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toutefois, il n’est pas indispensable d’introduire une forme nouvelle de rationalité, car cela
impliquerait une sorte de conflit interne à la notion de rationalité. Il nous paraît préférable de
considérer que le thème général de la rationalité peut s’applique à différents objets : les
croyances factuelles, le choix des moyens permettant d’atteindre certains buts, mais aussi les
normes qu’il est rationnel d’accepter ou de justifier dans certaines circonstances. C’est une
rationalité unifiée (en amont) qui permet de s’appliquer à différents objets en fonction de leurs
caractéristiques propres. Et de leurs contraintes spécifiques.
Pourquoi parle-t-on de rationalité ? La notion de rationalité, si elle a un sens (et nous
pensons évidemment qu’elle en a un), correspond à une exigence normative à validité
interpersonnelle, par delà les normes sociales ou culturelles variables de manière locale et
particulière, ou les décisions strictement individuelles. Il s’agit d’une exigence de la pensée,
découverte par elle-même, qui s’impose à toute personne impliquée dans des facultés
ordinaires de raisonnement lorsqu’une solution à un problème s’impose, est disponible. C’est
en effet une caractéristique de l’espère humaine (Baechler : 2002), dans sa dimension
naturelle, et qui doit être traitée comme, telle, même s’il peut y avoir ensuite, par surcroît,
une culture de la rationalité (ou une culture de l’irrationalité) qui cherche à institutionnaliser
et à favoriser, dans certaines circonstances la recherche de la rationalité, ou qui permet, de
manière cumulative, d’affiner les données concernant la caractérisation de ce qui est
rationnel.
Pour « fonder » la notion de rationalité j’ai proposé pour ma part l’idée de
« normativité intrinsèque » (Demeulenaere : 2003) liée aux caractéristiques intrinsèques de
l’action, qui appartiennent à la structure du comportement (les êtres humains n’ont pas le
choix d’avoir ou de ne pas avoir des croyances factuelles ou descriptives, il en ont
nécessairement, et ces descriptions visent la pertinence): ainsi, le principe d’une description
d’un état de fait implique, par son sens même, la pertinence de cette description, et ainsi un
effort pour parvenir à une description correcte. Les gens ont besoin d’avoir des descriptions,
et le sens même de ces descriptions est d’être correctes, sinon l’entreprise de description est
vaine. De même, vouloir atteindre un certain but, implique de rechercher les moyens adéquats
de l’atteindre (que l’on pourra ensuite refuser pour d’autres motifs). De la même façon,
chercher des normes légitimes, revient à trouver des normes qui soient acceptables par
l’ensemble des membres d’une interaction.
Dès lors il nous paraît tout à fait non conforme à l’idée que nous en avons de dire que
toute rationalité est par nature subjective (Elster : 2010): si elle est seulement subjective, ce
n’est pas de la rationalité, laquelle implique par sa revendication même une dimension de
contrainte normative intersubjective non culturellement variable. L’idée même de rationalité
correspond à la reconnaissance de contraintes supra-individuelles qui s’exercent sur la
décision ou la croyances subjectives. Certes, dans la rationalité instrumentale, les finalités de
l’action peuvent être purement subjectives, mais la dimension de rationalité correspond
précisément, dans ce cadre, au fait que, pour atteindre ces fins, il faut passer par le choix de
certains moyens.
Dans le même ordre d’idée, décrire l’action comme une structure mue par des désirs,
associée à des croyances, et contrainte par des opportunités (Hedström : 2005), est en soi
pertinent d’un point de vue très général car cela décrit la structure motivationnelle de l’action,
héritée de David Hume Il n’y a pas d’action sans motivation à agir qui peut être nommée
« désir ». . En revanche, cela ne doit pas occulter le « sens » de l’action : décrire, justifier,
s’engager, préférer ne se réduisent pas à un désir, ce sont des types d’action qui ont leurs
contraintes normatives intrinsèques. Une théorie de l’action ne se référant pas au sens
intrinsèque des actions manquerait une dimension essentielle de celle-ci, non réductible à la
structure motivationnelle, ou à un désir (Demeulenaere : 2011).