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ENTRETIEN THOMAS CONDEMINE
REPRISE / THÉÂTRE DU ROND-POINT / HETERO
DE DENIS LACHAUD / MES THOMAS CONDEMINE
L’INDIVIDU
FACE À LA NORME
Thomas Condemine, artiste associé à la Comédie Poitou-Charentes,
met en scène le texte percutant et original de Denis Lachaud, qui
ouvre la réflexion sur les rapports hommes/femmes et au-delà sur les
rapports sociaux dominants/dominés, « résultat complexe et fonctionnel
d’une fabuleuse accumulation d’expérience », selon les mots d’un
personnage…
Qu’est-ce qui vous a motivé dans ce texte de
Denis Lachaud ?
Thomas Condemine : J’ai dans un premier
temps découvert l’un de ses romans, J’ap-
prends l’allemand, exposant le parcours d’un
jeune homme qui apprend que son grand-
père a été gardien SS pendant la guerre, et
mettant en lumière les diverses réactions au
sein de la famille. Ce roman pose la ques-
tion de l’héritage, du monde en tant qu’in-
vention sociale et humaine façonnée par des
règles. Lorsque le monde dans lequel on vit
est chamboulé, comment se situe-t-on par
rapport à la norme ? La pièce Hetero explore
aussi de façon originale et percutante la
question de l’héritage et celle de l’individu
par rapport à la norme, sur le plan du genre.
En effet, la pièce met en scène cinq hom-
mes : Père 1, Père 2 (les parents du Fils), le
Fils, le Promis, et Negos (l’entremetteur qui
demeure drôle mais c’est très grinçant, car la
situation d’oppression existe et elle est immé-
diatement perceptible. Il y a quelque chose de
très lourd derrière ce comique, quelque chose
qui évoque nos conditionnements au sein de
la société. Les acteurs maquillés sont des
sortes de clown blanc, réunissant le comique
et le tragique.
Comment s’exercent ces rapports dominants
/ dominés dans la pièce ?
T. C. : De manière souterraine, et par la
parole, car les personnages ne peuvent être
différenciés ni par leur jeu ni par leur physi-
que. L’auteur s’amuse de manière cruelle à
mettre en jeu l’archétype de l’hétérosexua-
lité hégémonique – l’homme viril blanc qui
réussit – et le distribue dans tous les rôles.
Au spectateur de reconnaître les uns et les
autres. Les femmes n’ont jamais existé dans
ce monde. Certaines attitudes qui seraient
perçues comme drôles ou normales avec
une femme deviennent choquantes avec
un homme viril. Denis Lachaud règle ses
comptes avec le schéma hétéronormé, il y va
“LA PIÈCE INVITE À
PRENDRE CONSCIENCE
DE NOS HÉRITAGES, QUI
NOUS DÉPASSENT QU’ON
LE VEUILLE OU NON.”
Thomas Condemine
présente le Promis au Fils afin de conclure
un mariage). Dans ce monde unisexe violent
et codifié où il est nécessaire de faire preuve
de sa virilité, les hommes doivent se marier,
mais tous n’ont pas le même rôle : certains
travaillent, d’autres enfantent et restent à
la maison. A travers cette approche étrange
et d’un humour féroce, la pièce met en œuvre
un regard nouveau sur la question du genre,
déclenche toute une réflexion sur la société,
sur les idéaux, les utopies, le désir, le sexe ;
elle éclaire les rapports sociaux, met en
place une réflexion sur les rapports entre
dominants et dominés et sur la façon dont
ces rapports se transmettent et se perpé-
tuent.
Comment définissez-vous l’aspect comique
de la pièce ?
T. C. : A l’épreuve du plateau, l’écriture
fort avec les dominants, et en même temps
essaie de comprendre le schéma sensible
par lequel la domination se poursuit. Le Pro-
mis porte une volonté de résistance, qui va
échouer mais que nous allons tenter de faire
vivre dans le cœur du spectateur, tandis que
d’autres cherchent à se tailler une place à
l’intérieur de la règle. Tel un miroir déformant
la pièce nous invite à prendre conscience de
nos héritages, qui nous dépassent qu’on le
veuille ou non, et réveille l’envie de change-
ment ! Le Promis questionne la norme, par
nécessité, et il se passe des choses terribles
pour les garants de la norme qui se sentent
en danger. Le salon bourgeois des pères, en
noir et blanc, a des murs en papier, et cet
espace se transforme par les actions du Pro-
mis, il est progressivement envahi par autre
chose. Des changements en profondeur sont
possibles à l’échelle de chaque individu : si
le théâtre peut faire quelque chose, c’est à
cet endroit.
Propos recueillis par Agnès Santi
Théâtre du Rond-Point, 2 bis av. Franklin-D.-
Roosevelt, 75008 Paris. Du 17 septembre au 19
octobre à 20h30, dimanche à 15h30, relâche les
lundis et le 21 septembre. Tél. 01 44 95 98 21.
Durée : 1h55.
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ENTRETIEN GALIN STOEV
COMÉDIE-FRANÇAISE / LE TARTUFFE
DE MOLIÈRE / MES GALIN STOEV
L’ATTRACTION DU VIDE
Pièce fascinante tant elle donne prise aux interprétations, Le Tartuffe de
Molière offre une inépuisable matière de travail. Le metteur en scène
et acteur Galin Stoev retrouve la troupe du Français pour sonder ce
classique dans toute sa complexe opacité.
De quoi Tartuffe est-il le révélateur ?
Galin Stoev : La question est moins celle du
conflit entre un escroc et ses victimes que
celle du pacte invisible entre deux parties qui
se lancent dans un voyage où chacune ren-
contre ses propres démons. Pour Orgon ou sa
mère, Tartuffe comble un vide spirituel, émo-
tionnel ou relationnel, qui s’est installé dans
la famille. Or Orgon ignore que Tartuffe vient
d’une sorte de « vide métaphysique ». En un
sens, il est fait d’anti-matière, il est le trou
noir dans le cosmos de nos croyances, de nos
aspirations et de nos bonnes intentions. De
même que ce néant n’a pas de forme, Tartuffe
non plus n’a pas d’identité stable. Vivre sans
identité est une épreuve douloureusement
impossible. C’est ici que vient le masque
qui permet néanmoins que se constitue une
personnalité. Tartuffe choisit le chemin d’un
dévot extrémiste, parce qu’il est constam-
ment poursuivi par ses propres démons
destructeurs, le seul moyen de leur résister
étant les prières et la flagellation. Son zèle
est tellement radical qu’il en devient para-
doxal : à travers un mélange d’honnêteté
et de manipulation, il aspire à un véritable
salut. Il ne souhaite pas seulement se marier
avec la fille d’Orgon, mais veut aussi héri-
ter, comme s’il était son fils, et devenir son
gendre, mais aussi aimer et être aimé par
sa femme, et servir le prince mieux qu’Orgon
lui-même. Finalement, il veut « avaler » Orgon
tout entier, avec tout ce qui lui appartient
et tout ce qui le caractérise comme entité
ment cette relation : il reste systématique-
ment une part réfractaire à l’interprétation, où
se trouve la force vitale de ce texte. Ce qui se
passe entre Tartuffe et Orgon relève assuré-
ment d’un échange énergétique puissant, qui
peut être décrit comme « amour », « attrac-
tion » ou « aspiration »… Ces mots cherchent
à nommer ce à quoi nous n’avons pas accès
de l’extérieur. Décider d’avance la nature de ce
lien risque de le limiter, ou tout simplement
de passer à côté. Je crois qu’il s’agit d’une
vraie rencontre où s’ouvre la possibilité d’une
ascension ou d’une destruction. Orgon n’avait
jamais vécu un rapport aussi intense avant sa
rencontre avec Tartuffe. Et c’est cela qui met
les autres protagonistes en alerte, qui sus-
cite chez eux l’incompréhension, la critique
et même la rage.
Galin Stoev
“CELA RACONTE LA
NATURE INSAISISSABLE
DE LA VÉRITÉ, OÙ
S’ENTREMÊLE LA
CAPACITÉ HUMAINE
DE CROIRE ET
DE MANIPULER.”
Galin sToev
psychologique, éthique, sociale ou morale.
C’est un acte symbolique de dévoration ou
de vampirisme énergétique et physique.
Tout cela augmente la mise et transforme
son séjour chez Orgon en opération de survie.
Tartuffe ne demande rien mais reçoit tout de
ses hôtes. Et cela non seulement grâce à sa
force démoniaque d’influencer les gens, mais
aussi grâce à la collaboration, consciente ou
inconsciente, d’Orgon et de sa famille dans
ce processus d’emprise mentale et de mani-
pulation.
Pourquoi la famille d’Orgon est-elle en
crise ?
G. S. : Chacun semble avoir une idée précise
sur ce que l’autorité doit être et utilise cette
idée pour manipuler les autres. Les motifs de
lutte et de scandale des uns et des autres
semblent contradictoires. Pourtant, c’est pré-
cisément ce tissu de contradictions qui définit
l’espace interrelationnel de cette famille, qui
devient l’un des matériaux les plus explosifs
du texte et un véritable moteur du jeu.
Qu’est-ce qui se noue entre Tartuffe et
Orgon ?
G. S. : C’est un des grands mystères de cette
pièce… Dès le début, chaque personnage
cherche à expliquer ce lien étrange entre les
deux hommes. Cependant ces explications
offrent davantage d’informations sur celui
qui parle que sur Tartuffe ou Orgon. Aucune
version proposée n’arrive à expliquer totale-
Comment abordez-vous la question du reli-
gieux dans cette pièce ?
G. S. : Le pathos de Molière contre l’hypocri-
sie religieuse peut être facilement confondu
avec une critique de la religion elle-même. Le
contexte social et religieux du siècle de Louis
XIV, très différent du nôtre, tend à rendre la
pièce plus distante de nous. Ce qui me semble
en revanche fondamental, c’est qu’en parlant
de foi, Molière touche à une réalité tout à la
fois intime et sacrée, qu’il abandonne cepen-
dant sans hésitation aux travers et défauts de
ses personnages. Ainsi, il nous rend témoin
d’un processus par lequel une chose se per-
vertit en son contraire. En ce sens, la pièce
s’occupe du passage énigmatique qui trans-
forme une illumination en aveuglement. Tous
les personnages se comportent comme s’ils
avaient un monopole sur la vérité ultime de ce
qui se passe. Cela transforme la pièce en une
quête de vérité, avec ses multiples facettes
contradictoires. Cela raconte la nature insai-
sissable de la vérité, où s’entremêle la capa-
cité humaine de croire et de manipuler. À cet
égard, la religion est sans doute le champ le
plus favorable pour explorer ces deux éner-
gies.
Entretien réalisé par Gwénola David
Comédie-Française, salle richelieu, place
Collette, 75001 Paris. Du 20 septembre au
17 octobre 2014, en alternance à 20h30,
mâtinée à 14h. Location : 0825 10 1680
(0,15€ TTC/min)
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