1 PASCAL ET LE DIVERTISSEMENT Copyright Pierre Macherey L’un des thèmes dominants de la pensée pascalienne est le désaveu de la philosophie, dont sa critique du cartésianisme est l’expression concentrée. A ses yeux, l’entreprise de la philosophie, davantage encore que défaillante, “incertaine”, est avant tout dénuée de sens, “inutile”, en raison de sa prétention déplacée et abusive à l’universalité, prétention que la raison humaine, avec les moyens dont elle dispose, bien que ceux-ci ne soient pas négligeables, est certainement incapable de satisfaire : car il lui est définitivement impossible aussi bien de voir absolument les choses au point de vue de Dieu que de donner à son propre point de vue un fondement stable qui, dans les limites qui sont imparties, en garantirait une fois pour toutes les certitudes. De là pour la pensée humaine, pour autant qu’elle ne se résout pas à consacrer uniquement son attention à quelques questions ciblées du type de celles qui sont accessibles à l’esprit géométrique, questions qu’elle parvient formellement à résoudre à condition d’adopter à leur égard une attitude ludique, sans trop les prendre au sérieux, - Amos Dettonville est avant tout un joueur, et c’est ce qui le distingue fondamentalement de Salomon de Tultie, et même de Louis de Montalte -, l’obligation de se rabattre sur l’unique problème qui demeure à sa portée, mais dont les enjeux sont pour elle cruciaux : à savoir celui que lui pose l’existence humaine, dont elle ne peut éluder les innombrables contradictions, qui rendent à la limite celle-ci inviable et invivable. De ce point de vue, on peut trouver chez Pascal les éléments de base d’une critique radicale de la métaphysique, qui anticipe sur celle de Kant, et a pour conséquence, conséquence radicale écartée par le rationalisme kantien, de rabattre toutes les tentatives précédemment conduites par les philosophes sur un unique terrain, le seul qui reste à la philosophie, pour autant que ce terme soit encore approprié : celui d’une anthropologie, au sens d’une élucidation critique de la condition humaine, avec ses hauts et ses bas, ses grandeurs et ses misères, dans le cercle desquels elle est définitivement enfermée, ce qui la condamne à en recenser les contradictions en ayant à jamais déposé l’espoir de les résoudre. Ce qui surnage principalement de la composition de l’Apologie de la religion chrétienne, dont ne subsistent que des lambeaux épars auxquels il est vain de chercher à restituer une cohésion ou une cohérence dont ils sont à jamais privés, ce sont les éléments, ou plutôt les bribes, de cette anthropologie philosophique, qui se ramène pour l’essentiel à une exploration des différents aspects de la vie humaine, dans une perspective très proche en première apparence de celle adoptée par les moralistes. Cependant, si Pascal est moraliste, c’est d’une manière tout à fait originale, comme le donne en particulier à comprendre l’Entretien avec M. de Saci, où il est expliqué qu’il y a eu, dans le passé lointain et proche de l’Antiquité païenne et de la tradition chrétienne, deux manières alternatives de considérer la condition humaine : l’une consiste, une fois rejeté ce qui peut être tenu pour accidentel et inessentiel, à identifier et à glorifier les marques subsistantes de la grandeur de l’homme, c’est-à-dire l’aptitude dont, en dépit de tout, il dispose en vue de se donner par lui-même les moyens de mener une vie libre dont il ait personnellement la maîtrise ; l’autre, en sens exactement inverse, met l’accent sur les obstacles qui rendent une telle tentative problématique, voire même impraticable, obstacles que l’homme rencontre, non à l’extérieur, mais au dedans de lui-même, du fait que sa nature soit déchue et corrompue, ce qui entache d’incertitude ses espoirs de salut, dans lesquels il se 2 lance à corps perdu, sans garantie, témoignage par excellence de sa misère. Or ce qui distingue radicalement la position de Pascal, c’est le refus de choisir entre ces deux options : “Qui fait l’ange fait la bête”, “Nous sommes au rouet”, sont de ce point de vue les formules cruciales qui donnent à son anthropologie sa coloration unique, sur des bases qui sont celles d’une logique du paradoxe, dont les sources seraient sans doute à chercher du côté de Nicolas de Cuse et de sa thématique de la coïncidentia oppositorum, selon laquelle l’esprit humain est confronté à des contradictions insolubles dont la tension ne se relâche jamais et qu’il doit, en se résignant à pratiquer la “docte ignorance”, s’exercer à supporter puisqu’elles constituent en dernière instance la condition de son fonctionnement normal. L’idée de base de l’anthropologie pascalienne, c’est donc que l’homme est grand et misérable, le pivot de cette affirmation étant constitué par le mot de liaison “et”, qui signifie à la fois que l’homme est grand bien que misérable, et aussi, si étonnant que cela puisse paraître, qu’il est grand parce que misérable ; autrement dit, pour concentrer ces deux thèses en un énoncé unique, il est grand en étant misérable, grand jusque dans sa misère même, ce qui est l’une des clés de la fameuse métaphore oxymorique du “roseau pensant”, ensuite passée à l’état de cliché et vidée par là de l’essentiel de sa portée spéculative. Si l’homme est un être à part, ce qui justifie qu’il fasse l’objet d’une étude séparée, c’est en raison de sa nature monstrueuse qui fait de lui l’égal d’une chimère ; cette nature consiste en une combinaison exceptionnelle d’ordre et de désordre, qui fait naître le désordre de l’ordre et l’ordre du désordre, sans que l’un ou l’autre parvienne définitivement à s’imposer et sans que leur alternance puisse jamais trouver de terme. Notons en passant qu’en adoptant un tel point de vue, Pascal est bien loin de considérer l’homme comme un empire dans un empire, c’est-à-dire comme étant capable d’établir et de confirmer son règne sur un domaine bien délimité et indépendant où il exercerait ses pouvoirs sans partage, dans une perspective uniment positive : s’il y a un monde de l’homme, celui-ci est un monde en loques, dont les frontières sont pour toujours indécises, et qui n’a d’autre fondement que celui qui est fourni par ses lacunes, dans un mélange inclarifiable de puissance et d’impuissance, où la seule assurance de stabilité est celle qui est fournie par l’état de fait, c’est-à-dire la radicale contingence qui décide du choix d’un métier ou de la forme d’un Etat, dans un univers où le vide se trouve virtuellement partout, et où Dieu ne se révèle qu’à travers son absence irrémédiable, Deus absconditus, face cachée que seuls illuminent par instants, pour certains, les éclairs imprévisibles de la grâce. C’est dans ce contexte trouble et empreint de confusion que prend place la réflexion consacrée par Pascal au thème du divertissement, qui éclaire les extraordinaires singularités de cette manière de concevoir la condition humaine, dont elle fait ressortir la précarité, qui constitue son unique loi: “Sans examiner toutes les occupations particulières, il suffit de les comprendre sous le divertissement.” (Br. 137) Examiner tous les aspects de la vie humaine, en élucider les plus infimes détails, sur un plan où c’est le “je ne sais quoi” qui fait toujours en dernière instance la décision, serait une tâche infinie, vouée de ce fait à l’échec ; mais il est possible de parer à cet inconvénient en allant directement, par le moyen de la raison des effets, à ce qui, pour elle constitue, non son centre, mais l’expression par excellence de son décentrement, c’est-à-dire son absence totale de centre : le divertissement, qui, écrit Pascal, doit “suffire” pour la comprendre, ce qui veut dire que, n’y en ayant pas d’autre disponible, il faut bien se contenter de cette 3 explication. On est plongé par là en plein paradoxe : c’est à l’extrême de la particularité, car le divertissement est par excellence un régime de dispersion et de déconcentration, que se trouve le principe générique permettant d’effectuer la récollection d’une totalité démembrée, dont les éléments sont définitivement épars, et à laquelle il faut renoncer à restituer une unité quelque peu consistante. Or, quoiqu’en pratiquant le divertissement l’homme ne cesse de s’engager, dans un monde sens dessus dessous, sur des chemins de traverse, en s’évertuant à mettre au point des façons de se divertir inédites, il y a un fait global, massif et permanent du divertissement en tant que tel, qui pousse toujours dans le même sens, même si c’est en divergeant. Le coup de force effectué par Pascal se trouve, comme très souvent chez lui, concentré dans un trait de style, manière imperceptible de modifier la façon d’utiliser les mots qui, d’un seul coup, et sans qu’on s’en soit rendu compte, change tout : ce trait de style consiste à parler, au singulier et en utilisant l’article défini, du divertissement, ce qui métamorphose celui-ci en une allure commune de la vie, alors même que la vie, en proie à la logique du divertissement, ne cesse de changer ses allures, en se prêtant aux attraits et aux élans, non seulement des différents divertissements, mais du divertissement, occupation de détournement ou de distraction n’ayant pas fatalement pour destination l’agrément, et qui exerce sa force sur le plan du divers, et d’un divers irréductible à l’unité, et trouve en celui-ci, sinon un fondement stable, du moins les conditions de son inimaginable persévérance ou continuité. Autrement dit, il y a une puissance du divertissement comme tel, qui se traduit par une constance dans la culture de l’éphémère, la seule constance à vrai dire dont soit capable la vie humaine, qui se caractérise ainsi par le fait qu’elle fait de l’inconstance un principe. Pascal n’a pas inventé le mot divertissement, qui s’était introduit dans la langue française un siècle et demi avant lui, mais il a créé une toute nouvelle façon de s’en servir, qui l’a élevé au rang d’une hypothèse directrice, dont il a fait le concept de base de la nouvelle anthropologie édifiée sur les ruines de la métaphysique et de ses illusions perdues, anthropologie du divertissement dont cet énoncé abrupt fournit un assez bon résumé : “Condition de l’homme : inconstance, ennui, inquiétude.” (Br. 127) Le divertissement, qui est une manifestation d’instabilité, puisque les fixations auxquelles il se consacre de manière obsessionnelle sont fatalement provisoires, traduit une inquiétude et un ennui, au sens très fort qu’avait ce dernier terme au XVIIe siècle, proche de celui qu’exprime aujourd’hui le mot angoisse, sourde préoccupation qui n’est pas une peur ciblée sur un objet précisément identifiable, mais correspond à un malaise généralisé, très difficile pour cette raison à dissiper, qui, de proche en proche, se communique à l’ensemble du milieu de vie de l’homme : c’est le monde entier qui l’ennuie, en le plongeant dans une désespérance, un souci, une incapacité à se satisfaire, un sentiment inexpiable de vide et de perte, qui ne lui laissent comme solution que la possibilité toujours présente de se divertir, ce qu’il fait pour oublier, en se lançant à corps perdu, avec l’espoir de combler ce vide, dans de nouvelles recherches qui n’aboutissent qu’à relancer le cours de son inquiétude, et ceci suivant un mouvement qui ne peut s’interrompre ni trouver de terme définitif. L’ennui, comme le désir, dont il est l’envers ou le revers, la vérité cachée, est un sentiment qui se nourrit de luimême, ce qui lui interdit toute promesse de résolution : “Ennui - Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos, sans passions, sans affaire, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son 4 vide. Incontinent, il sortira du fond de son âme l’ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir.” (Br. 131) Pourquoi se divertit-on, au sens absolu que prend le divertissement lorsqu’il est pratiqué pour lui-même, indépendamment donc de la recherche d’une satisfaction extérieure dont la possession puisse être garantie ? Pour échapper à l’ennui profond que provoque le fait d’être en repos, c’est-à-dire tout simplement d’être, de subsister sans occupation définie, en étant alors confronté à soi-même et à son vide, dont il faut à tout prix être diverti, en faisant diversion, et en payant pour cela le prix, - il est fort élevé -, qui est de se lancer dans une agitation vaine, qui permette pour un temps de penser à autre chose, en reléguant à l’arrière-plan son ennui, selon une procédure qui évoque à l’avance celle du refoulement. Le divertissement permet donc de gagner du temps en pratiquant l’art de perdre son temps, et ceci en se dépensant sans mesure, et sans autre perspective de gain que celle qui consiste dans la promesse de passer du temps, - le divertissement a toujours la forme d’un “passe-temps”, d’une “distraction” qui permet d’éloigner ses soucis en pensant à autre chose -, en vue de suspendre pour un petit moment l’insupportable inquiétude qui inonde l’existence entière de sa noirceur. Ce point est évoqué de manière saisissante dans la phrase que Pascal a écrite en marge du fragment le plus développé qu’il a consacré au thème du divertissement : “Raison pourquoi on aime mieux la chasse que la prise.” (Br. 139) Le divertissement est une quête qui ne tend vers rien, mais procure seulement une chance de s’échapper à soi-même, tant que dure la poursuite du leurre auquel elle s’attache, dont la seule fonction, la “raison pourquoi”, saisie au point de vue de la raison des effets, est de tromper une attente dont la pression ne cesse de tarauder celui qui y est en proie : “De là vient que le jeu et la conversation des femmes, la guerre, les grands emplois sont si recherchés. Ce n’est pas qu’il y ait en effet du bonheur, ni qu’on imagine que la vraie béatitude soit l’argent qu’on peut gagner au jeu, ou dans le lièvre qu’on court : on n’en voudrait pas s’il était offert. Ce n’est pas cet usage mol et paisible, et qui nous laisse penser à notre malheureuse condition, qu’on recherche, ni les dangers de la guerre, ni la peine des emplois, mais c’est le tracas qui nous détourne d’y penser et nous divertit.” (Br. 139) Quel trait commun réunit la chasse, la guerre, le jeu, la conversation des femmes ou l’accomplissement des obligations liées aux grandes charges ? Rien d’autre que le fait que tout cela est du divertissement, c’est-à-dire, sous toutes les formes imaginables, un moyen de s’absenter à soi-même, afin de se défendre contre son ennui, tout en sachant obscurément que ce n’est qu’un palliatif dérisoire qui ne change rien aux données du problème, puisque celui-ci, l’instant suivant, va se reposer, le même toujours, car il s’avère impossible d’échapper à son retour lancinant. C’est pourquoi le divertissement, agitation démente qui tourne en rond et s’effectue sur place, témoigne exemplairement des contradictions de l’existence humaine qui n’a pour se supporter et pour persévérer que la culture du superflu, dont les satisfactions imaginaires ne peuvent que la décevoir : le divertissement est à la fois absurde et plein de sens, l’essentiel de sa signification consistant dans son absurdité, qui met cruellement à nu les ressorts cachés de la condition humaine, dont il révèle l’ultime vérité, qui n’est rien d’autre que l’absence même de vérité, au sens d’une vérité qui lui appartiendrait à elle seule en propre. C’est pourquoi il faut aller plus loin, et reconnaître dans le divertissement, et 5 dans le sérieux et l’application que, hors de toute raison, on lui consacre, alors même qu’il se révèle à terme sans objet, et sans issue, la forme pure, et la plus pure qui soit, d’un exercice spirituel. En remontant à la clé de toutes les conduites humaines, qui est le divertissement en tant que tel, on se donne le moyen de restituer à l’existence saisie sous ses aspects les plus humbles en apparence une dimension transcendante, même si celle-ci se traduit par la perte de sens et déclenche un sentiment profondément déprimant, ce qui est la rançon à payer pour profiter des révélations qu’il comporte. Que fait-on au juste lorsqu’on s’adonne à la conversation des femmes, pudique euphémisme qui recouvre toute une gamme variée d’intérêts, d’émotions et d’attitudes? A première vue, on cède à une attraction dont les bénéfices escomptés sont directement palpables. Mais comment s’en tenir en une telle affaire à ce que Pascal appelle “un usage mol et paisible”, c’est-à-dire au fond indifférent ? La fonction du divertissement est précisément de faire pièce à l’indifférence, et l’on sait la place que tient dans l’Apologie la thématique de l’indifférence, qui, avec l’apparence de tranquillité qu’elle affiche, est la forme la plus viciée et la plus condamnable de l’oubli de Dieu : il en arrache de force le masque, au prix d’une dépense d’énergie insane, dont la seule justification est la poursuite indéfinie d’un bien qui ne se présente qu’à travers son absence. L’homme qui se divertit brûle ses vaisseaux, et, à son insu même, se fait violence à lui-même, se sacrifie pour son salut, même si cette quête, dans la forme où il s’y consacre, est sans espoir, d’autant plus méritante et digne d’admiration à sa manière qu’elle est ainsi désintéressée et gratuite, puisqu’elle s’accomplit en ayant déposé toute chance de succès et en misant en quelque sorte sur son échec. Le divertissement est comme un pari à l’envers, qui révèle les dessous du pari véritable : car ce dernier, de la même manière que le divertissement, est un saut dans le vide, un calcul désespéré, - l’argument du pari consiste à expliquer qu‘il est raisonnable de choisir de faire en conscience quelque chose de déraisonnable -, comme une dernière chance ressentie comme impossible, ce qui n’empêche d’essayer de la saisir, en l’absence de toute prise assurée qui en garantirait le succès. C’est pourquoi le divertissement, qui est parfaitement déraisonnable, n’en répond pas moins à une cause, une “raison pourquoi”, ce qui lui restitue, au niveau qui est le sien, une sorte de légitimité, qui le sanctifie : “Mais quand j'y ai pensé de plus près, et qu’après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs, j’ai voulu en découvrir la raison, j’ai trouvé qu’il y en a une bien effective, qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable, que rien ne peut nous consoler, lorsque nous y pensons de près.” (Br. 139) “Y penser de près”, formule qui revient à deux reprises, au début et à la fin de cette phrase, et qui pourrait faire penser à une psycho-analyse avant la lettre, c’est précisément ce qui est pour nous le plus difficile, parce que nous sommes des êtres de divertissement, qui, spontanément, nous ôtons les moyens d’appréhender la juste mesure des choses et du rapport que nous entretenons avec elles. Notre ignorance s’explique tout d’abord par le fait de prendre distance par rapport à ce que nous sommes en réalité, par peur du terrible secret qui nous hante : de ce secret, nous cherchons par tous les moyens à écarter la menace, le meilleur de ces moyens étant donné par l’oubli de notre condition, dont la vue nous fait horreur, ce qui est l’ultime raison du divertissement, conduite lucide et opaque à la fois, comme nous ne pouvons manquer de nous en apercevoir si nous y pensons de plus près, et si nous faisons l’effort de percer le mystère de sa banalité ordinaire et d’en apercevoir l’inquiétante étrangeté. Avec le divertissement, et son obsédante intranquillité, nous touchons du doigt notre 6 misère, alors même qu’il essaie d’en différer la manifestation : et c’est à travers cette tension qui le mine en profondeur qu’il s’élève à une sorte de grandeur, cette grandeur que porte en soi la misère, pour autant qu’elle arrive à s’éprouver comme misère, dans le doute et dans la souffrance, en l’absence de tout sentiment de sécurité qui viendrait en alléger le poids et aiderait à mieux la supporter : “La grandeur de l’homme est grande en ce qu’il se connaît misérable. Un arbre ne se connaît pas misérable. C’est donc être misérable que de /se/ connaître misérable; mais c’est être grand que de connaître qu’on est misérable.” (Br. 397) Le divertissement est précisément le miroir dans lequel l’homme projette simultanément sa misère et sa grandeur, et peut ainsi se voir tout entier tel qu’il est. Même si les raisons qu’on se donne pour se divertir sont fallacieuses, on a donc bien raison de se divertir : “Aussi les hommes qui sentent naturellement leur condition n’évitent rien tant que le repos, il n’y a rien qu’ils ne fassent pour chercher le trouble. Ce n’est pas qu’ils n’aient un instinct qui leur fait connaître la vraie béatitude... La vanité, le plaisir de la montrer aux autres. Ainsi on se prend mal pour les blâmer ; leur faute n’est pas en ce qu’ils cherchent le tumulte, s’ils ne le cherchent que comme un divertissement ; mais le mal est qu’ils le recherchent comme si la possession des choses qu’ils recherchent les devait rendre véritablement heureux, et c’est en quoi on a raison d’accuser leur recherche de vanité, de sorte qu’en tout cela et ceux qui blâment et ceux qui sont blâmés n’entendent la véritable nature de l’homme.” (Br., 139) Les hommes qui se divertissent expriment qu’ils ont naturellement, donc obscurément, instinctivement, un sens très juste de leur condition, même s’ils déguisent cette intuition en dissimulant la nécessité propre du divertissement, au singulier, sous la futile contingence des divertissements, au pluriel, qui n’en délivrent que l’apparence bariolée et fugace. De là un perpétuel renversement : on se lance dans l’agitation pour parvenir au repos, par l’effet d’une impulsion ou attraction dont la finalité insaisissable s’impose en se dérobant ; et comme on ne peut supporter ce repos, on se lance à nouveau dans l’agitation, soi-disant en vue d’atteindre ce repos dont on ne veut pas réellement, car on pressent qu’on n’aurait pas la force de le supporter : “Ils ont un instinct secret qui les porte à chercher le divertissement et l’occupation au dehors, qui vient du ressentiment de leurs misères continuelles ; et ils ont un autre instinct secret, qui reste de la grandeur de notre première nature, qui leur fait connaître que le bonheur n’est en effet que dans le repos et non pas dans le tumulte ; et de ces deux instincts contraires, il se forme en eux un projet confus, qui se cache à leur vue dans le fond de leur âme, qui les porte à tendre au repos par l’agitation, et à se figurer toujours que la satisfaction qu’ils n’ont point leur arrivera si, en surmontant quelques difficultés qu’ils envisagent, ils peuvent s’ouvrir par là la porte au repos. Ainsi s’écoule toute la vie. On cherche le repos en combattant quelque obstacle ; et si on les a surmontés, le repos devient insupportable ; car, ou l’on pense aux misères qu’on a, ou à celles qui nous menacent. Et quand on se verrait même assez à l’abri de toutes parts, l’ennui, de son autorité privée, ne laisserait pas de sortir au fond du coeur, où il a des racines naturelles, et de remplir l’esprit de son venin. Ainsi l’homme est si malheureux qu’il s’ennuirait même sans aucune cause d’ennui, par l’état propre de sa complexion ; et il est si vain qu’étant plein de 7 mille causes essentielles d’ennui, la moindre chose comme un billard et une balle qu’il pousse, suffisent pour le divertir.” (Br. 139) Est remarquable cette présentation du divertissement comme “occupation au dehors”, qui peut être prise simultanément à deux niveaux : au plus superficiel, elle signifie que nous cherchons à l’extérieur, par exemple dans les relations que nous entretenons avec d’autres personnes, une solution au problème que nous pose en permanence notre personnel ennui d’exister; mais, du même coup, elle signale indirectement, sous la forme ambiguë d’un “ressentiment”, ce besoin que nous avons d’échapper à notre condition, en nous consacrant corps et âme à autre chose, quoi ?, nous ne le voyons pas clairement, ce qui n’empêche que nous y tendions en vertu d’un “instinct secret”, qui peut aussi s’interpréter comme un appel du divin, issu du lointain souvenir de notre première condition antérieure à la chute. Platon, dont Pascal a dit par ailleurs qu’il prépare au christianisme, avait déjà proposé dans Le Banquet une analyse de ce genre : nos attirances les plus sordides en apparence doivent être prises comme des ombres portées ou des préfigurations avortées de ce grand et noble amour dont les élans nous projettent au plus loin de nous-mêmes, sur un plan vertical et non horizontal, dans la recherche, non de notre semblable, l’autre moitié de l’orange, mais de ce complément d’absolu qui nous manque, et dont le défaut est la clé de notre condition mortelle et de l’intime souffrance qui en est l’inévitable accompagnement. Nous sommes des êtres de désir, qui entretenons un rapport ambigu à l’absolu, dont nous gardons la nostalgie car nous n’avons pas tout à fait perdu le souvenir de ce qu’a été notre première nature : et le divertissement, qui permet occasionnellement de combler ce manque, est aussi ce qui, constamment, nous en rappelle la pensée, à laquelle, malgré tous nos efforts, nous ne pouvons échapper. C’est pourquoi les grands philosophes, ces demihabiles, qui nous incitent à contrer unilatéralement les tentations du désir, sous prétexte qu’elles sont porteuses de désordre et de trouble, n’ont sur la chose qu’une vue incomplète et défaillante, conforme à leur prétentieuse rationalité abstraite qui mutile tout ce qu’elle touche, et passe à côté de l’essentiel: “Philosophes - Nous sommes pleins de choses qui nous jettent au dehors. Notre instinct nous fait sentir qu’il faut chercher notre bonheur hors de nous. Nos passions nous poussent au dehors, quand bien même les objets ne s’offriraient pas pour les exciter. Le objets du dehors nous tentent d’eux-mêmes et nous appellent, quand même nous n’y pensons pas. Et ainsi les philosophes ont beau dire : “Rentrez en vous-mêmes, vous y trouverez votre bien,” on ne les croit pas, et ceux qui les croient sont les plus vides et les plus sots.” (Br. 464) L’appel du dehors, sous ses manifestations les plus variées, traduit en effet une obscure impulsion, toujours la même, dont il faut sans doute s’efforcer de contrôler au mieux la forme, mais sans prendre le risque d’en altérer le contenu qui, lui, doit être reconnu dans sa positivité et non faire l’objet d’une attitude négative de pur rejet, qui tend à l’ignorer ou à l’éliminer. Nous sommes ici en pleine anthropo-théologie : lorsqu’elle est envisagée sous un horizon de transcendance qui, de façon inouïe, en creuse démesurément les reliefs, la vie quotidienne prise sous ses aspects les plus quelconques, les plus mesquins, les plus humbles, se révèle emplie d’arrière-pensées latentes qui en redoublent et en magnifient la portée. La personne qui s’amuse, ou se figure le faire, en poussant une boule de billard ou en lançant en l’air un ballon, cherche Dieu, même si c’est sans le savoir : et la maladresse enfantine avec laquelle elle mène cette recherche laisse encore transparaître le caractère irrépressible du besoin tourmentant auquel elle répond, besoin existentiel auquel il n’est d’autre 8 issue honorable que celle proposée par le calcul du pari, salto mortale qui oblige à tout sacrifier sans promesse et sans garantie, avec le très mince espoir de parvenir à l’apaisement souhaité, seule démarche véritablement adulte dont le divertissement présente des images déformées qui, à travers toutes les torsions qu’elles lui imposent, laissent encore apercevoir quelque chose de leur modèle idéal : “Malgré la vue de toutes nos misères, qui nous touchent, qui nous tiennent à la gorge, nous avons un instinct que nous ne pouvons réprimer, qui nous élève.” (Br. 411) Cet instinct, qui contredit la vue de nos misères, coexiste avec elle, et en est inséparable. En quelque manière, c’est la méthode des figuratifs, que Pascal propose par ailleurs d’appliquer à la lecture de l’Ecriture Sainte, qui est encore convoquée à ce propos : le divertissement est une figure de la condition humaine, dont il rend manifeste à sa façon, mais non moins éloquemment, les traits essentiels, à travers un mixte d’ordinaire et d’extraordinaire, de naturel et de surnaturel, dont la confusion tordue et crucifiante est en elle-même parlante. Est par là ouverte la possibilité d’une mythologie de la vie quotidienne permettant de regonfler de sens, ce qui est le plus manifestement dénué de sens, et, d’ailleurs, a d’autant plus de sens, virtuellement, qu’il présente ce sens sous la forme aberrante du non sens, comme un tumulte qui s’efforce en vain de recouvrir un insupportable silence, celui des espaces infinis par exemple, qu’il donne encore et toujours à entendre sous la démence suppliciante de son bruit. Tout ce qui se produit ici et maintenant, dans la vie présente avec ses futiles apparences, est chargé de mystère : les valeurs du sacré et du profane, entre lesquels il n’y a plus de frontière nettement tracée, s’échangent ainsi en permanence, au risque de se confondre. Cette figure du divertissement, qui revêt les allures de la contingence et de la fausseté, est donc l’expression la plus nécessaire et la plus vraie de la condition humaine, qui ne peut se concevoir sans divertissement, sans le divertissement : “Divertissement - On charge les hommes, dès l’enfance, du soin de leur honneur, de leur bien, de leurs amis, et encore du bien et de l’honneur de leurs amis. On les accable d’affaires, de l’apprentissage des langues et d’exercices, et on leur fait entendre qu’ils ne sauraient être heureux sans que leur santé, leur honneur, leur fortune et celle de leurs amis soient en bon état, et qu’une seule chose qui manque les rendrait malheureux. Ainsi on leur donne des charges et des affaires qui les font tracasser dès la pointe du jour. - Voilà, direz-vous, une étrange manière de les rendre heureux ! Que pourrait-on faire de mieux pour les rendre malheureux ? – Comment ! ce qu’on pourrait faire ? Il ne faudrait que leur ôter tous ces soins ; car alors ils se verraient, ils penseraient à ce qu’ils sont, d’où ils viennent, où ils vont; et ainsi on ne peut trop les occuper et les détourner. Et c’est pourquoi, après leur avoir tant préparé d’affaires, s’ils ont quelque temps de relâche, on leur conseille de l’employer à se divertir, à jouer, et à s’occuper toujours tout entiers.” (Br. 143) Et Pascal a ajouté en marge de cette amère méditation : “Que le coeur de l’homme est creux et plein d’ordure.” Ce qui est étonnant dans ce passage, qui obéit à une rhétorique de l’amplification, c’est l’usage qu’il fait de la première à la dernière ligne du pronom impersonnel “on”. Qui est ce on? Au début du texte, cela paraît clair : “on charge les hommes dès l’enfance...” évoque tout un procès d’apprentissage qui, diraiton, “assujettit” les hommes en les préparant aux diverses occupations de la vie qu’ils auront à exercer par la suite, et dont la charge est anticipée par précaution, alors même que son poids ne se fait pas encore ressentir : “on”, ce 9 sont donc les parents, les maîtres, le système éducatif, la collectivité elle-même, les usages et les moeurs, en tant qu’ils remplissent à l’égard de futurs hommes cette tâche de formation ou de subjectivation qui les destine à être des hommes de divertissement, qui ne peuvent supporter le repos parce qu’il les force à rester face à face avec eux-mêmes, ce qu’ils ne supportent pas, et les façonne en vue de cette fin. Mais, au fur et à mesure que les phrases du texte se succèdent, en répétant de façon lancinante la même formule verbale appelée par ce “on”, “on les accable”, “on leur fait entendre”, “on leur donne des charges et des affaires”, “on ne peut trop les occuper et les détourner”, “on leur conseille”, toutes formules qui évoquent une muette conspiration, dirigée d’on ne sait où, on voit peu à peu le point d’assignation de ce “on” se déplacer insensiblement, de manière à renvoyer à une intention cachée qui, comme une main invisible, manipule du dehors les affaires humaines, et les dirige inexorablement dans le sens qui convient, le seul dont elles soient capables, en raison de l’ordure dont est définitivement empreint le coeur de l’homme. De là ce message aux résonances provocantes, que Pascal semble avoir esquissé dans le cadre de la préparation de son Discours sur la condition des grands : “Connaissez-vous donc et sachez que vous n’êtes qu’un roi de concupiscence, et prenez les voies de la concupiscence.” (Br. 314) Pour l’homme, connaître sa concupiscence, bien que cette connaissance doive susciter de sa part un sentiment de répulsion et de rejet, doit être une incitation à surmonter son dégoût et à s’engager plus avant encore dans la voie de la concupiscence, incitation qui paraît relever d’une autre initiative que la sienne propre, et à laquelle il ne lui reste qu’à s’abandonner, dans la honte de s’apparaître à lui-même, selon l’image que lui renvoie le divertissement, comme un roi de concupiscence, dont la souveraineté, quelle que soit la manière dont elle s’exerce, est condamnée à l’indignité qui est sa règle. Pourtant la fatalité incarnée dans la présence maléfique de ce “on”, qui semble alors possédé par une inspiration surhumaine, n’est qu’humaine, toute humaine, en ce sens qu’elle relève jusqu’au bout de la seule responsabilité de l’homme, qui doit, dans la peine, et dans le souci, assumer jusqu’au bout sa condition : c’est suivant cette même logique que la doctrine de la prédestination, loin de retirer à l’homme sa liberté, le précipite dans l’abîme qu’ouvre sous ses pas la nécessité de décider entièrement par lui-même de ses actes par des initiatives dont il porte l’entière responsabilité. C’est pourquoi, en ressentant et en acceptant sa misère, dont il prend acte et dont il entreprend personnellement d’ordonner les manifestations, l’homme, par un nouveau retournement du pour au contre, apparaît dans sa vraie gloire, gloire de misère, la seule à laquelle puisse prétendre un roi de concupiscence : “Grandeur - Les raisons des effets marquent la grandeur de l’homme, d’avoir tiré de la concupiscence un si bel ordre.” (Br. 403) De sa misère, l’homme a su lui-même par ses propres forces tirer un ordre, qui est son ordre, et non celui qui lui serait imposé de l’extérieur par un autre ou par une forme de nécessité à l’élaboration de laquelle il n’aurait point du tout part, comme la pierre qui, sans avoir eu à choisir, tombe en suivant la loi de la pesanteur. Dans le fragment sur le divertissement qui a déjà été cité à plusieurs reprises, Pascal écrit : “Voilà tout ce que les hommes ont pu inventer pour se rendre heureux.” (Br. 139) L’ordre du divertissement, dont ils subissent les pernicieuses conséquences, car il leur est impossible de faire autrement, les hommes se le sont eux-mêmes donné, par leurs forces propres ; c’est donc bien eux qui l’ont “inventé”, comme 10 une ingénieuse solution, à vrai dire la seule envisageable, au problème que leur posait leur impossible condition. A des coeurs creux et pleins d’ordure n’a pas fait défaut l’astuce qui leur a permis de survivre en faisant de leur misère un système, un mode de vie qui parvient diversement à s’imposer à travers les pays et à travers les âges, tour de force qui, tout pervers qu’il soit, provoque, en même temps que la répulsion, un étonnement qui ressemble à de l’admiration, la sorte de sentiment qu’on éprouve au spectacle de choses étranges, dont on se dit qu’elles ne devraient pas pouvoir exister, et qui pourtant, en dépit de tout, sont là miraculeusement devant nous, comme des réalités impossibles à nier et dont il faut bien accepter l’incroyable évidence. Le divertissement, les hommes l’ont fabriqué en même temps qu’il leur était imposé, et il est la marque, à la fois, de leur misère et de leur grandeur, de leur misérable grandeur et de leur grandiose misère, qu’ils ont voulues tout en y étant condamnés, en vertu de l’un de ces insolubles mystères dont seules la révélation et la foi sont en mesure de percer le secret. Dans ce secret, la raison, sous les formes insaisissables à première vue de la raison des effets qui n’est accessible qu’à l’esprit de finesse, est elle aussi impliquée : “Raison des effets - Renversement continuel du pour au contre. Nous avons donc montré que l’homme est vain, par l’estime qu’il fait des choses qui ne sont point essentielles; et toutes ces opinions sont détruites. Nous avons montré ensuite que toutes ces opinions sont très saines, et qu’ainsi toutes ces vanités étaient très bien fondées, le peuple n’est pas si vain qu’on dit; et ainsi nous avons détruit l’opinion qui détruisait celle du peuple. Mais il faut détruire maintenant cette dernière proposition, et montrer qu’il demeure toujours vrai que le peuple est vain, quoique ses opinions soient saines; parce qu’il n’en sent pas la vérité où elle est, et que, la mettant où elle n’est pas, ses opinions sont toujours très fausses et très mal saines.” (Br. 328) C’est au moment où le peuple est le plus “vain”, qu’il est aussi le plus “sain”, et réciproquement il n’y a pas pour lui d’autre manière d’être sain, conforme à sa nature, que d’être vain, en cherchant à y échapper ; lorsqu’il paraît le plus éloigné de la vérité, il se trouve, si on peut dire, en plein dedans, quoique ce soit fort obscurément : il est, au sens fort de l’expression, dans le vrai, à défaut de savoir le vrai de ce vrai où il est et où il s’est mis sans le savoir, en se faisant dans le monde la place qui lui revient par l’invention du divertissement, c’est-àdire au fond de la culture sous toutes ses formes, qui sont des créations de sa nature d’homme et ont en celle-ci leur “raison pourquoi”. C’est pourquoi la raison des effets est requise en vue de percer la carapace des comportements de l’homme ordinaire, dont les errements dissimulent une vérité cachée. Cet homme ordinaire, Pascal l’appelle du nom de “peuple”, en vue de signifier cette humanité ignorante, et non moins avisée pour autant, sûre d’elle en tout cas, qui n’agit qu’en y étant poussée par des instincts secrets que rien ne peut détourner de leur route, et ainsi exactement ajustés à leur cible, qu’ils ne peuvent manquer. Le peuple ne sait pas ce qu’il fait, et en même temps il le sait ou du moins il le “ressent” mieux que quiconque, comme on le voit clairement si on y pense de plus près. Cette étonnante analyse tourne autour de l’idée que, bien que la vérité soit cachée aux hommes, ils la connaissent, ou du moins la pratiquent en acte en s’engageant dans des conduites de divertissement, qui parviennent à une sorte d’authenticité en explorant jusqu’au bout les voies de la fausseté et de la méconnaissance : en ce sens, tout en se livrant à des comportements déraisonnables en apparence, ils suivent des raisons qui, bien qu’ils n’en aient pas conscience, sont de très bonnes raisons. On peut voir là l’esquisse d’une 11 théorie de l’idéologie comme fausse conscience qui, de la manière détournée qui la caractérise, n’en obéit pas moins à des lois nécessaires ; c’est-à-dire que sa production prend place dans le jeu de mécanismes dont le fonctionnement se règle sur des conditions qui en déterminent l’efficacité sans risque d’erreur ou d’écart, alors même que la fonction de ces mécanismes est de produire de l’erreur et de l’écart. Si l’homme est aliéné, au double sens de la folie et de la servitude, c’est donc en vertu d’un déplacement dont la nécessité s’est inscrite dans sa nature, et dont il ne lui reste qu’à exploiter à fond tous les aspects par sa décision propre. Si l’homme est vain, c’est parce qu’il ne voit pas la vérité là où elle est, selon la loi propre à l’idéologie, et on serait presque tenté de dire selon sa nature d’homo ideologicus, qui dans son être le plus profond est enclin à l’idéologie, c’est-à-dire au divertissement ; mais cette vérité, cela ne l’empêche pas de l’incarner, et de témoigner pour elle dans tous ses actes et dans toutes ses paroles, y compris les plus insensés qui, tout infectés qu’ils soient d’illusion et de préjugé, expriment figurativement, donc sous un masque, un sens profond, dont ils constituent la manifestation, sous des formes qui doivent elles-mêmes être décryptées. Ne pas voir la vérité où elle est, c’est quand même la voir, même si c’est la voir là où elle n’est pas, à travers une vision qui, si elle n’est pas parfaitement claire, n’en est pas moins, de façon décalée, porteuse de vérité. On peut résumer cette explication en utilisant la notion controversée de reflet, qui, ici, s’applique très bien : le divertissement est le juste reflet de la nature de l’homme, dont il traduit dignement l’indignité, cette indignité qui est le lot d’un roi de concupiscence dont le coeur est plein d’ordure. L’homo ideologicus dont nous venons de parler, c’est donc l’homme d’après la chute, dont la nature est déchue, ce qui s’exprime à travers le fait qu’elle ne peut saisir la vérité qu’à distance et ailleurs que là où elle est, n’ayant plus le moyen d’y avoir un accès innocent et direct. Pour conclure cette sommaire investigation consacrée à la thématique pascalienne du divertissement, qui a permis de lui restituer la plénitude de sa dimension anthropologique, replaçons celle-ci dans une perspective plus large, en vue de lui assigner des prolongements en amont et en aval, donc de lui reconnaître une dimension supplémentaire en termes d’ancienneté et de modernité. Tout d’abord, il n’est pas douteux que l’anthropo-théologie du divertissement a ses racines dans une tradition antérieure qu’il est indispensable de prendre en compte en vue de mieux en mesurer la portée. Sur cette tradition, il n’est possible de proposer qu’une vue cavalière, en remontant par exemple au mouvement dit de la “devotio moderna ” dont l’un des précurseurs avait été le mystique Jan Ruysbroeck, ermite brabançon qui, au XIVe siècle, vivait dans la forêt de Soignes et est mort, comme il se doit, en odeur de sainteté. Ruysbroeck a réintroduit dans la théologie chrétienne une tendance néo-platonicienne dont les intuitions allaient en sens opposé des certitudes raisonnées du thomisme. En 1891, Maurice Maeterlinck a réalisé une traduction française de l’un des nombreux écrits de Ruysbroeck, L’ornement des noces spirituelles de Ruysbroeck l’Admirable, précédée d’un long texte de présentation, bourré de citations empruntées à Plotin, qu’il a plus tard repris dans un recueil réunissant plusieurs études de ce qu’il appelle “métaphysique inconsciente”, dont le titre, Le trésor des humbles, va exactement dans le sens des préoccupations qui retiennent en ce moment notre attention, avec en perspective une resacralisation de l’existence sous ses formes les plus communes, et une réévaluation des usages du langage 12 ordinaire qui donne accès, le seul dont nous dispositions, à des mondes inconnus, jetant ainsi un pont entre le visible et l’invisible : cette orientation a généralement été celle adoptée à la fin du XIXe siècle par le mouvement poétique du symbolisme, particulièrement dans la forme qu’il a pris avec les écrivains belges, qui se sont précisément donné pour objectif de reconstituer par les moyens de l’art une telle mystique de la vie quotidienne, ce qui constitue une sorte de résurgence tardive de l’attitude propre à la devotio moderna, dont le courant double secrètement l’histoire du sentiment religieux jusqu’à nos jours. Dans Le trésor des humbles, se trouve un texte intitulé “Le tragique quotidien” dont les premières lignes évoquent une thématique proche de celle du divertissement : “Il y a un tragique quotidien qui est bien plus réel, bien plus profond et bien plus conforme à notre être véritable que le tragique des grandes aventures. Il est facile de le sentir, mais il n’est pas aisé de le montrer, parce que ce tragique essentiel n’est pas simplement matériel ou psychologique. Il ne s’agit plus ici de la lutte déterminée d’un être contre un être, de la lutte d’un désir contre un autre désir ou de l’éternel combat de la passion et du devoir. Il s’agirait plutôt de faire voir ce qu’il y a d’étonnant dans le fait seul de vivre. Il s’agirait plutôt de faire voir l’existence d’une âme en elle-même, au milieu d’une immensité qui n’est jamais inactive. Il s’agirait plutôt de faire entendre, par-dessus les dialogues ordinaires de la raison et des sentiments, le dialogue plus solennel et ininterrompu de l’être et de la destinée. Il s’agirait plutôt de nous faire suivre les pas hésitants et douloureux d’un être qui s’approche ou s’éloigne de sa vérité, de sa beauté ou de son Dieu...” L’idée que le “tragique essentiel” n’est pas celui des grands drames de la vie, dont le fracas paraît suspendre le cours des choses, mais qu’il accompagne silencieusement, et dans leurs secrètes profondeurs, les existences les plus communes, va dans le sens d’une resacralisation de l’ordinaire dont Maeterlinck, également traducteur de Novalis, a trouvé l’inspiration, en même temps que dans la mystique de Ruysbroeck, chez les romantiques allemands. Cet idée lui vient aussi d’Emerson, un autre de ses auteurs de prédilection, auquel une étude est également consacrée dans Le trésor des humbles, qui, dans The American Scholar, fait cette déclaration, où il n’est pas interdit de lire un concentré de l’esprit de la devotio moderna, transmis par l’intermédiaire de la théologie anglo-saxonne des Unitariens: “Je ne demande pas le grand, le lointain, le romanesque... J’embrasse le commun, j’explore le familier, le bas, et suis assis à leurs pieds... De quoi voudrions-nous vraiment connaître le sens ? De la farine dans le quartant ; du lait dans la casserole ; de la balade dans la rue ; des nouvelles du bateau ; du coup d’œil ; de la forme et de l’allure du corps ; - Montrez-moi la raison ultime de ces questions ; montrez-moi la présence de la cause spirituelle la plus haute tapie, comme elle est toujours tapie dans ces faubourgs et extrémités de la nature;... et le monde ne s’étend plus comme un ennuyeux fourre-tout, un débarras, mais il a une forme et un ordre ; pas de vétille; pas d’énigme ; mais un seul dessein qui unit et anime le pinacle le plus élevé et le fossé le plus bas.” Pour en revenir à la théologie de Ruysbroeck, elle est d’inspiration hermétique, et se fonde sur le principe de l’analogie, dont elle tire son caractère intrinsèquement poétique, qui est l’une des raisons de l’intérêt que Maeterlinck lui a consacré : elle donne à voir un monde fait de similitudes où, tout portant sur soi la marque du divin, le dehors et le dedans ne cessent d’être en communication réciproque, et où les essences, qui sont aussi des existences, sont immergées dans la lumière irradiante de la superessence, à la ressemblance du Christ qui a vécu et 13 est mort dans une humilité à la fois humaine et surhumaine, où ombre et clarté cohabitent sans pouvoir être nettement tranchés. Dans le chapitre 32 de la deuxième partie des Noces spirituelles, intitulé “Des quatre espèces de fièvres qui peuvent tourmenter l’homme”, Ruysbroeck évoque dans ces termes les hommes “inconstants de coeur” : “En tout ce qu’ils font, la nature cherche secrètement ce qui lui est propre, et souvent à leur insu, car ils ne se connaissent pas euxmêmes”, ce qui signifie que leur dérèglement est loin d’être sans règles, et que vivre en dehors de Dieu, c’est encore vivre avec Dieu, sinon en Dieu, même si c’est de manière relâchée, à la limite de l’abjection, dans un monde en folie où les hiérarchies établies, comme celle du haut et du bas, ont cessé d’être valides. C’est ce même message qui est repris et popularisé au siècle suivant dans l’Imitation de Jésus Christ de Thomas a Kempis, ouvrage de piété qui a connu une vogue considérable et a le plus contribué à la diffusion de l’orientation spirituelle propre à la devotio moderna, où l’on peut lire : “Il n’est point de créature si petite et si vile qui ne présente quelque image de la bonté de Dieu”, d’où il se conclut qu’“Un humble paysan qui sert Dieu est certainement fort au-dessus du philosophe superbe qui, se négligeant lui-même, considère le cours des astres”, et que “La plus pauvre petite demeure sera jugée au-dessus du palais tout brillant d’or”, ce qui fait penser par anticipation à la parole de Kierkegaard opposant les chaumières de l’existence aux luxueuses constructions de la pensée rationnelle. Ceci justifie l’appel lancé par l’Imitation de Jésus-Christ à “aimer les choses simples”, dont les artistes flamands, inventeurs de la peinture de genre, proposeront plus tard, en termes profanes, mais toujours en vue de célébrer la gloire de Dieu, une transposition esthétique. Dans une telle perspective, le monde terrestre, même sous ses formes les plus désenchantées et les plus viles, garde un pouvoir magique d’enchantement : et celui-ci, correctement dirigé, peut servir de tremplin à l’élévation de l’âme, qui part de lui pour parvenir ensuite à s’en éloigner. Lorsque Pascal, dans un fragment des Pensées , s’en prend à “la vanité de la peinture qui attire l’admiration par l’imitation de choses dont on n’admire point les originaux”, cette “vanité”, devenue d’ailleurs un motif pictural à part entière dont la portée est manifestement édifiante, doit être interprétée au même sens où il parle de celle du peuple dont les opinions sont pourtant très saines : le plaisir qu’on prend à la représentation des choses les plus basses est à la fois juste et injuste, et il se nourrit précisément de cette incertitude. La devotio moderna joue sur cette sorte de contradiction, dont elle ne sort jamais : si elle réhabilite le monde, c’est pour enseigner en douceur la nécessité de prendre distance par rapport à lui. en adoptant une attitude qui est la fois de reconnaissance, donc pour une part d’acceptation, et de déni, en vue de renoncer à ses séductions. Cette contradiction est à la base, toujours au XVe siècle, de la pensée de Nicolas de Cuse dans le sillage de laquelle se situe directement Pascal, qui lui a emprunté la métaphore du cercle dont le centre est partout et la circonférence nulle part, formule clé d’une cosmologie en perspective faisant passer, sur fond de nominalisme, la co-présence et la réversibilité de l’un et du multiple avant le principe de la hiérarchisation des essences qui, lui, s’applique à un cosmos bien centré et ordonné; en conséquence, cette cosmologie nouvelle, tournée vers la considération de l’univers infini, se situe à contre-courant de la logique aristotélicienne et du principe de contradiction sur lequel celle-ci s’appuie. Dieu se donne à voir dans le monde à travers une pluralité d’images divergentes, que leur divergence n’empêche pas d’être vraies toutes ensemble, et même rend plus vraies encore, puisqu’elle incite à corriger les unes par les autres : c’est pourquoi la coïncidentia 14 oppositorum devient la loi par excellence de la pensée, qu’elle dirige vers la vérité en l’exerçant à supporter des contrariétés qui, en même temps qu’elles la font souffrir, la dynamisent et la transportent au-delà des apparences immédiates. Replacées dans cette tradition, l’anthropo-théologie du divertissement révèle toute l’ampleur de sa portée, qui la rend à son tour initiatrice d’une nouvelle tradition, dans laquelle sa leçon est reprise et prolongée. C’est ainsi que, dans une perspective qui rappelle celle de Pascal, et qui est également celle d’une anthropo-théologie, Feuerbach explique que l’homme est l’être qui, par un jeu de renversement, a été dépossédé de son essence, dont il ne lui reste que des représentations déformées et déplacées, représentations à la fois vraies et non vraies, dont il lui faut par ses propres forces se réapproprier le contenu : ce qui distingue Feuerbach de Pascal, c’est qu’il voit dans le discours de la religion la forme par excellence de ce processus de distorsion dont il faut en sens inverse détordre les noeuds pour parvenir à la vérité de l’homme, qui n’apparaît que sous une forme excentrée, alors que Pascal voit dans ce discours, tel qu’il est fixé par la révélation, le seul critère de référence auquel il soit possible de se rapporter pour restituer leur “raison pourquoi” aux comportements humains qui, hors de cette référence seraient totalement privés de sens, et trouvent leur vérité en Dieu seulement, en l’absence de toute référence à un centre quel qu’il soit (selon la logique du décentrement, qui n’est pas assimilable à une excentration). Pourtant, même en se contredisant, Pascal et Feuerbach énoncent finalement le même renvoi permanent du divin à l’humain et de l’humain au divin, qui est la clé de leur méthode interprétative reposant sur le déchiffrement de figures à laquelle on peut si l’on veut donner le nom d’herméneutique. Tout près de nous, ce n’est pas un hasard si Bourdieu a choisi d’intituler Méditations pascaliennes l’ouvrage dans lequel il a concentré l’exposition de sa “philosophie”, qui, comme celle de Pascal, prend d’abord la forme d’une antiphilosophie, au point de vue de laquelle “la vraie philosophie se moque de la philosophie”. Pascal, théoricien du sens pratique ? Oui, et précisément par son analyse du divertissement et des pratiques sociales d’attachement et d’illusion qui lui correspondent, avec leurs mécanismes bien réglés dont le fonctionnement exprime l’arbitraire dans le forme de la nécessité. Ces mécanismes, il faut s’exercer à les voir à la fois de près, tels qu’ils s’offrent immédiatement dans leur réalité concrète, et de loin, en développant à leur égard un point de vue objectif, sans pour autant perdre de vue qu’ils ne sont pas des réalités extérieures qui ne nous concerneraient pas personnellement comme le croient ces “demi-habiles”, qui sur toutes choses font les philosophes, et que Pascal ne cesse de vitupérer au long des Pensées , ce que fait également Bourdieu dans le cadre de sa critique de la raison scolastique. De là la nécessité de promouvoir la figure d’une nouvelle philosophie, libérée des a priori traditionnels de la raison philosophante abstraite, parce qu’elle aura su s’engager directement dans les conflits réels de la vie et tout d’abord en avoir pris la mesure réelle. Cette nouvelle philosophie est donc celle qui se donne les moyens d’être en prise sur cet homme vrai du divertissement qu’est en dernière instance l’homme social, exposé quotidiennement à parier pour l’incertain à travers des conduites qui sont manipulées à son insu par des régularités statistiques, dont la connaissance ne lui est cependant pas définitivement refusée, pour autant qu’il en vienne à prendre conscience qu’il est au rouet de sa grandeur et de sa misère, en tant que roseau pensant pris dans l’alternative insoluble de l’objectivité et de la subjectivité, dont les points de vue sont également irrécusables et impossibles à éliminer. Ce que Pascal apporte à Bourdieu, c’est donc, plutôt qu’un modèle de connaissance qu’il ne resterait plus qu’à appliquer, une incitation, voire une 15 ambiance propice à un certain ordre de réflexion, une attitude particulièrement réceptive à des intérêts rejetés communément par les philosophes, - Bourdieu s’indigne des pages méprisantes écrites par Heidegger au sujet de ‘“l’homme du On” traité en homme de peu, “véritable rite d’expulsion du mal, c’est-à-dire du social et de la sociologie” (M P , p. 37) -, intérêts qui sont précisément ceux cultivés par cet antiphilosophe que se veut le spécialiste en sciences sociales, pour qui comptent avant tout les valeurs basses banalement, voire trivialement cultivées dans la vie courante par ce simple homme du On dédaigné des philosophes : “J’avais toujours su gré à Pascal, tel que je l’entendais, de sa sollicitude, dénuée de toute naïveté populiste, pour le “commun des hommes” et les “opinions du peuple saines”; et aussi de sa volonté, qui en est indissociable, de chercher toujours la “raison des effets”, la raison d’être des conduites humaines en apparence les plus inconséquentes et les plus dérisoires - comme “courir tout le jour après un lièvre” -, au lieu de s’en indigner ou de s’en moquer, à la manière des “demi-habiles”, toujours prêts à “faire les philosophes”, et à tenter d’étonner par leurs étonnements hors du commun à propos des opinions de sens commun.” (MP , p. 10) La sociologie telle que Bourdieu la conçoit et la pratique, dans une perspective qui ne sépare jamais complètement le cognitif du compassionnel, est-elle, sur le fond, une anthropo-théologie, écartelée entre les deux orientations de l’objectivisme scientiste et de la mysticité, ce qui conduit à la resituer dans le sillage de la devotio moderna ? Si c’est le cas, Bourdieu n’en est que plus proche de Pascal en qui il s’est lui-même reconnu, en prenant le risque d’entacher sa démarche de contradiction et de l’exposer à la folie mortelle de la croix, qui l’incendie de ses feux, en pleine “misère du monde”, à la limite du scientifique, du politique et du religieux. La vie quotidienne, entre divertissement et travail Frédéric Keck Après les trois premières séances du groupe d’études de Pierre Macherey consacrées à Pascal, Hegel et Marx, et avant d’entrer dans les séances sur les conceptions phénoménologiques du monde de la vie et leurs répercussions sociologique, je voudrais m’arrêter sur la polarité que Pierre Macherey a installée entre le modèle du divertissement chez Pascal et le modèle du travail chez Hegel (et, d’une façon qui reste problématique, chez Marx). Il s’agit certes d’une polarité historique, permettant de passer d’une conception classique de la vie quotidienne comme divertissement (chasse, jeu de cartes, conversation avec les dames…) à une conception moderne de la vie quotidienne comme travail (pas seulement celui de l’artisan ou de l’ouvrier, mais toute activité humaine, celle de la femme, du philosophe, de l’artiste…). Mais il s’agit également d’une polarité permettant de penser la vie quotidienne en tous points comme partagée entre des moments de divertissement et des moments de travail (d’où le débat récent sur la « fin du travail », l’avènement d’une société de loisirs, et finalement le loisir pensé lui-même comme un travail dans une économie productive des loisirs). Cependant, il me semble que l’opposition entre Pascal et Hegel permet de construire à l’intérieur de cette polarité en quelque sorte première et naïve une seconde polarité plus problématique, celle entre divertissement et conversion dans le modèle de Pascal, et celle entre travail et aliénation dans le 16 modèle de Hegel. Mon hypothèse est celle-ci : si Pascal et Hegel proposent deux modèles permettant de penser la place de la négativité dans la vie quotidienne, ou ce que Pierre Macherey a appelé l’insertion brutale de la transcendance dans l’immanence de la vie quotidienne, c’est chez Pascal sur le mode du hasard ou du jeu, au sens de l’ensemble des rapports de diversion/conversion qui entraînent l’esprit dans un tour vertigineux sur lui-même, et chez Hegel sur le mode de l’activité orientée vers un but, selon un schéma téléologique qui rapporte toute la vie quotidienne à un jour singulier où l’esprit se manifeste particulièrement à luimême, ce que Raymond Queneau a appelé, en reprenant ironiquement le mot de Hegel : « le dimanche de la vie ». Je voudrais élaborer les conséquences de cette opposition avant de poser la question de la place de Marx dans ce dispositif. L’hypothèse de lecture que propose Pierre Macherey, c’est que le divertissement pascalien est une clé de lecture à la fois pour les Pensées et pour une anthropologie de la vie quotidienne, dont Pascal aurait en quelque sorte tracé le programme (selon une piste ouverte par Bourdieu dans ses Méditations pascaliennes). « Sans examiner toutes les occupations particulières, il suffit de les comprendre sous le divertissement » (Br. 137) : cette phrase extraite des Pensées souligne bien que le divertissement n’est pas un secteur de la vie humaine, celui où sa misère et sa vanité éclate au plus grand jour, mais bien plus profondément la logique de toutes les activités humaines les plus ordinaires, même celles qui prennent aux yeux des hommes un sens absolu (et alors il faudrait dire que même le rituel religieux, ce moment où l’homme consent à « s’abêtir » pour croire, est lui aussi un divertissement). Mais alors c’est le projet d’une « apologie de la religion chrétienne » qui entre en crise : Pascal a-t-il écrit les Pensées pour peindre la misère de l’homme sans Dieu afin de lui révéler sa grandeur avec Dieu, en sorte que l’anthropologie devrait céder la place à la théologie, ou bien a-t-il, comme Pierre Macherey en prend le pari, décrit la misère de l’homme comme condition même de sa grandeur, selon la logique de la coincidentia oppositorum que Pascal reprend à Nicolas de Cues, en sorte que l’anthropologie serait immédiatement et en tous points anthropo-théologie, révélation du sacré dans les activités les plus profanes ? Il me semble qu’une phrase des Pensées appuie cette seconde interprétation : « Grandeur – Les raisons des effets marquent la grandeur de l’homme, d’avoir tiré de la concupiscence un si bel ordre. » (Br. 314) La notion de « grandeur » ne se réfère pas ici à une grandeur morale, versant positif de la misère de l’homme, comme dans « La grandeur de l’homme est grande en ce qu’il se connaît misérable. » (Br. 397). Elle se réfère plutôt à une grandeur géométrique, à la possibilité d’une science de l’ordre issu de la misère humaine, ce qui s’appellera ensuite économie : science toute entière régie par les « raisons des effets » au sens où elle vient seulement après-coup pour décrire les ordres qui se constituent dans les actions ordinaires (c’est le sens du sous-titre de l’ouvrage de L. Boltanski et L. Thévenot, De la justification, Les économies de la grandeur, qui ouvre précisément le programme d’une sociologie des actions ordinaires). Mais alors cette science de l’ordre des actions humaines (dont il faudrait repenser les rapports avec l’ordre de la justice et l’ordre de la charité, selon les indications données par Boltanski dans L’amour et la justice comme compétences) opère une singulière torsion entre les notions apparemment antithétiques de divertissement et de conversion. Selon une lecture première, la conversion est ce qui devrait suivre la prise de conscience de la vanité du divertissement, ce qui consiste à interpréter le pari comme un saut de la science de l’homme à la foi en Dieu. Mais une autre lecture est possible : la conversion se produit à l’intérieur du divertissement lui-même, elle n’est même rien d’autre 17 que le revers du divertissement, ou son détour (au sens où Pascal dit que « les hommes sont si nécessairement fous que ce serait être fou, par un autre tour de folie, que de ne pas être fou », la sagesse apparaissant alors comme l’envers de la folie, comme la folie faisant un tout sur elle-même, ce qui permet au sage de vivre avec les autres fous comme s’il était fou). Divertissement/conversion : il n’y a pas entre ces deux moments la grande opposition morale entre la misère de l’homme sans Dieu et la grandeur de l’homme avec Dieu, mais il y a seulement la différence infinitésimale séparant deux mouvements consécutifs, qui tournent autour de la même chose en suivant des directions différentes. L’homme cherche à la fois le divertissement et le repos, il passe de l’épuisement à l’ennui, mais c’est parce que tout en lui le pousse à tourner autour de son néant, pour lui éviter de le regarder en face et de mourir d’effroi. La logique qui régit ces mouvements de tours et détours est alors celle du jeu, dont le pari est seulement une des formes : s’il n’y a que des tours et détours autour d’une case vide, alors il n’y a plus de sens ultime de l’action humaine, comme une finalité nécessaire vers laquelle elle tendrait uniformément, mais il y a seulement des stratégies, des coups, des combinaisons, dont il est possible de reconstituer après coup les lois grâce au calcul des probabilités. L’économie de la grandeur devient alors une sociologie statistique des jeux de hasard. Cette approche purement contingentiste ou probabilitaire de la vie quotidienne peut alors être mise en contraste avec l’approche nécessitariste et télélogique de Hegel. Hegel reprend à Aristote sa description du travail de l’artisan pour l’élargir de la sphère limitée de la tekhné (rapport d’un artisan à son œuvre) à l’ensemble des activités observables dans la sphère de la société civile ou bourgeoise. Selon un mécanisme que Hegel appelle ruse de la raison, le concept d’abord présent subjectivement en esprit (comme on dit, « dans la tête de l’artisan ») cherche à se réaliser en passant par l’objectivité de la matière, et doit pour cela jouer sur les tours et détours de la matière afin de lui imprimer, sans qu’elle en prenne conscience, sa propre finalité. Il y a donc bien ici, comme chez Pascal, l’idée d’une ruse comme science des tours et détours à travers lesquels se construit le sens de l’action humaine. Et il y a bien également chez Hegel une place pour le négatif comme ce qui, ne pouvant être vu de face, oblige l’esprit à suivre des tours et détours : c’est parce que le concept ne peut entrer directement en relation transcendante de négation avec la matière qu’il doit ruser avec elle et entrer dans l’immanence de ses régularités. Mais on voit que ces détours et cette négativité sont subordonnés à une finalité positive, selon le modèle du travail : le jeu avec l’objet n’est qu’un moment pour parvenir à lui imposer une forme définitive, et la place de la négativité n’est dessinée qu’en creux dans l’attente de la négation de la négation qui la relèvera. De ce point de vue, Pierre Macherey souligne que les ruses et les détours de la société civile, dont Hegel a emprunté la description à l’économie libérale des Ecossais, notamment à travers la figure de la « main invisible » conçue comme une Providence sécularisée, restent subordonnés, au niveau de l’esprit objectif, à l’Etat qui en contrôle la direction de façon souveraine, et au niveau de l’esprit absolu, à la philosophie qui en récapitule le mouvement. On peut se demander si dans nos sociétés libérales cette figure de l’Etat républicain appuyée sur un conseiller-philosophe n’est pas sérieusement mise en question, en sorte que nous n’aurions plus affaire qu’aux ruses et détours du néo-libéralisme – ce qui expliquerait la popularité du thème de la « ruse de la raison », diffusé au-delà de sa limitation par Hegel à une sphère circonscrite. Quelle est alors la place de Marx dans cette alternative ? En quoi sa conception de la « réalisation de la philosophie » permet-elle une approche de la 18 vie quotidienne, et sera-ce au travers du modèle du travail ou du divertissement ? À la lecture des analyses du Capital qui font directement référence au paragraphe 209 de l’Encyclopédie de Hegel, c’est bien le modèle du travail que reprend Marx, pour penser le travail dans sa réalité pratique contre la déformation idéologique qu’en a donné l’économie classique. Le travail est alors conçu comme l’affrontement de l’homme à une réalité qu’il nie mais qui risque également de le nier en tant qu’elle appartient à un autre, sous la forme de la propriété capitaliste des moyens de production. La vie quotidienne est alors pensée dans la dialectique travail-aliénation-libération. Mais une autre lecture de Marx est possible, plus proche de ce que Marx a appelé « matérialisme historique » que de ce « matérialisme dialectique ». C’est dans les textes du jeune Marx, comme le suggère Pierre Macherey, que le schéma de l’aliénation prend sa source et se complique. S’il y a aliénation du travail, ce n’est pas seulement parce que quelqu’un d’autre prend au travailleur le produit de son travail, mais c’est parce que le travailleur ne peut se représenter le produit de son travail que de façon renversée, médiatisée par le désir spéculaire des autres. C’est ici que prend place l’analyse marxienne de la religion comme idéologie : l’idéologie inverse le haut et le bas, selon le mécanisme de la camera oscura, elle donne la plus haute valeur à ce qui en a le moins, les idéaux religieux, et elles tend ainsi à ôter sa valeur à ce qui en a réellement le plus, les produits du travail et les biens matériels nécessaires à la subsistance – ce qui permet à certains hommes plus rusés et plus cyniques de s’emparer de ces produits du travail, pendant que les travailleurs pensent (et votent) contre leurs intérêts matériels. Il me semble que le texte central pour une anthropologie marxienne de la vie quotidienne n’est pas, de ce point de vue, Le Capital, mais La question juive. Dans ce texte, en effet, Marx pose la question que devrait se poser toute anthropologie de la vie quotidienne : parlons-nous des hommes de chaque jour, ou bien des hommes du jour du Seigneur ? C’est sur les juifs sécularisés que Marx pose cette question, en réponse à la thèse de Bauer sur la sécularisation de la religion juive : ce qui est réel, est-ce le Juif de la semaine, ou le Juif du sabbat ? Faut-il libérer les Juifs de leur croyances religieuses, ou faut-il d’abord les libérer de leurs conditions matérielles d’existence ? Derrière la religion, c’est plus profondément l’Etat hégélien-républicain que critique Marx, et la conception idéologique des droits de l’homme qui le soutient : si l’on veut libérer les hommes des croyances religieuses qui leur font oublier les conditions matérielles de leur vie quotidienne au profit de grandes cérémonies où ils adhèrent à des idéaux de façon purement abstraite, selon le mécanisme de la conscience renversée, il faut critiquer davantage l’Etat, grand organisateur du « dimanche de la vie », que la religion, qui n’en est que la gardienne. Le Juif du sabbat n’est donc pour Marx qu’une figure occasionnelle pour critiquer l’homme du dimanche, l’homme qui masque toutes ses actions quotidiennes les plus inavouables pour se montrer à la grande messe glorieuse du dimanche. Il semble alors que l’analyse de Marx ne puisse être ramenée ici au schéma travail-aliénation-libération, mais qu’elle est beaucoup plus proche du schéma divertissement-conversion que nous avons vu opérer chez Pascal. Que fait en effet l’homme dans sa vie quotidienne ? Il s’amuse et se divertit pendant la semaine, en cherchant à gagner de l’argent, et il s’humilie et se convertit le dimanche, en se tournant vers les idéaux unificateurs de la société civile, dans le cadre de la religion ou de l’Etat. La vie quotidienne est donc une vie double, ce qui ne signifie pas qu’elle est aliénée : l’homme de la vie quotidienne vit sur deux plans, celui du calcul d’intérêts et celui de l’adhésion à l’idéal, ce que Marx appelle, à la suite de Feuerbach, le ciel et la terre. « Là où l’Etat politique est 19 parvenu à son épanouissement véritable, l’homme mène, non seulement dans la pensée, dans la conscience, mais dans la réalité, dans la vie, une vie double, une vie céleste et terrestre : la vie dans la communauté politique, où il s’affirme comme un être communautaire, et la vie dans la société civile, où il agit en homme privé, considère les autres comme des moyens, se ravale lui-même au rang de moyen, et devient le jouet de puissances étrangères. » (« La question juive », in K. Marx, Philosophie, Gallimard-Folio, p. 58) Que cette vie soit double ne signifie pas que ce dédoublement puisse prendre fin, mais au contraire qu’il ne cesse de se développer, de proliférer en un dédoublement infini : c’est en tous points, et pas seulement le samedi soir, que la vie quotidienne bascule de la semaine au dimanche, dès que l’homme passe de l’être au devoir-être, du plan des faits au plan des valeurs. Tout divertissement est donc en même temps une conversion : les tours et détours de la vie quotidienne dans la société civile obligent à tisser ensemble, de façon à la fois hypocrite et sublime, les faits et les valeurs, l’être et le devoir-être. Il n’y a donc plus d’individu vivant réconcilié avec lui-même dans une libération possible : la vie humaine est irréductiblement séparée d’elle-même par des contradictions qui à la fois la déchirent et la constituent. Quelque chose se passe dans ce samedi soir permanent qu’est le seuil du fait à l’idéal, qui ne cesse de se répéter et de se rejouer dans chaque action humaine de la vie quotidienne. Il me semble que c’est une telle conclusion qu’ont tiré deux lecteurs de Marx et de Pascal qui, en « réalisant la philosophie » par la pratique des sciences humaines, ont pensé le travail humain sur le mode du divertissement ou du jeu : Lévi-Strauss, à travers sa conception structurale du langage comme jeu différentiel d’oppositions ouvert par une contradiction première, entre nature et culture, et Bourdieu, à travers sa conception de l’habitus corporel comme illusio, moteur d’enchantement du monde qui permet de participer à des jeux sociaux en eux-même absurdes. Si Lévi-Strauss et Bourdieu sont parvenus à penser ainsi à la fois le travail comme un jeu, c’est-à-dire comme opérant selon des procédures logiques analogues à celles qui sont observables dans un jeu de cartes ou de tennis, et le divertissement comme un travail douloureux et patient par lequel se constitue l’humanité dans sa misère et sa grandeur, c’est parce qu’ils ont abandonné la conception durkheimienne de la société comme Etat ou comme Eglise, selon le modèle du village totémique, sans pour autant la concevoir comme une pure dispersion des activités économiques : en étudiant les représentations religieuses (classifications mythologiques ou scolaires) comme opérant selon des stratégies analogues à celle du jeu, ils ont fait tomber la barrière qui sépare la semaine du dimanche. Cela ne signifie pas qu’ils ont réconcilié la vie quotidienne avec elle-même, mais au contraire qu’ils ont montré par l’observation scientifique qu’elle est séparée d’elle-même en tous points, et pas seulement dans le passage de la société religieuse à une société « désenchantée » (ce dimanche soir permanent que raconte le récit de la sécularisation). Les hommes sont des joueurs et des calculateurs, mais ils jouent et calculent avec des valeurs qui sont religieuses et auxquelles ils accordent le plus grand respect : le travail produit des valeurs qui lui échappent, et avec lesquelles les hommes se divertissent tout en se convertissant, adorant ce avec quoi ils jouent comme de simples jetons. « Grandeur de l’homme, d’avoir tiré de la concupiscence un si bel ordre. » Réflexions présentées par P. Macherey au sujet de la note de F. Keck Il n’entrait pas au départ dans mes intentions, en présentant diverses approches 20 philosophiques de la vie quotidienne, celles proposées par Pascal, Hegel, Marx et Husserl, de constituer une logique de cette série, en corrélant entre eux les différents pôles de réflexion offerts par le divertissement, la ruse de la raison, la réalisation de la philosophie et le monde de la vie. C’est pourtant ce que Frédéric Keck suggère de faire, à juste titre indiscutablement, car il est clair que la présentation de ces différents points de vue ne peut s’arrêter à leur juxtaposition, mais doit déboucher à terme sur leur mise en corrélation, ce qui rend possible leur évaluation respective, au-delà des démarches d’une histoire de la philosophie au sens étroit se contentant de recenser des positions sans essayer de les relier entre elles. Pour prendre les choses dans l’ordre, est parfaitement convaincante la façon dont Frédéric Keck installe en vis-à-vis les positions de Pascal et de Hegel, dont la première serait dominée par l’affirmation de l’aléatoire, qui entache d’absurdité la réalité humaine prise dans son ensemble, et l’autre par celle d’une finalité créatrice qui permet en sens inverse de réintroduire la raison dans cette réalité, qui est alors englobée dans le mouvement de l’Esprit universel. En effet, ce serait une erreur de ramener le concept pascalien de divertissement à la position marginale généralement impartie aux activités de pur loisir (l’entertainment tel qu’il se pratique à Broadway ou à La Vegas, dans des lieux et des moments d’exception où les préoccupations ordinaires de la vie se trouvent mises entre parenthèses : on est alors en “vacance”, ce qui est l’occasion rêvée de faire le vide), en l’opposant à des formes d’activité productrice utile, comme celles représentées par le travail, qui ont une importance vitale pour le déroulement de l’existence auquel elles n’apportent pas seulement un supplément dont il serait possible à la rigueur de se passer (comme cela se produit pour l’entertainment dont les bénéfices sont par définition superfétatoires : on doit pouvoir s’en passer, ce qui n’est pas le cas des produits du travail). C’est la raison pour laquelle, comme le note justement Frédéric Keck, le divertissement a chez Pascal une signification globale, et non partielle ou particulière : à son point de vue, exercer un métier, ou proprement s’occuper, c’est encore chercher un moyen pour échapper à l’ennui de vivre qui est la raison profonde du divertissement comme tel, et corrompt tous les aspects sans exception de l’existence humaine, qui, quelles que soient ses formes, n’échappe pas à la loi absolue du divertissement. De ce point de vue, en dépit de ce qui les oppose, les perspectives adoptées par Pascal et Hegel ont bien quelque chose en commun : elles entreprennent de rendre compte de tous les actes de la vie sans exception en les rapportant à un arrièreplan caché : le souci de la finitude, mobile secret de tous les comportements humains pour Pascal, et, pour Hegel, la ruse de la raison, qui , en sous main, manipule les éléments investis dans le travail sous toutes ses formes, y compris cette forme par excellence d’activité travailleuse qu’est l’histoire universelle au cours de laquelle les hommes et les peuples, sans le savoir, oeuvrent au service de l’Esprit. Mais ce sens caché, une fois révélé, conduit à des options irréductibles : une chute désespérée dans le vide à laquelle il n’y a d’échappatoire que par le pari au point de vue de Pascal, et la vision rationnelle d’un devenir orienté, c’est-à-dire d’un progrès garanti, qui semble être le dernier mot de la pensée hégélienne, avec la vision téléologique et eschatologique de l’histoire qui la caractérise. La question soulevée par Frédéric Keck est alors de savoir comment Marx se situe par rapport à ces deux pôles extrêmes. Marx est-il du côté de ce qu’Althusser a appelé un matérialisme de l’aléatoire, finalement non dialectique, dans la mesure où il conduit à faire l’impasse sur la thèse de la négation de la négation, ce qui semble le tirer du côté de Pascal, ou bien en reste-t-il à la 21 perspective propre à Hegel d’une rationalité dialectique, qui permet de réintroduire dans l’histoire la représentation d’un progrès téléologique (conformément à l’idée suivant laquelle l’histoire est un mouvement orienté que ses conditions de possibilité font tendre vers une fin programmée en lui dès le départ, autrement dit que “l’humanité ne se pose que les problèmes qu’elle peut résoudre” (thèse d’esprit hégélien)), leur résolution étant en quelque sorte préfigurée et anticipée dans la manière dont elle les pose) ? On pourrait soutenir que la pensée de Marx est restée jusqu’au bout traversée par cette alternative qu’en fin de compte elle ne résout pas, et que c’est cette absence de résolution qui la rend intéressante, ou, au sens fort du mot, problématique. Frédéric Keck propose une hypothèse différente, qui tend à démarquer Marx plus nettement du hégélianisme, ce qui du même coup le fait basculer du côté de Pascal, d’un Pascal toutefois sécularisé, épuré du sens de la transcendance et du divin, ce qui ramène le pari, c’est-à-dire l’action politique qui donne au problème du salut une dimension non plus individuelle mais collective, sur un plan de totale immanence, où règne la loi du jeu et non celle du travail. Dans le texte de Frédéric Keck se trouve cette formule très forte, qu’Althusser aurait sans doute reprise à son compte : “S’il n’y a que des tours et détours autour d’une case vide, alors il n’y a plus de sens ultime de l’action humaine, comme une finalité nécessaire vers laquelle elle tendrait uniformément, mais il y a seulement des stratégies, des coups, des combinaisons, dont il est possible de reconstituer après coup les lois grâce au calcul des probabilités”, ce qui, toujours selon Frédéric Keck, tend à confirmer “une approche purement contingentiste ou probabilitaire de la vie quotidienne”, du type de celle de Pascal, en opposition à “l’approche nécessitariste et téléologique de Hegel” (qui confère à la négation une fonction utile, par laquelle elle impulse le mouvement de résolution des contradictions, alors que chez Pascal, la négation reste jusqu’au bout le symbole du vide, c’est-à-dire du néant, ou de l’absence de sens). Dans la phrase de Frédéric Keck, le terme important est sans doute “uniformément” (“il n’y a plus de sens ultime de l’action humaine, comme une finalité nécessaire vers laquelle elle tendrait uniformément ”) : si on admet que l’histoire est soumise à la loi de l’aléatoire, donc qu’elle n’a pas de destination, alors elle cesse de pouvoir être prise en bloc, dans les termes où la philosophie, sur des bases empruntées à la théologie, parle traditionnellement d’histoire universelle, de façon à en rabattre la complexité sur une trajectoire unique ; elle cesse de faire l’objet d’une synthèse globalisante et uniformisante, et elle est proprement décomposée, on dirait dans un autre langage déconstruite, en étant renvoyée à la pluralité irréductible des voies entre lesquelles il faut à tout moment trancher, en s’orientant, à plusieurs, dans la vie, sans avoir jamais la garantie d’arriver quelque part, car cette garantie, si elle existait, marquerait la réintroduction d’une transcendance. C’est ce Marx de la décomposition, et non de la synthèse, qui, selon Frédéric Keck, intéresse en premier lieu le structuralisme, en tout cas celui de Levi-Strauss et de Bourdieu, qui met en avant la notion de “jeux sociaux” dont la signification et la loi de fonctionnement sont en dernière instance formelles, c’est-à-dire non susceptibles d’être ramenées dans l’ordre d’une interprétation uniformisante qui reviendrait à subordonner le fait au droit, dans une perspective non scientifique de justification ou de légitimation. Du même coup, au point de vue de cette logique de l’aléatoire, l’entreprise d’une donation de sens cesse d’être indispensable : on peut parfaitement s’en passer pour rendre compte de la complexité des jeux sociaux humains. C’est la raison du clivage fondamental passant entre les positions du structuralisme et de la phénoménologie. 22 Frédéric Keck arrive à cette solution, qui a le mérite de la netteté, en relisant Marx à la lumière du jeune Marx, et plus précisément de La question juive, et en s’appuyant sur la manière dont ce texte appréhende l’idéologie religieuse, en vue de ramener celle-ci sur un plan profane, donc proprement de la faire redescendre du ciel sur la terre. L’idéologie religieuse est la forme par excellence de la conscience aliénée, c’est-à-dire séparée d’elle-même, scindée, du fait d’être projetée dans un ordre transcendant. La question posée par Marx est de savoir d’où vient cette aliénation : a-t-elle sa source dans la conscience elle-même ou bien lui est-elle imposée de l’extérieur ? La vérité de la religion est-elle religieuse ? (Spinoza, de façon comparable, se demandait : l’idée de cercle estelle circulaire ?) La réponse de Marx semble claire : non, la religion n’a pas sa vérité en elle-même, comme l’a affirmé à tort Feuerbach, qui pensait qu’il suffisait de retourner le discours de la religion pour retrouver la vérité humaine qui y est logée, comme un noyau dans son écorce. C’est pourquoi il faut dire que c’est l’homme des jours ouvrables de la semaine (l’homme ordinaire, l’homme occupé, l’homme au travail) qui explique l’homme du jour du Seigneur (l’homme qui prie et qui croit), et non l’inverse. Ceci revient au fond à faire de la rumination religieuse une forme ordinaire d’occupation, une occupation à côté des autres, en dépit de son caractère quelque peu tordu : l’homme religieux n’est pas différent de l’homme qui travaille, et plus précisément ce sont les raisons qui font qu’il est aliéné dans son travail, c’est-à-dire exploité, qui permettent aussi de comprendre qu’il est aliéné dans sa tête, envahi par des croyances absurdes, en tous cas impossibles à fonder dans l’expérience, qui le détournent de chercher les moyens matériels de se libérer. C’est donc une erreur de poser la question de l’idéologie sur un plan séparé, comme incite à le faire la théorie dite des superstructures. L’idéologie n’est pas autre chose que la vie ordinaire, mais elle est directement investie dans ses figures les plus courantes, dans ses “rapports”, à même lesquels elle travaille. L’idée de “superstructure”, sous prétexte d’expliquer les mécanismes du fétichisme, va plus loin encore dans le sens de la fétichisation : elle fétichise le fétichisme en en faisant quelque chose qui joue complètement à part, alors qu’il faut au contraire le ramener sur le plan matériel où fonctionnent tous les rapports sociaux sans exception, y compris ceux qui se traduisent mentalement sous forme de représentations. L’homme qui prie le dimanche n’est pas un autre homme que celui qui travaille pendant la semaine, ce qui veut dire que la manière dont il prie est en corrélation avec la condition qui lui est imposée dans son travail, qui fait de lui un travailleur exploité. Il ne faut pas dire que la vie ordinaire est doublée par une conscience qui la reflète en en déformant les enjeux fondamentaux et en les mystifiant : mais c’est la vie ordinaire qui, en elle-même est double, c’est-à-dire travaillée de l’intérieur par des contradictions dont la résolution n’est pas garantie, ce qui, comme l’écrit Frédéric Keck, se traduit par le fait que “la vie quotidienne est séparée d’elle-même en tous ses points”, donc non préadaptée à une interprétation cohérente qui en altérerait la complexité. Si cette lecture est fondée, on est justifié à affirmer, comme le suggère Frédéric Keck, que le Marx philosophe des textes de jeunesse est finalement plus perspicace, et un meilleur excitant de pensée aujourd’hui pour les sciences humaines, que le Marx de la maturité, le Marx de la théorie marxiste comme système ossifié. Autrement dit, la thèse de la coupure épistémologique, qui tend à retirer tout intérêt aux spéculations philosophiques du jeune Marx au bénéfice des recherches scientifiques du Marx de la maturité, n’est plus tenable, ce qui est admis par à peu près tout le monde à présent. Si Marx a jamais réglé ses 23 comptes avec la dialectique hégélienne, c’est durant cette période des années 1843-1845, où ont été jetées les bases d’une révolution philosophique dont rien n’indique qu’elle soit aujourd’hui périmée. Ceci dit, il ne faut pas adopter à propos de la question de la coupure épistémologique une attitude qui reviendrait à en reconduire l’idée en la retournant terme à terme, c’est-à-dire en affirmant que le vrai Marx est le Marx philosophe d’avant 1845, dont l’autre Marx, le Marx savant du Capital, ne serait qu’une dénaturation ou tout au moins une version appauvrie et mutilée. Ce qu’il faut faire, et ce n’est pas facile, c’est penser la continuité entre le Marx des thèses sur Feuerbach, qui critique l’idée d’une essence humaine abstraite, et celui qui, à partir de 1850, entreprend d’analyser les mécanismes sociaux à l’oeuvre à son époque, dont la clé est historiquement constituée par le rapport antagonique du capital et du travail. C’est ce que signifie la thèse de la détermination en dernière instance (donc indirecte et non directe) du politique par l’économique : la contradiction de fond qui domine la conjoncture historique dont Marx rend compte n’est pas celle passant entre société civile et Etat (c’est là que s’était arrêté le jeune Marx), mais celle qui traverse et divise la société civile elle-même, en imposant au travail productif la forme du travail salarié exploité, en raison des conditions dans lesquelles la force de travail est appropriée par l’entrepreneur capitaliste qui a acquis le droit de la consommer à son idée. C’est précisément cette analyse qui a fait défaut à la conception hégélienne du travail : pour Hegel, le travail est soumis à une logique autonome qui fait qu’il n’est le travail de personne, puisqu’il est l’oeuvre de la raison elle-même. Hegel pense ainsi le travail indépendamment de la position du travailleur qui l’accomplit : c’est finalement ce que signifie l’idée de ruse de la raison, qui va jusqu’à comprendre que le travail humain est manipulé, mais ne dispose pas des moyens permettant de comprendre qu’il est matériellement exploité. C’est la raison pour laquelle Marx, en s’engageant dans la composition du Capital , a dû changer de terrain, en développant un nouveau concept du travail qui ne se contente pas de ramener celui-ci à un mécanisme formel (dont Hegel reprend le schéma à Aristote), mais le présente comme mise en oeuvre, consommation ou dépense de la force de travail du travailleur, dont elle est le bien propre qu’il est empêché d’employer à ses propres fins, ce qui signifie qu’il en a été dépossédé, son aliénation ayant sa cause ultime dans cette spoliation. La politique, dont le moteur est la lutte des classes, a donc son principe ultime dans cette division qui a séparé le travailleur de sa force de travail, devenue un objet ou une valeur dont il n’a plus la disposition, ce qui fait de lui l’équivalent d’un esclave, même si son statut paradoxal est celui d’un esclave “libre” qui cherche de lui-même et consent à se vendre sur le marché du travail. Pour en revenir aux problèmes de la vie quotidienne, la conséquence essentielle de la perspective nouvelle adoptée par Marx est que celle-ci est marquée de part en part par cette division ou aliénation, qui s’exprime entre autres à travers la séparation du travail manuel et du travail intellectuel, du privé et du public, du loisir et du métier, du masculin et du féminin dans la famille et dans la société. Lorsque Husserl présentera le “monde de la vie” comme ce qui donne leur assise ultime aux activité humaines, sous toutes leurs formes pratiques ou théoriques, il passera complètement à côté de l’idée que ce monde de la vie est un monde divisé, partagé, suivant une condition à laquelle aucun aspect de la vie commune des hommes ne peut échapper. 24 Frédéric Keck Les remarques de Pierre Macherey m’encouragent à préciser mon propos, en même temps qu’elles appuient en la corrigeant légèrement l’hypothèse de lecture de Marx que j’ai imprudemment avancée. En tirant Marx vers Pascal, j’ai effectivement tendu à séparer le divertissement du travail, ce qui n’était pas mon objectif initial, et Pierre Macherey rappelle avec raison que c’est dans une analyse matérialiste du travail (et non plus, comme dans le schéma aristotélicien repris par Hegel, formelle) que réside l’apport principal de Marx dans Le Capital. J’ai en effet voulu introduire une notion qui n’apparaît pas chez Pascal, mais qui m’a été suggérée par une réflexion sur les modèles probabilitaires du divertissement : celle de conversion. Mon point de départ était celui-là : on tend à présenter le pari pascalien comme ce qui succède à la prise de conscience de la misère humaine (et il me semble que Pïerre Macherey reprend cette présentation lorsqu’il écrit : « une chute désespérée dans le vide à laquelle il n’y a d’échappatoire que par le pari au point de vue de Pascal ») En suivant le raisonnement de Pascal tel que le reconstituait Pïerre Macherey, c’est-à-dire du point de vue de la « raison des effets », il m’a semblé qu’une telle approche était contestable, car le pari est effectué par l’homme qui joue, et non par le libertin qui se repent, c’est-à-dire que tout homme qui joue parie que ce qu’il fait a du sens (alors que du point de vue de la raison, cela n’en a aucun). Il me semble que dire cela, ce n’est pas seulement « séculariser » Pascal, en tenant pour acquise son anthropologie de l’homme sans Dieu, et en laissant de côté sa théologie de la grandeur et sa lecture des figures de la Bible. Au contraire, dire cela, c’est inclure la « conversion » dans l’ensemble des tours et détours du divertissement ; et ici la racine « vers » joue dans les deux sens : qu’on se tourne vers ou qu’on s’écarte de quelque chose, on ne fait jamais que tourner en rond. Cela implique donc d’analyser la « conversion » comme un des « divertissements » de la vie quotidienne, non pas comme ce qui fait sortir de la vie quotidienne vers une transcendance, mais comme ce qui alimente l’immanence en lui imposant de l’intérieur de nouveaux tours et détours. La conversion comme le moteur du divertissement dans la vie quotidienne : voilà, dit de façon peut-être trop rapide, l’hypothèse que j’ai formulée. À condition d’entendre la conversion non au sens religieux qui tourne l’homme vers Dieu mais le mouvement anthropologique par lequel l’homme se tourne vers quelque chose dans l’espérance d’un gain (c’est en ce sens que Bourdieu parle de conversion du capital social en capital symbolique). Cette hypothèse m’a alors permis de revenir à l’analyse du travail chez Hegel de façon critique. Si la ruse de la raison vise à insérer la raison là où elle n’est pas, dans la société civile, de façon à la manifester pleinement là où elle doit être, dans l’Etat et la philosophie, alors on perd de vue la tension immanente du divertissement et de la conversion, en la résolvant dans une transcendance extérieure à l’immanence. Ceci m’a amené à mettre en question le schéma travail-aliénation-libération comme trop téléologique. Mais cela ne retire aucune validité à l’analyse du travail chez Marx, qui montre justement que la libération n’est pas possible par le seul schéma téléologique en pensée, parce qu’elle implique une connaissance et une mobilisation collective autour de ce qui sépare le travail humain de lui-même (division de l’intellectuel et du manuel, du masculin et du féminin, du public et du privé, pour reprendre les oppositions que propose Pierre Macherey). Reprendre Marx à partir de la notion de vie quotidienne, plutôt que, par exemple, à partir de l’utopie d’une société du travail libre, me semble alors un programme très riche, parce la notion de « quotidien » 25 implique en elle-même une tension entre « chaque jour » et « certains jours » (ce que j’ai appelé, en reprenant le mot à Queneau, le « dimanche de la vie ») Une critique de la vie quotidienne est alors possible qui ne mette pas en vis-à-vis l’aliénation actuelle et la promesse d’une société libre, comme l’ombre et la lumière, mais qui mette en rapport ce que les hommes font la semaine et ce qu’ils font le dimanche, comme deux régimes de clair-obscur qui s’éclairent l’un l’autre partiellement. Bref, par l’analyse de la vie quotidienne, on ne sort pas de la « camera oscura » de l’idéologie, mais on en comprend mieux de l’intérieur les mécanismes. Ceci me permet enfin de conclure sur la question de la coupure épistémologique. Je ne plaide absolument pas pour un retour au jeune Marx, ni même au Marx de 1843-1845, en disant par exemple que ce serait dans ce Marx là que l’on trouverait « la vie » contre le dernier Marx qui aurait trop cru à « la science ». Je crois que la notion de coupure épistémologique est une notion particulièrement féconde, et qu’elle devrait être appliquée à chaque penseur qui a voulu faire œuvre de science (Bourdieu par exemple : quand passe la coupure qui le fait devenir sociologue ? à son retour de l’Algérie ? à la publication de La misère du monde ? en décembre 1995 ?) Je crois que cette notion n’est féconde que si l’on cesse de vouloir situer la coupure, pour chercher en chaque point du texte comment la coupure s’y effectue et s’y rejoue, en sorte que le texte apparaît comme le lieu d’une coupure continuée. Je ne prétend à aucune originalité làdessus : j’emprunte à Pierre Macherey cette formule, mais je me souviens d’un article d’Etienne Balibar dans Politique et philosophie dans l’œuvre de Louis Althusser (sous la dir. de S. Lazarus) qui dit quelque chose de semblable en repérant les déplacements de sens de la notion de coupure chez Althusser lui-même, et j’ai récemment entendu Stéphane Legrand défendre l’idée que la coupure épistémologique serait la conception proprement structurale du temps, un temps différencié, diffracté en plusieurs lignes parallèles, qui ne cessent de se couper et de se recouper, produisant des avancées toujours locales (ce qui est très lisible chez Foucault ou Deleuze). Ma seule contribution à cette interprétation serait de proposer la notion de « conversion » pour penser les effets de cette coupure, qui tourne le regard en un certain sens vers la réalité, sans que ce tour soit complet et définitif, en sorte qu’il n’apparaît après-coup que comme un nouveau détour. Mais peut-être est-ce là un usage trop sécularisé ou profane de la notion de conversion ? Peut-on penser le divertissement en lui-même, sans le faire entrer en tension avec son inverse qu’est la conversion, mais sans non plus le faire disparaître dans la morale et la bonne conscience religieuse ? Et peut-on alors penser le travail comme un divertissement sans en gommer le sérieux, voire le tragique, et notamment les luttes collectives et les processus d’exploitation dont il fait l’objet ? Ce sont les questions que j’ai voulu très simplement soulever. Réactions de P. Macherey aux nouvelles remarque présentées par Frédéric Keck au sujet des positions de Pascal, Hegel et Marx sur la question de la vie quotidienne : Frédéric Keck propose une lecture éminemment paradoxale du pari pascalien, d’où se dégage, selon ses propres termes, la représentation de “la “conversion” comme un des “divertissements” de la vie quotidienne, non pas comme ce qui fait sortir de la vie quotidienne vers une transcendance, mais comme ce qui alimente l’immanence en lui imposant de l’intérieur de nouveaux tours et détours ”. Mais peut-on tout faire dire à un auteur ? Sans 26 doute, une lecture libre de Pascal, s’inscrivant dans la perspective d’une philosophie de l’immanence, perspective qui la stimule et qu’elle stimule en retour, est-elle toujours possible, le seul critère légitime à cet égard étant fourni par les effets de réflexion qu’elle produit : si ces effets représentent une avancée de la pensée, elle se trouve du même coup justifiée, et invalidée au contraire dans le cas où elle n’apporte rien de neuf ou fait retourner en arrière. Mais, quoi qu’il en soit, il est clair qu’elle ne peut accréditer l’idée, insoutenable comme telle, que Pascal serait lui-même un pur philosophe de l’immanence (qui, éventuellement, s’ignore). Toute la question est donc de savoir ce qu’apporte réellement l’intégration/incorporation proposée par Frédéric Keck du pari au modèle probabilitaire qui permet d’expliquer toutes les conduites de divertissements, avec, à l’arrière-plan, l’idée qu’on n’échappe jamais à la loi du divertissement, et que tout effort en vue de quitter ce plan représente encore l’un de ses “tours” propres, qu’il convient de ramener, comme il le dit, au “mouvement anthropologique par lequel l’homme se tourne vers quelque chose dans l’espérance d’un gain ”. Il faut quand même tenir compte du fait que tous les gains ne se valent pas et ne sont pas de même sorte : il y a ce qu’on appelle traditionnellement les faux biens, les gains relatifs, ou encore temporels, fondés sur une espérance factice dans la mesure où elle est vouée à être aussitôt démentie par les faits, puisque, à l’exaltation momentanée produite par le divertissement succède inévitablement la dépression, ou tout au moins la déception, étant exclu que le divertissement puisse réellement satisfaire (il est typiquement une conduite d’échec, désespérante du fait de devoir sans cesse être recommencée), et, cela, on peut le prouver (c’est ce que s’emploie à faire Pascal dans l’Apologie en vue d’arracher l’indifférent à sa fausse tranquillité) ; et puis, il y a le gain qu’on peut dire “absolu”, le vrai bien (qui n’est plus un bien mais Le Bien), visé, sans garantie, par le pari, qui met en avant la représentation d’une vie éternelle, libre de toute dimension temporelle, et donc complètement dégagée de ses aléas. La thèse de Pascal, dont on pourrait à la rigueur fournir une interprétation “dialectique”, en termes de négation de la négation, est qu’il y a une manière de parier qui peut une fois pour toutes nous libérer de la nécessité de parier, et donc procure une issue au tourniquet dans lequel est enfermée l’existence humaine considérée dans ses figures ordinaires, et ceci en retournant le mouvement du pari contre lui-même de façon à en rompre la logique, en faisant basculer celle-ci du côté de l’extra-ordinaire : c’est en gros ce qu’il appelle la “folie de la croix”, qui est la croyance en la possibilité de cette rupture, croyance qui reste jusqu’au bout une croyance (et non une certitude), pouvant tout au plus être confirmée par des miracles ( de là l’importance attachée par Pascal à des faits aussi “improbables” que le miracle de la Sainte Epine, ou l’expérience du Mémorial). Ceci entendu, il devient difficile de jouer sur le sens du mot “conversion”, en lui faisant dire à la fois les détours et détours de la vie humaine et le mouvement par lequel on cherche à échapper à cette logique torve : il y a des conversions qui n’en sont pas, celles qui font inexorablement tourner en rond, et il y a, espérée, une autre forme de conversion qui est censée procurer une issue aux dilemmes de l’existence humaine, conversion qui dépend d’une initiative appuyée et relayée par la grâce divine, sans laquelle elle n’a aucun chance d’aboutir. Et c’est parce qu’on n’a jamais la certitude de disposer de l’appui de la grâce divine que le pari de la vraie conversion, qui fait échapper à la règle du divertissement, reste jusqu’au bout un pari, donc d’une certaine manière un saut. C’est parce que le pari est, dans tous les cas, un tel saut qu’il est marqué par l’appel d’une transcendance qu’on peut dire surhumaine : selon Pascal, il y a dans l’homme un 27 mouvement secret qui l’incite à se hausser au-dessus de sa condition, mouvement dont le divertissement est lui-même, si étonnant que cela paraisse, une manifestation. Or si l’homme peut parier, et pousser jusqu’au bout l’entreprise du pari, au point de la retourner contre elle-même, c’est parce que, à la différence de l’animal, il n’est pas une machine : la machine ne parie pas, mais elle se contente d’enchaîner des opérations, et c’est pourquoi elle n’est porteuse d’aucun espoir de salut. C’est aussi pourquoi toute spéculation sur la misère humaine qui ne ferait intervenir la considération de la grandeur humaine est privée de sens : partout où il y a misère il y a aussi signe d’une grandeur cachée, donc promesse (non garantie) de la possibilité d’une autre vie (dont ne disposeront que les élus, qui n’ont cependant aucun moyen de savoir en toute certitude qu’ils le sont, mais ont seulement des signes à interpréter, auxquels leur interprétation n’ôtera jamais leur caractère de signes marqués par une certaine opacité ou ambiguïté). Il faut donc dire que l’idée cruciale, qui soutient toute la pensée de Pascal, est celle de cette grâce divine, acquise à certains sans qu’ils puissent s’appuyer sur elle comme un acquis définitif, qu’ils n’auraient plus en conséquence à mériter : car le fait de s’employer à mériter la grâce, qui est accordée de toute éternité, fait partie de celle-ci et ne peut en être séparé, restant admis qu’on n’a pas la grâce parce qu’on la mérite, mais qu’on la mérite parce qu’on l’a (déjà, au sens d’un déjà pur de toute dimension temporelle). Ceci dit, il est vrai qu’on ne quitte jamais le plan de la vie quotidienne, car c’est sur ce plan que se projette, comme pure possibilité, cette possibilité de la grâce, qui a pour effet de cliver ce plan, et de le faire diverger : les marques de la transcendance sont à chercher dans l’immanence, et non en dehors d’elle. Il y a donc une sorte de transcendance de l’immanence, et c’est ce paradoxe qui constitue toute l’existence humaine, celle-ci étant à la fois sens (absolu, quoiqu’englué dans le relatif) et non-sens. C’est la raison pour laquelle il serait tout aussi erroné de penser une immanence distincte de la transcendance que de penser, inversement, une transcendance distincte de l’immanence. Tout le problème, pour Pascal, est de parvenir à penser les deux en même temps, ce qui correspond à l’entreprise de ce qu’on a proposé d’appeler “anthropo-théologie”. Qu’est-ce qui se passe lorsque, comme Frédéric Keck propose de le faire, on applique le “modèle” pascalien à l’analyse hégélienne du travail? On pourrait soutenir que Hegel, lui aussi, tente de penser la transcendance dans l’immanence, et non en dehors d’elle ou indépendamment d’elle. C’est le même individu qui est simultanément père de famille (en tant qu’être naturel), Bürger, “civil” (en tant qu‘il est impliqué dans le système de la division du travail qui est la base du fonctionnement de la société civile), et citoyen (dans le cadre de l’Etat rationnel, qui est la marque par excellence de la présence du divin sur terre) : ces trois déterminations ne sont pas à comprendre comme des formes d’existence séparées, mais comme des degrés successifs de réalisation de la raison (sous la forme de son absence, dans l’instinct, qui est la condition d’existence de la famille ; sous celle d’une demi-rationalité, fondée sur un régime de l’opinion de masse ou de la fausse conscience, propre à la société civile ; et enfin sous celle d’une rationalité pleine et entière, qui est celle du politique comme tel). Il n’est donc pas possible d’affirmer, comme le fait Frédéric Keck, que “la ruse de la raison vise à insérer la raison là où elle n’est pas ” : car les mécanismes de cette ruse présupposent que cette rationalité est toujours déjà là (y compris dans les figures qui, apparemment, la nient : on retrouve là une idée qui rejoint celle de signe telle que l’utilise Pascal), et donc qu’elle préexiste d’une certaine manière à son effectuation : c’est la clé de la télélogie, en tant qu’elle suppose un passage de la puissance à l’acte (l’innovation de Hegel par rapport à Aristote 28 consiste dans l’affirmation que ce passage suppose l’intervention de médiations, donc fait intervenir un travail du négatif : la “ruse” tient dans la recherche de ces médiations). En ce sens, il n’y a pas chez Hegel affirmation d’une “transcendance extérieure à l’immanence ”, sinon peut-être lorsque la logique de son développement conduit l’Esprit à devenir Esprit absolu, en renonçant à se réaliser dans un royaume qui ne serait pas le sien, qui ne serait pas celui où il se reconnaît vraiment bei sich, auprès de soi et chez soi, ce à quoi il parvient finalement à travers les expériences de l’art, de la religion et de la philosophie, qui n’ont plus rien à voir avec celles de la famille, de la société civile et de l’Etat, par rapport auxquelles elles sont décalées. A partir de là, on comprend pourquoi Marx, en dépit des graves réserves qu’il portait à l’encontre de sa démarche (interprétée comme une “dialectique idéaliste”), s’est tellement intéressé au propos de Hegel, et s’est violemment élevé contre l’attitude de ceux qui traitaient ce dernier “en chien crevé”, les philistins, les matérialistes primaires, qui négligeaient complètement l’apport de la rationalité dialectique (c’est-à-dire d’une rationalité fondée sur la recherche de médiations et sur le travail du négatif). Si on peut tirer de Marx “une critique de la vie quotidienne... qui ne mette pas en vis-à-vis l’aliénation actuelle et la promesse d’une société libre, comme l’ombre et la lumière, mais qui mette en rapport ce que les hommes font la semaine et ce qu’ils font le dimanche, comme deux régimes de clair-obscur qui s’éclairent l’un l’autre” (selon les termes utilisés par Frédéric Keck), c’est donc en renonçant à opposer frontalement Marx à Hegel, mais en essayant de comprendre comment Marx est parvenu à exploiter, de manière incontestablement originale, l’idée d’une ruse de la raison : si Marx n’a pas “suivi” Hegel, il reste qu’il s’est appuyé sur lui, en ce sens qu’il a cherché du côté de la négativité et des médiations les conditions d’une critique objective de la réalité qui lui était contemporaine, marquée par la grande contradiction du capital et du travail, qui voue l’existence humaine à l’exploitation. Marx n’est jamais si proche de Hegel que lorsqu’il s’en éloigne, non pas en prenant radicalement distance par rapport à lui, mais en retournant contre lui les formes de son raisonnement, de manière à en tirer un autre parti : c’est pourquoi on peut être d’accord sur le fait que le mouvement de la coupure (qui sépare le vrai du faux) n’est jamais définitivement accompli, mais est toujours à refaire et à renégocier sur de nouvelles bases, sans garantie d’aboutir jamais à un résultat définitif. Que signifie alors, comme le fait Frédéric Keck, “proposer la notion de “conversion” pour penser les effets de cette coupure qui tourne le regard en un certain sens vers la réalité, sans que ce tour soit complet et définitif, en sorte qu’il n’apparaît après coup que comme un nouveau détour ”? Tout dépend du sens qu’on assigne à la notion de “détour”. Il est incontestable qu’on ne pense jamais que par détours, et non en suivant la voie royale qui conduirait directement à la vérité : c’est pourquoi le mouvement de la vérité ou vers la vérité ne peut jamais être séparé de celui de l’erreur, ce que Spinoza donne à entendre à travers la formule verum index sui et falsi, qui perd l’essentiel de sa signification lorsqu’on la coupe de sa terminaison et falsi . Mais ces détours, s’ils sont réellement, comme l’écrit Frédéric Keck, “de nouveaux détours”, et non la simple réitération des anciens, ne peuvent jamais être interprétés en termes de retours, effaçant par là tout possibilité d’acquis ou de progrès. S’il en était ainsi, il n’y aurait pas d’histoire des sciences, c’est-à-dire d’histoire du mouvement qui entrelace erreur et vérité, mais seulement une histoire des erreurs ou des opinions humaines : et alors la chose, comme dit Pascal ne vaudrait pas la peine qu’on y consacrât une heure de temps, position radicale qu’il n’a pas lui-même adoptée puisque, jusqu’à la fin de sa vie, il s’est consacré à des travaux scientifiques qui font de lui un mouvement incontournable de 29 l’histoire des sciences (Leibniz ne s’y est pas trompé). Concluons (provisoirement) : ce qu’il faut essayer de faire, et c’est très difficile, ce n’est pas de savoir qui, de Pascal, de Hegel ou de Marx a raison ou a le plus raison, mais c’est de comprendre qu’ils ont, pour nous, raison d’une certaine manière ensemble, non parce qu’ils diraient la même chose (en habillant cela de tours de style différents, en différentes langues), mais parce que leurs divergences sont parlantes, c’est-à-dire sont des stimulations pour une pensée qui a pris connaissance du fait que la vérité, ça ne se découvre ni ne s’invente, mais ça se recherche, avec les moyens du bord, en s’employant à en faire le meilleur usage possible, une fois déposée l’espérance d’aboutir à des résultats définitifs qui effaceraient la nécessité de cette recherche.