Faire grimacer Deleuze

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Faire grimacer Deleuze
Soufiane Mezzourh
Septembre 2013
Abréviations
AO
B
CC
IM
IT
D
DR
DRF
SPE
L’anti-Œdipe (avec Félix Guattari), Paris, Minuit, 1972.
Le bergsonisme, Paris, PUF, 1966.
Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993.
Cinéma I, L’image-mouvement, Paris, Minuit, 1983.
Cinéma II, L’image-temps, Paris, Minuit, 1985.
Dialogues, (avec Claire Parnet), Paris, Flammarion, 1996.
Différence et répétition, Paris, PUF, 1968.
Deux régimes de fous et autres textes, (édité par David Lapoujade),
Paris, PUF, 2003.
Empirisme et subjectivité. Essai sur la nature humaine selon Hume,
Paris, PUF, 1953.
Francis Bacon, Logique de la sensation, Paris, La Différence, 1981,
réédition Seuil, 2002.
L’île déserte et autres textes, (édité par David Lapoujade), Paris,
Minuit, 2002.
Le pli, Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 1988.
Logique du sens, Paris, Minuit, 1969.
Mille Plateaux (avec Félix Guattari), Paris, Minuit, 1980.
Nietzsche par Gilles Deleuze, Paris, PUF, 1965.
Pourparlers, Paris, Minuit, 1990.
Proust et la signes, Paris, PUF, 1964, édition augmentée, 1970.
Périclès et Verdi. La philosophie de François Châtelet, Paris, Minuit,
1988.
Qu’est-ce que la philosophie (avec Félix Guattari), Paris, Minuit,
1991.
Spinoza, Philosophie pratique, Paris, Minuit, 1970, édition
augmentée, 2003.
Spinoza et le problème de l’expression, Paris, Minuit, 1968.
Abc
Abécédaire [vidéo]. Montparnasse éditions, posthume [1988].
ES
FB
ID
LP
LS
MP
NGD
Pp
PS
PV
QPh
SPP
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Gilles Deleuze avait comme on sait une très profonde
aversion pour la transcendance. Si bien que toute sa
philosophie peut être considérée sans réserve comme un
combat acharné contre les « mouvements d’ascension », et
ce, jusqu’à son dernier souffle : « Une vie est l’immanence
de l’immanence, l’immanence absolue : elle est puissance,
béatitude complètes » 1. Une vie pourtant que l’illusion de
transcendance ne cesse de guetter depuis toujours et de
toutes parts (QPh, 50 sq.).
La religion, forme de transcendance la plus ancienne2, sera
donc dénoncée par Deleuze dans quasiment toutes ses
œuvres majeures, tantôt comme « ennemi de la raison »
(Empirisme et subjectivité), tantôt comme « ennemi du désir »
(Anti-Œdipe et Mille Plateaux), tantôt comme « ennemi de
la création » (Qu’est-ce que la philosophie ?). Aussi de la
religion Deleuze semble-t-il rejeter à peu près tout pour
une raison singulière, qui, au-delà d’une première (fausse)
impression, n’a pas grand-chose à voir avec les
oppositions traditionnelles de type « religion vs areligion »,
« croyance vs athéisme », « homme vs Dieu », etc. Si
Deleuze s’oppose à la religion, pour peu qu’on y prête
attention, c’est moins parce qu’il est un philosophe athée
que parce qu’il est un philosophe de la création.
L’Intéressant, le Remarquable et l’Important (QPh, 80 sq.),
voilà des questions, dira Deleuze, de bon goût
philosophique. Y’a-t-il « création » ou « destruction » ?
Telle est la question fondamentale qui opère à chaque fois
comme un « rasoir de Deleuze » pour séparer l’Intéressant
1 G. Deleuze, « L’immanence : une vie… », Philosophie, n° 47, septembre
1995, p. 3-7. Texte repris dans G. Deleuze, Deux régimes de fous et autres
textes, Paris, PUF, 2003, p. 360.
2 « il n’y a jamais eu de société sans religion », H. Bergson (1932), Les
deux sources de la morale et de la religion, rééd. Paris, PUF, 2008, p. 105.
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de l’Inintéressant, le Nécessaire de l’Adventice, l’Élégant
du Grossier. L’Acte de création ou comment dégager les
conditions de la création en vue d’une philosophie de
l’immanence, donc une philosophie de la vie.
Lorsque Claire Parnet interroge Deleuze sur le terme
« question » dans l’Abécédaire, il répond : « Dans les médias,
ou dans la conversation courante, il n’y a pas de questions,
il n’y a pas de problèmes, il y a des interrogations (…)
‘‘Qu’est-ce que vous pensez de ceci ?’’, c’est pas un
problème, c’est une interrogation : ‘‘quelle est votre
opinion ?’’ » (Abc, « Question »). Deleuze, on le sait, et ce
depuis son premier livre Empirisme et subjectivité, a tracé une
ligne de faîte entre le questionnement philosophique et
l’interrogation (ES, 118 sq.). Dans le pire des cas, nous dit
Deleuze, l’interrogation est construite « conformément
aux réponses qu’elle veut susciter, c'est-à-dire aux
propositions dont elle veut nous convaincre » ; sinon, elle
se contente de véhiculer le « cadre d’une communauté »
(DR, 203).
Deleuze a un exemple favori pour expliquer la différence
entre interrogation et question : le pari de Pascal. Le pari
de Pascal est un fragment des Pensées où Pascal évalue,
grâce aux balbutiements des probabilités, s’il vaut mieux
parier sur l’existence ou sur l’inexistence de Dieu. Deleuze
nous explique3 : on aurait tort de voir dans ce passage une
réponse à l’interrogation « Est-ce que Dieu existe ? ». En
ne voyant pas autre chose dans ce fragment, on calque sur
le texte les soucis de l’opinion – « est-ce que tu crois en
Dieu, toi ? » –, on s’intéresse à l’opinion de Pascal sur ce
point. Mais rien n’est moins intéressant pour Deleuze. On
3 L’exemple du pari de Pascal est repris par Deleuze à différents
endroits (IM, 160-161 ; IT, 230 ; Abc, « Question »).
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se fiche de savoir ce que Pascal croyait. Si on lit bien le
fragment des Pensées, on comprend que la véritable
question que pose Pascal est celle-ci : « Faut-il croire en
Dieu ? ». Le véritable sens de cette question dirige
l’attention vers une autre donnée du problème : le
problème ne concerne pas Dieu en tant que transcendance
mais l’existence immanente des hommes. Le problème est
donc en fait : « Quel est le meilleur mode d’existence : le
mode de celui qui croit que Dieu existe ou le mode
d’existence de celui qui croit que Dieu n’existe pas ? ».
Pascal s’intéresse non pas à l’existence de Dieu mais à
l’existence de celui qui croit que Dieu existe et à l’existence
de celui qui croit que Dieu n’existe pas. Au cours de la
problématisation ainsi amorcée on rencontrera d’autres
problèmes : « Va-t-on être jugé après sa mort ? ». C’est un
véritable problème car cette question établit un rapport
problématique entre Dieu et l’instance du jugement : « estce que Dieu est un juge ? », etc. (Abc, « Question »). Ici, on
voit bien la différence entre, d’un côté, l’interrogation qui
suscite une opinion et s’arrête aussitôt cette opinion
énoncée, et de l’autre, la question qui amorce un problème
et conduit de proche en proche vers d’autres problèmes
toujours plus féconds.
Aussi la question « Que peut une religion ? » qui est la
nôtre entend-elle amorcer ce type de problèmes : est-ce
que la religion est créatrice ? Si oui, de quoi elle est
créatrice ? Selon quel plan et mobilisant quel(s) type(s) de
personnage(s) ? C’est le problème de la « création
religieuse », au même titre que la « création
philosophique » au cœur de Qu’est-ce que la philosophie ?
Ainsi à la question « Que peut la philosophie ? » (ou
« Qu’est-ce que la philosophie ? », cela revient au même),
Deleuze répond : la philosophie crée des concepts.
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S’agissant de l’art et la science, ce sera respectivement la
création de sensations et la création de fonctions. On
pense alors soit par concepts (spécificité de la
philosophie), ou par fonctifs et prospects (l’affaire de la
science) ou bien par percepts et affects (propres à l'art).
Philosophie, science et art, se coalisent, forment ensemble
et chacun différemment par rapport aux autres une
« image de la pensée » qui se construit selon des règles, des
écarts et des voisinages que l'on peut énoncer. Aucune de
ces formes de pensée « n'est meilleure qu'une autre » (QP,
187), mais elles sont à leur meilleur quand elles luttent et
s'approchent le plus possible du chaos : « le chaos a trois
filles suivant le plan qui le recoupe : ce sont les Chaoïdes,
l’art, la science et la philosophie, comme formes de la
pensée ou de la création. On appelle chaoïdes les réalités
produites par des plans qui recoupent le chaos (QPh, 196).
L’affrontement du chaos définit ainsi le genre de Chaoïdes
où se trouvent la philosophie, la science et l’art4. Ce qui est
premier, d’une certaine façon, nous dit Deleuze, c’est le
chaos. Que faut-il entendre par là ? Le chaos est « un
afflux incessant de ponctualités de tous ordres,
perceptives, affectives, intellectuelles, dont le seul
caractère commun est d’être aléatoires et non liées »5. C’est
le fond de l’esprit : hasard, indifférence, délire. C’est
l’apeiron d’Anaximandre et l’infini de Platon. C’est l’Ungrund
de Boehme et le silence éternel de Pascal. C’est nous dit
Deleuze l’ « abîme tout à fait indifférencié » (DR, 354), le
« pur spatium » (DR, 296). Mais ce qui caractérise le chaos
c’est moins l’absence de déterminations per se que la vitesse
infinie à laquelle elles s’ébauchent et s’évanouissent : « Le
chaos chaotise, et défait dans l’infini toute consistance »
4
5
J-C. Dumoncel, Deleuze face à face, Paris, M-editer, 2009, p. 155-156.
F. Zourabichvili, Le vocabulaire de Deleuze, Paris, Ellipses, 2003, p. 55.
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(QPh, 45). L’affrontement du chaos – ou la « pensée en
train de se faire » – consiste alors à plonger
douloureusement et périlleusement dans un « néant noir
indifférent » (DR, 354). Deleuze écrit en effet : « Rien n’est
plus douloureux, plus angoissant qu’une pensée qui
s’échappe à elle-même, des idées qui fuient, qui
disparaissent à peine ébauchées, déjà rongées par l’oubli
ou précipitées dans d’autres que nous ne maîtrisons pas
davantage » (QPh, 189).
Tout autre est l’affaire de la religion. Celle-ci nous dit
Deleuze n’est pas « chaoïde ». Au lieu d’affronter le chaos,
la religion (comme la doxa) se dresse comme un rempart
pour sauvegarder la pensée de l’approche du chaos et
donc de prévenir l’effondrement (l’expérience du chaos) de
cette dernière qui se laisserait happer par le chaos sans
trouver quelques schèmes à lui opposer. La religion
(ombrelle protectrice) possède pour ainsi dire la
« mainmise » sur la pensée et agit de ce fait selon un axe
vertical transcendant (à la différence des Chaoïdes qui
opèrent toujours selon un axe horizontal immanent).
Deleuze peut alors trancher :
Ces trois disciplines [la philosophie, la science et l’art] ne sont
pas comme les religions qui invoquent des dynasties de dieux,
ou l’épiphanie d’un seul dieu pour peindre sur l’ombrelle un
firmament, comme les figures d’une Urdoxa d’où dériveraient
nos opinions (QPh, 190).
Il s’agit dès lors pour la philosophie, l’art et la science de
déchirer le firmament de la religion et de plonger dans
l’abîme – un abîme pourtant indispensable à leur propre
genèse. Par la coupe du chaos, ces trois formes de pensée
(la philosophie, l’art et la science) arrachent – à chaque
fois selon un plan propre (consistance, composition,
référence) – ou bien du conceptuel (sur le plan
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d’immanence il n’y a que des concepts), du sensationnel
(sur le plan de composition il n’y a que des percepts et des
affects) ou du fonctionnel (sur le plan de référence il n’y a
que des prospects et des fonctifs).
À en croire Deleuze, la religion ne saurait par elle-même
survivre à la violence des rafales « chaotisantes » du fond
de la pensée et demeure de ce fait incapable de créer
véritablement – du moins selon le mode « chaoïde ». Elle
pourra toujours prétendre au concept philosophique, au
percept et à l’affect artistiques ou au prospect et au fonctif
scientifiques, admet Deleuze, pour peut qu’elle y prétende
justement. Il y a dans ce geste religieux « postulant »
(tantôt au concept, à la sensation ou à la fonction) comme
un sentiment d’incomplétude et d’impuissance dont le
« produit » demeure inévitablement inconsistant et
définitivement tendanciel : « quasi-concept », « quasisensation », « quasi-fonction ». Deleuze ne semble pas dire
autre chose à propos du « concetto » chrétien :
Tout ce que nous pouvons dire, c’est que les figures
tendent vers les concepts au point d’en approcher
infiniment. Le christianisme du XVe au XVIIe siècle fait
de l’impresa l’enveloppe d’un « concetto », mais le
concetto n’a pas encore pris de consistance et dépend de
la manière dont il est figuré ou même dissimulé (QPh,
88).
Si bien que lorsque la religion prétend pouvoir créer du
concept, nous dit Deleuze, c’est qu’elle a d’ores et déjà
déclaré son athéisme : « Il y a toujours un athéisme à
extraire d’une religion » (QPh, 89). Le geste spinoziste
reste à cet égard tout à fait inaugural. Spinoza, « le Christ
des philosophes » (QPh, 59), est pour Deleuze le premier à
avoir élevé le discours religieux jusqu’au concept, mais
non sans en payer le prix : celui de son propre « théisme ».
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C’est dire que tant qu’elle n’a pas déclaré son athéisme,
cette religion-prétendante sera condamnée à demeurer
incessamment et désespérément en-deçà d’une Pensée
véritable (« quasi-pensée »). Elle saute, saute et saute, sans
jamais atteindre la surface, un peu comme cette
malheureuse grenouille dans la fable cocasse de Nick
Sagan6, que les autres grenouilles (la philosophie, l’art et la
science), désespérées de son sort, l’enjoignent de laisser
tomber, d’abandonner, de s’allonger et de mourir.
À la différence de Deleuze, mais certainement pas contre
lui, nous pensons qu’il est possible de poser autrement le
problème de la création religieuse, aux côtés des créations
philosophique, artistique et scientifique. Sans doute existet-il mille et une façons d’aborder un tel problème. Aussi la
meilleure est-elle probablement d’en « rire » avec Deleuze
– lui qui était très sensible à l’humour7. Rire avec lui de la
religion, de Dieu, des prêtres, des prophètes et du reste.
Un rire tranquille digne d’un athée « tranquille »8. Point
d’ironie. Guère de satire. Plutôt de l’humour, du genre
insulaire, stoïcien, zen… (Dia, 83) qui saurait faire éclater
6 « Plusieurs grenouilles voyagent ensemble, et deux d'entre elles
tombent dans un trou. Les autres se précipitent au bord pour en
mesurer la profondeur et comprennent bien vite que leurs amies ne
pourront jamais en sortir. Pas la peine de vous fatiguer, coassent-elles,
mais les deux grenouilles piégées sautent quand même. Elles sautent,
sautent et sautent, sans jamais atteindre la surface. Et pendant ce
temps, les autres ne cessent de leur dire de laisser tomber,
d'abandonner, de s'allonger et de mourir », N. Sagan, Edenborn, Paris,
J’ai Lu, 2011.
7 « Je suis très sensible à l’humour » (ABC, « J comme Joie »).
8 « Par athéisme tranquille, nous entendons une philosophie pour qui
Dieu n’est pas un problème, l’inexistence ou même la mort de Dieu ne
sont pas des problèmes, mais au contraire des conditions qu’il faut
considérer comme acquises pour faire surgir les vrais problèmes : il n’y
a pas d’autre modestie » (PV, 7).
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de rire les dieux eux-mêmes. À l’image de celui que
Kierkegaard mettait admirablement en scène à la fin des
Diapsalmata :
Il m'est arrivé quelque chose d'étrange. J'ai été ravi au septième
ciel. Là, tous les dieux étaient assemblés. Par grâce spéciale me
fut accordée la faveur de formuler un vœu. « Veux-tu, me dit
Mercure, veux-tu la jeunesse, la beauté, la puissance, une
longue vie, la plus belle des jeunes filles, ou telle autre merveille
parmi toutes celles que nous avons dans notre coffre ? Choisis,
mais ne choisis qu'une chose ». Je fus un instant perplexe, puis
je m'adressai aux dieux en ces termes : « Très honorés
contemporains, je choisis une seule chose, c'est d'avoir toujours
le rire de mon côté ». Pas un dieu ne répondit un mot, mais
tous ils éclatèrent de rire. J'en conclus que ma prière était
exaucée et que les dieux savaient s'exprimer avec goût ; car il
eût été malséant de répondre avec un grand sérieux « Que cela
te soit accordé » 9.
Mais Deleuze était encore plus sensible à l’humour comme
méthode philosophique – lui qui considérait l’Éthique (au
même titre que les Confessions10) comme un livre comique.
Sa propre lecture de l’épisode « Adam et la pomme »
autour de la question plus générale « Qu’est-ce que le
mal ? » (SPE, 225) en dit long :
Blyenbergh part donc d’une question générale qu’il adresse aux
cartésiens : comment Dieu peut-il être cause des ‘volontés
mauvaises’, par exemple de la volonté d’Adam de manger du
fruit défendu ? Or Spinoza répond immédiatement pour son
propre compte (…). Et il ne se contente pas d’exposer en quel
sens général le mal n’est rien. Reprenons l’exemple de
Blyenbergh, il répond : ‘L’interdiction du fruit de l’arbre
S. Kierkegaard, Œuvres, Paris, Éditions Robert Laffont, 1993, p. 49.
« les Confessions c’est tellement comique comme livre », disait
Deleuze à propos du livre de Rousseau. GILLES Deleuze – Spinoza cours
3 du 16/12/80 – 2 transcription : Cécile FREDET. Texte intégral
disponible
à
l’adresse
suivante :
http://www2.univparis8.fr/deleuze/article.php3?id_article=204
9
10
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consistait seulement dans la révélation faite par Dieu à Adam
des conséquences mortelles qu’aurait l’ingestion de ce fruit ;
c’est ainsi que nous savons par la lumière naturelle qu’un
poison donne la mort (…). C’est-à-dire Dieu n’interdit rien,
mais fait connaître à Adam que le fruit, en vertu de sa composition,
décomposera le corps d’Adam (SPP, 46).
Deleuze, admiratif devant l’arsenal argumentatif de
Spinoza, n’en reste pas moins sensible à l’humour de ce
philosophe à joviale figure qui se défend comme un beau
diable face à l’insolence de Blyenbergh, ce « théologien
calviniste amateur plutôt qu’un philosophe » (SPP, 44).
C’est que derrière l’ordo geometrico spinoziste se profile
tranquillement mais dangereusement un humour à la fois
joyeux et dévastateur. Joyeux car c’est le rire de l’un des
philosophes « les plus gais du monde », et pourtant un rire
non moins ruineux au regard de cela dont on rit :
l’incohérent, l’absurde, donc le risible. Écoutons Deleuze,
ici dans une lecture « vivante » (et sans doute plus cocasse)
issue de son célèbre cours sur Spinoza à Vincennes :
Et pourtant il y a des pages très comiques dans l’éthique de
Spinoza. Mais ce n’est pas du tout du même rire. Quand
Spinoza rit, c’est sur le mode : « regardez celui-là, de quoi il est
capable ». Ça peut être une vilenie atroce. Spinoza aurait plutôt
une impression « Bon alors ça, il fallait le faire, allez jusque
là ». Ce n’est jamais un rire de satire. Ah vous voyez comme
notre nature est misérable – ce n’est pas le rire de l’ironie. C’est
un type de rire complètement différent. Je dirais c’est beaucoup
plus l’humour juif, c’est très spinoziste ça. « ça j’aurais jamais
cru que cela pouvait se faire ». C’est une espèce de rire très
particulier. En un sens, Spinoza est un des auteurs les plus gais
du monde. Mais en effet, je crois que ce qu’il déteste, c’est tout
ce que la religion a conçu comme satire de la nature humaine.
Puisque le tyran et l’homme de la religion font de la satire.
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C’est-à-dire, ils dénoncent avant tout la nature humaine comme
misérable. Puisqu’il s’agit de la faire passer au jugement11.
Cette démarcation tranchée entre l’humour et l’ironie
traverse en réalité l’ensemble de l’œuvre deleuzienne, au
moins depuis Présentation de Sacher-Masoch. Pour Deleuze,
ces deux « catégories de l’esprit » (QPh, 180) visent à
mettre en cause le principe de la loi. Alors que, chez
Platon, elle découlait encore d’une idée supérieure qui
serait le bien, « la loi, déclare Deleuze, n’a plus à se fonder,
ne peut plus se fonder sur un principe supérieur d’où elle
tirerait son droit. Cela signifie que la loi doit valoir pour
elle-même, qu’elle n’a donc pas d’autre ressource que sa
propre forme » (RSM, 72). Comme la loi ne peut plus se
fonder sur un principe supérieur, elle doit se faire d’autant
plus précise quant à la punition qu’elle exerce et à la
culpabilité qu’elle entraîne. À l’indétermination de la loi
répond alors la précision du châtiment. Ce changement de
perspective n’est pas sans entraîner l’apparition d’une
nouvelle ironie et d’un nouvel humour qui sont tous deux
« dirigés vers un renversement de la loi » (RSM, 75).
Pour Deleuze, le renversement ne s’opère pas du même
côté selon que l’on pratique l’ironie ou l’humour. « Nous
appelons toujours ironie le mouvement qui consiste à
dépasser la loi vers un plus haut principe, pour ne
reconnaître à la loi qu’un pouvoir second » (RSM, 75).
Lors de sa remontée, l’ironie ne risque pas de déboucher
sur l’idée du bien absolu, puisque, depuis Platon, ce
principe n’est plus à l’origine des lois. Ce que l’ironie
découvre dans son dépassement, c’est un état d’anarchie et
de révolution permanente, un état qui se situe à l’opposé
11 GILLES Deleuze – Spinoza cours 2 du 09/12/80 – 2 transcription :
Christina ROSKI. Texte intégral disponible à l’adresse suivante :
http://www2.univ-paris8.fr/deleuze/article.php3?id_article=104
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de la loi et de l’autorité qu’elle est censée exercer. À la
remontée de l’ironie correspond la descente de l’humour.
« Nous appelons humour non plus le mouvement qui
remonte de la loi vers un plus haut principe, mais celui qui
descend de la loi vers les conséquences » (RSM, 77). Il
s’agit cette fois-ci d’appliquer la loi avec une minutie telle
que celle-ci ne tarde pas à dévoiler son inconséquence.
C’est, si l’on veut, une réduction par l’absurde : « Nous
connaissons tous des manières de tourner la loi par excès
de zèle : c’est par une scrupuleuse application qu’on
prétend alors en montrer l’absurdité, et en attendre
précisément ce désordre qu’elle est censée interdire et
conjurer » (RSM, 77). Avec l’humour, la loi produit donc
l’effet inverse de celui qu’elle prescrivait. Là où elle devait
provoquer la punition, elle déclenche le plaisir ; là où elle
devait assurer la discipline, elle entraîne la confusion. Chez
Deleuze, le renversement est donc pensé sous un double
aspect : soit il remonte par-delà la loi à un principe
annulant cette dernière, soit il en suit les conséquence
jusqu’à mettre au jour son absurdité.
On retrouve le prolongement du renversement de la loi
dans la 19e série de Logique du sens intitulée « De l’humour ».
Alors que Platon semble avoir toujours le mot pour rire
(de son interlocuteur), Deleuze, lui, semble en avoir assez :
« Platon, fait-il remarquer, riait de ceux qui se contentaient
de donner des exemples, de montrer, de désigner au lieu
d’atteindre aux Essences : Je ne te demande pas (disait-il)
qui est juste, mais ce qu’est le juste, etc. Or il est facile de
faire redescendre à Platon le chemin qu’il prétendait nous
faire gravir » (LS, 160). Comment ? Et Deleuze de
répondre : « Chaque fois qu’on nous interroge sur une
signification, nous répondons par une désignation, une
monstration pures » (LS, 160). Non plus des hauteurs, des
13
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cieux et des astres, mais des chutes, de la terre et des
profondeurs. Pourvu qu’une telle descente soit exécutée à
vive allure : c’est-à-dire trouver tout de suite quelque
chose à désigner, et qui remplace, par le même geste, cela
même (l’Idée) qu’on nous conviait à chercher :
« L’important, insiste Deleuze, c’est de faire vite » (LS,
160). Or tout exercice de haute voltige, on le sait, n’est pas
sans périls. Cela nécessite une certaine habileté, un savoirfaire, un « art de la descente ». En réalité, c’est un art de la
« descente-remontée » qu’il faudra conquérir. Ainsi le
pêcheur de corail ou de perles remonte à la surface pour
aussitôt en faire un collier. Car il ne s’agit guère ici de
plongée en apnée. Sans doute la descente-remontée du
philosophe s’apparente encore davantage au vif et quasi
furtif duck dive du surfeur, à chaque fois que celui-ci
esquive de justesse et avec adresse la violence des vagues
déferlantes12. Humour houleux. Comique du large.
Pour le surfeur comme pour le philosophe, ce qui compte
c’est donc de remonter à la surface13 : le premier prêt à
12 « Vingt ou trente natifs, chacun muni d’une longue planche étroite,
arrondie aux deux bouts, s’éloignent ensemble du rivage. Ils plongent
sous la première vague qu’ils rencontrent, se laissant ballotter, et refont
surface juste derrière, nageant vers le large. La deuxième vague se passe
comme la première ; la grande difficulté consistant à saisir le bon
moment pour plonger dessous ; en cas d’échec, la personne est prise
dans l’écume, ramenée vers la rive avec grande violence et doit faire
preuve de beaucoup de dextérité pour ne pas être écrasée contre les
rochers. Dès qu’ils ont réussi à la suite d’efforts répétés, ils s’installent
quelques instants sur les eaux calmes au-delà des vagues et s’allongent
sur leurs planches pour préparer leur retour », extrait des Carnets de
voyage (1779) du Capitaine James Cook, in J. Rosenay, Surfer la vie : Vers
la société fluide, Paris, Éditions Les Liens qui Libèrent, 2012, p. 72.
13 Chose curieuse que Deleuze ait fait la rencontre des surfeurs à la
surface, alors qu’il aurait pu, diraient certains, non sans humour, faire
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« s’insinuer dans les plis de la vague14 » sur une planche
fusiforme ; le second à la recherche des « pures
singularités » sur un plan d’immanence. Telle est l’aventure
de l’humour : destitution de la hauteur comme de la
profondeur, toujours au profit de la surface. L’humour
comme « art des surfaces et des doublures, des singularités
nomades et du point aléatoire toujours déplacé, l’art de la
genèse statique, le savoir-faire de l’événement pur » (LS,
166). L’humour des surfaces aussi comme méthode
philosophique proprement deleuzienne : un « surfaçage
philosophique »15 contre toute forme de transcendance ou
de verticalité (la loi, l’Idée, etc.). « Surface absolue » 16 ,
disait Ruyer ; « plan d’immanence », dira Deleuze, peuplé
de concepts « en état de survol »17 dans un espace qui ne
dispose pas de dimension supplémentaire à ce qui se
déplace sur sa surface mobile : « ni fondation souterraine
ni principe céleste, ni structure profonde ni plan
d’organisation
transcendant.
Un
simple
plan
aussi la rencontre de Dieu : « L’esprit de Dieu planait à la surface des
eaux » (Genèse 1, 1-2).
14 « On [les surfeurs] ne cesse pas de s’insinuer dans la nature les plis de
la vague… Pour nous la nature est un ensemble de plis mobiles…
Alors, on s’insinue dans les plis de la vague… Habiter le pli de la vague,
c’est ça notre tâche à nous », (Abc, « C comme Culture »).
15 Le mot « surfaçage » signifie : polissage d’une surface, préparation
d’une surface avant peinture (Le Petit Robert de la langue française, 2012).
Pour le philosophe deleuzien, il s’agit de toujours « remonter à la
surface » (LS, 160 sq.) et de veiller à ce que celle-ci demeure dépourvue
de toute verticalité.
16 R. Ruyer, « Raymond Ruyer par lui-même », Les études philosophiques,
2007/1 n° 80, p. 3-14.
17 B. Maurizot, « Penser le concept comme carte. Une pratique
deleuzienne de la philosophie », in M. Carbone et al. (éd.), La
géophilosophie de Gilles Deleuze. Entre esthétique et politique, Paris, Mimesis
France, 2012, p. 87.
15
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d’immanence » 18 . Surfaçage absolu sans quoi la
transcendance (re)viendrait encore et toujours s’insinuer
subrepticement depuis un nième « œil divin », tels les yeux
du Dr T. J. Eckleburg, gigantesques et surplombants :
« Mes yeux renverraient à un troisième œil, et celui-ci à un
quatrième, si une forme absolue n’était pas capable de se
voir elle-même, et par là de voir tous les détails de son
domaine à tous les endroits duquel elle se trouve à la fois »
(LP, 137).
Renversement des lois, aplatissement des voûtes célestes.
Telle est la fonction de l’ « humour transcendantal » 19 de
Deleuze : surfaçage philosophique contre la hauteur et la
profondeur, cieux et lieux sacrés des mille et une illusions,
simulations et fausses prétentions. Sans doute est-ce là
toute l’affaire de la philosophie : un combat bien ancien
mais incessamment relevé contre les « faux prétendants »
dont elle ne cesse de rire, nous dit Deleuze, parfois
jusqu’aux larmes : « elle a des fous rires qui emportent ses
larmes » (QPh, 16). Aussi la religion est-elle au premier
chef des faux prétendants – probablement le plus ancien
(QPh, 50). Feinte et incessante prétention ! Tel est le
comique éternel du religieux. C’est parce qu’elle prétend
obstinément à quelque chose qui ne lui revient guère de
droit que la religion semble exécuter en vain toutes sortes
de faux mouvements (transcendance, projection, imitation,
etc.), nous dit Deleuze, en vue d’atteindre au concept
philosophique : « peut-être la croyance ne devient-elle un
véritable concept que quand elle se fait croyance à ce
monde-ci, et se connecte au lieu de se projeter » (QPh, 88).
18 G. Sibertin-Blanc, « Cartographie et territoires : La spatialité
géographique comme analyseur des formes de subjectivité selon Gilles
Deleuze », L'Espace géographique, 2010/3 Tome 39, p. 225-238.
19 J-C. Dumoncel, Deleuze face à face, op. cit., 2009, p. 79-85.
16
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Et Deleuze de pousser encore plus loin l’humour
transcendantal qui est le sien : « Peut-être la pensée
chrétienne ne produit-elle de concept que par son
athéisme » (QPh, 88).
Peut-être aussi n’est-ce point la vocation de toute religion.
Ici, Deleuze, on le verra, s’en prend vraisemblablement
(implicitement ?) non pas à la religion, mais à une certaine
forme de religion que nous qualifierons (avec Bergson) de
« statique ». Ce postulat admis, la question du comique
change aussitôt de tendance, et avec elle la méthode de
l’humour et ses procédés de dénonciation : désormais,
l’humour des surfaces de Deleuze devra faire face à l’humour
des mouvements de Bergson ; l’humour transcendantal du
disciple face à l’humour révélateur du maître. Aussi bien, on
peut se demander si Deleuze, par confusion, du moins par
non séparation des essences (le « statique » et le
« dynamique »), n’aurait-il pas enfreint la deuxième règle
du Bergsonisme telle qu’il l’avait formulée lui-même – à
savoir : « lutter contre l’illusion, retrouver les vraies différences de
nature ou les articulations du réel » (B, 11-22) – et, de ce fait, si
le geste deleuzien, en l’espèce, ne susciterait-il pas à son
tour quelque rire de la part du philosophe bergsonien.
L’art du caricaturiste, nous dit Bergson, a quelque chose
de diabolique. Exagérer la courbure d’un nez ou la forme
d’une oreille, pour peu qu’on y prête attention, c’est
comme forcer quelque mouvement là où l’inertie aurait dû
s’imposer. Par là même, le caricaturiste rend manifestes à
nos yeux toutes sortes de gestes et d’acrobaties en devenir,
des « contorsions qui se préparent dans la nature », si
infimes soient-elles :
Si régulière que soit une physionomie, si harmonieuse qu’on en
suppose les lignes, si souples les mouvements, jamais l’équilibre
n’en est absolument parfait. On y démêlera toujours
17
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l’indication d’un pli qui s’annonce, l’esquisse d’une grimace
possible, enfin une déformation préférée où se contournerait
plutôt la nature. L’art du caricaturiste est de saisir ce
mouvement parfois imperceptible, et de le rendre visible à tous
les yeux en l’agrandissant. Il fait grimacer ses modèles comme
ils grimaceraient eux-mêmes s’ils allaient jusqu’au bout de leur
grimace20.
Sans doute le modèle de la religion dessiné par Deleuze (et
qui traverse toute son œuvre) est-il de ceux-là. Inutile
d’ailleurs de le faire grimacer outre mesure. Les
contorsions du « corps » de la religion y sont d’ores et déjà
suffisamment manifestes : la main de Dieu s’allongeant en
pince (MP, 54), des prophètes en têtes de boucs (MP,
146), le nez aquilin du prêtre (MP, 143 sqq.)… véritable
Alexamenos graffito21 contemporain. Mille plateaux reste à cet
égard éminemment comique : mille plateaux comme mille
éclats de rire contre la faiblesse, le ressentiment et la
tristesse engendrés par l’organisme religieux régnant,
cultivés par ses légions de prêtres. Aussi sommes-nous
encore sous le « règne de l’intelligence », pour parler avec
Bergson, où la religion demeure tantôt « réaction
défensive de la nature contre le pouvoir dissolvant de
l’intelligence »22, tantôt « réaction défensive de la nature
contre la représentation, par l’intelligence, de l’inévitabilité
20 H. Bergson (1900), Le rire. Essai sur la signification du comique, rééd.
Paris, PUF, 2012, p. 20.
21 Graffiti datant du 2e siècle découvert sur un mur de la colline Palatin
à Rome. La légende signifie « Alexamenos rend un culte à son Dieu ».
Alexamos est représenté à gauche, levant les bras en signe de prière, de
louange, selon l’habitude des premiers chrétiens. L’homme crucifié avec
une tête d’âne représente le Christ. L’auteur du graffiti trouve donc
complètement ridicule qu’Alexamenos puisse reconnaître comme
sauveur un homme crucifié. Voir à ce propos le commentaire de
l’auteur dans D. Dark, The Sacredness of Questioning Everything, USA,
Zondervan, 2009, p. 54 sqq.
22 H. Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 127.
18
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de la mort » 23 , tantôt « réaction défensive de la nature
contre la représentation, par l’intelligence, d’une image
décourageante d’imprévu entre l’initiative et l’effet
souhaité24 ».
Pourtant, Deleuze ne semble pas décrire autre chose dans
Empirisme et subjectivité (la religion comme délire), dans
l’Anti-Œdipe (la religion comme castration) ou encore dans
Qu’est-ce que la philosophie ? (la religion ombrelle protectrice
du chaos). Dans un cas comme dans l’autre, toujours selon
Bergson, « ça fermente à vase clos »25. Nous restons endeçà de l’élan et sommes à des années-lumière de la « nuit
obscure »26. Ainsi la religion comme « système de règles
extensives » de Deleuze-Hume (ES, 72-75) exécute à peine
un saut sur place ; la religion comme « négation de la vie »
de Deleuze-Nietzsche (NGD, 29 sqq. ; NPh, 142 sqq.) se
mord la queue en un mouvement circulaire fermé ; la
religion du troisième œil surplombant qui se meut sur un
plan théologique de Deleuze-Spinoza (SPP, 172 sqq.) reste
bon gré mal gré sous l’emprise de l’intelligence ; enfin, le
corps religieux « plein d’organes » de Deleuze-Artaud
semble faillir à l’élan par son « impasse double » (AŒ, 9497),
par
son
manque
de
souplesse
(« organisme/organisation »), s’érigeant ainsi en « système
de jugement » (MP, 196-197) : « l’obligation couvre le
tout » 27 , soupçonnerait derechef l’auteur du Rire et des
Deux Sources. C’est que du point de vue du philosophe
bergsonien, il y aurait, de part et d’autre, confusion entre
la « nature » et le « degré », entre le « statique » et le
Ibid., p. 127.
Ibid., p. 146.
25 Ibid., p. 143.
26 Ibid., p. 245.
27 Ibid., p. 284.
23
24
19
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« dynamique », très précisément là où le philosophe aurait
dû les séparer en raison de leur différence.
Bergson, on le sait, s’est longuement attardé sur la
distinction claire et tranchée entre le « statique » et le
« dynamique » dans la religion. La religion statique
s’exprime à travers des représentations et des productions
imaginaires idéomotrices, qui font croire à la présence de
forces surnaturelles ou d’entités qui à la fois veillent sur
nous et nous surveillent. Sa fonction est de nous rassurer
mais aussi, et surtout, de compenser certains dangers que
l’intelligence fait courir à l’individu et à la société. Comme
toute espèce viable, l’espèce humaine comporte en elle
tout ce qui était nécessaire pour survivre, et la religion, en
tant que production de ce que Bergson nomme la
« fonction fabulatrice », est naturelle à l’homme. La
représentation de l’inévitabilité de la mort, l’affirmation de
l’égoïsme lors de la prise de la conscience de la virtuelle
indépendance de l’individu par rapport à la société, la
découverte de la marge d’imprévu entre l’action engagée et
le résultat escompté : toutes ces conséquences de l’activité
de l’intelligence faisaient peser une menace. La religion est
là pour l’écarter et pour que l’intelligence puisse
pleinement s’exercer sans que l’on ait à souffrir d’elle ou à
la redouter28.
28 Pour peu que la religion ne soit pas comprise « comme un défaut
attaché à l’enfance de l’humanité et que le développement de la
rationalité doit faire disparaître, mais plutôt comme une réalité
irréductible (…) dont chacun de nous porte en lui la racine (…).
Depuis l’Évolution créatrice, Bergson réfute la thèse de l’hérédité des
caractères acquis », in G. Waterlot (dir.), Bergson et la religion : Nouvelles
perspectives sur les Deux Sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, 2008,
p. 22.
20
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Pour Bergson, enfin, la religion statique a suivi un progrès
non-linéaire (Bergson rejette la thèse de G. Frazer) et il
serait imprudent (voire erroné) de dire qu’elle est « morte »
au sens d’un passé de l’humanité tout à fait révolu. La
« fonction fabulatrice », insiste Bergson, est toujours là,
prête à réintroduire (ou à créer) des dieux (nouveaux).
Ainsi nous comprenons mieux pourquoi cette première
forme de religion est dite « statique ». C’est qu’elle est tout
orientée vers la conservation de la société, vers le
renforcement et la discipline. Elle renforce en effet l’unité
du groupe afin d’empêcher les divisions internes ou pour
préparer aux luttes contre l’ennemi extérieur. Si bien
qu’elle est prête à tout, jusqu’à prôner l’immortalité29. En
tant que telle, la religion statique veille aussi à l’entretien
de sa puissance et au maintien de son unité face aux
dangers internes et externes. En ce sens elle est statique.
Or nous savons que la religion ne se réduit pas à ce que
nous venons d’en dire, et que le « mysticisme » – que
Bergson nomme également « religion dynamique » – ne
peut être ignoré dans l’histoire des hommes. Évidemment
une des questions délicates, que Bergson n’élude pas, est
précisément celle du rapport qu’elle entretient avec la
religion statique. Si la question se pose, c’est que le
mouvement propre à la religion dynamique est inverse de
celui de la religion statique. Certes, nous dit Bergson, la
religion dynamique n’aurait pas été possible sans le
mouvement vers la personnalisation des dieux. Cependant
la religion dynamique ne vient pas simplement prolonger
ce mouvement de manière automatique, continuer la
lancée. Il s’agit au contraire d’un « retournement », d’une
« conversion ».
29
H. Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 217.
21
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L’ascension graduelle de la religion vers des dieux dont la
personnalité est de plus en plus marquée, qui entretiennent
entre eux des rapports de mieux en mieux définis ou qui
tendent à s’absorber dans une divinité unique, correspond au
premier des deux grands progrès de l’humanité dans le sens de
la civilisation. Elle s’est poursuivie jusqu’au jour où l’esprit
religieux se tourna du dehors au dedans, du statique au
dynamique, par une conversion analogue à celle qu’exécuta la
pure intelligence quand elle passa de la considération des
grandeurs finies au calcul différentiel30.
Ainsi il ne s’agit plus de projeter vers le dehors des
représentations imaginaires idéomotrices, activité première
de ce que Bergson nomme la « fonction fabulatrice » (telle
est peu ou prou la définition que Deleuze attribue à « la »
religion) mais de retrouver au fond de soi l’élan vital et de
briser le cercle qui nous bornait au conditionnement
réciproque de l’individuel et du social, pour reprendre une
marche créatrice en avant, pour faire advenir de nouvelles
formes de relations interpersonnelles et sociales. La
condition à remplir était de pouvoir fixer, intensifier et,
même, compléter en action la frange d’intuition vague et
évanouissante qui demeurait autour de notre intelligence31.
Entendons bien qu’il s’agissait d’aller à un contact, à une
« coïncidence partielle »32 avec une force qui est au fond
de nous, une force qui un être (Bergson dira même : une
personne en soulignant qu’il faut se garder tout
anthropomorphisme 33 ) qui « peut immensément plus »
que nous et qui nous pénètre comme le feu pénètre le fer
et le rougit.
Ibid., p. 217.
Ibid., p. 224.
32 Ibid., p. 223.
33 Ibid., p. 267.
30
31
22
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Quelle différence faut-il alors mettre entre la religion
statique et la religion dynamique ? Une différence de
nature, forcément. Tout d’abord, parce que cette différence
porte, non pas sur l’origine – qui reste la même, à savoir
l’élan vital : « unité primordiale virtuelle », dira Deleuze (B,
97-98) – mais sur le rapport à l’origine : « tandis que la
religion statique cède naturellement à l’élan, la religion
dynamique rebrousse le cours même de l’élan pour ne se laisser
pénétrer par lui qu’au prix de cet effort »34. D’autre part, la
différence entre le statique et le dynamique relève d’un
« changement de perspective » : « Entre la religion statique
et la religion dynamique il n’y a pas seulement progrès, pas
seulement un autre registre, un autre niveau de ce qui
signifie ‘religion’, mais aussi un changement de perspective
(…). La description de la religion statique repose sur un
regard extérieur, celui de la religion dynamique sur une
perspective intérieure : d’un côté, le fonctionnement, les
formes d’imaginaire et les fabulations que se donnent les
hommes dans leurs religions ; d’un autre côté, quelque
chose comme un foyer, un feu qui fait vivre la religion de
l’intérieur »35. Bergson aura donc insisté tout du long des
Deux Sources sur la différence de nature (et non de degré)
qui sépare le statique du dynamique dans la religion (tout
comme la différence radicale entre le « clos » et l’
« ouvert » en morale36). Les confondre serait assurément
une erreur : « L’erreur est de croire qu’on passe par
accroissement ou perfectionnement, de la statique à la
34 J-C. Goddard, « Fonction fabulatrice et faculté visionnaire : Le
spectre de l’élan vital dans les Deux Sources », in G. Waterlot (dir.),
Bergson et la religion, op. cit., p. 105.
35 H-C. Askani, « La fonction rassurante de la ‘religion statique’ chez
Bergson et la religion come Kontingenzbewältigung chez Lübbe », in G.
Waterlot (dir.), Bergson et la religion, op. cit., p. 155.
36 H. Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 80-81.
23
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dynamique, de la démonstration ou de la fabulation, même
véridique, à l’intuition. On confond ainsi la chose avec son
expression ou son symbole »37.
De ce point de vue, l’ensemble des portraits religieux
dessinés par Deleuze semble procéder du même type de
mouvement (clos) et participer de la même forme de
religion (statique) : une « religion cristallisée »38 en attente
d’un élan incandescent. Certes, il y a du comique dans
cette religion « accroupie »39 (pour parler avec Alain). Cela
va du faux à l’absurde, en passant par le délirant et le
simulé. Deleuze lui-même en parle gaiement et avec brio,
depuis Empirisme et subjectivité jusqu’à Qu’est-ce que la
philosophie ? Cependant, il faut se garder de confondre ce
qui doit être séparé, nous enseigne Bergson, et donc de
veiller à toujours distinguer les mixtes et les faux
semblants. Ainsi le clos et l’ouvert, le statique et dynamique,
l’infra-rationnel et le supra-rationnel, le vrai et le faux, bref, la
tendance à « former du ‘tout fait’ dans ce qui est
substantiellement du ‘se faisant’ » 40 … sous peine de
compromettre la rigueur de la philosophie elle-même au
profit de quelque « intellectualisme radical »41. Rire de la
religion est bien entendu chose loisible, voire nécessaire,
pour peu que soit considéré justement le mouvement
propre et singulier qui est le sien. Cet avertissement capital
des Deux Sources résume notre propos :
Quand on fait la critique ou l’apologie de la religion, tient-on
toujours compte de ce que la religion a de spécifiquement
Ibid., p. 286.
Ibid., p. 252.
39 Alain, Propos sur la religion, Paris, PUF, 1938, p. 14.
40 G. Sibertin-Blanc, « Dossier critique », in H. Bergson, Le rire, op. cit.,
p. 222.
41 H. Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 286.
37
38
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religieux ? On s’attache ou l’on s’attaque à des récits dont elle a
peut-être besoin pour obtenir un état d’âme qui se propage ;
mais la religion est essentiellement cet état lui-même42.
Deleuze n’était évidemment pas sans savoir ces
différences. Loin s’en faut. Et si le sujet (le mysticisme) ne
semblait pas l’attirer particulièrement, Deleuze reste,
comme on sait, l’auteur du Bergsonisme. D’ailleurs, il ne
manquera pas d’en faire un commentaire, certes laconique,
mais tout à fait percutant. À notre connaissance, c’est la
première et la dernière fois que Deleuze évoque
explicitement – sans toutefois « poser » – le problème du
mysticisme ou de la religion dynamique. Deleuze, lecteur
de Bergson, peut alors écrire au dernier chapitre du
Bergsonisme :
Aussi les grandes âmes, plus loin que les philosophes, sont
celles des artistes et des mystiques (…). À la limite, c’est le
mystique qui joue de toute la création, qui en invente une
expression d’autant plus adéquate qu’elle est dynamique.
Servante d’un Dieu ouvert et fini (tels sont les caractères de
l’Élan vital), l’âme mystique joue activement tout l’univers, et
reproduit l’ouverture d’un Tout dans lequel il n’y a rien à voir ou à
contempler (B, 118).
Les deux points clés dans ce passage sont ceux que nous
avons soulignés. Le premier montre bien que Deleuze
(re)connaît effectivement la nature dynamique et créatrice de
l’expression mystique et qui n’est autre que l’ « émotion » :
« celle-ci [l’émotion] précède en vérité toute présentation,
est elle-même génératrice d’idées nouvelles. Elle n’a pas à
proprement parler un objet, mais seulement une essence qui
se répand sur des objets divers, animaux, plantes et toute
la nature » (B, 116). Plus loin, Deleuze résume son propos
: « Bref, l’émotion est créatrice (d’abord parce qu’elle
42
Ibid., p. 286.
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exprime la création tout entière, ensuite parce qu’elle crée
elle-même l’œuvre où elle s’exprime ; enfin, parce qu’elle
communique aux spectateurs ou auditeurs un peu de cette
créativité) » (B, 116). Dans le second point, Deleuze
convient que le mystique a affaire à « un Tout dans lequel
il n’y a rien à voir ou à contempler », sans toutefois nous
en dire davantage43. Or, il faut en dire quelque chose !
C’est d’autant plus crucial que Deleuze semble a priori s’en
prendre à « la » religion (son dernier ouvrage avec Guattari
en est symptomatique) au risque de malmener le
bergsonisme – du moins ce que celui-ci a de plus cher aux
yeux de Deleuze, à savoir : la rigueur de la méthode
philosophique. Cette même rigueur qui semble pourtant
faillir à la critique deleuzienne de la religion.
43 Nous souscrivons à l’hypothèse avancée par Stéphane Madelrieux
selon laquelle l’essentiel de l’opération de Deleuze dans Le Bergsonisme
consiste en une « dé-spiritualisation » de Bergson. Si Deleuze y parvient
sans grande difficulté dans les quatre premiers chapitres (autour des
grands concepts bergsoniens répétés ou traduits par Deleuze : Intuition,
Durée, mémoire…), fait remarquer l’auteur, « à la place d’un chapitre
qu’on aurait attendu sur Les Deux Sources, dont le commentaire se réduit
à quelques pages essentiellement consacrées à l’émotion plutôt qu’au
progrès moral qu’accomplirait l’humanité si elle parvenait à accomplir
l’effort spirituel dont les mystiques nous donnent l’exemple ». Il est vrai
que l’ouvrage (Les Deux Sources) – à la différence des précédents –
observe l’auteur (non sans ironie), « est difficile à dé-spiritualiser », S.
Madelrieux, « Lire James, relire Bergson », in F. Worms, C. Riquier
(dir.), Lire Bergson, Paris, PUF, 2011, p. 103 sqq. Au-delà, nous pourrons
ajouter que l’opération de « dé-spiritualisation » commence avec, mais
ne s’arrête pas à Bergson. Auront droit au même traitement, en effet,
aussi bien des théologiens comme Duns Scot et Nicolas de Cuse que
des philosophes contemporains comme Ruyer et Simondon qui se sont
intéressés de près à la religion. Cependant, cela n’explique pas
(suffisamment) pourquoi Deleuze n’aborde pas de front la question de
la religion dynamique, et notamment en ce qu’elle a de « créateur ». La
question est pourtant de taille.
26
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C’est pourquoi il n’est pas abusif de convoquer ici le
« rire » de Bergson : il y a du « comique philosophique »
dans le traitement que Deleuze fait subir à la religion. À
l’image du « diable à ressort », du « pantin à ficelles » ou de
l’« effet boule de neige », qui sont autant de modèles
concrets de dispositifs mécaniques mais qui servent de
points d’appui pour formuler des principes générateurs à
la fois plus abstraits et mieux différenciés, « le comique
philosophique participe des mêmes procédés »44. Et l’on
pourrait dire que la pensée vivante s’y trouve réduite à un
« mécanisme à répétition, avec effets réversibles et pièces
interchangeables »45. De là naissent toutes sortes de faux
mouvements : idées fixes, renversements dialectiques,
paralogismes et autres malentendus théoriques dont le
« policeman du rire » – à l’image du « policeman
philosophe » 46 de Chesterton – ne manquerait de
dénoncer le comique ou le burlesque. C’est la fonction
correctrice du rire bergsonien : « déterminer les seuils aux
niveaux desquels des inattentions, automatismes ou
distractions, deviennent risibles »47. C’est dire, enfin, que si
Deleuze parvenait à produire du comique, c’est à la
condition sine qua non suivante : il s’est agi tout du long et
forcément de la religion statique. Autrement, on
imaginerait mal à quoi bon exagérer ou altérer un modèle
44 E. During, « Le burlesque : une aventure moderne », Art et Presse,
Hors-série n°24, octobre 2003.
45 Sur la question précise de la religion, une répétition deleuzienne en
l’espèce quasiment « toute faite » de Nietzsche, Sade, Artaud… à
propos d’une religion qui demeure en dernière instance sous le règne de
la « fonction fabulatrice » et du « jugement de Dieu ».
46G. K. Chesterton, Le nommé Jeudi, Paris, Éditions Gallimard, 1926, p.
70 sqq.
47 G. Sibertin-Blanc, « Le rire comme fait social total (éléments de
sociologie bergsonienne) », in F. Worms, C. Riquier (dir.), Lire Bergson,
op. cit., p. 61-80.
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déjà en (plein) mouvement 48 . Auquel cas, le geste
deleuzien présenterait (toujours selon le schème
bergsonien du rire) comme « une certaine raideur mécanique
là où l’on voudrait trouver la souplesse attentive et la
vivante flexibilité d’une personne »49.
Mezzourh S. « Faire grimacer Deleuze », Transcept.com, septembre 2013
48 Il ne faut pas entendre par là que la religion dynamique (ou le
mysticisme) ne saurait sujette à rire, ou ne pourrait faire l’objet d’une
caricature. Loin s’en faut. On peut rire autant de la religion statique que
de la religion dynamique à condition d’en saisir, de part et d’autre, le
vrai mouvement, nous dit Bergson, sous peine de tomber dans quelque
âpre persiflage ou une plate ironie, au lieu d’un humour élevé et fécond.
49 H. Bergson, Le rire, op. cit., p. 11.
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