Les trois sens du mot conversion

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CONVERSION ET SOUVERAIN BIEN
CHEZ BLAISE PASCAL
Ouverture philosophique
Collection dirigée par Aline Caillet, Dominique Chateau,
Jean-Marc Lachaud et Bruno Péquignot
Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des
travaux originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques.
Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des
réflexions qu'elles soient le fait de philosophes "professionnels"
ou non. On n'y confondra donc pas la philosophie avec une
discipline académique ; elle est réputée être le fait de tous ceux
qu'habite la passion de penser, qu'ils soient professeurs de
philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales ou
naturelles, ou… polisseurs de verres de lunettes astronomiques.
Dernières parutions
Jordi COROMINAS, Joan Albert VICENS, Xavier Zubiri. La
solitude sonore (1898-1931), 2012.
Daniel NOUMBISSIÉ TCHAMO, Justice distributive ou
solidarité à l’échelle globale ? John Rawls et Thomas Pogge,
2012.
Stéphane VINOLO, Clément Rosset : la philosophie comme
anti-ontologie, 2012.
Roger TEXIER, Descartes, la nature et l’infini, 2012.
Dominique CHATEAU, Dialectique et antinomie ? Comment
penser, 2012.
Jean-Paul CHARRIER, Une étrange modernité, 2012.
Jean-Thierry NANGA-ESSOMBA, La philosophie de l’altérité
d’Emmanuel Levinas, 2012.
Martine PELLETIER, Marshall McLuhan. De la médianomie
vers l’autonomie, 2012.
Hans COVA, De la question stratégique en philosophie
politique. Essais sur la politique, la culture, l’écologie, 2012.
José CUPIDO, Metaphysica theoria, 4 tomes, 2012.
Olivier CAULY, Mise en scène(s) de la répétition, 2012.
Leyla MANSOUR, Corps de guerre. Poétique de la rupture,
2012.
Benjamin RIADO, Le Je-ne-sais-quoi. Aux sources d’une
théorie esthétique au XVIIe siècle, 2012.
Patrick KABAKDJIAN, La pensée en souffrance, 2012.
Jean-Louis Bischoff
CONVERSION ET SOUVERAIN BIEN
CHEZ BLAISE PASCAL
Du même auteur
Aux éditions L’Harmattan
Dialectique de la misère et de la grandeur
chez Blaise Pascal
(coll. Ouverture Philosophique, 2001)
Tissu, voile et vêtement
(coll. Religions et Spiritualité, sous la dir. de Daniel
Faivre, 2007).
Tribus musicales, spiritualité et fait religieux – enquête
sur les mouvances rock, punk, skinhead, gothique,
hardcore, techno, hip-hop
(coll. Univers Musical, 2007),
Les spécificités de l’humanisme pascalien
(coll. Ouverture philosophique, 2010)
Lisbeth Salander, une icône de l’en-bas,
(coll. Ouverture Philosophique, 2011).
© L'Harmattan, 2012
5-7, rue de l'École-Polytechnique ; 75005 Paris
http://www.librairieharmattan.com
[email protected]
[email protected]
ISBN : 978-2-296-99327-3
EAN : 9782296993273
À mon père.
Remerciements et avant-propos
Approfondir notre dialogue philosophique avec Pascal : c’est
l’objet de notre présent travail. Il fait en effet suite à trois
publications sur Blaise Pascal. La première qui prolongeait une
thèse dirigée par Jean-Robert Armogathe (soutenue à l’École
Pratique des Hautes Études le 12 novembre 1998) était un
ouvrage intitulé Dialectique de la misère et de la grandeur chez
Blaise Pascal ; il visait à détruire l’image d’un Pascal triste,
janséniste et politiquement conservateur. La seconde était une
enquête – « L’érotisme du Dieu pascalien » – insérée dans un
ouvrage collectif, Tissu, voile et vêtement. Il voulait montrer
que le projet pascalien gagnait en intelligibilité s’il était
rapporté à des catégories (les notions d’érotisme et de caresse
lévinasienne) forgées par la philosophie contemporaine. La
troisième, quant à elle entendait faire surgir l’éthos de
l’humanisme pascalien. Notre présent travail, situé à la
confluence de nos précédents chantiers, souhaite donc
prolonger notre exploration du continent pascalien. Une
précision s’impose toutefois : notre étude reprend également
des cours donnés pendant l’année universitaire 2009-2010 à des
étudiants en Master en sciences de l’éducation (Centre
universitaire Catholique de Bourgogne – CUCDB). Mes
remerciements vont en conséquence d’abord au professeur
René Nouailhat qui m’a accueilli au sein du CUCDB. Il sait
mieux que moi ce que je lui dois. Ils vont ensuite à Boris Noyet,
qui s’est chargé de la tâche ingrate de la relecture et de la mise
en page. Ils s’adressent enfin et surtout à Blaise Pascal.
INTRODUCTION
Montrer que le rapport de la conversion au Souverain Bien chez
Pascal nous invite à ausculter philosophiquement la notion
d’émotion : c’est le but de notre présent chantier. D’où nous
premières explications visant à définir, globalement et
provisoirement, les catégories de conversion, de Souverain Bien
et d’émotion.
Première approche de l’usage pascalien du mot conversion
Le mot latin conversio, qui traduit le terme grec épistrophé,
désigne d'abord l'acte physique de revenir sur ses pas. C’est
seulement ensuite qu’il fera signe vers un changement d'attitude
au profit des valeurs ancestrales. Dans ces conjectures, le mot
noue alors des liens insécables avec le champ lexical du retour.
Fort de cette très brève enquête étymologique, on dira alors,
globalement et provisoirement, que c’est dans le sens d’un
changement radical (retournement), entendu au sens de
transformation ontologique et continuée (changement de
rationalité, de sensibilité, de volonté et de praxis), qu’il
convient de se rapporter primordialement à l’usage pascalien du
mot conversion. En précisant un peu notre première approche,
on ajoutera qu’en bon héritier de la pensée judaïque, Pascal
utilise le terme au sens de l’hébreu shub, qui signifie
« rencontre de l’homme et Dieu ». En ce lieu de notre
introduction, une précision s’impose toutefois : en réalité, dans
les Pensées, Pascal utilise assez peu la catégorie de conversion ;
nous trouvons en effet seulement neuf occurrences du terme, ce
qui est assez peu si l’on en juge par la liste exhaustive des dix
premiers (douze avec les pluriels) substantifs de la table de
fréquence, fournie par la concordance de H. Davidson et H.
Dubé : Dieu (687 occurrences), homme(s) (344 et 251),
chose(s) (163 + 207), nature (218), raison (218), vérité (204),
monde (194), miracles (174), peuple (166). Reste alors à se
demander ce que nous apporte une lecture cursive des neuf
occurrences ; a priori, rien de bien surprenant ; en effet, dans
les fragments où il apparaît, le terme est d’abord associé cinq
9
fois au Christ présenté comme médiateur ou Messie « la
conversion véritable consiste à reconnaître qu’on ne peut rien
sans lui [Dieu] […] et à reconnaître qu’il y a une opposition
invincible entre Dieu et nous et que sans un médiateur [Le
Christ] il ne peut y avoir de commerce […] (378)1 », « la
conversion [véritable] n’est due qu’à la grâce du messie »
(447), « c’est mon affaire que ta conversion », fait-il dire au
Christ dans le fragment baptisé « le mystère de Jésus »
(919), « il était prédit que le messie convertirait les nations […]
comment les nations se fussent-elles converties au messie
[…] » (180). La catégorie est ensuite intrinsèquement liée à un
terme de dogmatique « Prophéties » (330), à l’Esprit de Dieu
« le juste agit par foi dans les moindres choses. Quand il
reprend ses serviteurs, il souhaite leur conversion par l’Esprit de
Dieu » (947) à son action, « conversion des gentils » (489), à
l’Église qui, pour Pascal, semblerait être en charge de « la
conversion des hérétiques » (991). Dès lors, une première
interrogation surgit immanquablement : au regard de son
approche de la notion de conversion, Pascal serait-il à jeter dans
la sphère des dogmatico-traditionalistes2 ? Tel n’est absolument
1
Nos références renvoient aux Œuvres complètes de Pascal, coll.
« L’intégrale », éd. du Seuil, Paris, 1963 (texte établi et annoté par Louis
Lafuma). Lorsqu’il s’agit des Pensées, nous donnons le numéro du fragment ;
lorsqu’il s’agit d’un autre texte, nous abrégeons O. C., indiquons son titre et la
pagination.
2
Notre objectif est très clair : nous souhaiterions montrer que, pour Pascal, la
tradition n’est ni une science intellectuellement transmise, ni un dépôt confié
aux scribes, ni un hypothétique âge d’or. En d’autres termes, nous aimerions
faire apparaître la manière par laquelle Pascal a élaboré l’intelligence de la
tradition, bref comment, il a, à sa manière propre, non pas reçu passivement,
mais fait fructifier la charité, la grandeur véritable. En cette matière, la
tradition hébraïque nous éclaire : Marc-Alain Ouaknin explique (in Invitation
au Talmud, Flammarion, Paris, 2001, p. 73) : il y a deux types d’hommes qui
transmettent la tradition. Le premier est simplement une mémoire du sens ; il
transmet sans enrichir ladite tradition ; dans ce cas, la tradition entendue
comme transmission d’un depositum reste lettre morte ; le second, lui, est
situé dans une fidélité créatrice ; il est bien plus qu’une mémoire. S’il reçoit le
sens acquis, il ne se sent pas le droit de le retransmettre sans avoir
préalablement apporté son hiddouch (ce qui, en hébreu, signifie innovation
personnelle). Notre étude visera, en conséquence, à faire saillir l’éthos de
l’innovation personnelle pascalienne.
10
pas notre avis. Justifions-nous en commençant par rappeler les
pointes du projet pascalien.
Prolégomènes à l’introduction de Souverain Bien
Selon Pascal, l’homme avait été créé parfait : ni misérable, ni
mortel, ni ignorant. Mais il a voulu se passer de Dieu et se
rendre centre de lui-même : on reconnaît ici la conception
chrétienne du péché originel, héréditaire dans l’humanité depuis
Adam le premier homme. Selon Pascal, l’homme a donc été
abandonné à lui-même : la misère (voir encadré) de l’homme
sans Dieu c’est « l’état où les hommes sont aujourd’hui » (149).
Il convient dès lors de distinguer d’emblée la nature originaire
de l’homme (la nature pré-lapsaire) de sa nature déchue et
corrompue (la nature post-lapsaire). La première est parfaite
parce que toujours complétée par la grâce. À l’inverse, dans la
seconde, la concupiscence qui a remplacé l’amour de Dieu n’a
de cesse de maintenir l’homme dans l’état de misère.
Si dans les Pensées le mot de « misère » est généralement
opposé à celui de « grandeur », il est pourtant un fragment de
première importance pour notre étude où s’établit une antithèse
toute différente. C’est l’un de ceux qui esquissent un plan
possible de l’« apologie » : « 1re Partie. Misère de l’homme
sans Dieu. 2e Partie. Félicité de l’homme avec Dieu. » (1/6)3
Première approche de la notion de Souverain Bien
Synonyme de bassesse dans les emplois précédents, il évoque
ici la privation de bonheur. Au couple misère/grandeur et au
couple misère/félicité, correspondent deux perspectives
particulières. Avec le premier, l’homme est envisagé en luimême et défini par sa double nature. Le second le met en
rapport avec sa fin, avec ce qui est susceptible de lui procurer le
bonheur : le problème est posé de ce que la philosophie antique
nomme le Souverain Bien, union de la vertu et du bonheur.
3
Notre encadré concernant l’érotisme du désir humain pour Dieu montrera
que le fragment 6 est bien autre chose qu’un plan théorique (voir annexe
intitulée « L’érotisme du Dieu caché pascalien »).
11
Mais l’opposition misère/félicité se double d’une autre qui lui
donne toute sa profondeur, celle de « l’homme sans Dieu » et
celle de « l’homme avec Dieu ». L’identification du Souverain
Bien avec Dieu se trouve ainsi implicitement faite. Le malheur
est lié à la privation de Dieu : le bonheur à sa possession.
De la misère de l’homme sans Dieu, l’illustration la plus
complète est fournie par le divertissement ; ce thème intéresse
particulièrement notre étude. Plaide en ce sens une remarque
incidente : « voilà tout ce que les hommes ont pu inventer pour
se rendre heureux » (136). Qu’est-ce donc que le
divertissement ?
a) Divertissement, misère, Souverain Bien et conversion
Selon Pascal, le divertissement, cette fuite dans les activités du
monde (« le jeu et la conversation des femmes, la guerre, les
grands emplois ») (ibidem), est un mouvement qui entraîne
chacun hors de soi-même et qui revient à se boucher les yeux
devant une réalité déplaisante : « les hommes n’ayant pu guérir
la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés, pour se rendre
heureux, de ne point y penser » (133). Cela signifie que ce sont
moins les maux qui conduisent à se divertir que le sentiment
d’un malheur essentiel : « la mort est plus aisée à supporter sans
y penser que la pensée de la mort sans péril » (138). Ce malheur
essentiel, l’homme en prend conscience dans l’expérience de
l’ennui. C’est pour y échapper qu’il se jette dans l’agitation.
Aux yeux de Pascal, l’universalité de ce principe éclaire
l’activité de tous les hommes : puissants et rois y compris. En
réalité, pour Pascal, le divertissement n’est qu’un leurre. En
donnant l’illusion de tuer l’ennui, il nous empêche de trouver le
vrai remède à nos misères : « la seule chose qui nous console de
nos misères est le divertissement ; et cependant, c’est la plus
grave de nos misères, car c’est cela qui nous empêche
principalement de songer à nous. Sans cela, nous serions dans
l’ennui, et cet ennui nous pousserait à chercher un moyen plus
solide d’en sortir » (414). En ce qui concerne la quête du
Souverain Bien de l’homme déchu, le divertissement
correspond à l’attitude la plus spontanée et la plus répandue.
Contre elle, se dressent certains maîtres de l’intériorité (Epictète
12
le stoïcien et Montaigne le sceptique) qui estiment que la
recherche du bonheur en soi-même serait la solution à notre
misère. Que pense Pascal de ces perspectives ? Selon lui,
Epictète et les stoïciens ont bien « vu les devoirs de
l’homme » ; ils veulent que « l’homme regarde Dieu comme
son principal objet » (O. C., Entretien avec M. de Sacy,
p. 293) ; ils pensent cependant que l’homme peut atteindre
Dieu par ses seules forces : si Epictète a vu la grandeur de
l’homme, il n’a toutefois pas vu son impuissance. Pour Pascal
la philosophie stoïcienne, qui ignore la corruption de la nature
humaine ne peut que mener à l’orgueil qui consiste en définitive
à se mettre à la place de Dieu. À l’opposé du stoïcisme,
Montaigne a bien décrit la petitesse et la bassesse de l’homme ;
il a parfaitement montré la relativité de nos connaissances et a
ainsi combattu l’orgueil de l’opinion et du savoir.
Malheureusement, il n’a pas vu la grandeur, ni la noblesse de la
créature de Dieu qui est destinée, dans une perspective
pascalienne, à s’extraire de la concupiscence. Traitant « la
nature comme nécessairement infirme et irréparable » (ibid.,
p. 296), le projet de Montaigne incline selon Pascal à l’impiété,
au vice et même au désespoir. Il pourrait aboutir à l’idée qu’il
est impossible que Dieu s’unisse à une créature aussi vile que
l’homme, donc à l’athéisme : l’argumentation pascalienne, si
elle prend en charge la misère, n’en conclut pas pour autant que
la solution du désespoir est la bonne. L’homme déchu est
incapable de se sortir de sa bassesse par ses propres forces (cela
échappe au stoïcisme), néanmoins ceci n’implique pas qu’une
force supérieure ne puisse tirer l’homme de sa misère (cela
échappe au scepticisme). Examinons de plus près la conception
pascalienne du couple misère/grandeur. Selon notre auteur,
cette dernière ne fait que désigner une autre face de la misère.
Elle naît de la constatation d’un vide, d’une « capacité », « celle
de connaître la vérité et d’être heureux » (119). Mais sa
découverte laisse cette capacité vide ; elle ne supprime pas la
misère. En d’autres termes, il y a une dualité irréductible dans
la nature de l’homme post-lapsaire. En ce qui concerne le
Souverain Bien, elle prend la forme que voici : l’homme
recherche le bonheur — il lui en reste un instinct — qu’il
convient d’imputer à sa nature pré-lapsaire et ne peut l’obtenir ;
13
sa concupiscence l’empêche de chercher son bonheur en Dieu.
C’est lorsque cette capacité est remplie que l’homme dépasse
vraiment sa misère et accède à la félicité. Aussi lui faut-il
l’objet qui la remplira, c’est-à-dire le Souverain Bien. Dans la
seconde partie (qui commence au fragment 148), Pascal va
montrer comment la foi, ce don surnaturel de Dieu comble cette
capacité et par le fait même l’aspiration humaine au bonheur.
En cette matière, certains fragments sont éclairants : « Tous les
hommes recherchent d’être heureux. Cela est sans exception,
quelques différents moyens qu’ils y emploient. Ils tendent tous
à ce but... Et cependant depuis un si grand nombre d’années
jamais personne sans la foi, n’est arrivé à ce point où tous
visent continuellement » (148), ou encore : « nul n’est heureux
comme un vrai chrétien, ni raisonnable, ni vertueux, ni
aimable » (357). Salutaire, la conversion chrétienne l’est donc
assurément. Or chez Pascal, elle est une guerre entre la
concupiscence et la charité qu’« il faut souffrir toute sa vie »
(O. C., Lettre aux Roannez, 24 septembre 1656, p. 206). Cela
signifie que sur cette terre le processus de conversion ne
s’achève jamais. Comment dès lors, une condition qui n’est
jamais entièrement remplie peut-elle s’offrir en même temps
comme une condition sine qua non ?
b) Problématique et enjeu majeur de notre enquête
La problématique de notre étude va dès lors s’énoncer comme
suit : comment situer précisément la conversion au
christianisme, dans sa relation au Souverain Bien ? Pour
répondre à la question, nous allons d’abord définir le sens de
l’expression « conversion véritable ». Dans cette perspective,
nous distinguerons la « conversion véritable » de la
« conversion psychologique » et de la fausse conversion.
Ensuite, nous examinerons l’analyse pascalienne selon laquelle
le christianisme est la seule religion susceptible de promettre le
Souverain Bien. Là, nous lirons l’argumentation pascalienne
visant à mettre en évidence l’amabilité et la véracité de la
religion chrétienne à la lumière de l’idée de « conversion
psychologique ». Enfin, à partir d’une réflexion sur la
réconciliation entre l’homme et Dieu, nous rapporterons
14
précisément la conversion chrétienne au bonheur et montrerons,
dans un quatrième moment, consacré aux insuffisances et aux
valeurs du projet pascalien, que, chez Pascal, il y a, sous le
projet proprement apologétique, la volonté de fonder un
humanisme4 de la grandeur.
L’ultime enjeu de notre travail est clair : nous entendons
montrer que la relation de la conversion au Souverain Bien chez
Pascal nous invite à réarmer la notion d’émotion (e-movere),
que nous définirons provisoirement en ce lieu comme une mise
en mouvement de l’être qui se produit sous l’empire d’une
extériorité.
4
Nous renvoyons sur ce point à notre ouvrage intitulé Les spécificités de
l’humanisme pascalien, L’Harmattan, Paris, 2010. Dans cette enquête, nous
auscultons la catégorie d’humanisme et la rapportons précisément au projet
pascalien. En ce lieu, disons alors simplement ceci : l’humanisme est un
optimisme qui témoigne d’une foi dans l’homme tant pour la connaissance
que pour la conduite de la vie. Or « humaniste » n’est ni au XVIIe siècle, ni au
XVIIIe, un mot d’usage courant ; c’est peut-être pourquoi le terme
complémentaire « humanisme » arrive si tard. Il n’est pas dans l’édition de
1877 du Littré ; il apparaît dans le supplément de 1882. Pourtant il a été créé
en 1765 pour « signifier amour général de l’humanité » (F. Brunot, Histoire
de la langue française des origines à nos jours, T. IV, Le XVIIe siècle, 1re
partie, fasc. 1, rééd. de 1966, p. 119). Cela signifie donc que, ce terme
n’appartient pas véritablement au vocabulaire du XVIIe siècle. Pascal, par
exemple, n’utilise pas les catégories d’humanisme et d’anti-humanisme.
Néanmoins, le mot humaniste est à sa façon un fait historique ; il est là et il
faut bien savoir pourquoi ; il est là et il faut bien examiner les notions et les
expériences intellectuelles qui définissent son sens. Une lecture des Pensées à
la lumière de ces catégories peut donc, à nos yeux, s’avérer intéressante. Mais
il y a plus. Nous souhaiterions en effet montrer que Pascal n’est ni un
« misanthrope » (Voltaire) ni « un ennemi du genre humain » (Valéry), mais
qu’il est un « humaniste […] qui ne renie rien de l’homme [et qui le traverse
tout entier] pour atteindre Dieu ». (François Mauriac, La rencontre avec
Pascal, éd. des Cahiers libres, Paris, 1926, p. 251). Par le fait même nous
posons notre analyse en l’opposant à celles de Henri Gouhier (voir par
exemple L’anti-humanisme au XVIIe siècle, Paris, Vrin, 1987) ou de Bernard
Sève (Pensées (sur la religion) Pascal, Paris, Hatier, 1992) qui lisent le projet
pascalien à la lumière de l’anti-humanisme.
15
PASCAL ET LA FAILLIBILITE RICOEURIENNE
Rapatrier la notion de misère pascalienne dans la sphère de
l’anthropologie philosophique ; c’est le geste posé par Paul
Ricoeur lorsqu’il forge la notion de faillibilité. Commençons
alors par dire que la faillibilité est un défaut d’être qui,
désenglué de la sphère théologique et rapatriée donc sur le
terrain de l’anthropologie philosophique, permet à Ricoeur,
non pas d’expliquer le « mal », mais de montrer comment il
peut se manifester. Son travail n’est donc pas celui d’un
moraliste, mais celui d’un philosophe, aussi fin que difficile
d’accès. Si l’anthropologie théologique a déjà, à partir de la
notion de mendicité ontologique par exemple (cf. Maître
Eckhart), pointé le défaut d’être inhérent à l’homme, bref,
pointé sa limitation, elle ne rapporte pas directement ladite
limitation à la possibilité du mal moral. La limitation
appréhendée par les théologiens ne saurait, en effet, rendre
directement compte de la possibilité du mal moral ; d’où la
nécessité, ressentie par le Ricoeur de « l’homme faillible »
(premier tome du volume II de la Philosophie de la Volonté)5
de situer précisément la notion de limitation dans sa relation
au mal moral. Voir comment il y a place, dans la nature même
de la volonté, pour la défaillance de la faute, et créer ainsi la
notion de faillibilité qui n’est rien d’autre, en réalité, que la
limitation rapportée à la possibilité du mal, constitue donc le
geste posé par Ricoeur, d’où la définition un peu plus précise
de la notion de faillibilité : a) La faillibilité (c’est-à-dire la
possibilité qu’a l’homme de faillir) offre au mal l’occasion de
se manifester (un peu comme un matériau soumis à une
pression extérieure se fracture au point de moindre résistance).
b) La faillibilité désigne une origine radicale. C’est à partir de
la faillibilité que la faute doit être pensée, même si l’originaire
5
Paul Ricoeur, Philosophie de la volonté, Paris, Aubier, 1950 et Paris,
Aubier, 1960 pour P.V. II.
16
ne transparaît qu’à travers le déchu : « la faillibilité est la
condition du mal, bien que le mal soit la condition de la
faillibilité » (P. Ricoeur, P. V. II, p. 160). c) La faillibilité est
une capacité, le pouvoir de faillir. Pour un commentaire
magistral du geste ricoeurien, nous renvoyons à l’ouvrage de
J. Greisch.6 Pour notre part, contentons-nous d’ajouter ceci : la
faillibilité a trois formes : a) Au niveau théorique, l’homme
est ouvert sur toutes choses, sur la totalité du vrai, sur
l’infinité du logos. Mais il n’est ouvert qu’à travers l’étroite
fenêtre d’une perspective déterminée et donc finie. Cette
disproportion sur le plan théorique entre l’infinité principielle
du verbe et la finitude explique la possibilité de l’erreur. b) Au
niveau pratique, l’homme est ouvert sur la totalité des fins, sur
le bien en général, mais il n’est ouvert sur l’infinité de
l’exigence morale qu’à travers la détermination restreinte d’un
certain caractère. La volonté se porte vers la totalité du bien,
mais à travers la partialité de son propre champ de motivation.
Cette disproportion entre l’infinité du principe du désir et la
finitude du caractère explique la possibilité du mal moral,
seconde forme de la faillibilité. c) Au niveau affectif,
l’homme est ouvert sur la totalité de l’amour. Nous avons une
capacité infinie d’aimer, mais nous n’aimons jamais qu’à
partir de la finitude de notre amour-propre : c’est la possibilité
de l’égoïsme. Ricoeur va résumer cette situation discordante
qui fait la fragilité de la volonté, en disant que « l’homme
c’est la joie du oui dans la tristesse du fini » (P.V. II, p. 156),
la joie du oui, car, de par l’affirmation originaire qui m’habite
(l’intime, que pour notre part, en conclusion, nous baptiserons
dimension utopique de l’homme), une sorte de sympathie
universelle me rend capable de tout connaître, de tout vouloir
et de tout aimer, mais « dans la tristesse du fini », car je ne
suis ouvert au tout qu’à travers la partialité de ma perspective,
de mon caractère et de mon attachement à la vie. Ce discord
6
Jean Greisch, L’itinérance du sens, Paris, Millon, 2001, p. 78-86.
17
intime entre le pôle d’infinitude et le pôle de finitude explique
la vulnérabilité constitutive de l’homme faillible. Et la
faillibilité extrême c’est l’en bas dont Maurice Bellet dit
« qu’on ne le quitte pas, mais qu’on peut y être autrement ».
Cet optimisme tragique, Pierre Gire l’exprime à sa manière :
« En dépit de ses faiblesses, des limitations et de sa finitude,
l’homme porte en lui-même, au fond de son être, un
extraordinaire pouvoir de dépassement […] C’est ce qu’il est
possible d’appeler la dimension ou la puissance d’infini
inscrite en l’être humain. Grâce à celle-ci, l’homme […] crée
de l’inédit, surmonte ses erreurs, s’engage en faveur de
grandes causes […] transforme la nature en culture. Voilà
pourquoi il est un être métaphysique ; là se trouve sa
spécificité, laquelle s’exprime dans sa spiritualité »7.
7
Pierre Gire, Mission enseignement et religion, présentation des travaux
2002-2004, p. 27, Éd. Unapec.
18
LES CONDITIONS DE LA « VERITABLE
CONVERSION »
Pascal parle d’une « véritable conversion » (378). Cela
présuppose qu’il en est une qui soit fausse. Par ailleurs Henri
Gouhier pense que seule une « conversion psychologique » est
à la portée de l’apologiste8 (Blaise Pascal, Commentaires, Vrin,
Paris, 1984, p. 171). Comment dès lors rapporter la conversion
véritable, aux deux autres ?
Les trois sens du mot conversion
Définissons d’abord la conversion véritable. Celle-ci est
l’oeuvre de Dieu ; elle dépend de sa volonté ; en transformant
notre « coeur » par sa « grâce », il nous donne surnaturellement
la foi salutaire. En un second sens, la conversion peut être
« psychologique ». Dépendant de l’apologiste (Pascal en
l’occurrence), elle consiste seulement (pour le dire très
globalement) à sensibiliser l’homme à la question du Dieu de la
révélation. Elle ne prétend en aucune manière donner la foi
(Pascal sait trop que la foi est un don de Dieu). Enfin, la
conversion fausse dépend fondamentalement de la volonté des
individus. Elle propose un salut immanent à l’existence
naturelle (sorte de « conversion philosophique », elle est, au
XVIIe siècle, présente dans le projet spinoziste). Intéressonsnous d’abord à la relation « conversion véritable »/
« conversion psychologique ». Pour cela, interrogeons le
fragment 12. « Les hommes ont mépris pour la religion, ils en
ont haine, et peur qu’elle soit vraie ; pour guérir cela il faut
commencer par montrer que la religion n’est point contraire à la
8
Pour Gouhier (et nous partageons son analyse), l’apologétique a pour fin la
conversion véritable des pécheurs. Néanmoins, et cela éclaire la contradiction
inscrite dans la finalité qui caractérise l’apologétique pascalienne, celle-ci n’a
aucun moyen, non seulement de la provoquer, mais même de la commencer.
L’apologétique serait-il dès lors complètement inutile ? Certes non. Dans les
pages qui suivent, nous justifierons notre analyse.
19
raison vénérable, en donner respect. La rendre ensuite aimable,
faire souhaiter aux bons qu’elle fût vraie. Et puis montrer
qu’elle est vraie. » « Vénérable parce qu’elle a bien connu le
bien de l’homme. Aimable parce qu’elle promet le vrai bien »
(12). On voit ici quelle espèce de conversion est à la portée de
l’apologiste qui connait bien le monde et ses passions. Là où il
y avait « mépris », il y aura « respect ». Ce qui était objet de
« haine » deviendra aimable. A la peur que la religion « soit
vraie » devra se substituer le « souhait » qu’elle le soit. La
signification de ce retournement psychologique, de cette
conversion psychologique est claire : s’adresser à des gens du
monde, nobles ou bourgeois, à moitié chrétiens, à moitié
indifférents, plus soucieux de nouveautés que de questions
religieuses, n’est pas un geste vain : l’« apologie » peut donner
envie au lecteur de devenir chrétien s’il ne l’est pas, vivre en
chrétien s’il l’est déjà. Inefficace pour le salut (celui-ci dépend
de Dieu seul), elle peut être efficace pour la « prédisposition ».
En ce sens, on peut considérer que la conversion psychologique
est différente de la conversion véritable, mais qu’elle peut
néanmoins être propédeutique de cette dernière. Une lettre (du 5
novembre 1648) de Pascal à sa soeur Gilberte nous l’apprend :
« un livre et un sermon, si communs soient-ils sont de ces
moyens extérieurs dont Dieu se sert » (O. C., p. 274).
Conversion psychologique et conversion véritable peuvent
entretenir des rapports de proximité9. À l’inverse, Pascal pense
que la conversion véritable se pose en s’opposant à la
conversion fausse. Plaide en ce sens le fragment 378 : « la
conversion véritable consiste à s’anéantir10 devant cet être
9
S’il fallait choisir un mot qui pourrait nous permettre de comprendre
« l’utilité » de l’apologétique malgré son « inefficacité », nous opterions pour
le mot instrument. S’adressant à sa sœur Gilberte, dans une lettre du 5
novembre 1648 (O. C., p. 274), Pascal écrit en effet : « on ne doit jamais
refuser de lire ni de ouïr des choses saintes [...] Dieu se sert de ces moyens
extérieurs pour les faire comprendre ». En réalité, Pascal est ici proche de
saint Paul qui explique (voir L’Épitre aux Romains, X, 17) que « la foi vient
d’avoir entendu », expression que Pascal reprend dans le fragment 7.
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Quand Pascal introduit l’anéantissement dans la véritable conversion,
posant que sans cet anéantissement la conversion ne serait pas véritable, il
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