PASCAL ET LE DIVERTISSEMENT

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PASCAL ET LE DIVERTISSEMENT
Copyright Pierre Macherey
L’un des thèmes dominants de la pensée pascalienne est le désaveu de la
philosophie, dont sa critique du cartésianisme est l’expression concentrée. A ses
yeux, l’entreprise de la philosophie, davantage encore que défaillante,
“incertaine”, est avant tout dénuée de sens, “inutile”, en raison de sa prétention
déplacée et abusive à l’universalité, prétention que la raison humaine, avec les
moyens dont elle dispose, bien que ceux-ci ne soient pas négligeables, est
certainement incapable de satisfaire : car il lui est définitivement impossible
aussi bien de voir absolument les choses au point de vue de Dieu que de donner
à son propre point de vue un fondement stable qui, dans les limites qui sont
imparties, en garantirait une fois pour toutes les certitudes. De là pour la pensée
humaine, pour autant qu’elle ne se résout pas à consacrer uniquement son
attention à quelques questions ciblées du type de celles qui sont accessibles à
l’esprit géométrique, questions qu’elle parvient formellement à résoudre à
condition d’adopter à leur égard une attitude ludique, sans trop les prendre au
sérieux, - Amos Dettonville est avant tout un joueur, et c’est ce qui le distingue
fondamentalement de Salomon de Tultie, et même de Louis de Montalte -,
l’obligation de se rabattre sur l’unique problème qui demeure à sa portée, mais
dont les enjeux sont pour elle cruciaux : à savoir celui que lui pose l’existence
humaine, dont elle ne peut éluder les innombrables contradictions, qui rendent à
la limite celle-ci inviable et invivable. De ce point de vue, on peut trouver chez
Pascal les éléments de base d’une critique radicale de la métaphysique, qui
anticipe sur celle de Kant, et a pour conséquence, conséquence radicale écartée
par le rationalisme kantien, de rabattre toutes les tentatives précédemment
conduites par les philosophes sur un unique terrain, le seul qui reste à la
philosophie, pour autant que ce terme soit encore approprié : celui d’une
anthropologie, au sens d’une élucidation critique de la condition humaine, avec
ses hauts et ses bas, ses grandeurs et ses misères, dans le cercle desquels elle
est définitivement enfermée, ce qui la condamne à en recenser les contradictions
en ayant à jamais déposé l’espoir de les résoudre.
Ce qui surnage principalement de la composition de l’Apologie de la religion
chrétienne, dont ne subsistent que des lambeaux épars auxquels il est vain de
chercher à restituer une cohésion ou une cohérence dont ils sont à jamais privés,
ce sont les éléments, ou plutôt les bribes, de cette anthropologie philosophique,
qui se ramène pour l’essentiel à une exploration des différents aspects de la vie
humaine, dans une perspective très proche en première apparence de celle
adoptée par les moralistes. Cependant, si Pascal est moraliste, c’est d’une
manière tout à fait originale, comme le donne en particulier à comprendre
l’Entretien avec M. de Saci, où il est expliqué qu’il y a eu, dans le passé lointain et
proche de l’Antiquité païenne et de la tradition chrétienne, deux manières
alternatives de considérer la condition humaine : l’une consiste, une fois rejeté
ce qui peut être tenu pour accidentel et inessentiel, à identifier et à glorifier les
marques subsistantes de la grandeur de l’homme, c’est-à-dire l’aptitude dont, en
dépit de tout, il dispose en vue de se donner par lui-même les moyens de mener
une vie libre dont il ait personnellement la maîtrise ; l’autre, en sens exactement
inverse, met l’accent sur les obstacles qui rendent une telle tentative
problématique, voire même impraticable, obstacles que l’homme rencontre, non
à l’extérieur, mais au dedans de lui-même, du fait que sa nature soit déchue et
corrompue, ce qui entache d’incertitude ses espoirs de salut, dans lesquels il se
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lance à corps perdu, sans garantie, témoignage par excellence de sa misère. Or
ce qui distingue radicalement la position de Pascal, c’est le refus de choisir entre
ces deux options : “Qui fait l’ange fait la bête”, “Nous sommes au rouet”, sont de
ce point de vue les formules cruciales qui donnent à son anthropologie sa
coloration unique, sur des bases qui sont celles d’une logique du paradoxe, dont
les sources seraient sans doute à chercher du côté de Nicolas de Cuse et de sa
thématique de la coïncidentia oppositorum, selon laquelle l’esprit humain est
confronté à des contradictions insolubles dont la tension ne se relâche jamais et
qu’il doit, en se résignant à pratiquer la “docte ignorance”, s’exercer à supporter
puisqu’elles constituent en dernière instance la condition de son fonctionnement
normal.
L’idée de base de l’anthropologie pascalienne, c’est donc que l’homme est grand
et misérable, le pivot de cette affirmation étant constitué par le mot de liaison
“et”, qui signifie à la fois que l’homme est grand bien que misérable, et aussi, si
étonnant que cela puisse paraître, qu’il est grand parce que misérable ;
autrement dit, pour concentrer ces deux thèses en un énoncé unique, il est
grand en étant misérable, grand jusque dans sa misère même, ce qui est l’une
des clés de la fameuse métaphore oxymorique du “roseau pensant”, ensuite
passée à l’état de cliché et vidée par là de l’essentiel de sa portée spéculative. Si
l’homme est un être à part, ce qui justifie qu’il fasse l’objet d’une étude séparée,
c’est en raison de sa nature monstrueuse qui fait de lui l’égal d’une chimère ;
cette nature consiste en une combinaison exceptionnelle d’ordre et de désordre,
qui fait naître le désordre de l’ordre et l’ordre du désordre, sans que l’un ou
l’autre parvienne définitivement à s’imposer et sans que leur alternance puisse
jamais trouver de terme. Notons en passant qu’en adoptant un tel point de vue,
Pascal est bien loin de considérer l’homme comme un empire dans un empire,
c’est-à-dire comme étant capable d’établir et de confirmer son règne sur un
domaine bien délimité et indépendant où il exercerait ses pouvoirs sans partage,
dans une perspective uniment positive : s’il y a un monde de l’homme, celui-ci
est un monde en loques, dont les frontières sont pour toujours indécises, et qui
n’a d’autre fondement que celui qui est fourni par ses lacunes, dans un mélange
inclarifiable de puissance et d’impuissance, où la seule assurance de stabilité est
celle qui est fournie par l’état de fait, c’est-à-dire la radicale contingence qui
décide du choix d’un métier ou de la forme d’un Etat, dans un univers où le vide
se trouve virtuellement partout, et où Dieu ne se révèle qu’à travers son
absence irrémédiable, Deus absconditus, face cachée que seuls illuminent par
instants, pour certains, les éclairs imprévisibles de la grâce.
C’est dans ce contexte trouble et empreint de confusion que prend place la
réflexion consacrée par Pascal au thème du divertissement, qui éclaire les
extraordinaires singularités de cette manière de concevoir la condition humaine,
dont elle fait ressortir la précarité, qui constitue son unique loi:
“Sans examiner toutes les occupations particulières, il suffit de les comprendre
sous le divertissement.” (Br. 137)
Examiner tous les aspects de la vie humaine, en élucider les plus infimes détails,
sur un plan où c’est le “je ne sais quoi” qui fait toujours en dernière instance la
décision, serait une tâche infinie, vouée de ce fait à l’échec ; mais il est possible
de parer à cet inconvénient en allant directement, par le moyen de la raison des
effets, à ce qui, pour elle constitue, non son centre, mais l’expression par
excellence de son décentrement, c’est-à-dire son absence totale de centre : le
divertissement, qui, écrit Pascal, doit “suffire” pour la comprendre, ce qui veut
dire que, n’y en ayant pas d’autre disponible, il faut bien se contenter de cette
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explication.
On est plongé par là en plein paradoxe : c’est à l’extrême de la particularité, car
le divertissement est par excellence un régime de dispersion et de
déconcentration, que se trouve le principe générique permettant d’effectuer la
récollection d’une totalité démembrée, dont les éléments sont définitivement
épars, et à laquelle il faut renoncer à restituer une unité quelque peu
consistante. Or, quoiqu’en pratiquant le divertissement l’homme ne cesse de
s’engager, dans un monde sens dessus dessous, sur des chemins de traverse, en
s’évertuant à mettre au point des façons de se divertir inédites, il y a un fait
global, massif et permanent du divertissement en tant que tel, qui pousse
toujours dans le même sens, même si c’est en divergeant. Le coup de force
effectué par Pascal se trouve, comme très souvent chez lui, concentré dans un
trait de style, manière imperceptible de modifier la façon d’utiliser les mots qui,
d’un seul coup, et sans qu’on s’en soit rendu compte, change tout : ce trait de
style consiste à parler, au singulier et en utilisant l’article défini, du
divertissement, ce qui métamorphose celui-ci en une allure commune de la vie,
alors même que la vie, en proie à la logique du divertissement, ne cesse de
changer ses allures, en se prêtant aux attraits et aux élans, non seulement des
différents divertissements, mais du divertissement, occupation de détournement
ou de distraction n’ayant pas fatalement pour destination l’agrément, et qui
exerce sa force sur le plan du divers, et d’un divers irréductible à l’unité, et
trouve en celui-ci, sinon un fondement stable, du moins les conditions de son
inimaginable persévérance ou continuité. Autrement dit, il y a une puissance du
divertissement comme tel, qui se traduit par une constance dans la culture de
l’éphémère, la seule constance à vrai dire dont soit capable la vie humaine, qui
se caractérise ainsi par le fait qu’elle fait de l’inconstance un principe.
Pascal n’a pas inventé le mot divertissement, qui s’était introduit dans la langue
française un siècle et demi avant lui, mais il a créé une toute nouvelle façon de
s’en servir, qui l’a élevé au rang d’une hypothèse directrice, dont il a fait le
concept de base de la nouvelle anthropologie édifiée sur les ruines de la
métaphysique et de ses illusions perdues, anthropologie du divertissement dont
cet énoncé abrupt fournit un assez bon résumé :
“Condition de l’homme : inconstance, ennui, inquiétude.” (Br. 127)
Le divertissement, qui est une manifestation d’instabilité, puisque les fixations
auxquelles il se consacre de manière obsessionnelle sont fatalement provisoires,
traduit une inquiétude et un ennui, au sens très fort qu’avait ce dernier terme au
XVIIe siècle, proche de celui qu’exprime aujourd’hui le mot angoisse, sourde
préoccupation qui n’est pas une peur ciblée sur un objet précisément identifiable,
mais correspond à un malaise généralisé, très difficile pour cette raison à
dissiper, qui, de proche en proche, se communique à l’ensemble du milieu de vie
de l’homme : c’est le monde entier qui l’ennuie, en le plongeant dans une
désespérance, un souci, une incapacité à se satisfaire, un sentiment inexpiable
de vide et de perte, qui ne lui laissent comme solution que la possibilité toujours
présente de se divertir, ce qu’il fait pour oublier, en se lançant à corps perdu,
avec l’espoir de combler ce vide, dans de nouvelles recherches qui n’aboutissent
qu’à relancer le cours de son inquiétude, et ceci suivant un mouvement qui ne
peut s’interrompre ni trouver de terme définitif. L’ennui, comme le désir, dont il
est l’envers ou le revers, la vérité cachée, est un sentiment qui se nourrit de luimême, ce qui lui interdit toute promesse de résolution :
“Ennui - Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos,
sans passions, sans affaire, sans divertissement, sans application. Il sent alors
son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son
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vide. Incontinent, il sortira du fond de son âme l’ennui, la noirceur, la tristesse,
le chagrin, le dépit, le désespoir.” (Br. 131)
Pourquoi se divertit-on, au sens absolu que prend le divertissement lorsqu’il est
pratiqué pour lui-même, indépendamment donc de la recherche d’une
satisfaction extérieure dont la possession puisse être garantie ? Pour échapper à
l’ennui profond que provoque le fait d’être en repos, c’est-à-dire tout simplement
d’être, de subsister sans occupation définie, en étant alors confronté à soi-même
et à son vide, dont il faut à tout prix être diverti, en faisant diversion, et en
payant pour cela le prix, - il est fort élevé -, qui est de se lancer dans une
agitation vaine, qui permette pour un temps de penser à autre chose, en
reléguant à l’arrière-plan son ennui, selon une procédure qui évoque à l’avance
celle du refoulement. Le divertissement permet donc de gagner du temps en
pratiquant l’art de perdre son temps, et ceci en se dépensant sans mesure, et
sans autre perspective de gain que celle qui consiste dans la promesse de passer
du temps, - le divertissement a toujours la forme d’un “passe-temps”, d’une
“distraction” qui permet d’éloigner ses soucis en pensant à autre chose -, en vue
de suspendre pour un petit moment l’insupportable inquiétude qui inonde
l’existence entière de sa noirceur.
Ce point est évoqué de manière saisissante dans la phrase que Pascal a écrite en
marge du fragment le plus développé qu’il a consacré au thème du
divertissement :
“Raison pourquoi on aime mieux la chasse que la prise.” (Br. 139)
Le divertissement est une quête qui ne tend vers rien, mais procure seulement
une chance de s’échapper à soi-même, tant que dure la poursuite du leurre
auquel elle s’attache, dont la seule fonction, la “raison pourquoi”, saisie au point
de vue de la raison des effets, est de tromper une attente dont la pression ne
cesse de tarauder celui qui y est en proie :
“De là vient que le jeu et la conversation des femmes, la guerre, les grands
emplois sont si recherchés. Ce n’est pas qu’il y ait en effet du bonheur, ni qu’on
imagine que la vraie béatitude soit l’argent qu’on peut gagner au jeu, ou dans le
lièvre qu’on court : on n’en voudrait pas s’il était offert. Ce n’est pas cet usage
mol et paisible, et qui nous laisse penser à notre malheureuse condition, qu’on
recherche, ni les dangers de la guerre, ni la peine des emplois, mais c’est le
tracas qui nous détourne d’y penser et nous divertit.” (Br. 139)
Quel trait commun réunit la chasse, la guerre, le jeu, la conversation des
femmes ou l’accomplissement des obligations liées aux grandes charges ? Rien
d’autre que le fait que tout cela est du divertissement, c’est-à-dire, sous toutes
les formes imaginables, un moyen de s’absenter à soi-même, afin de se défendre
contre son ennui, tout en sachant obscurément que ce n’est qu’un palliatif
dérisoire qui ne change rien aux données du problème, puisque celui-ci, l’instant
suivant, va se reposer, le même toujours, car il s’avère impossible d’échapper à
son retour lancinant. C’est pourquoi le divertissement, agitation démente qui
tourne en rond et s’effectue sur place, témoigne exemplairement des
contradictions de l’existence humaine qui n’a pour se supporter et pour
persévérer que la culture du superflu, dont les satisfactions imaginaires ne
peuvent que la décevoir : le divertissement est à la fois absurde et plein de sens,
l’essentiel de sa signification consistant dans son absurdité, qui met cruellement
à nu les ressorts cachés de la condition humaine, dont il révèle l’ultime vérité,
qui n’est rien d’autre que l’absence même de vérité, au sens d’une vérité qui lui
appartiendrait à elle seule en propre.
C’est pourquoi il faut aller plus loin, et reconnaître dans le divertissement, et
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dans le sérieux et l’application que, hors de toute raison, on lui consacre, alors
même qu’il se révèle à terme sans objet, et sans issue, la forme pure, et la plus
pure qui soit, d’un exercice spirituel. En remontant à la clé de toutes les
conduites humaines, qui est le divertissement en tant que tel, on se donne le
moyen de restituer à l’existence saisie sous ses aspects les plus humbles en
apparence une dimension transcendante, même si celle-ci se traduit par la perte
de sens et déclenche un sentiment profondément déprimant, ce qui est la rançon
à payer pour profiter des révélations qu’il comporte. Que fait-on au juste
lorsqu’on s’adonne à la conversation des femmes, pudique euphémisme qui
recouvre toute une gamme variée d’intérêts, d’émotions et d’attitudes? A
première vue, on cède à une attraction dont les bénéfices escomptés sont
directement palpables. Mais comment s’en tenir en une telle affaire à ce que
Pascal appelle “un usage mol et paisible”, c’est-à-dire au fond indifférent ? La
fonction du divertissement est précisément de faire pièce à l’indifférence, et l’on
sait la place que tient dans l’Apologie la thématique de l’indifférence, qui, avec
l’apparence de tranquillité qu’elle affiche, est la forme la plus viciée et la plus
condamnable de l’oubli de Dieu : il en arrache de force le masque, au prix d’une
dépense d’énergie insane, dont la seule justification est la poursuite indéfinie
d’un bien qui ne se présente qu’à travers son absence. L’homme qui se divertit
brûle ses vaisseaux, et, à son insu même, se fait violence à lui-même, se sacrifie
pour son salut, même si cette quête, dans la forme où il s’y consacre, est sans
espoir, d’autant plus méritante et digne d’admiration à sa manière qu’elle est
ainsi désintéressée et gratuite, puisqu’elle s’accomplit en ayant déposé toute
chance de succès et en misant en quelque sorte sur son échec. Le divertissement
est comme un pari à l’envers, qui révèle les dessous du pari véritable : car ce
dernier, de la même manière que le divertissement, est un saut dans le vide, un
calcul désespéré, - l’argument du pari consiste à expliquer qu‘il est raisonnable
de choisir de faire en conscience quelque chose de déraisonnable -, comme une
dernière chance ressentie comme impossible, ce qui n’empêche d’essayer de la
saisir, en l’absence de toute prise assurée qui en garantirait le succès.
C’est pourquoi le divertissement, qui est parfaitement déraisonnable, n’en répond
pas moins à une cause, une “raison pourquoi”, ce qui lui restitue, au niveau qui
est le sien, une sorte de légitimité, qui le sanctifie :
“Mais quand j'y ai pensé de plus près, et qu’après avoir trouvé la cause de tous
nos malheurs, j’ai voulu en découvrir la raison, j’ai trouvé qu’il y en a une bien
effective, qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et
mortelle, et si misérable, que rien ne peut nous consoler, lorsque nous y pensons
de près.” (Br. 139)
“Y penser de près”, formule qui revient à deux reprises, au début et à la fin de
cette phrase, et qui pourrait faire penser à une psycho-analyse avant la lettre,
c’est précisément ce qui est pour nous le plus difficile, parce que nous sommes
des êtres de divertissement, qui, spontanément, nous ôtons les moyens
d’appréhender la juste mesure des choses et du rapport que nous entretenons
avec elles. Notre ignorance s’explique tout d’abord par le fait de prendre distance
par rapport à ce que nous sommes en réalité, par peur du terrible secret qui
nous hante : de ce secret, nous cherchons par tous les moyens à écarter la
menace, le meilleur de ces moyens étant donné par l’oubli de notre condition,
dont la vue nous fait horreur, ce qui est l’ultime raison du divertissement,
conduite lucide et opaque à la fois, comme nous ne pouvons manquer de nous en
apercevoir si nous y pensons de plus près, et si nous faisons l’effort de percer le
mystère de sa banalité ordinaire et d’en apercevoir l’inquiétante étrangeté. Avec
le divertissement, et son obsédante intranquillité, nous touchons du doigt notre
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misère, alors même qu’il essaie d’en différer la manifestation : et c’est à travers
cette tension qui le mine en profondeur qu’il s’élève à une sorte de grandeur,
cette grandeur que porte en soi la misère, pour autant qu’elle arrive à s’éprouver
comme misère, dans le doute et dans la souffrance, en l’absence de tout
sentiment de sécurité qui viendrait en alléger le poids et aiderait à mieux la
supporter :
“La grandeur de l’homme est grande en ce qu’il se connaît misérable. Un arbre
ne se connaît pas misérable.
C’est donc être misérable que de /se/ connaître misérable; mais c’est être grand
que de connaître qu’on est misérable.” (Br. 397)
Le divertissement est précisément le miroir dans lequel l’homme projette
simultanément sa misère et sa grandeur, et peut ainsi se voir tout entier tel qu’il
est.
Même si les raisons qu’on se donne pour se divertir sont fallacieuses, on a donc
bien raison de se divertir :
“Aussi les hommes qui sentent naturellement leur condition n’évitent rien tant
que le repos, il n’y a rien qu’ils ne fassent pour chercher le trouble. Ce n’est pas
qu’ils n’aient un instinct qui leur fait connaître la vraie béatitude... La vanité, le
plaisir de la montrer aux autres.
Ainsi on se prend mal pour les blâmer ; leur faute n’est pas en ce qu’ils
cherchent le tumulte, s’ils ne le cherchent que comme un divertissement ; mais
le mal est qu’ils le recherchent comme si la possession des choses qu’ils
recherchent les devait rendre véritablement heureux, et c’est en quoi on a raison
d’accuser leur recherche de vanité, de sorte qu’en tout cela et ceux qui blâment
et ceux qui sont blâmés n’entendent la véritable nature de l’homme.” (Br., 139)
Les hommes qui se divertissent expriment qu’ils ont naturellement, donc
obscurément, instinctivement, un sens très juste de leur condition, même s’ils
déguisent cette intuition en dissimulant la nécessité propre du divertissement, au
singulier, sous la futile contingence des divertissements, au pluriel, qui n’en
délivrent que l’apparence bariolée et fugace. De là un perpétuel renversement :
on se lance dans l’agitation pour parvenir au repos, par l’effet d’une impulsion ou
attraction dont la finalité insaisissable s’impose en se dérobant ; et comme on ne
peut supporter ce repos, on se lance à nouveau dans l’agitation, soi-disant en
vue d’atteindre ce repos dont on ne veut pas réellement, car on pressent qu’on
n’aurait pas la force de le supporter :
“Ils ont un instinct secret qui les porte à chercher le divertissement et
l’occupation au dehors, qui vient du ressentiment de leurs misères continuelles ;
et ils ont un autre instinct secret, qui reste de la grandeur de notre première
nature, qui leur fait connaître que le bonheur n’est en effet que dans le repos et
non pas dans le tumulte ; et de ces deux instincts contraires, il se forme en eux
un projet confus, qui se cache à leur vue dans le fond de leur âme, qui les porte
à tendre au repos par l’agitation, et à se figurer toujours que la satisfaction qu’ils
n’ont point leur arrivera si, en surmontant quelques difficultés qu’ils envisagent,
ils peuvent s’ouvrir par là la porte au repos.
Ainsi s’écoule toute la vie. On cherche le repos en combattant quelque obstacle ;
et si on les a surmontés, le repos devient insupportable ; car, ou l’on pense aux
misères qu’on a, ou à celles qui nous menacent. Et quand on se verrait même
assez à l’abri de toutes parts, l’ennui, de son autorité privée, ne laisserait pas de
sortir au fond du coeur, où il a des racines naturelles, et de remplir l’esprit de
son venin.
Ainsi l’homme est si malheureux qu’il s’ennuirait même sans aucune cause
d’ennui, par l’état propre de sa complexion ; et il est si vain qu’étant plein de
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mille causes essentielles d’ennui, la moindre chose comme un billard et une balle
qu’il pousse, suffisent pour le divertir.” (Br. 139)
Est remarquable cette présentation du divertissement comme “occupation au
dehors”, qui peut être prise simultanément à deux niveaux : au plus superficiel,
elle signifie que nous cherchons à l’extérieur, par exemple dans les relations que
nous entretenons avec d’autres personnes, une solution au problème que nous
pose en permanence notre personnel ennui d’exister; mais, du même coup, elle
signale indirectement, sous la forme ambiguë d’un “ressentiment”, ce besoin que
nous avons d’échapper à notre condition, en nous consacrant corps et âme à
autre chose, quoi ?, nous ne le voyons pas clairement, ce qui n’empêche que
nous y tendions en vertu d’un “instinct secret”, qui peut aussi s’interpréter
comme un appel du divin, issu du lointain souvenir de notre première condition
antérieure à la chute. Platon, dont Pascal a dit par ailleurs qu’il prépare au
christianisme, avait déjà proposé dans Le Banquet une analyse de ce genre : nos
attirances les plus sordides en apparence doivent être prises comme des ombres
portées ou des préfigurations avortées de ce grand et noble amour dont les élans
nous projettent au plus loin de nous-mêmes, sur un plan vertical et non
horizontal, dans la recherche, non de notre semblable, l’autre moitié de l’orange,
mais de ce complément d’absolu qui nous manque, et dont le défaut est la clé de
notre condition mortelle et de l’intime souffrance qui en est l’inévitable
accompagnement. Nous sommes des êtres de désir, qui entretenons un rapport
ambigu à l’absolu, dont nous gardons la nostalgie car nous n’avons pas tout à
fait perdu le souvenir de ce qu’a été notre première nature : et le divertissement,
qui permet occasionnellement de combler ce manque, est aussi ce qui,
constamment, nous en rappelle la pensée, à laquelle, malgré tous nos efforts,
nous ne pouvons échapper. C’est pourquoi les grands philosophes, ces demihabiles, qui nous incitent à contrer unilatéralement les tentations du désir, sous
prétexte qu’elles sont porteuses de désordre et de trouble, n’ont sur la chose
qu’une vue incomplète et défaillante, conforme à leur prétentieuse rationalité
abstraite qui mutile tout ce qu’elle touche, et passe à côté de l’essentiel:
“Philosophes - Nous sommes pleins de choses qui nous jettent au dehors.
Notre instinct nous fait sentir qu’il faut chercher notre bonheur hors de nous. Nos
passions nous poussent au dehors, quand bien même les objets ne s’offriraient
pas pour les exciter. Le objets du dehors nous tentent d’eux-mêmes et nous
appellent, quand même nous n’y pensons pas. Et ainsi les philosophes ont beau
dire : “Rentrez en vous-mêmes, vous y trouverez votre bien,” on ne les croit pas,
et ceux qui les croient sont les plus vides et les plus sots.” (Br. 464)
L’appel du dehors, sous ses manifestations les plus variées, traduit en effet une
obscure impulsion, toujours la même, dont il faut sans doute s’efforcer de
contrôler au mieux la forme, mais sans prendre le risque d’en altérer le contenu
qui, lui, doit être reconnu dans sa positivité et non faire l’objet d’une attitude
négative de pur rejet, qui tend à l’ignorer ou à l’éliminer.
Nous sommes ici en pleine anthropo-théologie : lorsqu’elle est envisagée sous
un horizon de transcendance qui, de façon inouïe, en creuse démesurément les
reliefs, la vie quotidienne prise sous ses aspects les plus quelconques, les plus
mesquins, les plus humbles, se révèle emplie d’arrière-pensées latentes qui en
redoublent et en magnifient la portée. La personne qui s’amuse, ou se figure le
faire, en poussant une boule de billard ou en lançant en l’air un ballon, cherche
Dieu, même si c’est sans le savoir : et la maladresse enfantine avec laquelle elle
mène cette recherche laisse encore transparaître le caractère irrépressible du
besoin tourmentant auquel elle répond, besoin existentiel auquel il n’est d’autre
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issue honorable que celle proposée par le calcul du pari, salto mortale qui oblige à
tout sacrifier sans promesse et sans garantie, avec le très mince espoir de
parvenir à l’apaisement souhaité, seule démarche véritablement adulte dont le
divertissement présente des images déformées qui, à travers toutes les torsions
qu’elles lui imposent, laissent encore apercevoir quelque chose de leur modèle
idéal :
“Malgré la vue de toutes nos misères, qui nous touchent, qui nous tiennent à la
gorge, nous avons un instinct que nous ne pouvons réprimer, qui nous élève.”
(Br. 411)
Cet instinct, qui contredit la vue de nos misères, coexiste avec elle, et en est
inséparable. En quelque manière, c’est la méthode des figuratifs, que Pascal
propose par ailleurs d’appliquer à la lecture de l’Ecriture Sainte, qui est encore
convoquée à ce propos : le divertissement est une figure de la condition
humaine, dont il rend manifeste à sa façon, mais non moins éloquemment, les
traits essentiels, à travers un mixte d’ordinaire et d’extraordinaire, de naturel et
de surnaturel, dont la confusion tordue et crucifiante est en elle-même parlante.
Est par là ouverte la possibilité d’une mythologie de la vie quotidienne
permettant de regonfler de sens, ce qui est le plus manifestement dénué de
sens, et, d’ailleurs, a d’autant plus de sens, virtuellement, qu’il présente ce sens
sous la forme aberrante du non sens, comme un tumulte qui s’efforce en vain de
recouvrir un insupportable silence, celui des espaces infinis par exemple, qu’il
donne encore et toujours à entendre sous la démence suppliciante de son bruit.
Tout ce qui se produit ici et maintenant, dans la vie présente avec ses futiles
apparences, est chargé de mystère : les valeurs du sacré et du profane, entre
lesquels il n’y a plus de frontière nettement tracée, s’échangent ainsi en
permanence, au risque de se confondre.
Cette figure du divertissement, qui revêt les allures de la contingence et de la
fausseté, est donc l’expression la plus nécessaire et la plus vraie de la condition
humaine, qui ne peut se concevoir sans divertissement, sans le divertissement :
“Divertissement - On charge les hommes, dès l’enfance, du soin de leur honneur,
de leur bien, de leurs amis, et encore du bien et de l’honneur de leurs amis. On
les accable d’affaires, de l’apprentissage des langues et d’exercices, et on leur
fait entendre qu’ils ne sauraient être heureux sans que leur santé, leur honneur,
leur fortune et celle de leurs amis soient en bon état, et qu’une seule chose qui
manque les rendrait malheureux. Ainsi on leur donne des charges et des affaires
qui les font tracasser dès la pointe du jour. - Voilà, direz-vous, une étrange
manière de les rendre heureux ! Que pourrait-on faire de mieux pour les rendre
malheureux ? – Comment ! ce qu’on pourrait faire ? Il ne faudrait que leur ôter
tous ces soins ; car alors ils se verraient, ils penseraient à ce qu’ils sont, d’où ils
viennent, où ils vont; et ainsi on ne peut trop les occuper et les détourner. Et
c’est pourquoi, après leur avoir tant préparé d’affaires, s’ils ont quelque temps de
relâche, on leur conseille de l’employer à se divertir, à jouer, et à s’occuper
toujours tout entiers.” (Br. 143)
Et Pascal a ajouté en marge de cette amère méditation :
“Que le coeur de l’homme est creux et plein d’ordure.”
Ce qui est étonnant dans ce passage, qui obéit à une rhétorique de
l’amplification, c’est l’usage qu’il fait de la première à la dernière ligne du pronom
impersonnel “on”. Qui est ce on? Au début du texte, cela paraît clair : “on charge
les hommes dès l’enfance...” évoque tout un procès d’apprentissage qui, diraiton, “assujettit” les hommes en les préparant aux diverses occupations de la vie
qu’ils auront à exercer par la suite, et dont la charge est anticipée par
précaution, alors même que son poids ne se fait pas encore ressentir : “on”, ce
9
sont donc les parents, les maîtres, le système éducatif, la collectivité elle-même,
les usages et les moeurs, en tant qu’ils remplissent à l’égard de futurs hommes
cette tâche de formation ou de subjectivation qui les destine à être des hommes
de divertissement, qui ne peuvent supporter le repos parce qu’il les force à rester
face à face avec eux-mêmes, ce qu’ils ne supportent pas, et les façonne en vue
de cette fin. Mais, au fur et à mesure que les phrases du texte se succèdent, en
répétant de façon lancinante la même formule verbale appelée par ce “on”, “on
les accable”, “on leur fait entendre”, “on leur donne des charges et des affaires”,
“on ne peut trop les occuper et les détourner”, “on leur conseille”, toutes
formules qui évoquent une muette conspiration, dirigée d’on ne sait où, on voit
peu à peu le point d’assignation de ce “on” se déplacer insensiblement, de
manière à renvoyer à une intention cachée qui, comme une main invisible,
manipule du dehors les affaires humaines, et les dirige inexorablement dans le
sens qui convient, le seul dont elles soient capables, en raison de l’ordure dont
est définitivement empreint le coeur de l’homme.
De là ce message aux résonances provocantes, que Pascal semble avoir esquissé
dans le cadre de la préparation de son Discours sur la condition des grands :
“Connaissez-vous donc et sachez que vous n’êtes qu’un roi de concupiscence, et
prenez les voies de la concupiscence.” (Br. 314)
Pour l’homme, connaître sa concupiscence, bien que cette connaissance doive
susciter de sa part un sentiment de répulsion et de rejet, doit être une incitation
à surmonter son dégoût et à s’engager plus avant encore dans la voie de la
concupiscence, incitation qui paraît relever d’une autre initiative que la sienne
propre, et à laquelle il ne lui reste qu’à s’abandonner, dans la honte de
s’apparaître à lui-même, selon l’image que lui renvoie le divertissement, comme
un roi de concupiscence, dont la souveraineté, quelle que soit la manière dont
elle s’exerce, est condamnée à l’indignité qui est sa règle. Pourtant la fatalité
incarnée dans la présence maléfique de ce “on”, qui semble alors possédé par
une inspiration surhumaine, n’est qu’humaine, toute humaine, en ce sens qu’elle
relève jusqu’au bout de la seule responsabilité de l’homme, qui doit, dans la
peine, et dans le souci, assumer jusqu’au bout sa condition : c’est suivant cette
même logique que la doctrine de la prédestination, loin de retirer à l’homme sa
liberté, le précipite dans l’abîme qu’ouvre sous ses pas la nécessité de décider
entièrement par lui-même de ses actes par des initiatives dont il porte l’entière
responsabilité.
C’est pourquoi, en ressentant et en acceptant sa misère, dont il prend acte et
dont il entreprend personnellement d’ordonner les manifestations, l’homme, par
un nouveau retournement du pour au contre, apparaît dans sa vraie gloire, gloire
de misère, la seule à laquelle puisse prétendre un roi de concupiscence :
“Grandeur - Les raisons des effets marquent la grandeur de l’homme, d’avoir tiré
de la concupiscence un si bel ordre.” (Br. 403)
De sa misère, l’homme a su lui-même par ses propres forces tirer un ordre, qui
est son ordre, et non celui qui lui serait imposé de l’extérieur par un autre ou par
une forme de nécessité à l’élaboration de laquelle il n’aurait point du tout part,
comme la pierre qui, sans avoir eu à choisir, tombe en suivant la loi de la
pesanteur. Dans le fragment sur le divertissement qui a déjà été cité à plusieurs
reprises, Pascal écrit :
“Voilà tout ce que les hommes ont pu inventer pour se rendre heureux.” (Br.
139)
L’ordre du divertissement, dont ils subissent les pernicieuses conséquences, car il
leur est impossible de faire autrement, les hommes se le sont eux-mêmes
donné, par leurs forces propres ; c’est donc bien eux qui l’ont “inventé”, comme
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une ingénieuse solution, à vrai dire la seule envisageable, au problème que leur
posait leur impossible condition. A des coeurs creux et pleins d’ordure n’a pas fait
défaut l’astuce qui leur a permis de survivre en faisant de leur misère un
système, un mode de vie qui parvient diversement à s’imposer à travers les pays
et à travers les âges, tour de force qui, tout pervers qu’il soit, provoque, en
même temps que la répulsion, un étonnement qui ressemble à de l’admiration, la
sorte de sentiment qu’on éprouve au spectacle de choses étranges, dont on se
dit qu’elles ne devraient pas pouvoir exister, et qui pourtant, en dépit de tout,
sont là miraculeusement devant nous, comme des réalités impossibles à nier et
dont il faut bien accepter l’incroyable évidence.
Le divertissement, les hommes l’ont fabriqué en même temps qu’il leur était
imposé, et il est la marque, à la fois, de leur misère et de leur grandeur, de leur
misérable grandeur et de leur grandiose misère, qu’ils ont voulues tout en y
étant condamnés, en vertu de l’un de ces insolubles mystères dont seules la
révélation et la foi sont en mesure de percer le secret. Dans ce secret, la raison,
sous les formes insaisissables à première vue de la raison des effets qui n’est
accessible qu’à l’esprit de finesse, est elle aussi impliquée :
“Raison des effets - Renversement continuel du pour au contre.
Nous avons donc montré que l’homme est vain, par l’estime qu’il fait des choses
qui ne sont point essentielles; et toutes ces opinions sont détruites. Nous avons
montré ensuite que toutes ces opinions sont très saines, et qu’ainsi toutes ces
vanités étaient très bien fondées, le peuple n’est pas si vain qu’on dit; et ainsi
nous avons détruit l’opinion qui détruisait celle du peuple.
Mais il faut détruire maintenant cette dernière proposition, et montrer qu’il
demeure toujours vrai que le peuple est vain, quoique ses opinions soient saines;
parce qu’il n’en sent pas la vérité où elle est, et que, la mettant où elle n’est pas,
ses opinions sont toujours très fausses et très mal saines.” (Br. 328)
C’est au moment où le peuple est le plus “vain”, qu’il est aussi le plus “sain”, et
réciproquement il n’y a pas pour lui d’autre manière d’être sain, conforme à sa
nature, que d’être vain, en cherchant à y échapper ; lorsqu’il paraît le plus
éloigné de la vérité, il se trouve, si on peut dire, en plein dedans, quoique ce soit
fort obscurément : il est, au sens fort de l’expression, dans le vrai, à défaut de
savoir le vrai de ce vrai où il est et où il s’est mis sans le savoir, en se faisant
dans le monde la place qui lui revient par l’invention du divertissement, c’est-àdire au fond de la culture sous toutes ses formes, qui sont des créations de sa
nature d’homme et ont en celle-ci leur “raison pourquoi”. C’est pourquoi la raison
des effets est requise en vue de percer la carapace des comportements de
l’homme ordinaire, dont les errements dissimulent une vérité cachée. Cet homme
ordinaire, Pascal l’appelle du nom de “peuple”, en vue de signifier cette humanité
ignorante, et non moins avisée pour autant, sûre d’elle en tout cas, qui n’agit
qu’en y étant poussée par des instincts secrets que rien ne peut détourner de
leur route, et ainsi exactement ajustés à leur cible, qu’ils ne peuvent manquer.
Le peuple ne sait pas ce qu’il fait, et en même temps il le sait ou du moins il le
“ressent” mieux que quiconque, comme on le voit clairement si on y pense de
plus près.
Cette étonnante analyse tourne autour de l’idée que, bien que la vérité soit
cachée aux hommes, ils la connaissent, ou du moins la pratiquent en acte en
s’engageant dans des conduites de divertissement, qui parviennent à une sorte
d’authenticité en explorant jusqu’au bout les voies de la fausseté et de la
méconnaissance : en ce sens, tout en se livrant à des comportements
déraisonnables en apparence, ils suivent des raisons qui, bien qu’ils n’en aient
pas conscience, sont de très bonnes raisons. On peut voir là l’esquisse d’une
11
théorie de l’idéologie comme fausse conscience qui, de la manière détournée qui
la caractérise, n’en obéit pas moins à des lois nécessaires ; c’est-à-dire que sa
production prend place dans le jeu de mécanismes dont le fonctionnement se
règle sur des conditions qui en déterminent l’efficacité sans risque d’erreur ou
d’écart, alors même que la fonction de ces mécanismes est de produire de
l’erreur et de l’écart. Si l’homme est aliéné, au double sens de la folie et de la
servitude, c’est donc en vertu d’un déplacement dont la nécessité s’est inscrite
dans sa nature, et dont il ne lui reste qu’à exploiter à fond tous les aspects par
sa décision propre.
Si l’homme est vain, c’est parce qu’il ne voit pas la vérité là où elle est, selon la
loi propre à l’idéologie, et on serait presque tenté de dire selon sa nature d’homo
ideologicus, qui dans son être le plus profond est enclin à l’idéologie, c’est-à-dire
au divertissement ; mais cette vérité, cela ne l’empêche pas de l’incarner, et de
témoigner pour elle dans tous ses actes et dans toutes ses paroles, y compris les
plus insensés qui, tout infectés qu’ils soient d’illusion et de préjugé, expriment
figurativement, donc sous un masque, un sens profond, dont ils constituent la
manifestation, sous des formes qui doivent elles-mêmes être décryptées. Ne pas
voir la vérité où elle est, c’est quand même la voir, même si c’est la voir là où
elle n’est pas, à travers une vision qui, si elle n’est pas parfaitement claire, n’en
est pas moins, de façon décalée, porteuse de vérité. On peut résumer cette
explication en utilisant la notion controversée de reflet, qui, ici, s’applique très
bien : le divertissement est le juste reflet de la nature de l’homme, dont il traduit
dignement l’indignité, cette indignité qui est le lot d’un roi de concupiscence dont
le coeur est plein d’ordure. L’homo ideologicus dont nous venons de parler, c’est
donc l’homme d’après la chute, dont la nature est déchue, ce qui s’exprime à
travers le fait qu’elle ne peut saisir la vérité qu’à distance et ailleurs que là où
elle est, n’ayant plus le moyen d’y avoir un accès innocent et direct.
Pour conclure cette sommaire investigation consacrée à la thématique
pascalienne du divertissement, qui a permis de lui restituer la plénitude de sa
dimension anthropologique, replaçons celle-ci dans une perspective plus large,
en vue de lui assigner des prolongements en amont et en aval, donc de lui
reconnaître une dimension supplémentaire en termes d’ancienneté et de
modernité.
Tout d’abord, il n’est pas douteux que l’anthropo-théologie du divertissement a
ses racines dans une tradition antérieure qu’il est indispensable de prendre en
compte en vue de mieux en mesurer la portée. Sur cette tradition, il n’est
possible de proposer qu’une vue cavalière, en remontant par exemple au
mouvement dit de la “devotio moderna ” dont l’un des précurseurs avait été le
mystique Jan Ruysbroeck, ermite brabançon qui, au XIVe siècle, vivait dans la
forêt de Soignes et est mort, comme il se doit, en odeur de sainteté. Ruysbroeck
a réintroduit dans la théologie chrétienne une tendance néo-platonicienne dont
les intuitions allaient en sens opposé des certitudes raisonnées du thomisme. En
1891, Maurice Maeterlinck a réalisé une traduction française de l’un des
nombreux écrits de Ruysbroeck, L’ornement des noces spirituelles de Ruysbroeck
l’Admirable, précédée d’un long texte de présentation, bourré de citations
empruntées à Plotin, qu’il a plus tard repris dans un recueil réunissant plusieurs
études de ce qu’il appelle “métaphysique inconsciente”, dont le titre, Le trésor des
humbles, va exactement dans le sens des préoccupations qui retiennent en ce
moment notre attention, avec en perspective une resacralisation de l’existence
sous ses formes les plus communes, et une réévaluation des usages du langage
12
ordinaire qui donne accès, le seul dont nous dispositions, à des mondes
inconnus, jetant ainsi un pont entre le visible et l’invisible : cette orientation a
généralement été celle adoptée à la fin du XIXe siècle par le mouvement
poétique du symbolisme, particulièrement dans la forme qu’il a pris avec les
écrivains belges, qui se sont précisément donné pour objectif de reconstituer par
les moyens de l’art une telle mystique de la vie quotidienne, ce qui constitue une
sorte de résurgence tardive de l’attitude propre à la devotio moderna, dont le
courant double secrètement l’histoire du sentiment religieux jusqu’à nos jours.
Dans Le trésor des humbles, se trouve un texte intitulé “Le tragique quotidien” dont
les premières lignes évoquent une thématique proche de celle du
divertissement :
“Il y a un tragique quotidien qui est bien plus réel, bien plus profond et bien plus
conforme à notre être véritable que le tragique des grandes aventures. Il est
facile de le sentir, mais il n’est pas aisé de le montrer, parce que ce tragique
essentiel n’est pas simplement matériel ou psychologique. Il ne s’agit plus ici de
la lutte déterminée d’un être contre un être, de la lutte d’un désir contre un autre
désir ou de l’éternel combat de la passion et du devoir. Il s’agirait plutôt de faire
voir ce qu’il y a d’étonnant dans le fait seul de vivre. Il s’agirait plutôt de faire
voir l’existence d’une âme en elle-même, au milieu d’une immensité qui n’est
jamais inactive. Il s’agirait plutôt de faire entendre, par-dessus les dialogues
ordinaires de la raison et des sentiments, le dialogue plus solennel et
ininterrompu de l’être et de la destinée. Il s’agirait plutôt de nous faire suivre les
pas hésitants et douloureux d’un être qui s’approche ou s’éloigne de sa vérité, de
sa beauté ou de son Dieu...”
L’idée que le “tragique essentiel” n’est pas celui des grands drames de la vie,
dont le fracas paraît suspendre le cours des choses, mais qu’il accompagne
silencieusement, et dans leurs secrètes profondeurs, les existences les plus
communes, va dans le sens d’une resacralisation de l’ordinaire dont Maeterlinck,
également traducteur de Novalis, a trouvé l’inspiration, en même temps que
dans la mystique de Ruysbroeck, chez les romantiques allemands. Cet idée lui
vient aussi d’Emerson, un autre de ses auteurs de prédilection, auquel une étude
est également consacrée dans Le trésor des humbles, qui, dans The American Scholar,
fait cette déclaration, où il n’est pas interdit de lire un concentré de l’esprit de la
devotio moderna, transmis par l’intermédiaire de la théologie anglo-saxonne des
Unitariens:
“Je ne demande pas le grand, le lointain, le romanesque... J’embrasse le
commun, j’explore le familier, le bas, et suis assis à leurs pieds... De quoi
voudrions-nous vraiment connaître le sens ? De la farine dans le quartant ; du
lait dans la casserole ; de la balade dans la rue ; des nouvelles du bateau ; du
coup d’œil ; de la forme et de l’allure du corps ; - Montrez-moi la raison ultime
de ces questions ; montrez-moi la présence de la cause spirituelle la plus haute
tapie, comme elle est toujours tapie dans ces faubourgs et extrémités de la
nature;... et le monde ne s’étend plus comme un ennuyeux fourre-tout, un
débarras, mais il a une forme et un ordre ; pas de vétille; pas d’énigme ; mais
un seul dessein qui unit et anime le pinacle le plus élevé et le fossé le plus bas.”
Pour en revenir à la théologie de Ruysbroeck, elle est d’inspiration hermétique, et
se fonde sur le principe de l’analogie, dont elle tire son caractère intrinsèquement
poétique, qui est l’une des raisons de l’intérêt que Maeterlinck lui a consacré :
elle donne à voir un monde fait de similitudes où, tout portant sur soi la marque
du divin, le dehors et le dedans ne cessent d’être en communication réciproque,
et où les essences, qui sont aussi des existences, sont immergées dans la
lumière irradiante de la superessence, à la ressemblance du Christ qui a vécu et
13
est mort dans une humilité à la fois humaine et surhumaine, où ombre et clarté
cohabitent sans pouvoir être nettement tranchés. Dans le chapitre 32 de la
deuxième partie des Noces spirituelles, intitulé “Des quatre espèces de fièvres qui
peuvent tourmenter l’homme”, Ruysbroeck évoque dans ces termes les hommes
“inconstants de coeur” : “En tout ce qu’ils font, la nature cherche secrètement ce
qui lui est propre, et souvent à leur insu, car ils ne se connaissent pas euxmêmes”, ce qui signifie que leur dérèglement est loin d’être sans règles, et que
vivre en dehors de Dieu, c’est encore vivre avec Dieu, sinon en Dieu, même si
c’est de manière relâchée, à la limite de l’abjection, dans un monde en folie où
les hiérarchies établies, comme celle du haut et du bas, ont cessé d’être valides.
C’est ce même message qui est repris et popularisé au siècle suivant dans
l’Imitation de Jésus Christ de Thomas a Kempis, ouvrage de piété qui a connu une
vogue considérable et a le plus contribué à la diffusion de l’orientation spirituelle
propre à la devotio moderna, où l’on peut lire : “Il n’est point de créature si petite et
si vile qui ne présente quelque image de la bonté de Dieu”, d’où il se conclut
qu’“Un humble paysan qui sert Dieu est certainement fort au-dessus du
philosophe superbe qui, se négligeant lui-même, considère le cours des astres”,
et que “La plus pauvre petite demeure sera jugée au-dessus du palais tout
brillant d’or”, ce qui fait penser par anticipation à la parole de Kierkegaard
opposant les chaumières de l’existence aux luxueuses constructions de la pensée
rationnelle. Ceci justifie l’appel lancé par l’Imitation de Jésus-Christ à “aimer les
choses simples”, dont les artistes flamands, inventeurs de la peinture de genre,
proposeront plus tard, en termes profanes, mais toujours en vue de célébrer la
gloire de Dieu, une transposition esthétique. Dans une telle perspective, le
monde terrestre, même sous ses formes les plus désenchantées et les plus viles,
garde un pouvoir magique d’enchantement : et celui-ci, correctement dirigé,
peut servir de tremplin à l’élévation de l’âme, qui part de lui pour parvenir
ensuite à s’en éloigner. Lorsque Pascal, dans un fragment des Pensées , s’en prend
à “la vanité de la peinture qui attire l’admiration par l’imitation de choses dont on
n’admire point les originaux”, cette “vanité”, devenue d’ailleurs un motif pictural
à part entière dont la portée est manifestement édifiante, doit être interprétée au
même sens où il parle de celle du peuple dont les opinions sont pourtant très
saines : le plaisir qu’on prend à la représentation des choses les plus basses est
à la fois juste et injuste, et il se nourrit précisément de cette incertitude.
La devotio moderna joue sur cette sorte de contradiction, dont elle ne sort jamais :
si elle réhabilite le monde, c’est pour enseigner en douceur la nécessité de
prendre distance par rapport à lui. en adoptant une attitude qui est la fois de
reconnaissance, donc pour une part d’acceptation, et de déni, en vue de
renoncer à ses séductions. Cette contradiction est à la base, toujours au XVe
siècle, de la pensée de Nicolas de Cuse dans le sillage de laquelle se situe
directement Pascal, qui lui a emprunté la métaphore du cercle dont le centre est
partout et la circonférence nulle part, formule clé d’une cosmologie en
perspective faisant passer, sur fond de nominalisme, la co-présence et la
réversibilité de l’un et du multiple avant le principe de la hiérarchisation des
essences qui, lui, s’applique à un cosmos bien centré et ordonné; en
conséquence, cette cosmologie nouvelle, tournée vers la considération de
l’univers infini, se situe à contre-courant de la logique aristotélicienne et du
principe de contradiction sur lequel celle-ci s’appuie. Dieu se donne à voir dans le
monde à travers une pluralité d’images divergentes, que leur divergence
n’empêche pas d’être vraies toutes ensemble, et même rend plus vraies encore,
puisqu’elle incite à corriger les unes par les autres : c’est pourquoi la coïncidentia
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oppositorum devient la loi par excellence de la pensée, qu’elle dirige vers la vérité
en l’exerçant à supporter des contrariétés qui, en même temps qu’elles la font
souffrir, la dynamisent et la transportent au-delà des apparences immédiates.
Replacées dans cette tradition, l’anthropo-théologie du divertissement révèle
toute l’ampleur de sa portée, qui la rend à son tour initiatrice d’une nouvelle
tradition, dans laquelle sa leçon est reprise et prolongée. C’est ainsi que, dans
une perspective qui rappelle celle de Pascal, et qui est également celle d’une
anthropo-théologie, Feuerbach explique que l’homme est l’être qui, par un jeu de
renversement, a été dépossédé de son essence, dont il ne lui reste que des
représentations déformées et déplacées, représentations à la fois vraies et non
vraies, dont il lui faut par ses propres forces se réapproprier le contenu : ce qui
distingue Feuerbach de Pascal, c’est qu’il voit dans le discours de la religion la
forme par excellence de ce processus de distorsion dont il faut en sens inverse
détordre les noeuds pour parvenir à la vérité de l’homme, qui n’apparaît que
sous une forme excentrée, alors que Pascal voit dans ce discours, tel qu’il est
fixé par la révélation, le seul critère de référence auquel il soit possible de se
rapporter pour restituer leur “raison pourquoi” aux comportements humains qui,
hors de cette référence seraient totalement privés de sens, et trouvent leur
vérité en Dieu seulement, en l’absence de toute référence à un centre quel qu’il
soit (selon la logique du décentrement, qui n’est pas assimilable à une
excentration). Pourtant, même en se contredisant, Pascal et Feuerbach énoncent
finalement le même renvoi permanent du divin à l’humain et de l’humain au
divin, qui est la clé de leur méthode interprétative reposant sur le déchiffrement
de figures à laquelle on peut si l’on veut donner le nom d’herméneutique.
Tout près de nous, ce n’est pas un hasard si Bourdieu a choisi d’intituler
Méditations pascaliennes l’ouvrage dans lequel il a concentré l’exposition de sa
“philosophie”, qui, comme celle de Pascal, prend d’abord la forme d’une
antiphilosophie, au point de vue de laquelle “la vraie philosophie se moque de la
philosophie”. Pascal, théoricien du sens pratique ? Oui, et précisément par son
analyse du divertissement et des pratiques sociales d’attachement et d’illusion
qui lui correspondent, avec leurs mécanismes bien réglés dont le fonctionnement
exprime l’arbitraire dans le forme de la nécessité. Ces mécanismes, il faut
s’exercer à les voir à la fois de près, tels qu’ils s’offrent immédiatement dans leur
réalité concrète, et de loin, en développant à leur égard un point de vue objectif,
sans pour autant perdre de vue qu’ils ne sont pas des réalités extérieures qui ne
nous concerneraient pas personnellement comme le croient ces “demi-habiles”,
qui sur toutes choses font les philosophes, et que Pascal ne cesse de vitupérer au
long des Pensées , ce que fait également Bourdieu dans le cadre de sa critique de
la raison scolastique. De là la nécessité de promouvoir la figure d’une nouvelle
philosophie, libérée des a priori traditionnels de la raison philosophante abstraite,
parce qu’elle aura su s’engager directement dans les conflits réels de la vie et
tout d’abord en avoir pris la mesure réelle. Cette nouvelle philosophie est donc
celle qui se donne les moyens d’être en prise sur cet homme vrai du
divertissement qu’est en dernière instance l’homme social, exposé
quotidiennement à parier pour l’incertain
à travers des conduites qui sont
manipulées à son insu par des régularités statistiques, dont la connaissance ne
lui est cependant pas définitivement refusée, pour autant qu’il en vienne à
prendre conscience qu’il est au rouet de sa grandeur et de sa misère, en tant que
roseau pensant pris dans l’alternative insoluble de l’objectivité et de la
subjectivité, dont les points de vue sont également irrécusables et impossibles à
éliminer. Ce que Pascal apporte à Bourdieu, c’est donc, plutôt qu’un modèle de
connaissance qu’il ne resterait plus qu’à appliquer, une incitation, voire une
15
ambiance propice à un certain ordre de réflexion, une attitude particulièrement
réceptive à des intérêts rejetés communément par les philosophes, - Bourdieu
s’indigne des pages méprisantes écrites par Heidegger au sujet de ‘“l’homme du
On” traité en homme de peu, “véritable rite d’expulsion du mal, c’est-à-dire du
social et de la sociologie” (M P , p. 37) -, intérêts qui sont précisément ceux
cultivés par cet antiphilosophe que se veut le spécialiste en sciences sociales,
pour qui comptent avant tout les valeurs basses banalement, voire trivialement
cultivées dans la vie courante par ce simple homme du On dédaigné des
philosophes :
“J’avais toujours su gré à Pascal, tel que je l’entendais, de sa sollicitude, dénuée
de toute naïveté populiste, pour le “commun des hommes” et les “opinions du
peuple saines”; et aussi de sa volonté, qui en est indissociable, de chercher
toujours la “raison des effets”, la raison d’être des conduites humaines en
apparence les plus inconséquentes et les plus dérisoires - comme “courir tout le
jour après un lièvre” -, au lieu de s’en indigner ou de s’en moquer, à la manière
des “demi-habiles”, toujours prêts à “faire les philosophes”, et à tenter d’étonner
par leurs étonnements hors du commun à propos des opinions de sens
commun.” (MP , p. 10)
La sociologie telle que Bourdieu la conçoit et la pratique, dans une perspective
qui ne sépare jamais complètement le cognitif du compassionnel, est-elle, sur le
fond, une anthropo-théologie, écartelée entre les deux orientations de
l’objectivisme scientiste et de la mysticité, ce qui conduit à la resituer dans le
sillage de la devotio moderna ? Si c’est le cas, Bourdieu n’en est que plus proche de
Pascal en qui il s’est lui-même reconnu, en prenant le risque d’entacher sa
démarche de contradiction et de l’exposer à la folie mortelle de la croix, qui
l’incendie de ses feux, en pleine “misère du monde”, à la limite du scientifique,
du politique et du religieux.
La vie quotidienne, entre divertissement et travail
Frédéric Keck
Après les trois premières séances du groupe d’études de Pierre Macherey
consacrées à Pascal, Hegel et Marx, et avant d’entrer dans les séances sur les
conceptions phénoménologiques du monde de la vie et leurs répercussions
sociologique, je voudrais m’arrêter sur la polarité que Pierre Macherey a installée
entre le modèle du divertissement chez Pascal et le modèle du travail chez Hegel
(et, d’une façon qui reste problématique, chez Marx). Il s’agit certes d’une
polarité historique, permettant de passer d’une conception classique de la vie
quotidienne comme divertissement (chasse, jeu de cartes, conversation avec les
dames…) à une conception moderne de la vie quotidienne comme travail (pas
seulement celui de l’artisan ou de l’ouvrier, mais toute activité humaine, celle de
la femme, du philosophe, de l’artiste…). Mais il s’agit également d’une polarité
permettant de penser la vie quotidienne en tous points comme partagée entre
des moments de divertissement et des moments de travail (d’où le débat récent
sur la « fin du travail », l’avènement d’une société de loisirs, et finalement le
loisir pensé lui-même comme un travail dans une économie productive des
loisirs). Cependant, il me semble que l’opposition entre Pascal et Hegel permet
de construire à l’intérieur de cette polarité en quelque sorte première et naïve
une seconde polarité plus problématique, celle entre divertissement et
conversion dans le modèle de Pascal, et celle entre travail et aliénation dans le
16
modèle de Hegel. Mon hypothèse est celle-ci : si Pascal et Hegel proposent deux
modèles permettant de penser la place de la négativité dans la vie quotidienne,
ou ce que Pierre Macherey a appelé l’insertion brutale de la transcendance dans
l’immanence de la vie quotidienne, c’est chez Pascal sur le mode du hasard ou du
jeu, au sens de l’ensemble des rapports de diversion/conversion qui entraînent
l’esprit dans un tour vertigineux sur lui-même, et chez Hegel sur le mode de
l’activité orientée vers un but, selon un schéma téléologique qui rapporte toute la
vie quotidienne à un jour singulier où l’esprit se manifeste particulièrement à luimême, ce que Raymond Queneau a appelé, en reprenant ironiquement le mot de
Hegel : « le dimanche de la vie ». Je voudrais élaborer les conséquences de cette
opposition avant de poser la question de la place de Marx dans ce dispositif.
L’hypothèse de lecture que propose Pierre Macherey, c’est que le
divertissement pascalien est une clé de lecture à la fois pour les Pensées et pour
une anthropologie de la vie quotidienne, dont Pascal aurait en quelque sorte
tracé le programme (selon une piste ouverte par Bourdieu dans ses Méditations
pascaliennes). « Sans examiner toutes les occupations particulières, il suffit de les
comprendre sous le divertissement » (Br. 137) : cette phrase extraite des Pensées
souligne bien que le divertissement n’est pas un secteur de la vie humaine, celui
où sa misère et sa vanité éclate au plus grand jour, mais bien plus profondément
la logique de toutes les activités humaines les plus ordinaires, même celles qui
prennent aux yeux des hommes un sens absolu (et alors il faudrait dire que
même le rituel religieux, ce moment où l’homme consent à « s’abêtir » pour
croire, est lui aussi un divertissement). Mais alors c’est le projet d’une « apologie
de la religion chrétienne » qui entre en crise : Pascal a-t-il écrit les Pensées pour
peindre la misère de l’homme sans Dieu afin de lui révéler sa grandeur avec
Dieu, en sorte que l’anthropologie devrait céder la place à la théologie, ou bien
a-t-il, comme Pierre Macherey en prend le pari, décrit la misère de l’homme
comme condition même de sa grandeur, selon la logique de la coincidentia
oppositorum que Pascal reprend à Nicolas de Cues, en sorte que l’anthropologie
serait immédiatement et en tous points anthropo-théologie, révélation du sacré
dans les activités les plus profanes ? Il me semble qu’une phrase des Pensées
appuie cette seconde interprétation : « Grandeur – Les raisons des effets
marquent la grandeur de l’homme, d’avoir tiré de la concupiscence un si bel
ordre. » (Br. 314) La notion de « grandeur » ne se réfère pas ici à une grandeur
morale, versant positif de la misère de l’homme, comme dans « La grandeur de
l’homme est grande en ce qu’il se connaît misérable. » (Br. 397). Elle se réfère
plutôt à une grandeur géométrique, à la possibilité d’une science de l’ordre issu
de la misère humaine, ce qui s’appellera ensuite économie : science toute entière
régie par les « raisons des effets » au sens où elle vient seulement après-coup
pour décrire les ordres qui se constituent dans les actions ordinaires (c’est le
sens du sous-titre de l’ouvrage de L. Boltanski et L. Thévenot, De la justification, Les
économies de la grandeur, qui ouvre précisément le programme d’une sociologie des
actions ordinaires). Mais alors cette science de l’ordre des actions humaines
(dont il faudrait repenser les rapports avec l’ordre de la justice et l’ordre de la
charité, selon les indications données par Boltanski dans L’amour et la justice comme
compétences) opère une singulière torsion entre les notions apparemment
antithétiques de divertissement et de conversion. Selon une lecture première, la
conversion est ce qui devrait suivre la prise de conscience de la vanité du
divertissement, ce qui consiste à interpréter le pari comme un saut de la science
de l’homme à la foi en Dieu. Mais une autre lecture est possible : la conversion
se produit à l’intérieur du divertissement lui-même, elle n’est même rien d’autre
17
que le revers du divertissement, ou son détour (au sens où Pascal dit que « les
hommes sont si nécessairement fous que ce serait être fou, par un autre tour de
folie, que de ne pas être fou », la sagesse apparaissant alors comme l’envers de
la folie, comme la folie faisant un tout sur elle-même, ce qui permet au sage de
vivre avec les autres fous comme s’il était fou). Divertissement/conversion : il
n’y a pas entre ces deux moments la grande opposition morale entre la misère
de l’homme sans Dieu et la grandeur de l’homme avec Dieu, mais il y a
seulement la différence infinitésimale séparant deux mouvements consécutifs,
qui tournent autour de la même chose en suivant des directions différentes.
L’homme cherche à la fois le divertissement et le repos, il passe de l’épuisement
à l’ennui, mais c’est parce que tout en lui le pousse à tourner autour de son
néant, pour lui éviter de le regarder en face et de mourir d’effroi. La logique qui
régit ces mouvements de tours et détours est alors celle du jeu, dont le pari est
seulement une des formes : s’il n’y a que des tours et détours autour d’une case
vide, alors il n’y a plus de sens ultime de l’action humaine, comme une finalité
nécessaire vers laquelle elle tendrait uniformément, mais il y a seulement des
stratégies, des coups, des combinaisons, dont il est possible de reconstituer
après coup les lois grâce au calcul des probabilités. L’économie de la grandeur
devient alors une sociologie statistique des jeux de hasard.
Cette approche purement contingentiste ou probabilitaire de la vie
quotidienne peut alors être mise en contraste avec l’approche nécessitariste et
télélogique de Hegel. Hegel reprend à Aristote sa description du travail de
l’artisan pour l’élargir de la sphère limitée de la tekhné (rapport d’un artisan à son
œuvre) à l’ensemble des activités observables dans la sphère de la société civile
ou bourgeoise. Selon un mécanisme que Hegel appelle ruse de la raison, le
concept d’abord présent subjectivement en esprit (comme on dit, « dans la tête
de l’artisan ») cherche à se réaliser en passant par l’objectivité de la matière, et
doit pour cela jouer sur les tours et détours de la matière afin de lui imprimer,
sans qu’elle en prenne conscience, sa propre finalité. Il y a donc bien ici, comme
chez Pascal, l’idée d’une ruse comme science des tours et détours à travers
lesquels se construit le sens de l’action humaine. Et il y a bien également chez
Hegel une place pour le négatif comme ce qui, ne pouvant être vu de face, oblige
l’esprit à suivre des tours et détours : c’est parce que le concept ne peut entrer
directement en relation transcendante de négation avec la matière qu’il doit
ruser avec elle et entrer dans l’immanence de ses régularités. Mais on voit que
ces détours et cette négativité sont subordonnés à une finalité positive, selon le
modèle du travail : le jeu avec l’objet n’est qu’un moment pour parvenir à lui
imposer une forme définitive, et la place de la négativité n’est dessinée qu’en
creux dans l’attente de la négation de la négation qui la relèvera. De ce point de
vue, Pierre Macherey souligne que les ruses et les détours de la société civile,
dont Hegel a emprunté la description à l’économie libérale des Ecossais,
notamment à travers la figure de la « main invisible » conçue comme une
Providence sécularisée, restent subordonnés, au niveau de l’esprit objectif, à
l’Etat qui en contrôle la direction de façon souveraine, et au niveau de l’esprit
absolu, à la philosophie qui en récapitule le mouvement. On peut se demander si
dans nos sociétés libérales cette figure de l’Etat républicain appuyée sur un
conseiller-philosophe n’est pas sérieusement mise en question, en sorte que
nous n’aurions plus affaire qu’aux ruses et détours du néo-libéralisme – ce qui
expliquerait la popularité du thème de la « ruse de la raison », diffusé au-delà de
sa limitation par Hegel à une sphère circonscrite.
Quelle est alors la place de Marx dans cette alternative ? En quoi sa
conception de la « réalisation de la philosophie » permet-elle une approche de la
18
vie quotidienne, et sera-ce au travers du modèle du travail ou du
divertissement ? À la lecture des analyses du Capital qui font directement
référence au paragraphe 209 de l’Encyclopédie de Hegel, c’est bien le modèle du
travail que reprend Marx, pour penser le travail dans sa réalité pratique contre la
déformation idéologique qu’en a donné l’économie classique. Le travail est alors
conçu comme l’affrontement de l’homme à une réalité qu’il nie mais qui risque
également de le nier en tant qu’elle appartient à un autre, sous la forme de la
propriété capitaliste des moyens de production. La vie quotidienne est alors
pensée dans la dialectique travail-aliénation-libération. Mais une autre lecture de
Marx est possible, plus proche de ce que Marx a appelé « matérialisme
historique » que de ce « matérialisme dialectique ». C’est dans les textes du
jeune Marx, comme le suggère Pierre Macherey, que le schéma de l’aliénation
prend sa source et se complique. S’il y a aliénation du travail, ce n’est pas
seulement parce que quelqu’un d’autre prend au travailleur le produit de son
travail, mais c’est parce que le travailleur ne peut se représenter le produit de
son travail que de façon renversée, médiatisée par le désir spéculaire des autres.
C’est ici que prend place l’analyse marxienne de la religion comme idéologie :
l’idéologie inverse le haut et le bas, selon le mécanisme de la camera oscura, elle
donne la plus haute valeur à ce qui en a le moins, les idéaux religieux, et elles
tend ainsi à ôter sa valeur à ce qui en a réellement le plus, les produits du travail
et les biens matériels nécessaires à la subsistance – ce qui permet à certains
hommes plus rusés et plus cyniques de s’emparer de ces produits du travail,
pendant que les travailleurs pensent (et votent) contre leurs intérêts matériels. Il
me semble que le texte central pour une anthropologie marxienne de la vie
quotidienne n’est pas, de ce point de vue, Le Capital, mais La question juive. Dans ce
texte, en effet, Marx pose la question que devrait se poser toute anthropologie
de la vie quotidienne : parlons-nous des hommes de chaque jour, ou bien des
hommes du jour du Seigneur ? C’est sur les juifs sécularisés que Marx pose cette
question, en réponse à la thèse de Bauer sur la sécularisation de la religion
juive : ce qui est réel, est-ce le Juif de la semaine, ou le Juif du sabbat ? Faut-il
libérer les Juifs de leur croyances religieuses, ou faut-il d’abord les libérer de
leurs conditions matérielles d’existence ? Derrière la religion, c’est plus
profondément l’Etat hégélien-républicain que critique Marx, et la conception
idéologique des droits de l’homme qui le soutient : si l’on veut libérer les
hommes des croyances religieuses qui leur font oublier les conditions matérielles
de leur vie quotidienne au profit de grandes cérémonies où ils adhèrent à des
idéaux de façon purement abstraite, selon le mécanisme de la conscience
renversée, il faut critiquer davantage l’Etat, grand organisateur du « dimanche
de la vie », que la religion, qui n’en est que la gardienne. Le Juif du sabbat n’est
donc pour Marx qu’une figure occasionnelle pour critiquer l’homme du dimanche,
l’homme qui masque toutes ses actions quotidiennes les plus inavouables pour se
montrer à la grande messe glorieuse du dimanche.
Il semble alors que l’analyse de Marx ne puisse être ramenée ici au
schéma travail-aliénation-libération, mais qu’elle est beaucoup plus proche du
schéma divertissement-conversion que nous avons vu opérer chez Pascal. Que
fait en effet l’homme dans sa vie quotidienne ? Il s’amuse et se divertit pendant
la semaine, en cherchant à gagner de l’argent, et il s’humilie et se convertit le
dimanche, en se tournant vers les idéaux unificateurs de la société civile, dans le
cadre de la religion ou de l’Etat. La vie quotidienne est donc une vie double, ce
qui ne signifie pas qu’elle est aliénée : l’homme de la vie quotidienne vit sur deux
plans, celui du calcul d’intérêts et celui de l’adhésion à l’idéal, ce que Marx
appelle, à la suite de Feuerbach, le ciel et la terre. « Là où l’Etat politique est
19
parvenu à son épanouissement véritable, l’homme mène, non seulement dans la
pensée, dans la conscience, mais dans la réalité, dans la vie, une vie double, une
vie céleste et terrestre : la vie dans la communauté politique, où il s’affirme
comme un être communautaire, et la vie dans la société civile, où il agit en
homme privé, considère les autres comme des moyens, se ravale lui-même au
rang de moyen, et devient le jouet de puissances étrangères. » (« La question
juive », in K. Marx, Philosophie, Gallimard-Folio, p. 58) Que cette vie soit double
ne signifie pas que ce dédoublement puisse prendre fin, mais au contraire qu’il
ne cesse de se développer, de proliférer en un dédoublement infini : c’est en tous
points, et pas seulement le samedi soir, que la vie quotidienne bascule de la
semaine au dimanche, dès que l’homme passe de l’être au devoir-être, du plan
des faits au plan des valeurs. Tout divertissement est donc en même temps une
conversion : les tours et détours de la vie quotidienne dans la société civile
obligent à tisser ensemble, de façon à la fois hypocrite et sublime, les faits et les
valeurs, l’être et le devoir-être. Il n’y a donc plus d’individu vivant réconcilié avec
lui-même dans une libération possible : la vie humaine est irréductiblement
séparée d’elle-même par des contradictions qui à la fois la déchirent et la
constituent. Quelque chose se passe dans ce samedi soir permanent qu’est le
seuil du fait à l’idéal, qui ne cesse de se répéter et de se rejouer dans chaque
action humaine de la vie quotidienne.
Il me semble que c’est une telle conclusion qu’ont tiré deux lecteurs de
Marx et de Pascal qui, en « réalisant la philosophie » par la pratique des sciences
humaines, ont pensé le travail humain sur le mode du divertissement ou du jeu :
Lévi-Strauss, à travers sa conception structurale du langage comme jeu
différentiel d’oppositions ouvert par une contradiction première, entre nature et
culture, et Bourdieu, à travers sa conception de l’habitus corporel comme illusio,
moteur d’enchantement du monde qui permet de participer à des jeux sociaux en
eux-même absurdes. Si Lévi-Strauss et Bourdieu sont parvenus à penser ainsi à
la fois le travail comme un jeu, c’est-à-dire comme opérant selon des procédures
logiques analogues à celles qui sont observables dans un jeu de cartes ou de
tennis, et le divertissement comme un travail douloureux et patient par lequel se
constitue l’humanité dans sa misère et sa grandeur, c’est parce qu’ils ont
abandonné la conception durkheimienne de la société comme Etat ou comme
Eglise, selon le modèle du village totémique, sans pour autant la concevoir
comme une pure dispersion des activités économiques : en étudiant les
représentations religieuses (classifications mythologiques ou scolaires) comme
opérant selon des stratégies analogues à celle du jeu, ils ont fait tomber la
barrière qui sépare la semaine du dimanche. Cela ne signifie pas qu’ils ont
réconcilié la vie quotidienne avec elle-même, mais au contraire qu’ils ont montré
par l’observation scientifique qu’elle est séparée d’elle-même en tous points, et
pas seulement dans le passage de la société religieuse à une société
« désenchantée » (ce dimanche soir permanent que raconte le récit de la
sécularisation). Les hommes sont des joueurs et des calculateurs, mais ils jouent
et calculent avec des valeurs qui sont religieuses et auxquelles ils accordent le
plus grand respect : le travail produit des valeurs qui lui échappent, et avec
lesquelles les hommes se divertissent tout en se convertissant, adorant ce avec
quoi ils jouent comme de simples jetons. « Grandeur de l’homme, d’avoir tiré de
la concupiscence un si bel ordre. »
Réflexions présentées par P. Macherey au sujet de la note de F. Keck
Il n’entrait pas au départ dans mes intentions, en présentant diverses approches
20
philosophiques de la vie quotidienne, celles proposées par Pascal, Hegel, Marx et
Husserl, de constituer une logique de cette série, en corrélant entre eux les
différents pôles de réflexion offerts par le divertissement, la ruse de la raison, la
réalisation de la philosophie et le monde de la vie. C’est pourtant ce que Frédéric
Keck suggère de faire, à juste titre indiscutablement, car il est clair que la
présentation de ces différents points de vue ne peut s’arrêter à leur
juxtaposition, mais doit déboucher à terme sur leur mise en corrélation, ce qui
rend possible leur évaluation respective, au-delà des démarches d’une histoire de
la philosophie au sens étroit se contentant de recenser des positions sans
essayer de les relier entre elles.
Pour prendre les choses dans l’ordre, est parfaitement convaincante la façon dont
Frédéric Keck installe en vis-à-vis les positions de Pascal et de Hegel, dont la
première serait dominée par l’affirmation de l’aléatoire, qui entache d’absurdité
la réalité humaine prise dans son ensemble, et l’autre par celle d’une finalité
créatrice qui permet en sens inverse de réintroduire la raison dans cette réalité,
qui est alors englobée dans le mouvement de l’Esprit universel. En effet, ce serait
une erreur de ramener le concept pascalien de divertissement à la position
marginale généralement impartie aux activités de pur loisir (l’entertainment tel qu’il
se pratique à Broadway ou à La Vegas, dans des lieux et des moments
d’exception où les préoccupations ordinaires de la vie se trouvent mises entre
parenthèses : on est alors en “vacance”, ce qui est l’occasion rêvée de faire le
vide), en l’opposant à des formes d’activité productrice utile, comme celles
représentées par le travail, qui ont une importance vitale pour le déroulement de
l’existence auquel elles n’apportent pas seulement un supplément dont il serait
possible à la rigueur de se passer (comme cela se produit pour l’entertainment dont
les bénéfices sont par définition superfétatoires : on doit pouvoir s’en passer, ce
qui n’est pas le cas des produits du travail). C’est la raison pour laquelle, comme
le note justement Frédéric Keck, le divertissement a chez Pascal une signification
globale, et non partielle ou particulière : à son point de vue, exercer un métier,
ou proprement s’occuper, c’est encore chercher un moyen pour échapper à
l’ennui de vivre qui est la raison profonde du divertissement comme tel, et
corrompt tous les aspects sans exception de l’existence humaine, qui, quelles
que soient ses formes, n’échappe pas à la loi absolue du divertissement. De ce
point de vue, en dépit de ce qui les oppose, les perspectives adoptées par Pascal
et Hegel ont bien quelque chose en commun : elles entreprennent de rendre
compte de tous les actes de la vie sans exception en les rapportant à un arrièreplan caché : le souci de la finitude, mobile secret de tous les comportements
humains pour Pascal, et, pour Hegel, la ruse de la raison, qui , en sous main,
manipule les éléments investis dans le travail sous toutes ses formes, y compris
cette forme par excellence d’activité travailleuse qu’est l’histoire universelle au
cours de laquelle les hommes et les peuples, sans le savoir, oeuvrent au service
de l’Esprit. Mais ce sens caché, une fois révélé, conduit à des options
irréductibles : une chute désespérée dans le vide à laquelle il n’y a
d’échappatoire que par le pari au point de vue de Pascal, et la vision rationnelle
d’un devenir orienté, c’est-à-dire d’un progrès garanti, qui semble être le dernier
mot de la pensée hégélienne, avec la vision téléologique et eschatologique de
l’histoire qui la caractérise.
La question soulevée par Frédéric Keck est alors de savoir comment Marx se
situe par rapport à ces deux pôles extrêmes. Marx est-il du côté de ce
qu’Althusser a appelé un matérialisme de l’aléatoire, finalement non dialectique,
dans la mesure où il conduit à faire l’impasse sur la thèse de la négation de la
négation, ce qui semble le tirer du côté de Pascal, ou bien en reste-t-il à la
21
perspective propre à Hegel d’une rationalité dialectique, qui permet de
réintroduire dans l’histoire la représentation d’un progrès téléologique
(conformément à l’idée suivant laquelle l’histoire est un mouvement orienté que
ses conditions de possibilité font tendre vers une fin programmée en lui dès le
départ, autrement dit que “l’humanité ne se pose que les problèmes qu’elle peut
résoudre” (thèse d’esprit hégélien)), leur résolution étant en quelque sorte
préfigurée et anticipée dans la manière dont elle les pose) ? On pourrait soutenir
que la pensée de Marx est restée jusqu’au bout traversée par cette alternative
qu’en fin de compte elle ne résout pas, et que c’est cette absence de résolution
qui la rend intéressante, ou, au sens fort du mot, problématique.
Frédéric Keck propose une hypothèse différente, qui tend à démarquer Marx plus
nettement du hégélianisme, ce qui du même coup le fait basculer du côté de
Pascal, d’un Pascal toutefois sécularisé, épuré du sens de la transcendance et du
divin, ce qui ramène le pari, c’est-à-dire l’action politique qui donne au problème
du salut une dimension non plus individuelle mais collective, sur un plan de
totale immanence, où règne la loi du jeu et non celle du travail. Dans le texte de
Frédéric Keck se trouve cette formule très forte, qu’Althusser aurait sans doute
reprise à son compte : “S’il n’y a que des tours et détours autour d’une case
vide, alors il n’y a plus de sens ultime de l’action humaine, comme une finalité
nécessaire vers laquelle elle tendrait uniformément, mais il y a seulement des
stratégies, des coups, des combinaisons, dont il est possible de reconstituer
après coup les lois grâce au calcul des probabilités”, ce qui, toujours selon
Frédéric Keck, tend à confirmer “une approche purement contingentiste ou
probabilitaire de la vie quotidienne”, du type de celle de Pascal, en opposition à
“l’approche nécessitariste et téléologique de Hegel” (qui confère à la négation
une fonction utile, par laquelle elle impulse le mouvement de résolution des
contradictions, alors que chez Pascal, la négation reste jusqu’au bout le symbole
du vide, c’est-à-dire du néant, ou de l’absence de sens). Dans la phrase de
Frédéric Keck, le terme important est sans doute “uniformément” (“il n’y a plus
de sens ultime de l’action humaine, comme une finalité nécessaire vers laquelle
elle tendrait uniformément ”) : si on admet que l’histoire est soumise à la loi de
l’aléatoire, donc qu’elle n’a pas de destination, alors elle cesse de pouvoir être
prise en bloc, dans les termes où la philosophie, sur des bases empruntées à la
théologie, parle traditionnellement d’histoire universelle, de façon à en rabattre
la complexité sur une trajectoire unique ; elle cesse de faire l’objet d’une
synthèse globalisante et uniformisante, et elle est proprement décomposée, on
dirait dans un autre langage déconstruite, en étant renvoyée à la pluralité
irréductible des voies entre lesquelles il faut à tout moment trancher, en
s’orientant, à plusieurs, dans la vie, sans avoir jamais la garantie d’arriver
quelque part, car cette garantie, si elle existait, marquerait la réintroduction
d’une transcendance. C’est ce Marx de la décomposition, et non de la synthèse,
qui, selon Frédéric Keck, intéresse en premier lieu le structuralisme, en tout cas
celui de Levi-Strauss et de Bourdieu, qui met en avant la notion de “jeux
sociaux” dont la signification et la loi de fonctionnement sont en dernière
instance formelles, c’est-à-dire non susceptibles d’être ramenées dans l’ordre
d’une interprétation uniformisante qui reviendrait à subordonner le fait au droit,
dans une perspective non scientifique de justification ou de légitimation. Du
même coup, au point de vue de cette logique de l’aléatoire, l’entreprise d’une
donation de sens cesse d’être indispensable : on peut parfaitement s’en passer
pour rendre compte de la complexité des jeux sociaux humains. C’est la raison
du clivage fondamental passant entre les positions du structuralisme et de la
phénoménologie.
22
Frédéric Keck arrive à cette solution, qui a le mérite de la netteté, en relisant
Marx à la lumière du jeune Marx, et plus précisément de La question juive, et en
s’appuyant sur la manière dont ce texte appréhende l’idéologie religieuse, en vue
de ramener celle-ci sur un plan profane, donc proprement de la faire redescendre
du ciel sur la terre. L’idéologie religieuse est la forme par excellence de la
conscience aliénée, c’est-à-dire séparée d’elle-même, scindée, du fait d’être
projetée dans un ordre transcendant. La question posée par Marx est de savoir
d’où vient cette aliénation : a-t-elle sa source dans la conscience elle-même ou
bien lui est-elle imposée de l’extérieur ? La vérité de la religion est-elle
religieuse ? (Spinoza, de façon comparable, se demandait : l’idée de cercle estelle circulaire ?) La réponse de Marx semble claire : non, la religion n’a pas sa
vérité en elle-même, comme l’a affirmé à tort Feuerbach, qui pensait qu’il
suffisait de retourner le discours de la religion pour retrouver la vérité humaine
qui y est logée, comme un noyau dans son écorce. C’est pourquoi il faut dire que
c’est l’homme des jours ouvrables de la semaine (l’homme ordinaire, l’homme
occupé, l’homme au travail) qui explique l’homme du jour du Seigneur (l’homme
qui prie et qui croit), et non l’inverse. Ceci revient au fond à faire de la
rumination religieuse une forme ordinaire d’occupation, une occupation à côté
des autres, en dépit de son caractère quelque peu tordu : l’homme religieux
n’est pas différent de l’homme qui travaille, et plus précisément ce sont les
raisons qui font qu’il est aliéné dans son travail, c’est-à-dire exploité, qui
permettent aussi de comprendre qu’il est aliéné dans sa tête, envahi par des
croyances absurdes, en tous cas impossibles à fonder dans l’expérience, qui le
détournent de chercher les moyens matériels de se libérer.
C’est donc une erreur de poser la question de l’idéologie sur un plan séparé,
comme incite à le faire la théorie dite des superstructures. L’idéologie n’est pas
autre chose que la vie ordinaire, mais elle est directement investie dans ses
figures les plus courantes, dans ses “rapports”, à même lesquels elle travaille.
L’idée de “superstructure”, sous prétexte d’expliquer les mécanismes du
fétichisme, va plus loin encore dans le sens de la fétichisation : elle fétichise le
fétichisme en en faisant quelque chose qui joue complètement à part, alors qu’il
faut au contraire le ramener sur le plan matériel où fonctionnent tous les
rapports sociaux sans exception, y compris ceux qui se traduisent mentalement
sous forme de représentations. L’homme qui prie le dimanche n’est pas un autre
homme que celui qui travaille pendant la semaine, ce qui veut dire que la
manière dont il prie est en corrélation avec la condition qui lui est imposée dans
son travail, qui fait de lui un travailleur exploité. Il ne faut pas dire que la vie
ordinaire est doublée par une conscience qui la reflète en en déformant les
enjeux fondamentaux et en les mystifiant : mais c’est la vie ordinaire qui, en
elle-même est double, c’est-à-dire travaillée de l’intérieur par des contradictions
dont la résolution n’est pas garantie, ce qui, comme l’écrit Frédéric Keck, se
traduit par le fait que “la vie quotidienne est séparée d’elle-même en tous ses
points”, donc non préadaptée à une interprétation cohérente qui en altérerait la
complexité.
Si cette lecture est fondée, on est justifié à affirmer, comme le suggère Frédéric
Keck, que le Marx philosophe des textes de jeunesse est finalement plus
perspicace, et un meilleur excitant de pensée aujourd’hui pour les sciences
humaines, que le Marx de la maturité, le Marx de la théorie marxiste comme
système ossifié. Autrement dit, la thèse de la coupure épistémologique, qui tend
à retirer tout intérêt aux spéculations philosophiques du jeune Marx au bénéfice
des recherches scientifiques du Marx de la maturité, n’est plus tenable, ce qui est
admis par à peu près tout le monde à présent. Si Marx a jamais réglé ses
23
comptes avec la dialectique hégélienne, c’est durant cette période des années
1843-1845, où ont été jetées les bases d’une révolution philosophique dont rien
n’indique qu’elle soit aujourd’hui périmée.
Ceci dit, il ne faut pas adopter à propos de la question de la coupure
épistémologique une attitude qui reviendrait à en reconduire l’idée en la
retournant terme à terme, c’est-à-dire en affirmant que le vrai Marx est le Marx
philosophe d’avant 1845, dont l’autre Marx, le Marx savant du Capital, ne serait
qu’une dénaturation ou tout au moins une version appauvrie et mutilée. Ce qu’il
faut faire, et ce n’est pas facile, c’est penser la continuité entre le Marx des
thèses sur Feuerbach, qui critique l’idée d’une essence humaine abstraite, et
celui qui, à partir de 1850, entreprend d’analyser les mécanismes sociaux à
l’oeuvre à son époque, dont la clé est historiquement constituée par le rapport
antagonique du capital et du travail. C’est ce que signifie la thèse de la
détermination en dernière instance (donc indirecte et non directe) du politique
par l’économique : la contradiction de fond qui domine la conjoncture historique
dont Marx rend compte n’est pas celle passant entre société civile et Etat (c’est
là que s’était arrêté le jeune Marx), mais celle qui traverse et divise la société
civile elle-même, en imposant au travail productif la forme du travail salarié
exploité, en raison des conditions dans lesquelles la force de travail est
appropriée par l’entrepreneur capitaliste qui a acquis le droit de la consommer à
son idée.
C’est précisément cette analyse qui a fait défaut à la conception hégélienne du
travail : pour Hegel, le travail est soumis à une logique autonome qui fait qu’il
n’est le travail de personne, puisqu’il est l’oeuvre de la raison elle-même. Hegel
pense ainsi le travail indépendamment de la position du travailleur qui l’accomplit
: c’est finalement ce que signifie l’idée de ruse de la raison, qui va jusqu’à
comprendre que le travail humain est manipulé, mais ne dispose pas des moyens
permettant de comprendre qu’il est matériellement exploité. C’est la raison pour
laquelle Marx, en s’engageant dans la composition du Capital , a dû changer de
terrain, en développant un nouveau concept du travail qui ne se contente pas de
ramener celui-ci à un mécanisme formel (dont Hegel reprend le schéma à
Aristote), mais le présente comme mise en oeuvre, consommation ou dépense
de la force de travail du travailleur, dont elle est le bien propre qu’il est empêché
d’employer à ses propres fins, ce qui signifie qu’il en a été dépossédé, son
aliénation ayant sa cause ultime dans cette spoliation. La politique, dont le
moteur est la lutte des classes, a donc son principe ultime dans cette division qui
a séparé le travailleur de sa force de travail, devenue un objet ou une valeur
dont il n’a plus la disposition, ce qui fait de lui l’équivalent d’un esclave, même si
son statut paradoxal est celui d’un esclave “libre” qui cherche de lui-même et
consent à se vendre sur le marché du travail.
Pour en revenir aux problèmes de la vie quotidienne, la conséquence essentielle
de la perspective nouvelle adoptée par Marx est que celle-ci est marquée de part
en part par cette division ou aliénation, qui s’exprime entre autres à travers la
séparation du travail manuel et du travail intellectuel, du privé et du public, du
loisir et du métier, du masculin et du féminin dans la famille et dans la société.
Lorsque Husserl présentera le “monde de la vie” comme ce qui donne leur assise
ultime aux activité humaines, sous toutes leurs formes pratiques ou théoriques, il
passera complètement à côté de l’idée que ce monde de la vie est un monde
divisé, partagé, suivant une condition à laquelle aucun aspect de la vie commune
des hommes ne peut échapper.
24
Frédéric Keck
Les remarques de Pierre Macherey m’encouragent à préciser mon propos, en
même temps qu’elles appuient en la corrigeant légèrement l’hypothèse de lecture
de Marx que j’ai imprudemment avancée.
En tirant Marx vers Pascal, j’ai effectivement tendu à séparer le divertissement
du travail, ce qui n’était pas mon objectif initial, et Pierre Macherey rappelle avec
raison que c’est dans une analyse matérialiste du travail (et non plus, comme
dans le schéma aristotélicien repris par Hegel, formelle) que réside l’apport
principal de Marx dans Le Capital. J’ai en effet voulu introduire une notion qui
n’apparaît pas chez Pascal, mais qui m’a été suggérée par une réflexion sur les
modèles probabilitaires du divertissement : celle de conversion. Mon point de
départ était celui-là : on tend à présenter le pari pascalien comme ce qui succède
à la prise de conscience de la misère humaine (et il me semble que Pïerre
Macherey reprend cette présentation lorsqu’il écrit : « une chute désespérée
dans le vide à laquelle il n’y a d’échappatoire que par le pari au point de vue de
Pascal ») En suivant le raisonnement de Pascal tel que le reconstituait Pïerre
Macherey, c’est-à-dire du point de vue de la « raison des effets », il m’a semblé
qu’une telle approche était contestable, car le pari est effectué par l’homme qui
joue, et non par le libertin qui se repent, c’est-à-dire que tout homme qui joue
parie que ce qu’il fait a du sens (alors que du point de vue de la raison, cela n’en
a aucun). Il me semble que dire cela, ce n’est pas seulement « séculariser »
Pascal, en tenant pour acquise son anthropologie de l’homme sans Dieu, et en
laissant de côté sa théologie de la grandeur et sa lecture des figures de la Bible.
Au contraire, dire cela, c’est inclure la « conversion » dans l’ensemble des tours
et détours du divertissement ; et ici la racine « vers » joue dans les deux sens :
qu’on se tourne vers ou qu’on s’écarte de quelque chose, on ne fait jamais que
tourner en rond. Cela implique donc d’analyser la « conversion » comme un des
« divertissements » de la vie quotidienne, non pas comme ce qui fait sortir de la
vie quotidienne vers une transcendance, mais comme ce qui alimente
l’immanence en lui imposant de l’intérieur de nouveaux tours et détours. La
conversion comme le moteur du divertissement dans la vie quotidienne :
voilà, dit de façon peut-être trop rapide, l’hypothèse que j’ai formulée. À
condition d’entendre la conversion non au sens religieux qui tourne l’homme vers
Dieu mais le mouvement anthropologique par lequel l’homme se tourne vers
quelque chose dans l’espérance d’un gain (c’est en ce sens que Bourdieu parle de
conversion du capital social en capital symbolique).
Cette hypothèse m’a alors permis de revenir à l’analyse du travail chez Hegel de
façon critique. Si la ruse de la raison vise à insérer la raison là où elle n’est pas,
dans la société civile, de façon à la manifester pleinement là où elle doit être,
dans l’Etat et la philosophie, alors on perd de vue la tension immanente du
divertissement et de la conversion, en la résolvant dans une transcendance
extérieure à l’immanence. Ceci m’a amené à mettre en question le schéma
travail-aliénation-libération comme trop téléologique. Mais cela ne retire aucune
validité à l’analyse du travail chez Marx, qui montre justement que la libération
n’est pas possible par le seul schéma téléologique en pensée, parce qu’elle
implique une connaissance et une mobilisation collective autour de ce qui sépare
le travail humain de lui-même (division de l’intellectuel et du manuel, du
masculin et du féminin, du public et du privé, pour reprendre les oppositions que
propose Pierre Macherey). Reprendre Marx à partir de la notion de vie
quotidienne, plutôt que, par exemple, à partir de l’utopie d’une société du travail
libre, me semble alors un programme très riche, parce la notion de « quotidien »
25
implique en elle-même une tension entre « chaque jour » et « certains jours »
(ce que j’ai appelé, en reprenant le mot à Queneau, le « dimanche de la vie »)
Une critique de la vie quotidienne est alors possible qui ne mette pas en vis-à-vis
l’aliénation actuelle et la promesse d’une société libre, comme l’ombre et la
lumière, mais qui mette en rapport ce que les hommes font la semaine et ce
qu’ils font le dimanche, comme deux régimes de clair-obscur qui s’éclairent l’un
l’autre partiellement. Bref, par l’analyse de la vie quotidienne, on ne sort pas de
la « camera oscura » de l’idéologie, mais on en comprend mieux de l’intérieur les
mécanismes.
Ceci me permet enfin de conclure sur la question de la coupure épistémologique.
Je ne plaide absolument pas pour un retour au jeune Marx, ni même au Marx de
1843-1845, en disant par exemple que ce serait dans ce Marx là que l’on
trouverait « la vie » contre le dernier Marx qui aurait trop cru à « la science ». Je
crois que la notion de coupure épistémologique est une notion particulièrement
féconde, et qu’elle devrait être appliquée à chaque penseur qui a voulu faire
œuvre de science (Bourdieu par exemple : quand passe la coupure qui le fait
devenir sociologue ? à son retour de l’Algérie ? à la publication de La misère du
monde ? en décembre 1995 ?) Je crois que cette notion n’est féconde que si l’on
cesse de vouloir situer la coupure, pour chercher en chaque point du texte
comment la coupure s’y effectue et s’y rejoue, en sorte que le texte apparaît
comme le lieu d’une coupure continuée. Je ne prétend à aucune originalité làdessus : j’emprunte à Pierre Macherey cette formule, mais je me souviens d’un
article d’Etienne Balibar dans Politique et philosophie dans l’œuvre de Louis Althusser (sous
la dir. de S. Lazarus) qui dit quelque chose de semblable en repérant les
déplacements de sens de la notion de coupure chez Althusser lui-même, et j’ai
récemment entendu Stéphane Legrand défendre l’idée que la coupure
épistémologique serait la conception proprement structurale du temps, un temps
différencié, diffracté en plusieurs lignes parallèles, qui ne cessent de se couper et
de se recouper, produisant des avancées toujours locales (ce qui est très lisible
chez Foucault ou Deleuze). Ma seule contribution à cette interprétation serait de
proposer la notion de « conversion » pour penser les effets de cette coupure, qui
tourne le regard en un certain sens vers la réalité, sans que ce tour soit complet
et définitif, en sorte qu’il n’apparaît après-coup que comme un nouveau détour.
Mais peut-être est-ce là un usage trop sécularisé ou profane de la notion de
conversion ? Peut-on penser le divertissement en lui-même, sans le faire entrer
en tension avec son inverse qu’est la conversion, mais sans non plus le faire
disparaître dans la morale et la bonne conscience religieuse ? Et peut-on alors
penser le travail comme un divertissement sans en gommer le sérieux, voire le
tragique, et notamment les luttes collectives et les processus d’exploitation dont
il fait l’objet ? Ce sont les questions que j’ai voulu très simplement soulever.
Réactions de P. Macherey aux nouvelles remarque présentées par
Frédéric Keck au sujet des positions de Pascal, Hegel et Marx sur la
question de la vie quotidienne :
Frédéric Keck propose une lecture éminemment paradoxale du pari pascalien,
d’où se dégage, selon ses propres termes, la représentation de “la “conversion”
comme un des “divertissements” de la vie quotidienne, non pas comme ce qui fait sortir de la vie
quotidienne vers une transcendance, mais comme ce qui alimente l’immanence en lui imposant de
l’intérieur de nouveaux tours et détours ”. Mais peut-on tout faire dire à un auteur ? Sans
26
doute, une lecture libre de Pascal, s’inscrivant dans la perspective d’une
philosophie de l’immanence, perspective qui la stimule et qu’elle stimule en
retour, est-elle toujours possible, le seul critère légitime à cet égard étant fourni
par les effets de réflexion qu’elle produit : si ces effets représentent une avancée
de la pensée, elle se trouve du même coup justifiée, et invalidée au contraire
dans le cas où elle n’apporte rien de neuf ou fait retourner en arrière. Mais, quoi
qu’il en soit, il est clair qu’elle ne peut accréditer l’idée, insoutenable comme
telle, que Pascal serait lui-même un pur philosophe de l’immanence (qui,
éventuellement, s’ignore).
Toute la question est donc de savoir ce qu’apporte réellement
l’intégration/incorporation proposée par Frédéric Keck du pari au modèle
probabilitaire qui permet d’expliquer toutes les conduites de divertissements,
avec, à l’arrière-plan, l’idée qu’on n’échappe jamais à la loi du divertissement, et
que tout effort en vue de quitter ce plan représente encore l’un de ses “tours”
propres, qu’il convient de ramener, comme il le dit, au “mouvement anthropologique
par lequel l’homme se tourne vers quelque chose dans l’espérance d’un gain ”. Il faut quand
même tenir compte du fait que tous les gains ne se valent pas et ne sont pas de
même sorte : il y a ce qu’on appelle traditionnellement les faux biens, les gains
relatifs, ou encore temporels, fondés sur une espérance factice dans la mesure
où elle est vouée à être aussitôt démentie par les faits, puisque, à l’exaltation
momentanée produite par le divertissement succède inévitablement la
dépression, ou tout au moins la déception, étant exclu que le divertissement
puisse réellement satisfaire (il est typiquement une conduite d’échec,
désespérante du fait de devoir sans cesse être recommencée), et, cela, on peut
le prouver (c’est ce que s’emploie à faire Pascal dans l’Apologie en vue d’arracher
l’indifférent à sa fausse tranquillité) ; et puis, il y a le gain qu’on peut dire
“absolu”, le vrai bien (qui n’est plus un bien mais Le Bien), visé, sans garantie,
par le pari, qui met en avant la représentation d’une vie éternelle, libre de toute
dimension temporelle, et donc complètement dégagée de ses aléas. La thèse de
Pascal, dont on pourrait à la rigueur fournir une interprétation “dialectique”, en
termes de négation de la négation, est qu’il y a une manière de parier qui peut
une fois pour toutes nous libérer de la nécessité de parier, et donc procure une
issue au tourniquet dans lequel est enfermée l’existence humaine considérée
dans ses figures ordinaires, et ceci en retournant le mouvement du pari contre
lui-même de façon à en rompre la logique, en faisant basculer celle-ci du côté de
l’extra-ordinaire : c’est en gros ce qu’il appelle la “folie de la croix”, qui est la
croyance en la possibilité de cette rupture, croyance qui reste jusqu’au bout une
croyance (et non une certitude), pouvant tout au plus être confirmée par des
miracles ( de là l’importance attachée par Pascal à des faits aussi “improbables”
que le miracle de la Sainte Epine, ou l’expérience du Mémorial).
Ceci entendu, il devient difficile de jouer sur le sens du mot “conversion”, en lui
faisant dire à la fois les détours et détours de la vie humaine et le mouvement
par lequel on cherche à échapper à cette logique torve : il y a des conversions
qui n’en sont pas, celles qui font inexorablement tourner en rond, et il y a,
espérée, une autre forme de conversion qui est censée procurer une issue aux
dilemmes de l’existence humaine, conversion qui dépend d’une initiative appuyée
et relayée par la grâce divine, sans laquelle elle n’a aucun chance d’aboutir. Et
c’est parce qu’on n’a jamais la certitude de disposer de l’appui de la grâce divine
que le pari de la vraie conversion, qui fait échapper à la règle du divertissement,
reste jusqu’au bout un pari, donc d’une certaine manière un saut. C’est parce
que le pari est, dans tous les cas, un tel saut qu’il est marqué par l’appel d’une
transcendance qu’on peut dire surhumaine : selon Pascal, il y a dans l’homme un
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mouvement secret qui l’incite à se hausser au-dessus de sa condition,
mouvement dont le divertissement est lui-même, si étonnant que cela paraisse,
une manifestation. Or si l’homme peut parier, et pousser jusqu’au bout
l’entreprise du pari, au point de la retourner contre elle-même, c’est parce que, à
la différence de l’animal, il n’est pas une machine : la machine ne parie pas, mais
elle se contente d’enchaîner des opérations, et c’est pourquoi elle n’est porteuse
d’aucun espoir de salut. C’est aussi pourquoi toute spéculation sur la misère
humaine qui ne ferait intervenir la considération de la grandeur humaine est
privée de sens : partout où il y a misère il y a aussi signe d’une grandeur cachée,
donc promesse (non garantie) de la possibilité d’une autre vie (dont ne
disposeront que les élus, qui n’ont cependant aucun moyen de savoir en toute
certitude qu’ils le sont, mais ont seulement des signes à interpréter, auxquels
leur interprétation n’ôtera jamais leur caractère de signes marqués par une
certaine opacité ou ambiguïté). Il faut donc dire que l’idée cruciale, qui soutient
toute la pensée de Pascal, est celle de cette grâce divine, acquise à certains sans
qu’ils puissent s’appuyer sur elle comme un acquis définitif, qu’ils n’auraient plus
en conséquence à mériter : car le fait de s’employer à mériter la grâce, qui est
accordée de toute éternité, fait partie de celle-ci et ne peut en être séparé,
restant admis qu’on n’a pas la grâce parce qu’on la mérite, mais qu’on la mérite
parce qu’on l’a (déjà, au sens d’un déjà pur de toute dimension temporelle).
Ceci dit, il est vrai qu’on ne quitte jamais le plan de la vie quotidienne, car c’est
sur ce plan que se projette, comme pure possibilité, cette possibilité de la grâce,
qui a pour effet de cliver ce plan, et de le faire diverger : les marques de la
transcendance sont à chercher dans l’immanence, et non en dehors d’elle. Il y a
donc une sorte de transcendance de l’immanence, et c’est ce paradoxe qui
constitue toute l’existence humaine, celle-ci étant à la fois sens (absolu,
quoiqu’englué dans le relatif) et non-sens. C’est la raison pour laquelle il serait
tout aussi erroné de penser une immanence distincte de la transcendance que de
penser, inversement, une transcendance distincte de l’immanence. Tout le
problème, pour Pascal, est de parvenir à penser les deux en même temps, ce qui
correspond à l’entreprise de ce qu’on a proposé d’appeler “anthropo-théologie”.
Qu’est-ce qui se passe lorsque, comme Frédéric Keck propose de le faire, on
applique le “modèle” pascalien à l’analyse hégélienne du travail? On pourrait
soutenir que Hegel, lui aussi, tente de penser la transcendance dans
l’immanence, et non en dehors d’elle ou indépendamment d’elle. C’est le même
individu qui est simultanément père de famille (en tant qu’être naturel), Bürger,
“civil” (en tant qu‘il est impliqué dans le système de la division du travail qui est
la base du fonctionnement de la société civile), et citoyen (dans le cadre de l’Etat
rationnel, qui est la marque par excellence de la présence du divin sur terre) :
ces trois déterminations ne sont pas à comprendre comme des formes
d’existence séparées, mais comme des degrés successifs de réalisation de la
raison (sous la forme de son absence, dans l’instinct, qui est la condition
d’existence de la famille ; sous celle d’une demi-rationalité, fondée sur un régime
de l’opinion de masse ou de la fausse conscience, propre à la société civile ; et
enfin sous celle d’une rationalité pleine et entière, qui est celle du politique
comme tel). Il n’est donc pas possible d’affirmer, comme le fait Frédéric Keck,
que “la ruse de la raison vise à insérer la raison là où elle n’est pas ” : car les mécanismes de
cette ruse présupposent que cette rationalité est toujours déjà là (y compris dans
les figures qui, apparemment, la nient : on retrouve là une idée qui rejoint celle
de signe telle que l’utilise Pascal), et donc qu’elle préexiste d’une certaine
manière à son effectuation : c’est la clé de la télélogie, en tant qu’elle suppose
un passage de la puissance à l’acte (l’innovation de Hegel par rapport à Aristote
28
consiste dans l’affirmation que ce passage suppose l’intervention de médiations,
donc fait intervenir un travail du négatif : la “ruse” tient dans la recherche de ces
médiations). En ce sens, il n’y a pas chez Hegel affirmation d’une “transcendance
extérieure à l’immanence ”, sinon peut-être lorsque la logique de son développement
conduit l’Esprit à devenir Esprit absolu, en renonçant à se réaliser dans un
royaume qui ne serait pas le sien, qui ne serait pas celui où il se reconnaît
vraiment bei sich, auprès de soi et chez soi, ce à quoi il parvient finalement à
travers les expériences de l’art, de la religion et de la philosophie, qui n’ont plus
rien à voir avec celles de la famille, de la société civile et de l’Etat, par rapport
auxquelles elles sont décalées.
A partir de là, on comprend pourquoi Marx, en dépit des graves réserves qu’il
portait à l’encontre de sa démarche (interprétée comme une “dialectique
idéaliste”), s’est tellement intéressé au propos de Hegel, et s’est violemment
élevé contre l’attitude de ceux qui traitaient ce dernier “en chien crevé”, les
philistins, les matérialistes primaires, qui négligeaient complètement l’apport de
la rationalité dialectique (c’est-à-dire d’une rationalité fondée sur la recherche de
médiations et sur le travail du négatif). Si on peut tirer de Marx “une critique de la
vie quotidienne... qui ne mette pas en vis-à-vis l’aliénation actuelle et la promesse d’une société libre,
comme l’ombre et la lumière, mais qui mette en rapport ce que les hommes font la semaine et ce qu’ils
font le dimanche, comme deux régimes de clair-obscur qui s’éclairent l’un l’autre” (selon les
termes utilisés par Frédéric Keck), c’est donc en renonçant à opposer
frontalement Marx à Hegel, mais en essayant de comprendre comment Marx est
parvenu à exploiter, de manière incontestablement originale, l’idée d’une ruse de
la raison : si Marx n’a pas “suivi” Hegel, il reste qu’il s’est appuyé sur lui, en ce
sens qu’il a cherché du côté de la négativité et des médiations les conditions
d’une critique objective de la réalité qui lui était contemporaine, marquée par la
grande contradiction du capital et du travail, qui voue l’existence humaine à
l’exploitation. Marx n’est jamais si proche de Hegel que lorsqu’il s’en éloigne, non
pas en prenant radicalement distance par rapport à lui, mais en retournant
contre lui les formes de son raisonnement, de manière à en tirer un autre parti :
c’est pourquoi on peut être d’accord sur le fait que le mouvement de la coupure
(qui sépare le vrai du faux) n’est jamais définitivement accompli, mais est
toujours à refaire et à renégocier sur de nouvelles bases, sans garantie d’aboutir
jamais à un résultat définitif.
Que signifie alors, comme le fait Frédéric Keck, “proposer la notion de “conversion” pour
penser les effets de cette coupure qui tourne le regard en un certain sens vers la réalité, sans que ce
tour soit complet et définitif, en sorte qu’il n’apparaît après coup que comme un nouveau détour ”?
Tout dépend du sens qu’on assigne à la notion de “détour”. Il est incontestable
qu’on ne pense jamais que par détours, et non en suivant la voie royale qui
conduirait directement à la vérité : c’est pourquoi le mouvement de la vérité ou
vers la vérité ne peut jamais être séparé de celui de l’erreur, ce que Spinoza
donne à entendre à travers la formule verum index sui et falsi, qui perd l’essentiel de
sa signification lorsqu’on la coupe de sa terminaison et falsi . Mais ces détours,
s’ils sont réellement, comme l’écrit Frédéric Keck, “de nouveaux détours”, et non
la simple réitération des anciens, ne peuvent jamais être interprétés en termes
de retours, effaçant par là tout possibilité d’acquis ou de progrès. S’il en était
ainsi, il n’y aurait pas d’histoire des sciences, c’est-à-dire d’histoire du
mouvement qui entrelace erreur et vérité, mais seulement une histoire des
erreurs ou des opinions humaines : et alors la chose, comme dit Pascal ne
vaudrait pas la peine qu’on y consacrât une heure de temps, position radicale
qu’il n’a pas lui-même adoptée puisque, jusqu’à la fin de sa vie, il s’est consacré
à des travaux scientifiques qui font de lui un mouvement incontournable de
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l’histoire des sciences (Leibniz ne s’y est pas trompé).
Concluons (provisoirement) : ce qu’il faut essayer de faire, et c’est très difficile,
ce n’est pas de savoir qui, de Pascal, de Hegel ou de Marx a raison ou a le plus
raison, mais c’est de comprendre qu’ils ont, pour nous, raison d’une certaine
manière ensemble, non parce qu’ils diraient la même chose (en habillant cela de
tours de style différents, en différentes langues), mais parce que leurs
divergences sont parlantes, c’est-à-dire sont des stimulations pour une pensée
qui a pris connaissance du fait que la vérité, ça ne se découvre ni ne s’invente,
mais ça se recherche, avec les moyens du bord, en s’employant à en faire le
meilleur usage possible, une fois déposée l’espérance d’aboutir à des résultats
définitifs qui effaceraient la nécessité de cette recherche.
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