L`ÉDUCATION DU POINT DE VUE DES ENFANTS

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L'ÉDUCATION
DU POINT DE VUE DES ENFANTS
Du même auteur
Le développement de la science à Genève aux XV/lIe et X/Xe
siècles: le cas d'une communauté scientifique, Vevey, Delta,
1975.
Paroles de gardiens, paroles de détenus. Bruits et silences de
l'enfermement,
(en collaboration avec B. Crettaz), ParisGenève, Masson-Médecine et Hygiène, 1981.
Qui maîtrise l'école? Politiques d'institutions et pratiques des
acteurs,
(édité en collaboration
avec Ph. Perrenoud),
Lausanne, Réalités sociales, 1988.
L'école dans la vie des familles. Ce qu'en pensent les parents
des élèves du primaire genevois, Genève, Service de la
recherche sociologique, 1991.
Les stratégies éducatives des familles. Milieu social,
dynamique familiale et éducation des pré-adolescents, (en
collaboration avec J. Kellerhals), Paris, Delachaux et Niestlé,
1991.
Entre parents et enseignants: un dialogue impossible? Vers
l'analyse sociologique des interactions entre la famille et
l'école, (en collaboration avec Ph. Perrenoud), Berne, Peter
Lang, 1994.
@ L'Harmattan.
1997
ISBN: 2-7384-5023-7
Cléopâtre Montandon
L'ÉDUCATION
DU POINT DE VUE DES ENFANTS
"Un peu blessés au fond du coeur..."
avec la collaboration de Françoise Osiek
Editions L'Harmattan
5-7, rue de l'Ecole-Polytechnique
75005 Paris
L 'Hannattan INC
55, rue Saint Jacques
Montréal (Qc) - Canada H2Y
SOMMAIRE
Avant-Propos
9
CHAPITRE 1 Quel regard sur l'enfant?
L'enfant, laissé pour compte de la sociologie
La course
aux obstacles
méthodologiques
13
..16
. . .. .. .. .. . . .. .. . . . . .. . . . .. . .. . . .18
Une démarche de recherche souple
Le fil conducteur.
Des entretiens semi-structurés
L'interprétation des données
.21
..22
..24
.25
CHAPITRE 2 Le rapport
Le mot 'éducation'
Du côté de l'école
27
.27
.3
Du
côté
de
la famille...
à l'éducation
. . . . . .. .. . . .. .. .. .. .. . .. . .. .. .. . . .. . .. .. . . . .. .. . . . .. . .. .. . .. .3 7
Le mot famille
Parle moi un peu de ta famille
CHAPITRE 3 Le rapport à l'autorité
Le regard des enfants sur les manières de les éduquer
Le rôle des parents
L'image des maîtresses et des maîtres
Le vécu émotionnel des méthodes éducatives
Émotions et éducation parentale
Émotions face aux pratiques des enseignants
Actions et stratégies des enfants face aux méthodes éducatives
Les réactions des enfants à l'autorité parentale
De quelques réactions à l'autorité des maîtres
De quelques différences touchant l'expérience de l'autorité
Rapports aux pratiques éducatives parentales
Rapports à l'autorité des maîtres
CHAPITRE 4 Le rapport aux savoirs
Les représentations des savoirs transmis par les adultes
La transmission des savoirs dans la famille
Les savoirs à l'école ...
Apprentissages et vécu émotionnel
Comment réagissent-ils à la transmission des savoirs?
Des actions et stratégies dans le cadre familial...
Comment font-ils pour apprendre à l'école?.
.38
42
.4
.4
.4
.5
65
65
..68
70
71
77
.81
.81
..82
85
.85
.86
..91
.97
99
... 100
102
5
CHAPITRE 5 Où mène l'éducation?
Les projets du groupe familial..
Des parents ambitieux et modernes
Le passage au Cycle d'orientation
Le choix du métier
...
Le modèle d'adulte visé
L'orientation scolaire
Le point de vue sur l'évaluation
Le vécu émotionnel de l'orientation scolaire
Les réactions face à l'orientation scolaire
Notes sur le sexe, le milieu et les résultats scolaires
107
107
l08
III
.112
115
117
117
127
132
140
CHAPITRE 6 La construction de l'identité
Les autres scènes de l'éducation
La place et le rôle des contemporains.
Les loisirs et le temps libre
La place et le rôle de la télévision
Une autre forme de socialisation: l'auto-éducation
Quelle vision ont-ils de leur identité?
Perception des qualités et des compétences
Comment voient-ils leur évolution?
Statut d'enfant, statut d'adulte
145
146
146
160
. 162
165
168
168
170
174
CHAPITRE 7 Types de rapport à l'éducation
179
A la recherche de types d'expérience éducative
180
Quels types de rapport à l'éducation familiale?.
180
1. La "dépendance provisoire"
181
L'impatience de Manuel
183
2. Le "refuge dans le cocon familial"
185
Le cocon de Marie
.. .. .. .. ... .. .. .. .. ... ... .. .. . 187
3. La "négociation expressive"
190
François ou l'art de la communication
191
4. La "revendication"
194
Julie, la rebelle..
. ...
... .. .. .. ... ... .. ... .. .. .. .. ... .. . 196
Quels types de rapport à l'école?
199
1. L' "utilité"
199
Frédéric, ou l'attrait pour l'utile et l'agréable
201
2. Le "lien"
204
Christophe: les relations d'abord
... 206
3. La "curiosité d'esprit"
208
Claire et la soif d'apprendre
21O
4. La "traversée du désert"
213
Rachel, ou le poids de la solitude
214
Types de rapport à l'école et types de rapport à la famille.. ... .. .... ..218
6
CONCLUSION
Reconsidérer l'expérience des enfants....
Un rapport exigeant aux pratiques des éducateurs..................
Un rapport réfléchi aux savoirs.........................................
Un rapport inquiet à l'avenir.............................................
Les chantiers de construction de l'identité............................
Tous les mêmes ou tous différents? ...................................
Jalons pour une sociologie de l'enfance ..............................
BIBLIOGRAPHIE
.
A vant- propos
Ce livre repose sur le postulat que le point de vue des
enfants est nécessaire pour comprendre leurs expériences et
plus particulièrement
l'expérience
qu'ils ont de leur
éducation. Cela ne va pas de soi. De manière générale les
enfants sont considérés par la plupart des adultes comme des
êtres familiers: nous croyons les connaître parce que nous les
croisons sur notre chemin, parce que nous sommes des
parents, ou des professionnels de l'enfance, parce qu'on les
voit de plus en plus à la télévision, parce que nous avons été
enfants nous-mêmes. Mais cette connaissance des enfants est
incomplète et trompeuse. Elle est incomplète parce que le
plus souvent elle est basée sur des informations lacunaires ou
lointaines. L'enfance passe, nous la mettons aux oubliettes et
nous ne prêtons pas attention aux paroles des enfants. Même
si la psychologie ou les sciences de l'éducation ont apporté et
vulgarisé une multitude de théories et de savoirs empiriques
précieux, entre autre sur le développement des enfants, sur les
processus d'apprentissage et sur leurs interactions avec autrui,
peu de travaux explorent l'expérience des enfants de leur
point de vue. On les observe, on les apprécie ou on les
réprimande, on les dorlote ou on les maltraite, mais on les
écoute très peu. La connaissance que nous en avons est
également trompeuse, parce que leur expérience est mesurée
à l'aune de celle des adultes. Ce n'est pas pour rien que chez
9
un adulte on qualifie d'enfantillage une manière peu sérieuse
de s'exprimer. Si parfois frappés par la justesse d'une
observation ou d'une remarque on reconnaît que "la vérité
sort de la bouche des enfants", cela sous-entend qu'il leur
manque quelque chose, par exemple la capacité de raisonner
et de réfléchir sur les conséquences de leurs paroles. Et même
si on admet qu'ils peuvent avoir des idées intéressantes ou de
bons sentiments, souvent on accorde peu de crédibilité à ce
qu'ils disent. Or ignorer le regard que portent les enfants sur
la réalité sociale, c'est supprimer un éclairage essentiel à la
compréhension de leur expérience.
Le point de vue des enfants est également important pour
une raison tout à fait pratique. Les diverses recherches dont
ils sont l'objet, par exemple les travaux psychologiques sur le
développement de l'enfant, sont sans doute d'une grande
utilité pour les enseignants
et autres personnes qui
interviennent dans leur éducation. Toutefois, un éclairage sur
le sens que les enfants attribuent à leur éducation pourrait
apporter des compléments intéressants pour une meilleure
compréhension du rôle qu'ils jouent dans les interactions
éducatives de tous les jours. Enseignants, éducateurs,
responsables de l'instruction publique, tous prennent des
décisions et mettent en oeuvre des politiques et des
programmes qui sont liés à des représentations de l'enfant,
dont le moins qu'on puisse dire est qu'elles sont très
stéréotypées. Souvent, leurs actions sont loin de tenir compte
des réalités de la vie quotidienne des enfants (Cullingford,
1991). Mais, il ne suffit pas de savoir quels objectifs
poursui vre dans l'éducation des jeunes générations ou
comment leur transmettre des connaissances, si on ignore
comment les jeunes se situent par rapport à cette entreprise. A
l'instar de quelques travaux qui ont vu le jour dans les pays
anglo-saxons et de quelques autres, plus rares, dans les pays
de langue française, l'étude présentée ici s'adresse justement à
la signification
que les enfants attribuent
à leurs
apprentissages, à leur éducation, aux actions qu'ils déploient
et aux émotions qui les accompagnent. Elle pourrait être utile
aux gens d'école et aux parents. Cette perspective pourrait
aussi être profitable aux intervenants dans le domaine social,
10
médical et judiciaire, ainsi qu'à ceux qui suivent l'évolution
actuelle des droits de l'enfant.
Ce livre explore le point de vue d'un groupe d'enfants
genevois de 11-12 ans, qui se sont prêtés à une recherche
sociologique. Il donne à voir les idées, les émotions et les
actions qui constituent leur expérience éducative dans la
famille et à l'école. Il décrit comment ils se situent face à
l'éducation que les adultes leur proposent et la part active
qu'ils y prennent. On y découvre non seulement ce qui
rapproche ou distingue l'expérience éducative de ces enfants,
mais aussi les types de rapports qu'ils construisent face à leur
éducation familiale et scolaire.
A l'exception du premier chapitre qui situe la recherche
dans le champ sociologique et expose les orientations
théoriques et méthodologiques, la plus grande partie de ce
livre est basée sur les discours des enfants. L'option a été prise
d'écrire un ouvrage qui ne s'adresse pas uniquement à des
spécialistes et de ne pas encombrer le corps du texte de trop
de références. Les lecteurs qui voudraient en savoir plus sur
certains thèmes particuliers abordés par la recherche,
trouveront à la fin du livre une bibliographie étendue,
notamment en ce qui concerne les travaux à caractère
sociologique sur l'enfance et les enfants.
Les principaux protagonistes de ce texte sont les enfants.
Ont-ils été compris ou trahis? Eux seuls pourront le dire.
Quoiqu'il en soit, nous remercions très vivement tous les
enfants qui ont participé à la recherche, ainsi que les parents
et les enseignants qui y ont également contribué.
CHAPITRE 1
Quel regard sur l'enfant?
Il faut ranger parmi les imperfections
et les carences de la vie humaine le fait
que notre enfance doive nous devenir
étrangère et tomber dans l'oubli
comme un trésor qu'on laisse
échapper en jouant, qui passe pardessus la margelle d'un puits et
disparaît dans l'eau profonde.
Hermann HESSE, Mon enfance, 1995 (1948).
Pourquoi avoir entrepris une recherche sur l'expérience
que les enfants ont de leur éducation? Pourquoi ce livre, qui
tente de présenter leur point de vue? Ce chapitre s'adresse à
ces questions et situe l'étude des enfants d'un point de vue
sociologique. Il fait part de quelques obstacles qui ont dû être
franchis avant de mettre en place les procédures choisies pour
cerner et analyser l'expérience des enfants. C'est un chapitre
relativement court dont la lecture, sans être indispensable
pour la suite, pourrait cependant intéresser celles et ceux qui
aiment bien Jeter un coup d'oeil dans les coulisses d'une
production.
L'enfance et les enfants ont inspiré un nombre
impressionnant de travaux. Ce phénomène est relativement
13
récent dans l'histoire des humanités. L'enfance n'a pas
toujours été considérée comme une période suffisamment
importante de la vie humaine pour y consacrer des discours et
des dissertations. Les anciens Grecs accordaient une place
particulière aux enfants et beaucoup d'importance à leur
éducation. Ils étaient même sensibles aux influences qu'ils
peuvent exercer sur leurs parents, si on croit Plutarque qui,
dans sa biographie de Thémistocle, faisait cette observation:
"De son fils, qui régnait sur sa mère, et à travers elle sur luimême, il disait en plaisantant: il est le plus puissant de tous les
Hellènes; car les Hellènes sont commandés par les Athéniens,
les Athéniens par moi, moi par sa mère, et sa mère par lui".
Mais en Occident le moyen âge fut une période où les
écrits sur les enfants étaient rares et représentaient souvent
l'enfance comme un état marqué par le péché originel,
imparfait, dont tout adulte devait se libérer. Cette image
négative commence à se modifier au 17ème siècle et cette
évolution atteint un palier important avec Rousseau, un des
premiers à défendre l'idée que la nature de l'enfant n'est pas
mauvaise à l'origine. A partir du 19ème siècle c'est le bond en
avant; les ouvrages pédagogiques et surtout les romans dont
les héros sont des enfants se multiplient. Parmi les plus
connus figurent Oliver Twist, David Copperfield, ou La petite
Dorrit de Charles Dickens; Alice au pays des merveilles de
Louis Carrol; Les malheurs de Sophie et d'autres romans de la
comtesse de Ségur; Le petit chose d'Alphonse Daudet; La
petite Fadette de George_ Sand; Tom Sawyer et Huckleberry
Finn de Mark Twain; Le petit Lord de F. Burnett. Ces
ouvrages et tant d'autres de la littérature anglaise, française ou
allemande donnent à l'enfant une place centrale: enfant
victime de l'industrialisation et d'autres transformations de la
société, enfant souvent idéalisé, incarnant l'authenticité et la
contestation de la société des adultes. Certains de ces ouvrages
tout en s'adressant plus particulièrement
à des enfants,
présentent le caractère non-conformiste qui caractérise les
grandes oeuvres littéraires. Bien souvent ces textes montrent
le point de vue des enfants sur l'éducation reçue dans la
famille et à l'école et c'est en cela qu'ils nous intéressent ici.
Pour ceux qui voudraient comparer leurs propres impressions
de lecture avec celle de spécialistes, il existe des ouvrages
]4
passionnants qui analysent la littérature sur les enfants et pour
les enfants (Chombart de Lauwe, 1971; Lloyd, 1992;
Lemieux, 1984; Michaelis, 1986).
Pendant ce temps, les réformateurs, les hygiénistes, les
philanthropes investissaient l'enfance. Le dernier quart du
19ème siècle a connu l'instauration de la scolarité obligatoire
dans de nombreux pays. Divers mouvements de protection de
l'enfance, y compris une première médicalisation, ont vu le
jour pendant cette même période. Chaque nouvelle
intervention, "pour le bien des enfants" a impliqué une
nouvelle manière de se représenter l'enfance, de la construire
socialement, de la définir et de la contrôler.
Des peintres également ont été sensibles au monde des
enfants, contribuant à créer un nouveau regard sur l'enfance.
Matisse, Derain, Larionov, Kandinsky, Munter, Klee, Picasso,
Dubuffet, Miro, ont souligné l'importance qu'ils accordaient à
la créativité enfantine. Plusieurs ont déclaré que leurs oeuvres
ont trouvé une source d'inspiration dans des dessins d'enfants
et qu'ils en ont tiré des enseignements. Quelques-uns, comme
Kandinsky ou Dubuffet ont collectionné des dessins et
peintures faites par des enfants. Dans une belle exposition sur
"Le dessin d'enfant et l'art moderne" organisée par le Musée
des beaux-arts de Berne et la SHidtische Galerie im
Lenbachhaus de Munich en 1995 on découvrait la manière
que ces peintres célèbres avaient d'apprécier le regard des
enfants. S'y trouvait une citation de Miro: "Plus je maîtrise le
métier, plus je deviens vieux, et plus je retrouve mes premières
impressions. Je crois qu'à la fin de ma vie je vais redécouvrir
toute la valeur de l'enfance" (1959).
Vers le milieu de ce siècle, dans les sciences humaines et
sociales, l'étude de l'enfant a pris un envol spectaculaire.
Aujourd'hui la psychologie du développement occupe une
place importante. Les noms de Wallon, Piaget sont connus
partout dans le monde, rejoints par Vygotsky. Plusieurs
spécialistes des sciences de l'éducation oeuvrent également
dans le domaine du développement de l'enfant, les retombées
pratiques en pédagogie étant assurées. Les anthropologues de
leur côté n'avaient pas chômé. Ruth Benedict et Margaret
Mead ont fait de précieuses observations sur les enfants, de
nombreuses recherches ethnographiques de par le monde ont
15
répertorié leurs expériences. La psychanalyse aussi s'est
occupée de l'enfant; Françoise Dolto est aujourd'hui une
référence incontournable. Chez les historiens, Philippe Ariès,
pionnier dans le domaine, a été vite rejoint, et plusieurs
recherches historiques sur l'enfance ont vu le jour. Dans
toutes ces disciplines il existe donc des théories, des cadres
conceptuels pour les chercheurs qui veulent se lancer dans
l'étude des enfants.
L'enfant, laissé pour compte de la sociologie?
La sociologie fait figure de parent pauvre dans le champ
de l'enfance, même si elle a une bonne avance dans l'étude de
l'adolescence et de la jeunesse. Deux spécialités auraient pu
développer ce domaine: la sociologie de la famille et la
sociologie de l'éducation. Or, ni l'une ni l'autre ne se sont
donné la peine d'accorder à l'enfant une place distincte, ou de
l'aborder dans sa spécificité. La sociologie de la famille a
surtout traité l'enfant en tant qu'objet des pratiques éducatives
parentales et de leurs variations selon le milieu, l'origine
ethnique, la structure familiale ou le fonctionnement familial.
Quelques travaux ont porté sur la place de l'enfant dans la
société occidentale ainsi que sur les représentations de
l'enfance et leur évolution (Chombart de Lauwe, 1971;
Roussel, 1989; de Singly, 1993). Mais le plus souvent cette
spécialité a étudié l'enfant indirectement, en tant qu'objet des
croyances et des comportements des adultes.
Quant à la sociologie de l'éducation, centrée sur la
scolarisation des enfants à la quasi-exclusion des autres
contextes de socialisation, elle s'est intéressée aux influences
des structures familiales et scolaires sur l'enfant ou
l'adolescent: il s'agit des travaux classiques sur les trajectoires
scolaires des élèves et sur leur orientation professionnelle. Le
problème de l'inégalité des chances devant l'école ayant
monopolisé pendant longtemps l'attention des sociologues de
l'éducation, l'enfant n'a été considéré qu'à travers sa carrière
scolaire et les facteurs qui la déterminent. Même ceux qui se
sont penchés sur le "métier d'enfant", se sont surtout intéressés
à lui en tant qu'objet pédagogique. Il est pourtant important
16
d'étudier non seulement ce que l'on fait aux enfants, à savoir
comment les adultes les éduquent, mais aussi ce que les
enfants font de ce qu'on leur fait. Ce n'est que récemment que
des sociologues de l'.éducation ont commencé à s'intéresser à
l'élève comme acteur, à travers des approches dites
ethnographiques qui impliquent une observation minutieuse
des lieux scolaires, (Davis, 1982; Sirota, 1988; Perrenoud,
1988; Woods & Hammersley, 1976; Woods, 1980; Vasquez,
1990; Vasquez & Martinez, 1996).
L'attitude distante de ces deux spécialités sociologiques
face à l'enfance est également due à l'approche étroite qu'elles
ont longtemps réservée à l'étude de l'éducation et de la
socialisation. La sociologie de l'éducation et la sociologie de
la famille ont surtout étudié l'ensemble des dispositifs que se
donne un groupe social pour s'assurer que les enfants, ces
nouveaux venus, s'intègrent dans le tissu social. Elles se sont
intéressées aux moyens formels et informels dont disposent
les groupes sociaux pour socialiser les enfants, à la manière
dont ils s'y prennent; elles ont voulu savoir à qui incombent
les tâches d'éduquer, comment s'effectue le partage des tâches
éducatives entre père et mère ou entre les parents et les
enseignants, quelles sont les méthodes qu'ils emploient, quels
autres acteurs sont impliqués, etc. Mais l'éducationsocialisation I représente une double réalité, comme les deux
faces d'une médaille: d'une part l'action des "éducateurs" et
d'autre part l'action des "éduqués", leur trajectoire, leur propre
expérience dans ce processus (Montandon, 1988). Cette
approche duale n'est pas nouvelle. G.H. Mead, figure
importante de la sociologie du début du siècle avait souligné
que si l'individu a la faculté d'intérioriser et d'adopter ce qui
lui est proposé ou imposé par les différents agents de son
I De nombreux textes traitent des différences et similitudes entre les deux
concepts de socialisation et d'éducation mais il n'y a pas d'unanimité sur leur
définition. (Montandon, 1988). Selon le point de vue adopté dans ce livre,
l'éducation fait partie de la socialisation, l'éducation étant davantage
associée à un projet, la socialisation comprenant des apprentissages qui se
produisent au delà de ces projets, sans qu'il y ait transmission ou
apprentissages intentionnels. La frontière entre les deux processus n'est pas
nette. Pour ne pas alourdir le texte le mot éducation a été adopté, même si
parfois il prend dans le texte un sens plus large et proche de celui de
socialisation (voir aussi en annexe la Note sur l'approche théorique).
17
éducation, il est également sujet actif dans ce processus, pas
uniquement objet. Il est donc légitime de vouloir comprendre
quel sens les "éduqués" donnent à leur éducation, quelles
représentations et quelles émotions elle suscite en eux, dans
quelle mesure ils la prennent en main, devancent les projets
conçus pour eux, leur résistent, jouent les instances censées les
éduquer les unes contre les autres, ou encore induisent les
manières dont ils sont traités. Toutes ces représentations,
émotions, actions, toute cette expérience des socialisés fait en
somme partie du chantier de construction sociale de leur
identité. Or, quand bien même l'intérêt sociologique d'une
telle approche est évident, les enfants ont été très peu observés
en tant qu'acteurs principaux de leur socialisation.
Ces différentes raisons ont conduit un certain nombre de
chercheurs à déclarer qu'en sociologie l'enfant est encore une
"terre inconnue" (van Haecht, 1990), ou un "fantôme
omniprésent" (Sirota, 1989), et à plaider pour une sociologie
de l'enfance (Alanen, 1989; Qvortrup, 1991, Ambert, 1986;
Jenks, 1992). Tout récemment ces voeux commencent à être
pris au sérieux en Europe comme outre-Atlantique (James &
Prout, 1990; Qvortrup, Bardy, Sgritta & Wintersberger (eds)
1994; Mollo-Bouvier,
1994; Ambert, 1995; Dandurand,
Hurtubise, Le Bourdais (eds) 1996). Mais ce n'est qu'un
début2 .
La course aux obstacles méthodologiques
Toujours prêts à débusquer ce qui est occulté, à faire
douter de ce qui paraît normal ou naturel en montrant que
c'est le plus souvent le fruit d'idées préconçues, les
sociologues veillent en général à ce que leur manière de voir
et d'analyser la vie sociale ne fasse pas preuve du même type
de distorsion. Cela n'est pas facile et moins le champ étudié a
été balisé, plus il est difficile de dénicher et de résoudre les
problèmes méthodologiques
qui guettent le chercheur,
2 La bibliographie à la fin du livre contient un ensemble d'ouvrages traitant
de l'enfance et des enfants d'un point du vue historique et sociologique et qui
ont inspiré ce chapitre.
18
puisque peu de personnes les ont rencontrés et en ont parlé. Il
est cependant important de dire deux mots ici des écueils
spécifiques que l'étude des enfants soulève et des solutions,
certes partielles, que .l'on peut imaginer.
Un premier obstacle est lié au fait que l'enfant qui
sommeille en nous affecte notre vision de l'enfance. Lorsque
nous voulons l'étudier, il apparaît étranger et familier à la fois,
nous le rejetons ou nous l'idéalisons. Certains se demandent si
en tentant de se défaire de l'enfant en nous, nous ne devenons
pas plus vulnérables à son emprise. Le fait est que le
chercheur qui est sensible à ce phénomène a plus de chances
de se prémunir des biais encourus que celui qui l'ignore.
Le deuxième écueil à surmonter concerne le statut de
l'enfant. Qu'est-ce que l'enfant? Ne peut-il être défini que par
opposition à l'adulte? En quoi la définition de l'enfance
représente+elle une catégorie naturelle, en quoi reflète-t-elle
une vision particulière de l'ordre social? L'enfant doit-il être
appréhendé à l'aune de l'adulte, comme un être inachevé, ou
pour soi, pour son existence et son expérience à part entière?
Un groupe d'enfants peut-il être observé comme toute autre
classe d'âge ou comme une classe résiduelle, définie par des
manques? Le chercheur intéressé à l'enfance ne peut occulter
ces questions. Penser que l'enfant est d'une essence différente,
non raisonnable, non responsable, un être incomplet qui a
tout à apprendre de l'adulte et qui doit s'adapter aux projets
des adultes, ce n'est pas la même chose que penser qu'il est
capable de raisonner, d'avoir des responsabilités, des droits et
des devoirs.
Il y aurait un troisième écueil, lié au précédent. Étudier
les enfants c'est étudier un groupe culturellement
et
socialement dominé. La question se pose alors de savoir si on
peut traiter les expériences des enfants, leurs d'idées,
émotions, comportements, leur culture en somme, comme
l'expression de phénomènes sociaux authentiques, autonomes,
ou comme des manifestations entièrement dépendantes du
monde des adultes, des imitations. D'un côté on peut penser
que l'expérience des enfants est une construction nouvelle,
différente de celle des adultes, et équivalente. D'un autre côté
on peut penser que l'expérience des enfants est une copie
conforme de celle des adultes. Les expériences des enfants
19
sont-elles distinctes, autonomes, ou totalement marquées par
le rapport de force avec les adultes? Une recherche réalisée
auprès d'enfants n'est pas du tout la même si on part de l'un
ou l'autre présupposé.
Comment répondre à ces questions? Les chercheurs dans
le champ de l'enfance ont le plus souvent opposé l'enfant à
l'adulte sur un ensemble de variables: maturité-immaturité,
raison-déraison, être individuel-être social. Cette manière de
voir les choses est sous-tendue par le principe de la rupture,
de la discontinuité, par une conception dualiste de la réalité.
Ce principe est une sorte de croyance, qui aide à organiser les
choses, ce n'est pas une vérité. Considérer l'individu comme
une monade, comme une entité opposée à la collectivité, qui
ne peut y être intégrée que par une éducation-socialisation
imposée, toujours en conflit avec les exigences de la société,
est une vision bien occidentale de la réalité. On peut tout aussi
bien croire au contraire à l'existence d'une continuité entre
l'individu et la société, à l'absence d'une rupture entre l'enfant
et l'adulte. La vision de la continuité permet de ne pas
opposer radicalement l'enfance et l'âge adulte, de considérer
les enfants comme tout autre groupe social, de les étudier
comme on le ferait pour tout autre groupe, que ce soit des
parents, des enseignants, des médecins, des scientifiques, ainsi
de suite.
Reste la question de la domination des enfants par les
adultes. Partir de l'idée que les enfants sont des copies des
adultes, c'est se priver d'emblée de la possibilité de
comprendre ce qu'ils ont de particulier. Prétendre que
l'expérience des enfants est totalement marquée par le rapport
de force avec les adultes et qu'ils ne peuvent que singer et
reproduire leurs aînés, c'est ignorer leur capacité de construire
et reconstruire leur environnement. Si, au contraire, on
déclare qu'ils sont indépendants des adultes, c'est à nouveau
nos critères d'adultes qu'on utilise pour l'affirmer. Prétendre
en effet que les enfants développent des expériences
distinctes, autonomes c'est nier le fait qu'ils se trouvent devant
des réalités sociales et institutionnelles en grande partie
définies par les adultes.
Les deux points de vue sont
20
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