recueille pas de cinéraire amphore Sur les crédences, au salon vide : nul ptyx, Aboli bibelot d’inanité sonore, (Car le Maître est allé puiser des pleurs au Styx Avec ce seul objet dont le Néant s’honore.) Mais proche la croisée au nord vacante, un or Agonise selon peut-être le décor Des licornes ruant du feu contre une nixe, Elle, défunte nue en le miroir, encor Que, dans l’oubli fermé par le cadre, se fixe Des scintillations sitôt le septuor. Stéphane Mallarmé (version définitive, voir première version page 2) 47 On pourrait transposer vos propos aux artistes actuels de la scène vivante, depuis la distanciation brechtienne à la mise en abyme des mises en scène contemporaines du répertoire – pensons au travail d’Ostermeier par exemple sur Hamlet l’été dernier à Avignon… Je n’en doute pas : beaucoup de praticiens dans tous les arts, qu’ils en aient conscience ou non comme Monsieur Jourdain, procèdent de Mallarmé – qui s’est d’ailleurs beaucoup intéressé au théâtre. Il existe chez lui une utopie théâtrale comme une utopie du livre. Il avait une haute idée du théâtre de même qu’il avait une haute idée de la poésie, déplorant l’éternel vaudeville de la scène contemporaine et le théâtre grand public également décrié par Zola… Il appliquait au théâtre la même exigence – en conscience – qu’à la poésie. Attirer l’attention sur l’art en luimême et non pas sur l’illusion de réalité qu’il produit. Certes, on garde de Mallarmé l’image d’un solitaire, mais sa solitude est assez peuplée et complexe. Il est un homme de réseau, vivant d’amitiés fortes, éclectiques, cultivées dans de petits cercles, le critère politique n’entrant pas dans ses affinités électives, mais plutôt celui de l’exigence. Il a médité aussi sur la question de la foule parce qu’il avait une conscience historique. Avoir une conscience historique au XIXe siècle c’est voir la montée en puissance du peuple souverain à travers ce qui deviendra le suffrage universel. La véritable royauté n’est plus d’ordre monarchique mais démocratique. Comment concevoir l’art des temps nouveaux contre l’art ancien, monarchique ? Comment concevoir un art pour la démocratie ? Dans ce questionnement d’une utopie d’un art pour tous , il rejoint sans conteste Jean Vilar et les pionniers du théâtre populaire. Rêver d’un art pour tous, ce n’est pas sombrer dans la démagogie d’on ne sait quel audimat, d’un spectacle facile et grand public : c’est rêver d’un art qui réveille à l’intérieur de chacun ce qu’il y a de plus profond et que Mallarmé appelle la divinité. Le rêve de théâtre de Mallarmé est celui d’un théâtre où le public n’est plus un nombre mais des personnes, et des personnes qui communient dans une même passion esthétique, exaltante au sens propre du terme, qui les élève audessus de leur situation. Pour tenter de conclure, quel distingo pouvons-nous établir entre le facile et le difficile sans tomber dans le sectarisme ou le snobisme ? Le facile est ce qu’on consomme sans y penser – c’est peut-être même quelque chose qui pense à votre place ! Mallarmé était un lecteur très ouvert, acceptant des formes différentes : il est tout sauf sectaire, correspondant avec des créateurs très divers. Il n’avait aucun mépris pour des tentatives différentes de la sienne et il serait absurde d’en faire un poète intellectuel réservé aux intellectuels. S’il est un poète qui procure d’abord une véritable jouissance physique, un plaisir du texte, même quand on ne comprend pas, c’est bien Mallarmé (il suffit de le lire ou de le réciter à haute voix), et n’oublions pas que l’auteur du Coup de dés est aussi celui des Vers de circonstance. Mais il reste farouchement accroché à cette haute idée de la littérature, des lettres –des lettres au sens propre, ces signes qui font l’histoire de l’humanité. Avant l’écriture, c’est la préhistoire. La civilisation se constitue par les lettres au sens strict du terme. Comment se saisir de l’aventure humaine sinon par une réflexion sur la littérature ? Pour le dire simplement, la poésie est une pratique réfléchie de la littérature. Lecteur de linguistes de son époque, Mallarmé est le premier poète à conquérir cette conscience linguistique, à nourrir sa poésie de cette conscience – ce qui deviendra plus courant au XXe siècle. Propos recueillis par Jacques Téphany Bertrand Marchal est professeur à l’Université de Sorbonne-Paris IV. Il est l’auteur d’essais sur Mallarmé (Lecture de Mallarmé, Corti, 1985, La Religion de Mallarmé, Corti, 1988, Salomé entre vers et prose, Corti, 2005), et l’éditeur de ses Œuvres complètes dans la Bibliothèque de la Pléiade (Gallimard, 1998-2003). Lettre autographe de Mallarmé à Méry Laurent, qui fut son égérie. Bibliothèque littéraire Jacques Doucet LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107 ! Puisque nous évoquons Hamlet, cette pièce de Shakespeare représente pour Mallarmé la tragédie essentielle parce qu’elle se résume pour lui à une alternative elle-même essentielle (to be or not to be) qui rejoint ce qu’il a découvert comme le fond originel de toutes les mythologies (et de toutes les religions), la tragédie de la nature (lumière et ombre, vie et mort, être et néant). Et cette tragédie essentielle est d’une certaine façon pour lui une tragédie à un seul personnage, Hamlet résumant en lui tous les autres, « car dans l’idéale peinture de la scène tout se meut selon une réciprocité symbolique des types entre eux ou relativement à une figure seule ». 48 49 Mallarmé, un hermétisme populaire ? par Pierre-Marie Danquigny « Sait-on ce que c’est qu’écrire ? Une ancienne et très vague mais jalouse pratique, dont gît le sens au mystère du cœur. Qui l’accomplit, intégralement, se retranche. » ; c’est ainsi que Stéphane Mallarmé commençait ses conférences sur son ami Villiers de l’Isle-Adam lors de sa tournée en Belgique en février 1890. Mais, si l’on en croit les gazettes de l’époque, Mallarmé parlait devant « un public, contre le sommeil et l’ennui, mal armé » et suscita la colère d’un colonel qui quitta bruyamment la salle en s’écriant : « C’est incompréhensible ! » Mallarmé a en effet la réputation d’être un auteur obscur, voire abscons, mais cette obscurité, réelle, qui est la conséquence d’un choix esthétique et philosophique, n’est pas incompatible avec sa volonté, réelle elle aussi, d’accéder à un large public. On peut parler, à son sujet, d’hermétisme populaire. « L’obscurité » de Mallarmé est bien connue et deviendra même un leitmotiv. Déjà en 1865, Le Jour qui deviendra ensuite Poème nocturne puis finalement Don du poème est jugé « obscur » par son ami, le félibre Théodore Aubanel à qui il avait été envoyé. Selon l’historien Charles Seignobos, qui fut l’élève de Mallarmé à Tournon, Catulle Mendès aurait déclaré : « Mallarmé, quand il a écrit quelque chose, il faudrait le lui enlever et le publier avant qu’il l’ait corrigé ». Auteur réputé de nombreux recueils de poèmes, d’une quinzaine de romans, de pièces de théâtre et de livrets de ballet, rédacteur en chef de plusieurs revues importantes, Catulle Mendès, admiré et jalousé mais bien oublié aujourd’hui, joua un rôle important dans le monde des lettres de la seconde moitié du XIXe siècle. Il fut notamment, avec Louis-Xavier de Ricard, co-directeur du premier Parnasse contemporain qui parut en dix-huit livraisons, tous les samedis, à partir du 3 mars 1866 et qui publia dix poèmes de Mallarmé, dont L’Azur. Souvent très critique vis-à-vis de Mallarmé, Mendès l’admirait pourtant et dans son Rapport sur la poésie française de 1867 à 1900 (Paris, 1903), il fait de lui ce portrait : « Il était peu grand, chétif, avec, sur une face à la fois stricte et plaintive […] des ravages de détresse et de déception. Il avait de toutes petites mains fines et un dandysme (un peu cassant et cassé) de gestes. Mais ses yeux montraient la pureté des tout petits enfants […] D’un air de n’attacher aucune importance aux choses tristes qu’il disait, il me conta qu’il avait vécu assez longtemps très malheureux à Londres […] puis il me montra des vers à lire. Ils étaient écrits d’une écriture fine, correcte et infiniment minutieuse sur un de ces petits carnets reliés de carton-cuir que ferme une bouclette de cuir. Je fus émerveillé. » un mystère dont le lecteur doit chercher la clef Dans le tome 9 (1892-1895) de leur Journal, les Goncourt racontent, à la date du jeudi 23 février 1893 : « Mallarmé, auquel on demande, avec toute sorte de circonspection, s’il ne travaille pas, dans ce moment, à être plus fermé, plus abscons que dans ses toutes premières œuvres, de cette voix légèrement calme, que quelqu’un a dit, par moments, se bémoliser d’ironie, confesse qu’à l’heure présente, «il regarde un poème comme un mystère, dont le lecteur doit chercher la clef. » On pourrait ajouter à ces témoignages ceux de Frédéric Mistral ou de Jules Renard, qui ne montrent que l’incompréhension entourant la poésie de Mallarmé. Pour lui en effet, le sens d’un poème ne doit pas être immédiat et il faut que, par son travail, le lecteur mérite de comprendre le texte. C’est la théorie de l’hermétisme : le poème est un texte sacré qui conduit LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107 50 à la vie éternelle de la même façon que Hermès conduisait les initiés jusqu’aux Champs Élysées. La seule préoccupation digne de ce nom est la recherche de l’éternité et, Dieu n’existant pas, c’est la Poésie qui permet d’échapper à la mort. Comme l’alchimie, la poésie est une activité qui transmue le réel pour arriver à une notion pure. Mallarmé écrira dans Crise de vers (montage de plusieurs articles écrits en 1886 et 1895) : « L’œuvre pure implique la disparition élocutoire du poète, qui cède l’initiative aux mots, par le heurt de leur inégalité mobilisés ; […] À quoi bon la merveille de transposer un fait de nature en sa presque disparition vibratoire […] si ce n’est pour qu’en émane, sans la gêne d’un proche ou concret rappel, la notion pure. « Je dis : une fleur ! et, hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tous bouquets. » S’il n’est sûrement pas le premier à l’avoir perçu, Mallarmé est le premier à avoir formaliser cette idée que la poésie ne se fait pas avec des idées mais avec des mots que l’agencement (le rythme et la disposition) transforme en un sur-langage et c’est ainsi que dans une lettre du 27 juin 1884, il donne pour Léo d’Orfer cette définition : « La poésie est l’expression, par le langage humain ramené à son rythme essentiel, du sens mystérieux des aspects de l’existence : elle doue ainsi d’authenticité notre séjour et constitue la seule tâche spirituelle. » Le côté élitaire de Mallarmé est bien connu mais, ce qui l’est moins, c’est sa volonté constante et simultanée d’accéder à un large public. Pensons notamment aux Récréations postales où Mallarmé a recueilli les quatrains-adresses qu’il avait écrits pour ses amis écrivains ou peintres ainsi que pour son amie Méry Laurent qui fut une actrice et une demi-mondaine avant de devenir l’inspiratrice de Manet et de Mallarmé. L’éditeur précise que « aucune des adresses en vers collationnées n’a manqué son destinataire » et que « l’idée vint [à Mallarmé] à cause d’un rapport évident entre le format ordinaire des enveloppes et la disposition d’un quatrain. » Sous cette apparente facilité se cache en effet une préoccupation esthétique qui lie le sens et la typographie. Depuis les Calligrammes d’Apollinaire et son utilisation massive par la publicité, cette pratique est devenue banale mais c’est Mallarmé qui, le premier, a pris conscience que la forme et la disposition des mots déterminaient elles aussi le sens. Dans sa dernière œuvre, Jamais un coup de dés n’abolira le hasard, il poussera à son paroxysme ce souci de la forme. D’autres poèmes de circonstance ont été composés pour accompagner des exemplaires d’œuvres offertes, des photographies, des dons de fruits glacés au nouvel an, des œufs de Pâques, etc. D’autres ont été écrits sur des galets ou sur des éventails. La meilleure preuve que, dans l’esprit de Mallarmé, ces vers de circonstance étaient de même nature que ses autres vers, c’est que certains de ces poèmes, comme Éventail de Madame Mallarmé ou Autre éventail de Mademoiselle Mallarmé ont été recueillis dans la dernière édition de ses œuvres que le poète avait préparée juste avant sa mort prématurée (édition Deman, 1899). la poésie permet d’échapper à la mort On peut aussi penser à la revue La dernière mode, dont Mallarmé dirigea seul huit numéros, écrivant des articles sur les toilettes, les bijoux, le mobilier, les restaurants mais publiant aussi des poèmes de ses amis parnassiens. Mais c’est surtout par le théâtre que Mallarmé songe à trouver le grand public. Dès 1864 il envisage de transformer Hérodiade en tragédie. En 1865, il laisse Hérodiade pour les cruels hivers et il « rime un intermède héroïque, dont le héros est un Faune […] absolument scénique, non possible au théâtre, mais exigeant le théâtre » qu’il compte présenter au Théâtre Français (lettre à Cazalis). Voici ce que Paul Valéry écrit à ce sujet : « Banville aimait Mallarmé ; il s’intéressait à son sort qui était assez triste. Comme il cherchait à être utile au jeune poète, un événement se produisit qui répandit l’espoir dans tout le petit monde parnassien : ce fut le succès du « Bassant » de François Coppée joué par Agar et Sarah Bernhardt. Vers le même temps, Banville donnait de son côté à Constant Coquelin quelques pièces. L’idée lui vint que peut-être son jeune ami Mallarmé pourrait, en faisant quelques sacrifices au goût du public, écrire pour Coquelin qui débutait avec éclat, une scène en vers dont le succès heureux pourrait changer le destin du poète. Mallarmé succombant à la tentation, entreprit un poème à deux voix qui ne fut vraisemblablement jamais achevé ». Un brouillon montre que Mallarmé avait entrepris un poème scénique à trois personnages et trois scènes : un monologue du Faune suivi d’un dialogue des nymphes, puis un monologue du Faune. Ce projet fut refusé par les Comédiens Français et Claude Debussy puis Vaslav Nijinski réalisèrent le rêve du poète. Un peu plus tard Mallarmé, si l’on en croit le romancier irlandais George Moore, qui vécut à Paris de 1873 à 51 LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107 52 1880, songea à transformer son conte fantastique Igitur en pièce de théâtre. En effet Moore rapporte dans Souvenirs sur Mallarmé, paru dans le n°3 de la revue Parsifal (1909), un dialogue avec le Maître sur un projet dramatique : « En combien d’actes est votre pièce, Maître ? — En trois — En combien de personnages ? — Deux : moi et le vent. » Suit le résumé de l’intrigue, avec une indication étonnante sur la nature de ce projet dans l’esprit de Mallarmé : « Un jeune homme, le dernier de sa race, rêve dans son château délabré. De quoi rêve-t-il ? De guerres, de duels, d’aventures dans les forêts lointaines : […] Projets sur projets…, et il demande à ses ancêtres de lui enseigner le chemin. Mais c’est toujours le vent dans la vieille tour qui lui répond, qui cherche à lui répondre. Et le jeune homme écoute le vent… sans jamais être sûr si c’est oui que le vent veut dire. Bien des fois Mallarmé m’a parlé de sa pièce, et quand je lui demandais où il voudrait la faire représenter, dans quel théâtre, il parlait de voyager en caravane et de jouer son héros lui-même dans toutes les foires de France. Il s’exaltait à l’idée que le poète serait lui-même son saltimbanque. La pièce ne fut jamais écrite (tout au plus prit-il quelques notes) mais il la rêvait si bien, debout, devant le poêle, que je m’en souviens encore, ainsi que de ses mollets rôtissants et de son visage beau. » Durant toute sa vie, Mallarmé, qui pendant plusieurs années organisa des représentations théâtrales dans son jardin de Valvins, s’intéressa au théâtre et, de novembre 1886 à juillet 1887, il écrivit des Notes sur le théâtre dans La Revue indépendante d’Édouard Dujardin. Ces notes, publiées ensuite sous le titre Crayonné au théâtre, témoignent du grand intérêt de Mallarmé pour des genres comme le mélodrame dont « l’humble et profonde loi […] règle en vertu d’un instinct populaire les rapports de l’orchestre et des planches » et surtout pour des danseuses telles que La Cornalba « qui danse comme dévêtue » et qui écrit un « poème dégagé de tout appareil du scribe. » ou pour des mimes « dont le jeu […] installe, ainsi, un milieu, pur, de fiction. », c’est-à-dire pour des œuvres qui n’ont pas besoin de l’ambiguïté des mots pour exprimer l’Idée [voir l’article d’Hélène Laplace-Claverie, pages 54-57]. aussi de son jardin, de travaux domestiques et de tous les petits riens de la vie quotidienne. Ses ouvrages pédagogiques témoignent également de ses conseils (très novateurs alors et peu appréciés des inspecteurs) pour enseigner l’anglais à partir des proverbes ou des chansons populaires. l’œuvre pure implique la disparition élocutoire du poète En réalité, Mallarmé, contrairement à ce que pensaient beaucoup de ses contemporains, ne cherche pas à être obscur : il veut exprimer l’inexprimable tout en pensant que cet inexprimable est accessible à tous. Répondant indirectement à l’article de Marcel Proust intitulé Contre l’obscurité (voir pages 63-64) et publié dans La Revue blanche des frères Natanson en juillet 1896, Mallarmé publie en septembre de la même année et dans la même revue Le Mystère dans les lettres. On y trouve ces mots qui éclairent l’oxymore de notre titre, alliance de mots parfaitement conciliables : « Il doit y avoir quelque chose d’occulte au fond de tous, je crois décidément à quelque chose d’abscons, signifiant fermé et caché, qui habite le commun : car, sitôt cette masse jetée vers quelque trace que c’est une réalité, existant, par exemple, sur une feuille de papier, dans tel écrit –pas en soi- cela qui est obscur : elle s’agite, ouragan jaloux d’attribuer les ténèbres à quoi que ce soit, profusément, flagramment. » Dans ce domaine comme dans beaucoup d’autres, Mallarmé est extrêmement novateur et c’est, sans doute, ce qui explique l’énorme influence qu’il exerça non seulement sur les artistes de son époque mais aussi sur un homme comme Picasso, auteur de plusieurs portraits du poète. Selon David Mendelson, professeur à l’Université de Tel Aviv, Picasso reconnaissait ainsi que Mallarmé lui avait montré la possibilité de désarticuler la syntaxe et le discours en les disposant sur le plan d’une page assimilée à une toile. P-M. D. Il existe un côté authentiquement populaire chez Mallarmé : en vacances au Splendid Hôtel de Royat, en août 1888, en compagnie (et aux frais) de Méry Laurent, il tient à se faire photographier en paysan et sa correspondance nous montre un homme avec des préoccupations esthétiques, certes, mais qui s’occupe ! Reste à essayer d’expliquer cette apparente contradiction entre un poète écrivant des textes élitaires et un homme aimant ce qui est accessible à tous. Revue Les Hommes d'aujourd'hui, 1887. Cette couverture fut jugée inacceptable par Mallarmé. Cliché Yvan Bourhis, DAPMD - Conseil général de Seine-et-Marne. 53 Mallarmé homme de spectacles par Hélène Laplace-Claverie Jeune professeur d’université, récemment nommée à Avignon, Hélène Laplace-Claverie a accepté avec enthousiasme de contribuer à notre dossier Mallarmé. Elle est d’autant plus qualifiée qu’elle est avec Florence Naugrette et Sylvain Ledda, l’auteur de l’Anthologie du théâtre du XIXe siècle que vient d’éditer L’avant-scène théâtre. Une culture est un choix. Mallarmé impose Un Coup de dés à son éditeur et Michel-Ange son Jugement dernier à l’irascible Jules II. Jean Vilar1 Mallarmé pris en exemple par Vilar. La chose peut étonner. Quelle distance, a priori, entre le fondateur du T.N.P. d’une part et d’autre part la grande figure du symbolisme, l’auteur réputé abscons du Tombeau d’Edgar Poe, le poète élitiste qui proclame en 1862 dans un texte intitulé — de façon éloquente — Hérésies artistiques. L’Art pour tous : « L’homme peut être démocrate, l’artiste se dédouble et doit rester aristocrate2. » Ou encore : « Ô poètes, vous avez toujours été orgueilleux ; soyez plus, devenez dédaigneux3. » Et pourtant. Quel que soit le fossé qui sépare ces deux artistes, l’un et l’autre furent de fervents amoureux et d’audacieux réformateurs du théâtre. Sans doute Mallarmé n’a-t-il jamais franchi le pas de la création proprement dite. Mais ses plus prestigieux poèmes, Hérodiade et L’Après-midi d’un faune, furent d’abord conçus pour la scène. « Ce poème renferme une très haute et très belle idée, écrit l’auteur du Faune en 1865, mais les vers sont terriblement difficiles à faire, car je le fais absolument scénique, non possible au théâtre, mais exigeant le théâtre4. » Quant au fameux « Livre » dont Mallarmé souhaitait faire le couronnement de son œuvre, sa nature est fondamentalement théâtrale5. Dans une perspective plus générale, Jacques Derrida a bien mis en évidence le lien intime qui unit l’esthétique mallarméenne à la sphère dramatique6. Loin de nourrir un intérêt purement théorique pour la chose spectaculaire, l’auteur du Coup de dés aime expérimenter les sortilèges de la scène. Ainsi, dans sa villégiature de Valvins, en lisière de la forêt de Fontainebleau, il ne dédaigne pas de participer aux créations du « petit théâtre » qu’animent les frères Margueritte. « Bien vite, écrit Jean-Luc Steinmetz dans sa biographie du poète, Mallarmé est mis à contribution pour occuper tour à tour et parfois simultanément le rôle de conseiller, de metteur en scène et, last, but not least, de souffleur7. » C’est dans ce cadre que Mallarmé découvre l’art de la pantomime, dans lequel il voit la quintessence du théâtre. De manière surprenante, celui que l’on considère comme le plus hermétique des poètes affiche en effet une prédilection pour certains spectacles populaires et pour des formes scéniques éloignées du domaine littéraire, telle la danse. C’est donc à ce Mallarmé spectateur et commentateur de la vie théâtrale de son temps que nous allons nous intéresser, à travers ses textes de critique dramatique. Le fait est connu : le maître de la rue de Rome eut à deux reprises l’occasion de s’adonner, sur un mode journalistique, à l’activité de chroniqueur. D’abord en 1874, dans les huit livraisons de La Dernière Mode, l’éphémère périodique dont il fut le rédacteur quasi unique ; puis entre 1886 et 1887 dans La Revue indépendante, qui publia plusieurs de ses comptes rendus de spectacles. On préfère en général occulter LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107 54 les écrits de La Dernière Mode, jugés indignes du génie mallarméen, pour ne retenir que les textes plus ambitieux (sur le double plan de l’élaboration stylistique et conceptuelle) des années 1880, qui furent réunis sous le titre Crayonné au théâtre et insérés en 1897 dans le recueil Divagations. De récents travaux, ainsi que la nouvelle édition des Œuvres complètes de Mallarmé dans la « Bibliothèque de la Pléiade », établie par Bertrand Marchal, ont pourtant montré l’importance des fascicules parus en 1874, notamment pour qui souhaite connaître le regard que posait le rédacteur de La Dernière Mode sur les spectacles de son temps. « L’intérêt majeur de ces Chroniques et Gazettes, souligne Patrick Besnier dans la passionnante étude qu’il leur consacre, est de montrer un Mallarmé très au fait de la production théâtrale courante de cette époque et capable d’en écrire avec précision.8 » Loin de se cantonner dans le répertoire symboliste et d’évoquer la seule musique de Wagner, l’auteur d’Hérodiade se montre en effet attentif à l’offre spectaculaire « grand public ». Le nom d’Offenbach, par exemple, revient souvent sous sa plume, et c’est avec un étonnant naturel que le Prince des Poètes immerge son lecteur dans l’atmosphère des caf’conc’ et autres music-halls parisiens. De la Gaîté aux FoliesBergère et de l’opérette aux attractions foraines les plus farfelues (numéros d’animaux savants, tours de force, gymnastique acrobatique…), il explore des univers qui semblent pourtant aux antipodes de ses exigences esthétiques. Il semble même plus à l’aise dès lors qu’il s’agit de décrire des numéros de cirque ou des féeries à grand spectacle que d’analyser la saison de la Comédie-Française ou de l’Opéra. Est-ce à dire que le véritable théâtre, à ses yeux, trouve refuge en dehors des scènes officielles ? Comme de nombreux artistes de la fin du XIXe siècle, Mallarmé perçoit le potentiel créatif contenu dans les petits genres et les petites formes, potentiel qui contraste avec l’académisme poussiéreux des lieux reconnus par l’institution. Dans ses articles de La Revue indépendante transparaissent la même dichotomie et le même engouement pour les scènes secondaires. Ainsi, quand il aborde le domaine chorégraphique, le poète-journaliste oppose de façon très nette la danse de tradition française, telle qu’elle se pratique à l’Académie de musique, à d’autres créations plus innovantes. Il affiche son goût pour les ballets donnés à l’Eden-Théâtre, immense salle située à l’emplacement de l’actuel Athénée-Louis Jouvet, qui fut entre 1883 et 1893 la grande rivale de l’Opéra de Paris. Aux spectacles stéréotypés proposés par ce dernier, Mallarmé préfère la virtuosité tapageuse des artistes italiens de l’Eden. Et il n’est pas anodin de noter que c’est dans le texte où il leur rend hommage qu’il passe soudain de l’observation admirative à une tentative de théorisation. Il en résulte l’une des plus belles définitions qui soient de la ballerine, immédiatement suivie d’une puissante analogie entre l’art chorégraphique et l’art poétique : À savoir que la danseuse n’est pas une femme qui danse, pour ces motifs juxtaposés qu’elle n’est pas une femme, mais une métaphore résumant un des aspects élémentaires de notre forme, glaive, coupe, fleur, etc., et qu’elle ne danse pas, suggérant par un prodige de raccourcis ou d’élans, avec une écriture corporelle ce qu’il faudrait des paragraphes en prose dialoguée autant que descriptive, pour exprimer, dans la rédaction : poème dégagé de tout appareil du scribe.9 C’est avec un étonnant naturel que le Prince des Poètes immerge son lecteur dans l’atmosphère des Caf’conc’ Cette idée est reformulée à de nombreuses reprises par Mallarmé, qui ne cesse d’appréhender la danse comme la « forme suprême d’idéal au théâtre10 », le « rendu plastique, sur la scène, de la poésie11 », ou encore la « forme théâtrale de poésie par excellence12 ». Or, chaque fois, c’est à propos de spectacles chorégraphiques non conventionnels qu’il développe sa vision du ballet comme art supérieur. Il consacre ainsi plusieurs des chroniques réunies dans Divagations à Loïe Fuller, danseuse américaine de cabaret qui fit ses débuts en 1892 aux Folies-Bergère et devint célèbre grâce à de savants jeux de voiles mis en valeur par des effets lumineux. Mais comment comprendre cette prédilection de Mallarmé pour un genre théâtral qui délaisse le langage verbal au profit de l’éloquence muette des mouvements corporels ? C’est que la danse, selon lui, propose au spectateur une écriture silencieuse, charnelle et néanmoins éthérée, qui contraste avec les creux bavardages des vaudevilles et autres formes dramatiques à la mode dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Mallarmé, comme nombre de ses contemporains, déplore les conséquences d’une dérive commerciale qui ravale le théâtre au rang de divertissement grossier. C’est d’ailleurs pourquoi il ne fréquente que rarement les salles de spectacle : Quelques apparitions partout où l’on monte un ballet, où l’on joue de l’orgue, mes deux passions d’art presque contradictoires, mais dont le sens éclatera, et c’est tout.13 55 Dans cette lettre adressée à Verlaine en 1885, Mallarmé avoue apprécier la danse et la musique, mais ne goûter que fort peu la plupart des créations mises à l’affiche par les théâtres parisiens. Généralité qui serait bien sûr à nuancer. Si l’auteur de L’Après-midi d’un faune se montre sévère à l’égard des spécialistes de la « pièce bien faite » qui — de Scribe à Sardou —se contentent de recycler des recettes éprouvées et de tendre au public bourgeois le miroir de ses us et coutumes, il encourage en revanche les artistes avant-gardistes qui ont entrepris de rénover l’art théâtral. Réticent vis-à-vis du modèle naturaliste, Mallarmé se laisse séduire par le drame symboliste lorsqu’il tente, fût-ce avec maladresse, de concrétiser l’utopie d’un théâtre poétique et spirituel, de portée métaphysique. Le vocabulaire de la religion (« Temple », « Saint des Saints », « rite », « culte », etc.) revient sans cesse sous sa plume quand il évoque La Légende d’Antonia, trilogie en vers du très wagnérien Édouard Dujardin, ou La Princesse Maleine, première pièce de Maurice Maeterlinck, appelé à devenir le chef de file du symbolisme théâtral. Mallarmé sut aussi déceler chez le jeune Claudel la naissance d’un exceptionnel génie dramatique, dès la lecture de Tête d’or en 1890. Lecture, et non représentation, car tel est le paradoxe du projet commun aux auteurs du courant idéaliste dans les années 1880-1890 : leur désir de régénérer l’art théâtral passe par le renoncement plus ou moins complet à la scène. Comme l’écrit Mallarmé, il s’agit pour Maeterlinck et ses émules d’« insér[er] le théâtre au livre14 », autrement dit de susciter par la seule magie des mots un spectacle mental, intérieur, « inhérent à l’esprit », pur de toute compromission avec la cabotinage des acteurs et l’espace pollué des tréteaux. On le voit, les goûts et les opinions de Mallarmé en matière de théâtre ne sont pas simples à résumer. Grand amateur de danse, il aspire dans le même temps à une désincarnation du jeu. Adepte d’un spectacle intériorisé, il aime les évolutions très visuelles de Loïe Fuller. Désireux de remplacer le théâtre par le livre, il souhaite aussi transformer le livre en théâtre, par exemple à travers l’expérience ultime du Coup de dés. Enfin, dernier paradoxe caractéristique d’une vision de l’art dramatique éminemment complexe, s’il plaide en faveur d’une scène mentale propre à chaque individu, Mallarmé appelle dans le même temps de ses vœux l’avènement d’un théâtre collectif, susceptible de fonder une communauté : La scène est le foyer évident des plaisirs pris en commun, aussi et tout bien réfléchi, la majestueuse ouverture sur le mystère dont on est au monde pour envisager la grandeur, cela même que le citoyen, qui en aura idée, fonde le droit de réclamer à un État, comme compensation de l’amoindrissement social. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107 56 Entre religion et politique, si l’on veut bien donner à ces deux termes leur sens étymologique, Mallarmé rêve d’une scène ouverte sur l’universel, capable de révéler à la foule sa spiritualité profonde. Est-on si loin de la démarche de Jean Vilar ? Lequel aurait à l’évidence pu contresigner cette phrase, tirée de l’article Le genre ou des modernes : « Le Théâtre est d’essence supérieure.17 » H. L-C. 1 : Cité par Jack Ralite dans la dernière livraison des Cahiers de la Maison Jean Vilar, n°106, octobre-décembre 2008, p. 21. 2 : Mallarmé, Écrits sur l’art, éd. Michel Draguet, GF-Flammarion, 1998, p. 74. 3 : Ibid., p. 75. 4 : Lettre de Mallarmé à Cazalis, juin 1865 (Correspondance complète 1862-1871, Gallimard, 1995, p. 242-243). 5 : Voir Jacques Scherer, Le « Livre » de Mallarmé, Gallimard, 1957. 6 : Jacques Derrida, « La double séance », La Dissémination, Le Seuil, 1972. 7 : Jean-Luc Steinmetz, Stéphane Mallarmé. L’absolu au jour le jour, Fayard, 1998, p. 214. 8 : Patrick Besnier, « Mallarmé, Offenbach et les Folies-Bergère », Europe, n° 825-826, janvier-février 1998, p. 151. 9 : Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, t. II, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2003, p. 171. 10 : Lettre de Stéphane Mallarmé à Félicien Champsaur, 17 août 1887 (Correspondance, t. III, Gallimard, 1969, p. 129). 11 : Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, t. II, op. cit., p. 178. 12 : Ibid., p. 175. 13 : Lettre de Mallarmé à Verlaine, 16 novembre 1885 (Œuvres complètes, t. I, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1998, p. 790). 14 : Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, t. II, op. cit., p. 196. 15 : Ibid., p. 195. 16 : Ibid., p. 181. 17 : Ibid., p. 179. ! Ancienne élève de l’ENS (Ulm), Hélène Laplace-Claverie est professeur de littérature française à l’Université d’Avignon. Ses principaux travaux portent sur les arts du spectacle (Écrire pour la danse, Les livrets de ballet de Théophile Gautier à Jean Cocteau, 1870-1914, Champion, 2001 ; Modernes féeries, Le théâtre français du XXe siècle entre réenchantement et désenchantement, Champion, 2007) Edouard Manet : Hamlet et le spectre, pastel. Buton Agnés Hall. Yorkshire 57 Il faut que les yeux s'accoutument Entretien avec Pierre Boulez Pierre Boulez est l’un des mieux placés pour tenter de nous éclairer sur l’indéfinissable Il n’y a pas de hasard : en venant vers vous je feuilletai quelques pages d’Igitur et tombai sur ces lignes qui semblent parler de vous : « J’ai toujours vécu mon âme fixée sur l’horloge… » langage des signes et des sons cher En effet, oui ! à Mallarmé – dont trois poèmes ont « … Certes, j’ai tout fait pour que le temps qu’elle sonna restât présent dans la chambre, et devînt pour moi la pâture et la vie – j’ai épaissi les rideaux, et comme j’étais obligé pour ne pas douter de moi de m’asseoir en face de cette glace, j’ai recueilli précieusement les moindres atomes du temps dans des étoffes sans cesse épaissies. – L’horloge m’a souvent fait grand bien… » inspiré à l’auteur de Penser la musique aujourd’hui (Gallimard, coll. Tel, 1963), une œuvre essentielle sur laquelle il revient ici Pierre Boulez nous a reçu en son IRCAM, Ces lignes me définissent en partie seulement car je n’aime pas les rideaux. On le voit bien sur les photos qui nous sont parvenues, Mallarmé se plaisait entre les rideaux de ses appartements, dans des décors chargés de tentures. Je serais plutôt tendance Bauhaus ! Pour autant je n’aime pas les transparences totales, les maisons d’architecte qui cultivent le rapport à l’extérieur. Les murs, une séparation avec le monde extérieur me sont nécessaires. J’apprécie le dépouillement mais j’ai besoin de protection. Dans les milieux bourgeois dont Mallarmé était issu - comme moi, du reste -, ce que j’appelle la protection se manifestait par la présence écrasante des rideaux, au point qu’on se demande comment il pouvait « voir », en effet, si l’on veut bien imaginer par ailleurs le peu de lumière où il vivait en l’absence d’électricité. près du Centre Pompidou à Paris, entre Il vivait donc dans l’obscurité et peut-être de l’obscurité… Qu’est-ce que l’obscurité, selon vous ? longuement, Pli selon pli. Son approche du livre architectural et le théâtre de l’esprit qu’il poursuit à travers l’abstraction musicale concourent depuis de longues années de création et d’enseignement à une nouvelle modernité soucieuse de transmission au public. deux avions, trois concerts, cinquante répétitions, conférences et interventions, toujours d’une exemplaire disponibilité. Qu’il en soit ici remercié. L’obscurité c’est ce qu’on ne déchiffre pas tout de suite. Il faut que les yeux s’accoutument. S’agissant de poésie, il faut que l’âme s’accoutume à cette obscurité. Si on lit trop hâtivement, ce que l’on prend pour de l’obscurité demeure obscur. Si l’on veut bien regarder les textes de près, y passer du temps, essayer de les penser vraiment, alors commence certaine individualité d’interprétation. Car il faut percer cette obscurité sans aide extérieure. Lorsque je lis les explications des meilleurs spécialistes, je reste comme à côté : je ne LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107 58 pense pas du tout de la même façon, je ne cherche pas mon chemin dans la nuit de la même façon. Une des richesses de la poésie de Mallarmé, c’est l’infinie diversité de son interprétation. Vous êtes vous-même un grand médiateur, vous aimez la foule, vous ne refusez pas son contact ni son approbation… C’est quoi être mallarméen, car vous l’êtes ? Quand on crée une œuvre, on cherche à convaincre. Convaincre, ce n’est pas se présenter soi mais ce qu’on a fait, de façon à ce que ce soit transmis. Cela explique que je ne me défile pas, si je puis dire. Il se trouve que j’ai certain talent de direction d’orchestre, je peux donc diriger mes propres réalisations, et je le fais parce que j’ai le goût de cette transmission directe - mais je ne refuse pas que d’autres le fassent, bien sûr ! C’est s’approprier tout le vocabulaire. Même dans la correspondance, dans les adresses, les vers de circonstance, dans le « petit » Mallarmé en quelque sorte, la grammaire est sans cesse remaniée, la ponctuation est excessive, pléthorique, les adjectifs, les incises surviennent dans la phrase de manière inattendue, comme déplacée et tellement différente du langage courant… Lire Mallarmé, c’est découvrir une personnalité très forte qui, en se l’appropriant, a plié le langage à son image. Certes, en permanence, il côtoie un danger, le maniérisme, et il y verse carrément dans les petites choses. Mais je préfère ce danger à celui de la banalité. Quand Debussy écrit L’Après midi d’un faune, s’approprie-t-il lui aussi un langage ? Et vous-même, quand vous écrivez Pli selon pli ? On s’approprie des choses différentes. D’abord, Le Faune est un poème descriptif. Il décrit ce que Mallarmé écrit, un décor, il raconte une histoire très compréhensible. Lorsque Debussy approchera Mallarmé vers la fin de son existence avec les Trois poèmes, ils auront une relation beaucoup plus profonde, plus elliptique, plus énigmatique aussi… Debussy n’appréciait d’ailleurs pas beaucoup le traitement de Ravel pour deux de ces poèmes : le vocabulaire de Ravel est certainement plus travaillé, plus avancé que celui de Debussy, mais le sens de la forme et de la continuité est plus surprenant chez Debussy. Voilà bien la preuve que chacun s’approprie le langage à sa manière. Dans Pli selon pli et dans les trois improvisations qui sont le plus directement en contact avec les poèmes, je me suis approprié le stade formel du poème : c’est ainsi que le nombre de syllabes détermine le nombre huit qui envahit la seconde improvisation, la première étant plutôt une description vers par vers. Dans la troisième improvisation, au contraire, la musique s’articule autour de la structure des rimes et du sonnet lui-même : quand les vers sont aimantés par la même rime, ils engendrent la même structure. Cela explique-t-il une partition fascinante à regarder autant qu’à entendre, qui offre quelque chose de la calligraphie, qui est un objet esthétique en ellemême… ? C’est vrai. Cela vient de la forme : il s’agit d’une obéissance formelle qui, en échange, envahit le poème et l’étouffe. Mais alors comment communiquer cette recherche qui peut – tout de même – rester obscure au public ? S’habituer à, sinon s’approprier L’Après midi d’un faune, n’est pas très difficile, c’est une musique qu’on peut chantonner sous sa douche. Ce n’est pas le cas de votre musique… C’est si vrai que la première audition de L’Après midi d’un Faune connut un très grand succès immédiat. En ce qui concerne Pli selon pli, le public répond tout de suite à l’audition de l’improvisation 2 : il en saisit beaucoup de choses dans l’instant, en tout cas le résultat sinon la cause. C’est une œuvre qui a toujours eu la faveur du public. Longtemps, jusqu’à ce que j’aie achevé Pli selon pli, j’ai joué les improvisations 1 et 2 et, chaque fois, s’il y avait une bonne chanteuse, évidemment, l’accueil était excellent. Ce n’est pas le cas de la troisième improvisation, beaucoup plus longue et complexe, qui demande plusieurs auditions. Quel est le chemin qui vous a conduit de Mallarmé à Char – ou de Char à Mallarmé ? Vous avez raison de corriger : de Char à Mallarmé. J’ai étudié Mallarmé comme tout le monde, à l’école, alors que j’ai découvert Char à vingt ans. J’ai découvert avec Char une façon de dire, d’utiliser le poème qui appartenait à mon époque par son dépouillement extrême. Char ne s’oblige pas aux contraintes formelles qui sont la marque de Mallarmé, il utilise très peu le vers, et l’assonance plus que la rime. En fait, je vois la conséquence Mallarmé sur deux poètes : Claudel et Valéry. Mais avec Valéry, la recherche formelle est devenue académique, desséchée, alors qu’elle est très vivante chez Mallarmé. Claudel, lui, va « ailleurs », dans la strophe, dans la phrase longue ou courte, dissymétrique. La vraie leçon, la vraie conséquence de Mallarmé, c’est chez Claudel qu’on la trouve. René Char, une fois le surréalisme absorbé – sa période surréaliste est assez courte –, fait courir une aventure aux mots, au vocabulaire, aux images, plus qu’à la grammaire. Le premier poème de Char sur lequel j’ai travaillé, Visage nuptial, est narratif et, d’une certaine façon, beaucoup plus traditionnel que certains poèmes de Mallarmé. Dans ce cas, peut-être comme Debussy pour Le Faune, j’ai réalisé un travail « illustratif », ce qui n’est évidemment pas le cas du Marteau sans maître 59 où je me suis servi de la forme aphoristique : la voix se distingue du groupe instrumental et en même temps lui appartient. Il y a une ambiguïté sur son rôle : il n’est plus question de narration mais d’absorption par la musique de la structure que le poème vous fournit, offrant ainsi un moyen d’articulation. Quels sont les autres poètes qui ont inspiré votre travail ? Char m’a parlé très tôt, au tout début des années cinquante, de Paul Celan dont l’histoire personnelle m’a profondément marqué. Plus tard, j’ai été fasciné par l’utilisation du langage que faisait Cummings : à l’intérieur du vocabulaire il jouait avec les mots au même moment que James Joyce. On trouve cette même torsion de la langue chez Michaux – l’humour en plus, très souvent. Avec Cummings et Michaux mais pas avec René Char -, le vocabulaire est un outil expérimental. Vous avez bien connu René Char. La fréquentation, l’amitié d’un auteur aident-elles aux créations inspirées par son œuvre ? Non : j’ai pris un de ses poèmes tout ficelé, si je puis dire, et je l’ai… déficelé sans en parler avec lui, indépendamment de toute relation d’amitié. Nous nous sommes bien connus, effectivement. J’avais acheté une maison en Provence, non loin des lieux de son combat pendant la Résistance, et je me souviens lui avoir montré des cylindres de parachutage stockés dans une tour…Nous ne pensions pas de la même façon, mais dans la même direction. Beaucoup même ! Mais j’ai joué de malchance – ou bien je n’ai pas su provoquer la chance. Deux auteurs m’ont particulièrement intéressé : Beckett et Genet. Mais je n’imaginais pas, du point de vue de mon expérience, ce que je pouvais faire d’un texte de Beckett, tellement serré, condensé, que je ne voyais pas comment le faire exploser. Au contraire, l’invention de Genet était à mes yeux composite et non terminée. Cette impression d’inachèvement laissait la liberté de lui ajouter d’autres paramètres, d’autres dimensions. Le texte de Genet était, pour moi, ouvert, alors que celui de Beckett était fermé. J’ai beaucoup parlé avec Genet de l’éventualité d’un opéra. Il n’en avait jamais vu de sa vie, je l’ai donc invité à une représentation de Woyzzeck que je dirigeais à l’Opéra de Paris : il en fut non pas ébloui, mais à la fois intimidé et attiré. Il était particulièrement intéressé par la question de la structure : il envisageait de reprendre l’idée de Berg créant trois fois cinq scènes à partir de la pièce de Büchner… « L’anecdote, je m’en charge » avait-il ajouté. Nous avons commencé à travailler, mais il est tombé malade, il résidait de plus en plus longuement au Maroc… Nous avons beaucoup correspondu sur la question de la musique au théâtre qu’il n’envisageait pas autrement que comme un accompagnement. Nous avons travaillé un été fréquemment ensemble, nous avons écrit quelques esquisses, mais Genet est mort avant que le projet soit assez avancé pour en tirer quoi que ce soit. Et vous n’avez jamais été tenté par l’écriture d’un opéra ? LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107 60 À la vérité, pas grand chose. J’ai travaillé avec Barrault sur son Christophe Colomb, nous avions revu la musique de Darius Milhaud écrite quarante ans plus tôt et qui me paraissait assez banale. Cette musique n’était pas seulement une musique de scène, une musique descriptive ; elle impliquait les acteurs qui devaient savoir chanter. Pour L’Orestie, j’ai une nouvelle fois écrit une musique pour les acteurs et je me suis retrouvé contraint de simplifier énormément mon vocabulaire, trop complexe pour des comédiens sans formation musicale. Dès que Mary Bell entendait un instrument, elle protestait en disant : « On ne m’entend plus ! » Je passais mon temps à supprimer des propositions, je n’arrivais pas à lier le parlé et le chanté – ce que faisaient les Grecs… Vous vous retrouviez donc dans un « domaine » musical séparé ? Absolument. Il aurait fallu des acteurs plus volontaires et dotés d’un minimum d’éducation musicale. Ce n’était pas le cas. Il faut donc bien être initié ? Il faut tout de même connaître un minimum de choses ! Mais le domaine musical est comme étranger aux comédiens, il n’appartient pas à leur culture. À quelques exceptions près… Patrice Chéreau, Peter Stein, Jean Vilar, qui n’était pas étranger à la musique, loin de là ! Son père lui avait donné une bonne formation de violoniste. J’avais proposé Vilar pour une mise en scène de Don Giovanni à la Scala de Milan. Et puis, là encore, la mort a interrompu le projet. Propos recueillis par Jacques Téphany Avant de quitter Pierre Boulez, derniers propos à bâtons rompus sur Vilar… Lorsque j’ai travaillé avec Vilar au projet de réforme de l’Opéra, je me souviens avoir été frappé par l’obsession qu’il avait de son âge. Il répétait souvent : « J’ai cinquante-six ans, je ne peux pas me permettre une mauvaise sortie ». Je me disais : « Mais cinquante-six ans, c’est la fleur de l’âge ! ». Avait-il à ce point le sentiment d’un temps compté ? La contestation du festival de 1968 l’avait ébranlé, mais aussi une vie de batailles, y compris contre les intellectuels… J’ai retrouvé quelques numéros de la revue Théâtre Populaire : l’agressivité des critiques de Roland Barthes reste sidérante… Il y avait les cinquante-six ans, la réussite du TNP, donc l’échec interdit à l’Opéra, une évidente fatigue, mais aussi l’énormité des réformes. Je lui avais montré l’aberration de l’organisation musicale de l’Opéra, et je crois qu’il en allait de même dans tous les domaines et que Maurice Béjart faisait la même analyse. Nous avons beaucoup travaillé ensemble sur ce projet, savez-vous ? Mais il fallait recommencer à zéro, abolir des corporatismes établis de si longue date qu’on ne pouvait plus rien négocier avec eux. Plus tard, j’ai eu l’occasion de dire à Mitterrand qu’il pouvait le faire, lui, en arrivant dès son premier mandat, sans crainte des grèves… « Vous pensez donc que ce sera difficile ?… » Oui, c’était difficile, mais il fallait un geste ! Il ne l’a jamais osé. ! Et pour vous-même, qu’a représenté la musique de théâtre lorsque vous avez collaboré avec Jean-Louis Barrault ? Edouard Manet : L'après-midi d'un faune. Bibliothèque littéraire Jacques Doucet. 61 Eclairer l'indicible par Guy Delfel Nous retrouvons dans une édition scolaire aujourd’hui disparue (Classiques Illustrés Vaubourdolle, chez Hachette), ces lignes d’une belle clarté sur l’esthétique de Mallarmé à destination du néophyte. Guy Delfel était aussi l’auteur d’une « Esthétique de Stéphane Mallarmé » dans la bibliothèque d’esthétique de Flammarion, éditée en 1951 par André Veinstein – cofondateur avec Paul Puaux de la Maison Jean Vilar lorsqu’il dirigeait le Département des arts du spectacle à la Bibliothèque Nationale. On trouverait dans l’épaisse bibliographie consacrée à Mallarmé des présentations plus doctes mais aussi plus jargonneuses… Car Mallarmé — comme Roland Barthes dans le siècle suivant — c’est aussi le monde de la glose à prétention, de l’argutie, de la poudre aux yeux. C’est pourquoi, si un mot personnel nous est permis, on était bien chanceux d’avoir Guy Delfel en philo au lycée Jean-Bart de Dunkerque dans les années 60 ! J.T. Le spectacle du monde, « simple épure d’une grandiose aquarelle », l’artiste nous aidera à le déchiffrer, à en découvrir nous-mêmes le sens véritable. Telle est la signification de l’esthétique mallarméenne. Aux techniques de la description et de l’expression directe qui ne nous révèlent, par nature, que l’extérieur, le réel quotidien, le prosaïque, Mallarmé oppose une technique de la suggestion, de l’évocation, forgée par lui de toutes pièces et qui sera l’instrument majeur de la lecture symbolique de l’univers. D’où son obscurité : le langage habituel, même littéraire, ne peut que nous renvoyer à des objets, à des spectacles terrestres. Il faudra inventer un autre langage. L’hermétisme mallarméen n’est donc pas, comme on l’a cru, un moyen d’écarter l’importun et de s’attacher un public d’élite. Quoi qu’on en pense, et de ses dangers très réels, il fait partie intégrante de la pensée. Mais au moyen de quel art particulier suggérer « l’indicible ou le Pur » ? Les proses vont nous révéler un Mallarmé inattendu : il n’est pas a priori certain que l’art suprême, l’ « instrument spirituel » par excellence, soit le vers. Le théâtre, le ballet, la musique, la danse, la peinture sont autant de moyens de dégager l’Idée de son enveloppe charnelle. Avant de désigner le livre comme le résultat le plus pur de l’évolution spirituelle de l’humanité, Mallarmé hésite, médite. Et cela nous vaut La Musique et les Lettres, Crayonné au théâtre, Ballets, Quant au livre, etc., qui comptent parmi les études les plus profondes d’esthétique comparée. Il invente pour ces analyses un instrument tout nouveau, son extraordinaire prose, faite de courtscircuits surprenants, toute de raccourcis et d’ellipses, et dont on comprendra un jour qu’elle renferme autant de richesses cachées que ses plus beaux vers. On pouvait, certes, deviner qu’il choisirait la Poésie. Il lui a confronté chaque art pour en tirer chaque fois la preuve de son essentielle supériorité. Mais comment ne pas être dérouté en feuilletant le mince livret qui renferme son œuvre poétique ? Quel thème directeur trouver qui fasse part à la fois à la farouche Hérodiade, éprise de l’hiver et de ses « froides pierreries », au Faune ironique et sensuel, affamé de soleil, à un testament poétique comme le Toast Funèbre et à tant de difficiles et purs sonnets ? Il est pourtant un motif que l’on retrouve en chaque poème et dans lequel le poète se donne à chaque fois tout entier, bien qu’on ait voulu nous faire croire qu’il ne consentait jamais à rien livrer de lui-même : c’est le motif du Chant sacré, de la création poétique, ce « devoir idéal » dont tout poète a pris conscience, et auquel il consacre tout « comme on brûlait jadis son mobilier et les poutres de son toit pour alimenter le fourneau du Grand Œuvre ». Son œuvre poétique mériterait ainsi, avant tout autre dénomination, celle de lyrisme intellectuel. Et ce lyrisme peut nous toucher à l’égal du lyrisme du cœur, venant d’un homme qui sut, modestement, sans forfanterie, mais pas sans charmante ironie, lui consacrer toute sa vie. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107 G. D. 62 Contre l'obscurité par Marcel Proust Nous reproduisons ici quelques extraits de l’article de Marcel Proust paru dans La Revue Blanche n° 75 du 15 juillet 1896. Alors âgé de vingt-cinq ans, celui qui n’est pas encore l’auteur d’A la Recherche du temps perdu se livre à un exercice polémique en endossant le costume de l’Ancien contre le Moderne. Sans le citer mais en le piquant par une allusion à « l’aboli bibelot d’inanité sonore », Proust vise ici Mallarmé à travers les Symbolistes… « Êtes-vous de la jeune école ? » demande à tout étudiant de vingt ans qui fait de la littérature tout monsieur de cinquante qui n’en fait pas. « Moi, j’avoue que je ne comprends pas, il faut être initié… D’ailleurs, il n’y a jamais eu plus de talent ; aujourd’hui, presque tout le monde a du talent. » […] Je crois […] que, comme tous les mystères, la Poésie n’a jamais pu être entièrement pénétrée sans initiation et même sans élection. Quant au talent qui n’a jamais été très commun, il semble qu’il y en a eu rarement moins qu’aujourd’hui. Certes si le talent consiste dans une certaine rhétorique ambiante qui apprend à faire des « vers libres » comme une autre apprenait à faire des « vers latins », dont les « princesses », les « mélancolies », « accoudées » ou « souriantes », les « béryls » sont à tout le monde, on peut dire qu’aujourd’hui tout le monde a du talent. Mais ce ne sont là que vains coquillages sonores et vides, morceaux de bois pourris ou ferrailles rouillées que le flux a jetés sur le rivage et que le premier venu peut prendre, s’il lui plaît, tant qu’en se retirant la génération ne les a pas remportés. Mais que faire avec du bois pourri, souvent débris d’une belle flotte ancienne – image méconnaissable de Chateaubriand ou d’Hugo ? […] Les jeunes poètes (en vers ou en prose) auraient un argument préliminaire à faire valoir pour éluder ma question. « Notre obscurité, pourraient-ils dire, est cette même obscurité qu’on reprochait à Hugo, qu’on reprochait à Racine. Dans la langue, tout ce qui est nouveau est obscur. Et comment la langue ne serait-elle pas nouvelle quand la pensée, quand les sentiments ne sont plus les mêmes ? La langue pour rester vivante doit changer avec la pensée, se prêter à ses besoins nouveaux, comme les pattes qui se palment chez les oiseaux qui auront à aller sur l’eau. Grand scandale pour ceux qui n’avaient jamais vu les oiseaux que marcher ou voler ; mais l’évolution accomplie, on sourit qu’elle ait choqué. Un jour, l’étonnement que nous vous causons étonnera, comme étonnent aujourd’hui les injures dont le classicisme finissant salua les débuts du romantisme. » Voilà ce que nous diraient les jeunes poètes. Mais nous, les ayant félicités d’abord pour ces paroles ingénieuses, nous leur dirions : Ne voulant pas sans doute faire allusion aux écoles précieuses, vous avez joué sur le mot « obscurité » en faisant remonter si haut la noblesse de la vôtre. Elle est au contraire bien récente dans l’histoire des lettres. C’est autre chose que l’étonnement et, si vous voulez, le malaise que purent causer les premières tragédies de Racine et les premières odes de Victor Hugo. Or le sentiment de la même nécessité, de la même constance des lois de l’univers et de la pensée qui m’interdit d’imaginer, à la façon des enfants, que le monde va changer au gré de mes désirs, m’empêche de croire que les conditions de l’art étant subitement modifiées, les chefs d’œuvre seront maintenant ce qu’ils n’ont jamais été au cours des siècles : à peu près inintelligibles. […] 63 Puisqu’on nous dit qu’on ne peut séparer la langue de l’idée, nous en profiterons pour faire remarquer ici que si la philosophie, où les termes ont une valeur à peu près scientifique, doit parler une langue spéciale, la poésie ne le peut pas. Les mots ne sont pas de purs signes pour le poète. Les symbolistes seront sans doute les premiers à nous accorder que ce que chaque mot garde, dans sa figure ou dans son harmonie, du charme de son origine ou de la grandeur de son passé, a sur notre imagination et sur notre sensibilité une puissance d’évocation au moins aussi grande que sa puissance de stricte signification. Ce sont ces affinités anciennes et mystérieuses entre notre langue maternelle et notre sensibilité qui, au lieu d’un langage conventionnel comme sont les langues étrangères, en font une sorte de musique latente que le poète peut faire résonner en nous avec une douceur incomparable. […] À l’aide de vos gloses, j’arriverai peut-être à comprendre votre poème comme un théorème ou comme un rébus. Mais la poésie demande un peu plus de mystère et l’impression poétique, qui est tout instinctive et spontanée, ne sera pas produite. […] À chaque homme elle donne d’exprimer clairement, pendant son passage sur la terre, les mystères les plus profonds de la vie et de la mort. Sont-ils pour cela pénétrés du vulgaire malgré le vigoureux et expressif langage des désirs et des muscles, de la souffrance, de la chair pourrissante ou fleurie ? Et je devrais citer surtout, puisqu’il est la véritable heure d’art de la nature, le clair de lune où pour les seuls initiés, malgré qu’il luise si doucement pour tous, la nature, sans un néologisme depuis tant de siècles, fait de la lumière avec de l’obscurité et de la flûte avec le silence. […] M. P. On trouvera cet article de Marcel Proust ainsi que d’autres textes de jeunesse dans l’édition établie par Jérôme Solal pour la collection « Mille et une nuit » (Arthème Fayard, 2006) Il est trop évident que si les sensations obscures sont plus intéressantes pour le poète, c’est à condition de les rendre claires. S’il parcourt la nuit, que ce soit comme l’Ange des ténèbres, en y portant la lumière. Enfin j’arrive à l’argument le plus souvent invoqué par les poètes obscurs en faveur de leur obscurité, à savoir de protéger leur œuvre contre les atteintes du vulgaire. Ici le vulgaire ne me semble pas être où l’on pense. Celui qui se fait d’un poème une conception assez naïvement matérielle pour croire qu’il peut être atteint autrement que par la pensée et le sentiment (et si le vulgaire pouvait l’atteindre ainsi il ne serait pas le vulgaire), celui-là a de la poésie l’idée enfantine et grossière qu’on peut précisément reprocher au vulgaire. Cette précaution contre les atteintes du vulgaire est donc inutile aux œuvres. Tout regard en arrière vers le vulgaire, que ce soit pour le flatter par une expression facile, que ce soit pour le déconcerter par une expression obscure, ont [sic] fait à jamais manquer le but à l’archer divin. Son œuvre gardera impitoyablemennt la trace de son désir de plaire ou de déplaire à la foule, désirs également médiocres qui raviront, hélas, des lecteurs de second ordre. […] Edvard Munch : Portrait de Mallarmé, lithographie, 1897. Oslo, Munch Museet. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107 ! Est-ce que la nature nous cache le soleil ou les milliers d’étoiles qui brillent sans voiles, éclatantes et indéchiffrables aux yeux de presque tous ? Estce que la nature ne nous fait pas toucher, rudement et à nu, la puissance de la mer ou du vent d’ouest ? 64 65 Programmer un festival comme celui d’Avignon, est-ce un exercice d’équilibre, de (grand) écart ou de rapprochement entre public et artistes ? Réponses de deux programmateurs d'hier et d'aujourd'hui. 1 / Un état d'étonnement Entretien avec Vincent baudriller Lorsqu’il vous arrive de « ne pas comprendre », quelle est votre propre réaction ? Toute rencontre avec une œuvre d’art relève du mystère. La relation à l’œuvre est, chaque fois, une aventure spécifique. Il s’agit d’un voyage vers une terre inconnue, d’une incompréhension a priori naturelle mais qui fait travailler en nous une expérience aux effets non immédiats. Une des pistes de la dernière édition du Festival était, me semble-t-il, de suivre Roméo Castellucci dans « cette forêt où je me suis perdu »… La «difficulté » serait-elle un défi au public à la fois personnel et partagé avec l’artiste afin de situer le Festival sur une ligne de crête, d’exigence, qui le distinguerait de manifestations plus « grand public » ? Il ne faut pas aborder les artistes et leurs projets selon leur « difficulté » ou leur « facilité », mais selon ce que l’on pressent de la force potentielle, de la profondeur de l’œuvre. Le travail de médiation consiste ensuite à accompagner le spectateur vers cette expérience de l’œuvre avant, pendant et après le Festival : programme argumenté, rencontres mensuelles avec nos « Curieux », site internet, « bibles » des manifestations, débats entre artistes et public, jusqu’au surtitrage… Médiation évidemment dialectique puisque le spectateur nous renvoie les échos de sa propre expérience… Êtes-vous donc à son écoute pour mieux répondre, plus tard, à son attente ? Vous feriez donc vôtre l’exclamation de Baudelaire : « au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau » ? Oui, c’est un des chemins possibles. Et Wajdi Mouawad poursuivra le travail d’étonnement de Roméo Castellucci avec d’autres moyens. Son spectacle, Seuls, présenté l’an passé, n’était-il pas symptomatique à cet égard ? Wajdi Mouawad travaille sur la narration, il raconte une histoire, nous fait le récit d’un homme perdu dans sa relation avec son père… Si perdu et égaré que, soudain, il quitte les mots pour ouvrir la porte sur un rapport au temps, à la peinture, à la culture. En se taisant, il nous propose un autre rapport à l’œuvre. Il démontre ainsi qu’il existe une multitude de rapports à l’œuvre, certains d’ordre politique, d’autres d’ordre sensible, musical, plastique… Ce que nous essayons de mettre en lumière à Avignon, c’est un rapport à l’œuvre et nous restons étrangers à l’opposition image-texte qu’on nous assène vainement : Novarina et Castellucci réveillent, chacun avec ses moyens, avec son art, une partie cachée du monde. Avec Seuls, Mouawad nous en propose une qui lui appartient d’abord à lui seul mais qu’il offre, qu’il ouvre à tous. Propos recueillis par Jacques Téphany Vincent Baudriller dirige avec Hortense Archambault le Festival d’Avignon depuis 2004. Wajdi Mouawad poursuivra le travail d’étonnement de Roméo Castellucci... Purgatorio, Festival d’Avignon 2008. Photo Emile Zeizig LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107 ! Assurément non ! De toute façon, qui peut dire avant si telle œuvre sera facile ou difficile, procurera plaisir ou déplaisir ? Personne. Nous souhaitons seulement placer le spectateur dans un état d’étonnement devant la découverte. L’image de l’enfant, du regard de l’enfant qui illustrait notre pré-programme 2008 n’était pas hasardeuse : nous ne travaillons pas dans la logique de la reconnaissance d’une culture acquise mais dans celle de la découverte. 66 67 2/ Des sherpas Entretien avec Bernard Faivre d'Arcier Comment avez-vous vécu vos deux expériences de direction d’Avignon ? Cette question n’est pas si difficile à Avignon parce que Jean Vilar a donné, d’emblée, une certaine hauteur de vue. Il a montré qu’on n’a pas besoin de faire populaire pour que le théâtre le devienne. Il suffit d’observer ses programmations initiales : une pièce inconnue de Shakespeare (à l’époque pas si « facile » qu’on veut bien le croire), Claudel, Clavel, Kleist… Nous autres, successeurs fidèles de cette ambition d’origine, nous avons tous connu bien des débats autour du confort, intellectuel ou physique, du spectateur : il ne fallait pas qu’il s’ennuie, que les spectacles soient trop longs… Alain Crombecque et moi-même naguère, Vincent Baudriller et Hortense Archambault aujourd’hui, avons refusé ces arguments de marketing inutiles. Un festival est, tout au contraire, l’occasion de mettre le public dans une situation de risque, d’aventure, tout en redoublant d’attentions à son égard, en lui offrant toujours les moyens de comprendre les enjeux artistiques de nos choix. Quand il s’agit (car ce n’est pas non plus systématique) de proposer un voyage en haute montagne où l’air est raréfié il faut mettre à disposition quelques crampons et des sherpas… En même temps, ce public est tenté par les grandes envolées de la pensée : on peut donc oser des propositions comme Les Céphéides de Jean-Christophe Bailly, comme Hölderlin (équivalent mallarméen pour les Allemands), comme les premiers spectacles de Castellucci, lesquels sont plutôt hermétiques – Castellucci en possédait-il lui-même toutes les clés ? Et puis Avignon est une foire de débats qui permettent d’éclairer les intentions des artistes… Je ne crois pas qu’un débat parvienne jamais à éclairer Igitur, à en révéler la substance ! Après tout que cette poésie conserve à jamais sa mystérieuse attirance. Nous ne pouvons que donner au public quelques moyens de considérer le terrain, de trouver ses chemins fussent- ils escarpés. On ne peut non plus, dans un Festival aussi vaste qu’Avignon, traversé d’amoureux si divers du texte, de la poésie, de la danse, du jeu, proposer un parcours perpétuellement de haute altitude ; il faut aussi quelques refuges pour reprendre haleine. Et puis personne n’est obligé d’atteindre le pic ; on peut se contenter d’un tour de la montagne et en apprécier ainsi tout autant la hauteur. Etant savoyard d’origine, comme Valère Novarina, je persiste à filer la métaphore montagnarde… En fait, les festivals permettent les défis entre artistes, public et équipe de programmation. Avignon a la chance de proposer, grâce à sa réputation et sa longévité, un cercle vertueux où le public est disposé au risque, et que dans le même temps l’artiste peut tenter des aventures singulières parce qu’il sait qu’il sera suivi a priori. Reste que le public ne doit pas se sentir exclu, qu’il faut l’accompagner sans contrainte prescriptive pour lui permettre de trouver seul son chemin. Il a un rôle actif et aime à débattre et on ne lui a jamais refusé le plaisir immédiat, accessible, d’être ensemble. Il est important pour le public de se percevoir comme une communauté, de ne pas être une collection d’aventures individuelles avec des pelotons de tête et des groupes à la traîne. Avez-vous beaucoup travaillé sur la question de la division – ou de la communion – du public ? À Avignon, la rumeur est formatrice. Le public s’encourage lui-même. L’intérêt d’Avignon, c’est la dimension humaine de la ville, du moins de son centre historique. On ne peut pas imaginer établir de telles relations entre spectateurs dans une grande ville. Les gens discutent, échangent, se parlent, se renseignent… À Avignon, on n’est pas isolé dans une foule sans passé, on forme des groupes plus ou moins homogènes, plus ou moins changeants. C’est ainsi que l’inaccessible Beckett, programmé dans la Cour d’Honneur même par Paul Puaux, est devenu un grand classique contemporain entendu de tous. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107 68 À part la première année de transition, non. Dès 1981, avec Daniel Mesguich, Georges Lavaudant, Jean-Pierre Vincent, Pina Bausch…, les formes de l’époque étaient proposées et… critiquées ! À l’époque, les spectacles longs, répétitifs, minimalistes, « non-dansés » de Pina Bausch étaient ressentis par une partie du public comme une agression. Aujourd’hui, on se bat pour voir ses pièces. Je crois vraiment qu’on était poussé par l’histoire du Festival et l’esprit de Vilar. Je ne sais pas si rechercher une programmation exigeante est une attitude mallarméenne ! La comparaison a ses limites. La programmation est une activité de nature architecturale plus que poétique. Vous-même, quand vous ne comprenez pas, quand ça résiste…, comment réagissez-vous ? Aujourd’hui, je ne force pas trop (rire). L’effet de l’âge, sans doute. J’écoute, je reste disponible, je laisse mûrir et quelque chose ressort ou ne ressort pas. Avant je voulais davantage forcer le sens: je débattais, je revoyais, comme si je refusais que ça résiste et, finalement, je remplaçais l’artiste plus que je ne l’écoutais. Ce qui se passe parfois chez certains critiques : refaire la mise en scène pour soi. En résumé, ce qui m’a intéressé dans mon travail de programmateur, c’est le dialogue avec le public autant qu’avec les artistes. La plupart des spectateurs n’écoutent que leurs choix, et certains adoptent une attitude d’initiés ou de militants. Et pourquoi pas ? Mais Avignon aura toujours besoin de mélanges, d’initiés et de néophytes ensemble. Il est beaucoup plus aisé de faire un festival exclusivement pour l’une ou l’autre de ces catégories « comportementales ». Ce qui est intéressant, c’est la provocation du dialogue entre initiés et néophytes via l’artiste pour lui donner, à lui et à son œuvre, une deuxième chance. C’est la raison pour laquelle je réinvitais par exemple certains artistes déclarés difficiles ou réputés « hermétiques » pour réinterroger le plaisir ou le déplaisir des uns et des autres avec l’espoir, pour finir, d’une relation dialectique entre les deux. Mais c’est aussi pourquoi il m’arrivait, après un festival réputé difficile d’accès, de proposer une édition plus « accessible ». Par tempérament, je préfère privilégier une attitude d’accompagnateur et non de prescripteur. Etre un ami, pas un spécialiste. Propos recueillis par Jacques Téphany Bernard Faivre d’Arcier a dirigé le Festival d’Avignon de 1980 à 1984 puis de 1993 à 2003. Il a également été en charge de la Direction du Théâtre et des Spectacles au Ministère de la Culture de 1989 à 1992. ! Avez-vous vécu deux expériences différentes lors de vos deux passages à la tête du festival ? Kontakthof de Pina Bausch, 1981. Photo Fernand Michaud / BnF - Arts du spectacle 69 Feuillets de Jean Vilar... Fidèles à une nouvelle habitude, nous livrons à la réflexion de nos lecteurs des textes de Jean Vilar qui viennent ici nourrir la réflexion que vous propose ce numéro des Cahiers autour du rapport grand public / art poétique. Mercredi 4 février 1953 Dans ce domaine éclaté qu’est le théâtre contemporain, il existe d’un côté une littérature dramatique originale et nouvelle et de l’autre un public populaire admirable du fait même de sa curiosité et de son intérêt pour toute grande œuvre inconnue ou oubliée. (Le choix des pièces présentées par nous confirme cela.) Je tente l’impossible afin que ce public nouveau et cette nouvelle littérature se joignent. C’est incommode et certains soirs désespérant. Voici à peine un an et demi que je suis ici. Je n’aurais pas le goût, oui le goût, de poursuivre ma tâche si précisément n’existait pas ce public. J’irais alors retrouver dans un petit théâtre ceux qui cherchent. Qui cherchent autrement. Évidemment le ministre ignore ce qu’est ce nouveau théâtre. Va-t-il d’ailleurs au théâtre ? L’ignorent aussi bien les nouveaux administrateurs des Beaux-Arts. Vont-ils au théâtre ? Jeanne Laurent, elle, fréquentait régulièrement les salles nationales, privées, régionales et municipales. Elle en savait trop. On l’a donc limogée. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107 70 70 Juin 1955 La Ville est le chef-d’œuvre d’un garçon de vingt ans. Ce drame a le même souffle et exprime la même amertume que l’œuvre de cet autre poète de vingt ans : La Mort de Danton, de Büchner. Même esprit d’analyse des sociétés. La même inspiration critique anime le Lorenzaccio du jeune Musset. Bien sûr, certains ne découvrent en ces trois œuvres et particulièrement dans La Ville que l’anarchie ou la solution totalitaire. D’autres, l’obscurité. Je dis : 1° que tout est ici aussi clair, ni plus ni moins, que dans Racine, ou dans Molière, ou dans Corneille, ou... etc., ou Shakespeare et Eschyle. Je dis : 2° que la révolte d’Avare, la démission de Lambert, son amour et sa fin lamentable, l’intransigeance désespérée de Cœuvre, son égoïsme profond, sa dureté, sa vue implacable des réalités autres que superficielles concourent à faire de cette œuvre un terrain de vérité. C’est enfin, ô hommes de la gauche et de l’extrême-gauche, une des plus sûres analyses de la bourgeoisie autoritaire qui, alors même qu’elle paraît s’abandonner et défaille, trouve toujours une solution, a toujours trouvé jusqu’ici une solution pour survivre. Ce qui se traduit par le fascisme — épiscopal ! — du troisième acte. Enfin l’œuvre n’est pas seulement hstorique. Elle est tendue à éclater par l’évolution et les anarchies les plus vraies, les plus naturelles du cœur. Et des sens. Alors les délicats diront : « Décidément, il y a trop de choses là-dedans ». Jean Vilar Ces deux textes sont extraits de Mémento, Gallimard, 1981 71 71 LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107 72 Vilar aujourd’hui Appel à témoins ! 37 ans après sa disparition, Vilar, figure emblématique, ne cesse Citation placée en exergue sur la carte de vœux de Muriel Mayette, général, de la Comédie-Française (janvier 2009) : « Le poète a toujours le dernier mot » Jean Vilar d’être sollicité, accomodé, cité, souvent hors contexte et de manière administrateur aproximative... Nous avons relevé quelques exemples récents. Beaucoup sans doute nous ont échappé. Remercions par avance les Jacques Baillon, directeur du Centre lecteurs vigilants qui nous adresseront ce qu’ils auront glané ici ou national du Théâtre, dans Le Figaro là pour nourrir cette nouvelle rubrique. Georges Terrey (président du Syndicat National des Directeurs et Tourneurs de Théâtres Privés, présentation de la première partie de saison 2008-2009) : « Aller au théâtre n’est pas uniquement une question de prix. C’est avant tout une question d’envie. Comme disait Vilar, encore faut-il avoir le goût de ça ! » de son travail consistait à justifier le positionnement des acteurs à l’avant-scène, face au public. Schiaretti ne devrait-il pas à son exemple s’assurer avant tout de la bonne réception du texte ? » Olivier Py dans son éditorial annonçant la saison 2008-2009 de l’Odéon-Théâtre de l’Europe : « C’est encore Howard Barker qui dit que notre tâche est de rendre le théâtre nécessaire. Ceux qui travaillent et vivent dans cette maison l’entendent. Nécessaire ne veut pas dire utile. Vilar rêvait d’un théâtre utile comme le gaz et l’électricité. Pour continuer son rêve nous devons rêver un théâtre nécessaire comme la parole et la vue. Nécessaire comme l’atmosphère, l’eau, le pain, la lumière. » Fabienne Darge Le Monde, 29 novembre 2008 : « Coriolan, puissante réflexion sur la politique, est de ces spectacles où le théâtre public à la française, tel qu’il s’est constitué au lendemain de la guerre avec les Vilar, Planchon, etc., affirme sa force et sa nécessité. » Jacques Nerson in L’avant-scène théâtre n° 1254, 15 décembre 2008) : « Parlons du Coriolan mis en scène par Christian Schiaretti [...] Jean Vilar disait en plaisantant que, dans des salles aussi vastes que Chaillot ou le palais des Papes, l’essentiel [La même mise en scène avait en revanche été saluée dans un quotidien national :] Jack Ralite au Sénat lors de la discussion de la loi sur l’audiovisuel public, le 12 janvier 2009 : « Quant à la politique de création, il faut la libérer de l’esprit des affaires, qui l’emporte aujourd’hui sur les affaires de l’esprit. [...] Nicolas Sarkozy préfère répondre à la demande, comme il l’écrivait à sa ministre le 1er août 2007. La réponse à la demande, c’est la logique du marketing. À cela s’oppose l’exigence de Vilar : « Offrir aux gens ce qu’ils ne savent pas encore qu’ils désirent. » du 27 novembre 2008 : « Il y a eu un effondrement du théâtre dit de répertoire : autour de la guerre de 1914, il était considéré comme ennuyeux. Il a été redécouvert au lendemain de la Seconde Guerre. Jean Vilar a fait beaucoup pour le réhabiliter. » Denis Podalydès, interrogé par Jacques Drillon pour Le Nouvel Obs. com, 11 décembre 2008 : « Est-ce qu’un acteur peut emprunter à un maître ? D. Podalydès : « Oui, je l’ai fait. Je pique des choses. J’ai pris des rythmes à Vilar… J’étais une véritable éponge. Mon frère me le reprochait. Je ne concevais pas de jouer avec mon seul corps, ma seule voix. » Pierre Assouline sur son blog (lemonde.fr) du 2 février au sujet de la création du Conseil pour la création artistique : « [Nicolas Sarkozy] a récusé les deux mythes qui empoisonnent notre vie culturelle. Mythe no 1, celui de l’Etat protecteur tout puissant. Mythe no2, celui de l’Etat castrateur de talents. Son pulvérisateur antimythe ? « L’élitisme pour tous » (il aurait pu au passage remercier Jean Vilar à qui la formule a été piquée). » [Erreur : la formule est d’Antoine Vitez qui l’avait lui-même empruntée à Schiller. NDLR.] 73 Les Hivernales et la Maison Jean Vilar 21 - 28 Février Une fois encore, toujours fidèles en amitié, la Maison Jean Vilar et les Hivernales se retrouvent pour fêter la danse et les chorégraphes. Cette année, la manifestation prend un tour… étrange, à travers son artiste associé (sic) : Stéphane Mallarmé. Dans l’esprit du poète des Dés et du Hasard, la Maison Jean Vilar s’efforcera de hanter ses propres locaux en accueillant Stéphane Gladyszewski, mais également l’Institut Supérieur des Techniques du Spectacle et quelques autres surprises… Tous travailleront à plonger le public dans l’ambiance de mystères et de charmes qui constitue le génie même de l’œuvre de Mallarmé à travers un énigmatique circuit… Étrange qu’une petite semaine de danse se crée il y a 30 ans, avec l’assentiment de Paul Puaux, ami de Jean Vilar, et fondateur de la maison du même nom ; étrange que ce petit événement organisé pour promouvoir les spectacles de la jeune danse, donne naissance au fil du temps au Centre de développement chorégraphique d’Avignon, du Vaucluse et de Provence-Alpes-Côte d’azur ; étrange que tant de structures culturelles s’associent pour fêter l’évolution de cette nouvelle danse en plein hiver dans Avignon endormie, mais pas si bizarre finalement que les institutions État, Région, Département et Ville viennent soutenir ce projet. nous remercions tous nos amis de nous avoir tenu la main dans cette trajectoire et d’être encore avec nous. Étrange aussi ! il y a 140 ans un jeune professeur d’anglais, déjà poète, s’installait à Avignon avec femme et enfant, et pour soigner sa dépression, écrivait des textes qu’il conservait bien pliés dans une petite boîte. Étrange encore que ces textes découverts après sa mort et publiés longtemps après sous le titre Igitur ou la folie d’Elbhenon se révèlent comme la matrice de son œuvre et que, non seulement une équipe de chorégraphes, auteurs, metteurs en scène et chercheurs en fasse un événement à la Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon, mais encore que toute la ville d’Avignon se souvienne et propose expositions, conférences, lectures, performances, films, poèmes dits et chantés [voir le programme Mallarmé le bel aujourd’hui pages 6-9]. « Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui », premier vers du poème Le Cygne de Mallarmé, nous sert de trace et nous rend courage en ces temps inquiets… et voilà que la danse consomme ses noces avec le hip hop, le théâtre, les arts du mime et du geste, le cirque, l’art contemporain, et performe dans les musées… C’est le temps d’autres fêtes, c’est le temps de la relève et nous souhaitons pour cette édition, à Daniel Favier qui peaufine le développement et à Céline Bréant qui nous donne à découvrir de surprenantes pièces sur l’étrange, de poursuivre ces bien belles aventures. Tous ensemble nous vous souhaitons un bel aujourd’hui. Amélie Grand Directrice des Hivernales Jean-Claude Ragot Président des Hivernales Coup d’envoi samedi 21 février à 12h Bal des 30 ans samedi 28 février à partir de 21h à la Maison Jean Vilar LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107 74 dimanche 22 à 18h Stéphane Gladyszewski lundi 23 à 18h mardi 24 février à 16h à la Maison Jean Vilar à la Maison Jean Vilar Artiste indiscipliné, Stéphane Gladyszewski allie le pied du danseur à la main du sculpteur et à l’œil du photographe. Il se passionne pour la rencontre de la matière, des corps et de la lumière, notamment à travers des installations interactives et des performances mixtes média. Il investira avec son équipe la Maison Jean Vilar et ses recoins, inventant un parcours mystérieux entre installation et performances avant de finir par In Side, œuvre hybride, entre corps et matière vidéo, brouillant les chemins de notre perception dans un jeu troublant entre virtuel et réel. Le parcours comprendra aussi la vidéo danse Crak de Clémence Demesme (à partir d’une phrase chorégraphiée par Tayeb Benamara, dansée par Céline Braünig, bande son d’Alexandre Manzanarès). Chorégraphie-conception, création vidéo Stéphane Gladyszewski Interprétation Elisabeth Emberly, Justin Gionet, Emmanuel Proulx Avec le soutien du Conseil des arts et des lettres du Québec avec l’aide du Conseil des arts du canada et de l’ISTS Durée 45mn - Tarif : 9 euros Réservations 04 32 70 01 07 ! Photo Stéphane Gladyszewski 75 Samedi 21 12h Maison Jean vilar Coup d’envoi La Maison Jean Vilar Dimanche 22 à l’heure des Hivernales 11h rencontre-débat autour de l’événement Mallarmé entrée libre 15h - 17h Vidéos danse Autour d’Andy de Groat 18h Spectacle Stéphane Gladyszewski In Side Vidéos-danse : entrée libre. Programme détaillé disponible au début des Hivernales. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107 76 Lundi 23 Mercredi 25 Samedi 28 10h-12h et 15h-17h 10h-12h et 15h-17h 10h-12h et 15h-17h Vidéos danse Autour de Mossoux-Bonté Vidéos danse Autour de Josef Nadj Vidéos danse Autour de Sankai Juku 18h Jeudi 26 21h Spectacle Stéphane Gladyszewski In Side 10h-12h et 15h-17h Mardi 24 Vidéos danse Autour de Charles Cré-Ange et Thomas Lebrun 10h-12h et 15h-17h Vendredi 27 Vidéos danse Autour de Anna Ventura et David Wampach 10h-12h et 15h-17h 16h Bal des 30 ans des Hivernales (tenues étranges bienvenues) Restauration légère sur place Tarif unique : 6 euros Vidéos danse Autour du Faune Spectacle Stéphane Gladyszewski In Side In Side, chorégraphie, conception, création vidéo Stéphane Gladyszewski. Photo Stéphane Gladyszewski 77 ! Gérard Philipe Les prochains Cahiers de la Maison Jean Vilar seront consacrés à Gérard Philipe dont on célèbrera le cinquantième anniversaire de la disparition. Ils s’efforceront non seulement d’évoquer la grâce du comédien, son engagement dans la cité aux côtés de Jean Vilar, mais aussi de proposer une réflexion sur la place de l’icône, de la vedette dans nos sociétés, hier et aujourd’hui. Gérard Philipe dans le rôle du Prince de Hombourg. Photo Edmond Volponi. 5 mai - 29 juillet 2009 Craig et la marionnette Exposition Ouverte au public avignonnais dès le 5 mai, elle offrira un parcours d’exception dans l’univers du théâtre d’objets. Un catalogue co-édité par la BnF et Actes Sud accompagnera cet événement qui se prolongera jusqu’à la fin du Festival 2009. © 2008 Ciné Tamaris La Maison Jean Vilar se réjouit de présenter dans ses murs les pièces d’une collection unique conservée par la Bibliothèque nationale de France, celle d’un grand théoricien du théâtre et de la marionnette, Edward Gordon Craig (1872-1966). Cette exposition sera complétée par un ensemble de marionnettes contemporaines rassemblé par l’Association nationale des théâtres de marionnettes et des arts associés (Themaa). Les Plages d’Agnès En voyant la malicieuse Agnès Varda naviguer entre le canal de Sète et la Seine à Paris sur la barque de son enfance, ne résistons pas au plaisir de faire le parallèle avec la yole de Stéphane Mallarmé (voir pages 23 et 32) et de saluer ici ces deux capitaines en poésie. Si ce n’est déjà fait, courez voir Les Plages d’Agnès : les lecteurs des Cahiers de la Maison Jean Vilar ne manqueront pas, plus que d’autres, d’être émus par les tendres évocations de Jean Vilar, de sa famille, de ses amis et de son œuvre. Plaisir d’autant plus grand que le dernier film d’Agnès ne s’arrête pas à sa nostalgie vilarienne, mais nous fait découvrir qu’elle est elle-même, accompagnée de Jacques Demy, tout un monde cinématographique. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107 78 soutenez la maison jean vilar... en vous abonnant à ses Cahiers ... adhérez à l’Association Jean Vilar Nom, prénom : Adresse : Code postal : Ville : Tél. : email : Adhésion : 25 euros Bienfaiteurs : à partir de 40 euros Montant : Date : Chèque à l’ordre de l’Association Jean Vilar. Merci. Bulletin à adresser à la Maison Jean Vilar - Montée Paul Puaux - 8 rue de Mons - 84000 Avignon Les Cahiers de la Maison Jean Vilar sont également disponibles en téléchargement sur le site http://maisonjeanvilar.org 79 La Maison Jean Vilar est accompagnée par son cercle de mécènes : La Maison Jean Vilar est subventionnée par : et la Couscousserie de l’Horloge LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 107 80 SOMMAIRE Edito 1 Poèmes de Stéphane Mallarmé 2 C’est quoi « mallarméen » ? par Jacques Téphany 4 Mallarmé, le bel aujourd’hui 6 Mallarmé et Avignon par Pierre-Marie Danquigny 10 Prélude à une exposition par Anne-Marie Peylhard 15 Mallarmé chez Doucet par François Chapon 17 Mallarmé par lui-même 18 Mallarmé et ses amis artistes : Verlaine, Manet, les impressionnistes, Berthe Morisot-Manet, Monet, Degas, Renoir, Redon, Gauguin, les Nabis, Rops, Whistler, Vallotton, Munch 19 - 31 Repères bibliographiques et biographiques 32 Mallarmé vu par... 36 Conscience de l’illusion par Bertrand Marchal 46 Un hermétisme populaire ? par Pierre-Marie Danquigny 50 Mallarmé homme de spectacles par Hélène Laplace-Claverie 54 Les Cahiers de la Maison Jean Vilar Directeur de la publication : Roland Monod Président de l’Association Jean Vilar Directeur de la rédaction : Jacques Téphany Directeur délégué de l’Association Jean Vilar Rédacteur en chef : Rodolphe Fouano Il faut que les yeux s’accoutument par Pierre Boulez 58 Eclairer l’indiscible par Guy Delfel 62 Contre l’obscurité par Marcel Proust 63 Un état d’étonnement par Vincent Baudriller 66 Des sherpas par Bernard Faivre d’Arcier 68 Secrétariat de rédaction et réalisation : Frédérique Debril Feuillets de Jean Vilar 70 Imprimerie Laffont - Avignon Vilar aujourd’hui 73 Les Hivernales 74 Ont participé à la rédaction de ce numéro : Vincent Baudriller, Pierre Boulez, François Chapon, Pierre-Marie Danquigny, Bernard Faivre d’Arcier, Hélène Laplace-Claverie, Bertrand Marchal, Anne-Marie Peylhard Maison Jean Vilar - Montée Paul Puaux - 8 rue de Mons - 84000 Avignon - Tél. 04 90 86 59 64 2 et 3 de couv. : Edouard Manet : illustrations pour l’édition du Corbeau d’Edgar Poe, traduction de Mallarmé, 1875. e e Clichés Suzanne Nagy - Bibliothèque littéraire Jacques Doucet. [email protected] http://maisonjeanvilar.org 7,50 € http://maisonjeanvilar.org ISSN 0294-3417 CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR - N° 107 - JANVIER - FÉVRIER - MARS 2009 Les Cahiers de la Maison Jean Vilar Cliché Yvan Bourhis, DAPMD - Conseil général de Seine-et-Marne. Couverture : Paul Gauguin : Portrait de Stéphane Mallarmé, eau-forte et pointe sèche, 1891. n 107 ° MALLARMÉ notre contemporain N° 107 - janvier, février, mars 2009