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Les paradoxes
des méduses
JACQUELINE GOY
Rien ne semble plus éloigné
de l’organisation des mammifères
que celle des méduses,
ces animaux gélatineux qui laissent
parfois des souvenirs cuisants.
Pourtant, leur étude révèle
de nombreux points
communs avec les vertébrés.
Ce n’est que l’une des
nombreuses énigmes qu’elles
posent aux zoologistes.
1. LES MÉDUSES sont des animaux mous constitués d’un corps
en ombrelle prolongé de tentacules (ici, la méduse Koellikerina
fasciculata, de 1,5 centimètre de diamètre, en position de pêche).
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Méduse est, avec ses
sœurs Sthéno et
Euryale, une des
trois Gorgones aux
cheveux de serpents de la
mythologie grecque dont le
pouvoir maléfique est sou-
vent évoqué par les philo-
sophes de l’Antiquité. De
son regard, elle transformait
en pierre quiconque osait l’af-
fronter, jusqu’au jour où Per-
sée la prit à son propre piège et
lui fit contempler son image dans
un bouclier poli.
Au milieu du XVIIIesiècle, ce pou-
voir toxique et l’image de ce visage enca-
dré par des serpents inspira le naturaliste suédois
Carl von Linné qui nomma méduses les animaux dont le
corps est circulaire et bordé de tentacules venimeux.
Quelques années plus tard, François Péron, un jeune natu-
raliste qui avait participé à une expédition dans les
Terres australes commandée par Nicolas Baudin, s’est inté-
ressé à ces animaux. Il a proposé de conserver le nom de
méduse pour l’ensemble des animaux, mais il attribua à
chacun des 70 spécimens qu’il observa les noms des per-
sonnages qui gravitent autour de la Gorgone Méduse : il
décrivit ainsi des Cetosia, des Phorcynia, des Pegasia, des
Geryonia, des Chrysaora et d’autres encore avec l’idée qu’un
naturaliste versé dans la mythologie identifierait rapide-
ment une méduse à sa simple vue. Phorcys et Céto sont
les parents des trois Gorgones. Le géant Chrysaor, issu
du cou ensanglanté de Méduse et frère de Pégase, est né
une épée d’or à la main : la méduse Chrysaora (voir la
figure 2), une géante de six mètres de longueur, est déco-
rée sur sa face supérieure de rayons dorés rappelant l’épée
d’or! La nomenclature de Péron persiste encore aujour-
d’hui tel un hommage à l’imaginaire des Grecs.
Ni queue ni tête
Toutefois, nommer n’est pas décrire, et le jeune naturaliste
se heurte rapidement aux descriptions anciennes d’au-
teurs prestigieux – Carl von Linné et Georges Cuvier –, pour
qui ces organismes étaient paradoxalement plus proches du
monde végétal que du monde animal. À tel point qu’ils les
nommaient zoophytes, c’est-à-dire plante-animal! En bon
botaniste, le premier les décrit avec des pistils et des éta-
mines, et le second trouve à la méduse qu’il observe une
bouche en forme de racines! Après de longues observations,
Péron bouleverse ces idées et crée une terminologie pour
décrire ces organismes. C’est le début de l’étude des méduses
en tant qu’animaux, et depuis deux siècles, les décou-
vertes se succèdent. Aujourd’hui encore, les méduses conti-
nuent de livrer leurs secrets, notamment sur le
fonctionnement de leurs redoutables cellules urticantes.
L’étude de leur biologie, de l’anatomie au fonctionnement
des cellules, montre que ces organismes, constitués à 98 pour
cent d’eau, préfigurent de façon étonnante les systèmes
circulatoires, les yeux et même les muscles des vertébrés.
Péron insiste sur l’originalité d’une morphologie dispo-
sée par rapport à l’axe central du corps selon une symétrie
radiaire qui s’oppose à la symétrie bilatérale de presque tous
les autres animaux dotés d’un côté droit et d’un côté
gauche. Cependant, chez certaines méduses, une symétrie
bilatérale se surajoute à la symétrie radiaire sans la rempla-
cer. Ainsi, les méduses Amphinema et Solmundella n’ont que
deux tentacules diamétralement opposés, tandis que chez
les Persa, ce sont les deux gonades, les glandes fabriquant les
cellules sexuelles, qui sont dans cette position.
Une méduse a la forme d’une ombrelle (voir la figure 3)
bordée de longs filaments rétractiles (jusqu’à 800), les ten-
tacules. En son centre, pend librement un organe, nommé
manubrium, qui relie la bouche à l’estomac situé au
sommet de l’ombrelle. De l’estomac partent des canaux
radiaires qui transportent les produits de la digestion
jusqu’au canal circulaire qui ceinture l’ombrelle. Les
produits de l’excrétion suivent le trajet inverse pour être
régurgités par la bouche. Chez une méduse, Aurelia aurita,
commune dans la Manche, les canaux radiaires sont de
deux sortes : 16 sont rectilignes et véhiculent les élé-
ments nutritifs de l’estomac vers la périphérie ; 16 autres
sont ramifiés et transportent les déchets vers l’estomac.
Cette séparation des sens de circulation apparaît comme
une ébauche de la circulation des fluides vitaux chez les
animaux plus évolués, tels les mammifères où le sang
quitte le cœur par les artères, et y revient par les veines.
Chez les méduses femelles et les méduses mâles, les
organes de la reproduction, les gonades, se développent
autour du manubrium ou autour des canaux radiaires.
Des organes des sens, tels des ocelles et des statocystes,
les organes de l’équilibre, sur lesquels nous reviendrons,
sont dispersés entre les tentacules ou à leur base.
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2. LA MÉDUSE CHRYSAORA tient son nom du géant Chrysaor né
du cou ensanglanté de la Gorgone Méduse. Les stries dorées de
l’ombrelle rappellent l’épée en or qu’il tenait à sa naissance.
Toba aquarium, Japon
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Ainsi, la méduse est un animal à l’organisation simple.
À l’instar des éponges, elles sont constituées de deux
feuillets formés lors du développement embryonnaire :
un ectoderme qui limite le corps et un endoderme qui
tapisse les organes de la digestion. La couche de géla-
tine, nommée mésoglée, située entre les deux feuillets
confère sa consistance au corps. Les animaux à deux
feuillets, dits diploblastiques, sont les premiers animaux
pluricellulaires dans l’échelle de l’évolution. Ils sont sui-
vis des animaux triploblastiques, c’est-à-dire que pendant
le développement, l’embryon s’invagine et adopte une
organisation en trois feuillets (l’endo-, l’ecto- et le méso-
derme) qui ont chacun un destin particulier. Par exemple,
chez les mammifères, l’ectoderme donne naissance au sys-
tème nerveux.
Des cellules qui pétrifient
En l’absence de coquille, telle celle des mollusques, de test
(le squelette calcaire), tel celui des oursins, ou de carapace,
telle celle des crustacés, les méduses semblent bien vulné-
rables pour se défendre des prédateurs. Elles apparaissent
d’autant plus démunies qu’elles sont carnivores. Comment
des animaux aussi fragiles capturent-ils des proies vivantes
pour se nourrir? Les tentacules sont tapissés de cellules urti-
cantes, les cnidocytes (voir les figures 3 et 4), qui paralysent
instantanément tout animal qui s’en approche… comme
la Gorgone Méduse le fait de son seul regard.
En hommage à Aristote qui désignait ces animaux
qui piquent du mot «cnide» (knidé, en grec signifie ortie),
les zoologistes ont créé l’embranchement des Cnidaires
qui compte, outre les méduses, les siphonophores, les
coraux, les anémones de mer et les… gorgones, tous pour-
vus de cnidocytes. En réunissant dans un même groupe
les méduses et les coraux, les zoologistes ont là encore
«confirmé» la mythologie : en effet, la légende veut que
le sang de Méduse se transforme en corail au contact des
algues. Il s’agit du corail rouge (voir la figure 5) qui vit
exclusivement dans la mer Méditerranée. Les bijoutiers
perpétuent le mythe en désignant par «écume de sang»,
«fleur de sang», «premier sang» et «second sang» les dif-
férentes qualités de ce corail rouge.
Le cnidocyte est une cellule épithéliale avec une vacuole,
ou cnidocyste, qui occupe tout le volume cellulaire et rejette
le cytoplasme et le noyau contre la membrane cellulaire.
À l’intérieur de la vacuole, un filament creux, bardé d’épines,
est enroulé en spirale et baigne dans un liquide toxique.
Un minuscule cil, le cnidocil, se dresse vers l’extérieur de
l’épiderme et détecte le contact avec une proie. Les neu-
rones auxquels est relié ce cil entraînent alors la contrac-
tion de cellules musculaires qui entourent le cnidocyte et
le compriment. Aussitôt, la vacuole éclate et le filament
se détend en s’étirant, pénètre dans la proie et injecte un
poison anesthésiant à la façon d’une seringue. La proie
est foudroyée en une fraction de seconde. En étalant ses
tentacules, la méduse explore un grand volume d’eau et
augmente les chances qu’une proie vienne les percuter et
se faire prendre dans cette sorte de filet de pêche (voir la
figure 1). Enfin, la proie est ramenée à la bouche par les ten-
tacules et engloutie dans l’estomac pour être digérée.
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3. UNE MÉDUSE (à gauche) est constituée d’un corps, nommé
ombrelle, en forme de cloche renversée et de tentacules. Le
corps est limité à l’extérieur par un épiderme et à l’intérieur par
un endoderme. Entre les deux, une masse gélatineuse, nommée
mésoglée, confère à l’animal sa consistance. Au centre du corps
pend un organe, le manubrium, qui relie la bouche à l’estomac et
porte souvent les gonades. De l’estomac partent des canaux
radiaires qui rejoignent un canal circulaire sur le pourtour de
l’ombrelle. Les tentacules sont rétractiles et pourvus de cellules
urticantes, les cnidocytes (à droite). Ces cellules sont composées
d’une vacuole, le cnidocyste, qui renferme un long filament hérissé
d’épines. Lorsqu’un cil sensible, le cnidocil, détecte une proie, le
filament est projeté : il pénètre dans celle-ci et lui injecte un poi-
son, telle une seringue.
OMBRELLE
MÉSOGLÉE
MANUBRIUM
CANAL RADIAIRE
GONADE
CANAL
CIRCULAIRE
ESTOMAC
BOUCHE
TENTACULE
CNIDOCIL
CNIDOCYSTE
FILAMENT
ÉPINE
STYLET
CNIDOCYTE
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