La troisième période, qui s’ouvre avec Non ou la vaine gloire de
commander (1990) et qui est toujours en cours, est moins facile à nommer.
Elle se caractérise par une invention libre et variée, où les acquis des
périodes antérieures sont redisposés, mais conservés. Ainsi, la théâtralité,
si elle est moins frontalement visible, est toujours inscrite, au moins
en filigrane, dans les films : Inquiétude est sur ce point exemplaire, le
théâtre ne s’y révélant qu’après coup, quand le rideau tombe. De même,
demeure l’interrogation sur le Portugal et sur l’être portugais au-delà du
romantisme, comme en témoignent fortement Non ou Le jour du désespoir,
mais elle prend parfois des détours inattendus : Dostoïevsky (La divine
comédie), Flaubert (Val Abraham) ou Gœthe (Le couvent) ; et Voyage au
début du monde dit ce détour lui-même.
En opposition, en revanche, à la période précédente, marquée par le
décor artificiel du studio et de la scène, les films de la période actuelle,
souvent en décors naturels, manifestent le retour en force des paysages,
qui assignent plus concrètement le pays, même quand ils sont traités
comme une scène de théâtre (La cassette). De même, ces films sont plus
directement contemporains de leur époque, que ce soit par la situation
présentée ou par l’abord frontal des questions.
Or, en même temps qu’ils deviennent plus concrets, plus proches des
choses, les films de Manoel de Oliveira réussissent à être tout aussi abs-
traits que les précédents, aussi détachés des objets, des représentations,
du sens. C’est dire que son cinéma, plus que jamais, est un cinéma poé-
tique, dans toute la diversité qui le caractérise : chaque nouveau film est
une surprise, en même temps qu’un enchantement profond. Inquiétude,
stupéfiante volute autour de l’immortalité, ne déroge pas à la règle.
Denis Lévy
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L’art du cinéma n°21/22/23 – Manoel de Oliveira
Les tentatives de périodisation de l’œuvre ont été diverses. On
s’accorde en général pour reconnaître, dans la période qui va de Douro
(1931) à Acte du printemps (1963), la prédominance du souci docu-
mentaire et de son corollaire, le montage ; il faut préciser qu’il s’agit
surtout du montage de la réalité et de la fiction, ou de la construction
d’un effet de réel (montage doit donc être entendu au sens large). Quant
au documentaire comme genre, on sait aussi que c’est souvent le refuge
des cinéastes hors système. Du reste, à l’exception des courts métrages
de commande des années 30 (que le cinéaste ne reconnaît guère pour
siens), aucun “documentaire” de Manoel de Oliveira n’est entièrement
exempt de fiction, et mis à part Le pain et Lisbonne culturelle, aucun n’a
de propos véritablement didactique. Disons que plus largement, c’est
une période où le cinéaste fait le tour des possibilités de la prise directe,
du prélèvement sur la réalité, et notamment de ses possibilités poétiques.
(De ce point de vue, ses films s’apparentent aux recherches contempo-
raines sur le montage poétique documentaire de Vertov ou de Ruttmann.)
La chasse, qui inverse le rapport entre fiction et documentaire, peut être
vu comme l’aboutissement de cette recherche.
La seconde période, dont le début est aisément repérable par le silence
de six ans qui le précède dans la filmographie de Manoel de Oliveira, est
classiquement mise sous le signe des “amours frustrées” (pour reprendre
les termes du cinéaste lui-même). S’il est vrai que depuis Le passé et le
présent (1971) et jusqu’au Soulier de satin (1985), voire Les cannibales
(1988), le thème est récurrent, du point de vue de ses principes formels,
l’œuvre se découpe un peu différemment.
A partir d’Acte du printemps, le cinéma d’Oliveira rencontre en effet
le théâtre, par le biais du documentaire : il s’agit d’abord de filmer une
représentation. Puis, avec Le passé et le présent, son premier film de fiction
depuis Aniki-Bóbó (1942), il inaugure une série de films où la théâtralité
est la dimension centrale, même quand ils ne sont pas basés sur un texte
de théâtre (Amour de perdition, Francisca). De ce point de vue, la période
peut être étendue jusqu’à Mon cas et Les cannibales.
C’est en somme une période où les films d’Oliveira mettent à distance
le romanesque (et le romantisme) des amours frustrées par leur théâtra-
lisation. Mon cas et Les cannibales sont emblématiques de l’interruption
de cette période : le premier film s’inspire d’une pièce sur l’interruption
d’une représentation, pièce elle-même interrompue, reprise et triturée
par le cinéma, avant d’être remplacée par la représentation d’un texte
biblique ; le second interrompt l’opéra noir des amours romantiques par
l’irruption incongrue de la farce burlesque.
6L’art du cinéma n°21/22/23 – Manoel de Oliveira
1. Présence et absence de l'art du cinéma au Portugal (1930-1994), éd. Cinéluso,
janvier 1995.
2. A quelques exceptions près : les films perdus ou inachevés, deux courts
métrages que nous n'avons pu voir, et le film “posthume”, La visite/Mémoires et
confessions.
3. On lira avec intérêt Yann Lardeau, Philippe Tancelin et Jacques Parsi, Manoel
de Oliveira, éd. Dis Voir, 1988, notamment sur le traitement de la théâtralité. C'est
à ce jour, à notre connaissance, le seul livre en français sur le cinéaste. Antoine de
Baecque et Jacques Parsi ont par ailleurs publié de passionnantes Conversations
avec Manoel de Oliveira (éd. Cahiers du Cinéma, 1996).