Travail, femmes et migrations dans les Suds

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ANALYSES BIBLIOGRAPHIQUES
FEMMES ET MIGRATIONS
Sreelekha Nair, Moving with the Times.
Gender, Status and Migration of Nurses
in India, New Delhi, Routledge/Center
for Women’s Development Studies, 2012,
226 pages, ISBN : 978-0-415-54061-2,
£ 65
Les infirmières constituent la catégorie la
plus importante de femmes professionnelles
qui migrent hors du Kerala à la recherche
d’un emploi que leur État ne parvient pas
à leur fournir. Et les infirmières indiennes, de
pair avec les Philippines et les Sri Lankaises,
représentent les plus gros contingents de
femmes migrantes dans le secteur des services, au plan international.
Originaires pour la plupart de la petite classe
moyenne et de familles chrétiennes pauvres,
les infirmières kéralaises se retrouvent aux
quatre coins de l’Inde – depuis les années
1960 – et, plus récemment, dans divers
pays du monde, au point de devenir une
sorte de stéréotype culturel de l’Inde contemporaine. Pour autant, les infirmières kéralaises demeurent relativement invisibles
dans les études en sciences sociales1 , peutêtre du fait de l’humilité de leur profession.
Et, bien que chaque famille kéralaise soit
réputée compter une infirmière, la banalité même du phénomène et l’absence des
émigrées accroissent encore leur invisibilité.
C’est dans plusieurs hôpitaux et établissements pour personnes âgées de Delhi,
mais aussi dans des trains, leurs logements
et pensions, que Sreelekha Nair conduit
ses entretiens et observations. Son ouvrage
analyse les imbrications des idéologies et
pratiques du genre, de la classe, du statut et de la position de migrante, dans la
construction de l’expérience des infirmières
kéralaises. Elle fait un détour nécessaire
par l’histoire coloniale, ses institutions et
contradictions, et par la trajectoire propre
du Kérala, les réformes et transformations
de ses systèmes agraires qui ont conduit
les familles de la petite classe moyenne à
rechercher d’autres formes de revenus, en
l’absence de politique industrielle significative. Ceci alors que le système éducatif et
de formation kéralais, connu pour son progressisme, engendre des contingents de
femmes professionnelles et que le niveau
des dots, surtout parmi les chrétiens, fait
de chaque mariage une transaction extrêmement coûteuse pour les familles.
L’ouvrage de Sreelekha Nair est divisé en
cinq chapitres, dont le premier explore l’histoire du développement de la profession
d’infirmière dans les contextes kéralais et
indien, et le second les expériences des
infirmières. Bien que requérant des niveaux
de qualification élevés, la profession est
marquée de façon durable du sceau de la
nécessité et de la pauvreté. Les infirmières
souffrent ainsi généralement de bas salaires,
de mauvaises conditions de travail, d’un
statut professionnel fragile, et d’une stigmatisation liée à la prégnance des notions
de pureté et de souillure dans la culture
indienne, et aux canons de l’honneur féminin, qui fait se détourner d’elles les candidats
au mariage. Le chapitre 3 se penche sur la
façon dont le choix de cette profession s’imbrique avec des stratégies familiales et des
choix de vie, tant devenir infirmière signifie
1 Marie Percot, dont la revue publie un article dans ce volume, s’est employée à en étudier la migration vers les pays du
Golfe notamment.
rticle on line
N° 217 • janvier-mars 2014 • Revue Tiers Monde
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Analyses bibliographiques
devenir migrante. Le processus migratoire
lui-même, appréhendé comme une aventure, et la constitution d’une communauté
migrante à Delhi, dans un partage de difficultés, dont celles de la langue et de la vulnérabilité, occupent les deux derniers chapitres.
Les réseaux jouent un rôle crucial dans ces
trajectoires, fournissent des ressources pratiques et affectives, protègent contre une
discrimination parfois violente, font circuler des informations sur des opportunités
de migration plus lointaine, permettent des
mobilisations (grèves notamment). Néanmoins, les hiérarchies et les divisions de la
profession elle-même affaiblissent la capacité à se constituer en collectif.
Blandine Destremau
CNRS/LISE
DÉVELOPPEMENT
Philippe Hugon, Mémoires solidaires et
solitaires, Trajectoires d’un économiste
du développement, Paris, Karthala, 2013,
312 pages, ISBN : 978-2-8111-1039-0,
26 €
P. Hugon a eu une vie bien occupée. Il est
connu par ses livres, son enseignement et,
maintenant, par ses interventions géopolitiques nombreuses (radios ou télévision), au
nom de l’IRIS, sur les questions africaines.
Mais ce livre de mémoires, très personnel,
révèle de nombreuses autres facettes de sa
personnalité et de ses activités : ses origines
(« dans une famille bourgeoise privilégiée
et dans une société demeurant fortement
structurée par les règles morales et religieuses »), l’importance de sa vie familiale
avec la place privilégiée de sa femme et de
ses nombreux enfants et petits-enfants, son
amour de la musique en tant qu’auditeur
ou chanteur, le rôle de l’amitié et de ses
relations multiples.
Il commence sa carrière comme coopérant
au Cameroun et à Madagascar comme
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enseignant à l’université de Yaoundé et
de Tananarive. P. Hugon semble cependant
choisir la coopération par engagement et
aussi pour éviter d’aller en Algérie. Il se
refuse à tirer un bilan de la colonisation cinquante ans après. « On ne peut juger la
colonisation aujourd’hui à l’aune des référents de l’époque et l’analyser de manière
anachronique sans prendre en compte les
contextes historiques et les représentations
dominantes. Avec le temps, la colonisation
européenne apparaît comme une strate de
civilisations s’ajoutant à d’autres... Elle apparaît, à de nombreux égards, comme une
parenthèse historique ».
Mais il n’en occulte pas les faces obscures. Au Cameroun, « l’armée française
avait construit des camps de regroupement
sur le modèle algérien et, sur le marché
de Dschang, étaient alignées des têtes coupées pour que les rebelles soient avertis
de ce qui les attendait ». À Madagascar, il
n’ignore pas que « nous vivions dans un système post-colonial et que les événements
de 1947 (la répression) avaient fait entre
60 000 et 100 000 morts ».
D’où, cinquante ans après, P. Hugon souligne « l’ambiguïté de la coopération » et
s’interroge sur la rupture entre l’administrateur colonial et les coopérants, tout en
faisant part « d’un certain désenchantement
vis-à-vis de la libération des damnés de la
terre » et de « la nécessité de la réappropriation de l’histoire par les Africains ».
Au-delà de ses premières expériences, l’auteur décrit ses trajectoires professionnelles
d’enseignant et de chercheur dans diverses
institutions, en France et à l’étranger.
Mais il nous livre aussi ses impressions de
voyage en Afrique, Asie, Proche et MoyenOrient, Amérique et Europe, une manière
subjective, parfois un peu superficielle, de
rendre vivant et concret le processus de mondialisation. Mais P. Hugon va plus loin dans
l’introspection et nous livre un « qui suisje ? » ou « ce que je crois être » (chapitre 7)
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Analyses bibliographiques
mais aussi « ce que je crois » (chapitre 8),
sur le plan religieux et des valeurs, entre
le spécifique et l’universel, mais aussi sa
conception de l’économie, « une science
austère mais qui doit être aussi morale
et politique et s’intéresser à l’histoire de
l’économie et aux autres sciences sociales,
tout en conservant la spécificité de l’économie du développement », en la replaçant
dans « l’économie politique internationale et
transnationale ». Celle-ci doit « relier la mondialisation du champ de l’économie (le capitalisme mondialisé) et le caractère essentiellement statocentré du champ politique,
avec tensions, contradictions, régulations
limitées et non prise en compte des biens
communs collectifs ou publics mondiaux ».
Elle doit aussi prendre en compte « les interdépendances asymétriques entre les nantis
et les exclus ».
Ces conceptions lui ont permis « de rester
indépendant mais, tout compte fait, assez
solitaire par rapport aux différentes écoles
économiques (...). Ma position éclectique
m’a interdit de participer à des débats où
l’essentiel est d’opposer des points de vue
contrastés et non nuancés ». Son souci de
complexité et de modération ne l’empêche
pas de s’indigner des inégalités et des souffrances humaines. De même, en politique,
son « référent est la démocratie avec ce que
cela suppose de confrontation, délibération,
discussion et décision par la majorité, mais
avec reconnaissance des droits des minorités et jeu de contre-pouvoirs »... Tout cela
loin « du système binaire de l’affrontement
politique ».
En conclusion, l’auteur livre quelques
réflexions sur la retraite, la vieillesse et la
mort, et fait sienne la formule de Voltaire :
« La retraite pèse à qui ne sait rien faire ;
mais l’esprit qui s’occupe y goûte un vrai
bonheur. La retraite a pour moi des charmes
assez grands. J’y vis en liberté, loin des yeux
des tyrans ».
Dominique Gentil
PNUD, Rapport sur le développement humain 2013. L’essor du
Sud : le progrès humain dans
un monde diversifié, New York,
PNUD, 2013, ISBN : 978-92-1-1263404, 226 pages, téléchargeable sur
http://hdr.undp.org/fr/content/rapportsur-le-développement-humain-2013
Les rapports sur le développement humain
(RDH) sont publiés depuis 1990 par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), chacun avec un thème particulier. Des rapports régionaux et nationaux
ont également été publiés. Le RDH de 2013
se centre sur « l’essor du Sud ». Il prend
acte de l’émergence de nombreux pays du
Sud et observe que cet essor est favorable
au progrès en matière de développement
humain. Ainsi, aucun pays n’a vu son IDH
baisser entre 2000 et 2012. Mais le rapport souligne que la croissance économique
seule ne conduit pas automatiquement à un
progrès du développement humain. Il identifie quatre domaines prioritaires spécifiques
pour soutenir la dynamique du développement : favoriser l’équité, notamment dans
les dimensions liées au genre ; permettre
une participation accrue, notamment des
jeunes ; faire face aux problèmes environnementaux ; et gérer les mutations démographiques. Il appelle pour cela à une action
coordonnée entre les pays.
Le monde en 2013 apparaît contrasté avec
un Sud en essor (même les PMA commencent à bénéficier d’investissements et
de transferts de technologie Sud-Sud) et
un Nord en crise : aujourd’hui, les pays du
Sud dans leur ensemble fournissent près de
la moitié de la production mondiale, contre
un tiers en 1990. Mais tant le Sud que le
Nord partagent des problèmes profonds : les
inégalités croissantes dans plusieurs pays,
et les problèmes d’environnement. Le rapport appelle les États à investir dans la santé,
l’éducation et d’autres services publics.
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Analyses bibliographiques
Le chapitre 1 dresse un bilan de l’état actuel
du développement humain à l’échelle mondiale et régionale. Les grands pays émergents sont devenus des moteurs puissants
de l’économie mondiale. En 2012, cependant, même les économies émergentes les
plus solides ont commencé à être touchées
par les problèmes financiers des pays du
Nord. Quant à ces derniers, ils ont souvent
imposé de sévères programmes d’austérité
« qui ne sont pas seulement problématiques
pour leurs citoyens, mais qui minent également les perspectives de développement
humain de millions d’autres personnes dans
le monde. » Ainsi, le rapport se montre
critique sur les programmes d’austérité et
souligne que les inégalités freinent le développement humain.
Le chapitre 2 analyse l’essor de certains
pays du Sud et montre son rôle de catalyseur pour les autres pays en développement. La part du commerce Sud-Sud dans
le commerce mondial de marchandises a
plus que triplé entre 1980 et 2011, tandis
que le commerce Nord-Nord déclinait. Le
rapport souligne le rôle des diasporas et des
migrants retournés dans leurs pays. Ainsi,
de nombreux professionnels experts en technologie de l’information de la Silicon Valley
ont ramené dans leur pays d’origine leurs
idées, leurs capitaux et leurs réseaux. Et
aujourd’hui, près de la moitié des envois de
fonds des immigrés vers leur pays d’origine
au Sud provient d’autres pays du Sud. En
2012, le Forum mondial sur la migration et le
développement a accueilli pour la première
fois des débats sur les migrations Sud-Sud.
De nombreux pays du Sud ont également
profité du transfert de technologie et des IDE
Sud-Sud dans des secteurs contribuant au
développement humain. Par exemple, les
sociétés indiennes fournissent aux pays africains des médicaments bon marché, des
équipements médicaux ainsi que des produits et services en matière d’information et
de technologie des communications.
220
Le rapport met en garde sur le fait qu’« une
compétitivité basée sur de bas revenus et
une hausse du temps de travail n’est pas
viable. La flexibilité du marché du travail ne
devrait pas conduire à l’adoption de pratiques qui remettraient en cause la décence
des conditions de travail ». Ainsi, l’un des
principaux indicateurs de la Banque mondiale (« Doing Business ») relatifs à l’emploi
des travailleurs, qui classait les pays en fonction de leur souplesse dans les conditions
de recrutement et de licenciement de travailleurs, a été abandonné « car il laissait
faussement entendre qu’une réduction des
réglementations était préférable ».
Le rapport observe que, de plus en plus, le
marché intérieur des pays du Sud constitue
le principal moteur de leur croissance, du
fait de l’émergence d’une classe moyenne ;
d’ici 2030, on estime que 80 % des classes
moyennes au niveau mondial vivra dans les
pays du Sud.
L’aide au développement, les prêts, les investissements Sud-Sud sont en plein essor.
Ainsi en 2009, la Chine a décidé d’accorder
un prêt d’un milliard de dollars à la Zambie
pour le développement des PME dans ce
pays. L’Inde et le Brésil contribuent aussi
à l’aide au développement en Afrique.
Le chapitre 3 se penche sur l’expérience
de certains pays du Sud ayant le mieux
réussi et met en évidence plusieurs des
moteurs de cette réussite, comme un État
développemental proactif, la capacité à intégrer les marchés mondiaux et l’engagement
en faveur des politiques sociales et de l’innovation. Un État développemental ou proactif
désigne un État formé d’un gouvernement
activiste et, souvent, d’une élite apolitique
qui considère le développement économique
rapide comme l’objectif premier à atteindre.
C’est le cas par exemple des États-Unis et du
Japon et, dans la seconde moitié XXe siècle,
de pays comme la Corée du Sud, Singapour
ou Taïwan.
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Le rapport observe qu’un des facteurs de
réussite des pays du Sud est l’investissement dans l’agriculture, à l’image de la
Chine qui possède la structure de recherche
et développement en agriculture la plus
importante au monde. Un autre de ces facteurs de réussite est de faire de la création d’emplois une priorité, un autre encore
serait d’encourager les complémentarités
État-marché, c’est-à-dire les partenariats
public-privé. Le rapport donne l’exemple de
la Tunisie qui, depuis le début des années
1970, a mis en place des incitations financières et fiscales afin d’attirer le capital
étranger et national et a favorisé des formes
de partenariats public-privé, pour améliorer
son tissu industriel, ce qui a permis à ce
pays de figurer aujourd’hui parmi les cinq
premiers exportateurs de vêtements vers
l’Union européenne.
Plusieurs des jugements et des préconisations exprimés dans le rapport dénotent des
conceptions libérales : ainsi le rapport prône
une large marge d’action pour le secteur
privé et vante les partenariats public-privé. Il
s’affirme aussi favorable à la libéralisation
des échanges. Il fait l’éloge de l’établissement de zones franches industrielles et
de l’abaissement des droits de douanes,
comme c’est le cas en Indonésie (qui a un
temps privatisé sa propre administration des
douanes) et d’autres pays d’Asie orientale
depuis les années 1990.
Mais le rapport contient aussi des conceptions plus progressistes : « L’expérience
montre que des investissements publics
conséquents, savamment déployés dans les
infrastructures, mais aussi dans la santé
et l’éducation, sont essentiels à un développement humain durable ». Il appelle les
États à fournir des services sociaux : « les
États peuvent soutenir la croissance économique à long terme en fournissant des services publics contribuant à développer une
main-d’œuvre instruite et en bonne santé.
Les pays en développement se voient par-
fois conseillés de considérer les dépenses
publiques dédiées aux services de base
comme un luxe (...). Toutefois, dans une
perspective à long terme, ces investissements sont payants ». Il donne des exemples
allant dans ce sens : ainsi, au Bangladesh,
le ministère de l’Éducation primaire et de
masse a été créé en 1992 en vue d’universaliser l’éducation primaire et d’éliminer
l’écart entre les sexes, et entre les riches
et les pauvres à ce niveau. Au Brésil, les
investissements publics dans l’éducation ont
suscité d’importants progrès en matière de
développement ; le Fonds pour le développement de l’enseignement primaire national,
créé en 1996, garantit un seuil de dépenses
publiques par élève dans l’enseignement
primaire.
En revanche, on peut s’étonner que le rapport qualifie de « progressiste » une décision récente de la Cour suprême de l’Inde
prévoyant que les enfants défavorisés pourront aller dans des écoles privées : la loi
oblige les écoles privées à admettre au
moins 25 % d’élèves provenant de milieux
défavorisés ; en retour, l’État rembourse
aux écoles privées les frais de scolarité. Ne
serait-il pas plus progressiste de développer
un système scolaire public de qualité ?
Dans le domaine de la santé, le rapport
relève des progrès dans certains pays du
Sud, comme la Thaïlande, où la loi sur la
sécurité sociale nationale de 2002 a donné
à chaque citoyen le droit à une couverture
médicale complète et gratuite, financée totalement par le gouvernement.
Le rapport identifie bien l’enjeu très important pour les pays du Sud d’« assurer un
accès équitable aux services de santé et
de l’éducation » et d’« éviter un système
à double voie offrant, d’un côté, des services publics de mauvaise qualité pour les
pauvres (ou zéro service) et, de l’autre, des
services privés de meilleure qualité pour les
riches ». Il vante les progrès faits en ce sens
dans certains pays du Sud comme le BréN° 217 • janvier-mars 2014 • Revue Tiers Monde
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sil, où les inégalités ont été réduites grâce
à un programme de réduction de la pauvreté, à un meilleur accès à l’éducation et à
l’élévation du salaire minimum.
Le rapport fait également l’éloge des programmes de transfert monétaire mis en
place dans certains pays du Sud (ex : le programme Oportunidades du Mexique, lancé
en 1997), consistant à verser de l’argent aux
familles, en échange de conditions, comme
la présence des enfants à l’école ou la présence aux contrôles médicaux.
Le chapitre 4, prospectif, s’interroge sur la
durabilité de ces progrès et sur les défis à
venir pour le développement humain durable.
Il appelle à promouvoir l’équité, observant
que l’éducation a des effets positifs spectaculaires sur la santé et la mortalité ; une
meilleure éducation des parents, en particulier des mères, améliore la survie des
enfants.
Se penchant sur les mécontentements exprimés ces dernières années dans les pays du
Nord (contre l’austérité, les coupes dans
les dépenses publiques et la pénurie d’emplois) comme du Sud (contre des gouvernements autocratiques, contre l’augmentation
du prix des produits alimentaires, contre la
pauvreté ou encore la pollution...), le rapport
observe une forte hausse récente de ces
mécontentements, vérifiée par l’augmentation de l’Indice de troubles sociaux calculé
par l’OIT. Les plus fortes hausses sont recensées dans les pays du Nord, suivis des États
arabes et de l’Afrique subsaharienne. Le
rapport avance qu’un des éléments pouvant
expliquer les « printemps arabes » serait
la discordance entre le niveau d’éducation
en hausse dans ces pays et les perspectives économiques, notamment d’emploi,
bouchées.
Le rapport évoque aussi le défi environnemental, rappelant que, selon le scénario
de catastrophe environnementale, environ
3,1 milliards de personnes de plus souffriront d’extrême pauvreté de revenu en 2050
222
par rapport au scénario de progrès accéléré.
Il appelle par ailleurs les États à bien gérer
le changement démographique (entre 1970
et 2011, la population mondiale est passée de 3,6 à 7 milliards d’habitants), et
notamment à parvenir à diminuer le taux de
dépendance (taux de personnes jeunes et
âgées par rapport à la population en âge
de travailler). Le Brésil et le Chili sont la
preuve que des politiques ambitieuses en
matière d’éducation peuvent contribuer à
modifier les taux de dépendance.
Le chapitre 5 analyse les perspectives et
les défis en matière de gouvernance régionale et mondiale. Constatant que les systèmes actuels de gouvernance mondiale
sont composés « d’une mosaïque de vieilles
structures et de nouveaux mécanismes »,
il appelle à une réorganisation de la gouvernance mondiale, tenant mieux compte
de l’essor des Suds. Aussi bien au conseil
de sécurité de l’ONU que dans les institutions de Bretton Woods, il faudrait que
les pays du Sud soient mieux représentés, qu’ils aient un poids qui corresponde
à leur poids réel, alors qu’ils sont largement
sous-représentés dans ces institutions. Les
quotas de vote dans les institutions de Bretton Woods font toujours peser la balance
en faveur des pays du Nord, alors que la
situation économique mondiale a changé.
La Chine, par exemple, deuxième économie
mondiale, détenant plus de 3 000 milliards
de dollars de réserves de change, possède
des droits de vote plus limités à la Banque
mondiale que la France ou le Royaume-Uni.
Le rapport avertit que les institutions internationales risquent de perdre de l’importance
si elles ne donnent pas plus de poids aux
pays du Sud, et les appelle à être plus transparentes. Il note certains progrès en ce sens
comme l’affirmation du G20 ou l’adhésion
de plusieurs pays du Sud à l’OCDE.
Le rapport met en valeur les initiatives lancées par certains pays du Sud en vue de
promouvoir une nouvelle architecture finan-
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Analyses bibliographiques
cière régionale, comme l’initiative de Chiang
Mai lancée suite à la crise financière de
1997 en Asie, consistant en une série de
crédits croisés entre les pays asiatiques ;
le Fonds monétaire arabe, fondé en 1976 ;
la Banque de réserve de l’Inde ; le Fonds
latino-américain de réserve, et la Société
andine de développement. Il évoque aussi
les accords commerciaux régionaux et intrarégionaux qui se sont multipliés récemment
en Afrique, en Asie et en Amérique latine,
et qui encouragent les échanges commerciaux Sud-Sud. Ainsi, le rapport présente
le cycle de São Paulo de 2010 comme un
bon exemple d’accord régional réussi. Lors
de ce cycle, 22 pays en développement ont
accepté de réduire les tarifs douaniers d’au
moins 20 % sur près de 70 % des échanges
qu’ils réalisent entre eux. Il évoque aussi
d’autres projets comme celui des BRICS de
mettre en place une banque de développement du BRICS, ou l’idée de lancer une
nouvelle Commission du Sud, pour prolonger et redynamiser la Commission du Sud
mise en place en 1987 par les non-alignés,
ou encore l’idée de créer un Parlement mondial, composé de délégués des parlements
nationaux.
Au total, ce rapport est très intéressant par
l’analyse des grandes tendances en cours
concernant l’évolution des pays du Sud, et
par les focus précis qu’il donne sur certains
pays. Toutefois, oscillant entre des conceptions progressistes et des conceptions plus
libérales, il est dommage qu’il se réfugie
parfois dans la langue de bois. Il reste qu’il
constitue une mine d’informations utiles et à
jour sur la situation des pays du Sud.
Chloé Maurel
IHMC
ÉCONOMIE
Béatrice Hibou (dir.), La bureaucratisation néolibérale, Paris, La Découverte,
2013, 324 pages, ISBN : 978-2-70717649-3, 32 €
Ce dernier ouvrage collectif dirigé par Béatrice Hibou s’inscrit dans la continuité de son
travail publié en 2012, La bureaucratisation
du monde à l’ère néolibérale, analysant les
formes de domination. Onze entrées hétérogènes et disparates illustrent le raisonnement. Les « Arts-de-faire bureaucratiques »
se retrouvent aussi bien dans le fonctionnement des marchés du travail ou de la finance
que dans les pratiques managériales dans
les entreprises ou les administrations ou,
encore, dans la restructuration du champ
religieux au Maroc. De même, le « langage
bureaucratique » a sa propre force que l’on
retrouve aussi bien dans la construction des
rapports de pouvoir à l’hôpital en France
que dans la « construction d’un réel » au
Burkina Faso dans le secteur éducatif ou,
plus généralement, dans la construction de
l’État en Afrique. Cette bureaucratisation
néolibérale commune à chacune de ces
études de cas repose sur un usage systématique de normes, de procédures, de règles,
voire d’évaluations, issues d’une certaine
conception du marché et de l’entreprise.
Les logiques de fonctionnement du secteur
privé se retrouvent dans le public. Le message de cet ouvrage est notamment de dire
que « cette bureaucratisation néolibérale
ne s’incarne pas dans des acteurs ou des
groupes strictement définis et bien délimités, mais que d’une certaine manière nous
sommes tous des bureaucrates, et parfois
nos propres bureaucrates ». À partir des
« petits riens » quotidiens qui s’incarnent
dans toutes ces formalités, la bureaucratisation néolibérale est une pratique de
domination transitant par des « constellations d’intérêts » ; en effet, il n’y a pas un
grand projet de contrôle étatique ou d’imposition d’un modèle capitaliste, mais de
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Analyses bibliographiques
façon beaucoup plus complexe un « enchevêtrement de millions d’intentionnalités et
de non-intentionnalités ». C’est là où l’analyse des politiques publiques doit prendre en
compte cette complexité et ne pas considérer que les sociétés humaines sont uniquement pilotées par de grands projets émanant
de la sphère publique ou privée.
Cet ouvrage ne peut pas laisser le lecteur
indifférent. Il incite ce dernier à décrypter
aussi bien sa production scientifique que,
plus largement, ses propres pratiques professionnelles sous cet angle de la bureaucratisation, comme construction d’un ordre
politique. Cette grille de lecture en appelle
à une « sociologie historique de l’économique », comme l’énonce Béatrice Hibou,
et contribue à faire bouger les frontières
entre disciplines.
L’analyse radicale des rapports de domination générés par l’imposition des normes
et règles à tous les niveaux institutionnels fait bien évidemment exploser tous
les points d’ancrage à partir desquels on
aurait pu donner du sens à nos actes, nos
analyses, voire nos croyances. D’une certaine façon, cet ouvrage nous laisse face
au vide, tant la déconstruction de catégories a priori « évidentes » en décèle les
soubassements politiques. L’efficacité, l’efficience, la rationalisation, la nouvelle gestion
publique, la catégorisation, la gestion par les
résultats etc... tous ces éléments sont des
instruments d’action dite rationnelle mais
surtout des modalités d’énonciation du politique (telle que le développe notamment
Boris Samuel dans cet ouvrage) ; plusieurs
réflexions s’inscrivent dans le même cadre
que celles du numéro 213 de la Revue
Tiers Monde sur « La mesure du développement. Comment science et politique se
conjuguent ». Cette analyse de la production de la norme comme rapport de domination semble timidement s’imposer dans
les études de cas sur le développement
et la coopération internationale. Pourtant,
224
au vu des limites en termes de résultats
(que ce soit par exemple sur l’atteinte des
Objectifs du millénaire, la réduction de la
malnutrition, un accord international sur le
réchauffement climatique etc.), n’y a-t-il pas
là une piste pour donner de l’intelligence à
ce développement que l’on pourrait qualifier
d’aporie ? N’y a-t-il pas une piste pour sortir de cette impasse dans laquelle semble
piétiner la pensée académique sur cette
« économie du développement » ? N’y a-t-il
pas une piste pour comprendre les processus de production des politiques de coopération tant leur instrumentation, technicisation,
recours à l’évaluation et à la normalisation
s’accentuent depuis le début des années
2000 ?
Jean-Jacques Gabas
CIRAD
SOCIOLOGIE
Laurence Roulleau-Berger (dir), Sociologies et cosmopolitisme méthodologique, Toulouse, Presses universitaires
du Mirail (coll. « Socio-logiques »), 2012,
184 pages, ISBN : 978-2-8107-0208-4,
25,50 €
Cet ouvrage présente une théorie du cosmopolitisme méthodologique, « pour penser les dynamiques propres à une diversité de terrains de recherche perçus, ou
représentés comme proches ou lointains »
(p. 12). Il s’inscrit dans la continuité de travaux qui interrogent l’idée de société en tant
que récit attaché à celui de modernité, qui
affirment l’idée de modernités et de récits
multiples et participent à la construction de
méthodes – entendues comme théories en
acte – émancipées de toute forme de colonialisme scientifique ou d’orientalisme. Il
participe du « tournant cosmopolite » et de
la fondation d’une sociologie cosmopolite à
laquelle appelle Ulrich Beck depuis plusieurs
années.
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Analyses bibliographiques
Le cosmopolitisme méthodologique, dans
cette perspective, constitue une pierre supplémentaire à l’édifice de la « désoccidentalisation de la sociologie » française, dont
traitait un précédent ouvrage de Laurence
Roulleau-Berger. Il signifie « la mise en place
de dispositifs à la fois multisitués et contextualisés pour rendre compte d’assemblages
et de disjonctions entre des récits de sociétés tous légitimes » (p. 14). Inscrit dans un
espace conceptuel qui articule sociologie
pragmatique et sociologie critique, le cosmopolitisme méthodologique rejoint différentes propositions méthodologiques, telles
celles de l’ethnographie multisituée, d’ethnographies du particulier, et prête attention
à l’enquête comme expérience. Il affirme
que « les sciences sociales doivent être
refondées comme sciences de la réalité
transnationale sur le plan des concepts, des
théories, des méthodologies, et, surtout, sur
le plan empirique, sans oublier également
celui de leur organisation ».
L’introduction de cet ouvrage, rédigée par
Laurence Roulleau-Berger, énonce et discute les termes de cette théorie, dont une
partie du matériau empirique est présentée
dans le reste de l’ouvrage : c’est en effet à
partir d’un long travail de réflexion théorique
et méthodologique avec ses étudiants, sur
la base de leurs pratiques de terrain et de
leurs difficultés, de leurs questionnements
et de leurs perplexités, que s’est élaboré ce
livre. Sept chapitres rendent compte d’expériences de terrain, réfléchissent des extraits
de journal de terrain, reviennent sur des épisodes compliqués, des dilemmes et doutes,
théorisent l’expérience, donnent corps aux
propositions théoriques et méthodologiques
dont il est ici question. Le « lointain » se
situe en Afrique centrale auprès de réfugiés pour Laurent Lardeux ; auprès de réfugiés en France et en Bulgarie pour Albena
Tcholakova ; dans l’étude des pratiques de
racisme auxquelles sont exposés des intérimaires maghrébins et d’Afrique subsaharienne en France pour Grégory Giraudo ; au
Liban parmi les migrants pour Julien Bret ;
auprès de danseurs urbains pour Hélène
Brunaux ; dans l’étude des processus d’insertion des migrants marocains au Québec
dans le travail de Stéphanie Garneau ; et
enfin dans l’analyse des migrations entre
Indonésie, Malaisie et Singapour dans le cas
de Loïs Bastide. Cette diversité témoigne
ainsi d’une vigilance à l’égard d’un quelconque exotisme de terrains « d’ailleurs »,
pour construire, en pratique, un espace
conceptuel de la différence et de la pluralité,
de la multiplicité des régimes d’altérité, qui
en soi peuvent contribuer à « miner » des
terrains.
Chaque étape concrète du travail du sociologue est ainsi abordée, avec ses défis particuliers : tout d’abord, l’accès au terrain et
les régimes de confiance qu’il nécessite de
construire, tout fragiles et réversibles qu’ils
soient ; ensuite, les relations d’intersubjectivité de l’expérience de l’enquête, et la nécessité de réaliser des opérations de cadrage
qui intègrent divers contextes de sens, également, la production d’économies morales,
fondés sur des modes de reconnaissance
référés à des ordres symboliques différents
et complexes, et dépendants des régimes
de confiance, confrontés au dilemme de l’intime et aux engagements du pacte narratif ;
et enfin la traduction et la publication, l’écriture sociologique, la construction d’un récit
qui repose la question du savant et du politique, du chercheur et du citoyen, et de la
responsabilité.
Ainsi que le souligne Alain Tarrius dans sa
postface, Laurence Roulleau-Berger poursuit ici ses explorations de l’interstice spatiotemporel comme permettant la complexification d’une pensée sociologique qui tend à
écraser les pensées locales singulières. Les
contributions plaident pour un dépassement
des binarités, et tout particulièrement de la
construction de l’opposition objectif / subjectif, selon laquelle le subjectif conduirait à
un appauvrissement de la réalité. La mulN° 217 • janvier-mars 2014 • Revue Tiers Monde
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Analyses bibliographiques
tilocalisation des acteurs et des contextes
va de pair avec une attention au singulier, au
sensible, à l’expression parfois inaudible de
subjectivités « subalternes ».
Blandine Destremau
CNRS/LISE
AFRIQUE
Pierre Jacquemot, Économie politique
de l’Afrique contemporaine : concepts,
analyses, politiques, Paris, Armand Colin,
2013, 456 pages, ISBN : 978-2-20028655-2, 30 €
Pierre Jacquemot a une grande connaissance de l’Afrique et une riche carrière
africaniste comme universitaire et diplomate. Après avoir enseigné en Algérie et
à Paris-Dauphine, il fut directeur du développement au ministère de la Coopération,
chef de mission de coopération au Burkina
Faso et au Cameroun, ambassadeur de
France au Kenya, au Ghana et en République démocratique du Congo. Aujourd’hui
président du GRET, il est également redevenu enseignant et a une production scientifique importante et de qualité. Cette Économie politique de l’Afrique contemporaine en
témoigne. Ce manuel aborde, de manière
quasi-exhaustive, les divers domaines et
enjeux économiques de l’Afrique. L’ouvrage
est structuré autour de 22 chapitres qui
traitent d’autant de thèmes essentiels. L’écriture est très claire et rend la lecture aisée.
Les questions sont abordées à partir d’une
très bonne connaissance du terrain mais
également des travaux d’économie politique
plus théoriques. Ce livre a le grand mérite
d’être très actualisé, tant au niveau des
informations que des références bibliographiques.
Il nous permet de voir comment l’économie de l’Afrique évolue très rapidement
avec une croissance économique, une diversité des partenaires et une montée des
226
classes moyennes. Il nous permet également de comprendre en quoi les trajectoires sont contrastées selon les pays et
quels sont les défis majeurs qui demeurent
(démographiques, sécuritaires, environnementaux, alimentaires, éducatifs, technologiques). Il dresse à la fin quelques perspectives en termes de scenarii. Les déterminants futurs permettant de transformer des
régimes rentiers en régime d’accumulation
seront réalisés selon la manière de relever
de nouveaux défis et de desserrer certaines
contraintes. Ils résulteront donc des jeux de
contre-pouvoirs, des luttes sociales et des
mouvements de démocratisation. Seuls ces
facteurs et les ruses de l’histoire apporteront ex post une réponse sur les trajectoires
futures des Afriques.
Cet ouvrage constitue le manuel de référence sur les questions d’économie politique contemporaine de l’Afrique. Deux seuls
regrets, de forme et de fond, La structuration
en 22 chapitres permet certes de donner
des éclairages pluriels sur différents thèmes
et sur des enjeux essentiels ; elle conduit,
par contre, à une juxtaposition de chapitres
davantage qu’à une progression dans la
compréhension des économies africaines.
Les termes utilisés sont souvent ceux, normés, des institutions internationales (secteur
informel, capital humain, société civile, gouvernance...). La dénomination et le choix
des mots sont aussi des enjeux majeurs
en termes de pouvoirs et un point méthodologique voire épistémologique de départ
aurait été le bienvenu de la part d’un auteur
qui se positionne à la fois comme acteur du
développement et décideur mais également
en tant qu’universitaire adoptant un point de
vue distancié voire critique.
Philippe Hugon
Université Paris X – Nanterrre
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Analyses bibliographiques
Stephan Marysse, Jean Omasombo (dir.),
Conjonctures congolaises 2012, Politiques, secteur minier et gestion des
ressources naturelles en RD Congo,
Bruxelles/Paris, Musée royal de l’Afrique
centrale/L’Harmattan (coll. « Cahiers africains n° 82 »), 2013, 326 pages, ISBN :
978-2-343-00465-5, 33,50 €
La République démocratique du Congo est
un scandale géologique par ses richesses
du sol et du sous-sol, et un scandale politique par le pillage et le gaspillage de ces
ressources, la vulnérabilité des populations
et l’impossibilité pour l’État d’assurer ses
fonctions régaliennes, notamment la sécurité et le contrôle du territoire. Le numéro
de Conjonctures congolaises 2012 coordonné par Stephan Marysse et Jean Omasombo nous éclaire de manière pertinente
sur ces deux scandales. Il traite des liens
entre politiques, secteur minier (cuivre, coltan, pétrole...) et gestion des ressources
naturelles en RD Congo. Il élargit ce champ
en abordant également des questions transversales sur les forêts, l’enseignement ou le
rôle de la communauté internationale.
Les référents théoriques mobilisés pour
expliquer la malédiction des ressources naturelles sont ceux de la nouvelle économie
politique de la rente remettant en question
ou relativisant les explications économiques
de la dutch disease, des liens entre conflits
et ressources naturelles ou mettant en relation le mode de gestion politique de la rente
et ses racines historiques. Il montre les liens
entre la libéralisation des marchés, la démocratisation formelle.
Cet ouvrage collectif a l’intérêt de mobiliser des chercheurs africains et européens. Il
aborde clairement les questions de vulnérabilité et de traçabilité des produits miniers.
Il est certes un peu éclaté et les contributions sont de valeur inégale, mais il est une
contribution utile à la compréhension du
secteur minier congolais et, au-delà, d’un
des géants de l’Afrique par sa taille, mais
aux pieds fragiles et aux crises et conflits
récurrents. Quelques regrets, de nombreux
travaux sur la RDC et les ressources naturelles ne sont pas mobilisés, citons notamment Pierre Jacquemot, Roland Pourtier ou
Jacques Le Billon.
Philippe Hugon
Université Paris X – Nanterrre
Patrick Gonion, Nathalie Kotlok, MarcAntoine Pérouse de Montclos (dir.), La
tragédie malienne, Paris, Vendémiaire,
2013, 352 pages, ISBN : 978-2-36358106-8, 22 €
Cet ouvrage collectif dirigé par Patrick
Gonion, Nathalie Kotlok et Marc-Antoine
Pérouse de Montclos vient à propos. Alors
que le Mali est sous les feux des médias
et de l’actualité ou de l’immédiat, il est
important que des chercheurs s’emparent
de ces questions pour apporter une mise
en perspective à partir de leurs disciplines
scientifiques. L’ouvrage de bonne qualité a le
grand mérite d’être pluridisciplinaire en faisant appel à des géographes, des politistes,
des anthropologues, des économistes, des
historiens. Il est rédigé par des chercheurs
et universitaires ayant une bonne connaissance du Mali. Il mobilise une importante
documentation et est très actualisé quant
à ses sources et à ses analyses.
Les coordinateurs prennent parti dès le
début en voulant se centrer sur les causes
de la tragédie considérées comme internes
au Mali. Ils veulent déconstruire l’hypothèse
d’un arc de crise sahélien avec effet de
contagion régionale et risque de dominos.
Ils critiquent le terme de somalisation et
la dramatisation des menaces terroristes.
Les analyses de la crise malienne renvoient
prioritairement, dans l’ouvrage, à des processus endogènes éclairés avec rigueur par
diverses disciplines. Je regretterais seulement que la question des enjeux miniers
et pétroliers ne soit pas traitée systématiquement. La mise en perspective historique
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Analyses bibliographiques
de très bonne facture a peut-être insuffisamment abordé la manière dont les découpages frontaliers et le projet de l’OCRS sont
présents aujourd’hui dans les mémoires.
Les analyses géopolitiques sont relativement
absentes. Enfin, cet ouvrage collectif conduit
souvent, malgré l’introduction, à une juxtaposition de chapitres de la part d’auteurs
connaissant leur terrain mais n’ayant que
peu confronté leurs descriptions et analyses
dans un contexte de crise systémique.
Une question fondamentale se pose toutefois. La focalisation prioritaire sur l’État
nation malien permet-elle de comprendre
les divers enjeux de la conflictualité ? Il nous
semble que, comme dans la plupart des
conflits africains, il y a au Mali emboîtement
d’échelle allant du local à l’économie mondiale criminelle en passant par l’échelon
national et régional. Il y a pluralité d’acteurs publics et privés avec changements
fréquents de stratégies et d’alliances. Il
y a enchaînement de facteurs politiques,
sociaux, économiques, environnementaux,
religieux, géopolitiques. Il aurait été dès lors
utile de mettre davantage l’accent sur des
facteurs extérieurs au Mali comme l’insertion des acteurs maliens dans l’économie
mondiale criminelle et notamment les divers
trafics, à commencer par la drogue ; la radicalisation de l’Islam par le salafisme et le
wahhabisme appuyés par les pays arabes
pétroliers ; le rôle des différentes mouvances djihadistes, avec alliances instables
et d’AQMI bouté hors d’Algérie après la terreur noire ; le retour des mercenaires avec
armements lors de la chute de Kadhafi ;
les enjeux miniers et pétroliers de la part
des diverses multinationales... Ces facteurs
exogènes sont imbriqués avec des facteurs
internes tels la décomposition de l’armée
malienne, les circuits de corruption et de
connivence à l’époque d’Amani Toumani
Touré, ou les conflits intergénérationnels
de la part de jeunes sans perspectives et
séduits par l’islamisme...
228
Le terme d’arc de crise sahélien peut évidemment être critiqué comme celui d’arc
chiite. Une des questions centrales est toutefois celui des conflits nomades, des appartenances transfrontalières de certains groupes
et de la contagion des mouvements, ne
serait-ce que par les sanctuarisations dans
des zones peu contrôlées. Au-delà du Mali,
se pose aujourd’hui la question des guerres
asymétriques. Gagner des batailles n’est ni
gagner la guerre ni gagner la paix. Aujourd’hui, la crise dont l’épicentre était le Mali
tend à se déplacer dans d’autres zones
sahéliennes comme le Niger et, surtout, la
Libye.
Malgré ces quelques réserves ou questionnements, nous invitons vivement le lecteur
à lire cet ouvrage particulièrement éclairant sur un des drames contemporains en
Afrique.
Philippe Hugon
Université Paris X – Nanterrre
Bruno Losch, Géraud Magrin, Jacques
Imbernon (dir.), Une nouvelle ruralité
émergente : regards croisés sur les
transformations rurales africaines, Atlas
pour le programme Rural futures du
Nepad, Montpellier, CIRAD, 2013, 44
pages
Cet atlas est le fruit d’une lecture croisée
entre économistes, géographes et agronomes sur les transformations structurelles
auxquelles l’Afrique dans son ensemble est
confrontée. Un ensemble de douze planches
visualise ce que les auteurs appellent cette
nouvelle ruralité en Afrique. Trois entrées
sont privilégiées. La première analyse l’évolution du peuplement en termes de transition démographique, de recomposition de la
population rurale, ainsi que les particularités
de la croissance urbaine. La seconde entrée
présente les dynamiques économiques et
les spécificités des productions agricoles
et alimentaires. Enfin, une troisième entrée
présente les enjeux relatifs aux ressources
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Analyses bibliographiques
naturelles et, notamment, ceux concernant
les accaparements fonciers et la déforestation.
Ce travail cartographique à la fois historique et prospectif, remarquablement réalisé et d’une grande pédagogie, a pour objet
ultime de repenser les relations entre ville
et campagne et de « désegmenter » les
approches classiques des territoires, des
secteurs et des politiques en deux catégories disjointes : le rural d’un côté et l’urbain
de l’autre. Les territorialités africaines émergentes sont des tissus beaucoup plus complexes constitués de réseaux d’échanges, de
villes de moyenne importance, de réseaux
de communication multiples. La plupart des
ménages vivent et vivront en zone rurale
mais sont dans la pluri-activité, même si
la plupart d’entre eux exercent une activité agricole. Ces acteurs sont de plus en
plus intégrés aux différents marchés nationaux, régionaux et internationaux. On se
trouve face à une ruralité recomposée. Dans
ce contexte, l’Afrique est confrontée à un
double défi : démographique et économique.
Sa population va s’accroître encore pendant plusieurs décennies pour atteindre
2,1 milliards d’individus en 2050. La population active continuera de croître et, chaque
année, arriveront sur le marché du travail
25 millions de jeunes en 2030. Aujourd’hui,
ils sont déjà 17 millions à intégrer le marché du travail chaque année. Cette population restera majoritairement en zone rurale
et n’ira pas automatiquement « gonfler »
les mégapoles, les recompositions spatiales
étant beaucoup plus complexes. Dès lors,
cet atlas invite le lecteur, qu’il soit chercheur ou décideur politique, à « connecter » ces différentes analyses afin d’infléchir
son regard, ses outils d’analyse et ses politiques économiques. Toute une réflexion
sur cette transition démo-économique s’impose : on ne peut plus imaginer une trajectoire de croissance identique à celle qu’ont
connue les pays européens, voire les pays
émergents, compte tenu du moment pré-
sent de la mondialisation (importance des
chocs de productivité entre les Nations),
des structures économiques et des évolutions démographiques. Cet atlas montre
aussi tous les potentiels que recèle l’Afrique
et qui manquent cruellement de politiques
publiques adaptées. Il en est ainsi de son
potentiel alimentaire, encore largement inexprimé, de son milieu rural, certes intégré aux
marchés mais encore insuffisamment, des
villes, qui aujourd’hui se nourrissent dans
leur grande majorité de produits africains
mais dont les possibilités d’amélioration restent immenses, de tout un potentiel d’activités agro-alimentaires encore trop peu
soutenues... Très éloigné d’une approche
prescriptive cet atlas n’a qu’une ambition :
prendre en compte ces réalités rurales émergentes.
Jean-Jacques Gabas
CIRAD
Tidiane N’Diaye, Le jaune et le noir,
Enquête historique, Paris, Gallimard (coll.
« Continents noirs »), 2013, 192 pages,
ISBN : 978-2-07-014166-1, 18,50 €
Les travaux historiques et anthropologiques
de Tidiane N’Diaye sont connus. Ceux
existants sur les liens entre la Chine
et l’Afrique explosent au même rythme
que croissent leurs relations économiques,
financières, politiques, diplomatiques. Cet
ouvrage rédigé par un anthropologue francosénégalais permet de développer de nouvelles grilles d’interprétation originales sur
ces relations alors que tout semblait avoir été
dit et écrit. L’apport le plus original est historique. Nous apprenons ainsi que la carte
de l’Afrique a été dressée en 1389 avant
que l’amiral eunuque Zheng He ne soit présent avec son importante flotte le long des
côtes d’Afrique orientale. L’auteur montre
comment les Chinois, joueurs de go, ont
des stratégies très subtiles pour avancer
leurs pions et bouter hors d’Afrique leurs
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Analyses bibliographiques
adversaires occidentaux. L’ouvrage est militant et donne une vision plutôt négative de
la Chinafrique. Les arguments sont étayés
par de nombreux faits. Il aurait été toutefois
utile de présenter également les opportunités que représentent les pays émergents
pour que l’Afrique, qui diversifie ses partenaires, sorte de relations postcoloniales et
s’insère dans la mondialisation. Les cartes
nous semblent aujourd’hui dans les mains
des dirigeants et des citoyens africains qui
peuvent transformer les risques d’un nouveau colonialisme en opportunités. Le « win
win » suppose que, derrière la convoitise
des matières premières, il y ait des exigences de transferts de technologies, de
formations des cadres et d’emplois de travailleurs africains, ou de liens avec des PME
africaines. Cet ouvrage engagé, témoignant
d’un souffle certain, donne des matériaux
utiles mais partiels pour participer à ces
débats.
Philippe Hugon
Université Paris X – Nanterre
ASIE
Ejaz Ghani (dir.), Reshaping Tomorrow: Is
South Asia Ready for the Big Leap?, Delhi,
Oxford University Press, 2011, 352 pages,
ISBN : 978-0-1980-7502-8, 41,17 €
Le livre se compose d’une série d’études
portant sur l’Inde principalement et dans
une moindre mesure sur le Bangladesh, le
Pakistan, le Népal et le Sri Lanka. Après
une longue introduction de l’éditeur, les
chapitres sont regroupés en deux grandes
parties : la première traite des raisons
d’être optimistes quant au futur de l’Asie
du Sud et porte sur la démographie et
la transition démographique (D. Bloom et
alii), la montée des couches moyennes
(H. Kharas), la contrainte de la globalisation (W. Grace et alii), les migrations internationales (C. Ozden et alii) ; la seconde
partie, intitulée les défis, traite de plusieurs
230
points importants : comment rééquilibrer la
gestion de l’espace (A. Panagarya), promouvoir des entrepreneurs capables de produire
de la croissance et de créer des emplois
(E. Ghani et alii), comment gérer les flux
de capitaux (B. Eichengreen), l’urbanisation
(R. Moshan), éviter les pièges de l’informalisation (R. Kanbur) et enfin comment
résoudre les conflits et plus particulièrement
le degré élevé de violence (L. Iyer).
Reshaping Tomorrow pêche peut être par
excès d’optimisme dans la première partie,
notamment dans le chapitre sur les couches
moyennes. Les auteurs reprennent les différentes définitions des couches moyennes
faites par les économistes en soulignant
leur aspect réducteur (notamment le défaut
d’homogénéité des comportements, d’éducation...) et adoptent la définition de la
Banque mondiale, soit un revenu par tête
compris entre 10 dollars et 100 dollars/jour
(au taux de change de parité de pouvoir
d’achat) par personne. Selon cette définition, le poids des couches moyennes en
pourcentage de la population est très faible,
beaucoup plus que celui observé dans les
pays émergents latino-américains ou bien
encore en Chine : en 2010 il est de 1,1 %
de la population au Bangladesh, de 4,1 %
au Pakistan, de 4,9 % en Inde, alors qu’il
est, avec la même définition, de 12,5 % en
Chine et de... 73,7 % aux États-Unis. Selon
les projections, ce poids devrait augmenter
considérablement d’ici à 2025 et devrait se
situer par exemple à 25 % de la population
en Inde. Les populations de l’Inde, du Pakistan, du Bangladesh sont très importantes,
de sorte que le poids absolu des couches
moyennes est considérable, surtout en Inde,
soit 59,5 millions de personnes en 2010,
ce qui compense pour partie leur faible
poids relatif. De là découle l’optimisme des
auteurs. En effet, on a pu observer qu’à
la différence de la Chine, la consommation
des couches moyennes contribue fortement
au taux de croissance élevé de l’Inde. Il
suffirait donc que ces couches moyennes
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Analyses bibliographiques
croissent plus rapidement que la population pour que leur consommation contribue
davantage à la croissance et l’impulse...
C’est ignorer que la montée de la consommation, surtout en ce qui concerne les biens
durables et compte tenu des particularités
de la croissance indienne, peut se traduire
par une hausse des importations et accroître
le solde négatif de la balance commerciale
de ce pays freinant à terme cette croissance.
Plusieurs raisons tempèrent l’optimisme
dégagé dans la première partie. Dans
la seconde partie, relative aux défis (par
exemple A. Panagarya mais aussi R. Kanbur), il est souligné que l’Inde, à la différence de nombreux autres pays asiatiques,
connaît une très faible croissance de ses
emplois dans la manufacture : en 19931994, ces emplois représentaient 11 %
de l’ensemble des emplois, en 2004-2005
seulement 12,4 % alors qu’en Corée du
Sud, à l’aube de sa croissance rapide en
1960, ils représentaient 1,5 % de l’ensemble des emplois et en 1990 : 27 %. La
croissance en Inde ne crée pas ou peu d’emplois manufacturiers pour deux raisons : la
première a trait au poids croissant des services, modernes et « archaïques », au faible
exode de la population rurale vers les villes.
La main-d’œuvre qui migre de la campagne
se concentre dans les emplois informels,
principalement le commerce et les services,
le secteur manufacturier absorbant peu de
main-d’œuvre (23 % des emplois informels
sont dans le secteur de la manufacture).
Les emplois informels, là où se concentre
la misère, représentent plus de 86 % des
emplois en 2005. La seconde raison est que
le secteur industriel moderne est un secteur
à forte intensité capitalistique. Celle-ci augmentant peu, à la différence de la Chine, la
hausse de la productivité du travail est faible.
On n’observe donc pas comme en Chine un
« passage », fût-il limité, d’entreprises intensives en main-d’œuvre vers des industries
fortement capitalistiques. La faible croissance de la productivité du travail s’explique
alors par le poids très important des emplois
de survie à faible niveau de productivité et
par un secteur industriel employant peu de
main-d’œuvre.
À la différence de la Corée du Sud et
de la Chine, l’Inde semble sauter l’étape
des emplois industriels et de l’industrie de
manière générale, ce qui constitue une limite
à sa croissance et nourrit un certain pessimisme – toutes choses étant égales par
ailleurs – quant au maintien d’une croissance à un rythme élevé (en dehors des
effets positifs sur l’industrie du bâtiment,
non exportatrice par nature) grâce à l’essor
des couches moyennes, fortement minoritaires en terme relatif mais importantes en
chiffres absolus et à l’essor du crédit à la
consommation.
Si on ajoute l’insuffisance des infrastructures, peu soulignée par les auteurs, la
violence endémique (L. Iyer), l’importance
de l’analphabétisme, l’ampleur des déficits
jumeaux (du budget et de la balance commerciale), la modestie encore relative des
investissements étrangers directs malgré
une libéralisation rapide du marché des
capitaux les concernant (et donc à l’exception des investissements en portefeuille), les
risques de Dutch Disease produits par l’importance des remises des travailleurs immigrés et les entrées de capitaux (B. Eichengreen), on comprend que la forte croissance
de l’Inde puisse rencontrer des obstacles
de plus en plus importants. Les deux Inde
– l’une moderne, centrée sur les services
non informels, utilisant une main-d’œuvre
fortement qualifiée, l’autre, « à l’abandon »,
où se concentrent la misère et les emplois
informels non qualifiés – ne font en réalité
qu’une. Contrairement aux théories du dualisme, où un secteur moderne absorberait un
secteur « archaïque » petit à petit, les particularités du régime de croissance indien,
sautant l’étape de l’industrie, rendent extrêmement difficile la modernisation et la poursuite de la croissance. L’essor des couches
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moyennes, dynamisant la croissance, voit
ses effets perdre de leur importance en
raison des contraintes macro-économiques
que cet essor accentue, malgré l’importance
des flux de revenus rapatriés en Inde par
les travailleurs immigrés.
Les études procèdent très souvent en utilisant une approche comparative, l’Inde comparée à la Chine, l’Inde de nouveau comparée à la Corée du Sud, l’Asie du Sud au Brésil
ou bien à l’Indonésie, etc. Cette approche,
ainsi que la finesse des analyses constituent
le principal intérêt de ce livre. Au total, un
livre très intéressant, qui mérite d’être lu
et travaillé.
Pierre Salama
Université Paris XIII
Heriberto Araújo, Juan Pablo Cardenal
(dir.), Le siècle de la Chine : comment
Pékin refait le monde à son image, Paris,
Flammarion, 2013, 380 pages, ISBN :
978-2-0812-7034-3, 23 €
Étrange livre que celui qui nous est proposé. Écrit par deux journalistes espagnols,
vivant en Chine, fruit d’enquêtes de terrain dans la plupart des pays d’Afrique
(Angola, Afrique du Sud, Mozambique, Soudan, etc.), du Moyen-Orient (Égypte, Iran),
d’Amérique latine (Argentine, Pérou, Équateur, Venezuela) et d’Asie (Inde, Kazakhstan,
Turkménistan, Vietnam, etc.), nourri d’une
connaissance approfondie des enjeux géostratégiques de la Chine et de ses besoins
d’expansion – fût-ce pour alimenter sa population, assurer son approvisionnement en
matières premières – ce livre est à la fois
très instructif et contestable.
Contestable parce qu’il présente parfois des
raccourcis peu démontrés. Ainsi en est-il
du culturalisme qui affleure tout au long de
l’ouvrage. Parce que « la Chine ne serait
pas un État/nation mais un État/civilisation »
(p. 53), il existerait « un nationalisme transfrontalier : la patrie et la culture chinoises
constituent un élément rassembleur pour
232
des millions de Chinois vivant aux quatre
coins de la planète » (p. 52). C’est ce
trait qui le distinguerait des Espagnols au
Mexique, en Équateur, etc., ces derniers
ayant oublié qu’ils étaient Espagnols, sont
devenus Mexicains, Équatoriens alors que
les Chinois, présents depuis plusieurs générations dans ces mêmes pays seraient restés
Chinois tout en s’intégrant dans ces pays
et en y faisant fortune. Ceci s’expliquerait
pour partie parce que « la résistance à l’effort, le goût pour l’épargne et le sens des
affaires se transmettent, presque génétiquement, de génération en génération » (p. 48)
et, pour une autre partie, par l’existence
de diasporas et de ses réseaux (ce qui est
plus sérieux à notre opinion). Cependant, cet
aspect superficiel et contestable du livre est
surcompensé par la richesse des enquêtes
de terrain. C’est pourquoi il mérite d’être lu.
Ce livre est instructif. Les migrants chinois à
la conquête du monde présentent le triple
avantage : 1/ de desserrer dans certaines
régions les contraintes démographiques rapportées à l’insuffisance de terres, 2/ de
constituer une diaspora de nature à faciliter
la venue d’autres migrants et de consolider
la présence de la Chine dans nombre de
pays, 3/ d’être source de capitaux, surtout
lorsqu’ils retournent dans leur pays. Mais
leur présence n’est pas sans poser de nombreux problèmes. Ainsi en est-il de ceux
soulevés par la migration pendulaire liée au
commerce licite et illicite, de leur présence
durable tout au long de la zone frontalière
avec la Russie, dépeuplée et en voie de
dépeuplement, non compétitive, avec des
infrastructures insuffisantes et anciennes,
face à une Chine surpeuplée, compétitive,
possédant des infrastructures modernes. La
présentation qu’en font les auteurs montre
à l’envi les rapports d’hostilité d’une part,
de mépris d’autre part, de rejet enfin et
d’attirance par nécessité. L’analyse de l’expansion de la Chine en Afrique, devenue
première partenaire du continent, à l’origine
de la construction de plus de 2 000 km de
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Analyses bibliographiques
voies ferrées, de 3 000 km de routes, de
nombreux barrages, ainsi que celle, entre
autres, des « petites surfaces » de vente
chinoises en Argentine, sont très intéressantes. La multiplication des contrats « douteux », comme ceux signés avec le Venezuela (pp. 134-139), l’us et l’abus de la
corruption faisant dire à un ancien ministre
costaricain que « la Chine cherche à africaniser l’Amérique latine ; elle croit que nous
sommes misérables et corrompus » (p. 157,
mais aussi p. 120, p. 179 et p. 254), sa
politique visant à maintenir au pouvoir des
« rapaces locaux » (p. 253) faciles à acheter, l’indifférence totale vis-à-vis des problèmes environnementaux (voir la présentation de la déforestation en Sibérie, bouleversant les écosystèmes : pp. 195 à 203,
celle des conséquences de la construction
du grand barrage de Méroé au Soudan,
p. 143 et suivantes) sont très instructifs
lorsqu’on veut aller au-delà de la macroéconomie et comprendre ce que les chiffres
cachent de relations sociales et de domination. Et c’est probablement dans la présentation, plutôt que dans l’analyse, des relations
de travail, que le livre est le plus révélateur de la nouvelle présence chinoise dans
les pays du tiers-monde et de l’ex-Union
soviétique. Non seulement, les conditions
de travail imposées ne respectent pas les
codes du travail sans qu’il puisse y avoir
de recours tant la corruption des élites est
forte (voir le chapitre 6 intitulé « Les nouvelles victimes de l’usine du monde »), mais
elles diffèrent selon que l’on est chinois ou
non. Deux exemples mozambicains parmi
les nombreux étudiés dans ce livre : « l’entreprise ne délivre pas de contrat d’embauche ; il n’existe ni de couvertures maladie, ni d’avantages d’aucune sorte, encore
moins de droits à un logement (...) tous
les mois la compagnie me retire une partie
de mon salaire et je ne sais pour qu’elle
raison (p. 172) ». « Ils (les entrepreneurs
chinois) exigent énormément et ne comprennent rien à la culture locale » (p. 174).
C’est probablement ce qui conduit ces entrepreneurs à déclarer : « ils (les ouvriers africains) ne veulent pas faire d’heures supplémentaires ; en plus ils sont très lents
et se plaignent tout le temps » (p. 171),
justifiant ainsi qu’« un ouvrier chinois non
qualifié gagne en moyenne 850 dollars par
mois, plus le gîte, le couvert et l’assurancemaladie entièrement pris en charge, tandis que le Mozambicain touche à peine
150 dollars mensuels et ne bénéficie d’aucun avantage » (p. 171), comme quoi il y a
des degrés différents dans la surexploitation de la main-d’œuvre par les entreprises
chinoises à l’extérieur.
Évidemment, il y a de nombreux aspects
positifs dans la présence de la Chine dans
les pays du Tiers-monde et dans ceux de l’exUnion soviétique, surtout en ce qui concerne
les infrastructures. Leur construction étant
« gagnant-gagnant », gagnant pour les pays
qui en bénéficient tant leur insuffisance et
leurs besoins sont importants, gagnant pour
la Chine pour faciliter l’exploitation et le
transport des matières premières dont elle a
un grand besoin. Ces aspects sont soulignés
par les auteurs. Ce qui ressort cependant de
ce livre avec force, c’est le « voyage au bout
de l’enfer », ou encore, pour reprendre l’expression de Viviane Forestier, « l’horreur économique », comme si l’arrivée de la Chine
dans ces pays devait être une réplique de
celle de l’empire britannique au cours du
XIXe siècle dans les pays du Tiers-monde.
Pierre Salama
Université Paris XIII
Jagdish Bhagwati, Arvind Panagariya,
Why Growth Matters, How Economic
Growth in India Reduces Poverty and
the Lessons for Other Developing Countries, New York, Public Affairs, 2013,
280 pages, ISBN : 978-1-61039-271-6,
18,30 €
Jagdish Bhagwati est l’un des économistes
les plus chevronnés de l’Inde. Depuis 1960,
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Analyses bibliographiques
il scrute l’évolution de son pays, écrit de
nombreux ouvrages, est consulté par les
autorités indiennes et diverses institutions
internationales, dont l’OMC. Il est professeur
à Columbia University (New York), comme
son jeune collaborateur Arvind Panagariya.
Celui-ci a été Chief Economist à l’Asian
Development Bank. On lui doit aussi des
travaux sur son pays et sur les défis de la
mondialisation.
Ce livre vient à son heure car, malgré
plus de 60 ans d’expériences réussies ou
ratées dans le monde en développement, les
mythes contaminés d’idéologies de droite
ou de gauche n’ont pas dit leur dernier mot
dans les pays concernés et dans les débats
Nord-Sud. Le thème central du livre est que
seule une stratégie basée sur la croissance
fera reculer la pauvreté de manière significative, constat peu discutable. Dans les
années 1930, Jawaharlal Nehru notait le
niveau de vie relativement élevé des paysans sans terre au Panjab déjà en pleine
expansion, face à la misère des districts
stagnants depuis près d’un siècle autour de
Bénarès.
Les deux auteurs retracent les grandes
étapes de l’Inde indépendante : l’économie
mixte préconisée avec succès par Nehru
(1947-1964), les encouragements au secteur privé, y compris les investissements
privés étrangers, mais aussi l’expansion des
industries du secteur public et l’introduction de divers contrôles du secteur privé par
l’État.
Indira Gandhi (1966-1977 et 1980-1984)
accentue par opportunisme la socialisation :
nationalisation des banques, du charbon,
contrôles toujours plus pesants (Licence Raj)
du secteur privé, sévères limites des investissements étrangers, protectionnisme accru,
programmes spéciaux pour les pauvres.
Les cris d’alarme de Jagdish Bhagwati et
d’autres économistes ne sont guère entendus. L’économie faiblit tandis que la population s’accroît de 2,3 % par an. La misère
234
ne recule guère. À son retour au pouvoir
en 1980, à la suite des élections, la même
Indira Gandhi lance les premières mesures
d’assouplissement – ici aussi par opportunisme – tendance qui se renforce lorsque
son fils, Rajiv Gandhi, lui succède en 1984.
Son mot d’ordre est de « préparer l’Inde à
entrer dans le XXIe siècle ».
En 1991, nouvelles élections, Rajiv Gandhi
est assassiné. Le nouveau Premier ministre
Narasimha Rao, vainqueur des élections,
confie à Manmohan Singh, économiste de
haut vol et ancien vice-président de la Commission du Plan, la mission de lancer un
véritable train de mesures libérales : encouragements au commerce extérieur, dévaluation, allégements des contrôles de l’État sur
le secteur privé, ouverture aux investissements privés étrangers. Contrairement aux
allégations des conservateurs de gauche,
il est faux de parler de diktat du FMI et
de la Banque mondiale qui soutiennent les
réformes. Il s’agit de convergences de vues.
Ces changements sont facilités par la montée des nouvelles générations ouvertes sur
le monde, prêtes à innover et à améliorer
la gestion de leurs entreprises, voir notamment les performances dans les techniques
de l’information.
Dans ce tableau, les deux auteurs mettent
en relief deux phases : Track I and Track
II Reforms. Dans la première, l’accent est
mis sur la croissance. Dans la seconde, sur
la base des acquis dans le domaine économique, des programmes pour la santé,
l’éducation et d’autres aspects, très souvent dans le secteur public, s’amplifient. Ces
vues globales sur l’Inde s’accompagnent de
thèmes plus spécifiques : les faiblesses des
infrastructures, le développement contrasté
de divers États comme le Kerala et le Gujrat,
l’emploi trop faible dans l’industrie.
Les deux auteurs s’en prennent à plusieurs
mythes en vogue, non seulement en Inde
mais aussi dans les débats Nord-Sud et au
sein d’ONG militantes. Des suicides de pay-
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Analyses bibliographiques
sans provoqués par l’introduction du coton
génétiquement modifié ont certes eu lieu
mais Arvind Panagariya montre que les
causes des suicides sont multiples et varient
selon les États. Le mythe sur la croissance
qui aggraverait le sort des pauvres est rejeté
avec non moins de vigueur, à voir la montée des classes moyennes, y compris dans
les zones rurales prospères. L’affirmation
constamment citée, en Inde et à l’extérieur,
selon laquelle la mortalité infantile serait
supérieure en Inde à celle des pays au sud
du Sahara est démantelée par de solides
arguments.
Ce faisant, les auteurs ne versent pas dans
l’excès contraire (shining India) car ils soulignent l’ampleur des tâches qui demeurent,
à commencer par les larges pans de misère.
D’opportunes références à la Chine s’inscrivent dans la problématique des auteurs,
qui montrent aussi l’intérêt du cas indien
pour d’autres pays en développement.
Une mise au point lumineuse, des analyses
sans préjugés.
Gilbert Étienne
IHEID
PROCHE ET MOYEN-ORIENT
Dilek Yankaya, La nouvelle bourgeoisie
islamique, Le modèle turc, Préface de
Gilles Kepel, Paris, PUF (coll. « Proche
Orient »), 2013, 216 pages, ISBN : 9782-13-059460-4, 27 €
La bourgeoisie à laquelle s’intéresse Dilek
Yankaya n’a pas grand-chose à voir avec la
« classe de loisir » contre laquelle vitupérait
Veblen1 . Ce dernier voyait dans ce groupe
social composé de personnes oisives, dénigrant le travail et déconnecté du monde
de la production, une institution nuisible
cristallisant tous les maux de la société capitaliste. Mais elle ne peut pas non plus être
complètement assimilée à la bourgeoisie,
agent du changement social que décrivent
Marx et Engels dès les premières pages
du Manifeste et qui « partout où elle est
parvenue à dominer, (...) a détruit les relations féodales, patriarcales, idylliques. Impitoyable, elle a déchiré les liens multicolores
de la féodalité qui attachaient l’homme à
son supérieur naturel, pour ne laisser subsister d’autre lien entre l’homme et l’homme
que l’intérêt tout nu, le froid « paiement
comptant ». Frissons sacrés et pieuses ferveurs, enthousiasme chevaleresque, mélancolie béotienne, elle a noyé tout cela dans
l’eau glacée du calcul égoïste »2 . En fait, la
bourgeoisie analysée dans cet ouvrage est
plus proche de celle que Kornai appelait de
ses vœux et dont il estimait indispensable
l’avènement. Exposant son programme pour
permettre à la Hongrie d’aborder sereinement sa transition postsocialiste, il écrivait :
« L’un des éléments les plus importants de
la transformation sociale que nous recherchons est le développement d’une nouvelle
classe moyenne dont le noyau serait composé d’entrepreneurs (...) C’est parmi les
propriétaires de ces petites et moyennes
unités qu’émergeront les pionniers des progrès économiques »3 . On ne saurait mieux
présenter la bourgeoisie étudiée par Yankaya.
L’adjectif « islamique » la caractérisant est
d’ailleurs assez rebutant : il est en effet
proche du mot « islamiste » qui a une connotation péjorative. L’auteur le justifie par la
nécessité de faire ressortir la spécificité de
ce groupe social. Il ne s’agit pas d’étudier
une minorité musulmane. Il s’agit plutôt de
1 Veblen T. T., 1978 [1899], Théorie de la classe de loisir, Paris, Gallimard (coll. « Tel »).
2 Marx K., Engels F., 1977 [1843], Manifeste du parti communiste, Paris, Éditions sociales, pp. 163-164, repris dans Marx K.,
Œuvres, tome I, Paris, Gallimard (coll. « La Pléiade »).
3 Kornai J., 1990, Du socialisme au capitalisme, L’exemple de la Hongrie, Paris, Gallimard (coll. « Le Débat »), pp. 48-49,
souligné par l’auteur.
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Analyses bibliographiques
considérer un groupe dont l’éthique est inspirée de l’Islam dans un pays dans lequel
les Musulmans ne sont pas une minorité.
Comment, alors qu’il était voué à être marginalisé dans la République kémaliste, s’est-il
constitué en bourgeoisie influente ?
Pour comprendre son émergence et son installation progressive dans le paysage économique, politique et social turc, Dilek Yankaya
commence par en établir la sociogenèse.
Les mouvements politiques se réclamant de
l’Islam apparaissent en Turquie durant les
années 1970. Le coup d’État du 12 septembre 1980 a ensuite été le prélude d’une
libéralisation de l’économie et d’un changement de régime de croissance. En ont été
bénéficiaires plusieurs PME anatoliennes
(les « tigres anatoliens ») constituant la base
socioéconomique de la nouvelle bourgeoisie.
Cette « contre-élite » a pour organisation
représentative le Müsiad (en turc « Association des industriels et hommes d’affaires
indépendants ») qui s’oppose au Tüsiad,
autre organisation patronale, mais celle-ci
occidentalisée et représentant l’élite laïque.
Yankaya explique aussi que la nouvelle bourgeoisie est issue de cette ancienne élite
mais qu’elle a su combiner les deux types
de capital social (religieux et laïque) pour
gagner en pouvoir économique.
L’auteur expose ensuite le processus
d’empowerment en tant que tel de cette
contre-élite. Elle montre comment le Müsiad
s’est constamment adapté aux vicissitudes
de la vie politique turque. Ayant su faire
son aggiornamento, il a ainsi pu devenir un
acteur de premier plan de l’économie nationale. Son professionnalisme et ses analyses
judicieuses lors de la crise économique de
2001 lui ont de plus fait gagner en crédibilité, ce qui l’a rendu attractif aux yeux de
nombre d’entrepreneurs. Ainsi, il est désormais reconnu comme étant un acteur public
de premier plan.
236
Mais avec l’arrivée au pouvoir de l’AKP en
2002, le Müsiad investit aussi le champ politique. Même si le second n’a pas été fondé
par le premier, ils ont tout de même certaines affinités, non seulement idéologiques
mais aussi en termes de public visé. Tous
les deux se veulent en effet représentatifs
de la nouvelle classe moyenne religieuse,
qui est pour l’un sa base électorale et pour
l’autre le groupe social dont il défend les
intérêts économiques.
La bourgeoisie pieuse accorde une très
grande importance au travail dont elle a une
éthique qui lui est propre. Les chefs d’entreprise souhaitant intégrer le Müsiad sont
ainsi triés sur le volet – d’ailleurs, pas forcément sur des critères strictement religieux.
Mais si les membres du Müsiad sont pieux,
ils n’en sont pas moins des entrepreneurs
compétents et avertis, capables de s’adapter
face à un environnement changeant. Pour
reprendre les termes de Yankaya, ils ont su
articuler rationalité instrumentale et morale
islamique et ce, malgré les tensions pouvant
exister entre les deux.
Ce qui pousse les entrepreneurs de la bourgeoisie islamique à participer à la vie économique, c’est bien sûr l’appât du gain, mais
pas uniquement. Ils sont aussi mus par
des considérations non pécuniaires telles
que l’amour du travail, le souhait d’une vie
ordonnée ou même le patriotisme. Les choix
économiques de nombre d’entrepreneurs du
Müsiad sont ainsi influencés par l’éthique
musulmane. Malgré l’existence d’opportunités de profits, certains refusent par exemple
d’investir leurs capitaux dans des activités
prohibées par l’Islam ou s’interdisent de
produire des biens de mauvaise qualité.
L’ouvrage de Yankaya est donc le récit d’une
symbiose réussie entre valeurs traditionnelles et modernité économique. Avec le
concept de « sélectivités islamiques », elle
rend compte de ce qui distingue cette nouvelle bourgeoisie de l’ancienne quant aux
principes guidant ses choix. Ces sélectivités
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ont en outre la particularité de se transformer en permanence suite aux interactions
entre les individus et leur environnement.
La microéconomie standard est ainsi doublement prise en défaut, elle qui postule
l’existence d’un agent représentatif ainsi
qu’une exogénéité des préférences individuelles.
Le groupe qui a émergé dans le sillage
du Müsiad a ainsi joué un rôle majeur et
positif dans le processus de changement
social en Turquie. Ce livre nous apporte par
conséquent un éclairage bienvenu et documenté sur cet acteur essentiel de la vie
sociale turque. On est loin de la bourgeoisie prédatrice et nuisible décrite supra par
Marx et Veblen. L’ouvrage est par ailleurs
vivant, émaillé d’extraits d’entretiens avec
des adhérents du Müsiad et membres de
cette nouvelle classe.
Quelques pages de plus n’auraient cependant pas été superflues. Elles auraient permis à l’auteur de contextualiser encore
mieux son propos. En effet, Yankaya établit
la sociogenèse de la bourgeoisie religieuse à
partir des années 1970. Or, l’empowerment
de cette dernière ne peut être pleinement
apprécié qu’au regard des événements
ayant permis l’avènement de la bourgeoisie laïque représentée par le Tüsiad. Une
perspective historique de long terme aurait
de surcroît présenté l’avantage de répondre
à la question suivante : dans quelle mesure
le cas turc est-il transposable et pourrait
constituer un « modèle » comme l’indique
le sous-titre de l’ouvrage ? Cette question
est loin d’être anecdotique car, comme l’explique l’auteur et comme le rappelle Gilles
Kepel dans sa préface, l’expérience turque
sert de référence aux révolutionnaires du
monde arabe.
C’est néanmoins un moindre mal. Le lecteur désirant en savoir plus sur l’histoire
des transformations sociétales en Turquie
peut parfaitement consulter en parallèle un
ouvrage sur l’histoire du pays depuis un
siècle ou même depuis le début de l’empire
ottoman (cf. par exemple Bozarslan4 ).
En définitive, c’est parce que c’est un
bon livre que La nouvelle bourgeoisie islamique (par ailleurs aussi lauréat du prix littéraire France-Turquie 2013)„ non seulement,
apporte des réponses mais pose aussi des
questions. Au-delà du cas turc et outre les
interrogations sur la généralisation de son
expérience, il ouvre des pistes de réflexions
sur des thèmes aussi divers que la responsabilité sociale de l’entreprise, les relations
entre économie et éthique, économie et religion, le rôle des élites dans le changement
social, etc. C’est ce qui en fait un livre de
qualité qui mérite d’être lu.
Ilyess El Karouni
Université Paris VIII
4 Bozarslan H., 2007, Histoire de la Turquie contemporaine, Paris, La Découverte (coll. « Repères ») ; Bozarslan H., 2013,
Histoire de la Turquie : de l’empire à nos jours, Paris, éditions Tallandier.
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