http://www.asmp.fr - Académie des sciences morales et politiques. L’irrationalisme Entretiens de l’Académie du lundi 2 mai 2011 sous la présidence de M. Jean Baechler Irrationalité et irrationalisme Pierre Demeulenaere Professeur à l’Université de Paris Sorbonne. Un « irrationalisme » en sciences sociales peut se situer à deux niveaux, soit celui de l’analyse scientifique, soit celui de son objet, c’est à dire des comportements observés. Au niveau de l’analyse scientifique, il consisterait à dire que la raison n’est pas primordiale dans la connaissance, mais que celle-ci doit céder le pas à des approches non fondées sur la raison : par exemple l’intuition, la « pensée » de type heideggérien, la révélation religieuse dépassant la raison, l’autorité de la tradition, le discours littéraire etc. Le principe même des « sciences » sociales, si elles se veulent précisément scientifiques, est de se prémunir contre un tel irrationalisme, qui exclurait tout principe de pertinence discuté rationnellement des résultats. Il existe sans doute des courants « post-modernes » en sciences sociales qui cherchent à se débarrasser de la tutelle de la raison, et à rapprocher les sciences sociales de la littérature ou de « discours » sur le réel. Ils sont un objet intéressant d’analyse pour un sociologue, cherchant à expliquer comment de talles positions en viennent à être défendues. Ce ne sera pas l’objet de cet article. Toujours est il que l’ambition scientifique doit se référer à un ensemble de normes placées sous le contrôle de la raison, et même s’il y ainsi une normativité intrinsèque à cette entreprise théorique (Putnam : 2004), elle ne saurait pour autant être irrationnelle. Un irrationalisme en sciences sociales peut aussi se situer, non au niveau de la connaissance, mais au niveau des comportements étudiés, à partir d’une démarche de connaissance rationnelle : il consisterait à souligner l’importance des phénomènes irrationnels dans la vie sociale, qui peuvent eux même correspondre fondamentalement à trois choses différentes : -des comportements jugés irrationnels, dans leurs différentes dimensions : croyances, décisions, adhésion à des normes. -des normes ou des institutions jugées irrationnelles. -des processus « irrationnels » dans le sens où, sans donner lieu à des résultats irrationnels, ils ne sauraient dériver d’une volonté rationnelle. C’est le cas par exemple de l’émergence des marchés suivant Hayek : leur mise en place ne saurait dériver d’un processus de décision rationnel. Il convient de rappeler par ailleurs ici la distinction fondamentale faite par Pareto entre le non-logique et l’illogique : l’illogique s’oppose à une norme de rationalité, tandis que le non-logique ne relève ni de l’un ni de l’autre. Tout ce qui n’est pas rationnel n’est donc pas nécessairement irrationnel : une émotion n’est ainsi pas irrationnelle en soi, sauf si elle entre en conflit avec un principe de rationalité dans la croyance ou la décision. Parler ici d’un irrationalisme correspondrait donc aux théories cherchant à minorer le rôle de la rationalité dans les comportements et les phénomènes sociaux. Est ce que l’appellation http://www.asmp.fr - Académie des sciences morales et politiques. d’irrationalisme est adaptée à ce type de position ? Ce n’est peut être pas un usage courant, mais il faut bien avoir une étiquette pour désigner les théories qui tendent à souligner la force de l’irrationnel plutôt que celle du rationnel dans la vie sociale. Ceci appelle d’emblée toutefois quatre remarques fondamentales. La justification de l’idée de rationalité 1 - Il convient de souligner que le lien qui existe entre des positions rationalistes et des positions irrationalistes est précisément la référence à l’idée de rationalité. Certains auteurs (Homans : 1987) considèrent en effet que, parce que normative, elle n’a pas de place dans un discours « positif » de sciences sociales qui devraient se contenter d’étudier les comportements et les lois qui les régissent sans recourir à un concept évaluatif tel que celui de rationalité. 2 - En conséquence, il y a nécessairement une affinité très grande entre positions rationalistes et positions irrationalistes, puisque chacune présuppose l’autre logiquement. 3 - Dès lors, le débat doit porter essentiellement d’une part sur la définition de ce qui est rationnel ou irrationnel et d’autre part sur la justification (normative) de ces définitions. 4 - Enfin, d’un point de vue explicatif, il importe, par delà les positions normatives, de mettre en évidence les mécanismes explicatifs qui permettent de comprendre dans quelles circonstances se manifestent des comportements rationnels ou irrationnels. Revenons brièvement sur chacun de ces quatre points. Recourir à la notion de rationalité est ce qui permet d’interpréter des comportements comme adéquats, suivant donc certaines normes à préciser. De la même façon que le discours scientifique doit recourir à des normes pour se déployer de manière « correcte » et « pertinente » (ce qui correspond à des jugements de valeur), la connaissance scientifique étant un cas particulier de comportement rationnel, de la même façon reconnaître cette dimension de « pertinence » dans le comportement revient à une description et à une explication adéquate de ces comportements. Le recours à cette catégorie apparaît donc comme indispensable comme facteur explicatif déterminant des comportements. Dans la mesure où les acteurs jugent « correctement » ou non de certaines situations, rendre compte de ces jugements implique que l’analyste dispose des principes et des normes qui permettent au jugement de s’effectuer. On ne peut donc définir une position irrationnelle (et donc un irrationalisme qui soulignerait l’importance de ces comportements irrationnels) qu’à partir d’une définition de la rationalité, ou inversement. Dès lors il y a deux niveaux distincts de la discussion : caractériser d’abord ce que sont des comportements (ir)rationnels ; et ensuite repérer de manière empirique quels sont les types d’attitudes effectivement rationnels ou irrationnels qui tendent à prévaloir dans certaines situations et eu égard à certaines possibilités d’action. En réalité aucun défenseur de l’importance des comportements rationnels dans la vie sociale n’est supposé exclure la possibilité de comportements irrationnels, puisque la définition même de la rationalité implique, d’abord logiquement, mais ensuite empiriquement, la possibilité de comportements irrationnels. Il en va de même en sens inverse. Dès lors des positions rationalistes ou irrationalistes correspondent à la mise en évidence plus ou moins forte de l’une des deux dimensions par rapport à l’autre. De surcroît, un même comportement peut être tantôt interprété comme rationnel ou comme irrationnel eu égard à une certaine indétermination des définitions. Il est vrai que serait particulièrement « irrationaliste » une http://www.asmp.fr - Académie des sciences morales et politiques. position qui chercherait le plus souvent à privilégier des interprétations irrationalistes plutôt que des interprétations rationalistes de certains comportements. Le sujet fondamental tient donc à la définition et à la justification de l’idée de rationalité. Sur quelle base faut il dire qu’une action donnée est ou non un comportement rationnel ? Si l’on se tourne vers la tradition des sciences sociales et de leur philosophie, on pourra constater à cet égard deux choses : d’une part une certaine diversité des définitions proposées de la notion de rationalité (et en conséquence des attitudes irrationnelles) et d’autre part un certain manque de justification en amont de ce qui permet de caractériser un comportement de rationnel ou non. Je reviendrai sur ce point essentiel dans un moment. Auparavant, je répète donc qu’une position rationaliste ou irrationaliste doit, une fois les définitions et les justifications proposées, et la mise en évidence de comportements congruents avec ces définitions, s’interroger sur les mécanismes qui peuvent conduire des acteurs singuliers ou des groupes d’acteurs à adopter une attitude plutôt que l’autre. Pourquoi se montre-t-on plutôt rationnel ou plutôt irrationnel dans des circonstances données ? C’est un sujet fondamental relativement peu exploré, notamment par la littérature psychologique qui tend à mettre en évidence des comportements tendanciels, qui sont souvent interprétés par ailleurs en termes d’irrationalité, mais que l’on peut aussi essayer de réinterpréter en termes de rationalité (Bronner : 2003) . Or, si l’on parle d !irrationalité, c’est qu’une possibilité rationnelle existe. Il s’agit donc d’essayer de déterminer pourquoi l’une plutôt que l’autre est typiquement retenue dans certaines situations. On fera ici quelques suggestions pour aller dans cette direction. Il n’est évidemment pas possible dans le cadre de ce bref article de faire le bilan des différentes théories de la rationalité disponibles dans les sciences sociales On soulignera un certain nombre de points fondamentaux. Je partirai, pour des raisons de simplicité, de la notion de rationalité instrumentale qui est généralement prépondérante dans les sciences sociales. Rappelons que celle ci revient à définir comme rationnel le choix des moyens permettant d’atteindre certaines fins. La rationalité « minimale » de l’action est généralement associée à cette dimension instrumentale, qui implique notamment des croyances factuelles sur les moyens disponibles pour atteindre certains buts. Cela signifie donc que la rationalité instrumentale est orientée vers deux pôles : elle implique d’une part une disposition de l’esprit « rationnelle » qui se règle d’autre part sur une disposition pratique, la possibilité effective d’une manipulation des éléments du réel qui permet de produire certains effets. Ce qu’il importe de souligner ici, est qu’il ne s’agit pas du tout d’une rationalité nécessairement « utilitaire », puisque les buts en question ne sont pas nécessairement eux même « utilitaires » ; il y a eu un glissement de sens associant la rationalité instrumentale à la recherche de l’intérêt égoïste, alors que rien dans la rationalité instrumentale n’implique directement cela (Demeulenaere, 1996). Les fins poursuivies dans le cadre d’une rationalité instrumentale peuvent ne pas relever de l’intérêt, et ne pas être égoïstes ou utilitaires. Dès lors on ne peut pas qualifier un comportement altruiste d’irrationnel, puisque la rationalité instrumentale ne concerne pas directement l’égoïsme ou l’altruisme. Ceci conduit à la deuxième remarque : convient-il d’introduire plusieurs formes de rationalité (Boudon, 2009), et par conséquent plusieurs formes d’irrationalité (à prendre en considération par un irrationalisme) ? Comme nous venons de l’indiquer, la nécessité d’introduire le souci de l’altruisme, ou le souci général des valeurs, n’est pas en soi contraire à la rationalité instrumentale qui implique par ailleurs nécessairement des croyances factuelles (sur les moyens permettant d’atteindre certaines fins). Par contre il est vrai que cette idée de rationalité instrumentale ne permet pas de traiter les normes et les valeurs autrement que comme un moyen d’atteindre certains buts autres. Il importe donc, comme Raymond Boudon s’y est employé, de théoriser une rationalité spécifique du choix des valeurs. Pour cela http://www.asmp.fr - Académie des sciences morales et politiques. toutefois, il n’est pas indispensable d’introduire une forme nouvelle de rationalité, car cela impliquerait une sorte de conflit interne à la notion de rationalité. Il nous paraît préférable de considérer que le thème général de la rationalité peut s’applique à différents objets : les croyances factuelles, le choix des moyens permettant d’atteindre certains buts, mais aussi les normes qu’il est rationnel d’accepter ou de justifier dans certaines circonstances. C’est une rationalité unifiée (en amont) qui permet de s’appliquer à différents objets en fonction de leurs caractéristiques propres. Et de leurs contraintes spécifiques. Pourquoi parle-t-on de rationalité ? La notion de rationalité, si elle a un sens (et nous pensons évidemment qu’elle en a un), correspond à une exigence normative à validité interpersonnelle, par delà les normes sociales ou culturelles variables de manière locale et particulière, ou les décisions strictement individuelles. Il s’agit d’une exigence de la pensée, découverte par elle-même, qui s’impose à toute personne impliquée dans des facultés ordinaires de raisonnement lorsqu’une solution à un problème s’impose, est disponible. C’est en effet une caractéristique de l’espère humaine (Baechler : 2002), dans sa dimension naturelle, et qui doit être traitée comme, telle, même s’il peut y avoir ensuite, par surcroît, une culture de la rationalité (ou une culture de l’irrationalité) qui cherche à institutionnaliser et à favoriser, dans certaines circonstances la recherche de la rationalité, ou qui permet, de manière cumulative, d’affiner les données concernant la caractérisation de ce qui est rationnel. Pour « fonder » la notion de rationalité j’ai proposé pour ma part l’idée de « normativité intrinsèque » (Demeulenaere : 2003) liée aux caractéristiques intrinsèques de l’action, qui appartiennent à la structure du comportement (les êtres humains n’ont pas le choix d’avoir ou de ne pas avoir des croyances factuelles ou descriptives, il en ont nécessairement, et ces descriptions visent la pertinence): ainsi, le principe d’une description d’un état de fait implique, par son sens même, la pertinence de cette description, et ainsi un effort pour parvenir à une description correcte. Les gens ont besoin d’avoir des descriptions, et le sens même de ces descriptions est d’être correctes, sinon l’entreprise de description est vaine. De même, vouloir atteindre un certain but, implique de rechercher les moyens adéquats de l’atteindre (que l’on pourra ensuite refuser pour d’autres motifs). De la même façon, chercher des normes légitimes, revient à trouver des normes qui soient acceptables par l’ensemble des membres d’une interaction. Dès lors il nous paraît tout à fait non conforme à l’idée que nous en avons de dire que toute rationalité est par nature subjective (Elster : 2010): si elle est seulement subjective, ce n’est pas de la rationalité, laquelle implique par sa revendication même une dimension de contrainte normative intersubjective non culturellement variable. L’idée même de rationalité correspond à la reconnaissance de contraintes supra-individuelles qui s’exercent sur la décision ou la croyances subjectives. Certes, dans la rationalité instrumentale, les finalités de l’action peuvent être purement subjectives, mais la dimension de rationalité correspond précisément, dans ce cadre, au fait que, pour atteindre ces fins, il faut passer par le choix de certains moyens. Dans le même ordre d’idée, décrire l’action comme une structure mue par des désirs, associée à des croyances, et contrainte par des opportunités (Hedström : 2005), est en soi pertinent d’un point de vue très général car cela décrit la structure motivationnelle de l’action, héritée de David Hume Il n’y a pas d’action sans motivation à agir qui peut être nommée « désir ». . En revanche, cela ne doit pas occulter le « sens » de l’action : décrire, justifier, s’engager, préférer ne se réduisent pas à un désir, ce sont des types d’action qui ont leurs contraintes normatives intrinsèques. Une théorie de l’action ne se référant pas au sens intrinsèque des actions manquerait une dimension essentielle de celle-ci, non réductible à la structure motivationnelle, ou à un désir (Demeulenaere : 2011). http://www.asmp.fr - Académie des sciences morales et politiques. Le mécanisme de l’irrationalité des croyances Dans la suite de cet article, on s’intéressera seulement à la dimension du comportement la plus simple à interpréter en terme de rationalité, celle de croyance factuelle, soit la croyance en des états de fait donnés. Une irrationalité est elle possible en ce domaine, et qu’est ce qui peut la provoquer ? Il convient d’abord de distinguer la véracité de la croyance de sa rationalité. Il peut être rationnel d’avoir une croyance fausse, si elle ne peut qu’apparaître vraie à l’acteur compte tenu de l’information qui lui est disponible. Un exemple classique est l’évidence que le soleil tourne autour de la terre, tant qu’il n’a pas été démontré que c’est l’opposé qui est vrai. Il peut inversement arriver que l’on ait irrationnellement une croyance vraie (Elster : 2010), si, étant vraisemblable, elle est appuyée non pas sur un examen des données disponibles, mais sur un désir que cette croyance soit vraie (qui se trouve être vraie par ailleurs). Si par exemple, au XVI è siècle, une personne entreprenait de vouloir croire que la terre tourne autour du soleil non par référence à un raisonnement lui paraissant évident, mais par haine de l’église, il parviendrait à une croyance vraie non sur la base d’un raisonnement, mais d’un désir. Ce serait une croyance irrationnelle vraie liée à une passion qui ne peut pas être par elle-même justificatrice d’une croyance. La croyance est nécessairement liée, par son exercice et son énonciation, à une compétence cognitive qui l’assume. Une croyance est rationnelle si elle est adéquate à son objet, sur la base de l’implication d’une procédure descriptive correcte compte tenu de l’information disponible (qui peut donc orienter de manière pertinente vers une croyance fausse) Toute croyance dépend donc en effet d’une l’information disponible. Or celle-ci a deux sources possibles. Soit l’évidence directe qui est disponible pour l’acteur (compte tenu de ses présupposés et de sa situation) ; soit l’évidence transmise par l’intermédiaire de témoignages que l’acteur reçoit en provenance d’autres personnes, en qui il a confiance ou non. C’est ainsi qu’une croyance fausse peut être parfaitement rationnelle, soit parce que, compte tenu de l’information directement disponible, elle apparaît vraie, soit parce que le témoignage sur lequel elle s’appuie semble ne pas devoir être mis en question, alors qu’il induit en erreur. L’individu doit donc s’engager dans une appréciation de la crédibilité de ses informateurs, qui sont susceptibles de l’induire en erreur. L’irrationalité n’est donc certainement pas équivalente à la fausseté d’une croyance. Dès lors où se loge l’irrationalité et comment peut –on expliquer sa manifestation? Plusieurs variables sont impliquées : -La croyance est vraie ou fausse, avec une certaine probabilité plus moins connue. Il apparaît souvent qu’il y a une certaine complexité de la croyance qui la rend seulement plus ou moins sûre tandis qu’il y a aussi de nombreux cas où les choses sont plus tranchées. -La source de la croyance est soit l’évidence directe soit le témoignage (celui des scientifiques, celui des journaux, celui des voisins, celui des amis etc.). - quelle que soit l’origine de la croyance, directe ou indirecte, elle a des liens avec d’autres croyances (par exemple des conséquences) qui sont plus ou moins présentes à l’esprit de la personne qui adopte une croyance particulière. Or chacun de ces éléments peut faire l’objet d’une « appréciation » positive ou négative, susciter un désir ou une aversion, indépendamment de sa vérité. - D’abord, une réalité quelconque, objet d’une croyance, peut être appréciée différemment, elle peut susciter un désir ou une aversion, soit par elle même, soit par ses http://www.asmp.fr - Académie des sciences morales et politiques. implications et les éléments auxquelles elle est associée. En conséquence l’adoption d’une croyance relative à ces objets est elle même impliquée dans des émotions. - Mais on peut constater aussi que les personnes à travers lesquelles des informations transitent suscitent elles-mêmes le désir ou l’aversion (en sus de la confiance ou de la défiance, confiance et défiance qui sont elles mêmes liées à des émotions diverses). Par exemple, il peut être pénible pour un individu d’assumer une croyance qui le mettrait en désaccord avec des personnes à qui il est attaché, en qui il a confiance etc. Dès lors, l’irrationalité d’une croyance positive peut être repérée à trois conditions : 1 - Il y a certains éléments de vraisemblance qui permettent d’un certain point de vue (fût il très limité) de justifier la croyance acceptée. 2 - les éléments d’information permettant d’acquérir la croyance pertinente sont aisément disponibles ou accessibles ; l’individu n’est pas dans une situation telle que son information le conduise inévitablement vers la croyance non pertinente, car alors on voit mal comment on pourrait le taxer d’irrationalité. 3 - Ses désirs, soit vis à vis de l’objet de la croyance, soit vis à vis de ses informateurs, soit vis à vis des conséquences de la croyance, « bloquent » l’accès à la critique des croyances non-pertinentes acceptées et ferment le chemin de l’accès à l’évidence disponible. Ces trois éléments forment simultanément le mécanisme de la production de l’irrationalité. Il faut donc d’abord qu’il y ait un certain degré de vraisemblance, sinon on voit mal comment une croyance pourrait être acceptée par l’individu, puisque les émotions ne sont pas pourvoyeuses de croyances. Ceci dérive de la contrainte cognitive qui implique qu’une croyance jugée vraie puisse apparaître comme vraie à l’acteur qui l’assume. Ce point fondamental est évidemment partagé avec une attitude rationnelle. Le deuxième point est essentiel : si en effet l’information n’est pas disponible, ou très difficile à acquérir, on ne saurait juger l’individu irrationnel puisque ses croyances seraient fortement contraintes par cette limitation de l’information. On juge irrationnelle une personne lorsqu’elle est en mesure, compte tenu de sa situation observée, d’avoir la croyance rationnelle. Elle pourrait et devrait l’accepter si elle était rationnelle Le troisième point joue alors un rôle décisif, puisqu’il va « bloquer » la recherche d’une évidence contraire à celle qui est retenue, par la production d’une satisfaction liée à la croyance assumée. Cela signifie donc que pour qu’il y a ait irrationalité le rôle des émotions est déterminant, ce sont elles qui orientent ou non vers la recherche d’une correction des croyances non pertinentes. Mais ce ne sont pas elles qui sont responsables en tant que talles de la formation des croyances puisqu’une émotion, par son fonctionnement propre, n’est pas techniquement pourvoyeuse de la formation de croyance, qui relève d’une dimension cognitive. Les personnes qui ont une attitude irrationnelle vis à vis de leurs croyances sont arc-boutées sur celles-ci, et refusent de faire le pas vers des évidences pourtant disponibles. Du point de vue de l’observateur (qui ne peut observer une situation d’irrationalité qu’à partir d’une information rationnelle) la personne irrationnelle apparaît coincée dans ses certitudes, incapable de s’en délivrer. Prenons un exemple : la décision d’attaquer l’Iraq de Saddam Hussein sur la base de la croyance dans le fait qu’il possédait des armes de destruction massive. Certes, cette décision obéissait à des motifs multiples. La croyance en la possession des armes de destruction massive n’était qu’un élément parmi d’autres, qui peut néanmoins être considéré isolément. Le fait que Saddam Hussein possédât des armes de destruction massive n’avait rien d’invraisemblable, c’était même une croyance tout à fait plausible, compte tenu du http://www.asmp.fr - Académie des sciences morales et politiques. personnage. Pourtant il semble bien qu’au moment de l’attaque, en fonction des différentes sources de renseignement disponibles, l’évidence était que Saddam Hussein ne disposait pas de telles armes. La croyance (en soi vraisemblable) qu’il en avait, contre cette évidence disponible, était alors soutenue par une série d’émotions : la haine de Saddam et le renforcement réciproque existant entre tous ceux qui croyaient à l’existence de ces armes, créant un sentiment de solidarité entre eux. Il était alors difficile de s’extraire de ce groupe car cela pouvait susciter des réactions négatives vis à vis du sceptique et un inconfort émotionnel chez celui-ci. Dès lors on peut décrire un mécanisme relativement prédictif de l’orientation soit vers la croyance pertinente soit vers la croyance non pertinente, lorsque l’évidence est disponible et qu’il existe un caractère vraisemblable de la croyance non pertinente : c’est la présence d’émotions fortes, si elles sont bien établies, qui peuvent détourner de l’accès vers la croyance pertinente, en rendant le passage de l’une vers l’autre trop compliqué émotionnellement. Il faut bien indiquer cependant que ces émotions ne correspondent pas nécessairement à un « intérêt » de l’individu, ou même à une émotion agréable. Par exemple l’émotion de la crainte est généralement non seulement inutile mais pénible: à quoi cela sert-il, par exemple, pour un passager, d’avoir peur dans l’avion, puisqu’il est désagréable d’avoir peur, et que cela ne changera absolument rien à la situation où il se trouve? On peut dire qu’il y a là un mécanisme de vraie irrationalité qui a cependant deux dimensions distinctes inégales. Il y a d’abord la peur qui intervient dans une situation perçue comme une situation de danger (où par exemple l’avion pris dans une tempête est secoué violemment). Le raisonnement probabiliste du passager peut lui faire penser de manière pertinente qu’il est dans une situation de danger, puisqu’il sait qu’il arrive que des avions s’écrasent dans ce type de situation ; par ailleurs, dans des situations de danger, on tend à éprouver de la peur, indépendamment de tout choix. Pourtant, si la peur est une émotion désagréable et inutile qu’un individu voudrait ne pas ressentir, on pourrait dire qu’il est dans une situation d’irrationalité s’il a les moyens de contrôler ses émotions, mais qu’il ne le fait pas (il ne s’agit pas ici d’une croyance mais d’une volonté de se défaire d’un état inutile et désagréable). Par contre, il faudra dire qu’il est dans une situation de non-rationalité s’il n’est pas possible de contrôler ses émotions dans ce type de situation. On subit des émotions désagréables et inutiles, sans avoir les moyens d’empêcher leur survenue. Dans tous ces cas la croyance qu’il y a danger est toutefois pertinente et ne relève pas d’une irrationalité. En revanche, si une personne craint systématiquement de prendre l’avion, en toutes circonstances, alors qu’elle peut savoir qu’en termes de probabilité son risque de décès y est moindre que dans une voiture (où elle s’installe régulièrement sans éprouver de crainte particulière), alors il y a aura une véritable irrationalité, si la force de la crainte est associée à une croyance fausse, qui pourrait être révisée. Cette crainte interdit la reconnaissance rationnelle du danger modéré, et suscite alors des craintes non justifiées. Le mécanisme ici sera à rechercher dans les biographies contrastées des personnes, par exemple le fait de voyager très fréquemment doit peut être conduire à minorer la perception d’un danger par rapport à des personnes qui voyagent très rarement, produisant des émotions différenciées qui, en retour, sont liées à des appréciations inégales du danger. Une attitude précisément irrationnelle advient donc lorsque la réflexion ne parvient à pas à faire battre en retraite la croyance non fondée, du fait d’une émotion forte qui interdit à la raison de proclamer directement ses résultats. Hume décrit le passage ordinaire d’une croyance irrationnelle à son abandon sous l’influence de la raison : http://www.asmp.fr - Académie des sciences morales et politiques. « Même des maux impossibles causent de la crainte ; ainsi frémissons-nous au bord d’un précipice quand bien même nous nous savons en parfaite sécurité et qu’il ne dépend que de nous d’avancer d’un pas. La présence immédiate du mal influe sur l’imagination et produit une espèce de croyance ; mais, contrecarrée par la réflexion sur notre sécurité, cette croyance bat aussitôt en retraite et cause la même sorte de passion que lorsque, d’une contrariété de chances, résultent des passions contraires. (Hume 1991 : 67) » L’irrationalité advient lorsque ce passage ne se fait pas, et que les émotions maintiennent l’individu dans son erreur. Conclusion On peut distinguer une version faible et une version forte d’irrationalisme, la version faible soulignant l’existence de comportements irrationnels et essayant de décrire les mécanismes les produisant. La version forte insisterait plutôt une sorte de primat de l’irrationnel sur le rationnel dans l’interprétation des comportements. Il nous semble que l’on peut trouver un exemple d’un tel irrationalisme fort dans le texte suivant d’Elster : - « Ainsi, lorsque je parlerai de croyances motivées, de motivations motivées et d’émotions motivées, il ne s’agira jamais de croyances, de motivations et d’émotions choisies, mais toujours de croyances, de motivations et d’émotions qui satisfont tel ou tel besoin inconscient. Dans l’état actuel de la recherche, les besoins sont des entités théoriques, en ce sens qu’il faut déduire leur existence de leurs effets, comme c’est le cas également de la matière noire de l’univers. Dans un avenir sans doute assez lointain, la neuroscience permettra peut être d’en obtenir une connaissance plus directe. Dans ce livre, j’ai cité ou je citerai les besoins suivants : - le besoin de justifier son choix par de bonnes raisons (chapitre 3) ; - le besoin égocentrique de préserver et de promouvoir une bonne image de soi (l’amourpropre) ; - le besoin de consonance cognitive (Festinger) ; -le besoin d’équilibre (Heider) ; - le besoin de croire que le monde est fondamentalement juste (Lerner) ; - le besoin de croire que le monde a un sens ; - le besoin d’autonomie (Brehm) ; - le besoin de changement ; - le besoin de clôture cognitive (Neurath) ; - le besoin de réagir à une situation donnée par une émotion qui occupe une place élevée dans la hiérarchie normative des motivations (Elster 2010 : 101) » Dans ce passage, Elster décrit la responsabilité directe d’un certain nombre de besoins inconscients sur la formation de croyances fausses. Or chacun de ces besoins psychologiques, s’il existe, entre nécessairement en conflit avec le besoin rationnel de décrire les choses telles qu’elles sont. On ne saurait donc considérer à notre sens que ce besoin de pertinence est toujours et systématiquement surmonté par les besoins évoqués dans ce passage. Dès lors, le besoin rationnel de décrire les choses telles qu’elles sont entre en conflit avec des besoins qui peuvent susciter le désir d’approuver des croyances fausses. Une attitude irrationnelle est http://www.asmp.fr - Académie des sciences morales et politiques. précisément de retenir la croyance non pertinente, sous l’influence de ces besoins, au détriment de la croyance pertinente, si elle est disponible. Un irrationalisme fort serait de considérer la tendance forte à l’adoption de ces croyances non pertinentes sous l’influence de ces besoins. Au contraire, un irrationalisme modéré ou faible (qui est en fait aussi bien un rationalisme, auquel nous souscrivons) acceptera l’évidence de comportements rationnels et de comportements irrationnels, et essaiera de situer les mécanismes qui orientent, dans des situations données, soit vers les unes soit vers les autres. Il ne peut le faire qu’au nom de la possibilité d’une attitude rationnelle. C’est donc fondamentalement un rationalisme. Références bibliographiques : Baechler Jean (2000) Nature et Histoire, Paris, P.U.F. Boudon Raymond (2009) La rationalité, Paris, P. U.F. Bronner Gerald (2003) L’empire des croyances, Paris, P.U.F. Demeulenaere Pierre (1996) Homo oeconomicus, Enquête sur la constitution d'un paradigme, Paris, P.U.F. Réédition « Quadrige », 2003. Demeulenaere Pierre (2003) Les normes sociales. Entre accords et désaccords. Paris, P.U.F. Demeulenaere Pierre (2011,) “Introduction” in Pierre Demeulenaere (editor) Analytical Sociology and Social Mechanisms, Cambridge, Cambridge University Press. 1-30 Elster Jon 2010. L’irrationalité. Traité critique de l’homme économique. II. Paris, Seuil. Hedström Peter (2005) Dissecting the Social. On the Principles of Analytical Sociology, Cambridge University Press. Homans George C. (1987) “Behaviourism and after” in Anthony Giddens and Jonathan Turner (eds) Social Theory Today, California, Stanford University Press, 58-81 Hume David (1757) 1991 Dissertation sur les passions. In Les passions Paris, Garnier Flammarion Putnam Hilary [2002] (2004) Fait/Valeur: la fin d’un dogme, et autres essais. Traduction française de Marjorie Caveribière et Jean Pierre Cometti Editions de l’Eclat, Paris Tel-Aviv.