✐ ✐ “RTM_217” (Col. : RevueTiersMonde) — 2014/2/21 — 15:59 — page 217 — #217 ✐ ✐ ANALYSES BIBLIOGRAPHIQUES FEMMES ET MIGRATIONS Sreelekha Nair, Moving with the Times. Gender, Status and Migration of Nurses in India, New Delhi, Routledge/Center for Women’s Development Studies, 2012, 226 pages, ISBN : 978-0-415-54061-2, £ 65 Les infirmières constituent la catégorie la plus importante de femmes professionnelles qui migrent hors du Kerala à la recherche d’un emploi que leur État ne parvient pas à leur fournir. Et les infirmières indiennes, de pair avec les Philippines et les Sri Lankaises, représentent les plus gros contingents de femmes migrantes dans le secteur des services, au plan international. Originaires pour la plupart de la petite classe moyenne et de familles chrétiennes pauvres, les infirmières kéralaises se retrouvent aux quatre coins de l’Inde – depuis les années 1960 – et, plus récemment, dans divers pays du monde, au point de devenir une sorte de stéréotype culturel de l’Inde contemporaine. Pour autant, les infirmières kéralaises demeurent relativement invisibles dans les études en sciences sociales1 , peutêtre du fait de l’humilité de leur profession. Et, bien que chaque famille kéralaise soit réputée compter une infirmière, la banalité même du phénomène et l’absence des émigrées accroissent encore leur invisibilité. C’est dans plusieurs hôpitaux et établissements pour personnes âgées de Delhi, mais aussi dans des trains, leurs logements et pensions, que Sreelekha Nair conduit ses entretiens et observations. Son ouvrage analyse les imbrications des idéologies et pratiques du genre, de la classe, du statut et de la position de migrante, dans la construction de l’expérience des infirmières kéralaises. Elle fait un détour nécessaire par l’histoire coloniale, ses institutions et contradictions, et par la trajectoire propre du Kérala, les réformes et transformations de ses systèmes agraires qui ont conduit les familles de la petite classe moyenne à rechercher d’autres formes de revenus, en l’absence de politique industrielle significative. Ceci alors que le système éducatif et de formation kéralais, connu pour son progressisme, engendre des contingents de femmes professionnelles et que le niveau des dots, surtout parmi les chrétiens, fait de chaque mariage une transaction extrêmement coûteuse pour les familles. L’ouvrage de Sreelekha Nair est divisé en cinq chapitres, dont le premier explore l’histoire du développement de la profession d’infirmière dans les contextes kéralais et indien, et le second les expériences des infirmières. Bien que requérant des niveaux de qualification élevés, la profession est marquée de façon durable du sceau de la nécessité et de la pauvreté. Les infirmières souffrent ainsi généralement de bas salaires, de mauvaises conditions de travail, d’un statut professionnel fragile, et d’une stigmatisation liée à la prégnance des notions de pureté et de souillure dans la culture indienne, et aux canons de l’honneur féminin, qui fait se détourner d’elles les candidats au mariage. Le chapitre 3 se penche sur la façon dont le choix de cette profession s’imbrique avec des stratégies familiales et des choix de vie, tant devenir infirmière signifie 1 Marie Percot, dont la revue publie un article dans ce volume, s’est employée à en étudier la migration vers les pays du Golfe notamment. rticle on line N° 217 • janvier-mars 2014 • Revue Tiers Monde 217 ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ “RTM_217” (Col. : RevueTiersMonde) — 2014/2/21 — 15:59 — page 218 — #218 ✐ ✐ Analyses bibliographiques devenir migrante. Le processus migratoire lui-même, appréhendé comme une aventure, et la constitution d’une communauté migrante à Delhi, dans un partage de difficultés, dont celles de la langue et de la vulnérabilité, occupent les deux derniers chapitres. Les réseaux jouent un rôle crucial dans ces trajectoires, fournissent des ressources pratiques et affectives, protègent contre une discrimination parfois violente, font circuler des informations sur des opportunités de migration plus lointaine, permettent des mobilisations (grèves notamment). Néanmoins, les hiérarchies et les divisions de la profession elle-même affaiblissent la capacité à se constituer en collectif. Blandine Destremau CNRS/LISE DÉVELOPPEMENT Philippe Hugon, Mémoires solidaires et solitaires, Trajectoires d’un économiste du développement, Paris, Karthala, 2013, 312 pages, ISBN : 978-2-8111-1039-0, 26 € P. Hugon a eu une vie bien occupée. Il est connu par ses livres, son enseignement et, maintenant, par ses interventions géopolitiques nombreuses (radios ou télévision), au nom de l’IRIS, sur les questions africaines. Mais ce livre de mémoires, très personnel, révèle de nombreuses autres facettes de sa personnalité et de ses activités : ses origines (« dans une famille bourgeoise privilégiée et dans une société demeurant fortement structurée par les règles morales et religieuses »), l’importance de sa vie familiale avec la place privilégiée de sa femme et de ses nombreux enfants et petits-enfants, son amour de la musique en tant qu’auditeur ou chanteur, le rôle de l’amitié et de ses relations multiples. Il commence sa carrière comme coopérant au Cameroun et à Madagascar comme 218 enseignant à l’université de Yaoundé et de Tananarive. P. Hugon semble cependant choisir la coopération par engagement et aussi pour éviter d’aller en Algérie. Il se refuse à tirer un bilan de la colonisation cinquante ans après. « On ne peut juger la colonisation aujourd’hui à l’aune des référents de l’époque et l’analyser de manière anachronique sans prendre en compte les contextes historiques et les représentations dominantes. Avec le temps, la colonisation européenne apparaît comme une strate de civilisations s’ajoutant à d’autres... Elle apparaît, à de nombreux égards, comme une parenthèse historique ». Mais il n’en occulte pas les faces obscures. Au Cameroun, « l’armée française avait construit des camps de regroupement sur le modèle algérien et, sur le marché de Dschang, étaient alignées des têtes coupées pour que les rebelles soient avertis de ce qui les attendait ». À Madagascar, il n’ignore pas que « nous vivions dans un système post-colonial et que les événements de 1947 (la répression) avaient fait entre 60 000 et 100 000 morts ». D’où, cinquante ans après, P. Hugon souligne « l’ambiguïté de la coopération » et s’interroge sur la rupture entre l’administrateur colonial et les coopérants, tout en faisant part « d’un certain désenchantement vis-à-vis de la libération des damnés de la terre » et de « la nécessité de la réappropriation de l’histoire par les Africains ». Au-delà de ses premières expériences, l’auteur décrit ses trajectoires professionnelles d’enseignant et de chercheur dans diverses institutions, en France et à l’étranger. Mais il nous livre aussi ses impressions de voyage en Afrique, Asie, Proche et MoyenOrient, Amérique et Europe, une manière subjective, parfois un peu superficielle, de rendre vivant et concret le processus de mondialisation. Mais P. Hugon va plus loin dans l’introspection et nous livre un « qui suisje ? » ou « ce que je crois être » (chapitre 7) N° 217 • janvier-mars 2014 • Revue Tiers Monde ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ “RTM_217” (Col. : RevueTiersMonde) — 2014/2/21 — 15:59 — page 219 — #219 ✐ ✐ Analyses bibliographiques mais aussi « ce que je crois » (chapitre 8), sur le plan religieux et des valeurs, entre le spécifique et l’universel, mais aussi sa conception de l’économie, « une science austère mais qui doit être aussi morale et politique et s’intéresser à l’histoire de l’économie et aux autres sciences sociales, tout en conservant la spécificité de l’économie du développement », en la replaçant dans « l’économie politique internationale et transnationale ». Celle-ci doit « relier la mondialisation du champ de l’économie (le capitalisme mondialisé) et le caractère essentiellement statocentré du champ politique, avec tensions, contradictions, régulations limitées et non prise en compte des biens communs collectifs ou publics mondiaux ». Elle doit aussi prendre en compte « les interdépendances asymétriques entre les nantis et les exclus ». Ces conceptions lui ont permis « de rester indépendant mais, tout compte fait, assez solitaire par rapport aux différentes écoles économiques (...). Ma position éclectique m’a interdit de participer à des débats où l’essentiel est d’opposer des points de vue contrastés et non nuancés ». Son souci de complexité et de modération ne l’empêche pas de s’indigner des inégalités et des souffrances humaines. De même, en politique, son « référent est la démocratie avec ce que cela suppose de confrontation, délibération, discussion et décision par la majorité, mais avec reconnaissance des droits des minorités et jeu de contre-pouvoirs »... Tout cela loin « du système binaire de l’affrontement politique ». En conclusion, l’auteur livre quelques réflexions sur la retraite, la vieillesse et la mort, et fait sienne la formule de Voltaire : « La retraite pèse à qui ne sait rien faire ; mais l’esprit qui s’occupe y goûte un vrai bonheur. La retraite a pour moi des charmes assez grands. J’y vis en liberté, loin des yeux des tyrans ». Dominique Gentil PNUD, Rapport sur le développement humain 2013. L’essor du Sud : le progrès humain dans un monde diversifié, New York, PNUD, 2013, ISBN : 978-92-1-1263404, 226 pages, téléchargeable sur http://hdr.undp.org/fr/content/rapportsur-le-développement-humain-2013 Les rapports sur le développement humain (RDH) sont publiés depuis 1990 par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), chacun avec un thème particulier. Des rapports régionaux et nationaux ont également été publiés. Le RDH de 2013 se centre sur « l’essor du Sud ». Il prend acte de l’émergence de nombreux pays du Sud et observe que cet essor est favorable au progrès en matière de développement humain. Ainsi, aucun pays n’a vu son IDH baisser entre 2000 et 2012. Mais le rapport souligne que la croissance économique seule ne conduit pas automatiquement à un progrès du développement humain. Il identifie quatre domaines prioritaires spécifiques pour soutenir la dynamique du développement : favoriser l’équité, notamment dans les dimensions liées au genre ; permettre une participation accrue, notamment des jeunes ; faire face aux problèmes environnementaux ; et gérer les mutations démographiques. Il appelle pour cela à une action coordonnée entre les pays. Le monde en 2013 apparaît contrasté avec un Sud en essor (même les PMA commencent à bénéficier d’investissements et de transferts de technologie Sud-Sud) et un Nord en crise : aujourd’hui, les pays du Sud dans leur ensemble fournissent près de la moitié de la production mondiale, contre un tiers en 1990. Mais tant le Sud que le Nord partagent des problèmes profonds : les inégalités croissantes dans plusieurs pays, et les problèmes d’environnement. Le rapport appelle les États à investir dans la santé, l’éducation et d’autres services publics. N° 217 • janvier-mars 2014 • Revue Tiers Monde 219 ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ “RTM_217” (Col. : RevueTiersMonde) — 2014/2/21 — 15:59 — page 220 — #220 ✐ ✐ Analyses bibliographiques Le chapitre 1 dresse un bilan de l’état actuel du développement humain à l’échelle mondiale et régionale. Les grands pays émergents sont devenus des moteurs puissants de l’économie mondiale. En 2012, cependant, même les économies émergentes les plus solides ont commencé à être touchées par les problèmes financiers des pays du Nord. Quant à ces derniers, ils ont souvent imposé de sévères programmes d’austérité « qui ne sont pas seulement problématiques pour leurs citoyens, mais qui minent également les perspectives de développement humain de millions d’autres personnes dans le monde. » Ainsi, le rapport se montre critique sur les programmes d’austérité et souligne que les inégalités freinent le développement humain. Le chapitre 2 analyse l’essor de certains pays du Sud et montre son rôle de catalyseur pour les autres pays en développement. La part du commerce Sud-Sud dans le commerce mondial de marchandises a plus que triplé entre 1980 et 2011, tandis que le commerce Nord-Nord déclinait. Le rapport souligne le rôle des diasporas et des migrants retournés dans leurs pays. Ainsi, de nombreux professionnels experts en technologie de l’information de la Silicon Valley ont ramené dans leur pays d’origine leurs idées, leurs capitaux et leurs réseaux. Et aujourd’hui, près de la moitié des envois de fonds des immigrés vers leur pays d’origine au Sud provient d’autres pays du Sud. En 2012, le Forum mondial sur la migration et le développement a accueilli pour la première fois des débats sur les migrations Sud-Sud. De nombreux pays du Sud ont également profité du transfert de technologie et des IDE Sud-Sud dans des secteurs contribuant au développement humain. Par exemple, les sociétés indiennes fournissent aux pays africains des médicaments bon marché, des équipements médicaux ainsi que des produits et services en matière d’information et de technologie des communications. 220 Le rapport met en garde sur le fait qu’« une compétitivité basée sur de bas revenus et une hausse du temps de travail n’est pas viable. La flexibilité du marché du travail ne devrait pas conduire à l’adoption de pratiques qui remettraient en cause la décence des conditions de travail ». Ainsi, l’un des principaux indicateurs de la Banque mondiale (« Doing Business ») relatifs à l’emploi des travailleurs, qui classait les pays en fonction de leur souplesse dans les conditions de recrutement et de licenciement de travailleurs, a été abandonné « car il laissait faussement entendre qu’une réduction des réglementations était préférable ». Le rapport observe que, de plus en plus, le marché intérieur des pays du Sud constitue le principal moteur de leur croissance, du fait de l’émergence d’une classe moyenne ; d’ici 2030, on estime que 80 % des classes moyennes au niveau mondial vivra dans les pays du Sud. L’aide au développement, les prêts, les investissements Sud-Sud sont en plein essor. Ainsi en 2009, la Chine a décidé d’accorder un prêt d’un milliard de dollars à la Zambie pour le développement des PME dans ce pays. L’Inde et le Brésil contribuent aussi à l’aide au développement en Afrique. Le chapitre 3 se penche sur l’expérience de certains pays du Sud ayant le mieux réussi et met en évidence plusieurs des moteurs de cette réussite, comme un État développemental proactif, la capacité à intégrer les marchés mondiaux et l’engagement en faveur des politiques sociales et de l’innovation. Un État développemental ou proactif désigne un État formé d’un gouvernement activiste et, souvent, d’une élite apolitique qui considère le développement économique rapide comme l’objectif premier à atteindre. C’est le cas par exemple des États-Unis et du Japon et, dans la seconde moitié XXe siècle, de pays comme la Corée du Sud, Singapour ou Taïwan. N° 217 • janvier-mars 2014 • Revue Tiers Monde ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ “RTM_217” (Col. : RevueTiersMonde) — 2014/2/21 — 15:59 — page 221 — #221 ✐ ✐ Analyses bibliographiques Le rapport observe qu’un des facteurs de réussite des pays du Sud est l’investissement dans l’agriculture, à l’image de la Chine qui possède la structure de recherche et développement en agriculture la plus importante au monde. Un autre de ces facteurs de réussite est de faire de la création d’emplois une priorité, un autre encore serait d’encourager les complémentarités État-marché, c’est-à-dire les partenariats public-privé. Le rapport donne l’exemple de la Tunisie qui, depuis le début des années 1970, a mis en place des incitations financières et fiscales afin d’attirer le capital étranger et national et a favorisé des formes de partenariats public-privé, pour améliorer son tissu industriel, ce qui a permis à ce pays de figurer aujourd’hui parmi les cinq premiers exportateurs de vêtements vers l’Union européenne. Plusieurs des jugements et des préconisations exprimés dans le rapport dénotent des conceptions libérales : ainsi le rapport prône une large marge d’action pour le secteur privé et vante les partenariats public-privé. Il s’affirme aussi favorable à la libéralisation des échanges. Il fait l’éloge de l’établissement de zones franches industrielles et de l’abaissement des droits de douanes, comme c’est le cas en Indonésie (qui a un temps privatisé sa propre administration des douanes) et d’autres pays d’Asie orientale depuis les années 1990. Mais le rapport contient aussi des conceptions plus progressistes : « L’expérience montre que des investissements publics conséquents, savamment déployés dans les infrastructures, mais aussi dans la santé et l’éducation, sont essentiels à un développement humain durable ». Il appelle les États à fournir des services sociaux : « les États peuvent soutenir la croissance économique à long terme en fournissant des services publics contribuant à développer une main-d’œuvre instruite et en bonne santé. Les pays en développement se voient par- fois conseillés de considérer les dépenses publiques dédiées aux services de base comme un luxe (...). Toutefois, dans une perspective à long terme, ces investissements sont payants ». Il donne des exemples allant dans ce sens : ainsi, au Bangladesh, le ministère de l’Éducation primaire et de masse a été créé en 1992 en vue d’universaliser l’éducation primaire et d’éliminer l’écart entre les sexes, et entre les riches et les pauvres à ce niveau. Au Brésil, les investissements publics dans l’éducation ont suscité d’importants progrès en matière de développement ; le Fonds pour le développement de l’enseignement primaire national, créé en 1996, garantit un seuil de dépenses publiques par élève dans l’enseignement primaire. En revanche, on peut s’étonner que le rapport qualifie de « progressiste » une décision récente de la Cour suprême de l’Inde prévoyant que les enfants défavorisés pourront aller dans des écoles privées : la loi oblige les écoles privées à admettre au moins 25 % d’élèves provenant de milieux défavorisés ; en retour, l’État rembourse aux écoles privées les frais de scolarité. Ne serait-il pas plus progressiste de développer un système scolaire public de qualité ? Dans le domaine de la santé, le rapport relève des progrès dans certains pays du Sud, comme la Thaïlande, où la loi sur la sécurité sociale nationale de 2002 a donné à chaque citoyen le droit à une couverture médicale complète et gratuite, financée totalement par le gouvernement. Le rapport identifie bien l’enjeu très important pour les pays du Sud d’« assurer un accès équitable aux services de santé et de l’éducation » et d’« éviter un système à double voie offrant, d’un côté, des services publics de mauvaise qualité pour les pauvres (ou zéro service) et, de l’autre, des services privés de meilleure qualité pour les riches ». Il vante les progrès faits en ce sens dans certains pays du Sud comme le BréN° 217 • janvier-mars 2014 • Revue Tiers Monde 221 ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ “RTM_217” (Col. : RevueTiersMonde) — 2014/2/21 — 15:59 — page 222 — #222 ✐ ✐ Analyses bibliographiques sil, où les inégalités ont été réduites grâce à un programme de réduction de la pauvreté, à un meilleur accès à l’éducation et à l’élévation du salaire minimum. Le rapport fait également l’éloge des programmes de transfert monétaire mis en place dans certains pays du Sud (ex : le programme Oportunidades du Mexique, lancé en 1997), consistant à verser de l’argent aux familles, en échange de conditions, comme la présence des enfants à l’école ou la présence aux contrôles médicaux. Le chapitre 4, prospectif, s’interroge sur la durabilité de ces progrès et sur les défis à venir pour le développement humain durable. Il appelle à promouvoir l’équité, observant que l’éducation a des effets positifs spectaculaires sur la santé et la mortalité ; une meilleure éducation des parents, en particulier des mères, améliore la survie des enfants. Se penchant sur les mécontentements exprimés ces dernières années dans les pays du Nord (contre l’austérité, les coupes dans les dépenses publiques et la pénurie d’emplois) comme du Sud (contre des gouvernements autocratiques, contre l’augmentation du prix des produits alimentaires, contre la pauvreté ou encore la pollution...), le rapport observe une forte hausse récente de ces mécontentements, vérifiée par l’augmentation de l’Indice de troubles sociaux calculé par l’OIT. Les plus fortes hausses sont recensées dans les pays du Nord, suivis des États arabes et de l’Afrique subsaharienne. Le rapport avance qu’un des éléments pouvant expliquer les « printemps arabes » serait la discordance entre le niveau d’éducation en hausse dans ces pays et les perspectives économiques, notamment d’emploi, bouchées. Le rapport évoque aussi le défi environnemental, rappelant que, selon le scénario de catastrophe environnementale, environ 3,1 milliards de personnes de plus souffriront d’extrême pauvreté de revenu en 2050 222 par rapport au scénario de progrès accéléré. Il appelle par ailleurs les États à bien gérer le changement démographique (entre 1970 et 2011, la population mondiale est passée de 3,6 à 7 milliards d’habitants), et notamment à parvenir à diminuer le taux de dépendance (taux de personnes jeunes et âgées par rapport à la population en âge de travailler). Le Brésil et le Chili sont la preuve que des politiques ambitieuses en matière d’éducation peuvent contribuer à modifier les taux de dépendance. Le chapitre 5 analyse les perspectives et les défis en matière de gouvernance régionale et mondiale. Constatant que les systèmes actuels de gouvernance mondiale sont composés « d’une mosaïque de vieilles structures et de nouveaux mécanismes », il appelle à une réorganisation de la gouvernance mondiale, tenant mieux compte de l’essor des Suds. Aussi bien au conseil de sécurité de l’ONU que dans les institutions de Bretton Woods, il faudrait que les pays du Sud soient mieux représentés, qu’ils aient un poids qui corresponde à leur poids réel, alors qu’ils sont largement sous-représentés dans ces institutions. Les quotas de vote dans les institutions de Bretton Woods font toujours peser la balance en faveur des pays du Nord, alors que la situation économique mondiale a changé. La Chine, par exemple, deuxième économie mondiale, détenant plus de 3 000 milliards de dollars de réserves de change, possède des droits de vote plus limités à la Banque mondiale que la France ou le Royaume-Uni. Le rapport avertit que les institutions internationales risquent de perdre de l’importance si elles ne donnent pas plus de poids aux pays du Sud, et les appelle à être plus transparentes. Il note certains progrès en ce sens comme l’affirmation du G20 ou l’adhésion de plusieurs pays du Sud à l’OCDE. Le rapport met en valeur les initiatives lancées par certains pays du Sud en vue de promouvoir une nouvelle architecture finan- N° 217 • janvier-mars 2014 • Revue Tiers Monde ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ “RTM_217” (Col. : RevueTiersMonde) — 2014/2/21 — 15:59 — page 223 — #223 ✐ ✐ Analyses bibliographiques cière régionale, comme l’initiative de Chiang Mai lancée suite à la crise financière de 1997 en Asie, consistant en une série de crédits croisés entre les pays asiatiques ; le Fonds monétaire arabe, fondé en 1976 ; la Banque de réserve de l’Inde ; le Fonds latino-américain de réserve, et la Société andine de développement. Il évoque aussi les accords commerciaux régionaux et intrarégionaux qui se sont multipliés récemment en Afrique, en Asie et en Amérique latine, et qui encouragent les échanges commerciaux Sud-Sud. Ainsi, le rapport présente le cycle de São Paulo de 2010 comme un bon exemple d’accord régional réussi. Lors de ce cycle, 22 pays en développement ont accepté de réduire les tarifs douaniers d’au moins 20 % sur près de 70 % des échanges qu’ils réalisent entre eux. Il évoque aussi d’autres projets comme celui des BRICS de mettre en place une banque de développement du BRICS, ou l’idée de lancer une nouvelle Commission du Sud, pour prolonger et redynamiser la Commission du Sud mise en place en 1987 par les non-alignés, ou encore l’idée de créer un Parlement mondial, composé de délégués des parlements nationaux. Au total, ce rapport est très intéressant par l’analyse des grandes tendances en cours concernant l’évolution des pays du Sud, et par les focus précis qu’il donne sur certains pays. Toutefois, oscillant entre des conceptions progressistes et des conceptions plus libérales, il est dommage qu’il se réfugie parfois dans la langue de bois. Il reste qu’il constitue une mine d’informations utiles et à jour sur la situation des pays du Sud. Chloé Maurel IHMC ÉCONOMIE Béatrice Hibou (dir.), La bureaucratisation néolibérale, Paris, La Découverte, 2013, 324 pages, ISBN : 978-2-70717649-3, 32 € Ce dernier ouvrage collectif dirigé par Béatrice Hibou s’inscrit dans la continuité de son travail publié en 2012, La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale, analysant les formes de domination. Onze entrées hétérogènes et disparates illustrent le raisonnement. Les « Arts-de-faire bureaucratiques » se retrouvent aussi bien dans le fonctionnement des marchés du travail ou de la finance que dans les pratiques managériales dans les entreprises ou les administrations ou, encore, dans la restructuration du champ religieux au Maroc. De même, le « langage bureaucratique » a sa propre force que l’on retrouve aussi bien dans la construction des rapports de pouvoir à l’hôpital en France que dans la « construction d’un réel » au Burkina Faso dans le secteur éducatif ou, plus généralement, dans la construction de l’État en Afrique. Cette bureaucratisation néolibérale commune à chacune de ces études de cas repose sur un usage systématique de normes, de procédures, de règles, voire d’évaluations, issues d’une certaine conception du marché et de l’entreprise. Les logiques de fonctionnement du secteur privé se retrouvent dans le public. Le message de cet ouvrage est notamment de dire que « cette bureaucratisation néolibérale ne s’incarne pas dans des acteurs ou des groupes strictement définis et bien délimités, mais que d’une certaine manière nous sommes tous des bureaucrates, et parfois nos propres bureaucrates ». À partir des « petits riens » quotidiens qui s’incarnent dans toutes ces formalités, la bureaucratisation néolibérale est une pratique de domination transitant par des « constellations d’intérêts » ; en effet, il n’y a pas un grand projet de contrôle étatique ou d’imposition d’un modèle capitaliste, mais de N° 217 • janvier-mars 2014 • Revue Tiers Monde 223 ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ “RTM_217” (Col. : RevueTiersMonde) — 2014/2/21 — 15:59 — page 224 — #224 ✐ ✐ Analyses bibliographiques façon beaucoup plus complexe un « enchevêtrement de millions d’intentionnalités et de non-intentionnalités ». C’est là où l’analyse des politiques publiques doit prendre en compte cette complexité et ne pas considérer que les sociétés humaines sont uniquement pilotées par de grands projets émanant de la sphère publique ou privée. Cet ouvrage ne peut pas laisser le lecteur indifférent. Il incite ce dernier à décrypter aussi bien sa production scientifique que, plus largement, ses propres pratiques professionnelles sous cet angle de la bureaucratisation, comme construction d’un ordre politique. Cette grille de lecture en appelle à une « sociologie historique de l’économique », comme l’énonce Béatrice Hibou, et contribue à faire bouger les frontières entre disciplines. L’analyse radicale des rapports de domination générés par l’imposition des normes et règles à tous les niveaux institutionnels fait bien évidemment exploser tous les points d’ancrage à partir desquels on aurait pu donner du sens à nos actes, nos analyses, voire nos croyances. D’une certaine façon, cet ouvrage nous laisse face au vide, tant la déconstruction de catégories a priori « évidentes » en décèle les soubassements politiques. L’efficacité, l’efficience, la rationalisation, la nouvelle gestion publique, la catégorisation, la gestion par les résultats etc... tous ces éléments sont des instruments d’action dite rationnelle mais surtout des modalités d’énonciation du politique (telle que le développe notamment Boris Samuel dans cet ouvrage) ; plusieurs réflexions s’inscrivent dans le même cadre que celles du numéro 213 de la Revue Tiers Monde sur « La mesure du développement. Comment science et politique se conjuguent ». Cette analyse de la production de la norme comme rapport de domination semble timidement s’imposer dans les études de cas sur le développement et la coopération internationale. Pourtant, 224 au vu des limites en termes de résultats (que ce soit par exemple sur l’atteinte des Objectifs du millénaire, la réduction de la malnutrition, un accord international sur le réchauffement climatique etc.), n’y a-t-il pas là une piste pour donner de l’intelligence à ce développement que l’on pourrait qualifier d’aporie ? N’y a-t-il pas une piste pour sortir de cette impasse dans laquelle semble piétiner la pensée académique sur cette « économie du développement » ? N’y a-t-il pas une piste pour comprendre les processus de production des politiques de coopération tant leur instrumentation, technicisation, recours à l’évaluation et à la normalisation s’accentuent depuis le début des années 2000 ? Jean-Jacques Gabas CIRAD SOCIOLOGIE Laurence Roulleau-Berger (dir), Sociologies et cosmopolitisme méthodologique, Toulouse, Presses universitaires du Mirail (coll. « Socio-logiques »), 2012, 184 pages, ISBN : 978-2-8107-0208-4, 25,50 € Cet ouvrage présente une théorie du cosmopolitisme méthodologique, « pour penser les dynamiques propres à une diversité de terrains de recherche perçus, ou représentés comme proches ou lointains » (p. 12). Il s’inscrit dans la continuité de travaux qui interrogent l’idée de société en tant que récit attaché à celui de modernité, qui affirment l’idée de modernités et de récits multiples et participent à la construction de méthodes – entendues comme théories en acte – émancipées de toute forme de colonialisme scientifique ou d’orientalisme. Il participe du « tournant cosmopolite » et de la fondation d’une sociologie cosmopolite à laquelle appelle Ulrich Beck depuis plusieurs années. N° 217 • janvier-mars 2014 • Revue Tiers Monde ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ “RTM_217” (Col. : RevueTiersMonde) — 2014/2/21 — 15:59 — page 225 — #225 ✐ ✐ Analyses bibliographiques Le cosmopolitisme méthodologique, dans cette perspective, constitue une pierre supplémentaire à l’édifice de la « désoccidentalisation de la sociologie » française, dont traitait un précédent ouvrage de Laurence Roulleau-Berger. Il signifie « la mise en place de dispositifs à la fois multisitués et contextualisés pour rendre compte d’assemblages et de disjonctions entre des récits de sociétés tous légitimes » (p. 14). Inscrit dans un espace conceptuel qui articule sociologie pragmatique et sociologie critique, le cosmopolitisme méthodologique rejoint différentes propositions méthodologiques, telles celles de l’ethnographie multisituée, d’ethnographies du particulier, et prête attention à l’enquête comme expérience. Il affirme que « les sciences sociales doivent être refondées comme sciences de la réalité transnationale sur le plan des concepts, des théories, des méthodologies, et, surtout, sur le plan empirique, sans oublier également celui de leur organisation ». L’introduction de cet ouvrage, rédigée par Laurence Roulleau-Berger, énonce et discute les termes de cette théorie, dont une partie du matériau empirique est présentée dans le reste de l’ouvrage : c’est en effet à partir d’un long travail de réflexion théorique et méthodologique avec ses étudiants, sur la base de leurs pratiques de terrain et de leurs difficultés, de leurs questionnements et de leurs perplexités, que s’est élaboré ce livre. Sept chapitres rendent compte d’expériences de terrain, réfléchissent des extraits de journal de terrain, reviennent sur des épisodes compliqués, des dilemmes et doutes, théorisent l’expérience, donnent corps aux propositions théoriques et méthodologiques dont il est ici question. Le « lointain » se situe en Afrique centrale auprès de réfugiés pour Laurent Lardeux ; auprès de réfugiés en France et en Bulgarie pour Albena Tcholakova ; dans l’étude des pratiques de racisme auxquelles sont exposés des intérimaires maghrébins et d’Afrique subsaharienne en France pour Grégory Giraudo ; au Liban parmi les migrants pour Julien Bret ; auprès de danseurs urbains pour Hélène Brunaux ; dans l’étude des processus d’insertion des migrants marocains au Québec dans le travail de Stéphanie Garneau ; et enfin dans l’analyse des migrations entre Indonésie, Malaisie et Singapour dans le cas de Loïs Bastide. Cette diversité témoigne ainsi d’une vigilance à l’égard d’un quelconque exotisme de terrains « d’ailleurs », pour construire, en pratique, un espace conceptuel de la différence et de la pluralité, de la multiplicité des régimes d’altérité, qui en soi peuvent contribuer à « miner » des terrains. Chaque étape concrète du travail du sociologue est ainsi abordée, avec ses défis particuliers : tout d’abord, l’accès au terrain et les régimes de confiance qu’il nécessite de construire, tout fragiles et réversibles qu’ils soient ; ensuite, les relations d’intersubjectivité de l’expérience de l’enquête, et la nécessité de réaliser des opérations de cadrage qui intègrent divers contextes de sens, également, la production d’économies morales, fondés sur des modes de reconnaissance référés à des ordres symboliques différents et complexes, et dépendants des régimes de confiance, confrontés au dilemme de l’intime et aux engagements du pacte narratif ; et enfin la traduction et la publication, l’écriture sociologique, la construction d’un récit qui repose la question du savant et du politique, du chercheur et du citoyen, et de la responsabilité. Ainsi que le souligne Alain Tarrius dans sa postface, Laurence Roulleau-Berger poursuit ici ses explorations de l’interstice spatiotemporel comme permettant la complexification d’une pensée sociologique qui tend à écraser les pensées locales singulières. Les contributions plaident pour un dépassement des binarités, et tout particulièrement de la construction de l’opposition objectif / subjectif, selon laquelle le subjectif conduirait à un appauvrissement de la réalité. La mulN° 217 • janvier-mars 2014 • Revue Tiers Monde 225 ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ “RTM_217” (Col. : RevueTiersMonde) — 2014/2/21 — 15:59 — page 226 — #226 ✐ ✐ Analyses bibliographiques tilocalisation des acteurs et des contextes va de pair avec une attention au singulier, au sensible, à l’expression parfois inaudible de subjectivités « subalternes ». Blandine Destremau CNRS/LISE AFRIQUE Pierre Jacquemot, Économie politique de l’Afrique contemporaine : concepts, analyses, politiques, Paris, Armand Colin, 2013, 456 pages, ISBN : 978-2-20028655-2, 30 € Pierre Jacquemot a une grande connaissance de l’Afrique et une riche carrière africaniste comme universitaire et diplomate. Après avoir enseigné en Algérie et à Paris-Dauphine, il fut directeur du développement au ministère de la Coopération, chef de mission de coopération au Burkina Faso et au Cameroun, ambassadeur de France au Kenya, au Ghana et en République démocratique du Congo. Aujourd’hui président du GRET, il est également redevenu enseignant et a une production scientifique importante et de qualité. Cette Économie politique de l’Afrique contemporaine en témoigne. Ce manuel aborde, de manière quasi-exhaustive, les divers domaines et enjeux économiques de l’Afrique. L’ouvrage est structuré autour de 22 chapitres qui traitent d’autant de thèmes essentiels. L’écriture est très claire et rend la lecture aisée. Les questions sont abordées à partir d’une très bonne connaissance du terrain mais également des travaux d’économie politique plus théoriques. Ce livre a le grand mérite d’être très actualisé, tant au niveau des informations que des références bibliographiques. Il nous permet de voir comment l’économie de l’Afrique évolue très rapidement avec une croissance économique, une diversité des partenaires et une montée des 226 classes moyennes. Il nous permet également de comprendre en quoi les trajectoires sont contrastées selon les pays et quels sont les défis majeurs qui demeurent (démographiques, sécuritaires, environnementaux, alimentaires, éducatifs, technologiques). Il dresse à la fin quelques perspectives en termes de scenarii. Les déterminants futurs permettant de transformer des régimes rentiers en régime d’accumulation seront réalisés selon la manière de relever de nouveaux défis et de desserrer certaines contraintes. Ils résulteront donc des jeux de contre-pouvoirs, des luttes sociales et des mouvements de démocratisation. Seuls ces facteurs et les ruses de l’histoire apporteront ex post une réponse sur les trajectoires futures des Afriques. Cet ouvrage constitue le manuel de référence sur les questions d’économie politique contemporaine de l’Afrique. Deux seuls regrets, de forme et de fond, La structuration en 22 chapitres permet certes de donner des éclairages pluriels sur différents thèmes et sur des enjeux essentiels ; elle conduit, par contre, à une juxtaposition de chapitres davantage qu’à une progression dans la compréhension des économies africaines. Les termes utilisés sont souvent ceux, normés, des institutions internationales (secteur informel, capital humain, société civile, gouvernance...). La dénomination et le choix des mots sont aussi des enjeux majeurs en termes de pouvoirs et un point méthodologique voire épistémologique de départ aurait été le bienvenu de la part d’un auteur qui se positionne à la fois comme acteur du développement et décideur mais également en tant qu’universitaire adoptant un point de vue distancié voire critique. Philippe Hugon Université Paris X – Nanterrre N° 217 • janvier-mars 2014 • Revue Tiers Monde ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ “RTM_217” (Col. : RevueTiersMonde) — 2014/2/21 — 15:59 — page 227 — #227 ✐ ✐ Analyses bibliographiques Stephan Marysse, Jean Omasombo (dir.), Conjonctures congolaises 2012, Politiques, secteur minier et gestion des ressources naturelles en RD Congo, Bruxelles/Paris, Musée royal de l’Afrique centrale/L’Harmattan (coll. « Cahiers africains n° 82 »), 2013, 326 pages, ISBN : 978-2-343-00465-5, 33,50 € La République démocratique du Congo est un scandale géologique par ses richesses du sol et du sous-sol, et un scandale politique par le pillage et le gaspillage de ces ressources, la vulnérabilité des populations et l’impossibilité pour l’État d’assurer ses fonctions régaliennes, notamment la sécurité et le contrôle du territoire. Le numéro de Conjonctures congolaises 2012 coordonné par Stephan Marysse et Jean Omasombo nous éclaire de manière pertinente sur ces deux scandales. Il traite des liens entre politiques, secteur minier (cuivre, coltan, pétrole...) et gestion des ressources naturelles en RD Congo. Il élargit ce champ en abordant également des questions transversales sur les forêts, l’enseignement ou le rôle de la communauté internationale. Les référents théoriques mobilisés pour expliquer la malédiction des ressources naturelles sont ceux de la nouvelle économie politique de la rente remettant en question ou relativisant les explications économiques de la dutch disease, des liens entre conflits et ressources naturelles ou mettant en relation le mode de gestion politique de la rente et ses racines historiques. Il montre les liens entre la libéralisation des marchés, la démocratisation formelle. Cet ouvrage collectif a l’intérêt de mobiliser des chercheurs africains et européens. Il aborde clairement les questions de vulnérabilité et de traçabilité des produits miniers. Il est certes un peu éclaté et les contributions sont de valeur inégale, mais il est une contribution utile à la compréhension du secteur minier congolais et, au-delà, d’un des géants de l’Afrique par sa taille, mais aux pieds fragiles et aux crises et conflits récurrents. Quelques regrets, de nombreux travaux sur la RDC et les ressources naturelles ne sont pas mobilisés, citons notamment Pierre Jacquemot, Roland Pourtier ou Jacques Le Billon. Philippe Hugon Université Paris X – Nanterrre Patrick Gonion, Nathalie Kotlok, MarcAntoine Pérouse de Montclos (dir.), La tragédie malienne, Paris, Vendémiaire, 2013, 352 pages, ISBN : 978-2-36358106-8, 22 € Cet ouvrage collectif dirigé par Patrick Gonion, Nathalie Kotlok et Marc-Antoine Pérouse de Montclos vient à propos. Alors que le Mali est sous les feux des médias et de l’actualité ou de l’immédiat, il est important que des chercheurs s’emparent de ces questions pour apporter une mise en perspective à partir de leurs disciplines scientifiques. L’ouvrage de bonne qualité a le grand mérite d’être pluridisciplinaire en faisant appel à des géographes, des politistes, des anthropologues, des économistes, des historiens. Il est rédigé par des chercheurs et universitaires ayant une bonne connaissance du Mali. Il mobilise une importante documentation et est très actualisé quant à ses sources et à ses analyses. Les coordinateurs prennent parti dès le début en voulant se centrer sur les causes de la tragédie considérées comme internes au Mali. Ils veulent déconstruire l’hypothèse d’un arc de crise sahélien avec effet de contagion régionale et risque de dominos. Ils critiquent le terme de somalisation et la dramatisation des menaces terroristes. Les analyses de la crise malienne renvoient prioritairement, dans l’ouvrage, à des processus endogènes éclairés avec rigueur par diverses disciplines. Je regretterais seulement que la question des enjeux miniers et pétroliers ne soit pas traitée systématiquement. La mise en perspective historique N° 217 • janvier-mars 2014 • Revue Tiers Monde 227 ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ “RTM_217” (Col. : RevueTiersMonde) — 2014/2/21 — 15:59 — page 228 — #228 ✐ ✐ Analyses bibliographiques de très bonne facture a peut-être insuffisamment abordé la manière dont les découpages frontaliers et le projet de l’OCRS sont présents aujourd’hui dans les mémoires. Les analyses géopolitiques sont relativement absentes. Enfin, cet ouvrage collectif conduit souvent, malgré l’introduction, à une juxtaposition de chapitres de la part d’auteurs connaissant leur terrain mais n’ayant que peu confronté leurs descriptions et analyses dans un contexte de crise systémique. Une question fondamentale se pose toutefois. La focalisation prioritaire sur l’État nation malien permet-elle de comprendre les divers enjeux de la conflictualité ? Il nous semble que, comme dans la plupart des conflits africains, il y a au Mali emboîtement d’échelle allant du local à l’économie mondiale criminelle en passant par l’échelon national et régional. Il y a pluralité d’acteurs publics et privés avec changements fréquents de stratégies et d’alliances. Il y a enchaînement de facteurs politiques, sociaux, économiques, environnementaux, religieux, géopolitiques. Il aurait été dès lors utile de mettre davantage l’accent sur des facteurs extérieurs au Mali comme l’insertion des acteurs maliens dans l’économie mondiale criminelle et notamment les divers trafics, à commencer par la drogue ; la radicalisation de l’Islam par le salafisme et le wahhabisme appuyés par les pays arabes pétroliers ; le rôle des différentes mouvances djihadistes, avec alliances instables et d’AQMI bouté hors d’Algérie après la terreur noire ; le retour des mercenaires avec armements lors de la chute de Kadhafi ; les enjeux miniers et pétroliers de la part des diverses multinationales... Ces facteurs exogènes sont imbriqués avec des facteurs internes tels la décomposition de l’armée malienne, les circuits de corruption et de connivence à l’époque d’Amani Toumani Touré, ou les conflits intergénérationnels de la part de jeunes sans perspectives et séduits par l’islamisme... 228 Le terme d’arc de crise sahélien peut évidemment être critiqué comme celui d’arc chiite. Une des questions centrales est toutefois celui des conflits nomades, des appartenances transfrontalières de certains groupes et de la contagion des mouvements, ne serait-ce que par les sanctuarisations dans des zones peu contrôlées. Au-delà du Mali, se pose aujourd’hui la question des guerres asymétriques. Gagner des batailles n’est ni gagner la guerre ni gagner la paix. Aujourd’hui, la crise dont l’épicentre était le Mali tend à se déplacer dans d’autres zones sahéliennes comme le Niger et, surtout, la Libye. Malgré ces quelques réserves ou questionnements, nous invitons vivement le lecteur à lire cet ouvrage particulièrement éclairant sur un des drames contemporains en Afrique. Philippe Hugon Université Paris X – Nanterrre Bruno Losch, Géraud Magrin, Jacques Imbernon (dir.), Une nouvelle ruralité émergente : regards croisés sur les transformations rurales africaines, Atlas pour le programme Rural futures du Nepad, Montpellier, CIRAD, 2013, 44 pages Cet atlas est le fruit d’une lecture croisée entre économistes, géographes et agronomes sur les transformations structurelles auxquelles l’Afrique dans son ensemble est confrontée. Un ensemble de douze planches visualise ce que les auteurs appellent cette nouvelle ruralité en Afrique. Trois entrées sont privilégiées. La première analyse l’évolution du peuplement en termes de transition démographique, de recomposition de la population rurale, ainsi que les particularités de la croissance urbaine. La seconde entrée présente les dynamiques économiques et les spécificités des productions agricoles et alimentaires. Enfin, une troisième entrée présente les enjeux relatifs aux ressources N° 217 • janvier-mars 2014 • Revue Tiers Monde ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ “RTM_217” (Col. : RevueTiersMonde) — 2014/2/21 — 15:59 — page 229 — #229 ✐ ✐ Analyses bibliographiques naturelles et, notamment, ceux concernant les accaparements fonciers et la déforestation. Ce travail cartographique à la fois historique et prospectif, remarquablement réalisé et d’une grande pédagogie, a pour objet ultime de repenser les relations entre ville et campagne et de « désegmenter » les approches classiques des territoires, des secteurs et des politiques en deux catégories disjointes : le rural d’un côté et l’urbain de l’autre. Les territorialités africaines émergentes sont des tissus beaucoup plus complexes constitués de réseaux d’échanges, de villes de moyenne importance, de réseaux de communication multiples. La plupart des ménages vivent et vivront en zone rurale mais sont dans la pluri-activité, même si la plupart d’entre eux exercent une activité agricole. Ces acteurs sont de plus en plus intégrés aux différents marchés nationaux, régionaux et internationaux. On se trouve face à une ruralité recomposée. Dans ce contexte, l’Afrique est confrontée à un double défi : démographique et économique. Sa population va s’accroître encore pendant plusieurs décennies pour atteindre 2,1 milliards d’individus en 2050. La population active continuera de croître et, chaque année, arriveront sur le marché du travail 25 millions de jeunes en 2030. Aujourd’hui, ils sont déjà 17 millions à intégrer le marché du travail chaque année. Cette population restera majoritairement en zone rurale et n’ira pas automatiquement « gonfler » les mégapoles, les recompositions spatiales étant beaucoup plus complexes. Dès lors, cet atlas invite le lecteur, qu’il soit chercheur ou décideur politique, à « connecter » ces différentes analyses afin d’infléchir son regard, ses outils d’analyse et ses politiques économiques. Toute une réflexion sur cette transition démo-économique s’impose : on ne peut plus imaginer une trajectoire de croissance identique à celle qu’ont connue les pays européens, voire les pays émergents, compte tenu du moment pré- sent de la mondialisation (importance des chocs de productivité entre les Nations), des structures économiques et des évolutions démographiques. Cet atlas montre aussi tous les potentiels que recèle l’Afrique et qui manquent cruellement de politiques publiques adaptées. Il en est ainsi de son potentiel alimentaire, encore largement inexprimé, de son milieu rural, certes intégré aux marchés mais encore insuffisamment, des villes, qui aujourd’hui se nourrissent dans leur grande majorité de produits africains mais dont les possibilités d’amélioration restent immenses, de tout un potentiel d’activités agro-alimentaires encore trop peu soutenues... Très éloigné d’une approche prescriptive cet atlas n’a qu’une ambition : prendre en compte ces réalités rurales émergentes. Jean-Jacques Gabas CIRAD Tidiane N’Diaye, Le jaune et le noir, Enquête historique, Paris, Gallimard (coll. « Continents noirs »), 2013, 192 pages, ISBN : 978-2-07-014166-1, 18,50 € Les travaux historiques et anthropologiques de Tidiane N’Diaye sont connus. Ceux existants sur les liens entre la Chine et l’Afrique explosent au même rythme que croissent leurs relations économiques, financières, politiques, diplomatiques. Cet ouvrage rédigé par un anthropologue francosénégalais permet de développer de nouvelles grilles d’interprétation originales sur ces relations alors que tout semblait avoir été dit et écrit. L’apport le plus original est historique. Nous apprenons ainsi que la carte de l’Afrique a été dressée en 1389 avant que l’amiral eunuque Zheng He ne soit présent avec son importante flotte le long des côtes d’Afrique orientale. L’auteur montre comment les Chinois, joueurs de go, ont des stratégies très subtiles pour avancer leurs pions et bouter hors d’Afrique leurs N° 217 • janvier-mars 2014 • Revue Tiers Monde 229 ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ “RTM_217” (Col. : RevueTiersMonde) — 2014/2/21 — 15:59 — page 230 — #230 ✐ ✐ Analyses bibliographiques adversaires occidentaux. L’ouvrage est militant et donne une vision plutôt négative de la Chinafrique. Les arguments sont étayés par de nombreux faits. Il aurait été toutefois utile de présenter également les opportunités que représentent les pays émergents pour que l’Afrique, qui diversifie ses partenaires, sorte de relations postcoloniales et s’insère dans la mondialisation. Les cartes nous semblent aujourd’hui dans les mains des dirigeants et des citoyens africains qui peuvent transformer les risques d’un nouveau colonialisme en opportunités. Le « win win » suppose que, derrière la convoitise des matières premières, il y ait des exigences de transferts de technologies, de formations des cadres et d’emplois de travailleurs africains, ou de liens avec des PME africaines. Cet ouvrage engagé, témoignant d’un souffle certain, donne des matériaux utiles mais partiels pour participer à ces débats. Philippe Hugon Université Paris X – Nanterre ASIE Ejaz Ghani (dir.), Reshaping Tomorrow: Is South Asia Ready for the Big Leap?, Delhi, Oxford University Press, 2011, 352 pages, ISBN : 978-0-1980-7502-8, 41,17 € Le livre se compose d’une série d’études portant sur l’Inde principalement et dans une moindre mesure sur le Bangladesh, le Pakistan, le Népal et le Sri Lanka. Après une longue introduction de l’éditeur, les chapitres sont regroupés en deux grandes parties : la première traite des raisons d’être optimistes quant au futur de l’Asie du Sud et porte sur la démographie et la transition démographique (D. Bloom et alii), la montée des couches moyennes (H. Kharas), la contrainte de la globalisation (W. Grace et alii), les migrations internationales (C. Ozden et alii) ; la seconde partie, intitulée les défis, traite de plusieurs 230 points importants : comment rééquilibrer la gestion de l’espace (A. Panagarya), promouvoir des entrepreneurs capables de produire de la croissance et de créer des emplois (E. Ghani et alii), comment gérer les flux de capitaux (B. Eichengreen), l’urbanisation (R. Moshan), éviter les pièges de l’informalisation (R. Kanbur) et enfin comment résoudre les conflits et plus particulièrement le degré élevé de violence (L. Iyer). Reshaping Tomorrow pêche peut être par excès d’optimisme dans la première partie, notamment dans le chapitre sur les couches moyennes. Les auteurs reprennent les différentes définitions des couches moyennes faites par les économistes en soulignant leur aspect réducteur (notamment le défaut d’homogénéité des comportements, d’éducation...) et adoptent la définition de la Banque mondiale, soit un revenu par tête compris entre 10 dollars et 100 dollars/jour (au taux de change de parité de pouvoir d’achat) par personne. Selon cette définition, le poids des couches moyennes en pourcentage de la population est très faible, beaucoup plus que celui observé dans les pays émergents latino-américains ou bien encore en Chine : en 2010 il est de 1,1 % de la population au Bangladesh, de 4,1 % au Pakistan, de 4,9 % en Inde, alors qu’il est, avec la même définition, de 12,5 % en Chine et de... 73,7 % aux États-Unis. Selon les projections, ce poids devrait augmenter considérablement d’ici à 2025 et devrait se situer par exemple à 25 % de la population en Inde. Les populations de l’Inde, du Pakistan, du Bangladesh sont très importantes, de sorte que le poids absolu des couches moyennes est considérable, surtout en Inde, soit 59,5 millions de personnes en 2010, ce qui compense pour partie leur faible poids relatif. De là découle l’optimisme des auteurs. En effet, on a pu observer qu’à la différence de la Chine, la consommation des couches moyennes contribue fortement au taux de croissance élevé de l’Inde. Il suffirait donc que ces couches moyennes N° 217 • janvier-mars 2014 • Revue Tiers Monde ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ “RTM_217” (Col. : RevueTiersMonde) — 2014/2/21 — 15:59 — page 231 — #231 ✐ ✐ Analyses bibliographiques croissent plus rapidement que la population pour que leur consommation contribue davantage à la croissance et l’impulse... C’est ignorer que la montée de la consommation, surtout en ce qui concerne les biens durables et compte tenu des particularités de la croissance indienne, peut se traduire par une hausse des importations et accroître le solde négatif de la balance commerciale de ce pays freinant à terme cette croissance. Plusieurs raisons tempèrent l’optimisme dégagé dans la première partie. Dans la seconde partie, relative aux défis (par exemple A. Panagarya mais aussi R. Kanbur), il est souligné que l’Inde, à la différence de nombreux autres pays asiatiques, connaît une très faible croissance de ses emplois dans la manufacture : en 19931994, ces emplois représentaient 11 % de l’ensemble des emplois, en 2004-2005 seulement 12,4 % alors qu’en Corée du Sud, à l’aube de sa croissance rapide en 1960, ils représentaient 1,5 % de l’ensemble des emplois et en 1990 : 27 %. La croissance en Inde ne crée pas ou peu d’emplois manufacturiers pour deux raisons : la première a trait au poids croissant des services, modernes et « archaïques », au faible exode de la population rurale vers les villes. La main-d’œuvre qui migre de la campagne se concentre dans les emplois informels, principalement le commerce et les services, le secteur manufacturier absorbant peu de main-d’œuvre (23 % des emplois informels sont dans le secteur de la manufacture). Les emplois informels, là où se concentre la misère, représentent plus de 86 % des emplois en 2005. La seconde raison est que le secteur industriel moderne est un secteur à forte intensité capitalistique. Celle-ci augmentant peu, à la différence de la Chine, la hausse de la productivité du travail est faible. On n’observe donc pas comme en Chine un « passage », fût-il limité, d’entreprises intensives en main-d’œuvre vers des industries fortement capitalistiques. La faible croissance de la productivité du travail s’explique alors par le poids très important des emplois de survie à faible niveau de productivité et par un secteur industriel employant peu de main-d’œuvre. À la différence de la Corée du Sud et de la Chine, l’Inde semble sauter l’étape des emplois industriels et de l’industrie de manière générale, ce qui constitue une limite à sa croissance et nourrit un certain pessimisme – toutes choses étant égales par ailleurs – quant au maintien d’une croissance à un rythme élevé (en dehors des effets positifs sur l’industrie du bâtiment, non exportatrice par nature) grâce à l’essor des couches moyennes, fortement minoritaires en terme relatif mais importantes en chiffres absolus et à l’essor du crédit à la consommation. Si on ajoute l’insuffisance des infrastructures, peu soulignée par les auteurs, la violence endémique (L. Iyer), l’importance de l’analphabétisme, l’ampleur des déficits jumeaux (du budget et de la balance commerciale), la modestie encore relative des investissements étrangers directs malgré une libéralisation rapide du marché des capitaux les concernant (et donc à l’exception des investissements en portefeuille), les risques de Dutch Disease produits par l’importance des remises des travailleurs immigrés et les entrées de capitaux (B. Eichengreen), on comprend que la forte croissance de l’Inde puisse rencontrer des obstacles de plus en plus importants. Les deux Inde – l’une moderne, centrée sur les services non informels, utilisant une main-d’œuvre fortement qualifiée, l’autre, « à l’abandon », où se concentrent la misère et les emplois informels non qualifiés – ne font en réalité qu’une. Contrairement aux théories du dualisme, où un secteur moderne absorberait un secteur « archaïque » petit à petit, les particularités du régime de croissance indien, sautant l’étape de l’industrie, rendent extrêmement difficile la modernisation et la poursuite de la croissance. L’essor des couches N° 217 • janvier-mars 2014 • Revue Tiers Monde 231 ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ “RTM_217” (Col. : RevueTiersMonde) — 2014/2/21 — 15:59 — page 232 — #232 ✐ ✐ Analyses bibliographiques moyennes, dynamisant la croissance, voit ses effets perdre de leur importance en raison des contraintes macro-économiques que cet essor accentue, malgré l’importance des flux de revenus rapatriés en Inde par les travailleurs immigrés. Les études procèdent très souvent en utilisant une approche comparative, l’Inde comparée à la Chine, l’Inde de nouveau comparée à la Corée du Sud, l’Asie du Sud au Brésil ou bien à l’Indonésie, etc. Cette approche, ainsi que la finesse des analyses constituent le principal intérêt de ce livre. Au total, un livre très intéressant, qui mérite d’être lu et travaillé. Pierre Salama Université Paris XIII Heriberto Araújo, Juan Pablo Cardenal (dir.), Le siècle de la Chine : comment Pékin refait le monde à son image, Paris, Flammarion, 2013, 380 pages, ISBN : 978-2-0812-7034-3, 23 € Étrange livre que celui qui nous est proposé. Écrit par deux journalistes espagnols, vivant en Chine, fruit d’enquêtes de terrain dans la plupart des pays d’Afrique (Angola, Afrique du Sud, Mozambique, Soudan, etc.), du Moyen-Orient (Égypte, Iran), d’Amérique latine (Argentine, Pérou, Équateur, Venezuela) et d’Asie (Inde, Kazakhstan, Turkménistan, Vietnam, etc.), nourri d’une connaissance approfondie des enjeux géostratégiques de la Chine et de ses besoins d’expansion – fût-ce pour alimenter sa population, assurer son approvisionnement en matières premières – ce livre est à la fois très instructif et contestable. Contestable parce qu’il présente parfois des raccourcis peu démontrés. Ainsi en est-il du culturalisme qui affleure tout au long de l’ouvrage. Parce que « la Chine ne serait pas un État/nation mais un État/civilisation » (p. 53), il existerait « un nationalisme transfrontalier : la patrie et la culture chinoises constituent un élément rassembleur pour 232 des millions de Chinois vivant aux quatre coins de la planète » (p. 52). C’est ce trait qui le distinguerait des Espagnols au Mexique, en Équateur, etc., ces derniers ayant oublié qu’ils étaient Espagnols, sont devenus Mexicains, Équatoriens alors que les Chinois, présents depuis plusieurs générations dans ces mêmes pays seraient restés Chinois tout en s’intégrant dans ces pays et en y faisant fortune. Ceci s’expliquerait pour partie parce que « la résistance à l’effort, le goût pour l’épargne et le sens des affaires se transmettent, presque génétiquement, de génération en génération » (p. 48) et, pour une autre partie, par l’existence de diasporas et de ses réseaux (ce qui est plus sérieux à notre opinion). Cependant, cet aspect superficiel et contestable du livre est surcompensé par la richesse des enquêtes de terrain. C’est pourquoi il mérite d’être lu. Ce livre est instructif. Les migrants chinois à la conquête du monde présentent le triple avantage : 1/ de desserrer dans certaines régions les contraintes démographiques rapportées à l’insuffisance de terres, 2/ de constituer une diaspora de nature à faciliter la venue d’autres migrants et de consolider la présence de la Chine dans nombre de pays, 3/ d’être source de capitaux, surtout lorsqu’ils retournent dans leur pays. Mais leur présence n’est pas sans poser de nombreux problèmes. Ainsi en est-il de ceux soulevés par la migration pendulaire liée au commerce licite et illicite, de leur présence durable tout au long de la zone frontalière avec la Russie, dépeuplée et en voie de dépeuplement, non compétitive, avec des infrastructures insuffisantes et anciennes, face à une Chine surpeuplée, compétitive, possédant des infrastructures modernes. La présentation qu’en font les auteurs montre à l’envi les rapports d’hostilité d’une part, de mépris d’autre part, de rejet enfin et d’attirance par nécessité. L’analyse de l’expansion de la Chine en Afrique, devenue première partenaire du continent, à l’origine de la construction de plus de 2 000 km de N° 217 • janvier-mars 2014 • Revue Tiers Monde ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ “RTM_217” (Col. : RevueTiersMonde) — 2014/2/21 — 15:59 — page 233 — #233 ✐ ✐ Analyses bibliographiques voies ferrées, de 3 000 km de routes, de nombreux barrages, ainsi que celle, entre autres, des « petites surfaces » de vente chinoises en Argentine, sont très intéressantes. La multiplication des contrats « douteux », comme ceux signés avec le Venezuela (pp. 134-139), l’us et l’abus de la corruption faisant dire à un ancien ministre costaricain que « la Chine cherche à africaniser l’Amérique latine ; elle croit que nous sommes misérables et corrompus » (p. 157, mais aussi p. 120, p. 179 et p. 254), sa politique visant à maintenir au pouvoir des « rapaces locaux » (p. 253) faciles à acheter, l’indifférence totale vis-à-vis des problèmes environnementaux (voir la présentation de la déforestation en Sibérie, bouleversant les écosystèmes : pp. 195 à 203, celle des conséquences de la construction du grand barrage de Méroé au Soudan, p. 143 et suivantes) sont très instructifs lorsqu’on veut aller au-delà de la macroéconomie et comprendre ce que les chiffres cachent de relations sociales et de domination. Et c’est probablement dans la présentation, plutôt que dans l’analyse, des relations de travail, que le livre est le plus révélateur de la nouvelle présence chinoise dans les pays du tiers-monde et de l’ex-Union soviétique. Non seulement, les conditions de travail imposées ne respectent pas les codes du travail sans qu’il puisse y avoir de recours tant la corruption des élites est forte (voir le chapitre 6 intitulé « Les nouvelles victimes de l’usine du monde »), mais elles diffèrent selon que l’on est chinois ou non. Deux exemples mozambicains parmi les nombreux étudiés dans ce livre : « l’entreprise ne délivre pas de contrat d’embauche ; il n’existe ni de couvertures maladie, ni d’avantages d’aucune sorte, encore moins de droits à un logement (...) tous les mois la compagnie me retire une partie de mon salaire et je ne sais pour qu’elle raison (p. 172) ». « Ils (les entrepreneurs chinois) exigent énormément et ne comprennent rien à la culture locale » (p. 174). C’est probablement ce qui conduit ces entrepreneurs à déclarer : « ils (les ouvriers africains) ne veulent pas faire d’heures supplémentaires ; en plus ils sont très lents et se plaignent tout le temps » (p. 171), justifiant ainsi qu’« un ouvrier chinois non qualifié gagne en moyenne 850 dollars par mois, plus le gîte, le couvert et l’assurancemaladie entièrement pris en charge, tandis que le Mozambicain touche à peine 150 dollars mensuels et ne bénéficie d’aucun avantage » (p. 171), comme quoi il y a des degrés différents dans la surexploitation de la main-d’œuvre par les entreprises chinoises à l’extérieur. Évidemment, il y a de nombreux aspects positifs dans la présence de la Chine dans les pays du Tiers-monde et dans ceux de l’exUnion soviétique, surtout en ce qui concerne les infrastructures. Leur construction étant « gagnant-gagnant », gagnant pour les pays qui en bénéficient tant leur insuffisance et leurs besoins sont importants, gagnant pour la Chine pour faciliter l’exploitation et le transport des matières premières dont elle a un grand besoin. Ces aspects sont soulignés par les auteurs. Ce qui ressort cependant de ce livre avec force, c’est le « voyage au bout de l’enfer », ou encore, pour reprendre l’expression de Viviane Forestier, « l’horreur économique », comme si l’arrivée de la Chine dans ces pays devait être une réplique de celle de l’empire britannique au cours du XIXe siècle dans les pays du Tiers-monde. Pierre Salama Université Paris XIII Jagdish Bhagwati, Arvind Panagariya, Why Growth Matters, How Economic Growth in India Reduces Poverty and the Lessons for Other Developing Countries, New York, Public Affairs, 2013, 280 pages, ISBN : 978-1-61039-271-6, 18,30 € Jagdish Bhagwati est l’un des économistes les plus chevronnés de l’Inde. Depuis 1960, N° 217 • janvier-mars 2014 • Revue Tiers Monde 233 ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ “RTM_217” (Col. : RevueTiersMonde) — 2014/2/21 — 15:59 — page 234 — #234 ✐ ✐ Analyses bibliographiques il scrute l’évolution de son pays, écrit de nombreux ouvrages, est consulté par les autorités indiennes et diverses institutions internationales, dont l’OMC. Il est professeur à Columbia University (New York), comme son jeune collaborateur Arvind Panagariya. Celui-ci a été Chief Economist à l’Asian Development Bank. On lui doit aussi des travaux sur son pays et sur les défis de la mondialisation. Ce livre vient à son heure car, malgré plus de 60 ans d’expériences réussies ou ratées dans le monde en développement, les mythes contaminés d’idéologies de droite ou de gauche n’ont pas dit leur dernier mot dans les pays concernés et dans les débats Nord-Sud. Le thème central du livre est que seule une stratégie basée sur la croissance fera reculer la pauvreté de manière significative, constat peu discutable. Dans les années 1930, Jawaharlal Nehru notait le niveau de vie relativement élevé des paysans sans terre au Panjab déjà en pleine expansion, face à la misère des districts stagnants depuis près d’un siècle autour de Bénarès. Les deux auteurs retracent les grandes étapes de l’Inde indépendante : l’économie mixte préconisée avec succès par Nehru (1947-1964), les encouragements au secteur privé, y compris les investissements privés étrangers, mais aussi l’expansion des industries du secteur public et l’introduction de divers contrôles du secteur privé par l’État. Indira Gandhi (1966-1977 et 1980-1984) accentue par opportunisme la socialisation : nationalisation des banques, du charbon, contrôles toujours plus pesants (Licence Raj) du secteur privé, sévères limites des investissements étrangers, protectionnisme accru, programmes spéciaux pour les pauvres. Les cris d’alarme de Jagdish Bhagwati et d’autres économistes ne sont guère entendus. L’économie faiblit tandis que la population s’accroît de 2,3 % par an. La misère 234 ne recule guère. À son retour au pouvoir en 1980, à la suite des élections, la même Indira Gandhi lance les premières mesures d’assouplissement – ici aussi par opportunisme – tendance qui se renforce lorsque son fils, Rajiv Gandhi, lui succède en 1984. Son mot d’ordre est de « préparer l’Inde à entrer dans le XXIe siècle ». En 1991, nouvelles élections, Rajiv Gandhi est assassiné. Le nouveau Premier ministre Narasimha Rao, vainqueur des élections, confie à Manmohan Singh, économiste de haut vol et ancien vice-président de la Commission du Plan, la mission de lancer un véritable train de mesures libérales : encouragements au commerce extérieur, dévaluation, allégements des contrôles de l’État sur le secteur privé, ouverture aux investissements privés étrangers. Contrairement aux allégations des conservateurs de gauche, il est faux de parler de diktat du FMI et de la Banque mondiale qui soutiennent les réformes. Il s’agit de convergences de vues. Ces changements sont facilités par la montée des nouvelles générations ouvertes sur le monde, prêtes à innover et à améliorer la gestion de leurs entreprises, voir notamment les performances dans les techniques de l’information. Dans ce tableau, les deux auteurs mettent en relief deux phases : Track I and Track II Reforms. Dans la première, l’accent est mis sur la croissance. Dans la seconde, sur la base des acquis dans le domaine économique, des programmes pour la santé, l’éducation et d’autres aspects, très souvent dans le secteur public, s’amplifient. Ces vues globales sur l’Inde s’accompagnent de thèmes plus spécifiques : les faiblesses des infrastructures, le développement contrasté de divers États comme le Kerala et le Gujrat, l’emploi trop faible dans l’industrie. Les deux auteurs s’en prennent à plusieurs mythes en vogue, non seulement en Inde mais aussi dans les débats Nord-Sud et au sein d’ONG militantes. Des suicides de pay- N° 217 • janvier-mars 2014 • Revue Tiers Monde ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ “RTM_217” (Col. : RevueTiersMonde) — 2014/2/21 — 15:59 — page 235 — #235 ✐ ✐ Analyses bibliographiques sans provoqués par l’introduction du coton génétiquement modifié ont certes eu lieu mais Arvind Panagariya montre que les causes des suicides sont multiples et varient selon les États. Le mythe sur la croissance qui aggraverait le sort des pauvres est rejeté avec non moins de vigueur, à voir la montée des classes moyennes, y compris dans les zones rurales prospères. L’affirmation constamment citée, en Inde et à l’extérieur, selon laquelle la mortalité infantile serait supérieure en Inde à celle des pays au sud du Sahara est démantelée par de solides arguments. Ce faisant, les auteurs ne versent pas dans l’excès contraire (shining India) car ils soulignent l’ampleur des tâches qui demeurent, à commencer par les larges pans de misère. D’opportunes références à la Chine s’inscrivent dans la problématique des auteurs, qui montrent aussi l’intérêt du cas indien pour d’autres pays en développement. Une mise au point lumineuse, des analyses sans préjugés. Gilbert Étienne IHEID PROCHE ET MOYEN-ORIENT Dilek Yankaya, La nouvelle bourgeoisie islamique, Le modèle turc, Préface de Gilles Kepel, Paris, PUF (coll. « Proche Orient »), 2013, 216 pages, ISBN : 9782-13-059460-4, 27 € La bourgeoisie à laquelle s’intéresse Dilek Yankaya n’a pas grand-chose à voir avec la « classe de loisir » contre laquelle vitupérait Veblen1 . Ce dernier voyait dans ce groupe social composé de personnes oisives, dénigrant le travail et déconnecté du monde de la production, une institution nuisible cristallisant tous les maux de la société capitaliste. Mais elle ne peut pas non plus être complètement assimilée à la bourgeoisie, agent du changement social que décrivent Marx et Engels dès les premières pages du Manifeste et qui « partout où elle est parvenue à dominer, (...) a détruit les relations féodales, patriarcales, idylliques. Impitoyable, elle a déchiré les liens multicolores de la féodalité qui attachaient l’homme à son supérieur naturel, pour ne laisser subsister d’autre lien entre l’homme et l’homme que l’intérêt tout nu, le froid « paiement comptant ». Frissons sacrés et pieuses ferveurs, enthousiasme chevaleresque, mélancolie béotienne, elle a noyé tout cela dans l’eau glacée du calcul égoïste »2 . En fait, la bourgeoisie analysée dans cet ouvrage est plus proche de celle que Kornai appelait de ses vœux et dont il estimait indispensable l’avènement. Exposant son programme pour permettre à la Hongrie d’aborder sereinement sa transition postsocialiste, il écrivait : « L’un des éléments les plus importants de la transformation sociale que nous recherchons est le développement d’une nouvelle classe moyenne dont le noyau serait composé d’entrepreneurs (...) C’est parmi les propriétaires de ces petites et moyennes unités qu’émergeront les pionniers des progrès économiques »3 . On ne saurait mieux présenter la bourgeoisie étudiée par Yankaya. L’adjectif « islamique » la caractérisant est d’ailleurs assez rebutant : il est en effet proche du mot « islamiste » qui a une connotation péjorative. L’auteur le justifie par la nécessité de faire ressortir la spécificité de ce groupe social. Il ne s’agit pas d’étudier une minorité musulmane. Il s’agit plutôt de 1 Veblen T. T., 1978 [1899], Théorie de la classe de loisir, Paris, Gallimard (coll. « Tel »). 2 Marx K., Engels F., 1977 [1843], Manifeste du parti communiste, Paris, Éditions sociales, pp. 163-164, repris dans Marx K., Œuvres, tome I, Paris, Gallimard (coll. « La Pléiade »). 3 Kornai J., 1990, Du socialisme au capitalisme, L’exemple de la Hongrie, Paris, Gallimard (coll. « Le Débat »), pp. 48-49, souligné par l’auteur. N° 217 • janvier-mars 2014 • Revue Tiers Monde 235 ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ “RTM_217” (Col. : RevueTiersMonde) — 2014/2/21 — 15:59 — page 236 — #236 ✐ ✐ Analyses bibliographiques considérer un groupe dont l’éthique est inspirée de l’Islam dans un pays dans lequel les Musulmans ne sont pas une minorité. Comment, alors qu’il était voué à être marginalisé dans la République kémaliste, s’est-il constitué en bourgeoisie influente ? Pour comprendre son émergence et son installation progressive dans le paysage économique, politique et social turc, Dilek Yankaya commence par en établir la sociogenèse. Les mouvements politiques se réclamant de l’Islam apparaissent en Turquie durant les années 1970. Le coup d’État du 12 septembre 1980 a ensuite été le prélude d’une libéralisation de l’économie et d’un changement de régime de croissance. En ont été bénéficiaires plusieurs PME anatoliennes (les « tigres anatoliens ») constituant la base socioéconomique de la nouvelle bourgeoisie. Cette « contre-élite » a pour organisation représentative le Müsiad (en turc « Association des industriels et hommes d’affaires indépendants ») qui s’oppose au Tüsiad, autre organisation patronale, mais celle-ci occidentalisée et représentant l’élite laïque. Yankaya explique aussi que la nouvelle bourgeoisie est issue de cette ancienne élite mais qu’elle a su combiner les deux types de capital social (religieux et laïque) pour gagner en pouvoir économique. L’auteur expose ensuite le processus d’empowerment en tant que tel de cette contre-élite. Elle montre comment le Müsiad s’est constamment adapté aux vicissitudes de la vie politique turque. Ayant su faire son aggiornamento, il a ainsi pu devenir un acteur de premier plan de l’économie nationale. Son professionnalisme et ses analyses judicieuses lors de la crise économique de 2001 lui ont de plus fait gagner en crédibilité, ce qui l’a rendu attractif aux yeux de nombre d’entrepreneurs. Ainsi, il est désormais reconnu comme étant un acteur public de premier plan. 236 Mais avec l’arrivée au pouvoir de l’AKP en 2002, le Müsiad investit aussi le champ politique. Même si le second n’a pas été fondé par le premier, ils ont tout de même certaines affinités, non seulement idéologiques mais aussi en termes de public visé. Tous les deux se veulent en effet représentatifs de la nouvelle classe moyenne religieuse, qui est pour l’un sa base électorale et pour l’autre le groupe social dont il défend les intérêts économiques. La bourgeoisie pieuse accorde une très grande importance au travail dont elle a une éthique qui lui est propre. Les chefs d’entreprise souhaitant intégrer le Müsiad sont ainsi triés sur le volet – d’ailleurs, pas forcément sur des critères strictement religieux. Mais si les membres du Müsiad sont pieux, ils n’en sont pas moins des entrepreneurs compétents et avertis, capables de s’adapter face à un environnement changeant. Pour reprendre les termes de Yankaya, ils ont su articuler rationalité instrumentale et morale islamique et ce, malgré les tensions pouvant exister entre les deux. Ce qui pousse les entrepreneurs de la bourgeoisie islamique à participer à la vie économique, c’est bien sûr l’appât du gain, mais pas uniquement. Ils sont aussi mus par des considérations non pécuniaires telles que l’amour du travail, le souhait d’une vie ordonnée ou même le patriotisme. Les choix économiques de nombre d’entrepreneurs du Müsiad sont ainsi influencés par l’éthique musulmane. Malgré l’existence d’opportunités de profits, certains refusent par exemple d’investir leurs capitaux dans des activités prohibées par l’Islam ou s’interdisent de produire des biens de mauvaise qualité. L’ouvrage de Yankaya est donc le récit d’une symbiose réussie entre valeurs traditionnelles et modernité économique. Avec le concept de « sélectivités islamiques », elle rend compte de ce qui distingue cette nouvelle bourgeoisie de l’ancienne quant aux principes guidant ses choix. Ces sélectivités N° 217 • janvier-mars 2014 • Revue Tiers Monde ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ “RTM_217” (Col. : RevueTiersMonde) — 2014/2/21 — 15:59 — page 237 — #237 ✐ ✐ Analyses bibliographiques ont en outre la particularité de se transformer en permanence suite aux interactions entre les individus et leur environnement. La microéconomie standard est ainsi doublement prise en défaut, elle qui postule l’existence d’un agent représentatif ainsi qu’une exogénéité des préférences individuelles. Le groupe qui a émergé dans le sillage du Müsiad a ainsi joué un rôle majeur et positif dans le processus de changement social en Turquie. Ce livre nous apporte par conséquent un éclairage bienvenu et documenté sur cet acteur essentiel de la vie sociale turque. On est loin de la bourgeoisie prédatrice et nuisible décrite supra par Marx et Veblen. L’ouvrage est par ailleurs vivant, émaillé d’extraits d’entretiens avec des adhérents du Müsiad et membres de cette nouvelle classe. Quelques pages de plus n’auraient cependant pas été superflues. Elles auraient permis à l’auteur de contextualiser encore mieux son propos. En effet, Yankaya établit la sociogenèse de la bourgeoisie religieuse à partir des années 1970. Or, l’empowerment de cette dernière ne peut être pleinement apprécié qu’au regard des événements ayant permis l’avènement de la bourgeoisie laïque représentée par le Tüsiad. Une perspective historique de long terme aurait de surcroît présenté l’avantage de répondre à la question suivante : dans quelle mesure le cas turc est-il transposable et pourrait constituer un « modèle » comme l’indique le sous-titre de l’ouvrage ? Cette question est loin d’être anecdotique car, comme l’explique l’auteur et comme le rappelle Gilles Kepel dans sa préface, l’expérience turque sert de référence aux révolutionnaires du monde arabe. C’est néanmoins un moindre mal. Le lecteur désirant en savoir plus sur l’histoire des transformations sociétales en Turquie peut parfaitement consulter en parallèle un ouvrage sur l’histoire du pays depuis un siècle ou même depuis le début de l’empire ottoman (cf. par exemple Bozarslan4 ). En définitive, c’est parce que c’est un bon livre que La nouvelle bourgeoisie islamique (par ailleurs aussi lauréat du prix littéraire France-Turquie 2013)„ non seulement, apporte des réponses mais pose aussi des questions. Au-delà du cas turc et outre les interrogations sur la généralisation de son expérience, il ouvre des pistes de réflexions sur des thèmes aussi divers que la responsabilité sociale de l’entreprise, les relations entre économie et éthique, économie et religion, le rôle des élites dans le changement social, etc. C’est ce qui en fait un livre de qualité qui mérite d’être lu. Ilyess El Karouni Université Paris VIII 4 Bozarslan H., 2007, Histoire de la Turquie contemporaine, Paris, La Découverte (coll. « Repères ») ; Bozarslan H., 2013, Histoire de la Turquie : de l’empire à nos jours, Paris, éditions Tallandier. N° 217 • janvier-mars 2014 • Revue Tiers Monde 237 ✐ ✐ ✐ ✐