explication.
On est plongé par là en plein paradoxe : c’est à l’extrême de la particularité, car
le divertissement est par excellence un régime de dispersion et de
déconcentration, que se trouve le principe générique permettant d’effectuer la
récollection d’une totalité démembrée, dont les éléments sont définitivement
épars, et à laquelle il faut renoncer à restituer une unité quelque peu
consistante. Or, quoiqu’en pratiquant le divertissement l’homme ne cesse de
s’engager, dans un monde sens dessus dessous, sur des chemins de traverse, en
s’évertuant à mettre au point des façons de se divertir inédites, il y a un fait
global, massif et permanent du divertissement en tant que tel, qui pousse
toujours dans le même sens, même si c’est en divergeant. Le coup de force
effectué par Pascal se trouve, comme très souvent chez lui, concentré dans un
trait de style, manière imperceptible de modifier la façon d’utiliser les mots qui,
d’un seul coup, et sans qu’on s’en soit rendu compte, change tout : ce trait de
style consiste à parler, au singulier et en utilisant l’article défini, du
divertissement, ce qui métamorphose celui-ci en une allure commune de la vie,
alors même que la vie, en proie à la logique du divertissement, ne cesse de
changer ses allures, en se prêtant aux attraits et aux élans, non seulement des
différents divertissements, mais du divertissement, occupation de détournement
ou de distraction n’ayant pas fatalement pour destination l’agrément, et qui
exerce sa force sur le plan du divers, et d’un divers irréductible à l’unité, et
trouve en celui-ci, sinon un fondement stable, du moins les conditions de son
inimaginable persévérance ou continuité. Autrement dit, il y a une puissance du
divertissement comme tel, qui se traduit par une constance dans la culture de
l’éphémère, la seule constance à vrai dire dont soit capable la vie humaine, qui
se caractérise ainsi par le fait qu’elle fait de l’inconstance un principe.
Pascal n’a pas inventé le mot divertissement, qui s’était introduit dans la langue
française un siècle et demi avant lui, mais il a créé une toute nouvelle façon de
s’en servir, qui l’a élevé au rang d’une hypothèse directrice, dont il a fait le
concept de base de la nouvelle anthropologie édifiée sur les ruines de la
métaphysique et de ses illusions perdues, anthropologie du divertissement dont
cet énoncé abrupt fournit un assez bon résumé :
“Condition de l’homme : inconstance, ennui, inquiétude.” (Br. 127)
Le divertissement, qui est une manifestation d’instabilité, puisque les fixations
auxquelles il se consacre de manière obsessionnelle sont fatalement provisoires,
traduit une inquiétude et un ennui, au sens très fort qu’avait ce dernier terme au
XVIIe siècle, proche de celui qu’exprime aujourd’hui le mot angoisse, sourde
préoccupation qui n’est pas une peur ciblée sur un objet précisément identifiable,
mais correspond à un malaise généralisé, très difficile pour cette raison à
dissiper, qui, de proche en proche, se communique à l’ensemble du milieu de vie
de l’homme : c’est le monde entier qui l’ennuie, en le plongeant dans une
désespérance, un souci, une incapacité à se satisfaire, un sentiment inexpiable
de vide et de perte, qui ne lui laissent comme solution que la possibilité toujours
présente de se divertir, ce qu’il fait pour oublier, en se lançant à corps perdu,
avec l’espoir de combler ce vide, dans de nouvelles recherches qui n’aboutissent
qu’à relancer le cours de son inquiétude, et ceci suivant un mouvement qui ne
peut s’interrompre ni trouver de terme définitif. L’ennui, comme le désir, dont il
est l’envers ou le revers, la vérité cachée, est un sentiment qui se nourrit de lui-
même, ce qui lui interdit toute promesse de résolution :
“Ennui - Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos,
sans passions, sans affaire, sans divertissement, sans application. Il sent alors
son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son