Qu`est-ce que connaître

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Philosophie des sciences
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Qu’est-ce que connaître, en science ?
Un exemple : Semmelweis
Comment procède les sciences pour expliquer et connaître ? Commençons par un exemple,
emprunté à Carl Hempel.
Ignace Semmelweis, médecin d’origine hongroise, réalisa ses travaux à l’hôpital général de
Vienne de 1844 à 1848. Comme médecin attaché à l’un des deux services d’obstétrique – le
premier – de l’hôpital, il se tourmentait de voir qu’un pourcentage élevé des femmes qui y
accouchaient contractaient une affection grave et souvent fatale connue sous le nom de fièvre
puerpérale. En 1844, sur les 3157 femmes qui avaient accouché dans ce service n° 1, 260, soit
8,2 %, moururent de cette maladie ; en 1845 le taux de mortalité fut de 6,4 % et en 1846 il
atteignit 11,4 %. Ces chiffres étaient d’autant plus alarmants que, dans l’autre service
d’obstétrique du même hôpital, qui accueillait presque autant de femmes que le premier, la
mortalité due à la fièvre puerpérale était bien plus faible : 2,3, 2 et 2,7 % pour les mêmes
années.
Il commença par examiner différentes explications qui avaient cours à l’époque : « influences
épidémiques », entassement, blessures, explications psychologiques, accouchement sur le dos,
empoisonnement du sang.
Semmelweis mit alors son idée à l’épreuve. Il trouva aussi plusieurs confirmations
supplémentaires de son hypothèse.
Vérité et déduction
Une des lointaines origines de la science, telle que nous la connaissons, se situe en Grèce.
Platon affirme que c’est le divin qui est la mesure de toute chose : il y a une vérité absolue,
indépendante de nous, et que nous connaissons plus ou moins bien. Connaître, pour Platon,
c’est partir de l’opinion communément admise (mélange de vérité et d’erreur, de savoir et de
croyance) pour en éliminer les erreurs et en dégager ainsi la science.
Platon se méfie des sciences de la nature, puisque celle-ci est une apparence. L’idéal du
savoir, pour lui, ce sont les sciences mathématiques, pures car formelles.
Contrairement à Platon, Aristote est un physicien, un biologiste et un logicien. Il est le
premier à avoir classé les différentes formes de discours, et à avoir formalisé le raisonnement
scientifique. On lui doit le modus ponens, qui est une technique permettant de passer d’une
affirmation générale à un cas particulier. Par exemple :
• Majeure : Tous les humains sont mortels.
• Mineure : Tous les Grecs sont des humains.
• Conclusion : Tous les Grecs sont mortels.
Retenons de l’Antiquité (1) l’idée qu’il existe une vérité indépendante de nous, mais qui nous
est accessible ; (2) que la science est un discours formalisé, plus précis que l’opinion
commune.
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Empirisme et induction
La déduction passe du général au particulier. L’induction fait l’inverse : on y passe du
particulier au général.
A.B. Wolfe a résumé cette conception inductiviste : Essayons d’imaginer un esprit d’une
étendue et d’une puissance surhumaines, mais dont la logique soit semblable à la nôtre. S’il
recourait à la méthode scientifique, sa démarche serait la suivante : en premier lieu, tous les
faits seraient observés et enregistrés, sans sélection, ni évaluation a priori de leur importance
relative. En second lieu, les faits observés et enregistrés seraient analysés, comparés et
classés, sans hypothèses ni postulats autres que ceux qu’implique nécessairement la logique
de la pensée. En troisième lieu, de cette analyse des faits, seraient tirés par induction des
énoncés généraux affirmant des relations de classification ou de causalité entre ces faits.
Quatrièmement, les recherches ultérieures seraient déductives tout autant qu’inductives, et
utiliseraient les inférences tirées d’énoncés généraux antérieurement établis.
Cette conception inductiviste a été théorisée par l’Anglais John Locke (1632-1704). Elle est à
la base de l’empirisme. Contre Descartes, Locke pense que toutes les idées dérivent de
l’expérience, même celles qui semblent innées.
N’en déplaise à Locke et à Wolfe, cette conception est fausse. L’observation ne peut pas être
le point de départ de la science. Pourquoi ?
1. Tout d’abord, il est impossible de réunir tous les faits.
2. Pour la même raison, il est impossible de classer des données sans postulat.
3. L’induction n’est pas une procédure mécanique : il y a nécessairement un saut
qualitatif entre « beaucoup » et « tous ».
David Hume (1711-1776) est le premier à avoir attiré l’attention sur ce problème de
l’induction. Du point de vue logique, il souligne que l’induction ne peut mener à la certitude :
ce n’est pas parce que le principe de l’induction a donné de bons résultats dans un grand
nombre de cas qu’il fonctionnera toujours ! Par conséquent, nous ne pouvons pas être certains
de la vérité des lois de la science.
Et pourtant, nous ne pouvons pas nous empêcher de croire à nos lois, et en tout cas à la
régularité des phénomènes de notre monde. Il y a là une raison psychologique, précise Hume :
l’habitude. Dans la première partie du Traité de la nature humaine – rédigé entre 1735 et
1737 mais publié en 1739 et 1740 –, Hume explique que nos idées se combinent entre elles
selon trois lois d’association : la ressemblance, la contiguïté dans l’espace et le temps, la
relation de cause à effet.
Quelques solutions ont été proposées pour résoudre le problème de l’induction :
• Au XIXe siècle, John Stuart Mill proposait d’admettre un principe d’uniformité du
cours de la nature.
• Thomas Bayes établit en 1763 une méthode pour calculer la probabilité subjective des
hypothèses (c’est-à-dire le degré de croyance que l’on est en droit d’accorder à une
hypothèse).
• Une autre manière non pas de résoudre mais d’envisager le problème de l’induction
est de réfléchir en terme de probabilités objectives. Pour Hans Reichenbach, qui
propose cette solution, l’induction n’est pas tant une forme d’inférence qu’une
méthode permettant de parvenir à des hypothèses, concernant, par exemple la
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proportion de A qui sont des B. Ces hypothèses ne sont pas vraies, mais sont des
sortes de paris, comme ceux que fait un joueur, sur l’état de la nature.
Falsificationnisme
Dans les années 1920, un philosophe va tenter une autre approche, pour contourner le
problème : Karl Popper. Son idée, très simple, est que la science ne doit pas trouver le vrai (ce
qui est impossible, en vertu du problème de l’induction) mais s’éloigner du faux.
Pour cela, Popper se réfère à une maxime antique : « Du vrai il ne sort que du vrai ; du faux, il
peut sortir du faux ou du vrai ». (V  V ; F  V ou F).
Ce mode de raisonnement a été formalisé dès l’Antiquité, sous le nom de modus tollens :
• Si H est vrai, I est vrai aussi.
• Les faits montrent que I est faux.
• Par conséquent, H est faux.
Là où les approches classiques cherchent le vrai, Popper cherche le faux. Cette stratégie prend
toute son importance quand il s’agit d’examiner plusieurs théories explicatives concurrentes.
Sans une solution au problème de l’induction, nous sommes incapables de décider quelle
théorie est vraie (ou la plus vraie). Mais la recherche de la fausseté nous permet d’éliminer
certaines théories.
Popper affirme que le premier pas de la connaissance n’est pas l’observation (nous ne
sommes pas un seau vide ou une table rase) mais l’imagination. Le chercheur imagine des
conjectures, des hypothèses. Dans un deuxième temps, il teste ces conjectures grâce à des
expériences. Et il essaie de réfuter, de falsifier, ses hypothèses. D’où le titre d’un ouvrage de
Popper, Conjectures et réfutations.
Ces considérations ont amené Popper à considérer que les êtres vivants raisonnent eux aussi
par essais et erreurs : la principale différence entre Einstein et une amibe, c’est qu’Einstein
recherche consciemment l’élimination de l’erreur.
La méthode de falsification ne permet donc pas d’établir avec certitude si une théorie est vraie
(elle peut seulement dire qu’à un instant donné t, une théorie n’est pas falsifiée). Elle ne peut
même pas donner une direction de recherche, c’est-à-dire d’acheminer automatiquement vers
la vérité. En outre, le nombre de théories proposées est toujours fini, et il se pourrait
(théoriquement) que toutes soient réfutées sans que nous puissions en imaginer une nouvelle.
D’autre part, parmi les différentes théories en concurrences, il se peut que plusieurs ne soient
pas réfutées.
Tout ceci dévoile une nouvelle image de la science, très éloignée de la conception cartésienne
d’une science sûre et véridique. La science, dit Popper, n’a pas de fondement infaillible. Elle
est comme bateau en pleine mer, qu’il faut réparer au coup par coup sans jamais pouvoir
accoster.
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Base empirique, hypothèses et expériences cruciales
La théorie de Popper n’est pas exempte de problèmes.
1. Elle se veut une logique de la découverte scientifique, et pas une description historique
du développement de la science.
2. Si on appliquait le falsificationnisme à la lettre, presque toute théorie serait réfutée dès
sa naissance.
3. Problème de la base empirique.
4. Les défenseurs d’une théorie attaquée peuvent aussi chercher à immuniser leur théorie
par des hypothèses complémentaires.
Illustrons ces problèmes par un exemple, emprunté à
nouveau à Carl Hempel, celui des expériences de Torricelli
et de Pascal sur la pression de l’air. Comme on le savait à
l’époque de Galilée, et sans doute bien avant, une simple
pompe, qui aspire l’eau d’un puits au moyen d’un piston qui
s’élève à l’intérieur du corps de la pompe, ne fera pas monter
l’eau à plus de 10 mètres 33 au-dessus de la surface du puits.
Après la mort de Galilée, son disciple Torricelli avança une
solution. La Terre, raisonnait-il, baigne entièrement dans un
océan d’air qui, en raison de son poids, exerce une pression
sur la surface de la Terre ; et, quand celle-ci s’exerce sur la
surface de l’eau d’un puits, elle fait monter cette eau dans le
corps de la pompe si l’on élève le piston. La hauteur
maximum de 10 mètres 33 de la colonne d’eau dans le corps
de la pompe correspond simplement à la pression totale de
l’air atmosphérique sur la surface de l’eau du puits.
Torricelli pensa que si sa supposition était vraie, la pression
de l’atmosphère serait aussi capable de faire contrepoids à
une colonne de mercure proportionnellement plus courte.
Pascal eut l’idée d’une autre implication de cette hypothèse que l’on pourrait vérifier. Si le
mercure du baromètre de Torricelli, raisonnait-il, fait contrepoids à la pression de l’air sur la
surface libre de la cuve à mercure, sa hauteur devrait décroître quand l’altitude augmente,
puisque le poids de l’air au-dessus de la cuve devient plus faible. A la demande de Pascal,
cette implication fut examinée par son beau-frère, Périer : il mesura la hauteur de la colonne
de mercure dans le baromètre de Torricelli au pied du Puy-de-Dôme.
Avant que Torricelli n’introduisît sa conception de la pression d’un océan d’air, on expliquait
l’action de la pompe aspirante par l’idée que la nature a horreur du vide. Quand Pascal écrivit
à Périer pour lui demander de réaliser l’expérience du Puy-de-Dôme, il allégua que le résultat
qu’il en attendait constituerait une réfutation décisive de cette conception. Mais Pascal
supposait acquise l’hypothèse auxiliaire suivant laquelle l’intensité de cette horreur est
indépendante du lieu.
L’exemple de Torricelli-Pascal nous montre que les hypothèses ne viennent jamais seules et
qu’une partie importante du travail scientifique consiste à isoler les hypothèses que l’on veut
tester, autrement dit à s’assurer qu’il n’y a pas de variables cachées ou parasites.
Prenons un autre exemple, qui a eu des conséquences historiques importantes. L’astronome
Tycho Brahé, dont les observations précises fournirent à Kepler la base empirique de ses lois
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du mouvement des planètes, rejetait la conception copernicienne du mouvement
héliocentrique de la Terre. Il en donnait, parmi d’autres raisons, la suivante : si l’hypothèse de
Copernic était vraie, la direction dans laquelle un observateur terrestre aperçoit une étoile fixe
à un instant déterminé de la journée devrait changer progressivement. Mais l’implication
vérifiable selon laquelle on peut observer que les étoiles fixes ont des mouvements
parallactiques ne peut être dérivée de l’hypothèse de Copernic que si on lui adjoint la
supposition auxiliaire que les étoiles fixes sont si proches de la Terre que leurs mouvements
parallactiques sont assez grands pour être décelés par les instruments dont Brahé disposait.
Ces considérations font saisir combien est grande la difficulté de mettre au point une
expérience cruciale. Une expérience cruciale est une expérience qui permet de trancher, de
manière décisive, entre deux théories rivales.
Les expériences sont donc souvent moins cruciales qu’on aimerait le croire. On peut même
dire qu’aucune expérience, à elle seule, ne peut permettre de rejeter une hypothèse. Les
scientifiques doivent décider de tenir compte (ou non) du résultat d’une expérience. En fait,
c’est toujours par rapport à une théorie et à des hypothèses qu’une expérience est cruciale ou
non. Accepter le résultat d’une expérience, ce n’est que très rarement renoncer à une
hypothèse. La plupart du temps, c’est remodeler un ensemble d’hypothèses et de propositions
plus ou moins théoriques, ce qui implique parfois de modifier la « vision » que l’on a du
domaine scientifique.
Prenons un autre exemple exprimant bien la nécessité de changer de « vision du monde » : la
découverte de l’oxygène. Un apothicaire suédois, Scheele, fut le premier à produire un
échantillon d’oxygène, mais sa découverte ne fut publiée que longtemps après. En 1774,
l’Anglais Joseph Priestley identifie ce qu’il commence par nommer du « protoxyde d’azote »,
avant d’y voir, l’année suivante, de l’air commun mais débarrassé d’une partie de sa quantité
de phlogistique. Le Français Lavoisier, toujours en 1775, décrivit le gaz obtenu en chauffant
l’oxyde rouge de mercure comme de l’air pur, plus respirable ; en 1777, il conclut que
l’oxygène était un corps distinct, un des principaux composants de l’atmosphère.
Thomas Kuhn pense qu’aucune expérience n’est jamais cruciale, parce que les expériences
sont toujours liées à des théories. Cette idée a été développée par le Français Pierre Duhem
puis reprise par l’Américain Willard Van Orman Quine. Elle est connue sous le nom de thèse
de Duhem-Quine ou sous celui de « holisme » (holos = tout).
Exemple : les zèbres du Serengeti. Lecture du texte avec des questions :
1. Quelle hypothèse les auteurs du texte veulent-ils démontrer ?
2. Sur quels faits s’appuient-ils ?
3. Montrez, dans le texte, le type d’argumentation utilisé (inductivisme ?
Falsificationnisme ?...).
4. L’hypothèse des auteurs leur semble-t-elle prouvée ? (Relevez dans le texte le
passage vous permettant de répondre à la question).
5. L’hypothèse des auteurs vous semble-t-elle prouvée ? Pourquoi ?
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Le progrès en science
Comment la science progresse-t-elle ? Et ce progrès permet-il de distinguer la science de ce
qui n’est pas elle, l’art, la religion, la métaphysique ? Les philosophes des sciences ont
défendu diverses positions.
I. Le Cercle de Vienne
Le Manifeste
Au début des années 1920, un groupe de philosophes et scientifiques, connu sous le nom de
Cercle de Vienne, se réunit autour de Moritz Schlick et Rudolf Carnap. Son but est de
relancer le projet positiviste d’Auguste Comte, d’où le nom de néo-positivisme sous lequel on
le connaît aussi. En 1929, le Cercle de Vienne publie un manifeste, La conception scientifique
du monde (dédicacé à Moritz Schlick et signé par Hans Hahn, Otto Neurath et Rudolf
Carnap).
Les membres du Cercle de Vienne font le constat – généralisé à l’époque – d’une crise de
l’Europe. Ils estiment que cette crise est due à un manque de science et de rationalité. Et ils se
considèrent comme des militants de la rationalisation intégrale de l’existence, les
continuateurs de la philosophie des Lumières.
Les influences
Le Cercle se réfère à Auguste Comte (1798-1857), en ce qu’il est le père du positivisme. Pour
Comte, la philosophie doit hâter le passage de la société à l’ère scientifique. Alors que l’âge
théologique et l’âge métaphysique cherchaient à comprendre pourquoi les choses sont comme
elles sont, l’âge scientifique se restreint à penser le comment des choses.
Le véritable maître du Cercle de Vienne est le physicien autrichien Ernst Mach (1838-1916).
Pour Mach, il n’y a pas d’objet derrière les sensations. Dans cette optique dite phénoméniste
parce qu’on refuse de postuler un objet derrière les phénomènes perçus (Mach parle quant à
lui d’empirisme pur), une loi est un « résumé intellectuel » permettant de décrire des faits. Ce
phénoménisme est aussi un nominalisme : une chose, pour Mach, est une abstraction, pas une
réalité.
Le Cercle de Vienne (et surtout Carnap) adoptera une méthode d’analyse du langage inspirée
de Russell et de Wittgenstein. Bertrand Russell (1872-1970) est un philosophe anglais qui
défend l’atomisme logique, doctrine réaliste selon laquelle le monde est une pluralité de faits
isolés et de relations indépendantes les unes des autres.
Ludwig Wittgenstein (1889-1951) prolonge le travail de Russell, dans le Tractatus logicophilosophicus. Le Tractatus explique ce qu’il est possible d’exprimer sur le monde. Tout ce
qu’on peut dire est une proposition, soit atomique soit moléculaire. Une proposition atomique
correspond à un état élémentaire de la réalité, soit vrai soit faux (par exemple : « la porte est
fermée », « la rose est rouge »). Une proposition moléculaire est une proposition constituée de
propositions atomiques reliées entre elles par des connecteurs logiques (par exemple : « la
porte est fermée ET la rose est rouge », « Ludwig ferme la porte OU Alix ferme la porte »). A
toute proposition logiquement formée correspond un état de la réalité, excepté deux sortes :
les tautologies et les contradictions. Une tautologie ne décrit aucun état de la réalité car tous
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les états sont possibles (« Il pleut ou il ne pleut pas »). Une contradiction ne décrit aucun état
de la réalité car aucun état n’est possible (« Il pleut et il ne pleut pas »). Wittgenstein soutient
que le langage logique est l’image de la réalité (« picture theory »).
Les thèses du Cercle
La conception scientifique du monde est d’abord une attitude : la recherche de la science
unitaire. Pour mener à bien sa tâche d’unification, la conception scientifique du monde doit
clarifier les discours scientifiques, pour en éliminer les scories métaphysiques (finalité,
principe anthropique, vitalisme, âme…), pour en démasquer les simili-problèmes afin de
transformer tout discours en suite de problèmes empiriques, qu’une vérification (par exemple,
une mesure instrumentale) permettra de solutionner.
Les énoncés métaphysiques et théologiques ne sont pas totalement dénués d’intérêt : ils n’ont
pas de sens mais ils peuvent avoir une charge émotionnelle en ce qu’ils expriment la vie. Cela
ne sauve pas la métaphysique pour autant : L’expression d’un tel sentiment de la vie constitue
à coup sûr une tâche importante de la vie. Mais le moyen d’expression adéquat est l’art, par
exemple la poésie et la musique. L’intuition est acceptée comme un processus de découverte
(tout est bon pour la recherche, disent les néopositivistes) mais jamais comme preuve. La
seule preuve est empirique.
Le progrès de la science
Pour le Cercle, la science progresse de trois manières :
6. Par accroissement des données empiriques, grâce à de nouvelles expériences.
7. Par clarification de son langage et éliminations des scories métaphysiques que sont les
pseudo-concepts (vie, âme…).
8. Par unification des sciences entre elles.
Au fond, le Cercle prolonge ici le vieux rêve de Descartes.
II. Le progrès selon Karl Popper
Popper se montre très critique dès le départ, rejetant des thèses essentielles du Cercle. Il admet
qu’il y a en science des énoncés métaphysiques (indécidables selon une expérience
empirique), comme par exemple le fait que « la science dit le vrai ». Et il refuse l’idée que la
science se construit sur le vrai. Dès lors, quel critère de démarcation entre science et nonscience Popper met-il en place ? Celui-ci : la science n’est pas un mouvement de
rapprochement du vrai, mais un mouvement d’éloignement du faux. Autrement dit, la science,
c’est ce qui n’est jamais certain et toujours réfutable. A l’inverse, les fausses sciences, parmi
lesquelles Popper range la psychanalyse et le marxisme, ne sont pas falsifiables, un même
principe y expliquant un fait et son contraire.
Toutes les théories sont des hypothèses susceptibles d’être un jour infirmées. Cela ne signifie
pas qu’il faille abandonner la recherche de la vérité : Nous testons pour la vérité, en éliminant
la fausseté.
Du coup, le progrès devient relatif. La science progresse en ce sens qu’elle devient de moins
en moins fausse. Mais rien ne nous garantit que les nouvelles théories sont vraies, ni même
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plus vraies que les anciennes ; tout au plus peut-on dire qu’elles sont corroborées. La
corroboration, c’est la non-infirmation. Une théorie corroborée est une théorie qui n’est pas
encore infirmée. Bien entendu, la corroboration est une mesure provisoire, faite à un moment
donné de la discussion. En outre, le falsificationnisme ne donne aucune indication quant à une
direction de recherche. Il ne permet pas de dire vers où une théorie devrait avancer. C’est
d’autant plus gênant que l’histoire des sciences montre que les chercheurs « sentent » souvent
qu’ils doivent aller dans telle ou telle direction. En d’autres termes, ils croient ne pas agir au
hasard, simplement par essais-et-erreurs.
III. Thomas Kuhn et la structure des révolutions scientifiques
L’intuition de départ de Thomas Kuhn est simple : L’histoire, si on la considérait comme
autre chose que des anecdotes ou des dates, pourrait transformer de façon décisive l’image
de la science dont nous sommes actuellement empreints. Cette intuition de l’importance de
l’histoire a aussi mené Kuhn à distinguer deux régimes différents de science : la science
normale et la science en période de révolution. Elle l’a encore conduit à utiliser une notion
devenue célèbre depuis : le paradigme.
L’acheminement vers la science normale
La plupart du temps, la science est normale, c’est-à-dire qu’elle se base sur un certain nombre
de postulats et théories établis, dont les manuels scientifiques rendent compte. Ce noyau
théorique permet de fédérer un groupe de scientifiques et leur fournit des directions de
recherche.
La nature de la science normale
Un paradigme, dit Kuhn, est un objet destiné à être ajusté et précisé dans des conditions
nouvelles ou plus strictes.
La tâche de la science normale est de nettoyer le domaine circonscrit par un paradigme
(l’expression est de Kuhn). Les scientifiques ont pour but de faire rentrer la nature dans le
cadre du paradigme, pas d’inventer de nouvelles théories ni de découvrir des phénomènes
nouveaux.
La science normale s’occupe donc de trois types de faits. Premièrement, détermination des
faits : mettre en évidence les faits qui révèlent bien la nature des choses selon le paradigme.
Deuxièmement, concordance des faits et de la théorie : mettre en lumière les phénomènes
prédits par le paradigme. Troisièmement, élaboration de la théorie : trouver les faits qui
permettent d’ajuster la théorie et résoudre les problèmes mis en évidence par elle. Bref, la
science normale approfondit et ajuste.
L’intérêt de la science en régime normal vient de ce que tout paradigme propose un certain
nombre d’énigmes instrumentales, conceptuelles ou mathématiques.
Kuhn fait remarquer que pour qu’une énigme soit considérée comme telle par la communauté
scientifique, elle doit être en accord avec le paradigme.
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Les « règles du jeu » ne concernent pas que les lois et les théories, mais aussi les instruments
à employer et les procédures à suivre, et encore des options métaphysiques.
Enfin, les hommes de science se caractérisent par des impératifs « méthodologiques » tels que
la volonté de comprendre le monde, de chercher l’ordre et la précision dans les phénomènes…
C’est parce que toutes ces règles – conceptuelles, théoriques, instrumentales et
méthodologiques – existent, que le scientifique peut se concentrer avec assurance sur les
problèmes ésotériques définis pour lui par ces règles et par les connaissances du moment.
Anomalie et apparition des découvertes scientifiques
La science normale n’a pas pour but de découvrir des théories ou des faits nouveaux (au sens
d’inattendus). Pourtant, les chercheurs découvrent souvent des faits nouveaux et inventent
souvent des théories nouvelles. C’est que la découverte commence par l’impression d’une
anomalie, l’idée que la nature ne se comporte pas comme le paradigme le prévoit. L’anomalie
est alors explorée, jusqu’à ce que le paradigme puisse être aménagé de manière à prévoir le
phénomène, ou qu'un nouveau paradigme s'impose (exemple des rayons X, découverts par
Wilhelm Conrad Rœntgen en 1895).
La séquence de découverte – conscience de l’anomalie ; reconnaissance de l’anomalie sur le
plan de l’observation et sur celui des concepts ; changement de paradigme, accompagné
d’une certaine résistance – a peut-être des racines dans le processus perceptif lui-même.
La conscience de l’anomalie joue un rôle prépondérant dans tous les changements de théorie.
Par exemple, les scolastiques avaient mis en évidence de très nombreuses difficultés dans la
physique aristotélicienne, avant les théories de Galilée. Presque à chaque fois, une crise grave
et une profonde insécurité précèdent la découverte d’un nouveau paradigme.
Réponse à la crise
Les scientifiques confrontés à une crise n’abandonnent pas leur paradigme : une fois qu’elle a
rang de paradigme, une théorie scientifique ne sera déclarée sans valeur que si une théorie
concurrente est prête à prendre sa place. L’étude historique du développement scientifique ne
révèle aucun processus ressemblant à la démarche méthodologique qui consiste à « falsifier »
une théorie au moyen d’une comparaison directe avec la nature.
Toutes les crises se terminent de l’une des trois manières suivantes : (1) soit la science
normale se révèle finalement capable de résoudre le problème à l’origine de la crise ; (2) soit
le problème semble insoluble en l’état actuel des connaissances et le problème, bien identifié,
est mis de côté pour une génération future ; (3) soit un paradigme concurrent naît, ce qui
entraîne un conflit pour son adoption et le rejet du paradigme précédent.
Nature et nécessité des révolutions scientifiques
Il peut être admis que des changements de paradigme se produisent. Mais pourquoi les
appeler des révolutions ? Un parallèle avec les révolutions politiques doit être établi.
La science ne saurait être cumulative parce que toute observation scientifique se fait en
fonction d’un paradigme ; une nouveauté inattendue est par conséquent une remise en cause
du paradigme, au moins dans sa formulation actuelle.
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La tradition de science normale qui se fait jour durant une révolution scientifique n’est pas
seulement incompatible avec ce qui a précédé mais souvent aussi incommensurable. Un bel
exemple est fourni par la théorie newtonienne.
Les révolutions comme transformations dans la vision du monde
Le changement de paradigme est aussi un changement de monde, ou au moins un changement
dans la vision du monde : Dans la mesure où ils n’ont accès au monde qu’à travers ce qu’ils
voient et font, nous pouvons être amenés à dire qu’après une révolution, les scientifiques
réagissent à un monde différent.
Deux exemples : (1) le dessin du canard qui est aussi un lapin ; (2) les expériences d’Adelbert
Ames sur la vision.
Preuves indirectes du changement de vision : exemple de l'astronome Herschel ; exemple du
chimiste John Dalton.
Caractère invisible et résorption des révolutions
Si les révolutions sont-elles la base du développement de la science, pourquoi n’ont-elles pas
été décelées depuis longtemps ? C’est que, répond Kuhn, les manuels et ouvrages de
vulgarisation nous leurrent.
Comment un nouveau paradigme s’impose-t-il ? Il apparaît d’abord dans l’esprit d’un
individu, ou de quelques-uns. L’adoption d’un paradigme est ensuite une question de
conversion.
L’argument le plus fort pour entraîner une conversion est l’affirmation que le nouveau
paradigme résout les problèmes qui ont amené l’ancien paradigme à la crise. Mais ce n’est pas
toujours le cas, et le nouveau paradigme doit alors trouver des arguments dans d’autres
secteurs de la spécialité, comme prédire des phénomènes inaperçus sous l’ancien paradigme.
Un autre argument relève de l’esthétique : la nouvelle théorie est dite plus belle, plus simple
(cf. le rasoir d’Ockham) ou mieux adaptée que l’ancienne. Mais ce sont là des considérations
assez subjectives. Un dernier critère d’adoption d’un paradigme est donné par les problèmes
futurs.
La révolution, facteur de progrès
Kuhn fait remarquer que le terme « science » est ordinairement réservé à une activité marquée
par le progrès.
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Le problème des disciplines non scientifiques, ce n’est pas qu’elles ne progressent pas, c’est
qu’il subsiste toujours des écoles concurrentes qui défendent chacune un point de vue
particulier. De sorte qu’il faut sans cesse retravailler les fondements de ces disciplines.
Un second aspect du progrès tient à l’isolement des groupes scientifiques par rapport au reste
de la société. L’efficacité de la science vient de ce que les chercheurs peuvent se concentrer
sur des problèmes précis, sans prêter attention à ce que d’autres groupes sociaux, voire la
société tout entière, trouvent importants.
Du point de vue des tenants du paradigme vainqueur, il est évident que ce passage de l’ancien
paradigme au nouveau est un progrès (sinon, ils auraient gardé l’ancien). Ce qui explique
pourquoi, comme dans le roman 1984, l’histoire des sciences peut passer pour cumulative :
elle est toujours écrite par les vainqueurs. Ce qui ne veut pas dire que le changement de
paradigme est un coup de force. Il est le choix fait par une communauté définie de
spécialistes, avec pour caractéristiques (1) l’intérêt pour la nature, (2) une focalisation sur les
détails, (3) l’acceptation du fait que la vérité ne dépende pas de l’appréciation du seul
chercheur mais de toute la communauté, et (4) le refus d’en appeler à la politique pour
résoudre des questions scientifiques.
Chaque révolution, chaque adoption d’un nouveau paradigme, spécialise le groupe
scientifique et diminue la communication avec d’autres groupes scientifiques et avec le grand
public. La science croît en profondeur, et quand elle croît en étendue, c’est en « inventant » de
nouvelles disciplines et sous-disciplines scientifiques. Il serait faux de croire que la science,
par ce processus d’approfondissement, s’approche de la vérité, c’est-à-dire de la vérité au sens
d’un objet à atteindre, d’une finalité (les sciences étant comme attirées par la vérité, qu’elles
connaissent toujours mieux). Kuhn préfère voir la dynamique de la science comme une
évolution, au sens darwinien : la dynamique des sciences n’a pas de finalité.
IV. Imre Lakatos et les programmes de recherche scientifiques
Imre Lakatos est né à Budapest en 1922 et mort à Londres en février 1974. Il devient un
disciple de Popper mais il prend ses distances avec le maître. Une des raisons de la distance
entre Popper et Lakatos vient peut-être de ce que la philosophie de ce dernier comporte des
relents d’hégélianisme : la ruse de la raison, l’hypothèse du savoir absolu, l’intérêt pour
l’histoire interne et la disqualification de l’histoire externe. En effet, Lakatos soutient que la
seule histoire des sciences qui vaille est « interne » : il s’agit d’étudier les textes scientifiques
eux-mêmes, le contexte social et culturel étant négligeable.
La falsification et la méthodologie des programmes de recherche scientifiques
Popper avait affirmé la nécessité de la réfutabilité pour une science : une discipline n’est
scientifique que si elle est réfutable. Lakatos veut aller plus loin et comprendre comment une
théorie se trouve réfutée presque d’un coup (comme ce fut le cas pour la théorie newtonienne,
remplacée par la théorie de la relativité). Il veut aussi comprendre les mécanismes du progrès
en science.
Lakatos admet que le falsificationnisme naïf – toute théorie scientifique doit pouvoir être
réfutée en un nombre fini d’observations empiriques – est intenable. Il défend pour sa part un
falsificationnisme méthodologique : les théories scientifiques sont en partie une question de
décision et de confiance ; il faut faire des choix et accorder du crédit à certaines théories et
instruments (par exemple : un radio-télescope) pour obtenir des « énoncés d’observations ».
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Pour le falsificationnisme méthodologique, il ne suffit pas qu’une théorie soit falsifiable pour
être scientifique. Il faut aussi qu’elle « explique » plus de choses. Une nouvelle théorie (T2)
est meilleure que l’ancienne (T1) si elle accepte la même chose (elle englobe T1) et plus (elle
a un contenu empirique plus étendu que T1).
Les séries de théories (T1, T2…) peuvent donc être progressives – si elles développent de
manière rationnelle des hypothèses annexes rendant compte de nouvelles propositions
empiriques – ou régressives (dégénératives), si les hypothèses annexes sont farfelues. Seules
les séries de théories (T1, T2…) théoriquement progressives sont scientifiques ; les autres
sont pseudo-scientifiques.
En déplaçant l’évaluation d’une théorie à une série de théories (une comparaison entre
théories), le falsificationnisme sophistiqué n’est pas rivé à « une expérience cruciale » (que
l’on est souvent bien en peine de trouver). Le falsificationnisme méthodologique ne
s’intéresse plus aux innombrables exemples qui confirment une théorie, ni aux nombreux
exemples qui la réfutent, mais aux quelques exemples qui corroborent le surplus
d’information. C’est donc le caractère prédictif ou heuristique d’une théorie qui importe, pas
le caractère de preuve (comme ce l’était pour le justificationnisme).
C’est là le critère pour départager la science de la non-science, selon Lakatos : dans
l’exigence d’une croissance continue de la « base empirique ». Cette exigence montre
pourquoi le marxisme ou la psychanalyse ne sont pas des sciences : elles ne prédisent aucun
fait inédit.
On voit aussi que le falsificationnisme méthodologique sophistiqué n’élimine pas toute
convention mais il oblige à décider ce qui est proposition d’observation et ce qui est
proposition théorique. Il impose aussi de décider de la valeur de vérité de quelques
propositions d’observation. Toutefois, le falsificationnisme méthodologique sophistiqué
admet une procédure d’appel. L’appel porte alors sur la théorie qui sous-tend l’observation
permettant de tenter de réfuter une théorie. Nous sommes ici dans un modèle pluraliste, où la
théorie ne s’oppose pas aux faits, mais où la contradiction est entre deux théories. Le
problème est alors de savoir quelle théorie apporte les faits « durs » (les propositions
d’observation) et quelle théorie est l’explicative. Dans un modèle pluraliste, nous pouvons
toujours considérer les faits comme des « monstruosités ». Le problème n’est plus de
demander à la Nature de dire NON à une théorie (en mettant en évidence un fait) mais de lui
demander de crier INCOMPATIBLES à propos de deux théories.
Une méthodologie des programmes de recherche scientifique
Nous arrivons au cœur de la philosophie des sciences de Lakatos : les programmes de
recherche. Un programme de recherche est un ensemble de règles méthodologiques indiquant
des voies de recherche menant à des séries de théories (heuristique positive) et interdisant
d’autres voies de recherche (heuristique négative).
Un programme de recherche scientifique tient essentiellement en un « noyau dur », c’est-àdire un ensemble d’hypothèses impossibles à mettre en cause, sous peine d’effondrement du
système entier (par exemple, pour le programme de recherche newtonien : les trois lois de la
dynamique et la loi de gravitation). Le noyau dur est entouré par un « glacis protecteur » – des
hypothèses auxiliaires – qui elles sont mises à l’épreuve et peuvent être adaptées ou même
remplacées. Si les mises à l’épreuve et remaniements conduisent à accroître le contenu
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empirique, le programme de recherche est un succès. Dans le cas contraire, le programme de
recherche est dégénératif et finit par être abandonné.
La fin de la rationalité immédiate
Un scientifique ne doit pas conserver un programme de recherche jusqu’à son épuisement, et
attendre une crise (l’épuisement d’un programme) pour développer un nouveau programme de
recherche. Au contraire, Lakatos en appelle à un pluralisme théorique, car la compétition
favorise le progrès.
Il faut donc accorder sa chance à un programme de recherche naissant, et ne pas le tuer dans
l’œuf. De même, il ne faut pas rejeter trop vite un programme de recherche, même s’il existe
un rival qui semble plus riche du point de vue heuristique. Un programme n’est jamais rejeté
parce qu’il serait faux, mais on cesse de travailler dessus parce qu’on travaille sur d’autres
programmes qui paraissent plus prometteurs.
Tolérante, la conception de Lakatos n’est pourtant ni relativiste ni sceptique. Il y a toujours,
écrit Lakatos, à l’intérieur d’un programme de recherche, des expériences cruciales mineures
qui font passer d’une théorie (d’un modèle) à une autre théorie (un autre modèle).
L’expérimentation décide du passage entre la ne et la (n+1)e théories.
Il faut conclure de tout ceci, déclare Lakatos, que l’idée de rationalité immédiate est
utopique : la rationalité opère beaucoup plus lentement que ne le pensent la plupart des gens
et que, même ainsi, elle est faillible. […] J’espère avoir aussi montré qu’en science la
continuité, la ténacité de certaines théories, la rationalité d’une certaine quantité de
dogmatisme ne peuvent s’expliquer que si nous interprétons la science comme un champ de
bataille où s’affrontent des programmes de recherche plutôt que des théories isolées.
V. Paul Feyerabend : anarchiste méthodologique
Pour Paul Feyerabend (1924-1994), la science est proche du mythe. Tous deux cherchent
l’unité sous la diversité, expliquent les phénomènes sensibles par une théorie et recourent à
des causes plus larges que la simple expérience. Mythe et science sont caractérisés par des
tabous : il est tabou de discuter leurs affirmations principales, seules les affirmations
secondaires pouvant faire l’objet de réévaluations.
Ce qui fait le succès de la science, pour les profanes, ce sont les réalisations techniques –
télévision, fusées, four à micro-ondes – et des « contes de fées » (l’expression est de
Feyerabend) sur la manière dont ces réalisations se sont produites.
Feyerabend voit un enjeu politique à cette question. L’Etat est neutre par rapport aux religions
et aux idéologies, mais pas par rapport à la Science. La science n’est pas neutre, déclare
Feyerabend ; il n’existe pas une méthode scientifique menant à la vérité. En réalité, les
scientifiques décident d’adopter ou non des théories. Toutefois, ils font croire qu’il n’en va
pas ainsi, car cela leur procure des avantages économiques et sociaux. Du reste, ils croient
eux-mêmes à leur conte de fées, par les grâces du conditionnement : la formation et la
sélection par les examens.
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La Raison et le relativisme
Ce que Feyerabend remet en cause, on le voit, ce n’est pas la raison ou la pensée scientifique. Ce qu’il
rejette, c’est la Raison, c’est-à-dire la prétention de la science à être l’unique discours valide sur la
réalité, voire la seule source du bonheur (le bonheur dans le progrès technique, y compris la technique
psychothérapeutique). Cette tendance totalisante (totalitaire ?) remonte très haut dans notre passé
occidental, comme le montre un exemple tiré de l’Antiquité grecque : le combat de Xénophane contre
le polythéisme.
Homère ne séparait pas le discours mythique du discours scientifique. Cette distinction remonte à un
changement de perspective, en Grèce, au tournant des VI e et Ve siècles A.C. Xénophane de Colophon
est un des hommes qui ont œuvré pour ce changement. L’argument de Xénophane est célèbre (il a été
souvent repris) : si les animaux pouvaient dessiner, les chevaux représenteraient des dieux chevalins et
les bœufs des dieux bovins ; les Ethiopiens représentent leurs dieux avec la peau noire, tandis que les
Thraces leur donnent des cheveux roux. Voici comme Xénophane décrit Dieu (le vrai Dieu) : Un seul
Dieu, le plus grand chez les dieux et les hommes,/ Et qui en aucun cas n’est semblable aux mortels/
Autant par sa démarche, autant par ce qu’il pense./ Toujours au même endroit il demeure où il est,/
Sans du tout se mouvoir ; il ne lui convient pas/ De se porter tantôt ici, tantôt ailleurs./ Et tout entier
il voit, tout entier il conçoit,/ Tout entier il entend./ Sans peine, et par la force seule de l’esprit,/ Il
donne le branle à toutes choses.
Au fond, dit Feyerabend, Xénophane n’argumente pas : on ne peut être sensible à sa critique que si on
partage ses prémisses, à savoir que le concept d’un dieu doit être universellement valide. La pensée
grecque postérieure à Xénophane s’est souvent détournée de lui. Sophocle attribue beaucoup
d’arbitraire et d’anthropomorphisme aux dieux. Hérodote et Protagoras ont défendu la « polynomie »
(le relativisme des lois) des cités. Cette philosophie relativiste était en accord avec la pensée grecque
traditionnelle. De même, poursuit Feyerabend, une conception unifiée (universelle) en science de la
nature n’existe pas. Nous avons des théories limitées et des essais pour les intégrer en un ensemble
harmonieux.
Protagoras a pris la défense du monde commun et les sensations : selon cette conception, il n’existe
pas de monde « objectif » : il n’y a pas un monde commun, il y a des mondes en fonction des besoins,
des envies, des attentes, des habitudes de chacun. Le relativisme de Feyerabend considère donc, à la
suite des sophistes que le monde objectif est une tradition de pensée, comme d’autres. Il s'agit d'un
relativisme épistémique : il existe de nombreuses manières différentes de vivre et de construire le
savoir. Chacune de ces manières peut donner lieu à une pensée abstraite qui, à son tour, peut se
diviser en plusieurs théories abstraites concurrentes.
Du coup, dans cette perspective, le progrès comme tel, dans l’absolu, n’existe pas. Il est toujours
relatif à un objectif particulier. Ce qui implique qu’il n’y a pas de méthode absolue (qui marche à tout
coup) en science. Tout a son utilité et le bon scientifique est celui qui essaie tout, sans exclusive.
Questions sur le chapitre :
1. Comment le Cercle de Vienne conçoit-il le progrès ?
2. Qu’est-ce que le progrès scientifique selon Popper ?
3. Pourquoi le Cercle de Vienne rejette-t-il la métaphysique ? Et pourquoi Popper
l’accepte-t-il ?
4. Qu’est-ce qu’un paradigme, selon Kuhn ?
5. Pourquoi Kuhn parle-t-il de révolutions en science ?
6. Pourquoi Kuhn voit-il la science comme une évolution, au sens darwinien ?
7. Qu’est-ce que Lakatos change à la philosophie de Popper ?
8. Pour Feyerabend, la science est proche du mythe. Que veut-il dire par là ?
9. Qu’est-ce qui pousse Feyerabend à dire que le monde objectif n’existe pas ?
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La découverte (l’invention) de la nature
Si on nous demande ce qu’est la nature, nous répondons sans doute que c’est ce qui est endehors de la culture, et qui est étudié par la physique, la chimie et la biologie (et quelques
autres sciences dures). L’anthropologie nous apprend que la nature, contrairement à ce que
nous pensons, est une construction culturelle (ou une découverte culturelle, si vous préférez).
I. Les leçons de l’anthropologie
Le naturalisme est une des manières de voir le monde
Spécialiste des Jivaros Achuar, l’anthropologue Philipe Descola a publié plusieurs travaux de
terrains avant d’écrire Par-delà nature et culture. Il montre que le naturalisme n’est qu’une
des quatre façons de distinguer les humains et les non-humains. Les trois autres sont
l’animisme, le totémisme et l’analogisme :
1. Dans l’animisme, répandu dans les sociétés amérindiennes, la plupart des animaux et
des plantes, et certains artefacts, ont une intériorité semblable à celle des humains.
2. Dans le totémisme australien, les intériorités et les physicalités se ressemblent.
3. Dans l’analogisme, vision du monde qui trouve sa source au Mexique, tous les vivants
diffèrent tant par le corps que par l’intériorité.
4. Enfin, dans le naturalisme, typiquement occidental, les physicalités se ressemblent et
les intériorités sont différentes.
Le naturalisme se singularise par sa prétention à être fondé non pas sur une conception
humaine mais en nature : Car c’est la ruse suprême du naturalisme, et la motivation du terme
par lequel je le qualifie, que d’apparaître comme « naturel » ; à la fois parce que les
découpages des entités du monde qu’il opère se présentent comme des évidences spontanées
aux yeux de ceux qui s’en servent comme principes de schématisation de l’expérience, un
trait qu’il partage avec les autres modes d’identification, et surtout parce que le caractère
incontestable de ces évidences provient de ce qu’on les dit fondées en nature, arguent
imparable lorsqu’il s’agit de disqualifier les autres ontologies.
Lucien Lévy-Bruhl : mentalités primitive et rationnelle
Les thèses de Descola avaient été préfigurées il y a plusieurs décennies, par le philosophe et
anthropologue Lucien Lévy-Bruhl. Son idée est que si tout être humain est à la fois affectif et
logique, chaque société combine ces deux « pôles » pour former une mentalité propre. Aux
deux extrêmes, on trouve la mentalité primitive et la raison (la manière occidentale de voir le
monde). On peut résumer ces deux mentalités comme suit :
Mentalité primitive
Surtout émotion
Antériorité du groupe (vivants et morts) par
rapport à l’individu
Sujet ↔ objet et pré-intentionnalité
Nature ↔ surnature
Expérience ↔ croyance
•
•
•
•
•
Mentalité rationnelle
Mise à distance de l’émotion
L’individu est premier par rapport au
groupe (importance du présent)
Sujet / objet et intentionnalité
Nature (placée à l’extérieur du sujet) /
surnature (rétrécie à l’intérieur du sujet)
Expérience ↔ croyance
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On pourrait dire que toute société peut se lire comme un ensemble de manières de penser et
d’agir les rapports des hommes entre eux et avec les autres êtres (animés ou inanimés, vivants
ou morts…). Autrement dit, toute société est l’expression d’un projet sur le monde.
La mentalité primitive a pour projet l’élaboration d’un monde où le vivant importe plus que
l’humain et le groupe prime l’individu : les animaux, les plantes, les minéraux, les morts (qui
continuent à vivre, quoique d’une manière différente) constituent les humains, ils en font
partie. Dans ce monde, les relations comptent plus que les entités. D’où sa fluidité.
La mentalité rationnelle se caractérise au contraire par un projet d’un genre inédit jusque-là :
l’objectivité. Le monde devient un objet séparé de l’humain, à étudier et sur lequel avoir prise.
Ce projet particulier tend à se nier comme projet humain (construit par des humains) pour se
présenter comme une dynamique propre : celle de la Raison comme destin, peu à peu
découverte (et non pas agie et inventée) par les humains. Les croyances fondatrices se posent
alors comme des évidences indiscutables. Et l’objectivité s’impose comme la seule réalité
possible pour tout humain, l’unique vérité indépendante des sociétés.
II. La « naissance de la nature » : la Grèce
Si la nature n’est pas universelle, si elle est une conception qui a mis plusieurs siècles pour se
constituer, comment est-elle née ?
Les présocratiques
Tout commence en Grèce. La Grèce a inventé la science, la démocratie, le théâtre (tragique et
comique), le sport, la philosophie. Pendant longtemps, on a attribué cette efflorescence à un
miracle. Il s'agit là d'un mythe. Les Babyloniens et les Egyptiens possédaient d’importantes
connaissances en médecine, astronomie, mathématique, botanique. Pourtant, les Babyloniens
et les Egyptiens n’ont pas inventé la science. Les Grecs se démarquent de leurs prédécesseurs,
et inventent la science, parce qu'ils veulent trouver les causes et prouver.
Comment expliquer ce bouleversement ? Différents facteurs ont joué :
• Les Grecs sont des voyageurs.
• Un deuxième facteur est la construction des grandes cités, qui posaient des problèmes
techniques.
• Une troisième cause tient au pouvoir politique.
• L’écriture est un quatrième facteur.
En Grèce, l’autorité des mythes est remise en question et on cherche à penser sur de nouvelles
bases. Il n’est pas anodin que les premiers philosophes soient des penseurs de la nature.
Thalès, Anaximandre, Anaximène, etc., cherchent un principe premier qui explique
l’ensemble de l’univers.
Cette recherche du principe premier de l’univers devient interrogation sur le fondement du
réel. Deux thèses s’affrontent. Pour Parménide, tout est unifié et les différences ne sont
qu’apparentes. Pour Héraclite, puisque tout change, il est exclu de trouver les lois du monde.
Pour échapper à cette impasse, Platon se tourne vers Pythagore et Socrate.
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Platon
De Pythagore, Platon retient l’importance des mathématiques : les nombres se combinent
harmonieusement et ces combinaisons forment la structure du monde. Platon reprend à
Socrate la dialectique, qui est une méthode d’évaluation du divers afin d’en trouver le
concept.
Platon plante deux mondes : un monde sensible, que le commun des mortels tient pour vrai
mais qui n’est fait que d’ombres ; un monde intelligible, seul monde réel, stable et modèle du
sensible. Le monde sensible, en effet, est le monde de la multiplicité et de l’impermanence.
L’unité des êtres se trouve ailleurs, dans un monde des Idées, dont les objets sensibles sont
des copies imparfaites.
Aristote
La philosophie de Platon ne parvient pas à penser le changement : avec elle, on est soit dans
l’idéal, soit dans la copie, laquelle n’a pas d’intérêt. Aristote va insister sur ce point, en
mettant le changement au cœur de sa philosophie. Pour cela, il ajoute entre l’Etre et le NonEtre un troisième terme : la puissance. Pour comprendre une chose, dit-il, il faut aussi penser
son devenir.
On change, précise Aristote, en vertu d’une cause. Et le philosophe de recenser quatre causes
différentes, qui sont autant d’ingrédients du changement : matérielle, formelle, efficiente et
finale.
Dans la nature, tout obéit à ces quatre causes. Par conséquent, tout a une finalité. Chaque
chose tend à se perfectionner, à actualiser ses potentialités. L’univers entier se rapproche petit
à petit d’un idéal, qu’Aristote nomme le Premier moteur immobile, ou plus simplement Dieu.
On voit que pour Aristote, l’expérience n’est pas l’expérimentation. Pour nous, expérimenter,
c’est inventer un dispositif (une question), ou un instrument, qui contraint la nature à apporter
une réponse précise. Pour Aristote (typique de la science grecque, de ce point de vue), il s’agit
de laisser les choses être ce qu’elles sont, laisser leur forme apparaître, selon leur finalité
propre. Les choses sont invitées à se produire.
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III. La « naissance de la nature » : l’apport du christianisme
Pour les Grecs, le monde a toujours été là, et il sera toujours là. Il n’a ni début ni fin. Tout
change avec le christianisme, qui imagine Dieu extérieur au monde, qui est sa création. Cela a
de grandes conséquences pour le développement de la science. Pour les Grecs, la ligne de
partage se situe entre l’homme (la pensée) et le monde. Pour les chrétiens, la ligne de partage
passe entre Dieu et le monde. Les Grecs cherchaient à savoir dans quelle mesure le monde se
laisse penser. Pour les chrétiens, il va de soi que le monde est pensable par l’homme, puisque
celui-ci et celui-là sont créés en même temps. Ce qui est mystérieux et inconnaissable, c’est
Dieu.
Lorsque le christianisme devient religion officielle de l’Empire romain (avec Théodose, à la
fin du IVe siècle), les chrétiens ne peuvent plus vraiment se penser hors du monde. Du coup,
en mêlant spirituel et temporel, (1) on donne une positivité au monde, qui n’est plus un lieu de
pèlerinage avant l’éternité ; (2) on éloigne Dieu du monde. L’émancipation du monde est
d’ailleurs encouragée par la figure du Christ, qui est totalement Dieu et totalement homme.
IV. La « naissance de la nature » : la science classique
La science classique prend son essor grâce à la création de sociétés savantes, de réseaux
d’hommes de sciences, de revues scientifiques et d’institutions d’enseignements.
Francis Bacon (1561-1626)
Face à l’impasse des connaissances de son temps, Bacon veut refonder la Science. Avant
Descartes, il invente une méthode. Mais à l’inverse de son illustre successeur, Bacon ne veut
pas se contenter d’une refondation pour son propre compte, il souhaite que soient mises en
place les conditions économiques et techniques favorables à la recherche scientifique.
La réforme qu’il propose est technique avant d’être conceptuelle. Il s’agit de réunir en un
même lieu la bibliothèque la plus complète et la plus générale, recueillant tous les écrits du
passé comme des temps modernes, manuscrits et imprimés de toutes langues ; un jardin
spacieux et merveilleux, où seraient réunies les plantes de tous les climats, à l’état sauvage
ou cultivé. En y adjoignant des bâtiments pour recevoir tous les animaux et tous les oiseaux ;
et aussi deux pièces d’eau douce et d’eau salée pour toutes les variétés de poissons » (bref,
un zoo universel où l’on pourrait étudier à son aise toutes les espèces) ; un musée « pour
recevoir tout ce que par l’habileté de l’art ou les machines, la main de l’homme a produit
d’exceptionnel en fait de matière, de forme ou de mouvement, et tout ce que la chance et le
travail de la nature ont produit, qui mérite d’être conservé ; enfin un laboratoire de physique,
chimie et géologie, aussi fourni en moulins, instruments, fourneaux, mobilier, que pourrait
l’être un palais conçu pour la pierre philosophale.
Bacon lui-même s’intéressait à quantité de choses. En témoigne une liste intitulée Merveilles
naturelles, surtout celles qui sont destinées à l’usage humain : Prolonger la vie ; Rendre, à
quelque degré, la jeunesse ; Retarder le vieillissement ; Guérir des maladies réputées
incurables ; Amoindrir la douleur ; Des purges plus aisées et moins répugnantes ; Augmenter
la force et l’activité ; Augmenter la capacité à supporter la torture ou la douleur ;
Transformer le tempérament, l’embonpoint et la maigreur ; Transformer la stature ;
Transformer les traits ; Augmenter et élever le cérébral ; Métamorphose d’un corps dans un
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autre ; Fabriquer de nouvelles espèces ; Transplanter une espèce dans une autre ; Instrument
de destruction, comme ceux de la guerre et le poison ; Rendre les esprits joyeux, et les mettre
dans une bonne disposition ; Puissance de l’imagination sur le corps, ou sur le corps d’un
autre ; Accélérer le temps en ce qui concerne les maturations ; Accélérer le temps en ce qui
concerne les clarifications ; Accélérer la putréfaction ; Accélérer la décoction ; Accélérer la
germination ; Fabriquer pour la terre des composts riches ; Forces de l’atmosphères et
naissance des tempêtes ; Transformation radicale, comme ce qui se passe dans la
solidification, le ramollissement, etc ; Transformer des substances acides et aqueuses en
substances grasses et onctueuses ; Produire des aliments nouveaux à partir de substances qui
ne sont pas actuellement utilisées ; Fabriquer de nouveaux fils pour l’habillement ; et de
nouveaux matériaux, à l’instar du papier, du verre, etc ; Prédictions naturelles ; Illusions des
sens ; De plus grands plaisirs pour les sens ; Minéraux artificiels et ciments.
Le programme de réforme tant désiré par Bacon n’eut que peu de succès, tout au moins sur le
plan pratique. Les raisons de l’échec ne sont pas uniquement contingentes. Elles tiennent aussi
à la nature humaine, ce que Bacon avait parfaitement identifié. C’est que les connaissances ne
s’effacent pas d’un coup, nous sommes conditionnés par nos habitudes et nos structures de
pensée. Il importe donc, à qui veut mettre en place les conditions d’un savoir nouveau, de
déconstruire l’ancien, en en critiquant ce que Bacon nomme les idoles. Bacon en distingue
quatre sortes :
1. Les idoles de la tribu (idola tribus) trouvent leur origine dans la nature humaine.
2. Les idoles de la caverne (idola specus) prennent leur source dans la nature individuelle
(on dirait aujourd’hui : psychologique).
3. Les idoles de la place publique (idola fori) viennent de la société.
4. Les idoles du théâtre (idola theatri) trouvent leur origine dans les règles de
démonstration défectueuses et les théories acceptées en vertu de l’autorité de leur
auteur.
Ces idoles se complètent les unes les autres pour former un « prêt à penser » nocif pour les
idées nouvelles. Une méthode d’invention scientifique doit donc les combattre. Mais cette
méthode ne peut se contenter d’être critique ; elle doit aussi fournir des instruments pour
développer un savoir neuf.
La science antique et médiévale partait du général pour en déduire le particulier. Bacon
propose l’inverse : partir du particulier, saisi par les sens. Toutefois, nos sens peuvent nous
tromper. Alors, que faire ? Il faut faire comme les abeilles, répond Bacon. Les empiriques
sont comme des fourmis, écrit Bacon : ils amassent les faits. Les dogmatiques, quant à eux,
sont comme les araignées qui tissent des toiles à partir de leur propre substance ; mais la
méthode de l’abeille tient le milieu : elle recueille sa matière des fleurs des jardins et des
champs, mais la transforme et la digère par une faculté qui lui est propre.
Bacon propose ici de seconder les sens par l’aide d’instruments conceptuels (notamment
mathématiques). L’idée est que la nature nous dira par elle-même comment l’interroger. Pour
la même raison, Bacon promeut une méthode inductive, basée sur une collecte large des faits,
le renouvellement des expériences et la variation des conditions d’expérimentation. Par son
idée de tables où on classe les faits observés, il préfigure l’usage des méthodes quantitatives.
Enfin, il revalorise la cause efficiente aux dépends de la cause finale.
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Galilée (1564-1642)
L'œuvre de Galilée est une tentative pour remplacer la physique aristotélicienne par une
nouvelle approche. Pour cela, il est amené à expliciter une nouvelle manière de voir la nature.
Il écrit dans L’essayeur : La philosophie est écrite dans cet immense livre qui est
constamment ouvert sous nos yeux, je veux dire l’univers, mais on ne peut le comprendre si
on ne s’applique d’abord à en comprendre la langue et à connaître les caractères avec
lesquels il est écrit. Il est écrit en langue mathématique et ses caractères sont des triangles,
cercles et autres figures de géométrie, sans le moyen desquels il est humainement impossible
d’en comprendre un mot. Sans eux, c’est une errance vaine dans un labyrinthe obscur.
Voilà le changement décisif que Galilée introduit : l’univers dans sa totalité est préactualisé
sous une forme mathématique. Une seconde nature comme entité calculable est substituée a
priori à la première, et c’est avec cette substitution que commence la science
moderne. Galilée prétend avoir trouvé les éléments minimaux, dénués de sens par eux-mêmes,
à partir desquels décrire le monde.
Pour Aristote, changer, c’est devenir soi, c’est obéir à une finalité interne. Par conséquent, il y
a de multiples manières de changer. Or, en mettant les mathématiques au fondement de la
compréhension du monde, Galilée rejette l’opposition repos/changement. En effet,
changement et repos s’expliquent avec les mêmes outils géométriques. D’autre part, le
télescope permet à Galilée d’abolir la séparation traditionnelle entre le monde céleste (régulier
et immuable) et le monde terrestre (irrégulier). Désormais, il n’y a plus qu’une seule nature
partout identique et une seule physique mathématique.
Comment Galilée a-t-il pu délaisser Aristote ? En s’appuyant sur Platon. Les Idées étaient
pour Platon la structure du monde (l’idéal dont le monde est une copie). Elles étaient ce qui
précède toute expérience sensible et la rend possible. Galilée a transposé cette théorie aux
mathématiques : celles-ci sont la structure idéale qui permet d’expliquer le monde.
Un même déplacement est à l’œuvre avec Dieu lui-même. Le procès de Galilée est exemplaire
à cet égard : Galilée est condamné parce qu’il trouve l’interprétation biblique sujette à
caution, et qu’il propose de la remplacer par l’approche mathématique. L’enjeu n’était pas de
savoir si c’était la terre ou le soleil qui était au centre. Il était de savoir quel est le mode
d’accès privilégié à la vérité – la Bible ou la physique mathématique – et de déterminer ce
qu’est la vérité.
Descartes (1596-1650)
Descartes part d’un constat d’échec : les connaissances scientifiques progressent mais de
manière éparse et désordonnée, et les mathématiques ne sont utilisées que pour « les arts
mécaniques ». Le problème est que l’on n’apprend pas à poser un jugement ferme sur les
choses, autrement dit, à penser par soi-même. Le 10 novembre 1619, il fait trois rêves qui le
convainquent d’avoir trouvé les « fondements d’une science admirable », qu’il expose dans le
Discours de la méthode.
Le Discours repose sur une conviction profonde (et s’ouvre sur elle, puisqu’il s’agit de la première
phrase du livre) : Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée. Le bon sens, c’est-à-dire la
raison. Mais si chaque homme est apte à penser, comment expliquer que les sciences n’aient pas
progressé davantage ? Pourquoi personne n’a-t-il encore trouvé un fondement sûr à la connaissance ?
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Par manque de méthode, répond Descartes. Le problème est que, jusqu’à présent, les sciences et
techniques se sont développées séparément, de manière disparate ou, pour mieux dire, artisanalement.
Descartes écrit : Ainsi rapportant à tort les sciences qui consistent tout entières en ce que connaît
l’esprit, aux arts, qui requièrent certain usage et disposition du corps, remarquant aussi qu’un seul
homme ne peut pas apprendre ensemble tous les arts, mais que celui-là devient plus aisément un
excellent artisan, qui n’en exerce qu’un seul, parce que les mêmes mains ne peuvent point se faire
aussi commodément aux travaux des champs et au toucher de la cithare, ou à d’autres offices
différents, qu’à un seul d’entre eux ; ils ont cru qu’il en est aussi de même dans les sciences, et les
distinguant l’une de l’autre selon la diversité de leurs objets, ils pensèrent qu’il fallait poursuivre
chacune d’elles séparément et en omettant toutes les autres. En quoi ils furent entièrement déçus. [...].
Il se faut donc convaincre que toutes les sciences sont entre elles si étroitement liées, qu’il est bien
plus aisé de les apprendre toutes ensemble, que d’en détacher une des autres. Que si donc quelqu’un
se résout à rechercher sérieusement la vérité des choses, il doit ne pas choisir une science
particulière : car elles sont toutes conjointes entre elles et dépendent les unes des autres ; mais qu’il
pense seulement à l’accroissement de la lumière naturelle de la raison, non pour résoudre l’une ou
l’autre difficulté d’école, mais pour que dans chacune des occasions de la vie l’entendement indique à
la volonté quel parti choisir ; et en peu de temps il s’étonnera d’avoir fait des progrès beaucoup plus
grands, que ceux qui étudient des choses particulières, et d’avoir non seulement atteint à tous ces
succès que désirent les autres, mais encore à de plus grands que ceux qu’ils pouvaient attendre.
Ce que personne n’avait vu, souligne Descartes, c’est l’unité de toutes les sciences : la connaissance
est une, bien que ses objets d’études soient multiples. Et ce sont les mathématiques qui constituent
cette unité. Les mathématiques offrent la clé de la mathesis universalis, « discipline générale »,
science des rapports et des proportions, de l’ordre et de la mesure.
Fort de cette intuition, Descartes pouvait reprendre à la géométrie ses préceptes. Il s’agit des quatre
célèbres règles de la méthode : évidence, analyse, synthèse, énumération.
Le premier [de ces préceptes] était de ne recevoir jamais aucune chosé pour vraie, que je ne la
connusse évidemment être telle: c’est-à-dire d’éviter soigneusement la précipitation et la prévention ;
et de ne comprendre rien de plus en mes jugements, que ce qui se présenterait si clairement et si
distinctement à mon esprit, que je n’eusse aucune occasion de le mettre en doute.
Le second, de diviser chacune des difficultés que j’examinerais en autant de parcelles qu’il se
pourrait et qu’il serait requis pour les mieux résoudre.
Le troisième, de conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les
plus aisés à connaître, pour monter peu à peu, comme par degrés, jusques à la connaissance des plus
composés ; et supposant même de l’ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns
les autres.
Et le dernier, de faire partout des dénombrements si entiers, et des revues si générales, que je fusse
assuré de ne rien omettre.
Ces longues chaînes de raisons, toutes simples et faciles, dont les géomètres ont coutume de se servir,
pour parvenir à leurs plus difficiles démonstrations, m’avaient donné occasion de m’imaginer que
toutes les choses, qui peuvent tomber sous la connaissance des hommes, s’entre-suivent en même
façon…
Questions sur le chapitre :
1. En quoi Descola et Lévy-Bruhl modifient-ils notre compréhension de la nature ?
2. Qu’est-ce que la science (ou philosophie) de la nature selon les Grecs ?
3. Quel rôle le christianisme joue-t-il dans l’avènement des sciences de la nature ?
4. En quoi Bacon est-il important pour le développement des sciences de la nature ?
5. En quoi Galilée est-il important pour le développement des sciences de la nature ?
6. En quoi Descartes est-il important pour le développement des sciences de la nature ?
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Science et politique
I. La critique de Feyerabend à la science
Lorsque nous avons abordé la question du progrès scientifique, nous avons vu avec
Feyerabend que la science n’est pas nécessairement neutre et qu’elle comporte un aspect
« politique ».
L’affaire Galilée
L’exemple de Galilée est emblématique. Galilée, mathématicien et philosophe (à l’époque,
l’astronomie relevait encore de la philosophie), prétendait qu’il fallait laisser l’astronomie aux
astronomes : il écrivait le 14 décembre 1613 que seuls « les rares éléments qui méritent d’être
séparés du troupeau » trouvent le sens correct des passages bibliques qui traitent de
phénomènes astronomiques. En outre, Galilée exigeait que les résultats des astronomes
deviennent la norme du savoir commun. Autrement dit, il soutenait que les scientifiques
possédaient, et eux seuls, la voie d’accès à la réalité et à la vérité.
Pour l’Eglise, par contre, l’astronomie était une discipline intéressante (certains hommes
d’Eglise s’y adonnaient) mais ses résultats étaient limités à ses objectifs (prédire le
mouvement des planètes) et ne pouvaient être extrapolés à l’ensemble de la réalité.
Feyerabend cite le cardinal Bellarmin, accusateur de Galilée : Dire qu’en supposant le
mouvement de la Terre et la stabilité du Soleil toutes les apparences célestes s’expliquent
mieux que par la théorie des excentriques et des épicycles, c’est parler avec un excellent bon
sens, et sans courir aucun risque. Cette manière de parler est suffisante pour un
mathématicien. Mais vouloir affirmer absolument que le Soleil est au centre de l’Univers et
tourne seulement sur son axe sans se déplacer de l’est à l’ouest, est une très dangereuse
attitude qui est destinée non seulement à contrarier les philosophes scolastiques et les
théologiens, mais aussi à porter atteinte à la sainte foi, en contredisant l’Ecriture.
Au fond, écrit Feyerabend, Bellarmin et l’Eglise étaient dans le vrai lorsqu’ils mesuraient la
réalité à l’aune des soucis et besoins humains. Cette attitude a réapparu, sous forme de
question, dans les débats sur la bioéthique ou l’idée d’un moratoire scientifique : la pratique
scientifique mène à un progrès technique mais à quoi sert un tel progrès ?
Feyerabend fait remarquer que nous avons inversé la position de Bellarmin, pour qui la réalité
était le discours lié aux affaires humaines, le discours sur la nature étant complémentaire ;
pour nous, le discours sur la nature dit la réalité, tandis que le discours sur les valeurs est
complémentaire : la science dit le comment des choses, la philosophie et la théologie
expliquent le pourquoi des choses en fonction des balises données par la science.
Ce serait une erreur de croire que les scientifiques s’auto-corrigent, écrit Feyerabend. La
science, au contraire, ne peut se passer de surveillance. Non pas que les scientifiques soient
pires que les autres humains, bien entendu. Mais parce qu’il règne en sciences un esprit de
compétition et un élitisme méprisant pour les masses (le « troupeau » selon Galilée). En outre,
il est faux de croire que la science est « objective », si cela signifie qu’elle est indépendante de
la politique ou de la société.
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Une défense du sens commun
Le relativisme de Feyerabend se veut un retour à la vie concrète, dont l’abstraction
scientifique s’est éloignée : La raison des gens ordinaires qui veulent créer un monde
meilleur et plus sûr pour eux-mêmes et leurs enfants [qui est la raison avec un petit « r » et
non la Raison écrite « en majuscules »] n’a rien à voir avec ces rêves de domination
ignorants et irrationnels. Malheureusement le sens commun est un outil trop commun pour
impressionner les intellectuels et c’est pourquoi ils l’ont abandonné il y a longtemps, pour le
remplacer par leurs propres conceptions grâce auxquelles ils cherchent à réorienter le
pouvoir politique. Nous devons limiter leur influence, les extirper des positions de pouvoir et
les transformer pour que, de maîtres de citoyens libres qu’ils étaient, ils en deviennent les
plus obéissants serviteurs.
Le slogan « tout est bon », auquel l’auteur est souvent ramené, ne signifie pas que « tout se
vaut ». « Tout est bon » est une attitude méthodologique, pas éthique. Au contraire,
Feyerabend encourage la société à discuter démocratiquement du statut de la science. L’idée
qu’il existe un espace neutre, indépendant de nos opinions humaines, et que nous puissions
nous transporter en ce lieu et en faire un observatoire, est une chimère pour Feyerabend.
Encore une fois, cela ne signifie pas que la vérité soit un leurre, mais bien qu’il n’existe de
vérité que relative à un projet : projet de connaissance instrumentale (j’évite à dessein le mot
scientifique), projet de vie heureuse, projet de devenir un mystique…
Ce que Feyerabend souligne, c’est qu’il n’y a aucune raison d’accorder à la science le droit
exclusif de poser les fondements de la réalité.
II. La critique phénoménologique de la science : Edmund Husserl et Michel
Henry
Edmund Husserl : refonder la science sur le vécu
Edmund Husserl est un mathématicien, qui a inventé la phénoménologie pour donner un
fondement certain (non psychologique) aux mathématiques. La phénoménologie, mot qu’il
reprend à Hegel mais en lui donnant une acception nouvelle, signifie « science » de « ce qui
se montre ». C’est un rationaliste convaincu. Toutefois, Husserl juge que la science moderne
s’est fourvoyée, et qu’elle doit être repensée sur de nouvelles bases.
La force de la science moderne, estime Husserl, tient dans ce qu’elle a mathématisé le monde.
Et elle n’a pu faire cela, continue Husserl, que parce que les Grecs avaient inventé une
nouvelle manière de voir le monde : la theoria, c’est-à-dire la contemplation désintéressée.
Or, continue Husserl, le rationalisme moderne et la philosophie des Lumières ont dévoyé le
rationalisme au sens des Grecs, en défendant l’objectivisme, c’est-à-dire en naturalisant
l’esprit. Pour la science moderne, le monde est le monde objectif, par rapport auquel le monde
vécu est une simple représentation, forcément erronée.
Le tort de la science moderne, conclut Husserl, est d’avoir renversé la perspective : au lieu de
partir du monde vécu, et de penser la nature objective à partir de celui-ci, la science moderne
prétend que la nature objective est première – seule réelle – et que le monde vécu est un
dérivé. Ce faisant, les scientifiques ne remarquent pas qu’ils doivent forcément partir de leur
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vécu pour affirmer cela : lorsque l’esprit se nie dans l’objectivité, c’est encore lui qui agit.
Pour méconnaître cela, les sciences modernes sont dans une impasse, qui les amène à tenir
l’humain pour une simple chose, à faire du sujet un objet, bref à rendre le monde inhumain.
Michel Henry : la science comme technique aveugle
Michel Henry reprend en la radicalisant la critique de Husserl. Pour lui, la science moderne
est la science mathématique de la nature, qui fait abstraction de la sensibilité. Mais la science
mathématique fait abstraction de la vie.
Car la vie n’est pas contemplation mais action. Connaître le monde, c’est s’y mouvoir. Il n’y a
de Terre que parce qu’il y a mon Corps qui y est inscrit. La technique, dit Henry, n’est que le
développement de ce rapport fondamental du corps au monde. L’instrument n’est au départ
que le prolongement de mon corps. Mais la science moderne a oublié cette provenance. Elle
objective le monde et par conséquent, tient pour rien la vie. Elle fait abstraction de tout ce qui
est vivant, en remplaçant l’action par la représentation, l’objectivation. Ce qui modifie
profondément la définition de la technique : La science qui se croit seule au monde et qui se
comporte comme telle devient la technique, soit un ensemble d’opérations et de
transformations puisant leur possibilité dans la science et dans son savoir théorique, à
l’exclusion de toute référence au monde-de-la-vie et à la vie elle-même.
Comment cet oubli du corps, de l’action et de la vie fut-il possible ? A cause de l’avènement
de la société capitaliste : L’accélération frénétique de la production en tant que production
économique suscite pour des raisons économiques (la nécessité de maintenir le taux de profit
et d’abord celui de la plus-value) l’invention et la prolifération de moyens de fabrication
nouveaux, le perfectionnement des anciens et ainsi un extraordinaire développement
technique, lequel met à profit les inventions de la science et les provoque à son tour. Du coup,
l’action n’est plus régie par la vie mais par le savoir scientifique.
Le travail en sort profondément modifié : le travail humain cède de plus en plus la place au
travail robotisé, mécanique : La technique est la nature sans l’homme, la nature abstraite,
réduite à elle-même. […] elle est l’auto-accomplissement de la nature en lieu et place de
l’auto-accomplissement de la vie que nous sommes.
Henry conclut : dans la seule réalité qui existe pour la science, il n’y a ni question ni
conscience. Et si d’aventure un savant se laissait arrêter par ses scrupules – ce qui d’ailleurs
n’arrive jamais parce qu’un savant est un service de la science –, cent autres se lèveraient, se
sont déjà levés pour prendre le relais. Car tout ce qui peut être fait par la science doit être
fait par elle et pour elle, puisqu’il n’y a rien d’autre qu’elle et que la réalité qu’elle connaît,
à savoir la réalité objective, dont la technique est l’autoréalisation.
III. Bruno Latour : nous n’avons jamais été modernes
La critique de Michel Henry condamne la science. Est-elle sans appel ? Sans doute pas.
Sommes-nous véritablement des modernes ? A cette question, le sociologue et philosophe des
sciences Bruno Latour répond par la négative.
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La ceinture de sécurité : un objet moral
Commençons par un exemple : l’étude des ceintures de sécurité. En montant dans ma voiture,
insouciant, je m’aperçois que je ne peux la faire démarrer, qu’elle clignote et qu’elle geint.
Etonné, je regarde mon tableau de bord : « Attachez votre ceinture !!! » J’obéis à l’injonction
du tableau de bord, j’attache ma ceinture et je suis enfin autorisé à actionner le démarreur.
La voiture elle-même m’a prescris un comportement : tu dois attacher ta ceinture pour
conduire. Elle m’a empêché de démarrer jusqu’à ce que j’obéisse. Enfin, une fois mon action
conforme à ses exigences, j’ai été autorisé à faire ce que je désirais : conduire sur
l’autoroute jusqu’à mon lieu de travail.
Latour propose une lecture « socio-technique » : la morale se retrouve répartie entre le
conducteur (à qui revient la responsabilité de mettre sa ceinture) et un dispositif technique (à
qui revient de permettre ou d’empêcher le mouvement du conducteur).
On pourrait aller plus loin et empêcher la voiture de démarrer tant que la ceinture n’est pas
bouclée ou en fixant la ceinture à la porte de telle sorte qu’il soit impossible de s’asseoir sans
mettre la ceinture : Le conducteur sans ceinture est exclu par la logique inscrite, grâce à
l’ingénieur, dans la nature des choses. Des hommes de chair et d’os expulsent le tiers exclu
(le conducteur sans ceinture) et construisent ainsi notre socio-logique ; des hommes de chair
et d’os écrivent dans les choses – construisant ainsi ce qui devient notre seconde nature.
Cet exemple montre que le devoir-faire (attribué généralement aux seuls humains) et le
pouvoir-faire (ordinairement réservé aux machines) ne sont pas opposés.
Une conception a-moderne de la nature
En 1991, Bruno Latour a essayé de théoriser sa démarche, dans un livre intitulé Nous n’avons
jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique.
La Modernité se fonde sur un partage du monde entre le physique et l’humain, entre la nature
et la culture. Mais dans la pratique, les Modernes n’ont jamais cessé de créer des objets
hybrides (relevant de la nature et de la culture). Ces hybrides prolifèrent aujourd’hui, et nous
amènent à repenser le grand partage.
La controverse entre Boyle et Hobbes au XVIIe siècle est exemplaire de ce grand partage
entre humains et non-humains. Boyle et Hobbes s’accordent sur presque tout : un roi, un
parlement, une Eglise docile et unifiée. Leurs divergences portent sur l’argumentation
politique, l’expérimentation, le raisonnement scientifique et surtout, la pompe à air. Hobbes
refuse l’existence du vide, pour des raisons ontologiques et politiques (rien ne peut échapper
au contrôle du Léviathan), et il affirme l’existence de l’éther. Boyle répond non par des
arguments mais par une expérience : il place une plume de poulet dans sa pompe à air, fait le
vide d’air et constate que la plume ne bouge absolument sous le contact du prétendu vent
d’éther de Hobbes ; il en conclut que ce vent d’éther n’existe pas. Les témoins de Boyle sont
des non-humains, jugés plus fiables que les témoins humains : des corps inertes, incapables
de volonté et de préjugé, mais capables de montrer, de signer, d’écrire et de griffonner sur
les instruments de laboratoire et devant des témoins dignes de foi.
Arrivé à ce stade, Latour pose une hypothèse : Si la science se fonde sur les compétences, les
laboratoires et les réseaux, alors où la situer ? Certainement pas du côté des choses-en-soi,
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puisque les faits sont fabriqués. Mais certainement pas non plus du côté du sujet –
société/cerveau/esprit/culture –, puisque l’oiseau suffoquant, les billes de marbre, le mercure
qui descend ne sont pas nos propres créations. Est-ce alors au milieu de cette ligne qui relie
le pôle objet au pôle sujet qu’il faut placer la pratique de la science ? En réalité, Boyle et
Hobbes sont symétriques : le geste de Boyle créant un espace scientifique est aussi un geste
politique, excluant précisément la politique du domaine scientifique ; symétriquement, le
geste de Hobbes fondant la politique est aussi un geste excluant la science, c’est-à-dire
l’autonomie de la science par rapport à la politique. La Modernité se fonde sur ce partage, fait
de deux paradoxes et de quatre garanties.
Premier paradoxe
La nature n’est pas notre construction : elle est
La société est notre construction : elle est
transcendante et nous dépasse infiniment.
immanente à notre action.
Second paradoxe
La nature est notre construction artificielle au
La société n’est pas notre construction : elle
laboratoire : elle est immanente.
est transcendante et nous dépasse infiniment.
Constitution
Première garantie : bien que nous construisions
Deuxième garantie : bien que nous ne
la nature, elle est comme si nous ne la
construisions pas la société, elle est comme
construisions pas.
si nous la construisions.
Troisième garantie : la nature et la société doivent rester absolument
distinctes ; le travail de purification doit demeurer absolument distinct du
travail de médiation.
Quatrième garantie : un Dieu barré. Les Modernes ont écarté Dieu de la
science (une hypothèse inutile, dira Laplace) et de la politique (un Dieu
politique est dangereux pour la paix, cf. les guerres de religion au XVIe
siècle). En même temps, Dieu n’était pas supprimé : on réinventa la
spiritualité. Une religion toute individuelle et toute spirituelle permettait
de critiquer et l’emprise de la science et celle de la société, sans pour
autant s’obliger à faire venir Dieu ni dans l’une ni dans l’autre.
Pour les pré-modernes, changer la nature (changer les techniques ou le savoir sur la nature)
implique de changer la société. La connaissance naturelle est tributaire de l’organisation
sociale : Les sauvages, eux, ont toujours dit que l’on ne pouvait toucher quoi que ce soit de
l’ordre social sans changer quelque chose à la cosmologie. C’est le B.A. – BA de
l’anthropologie : l’ordre social et l’ordre naturel sont en telle correspondance que dès que je
touche l’un je touche l’autre. Dès que je mange un animal, je suis obligé de parler à mes
ancêtres et de faire ce qu’il faut pour éviter que le ciel ne me tombe sur la tête. La société
moderne, au contraire, pense la séparation. Mais ce faisant, elle favorise les mélanges :
« Nous, nous sommes différents, nous n’avons pas peur que le ciel nous tombe sur la tête,
enfin nous n’en avions pas peur, parce que maintenant… J’achète un aérosol pour ma mise en
plis, j’appuie sur le bidule, et que vais-je me dire aussitôt, si je suis un américain politically
correct ? Que la couche d’ozone va encore en prendre un coup, et que le ciel va finir par nous
tomber sur la tête ! Et donc quand j’appuie sur mon aérosol je suis en relation directe avec la
cosmologie. Une controverse scientifique grandiose comme celle qui nous agite à longueur de
médias à propos du « Global Change », dans laquelle on convoque tout l’ordre social, tout
l’ordre économique mondial, la mise sur pied d’une réglementation mondiale des CFC, les
chefs d’Etat les plus puissants qui font palabre à Rio, comment décrire cette chose
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incroyable ? Mais c’est ce que les sauvages ont toujours vécu ! Cela n’a rien de moderne ! »1
Toute société, la nôtre comme les autres, construit des hybrides humains/non-humains. La
différence, c’est que notre société moderne n’autorise pas à dire ni à penser ces mélanges.
La Modernité est responsable d’un autre coup de force : la flèche du temps. Seule notre
civilisation croit en un temps irréversible. Latour ose une autre conception du temps : la
spirale. Nous avons bien un futur et un passé, mais le futur a la forme d’un cercle en
expansion dans toutes les directions et le passé n’est pas dépassé mais repris, répété, entouré,
protégé, recombiné, réinterprété et refait. […] Une telle temporalité n’oblige pas à utiliser
les étiquettes « archaïques » ou « avancées » puisque toute cohorte d’éléments
contemporains peut conjoindre les éléments de tous les temps. Dans un tel cadre, nos actions
sont enfin reconnues comme polytemporelles.
Nous pouvons maintenant comprendre le travail de purification moderne (opposant sujet et
objet) comme un tri parmi d’autres, comme une forme de médiation parmi d’autres des quasiobjets et quasi-sujets.
Essence
Pôle nature
Pôle sujet/société
Existence (événement)
Du coup, l’explication se renverse. La nature et la société ne sont plus les principes
explicateurs mais ce qui est à expliquer, et l’explication part des quasi-objets.
La nature et la société sont à expliquer
Principe de symétrie
généralisée
L’explication part des quasi-objets
Cette optique transforme l’anthropologie, en adoptant trois principes de symétrie :
1. expliquer dans les mêmes termes vérités et erreurs ;
2. étudier à la fois la production d’humains et de non-humains ;
3. ne pas distinguer Occidentaux et non-occidentaux.
Cette approche évite complètement le débat – faux et stérile selon Latour – de la crise de la
Modernité, où les scientistes veulent réduire l’homme à la matière, et les spiritualistes taxent
la science d’abomination. La science, soutient Latour, n’est pas inhumaine, sauf à lui accoler
la transcendance absolue et la rationalité totale (qui sont un mythe de la Modernité).
Ce constat effectué, que faire ? Latour demande de faire le tri.
1
Idem, pp. 85-86.
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Ce que nous gardons
Des modernes
Des prémodernes
•
•
•
•
•
•
•
Non-séparabilité des choses
et des signes
Transcendance sans
contraire
Multiplication des nonhumains
Temporalité par intensité
•
•
•
•
Temps multiple
Déconstruction (positive)
Réflexivité
Dénaturalisation
•
•
Des postmodernes
Réseaux longs
Taille
Expérimentation
Universels relatifs
Séparation de la nature
objective et de la société libre
Ce que nous rejetons
•
•
•
•
•
•
•
•
•
•
•
•
•
•
•
Séparation de la nature
et de la société
Clandestinité des
pratiques de médiation
Grand Partage
extérieur (Eux, Nous)
Dénonciation critique
Universalité, rationalité
Obligation de lier
toujours l’ordre social et
naturel
Mécanisme
d’accusation victimaire
Ethnocentrisme
Territoire
Echelle
Croyance dans le
modernisme
Impuissance
Déconstruction critique
Réflexivité ironique
Anachronisme
Le chercheur comme capitaliste
La critique de l’idée moderne de nature, avec le partage entre sujets et objets, n’est qu’une
partie de l’œuvre de Bruno Latour. Un autre aspect de son travail concerne la science en train
de se faire, c’est-à-dire l’activité des chercheurs, la recherche.
Latour a théorisé la figure du chercheur dans Petites leçons de sociologie des sciences. Il
prend l’exemple de Pierre Kernowicz : Il y a les sujets de recherche, disons-nous souvent, il y
a les thèses, il y a les laboratoires, il y a les concepts, il y a les carrières, tout cela ne se
mélange pas. Pierre Kernowicz, lui, les mélange assez joyeusement. Non seulement il les
mélange mais il les relie dans un cycle dont il calcule la rentabilité globale…
Ce qui intéresse un chercheur, c’est l’information nouvelle. Il est donc capital d’être le
premier à trouver, et pour cela il faut aller plus vite que les autres. Sinon, dit Pierre, on perd
son temps (et on a investi pour rien des ressources du laboratoire). Pierre est un capitaliste, au
sens où il cherche à gagner un capital de crédibilité, et sauvage, parce qu’il est prêt à
réinvestir toutes ses valeurs là où elles sont les plus rentables : Plus il devient connu, plus il
est mobile.
Latour met en exergue les raisons « économiques » qui poussent Kernowicz et tout
chercheur : il s’agit d’acquérir le plus rapidement possible des informations nouvelles, qui
sont une plus-value permettant de réinvestir des ressources dans un autre sujet. Un cycle
(investissement  résultat (info nouvelle)  investissement) se forme, qu’il faut accélérer et
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élargir. Peu importe, au fond, les motivations explicites d’un chercheur : Selon ses goûts, sa
culture ou sa situation, il pourra dire qu’il travaille pour soigner des gens, pour jouer, pour
manipuler des animaux, pour convaincre, pour savoir, pour gagner de la reconnaissance,
pour gagner sa vie, pour l’amour de la patrie. La réalité de la recherche est que si un
chercheur (ou un institut) prend trop de temps pour recommencer des recherches déjà abouties
par ailleurs (donc, s’il n’est pas rentable), il court à la faillite. Il y a un marché des chercheurs,
répondant aux lois de l’offre et de la demande.
Pierre veut créer sa propre unité de recherche. Comment va-t-il choisir son sujet, pour obtenir
son propre laboratoire ? Réponse de l’intéressé : Le critère ultime, c’est une question simple
avec un système simple sur lequel personne ne travaille, auquel je puisse apporter une
réponse simple de façon à ce que mes fonds soient renouvelés, ça c’est vraiment le premier…
Maintenant, l’intérêt que des gens peuvent y porter, ça joue mais c’est vraiment secondaire.
Pierre fait trois paris, qui déterminent toute sa stratégie :
1. Ne pas s’intéresser aux détails, ne pas faire de travail de précision.
2. Montrer dans ce que les autres croient avoir découvert, l’action du principe mis en
évidence par Pierre.
3. Le facteur de développement FGF n’est pas spécifique à une lignée cellulaire.
Pierre a acquis une position très forte dans son domaine, puisqu’il a réduit beaucoup de sujets
à son facteur : Il l’occupe d’autant mieux qu’il est le seul à disposer des précieux échantillons
de la substance. On se tourne vers lui, on lui écrit, on passe par lui, on lui offre des
collaborations et à chaque fois qu’on trouve de nouvelles applications du FGF, son domaine
s’étend. La valeur de sa découverte devient la somme de tous les passages et de toutes les
demandes des autres chercheurs.
Il est clair à présent, pour Latour, que la science est un système capitaliste. Marx, au livre 1
chapitre 3 du Capital, expliquait que le capitalisme avait substitué au cycle MarchandiseArgent-Marchandise (cycle égal : les deux marchandises valent la même chose) un cycle
Argent-Marchandise-Argent+, où l’objectif est de s’enrichir. Kernowicz montre (et dit plus ou
moins explicitement) une situation analogue : au cycle Situation-Enoncés-Situation, s’est
substitué un cycle Enoncés-Situation-Enoncés+. Les situations (rats, lapins, facteurs de
croissances…) ne comptent que comme moyen d’accumuler des connaissances (des énoncés,
de l’information) nouvelles. Là est la force de la connaissance scientifique : dans
l’accumulation des informations utiles à l’accroissement des informations utiles. La recherche
scientifique est un cycle de capital. La science est capitaliste, exactement comme l’est
l’industrie : Il n’y a pas deux capitalismes : un capitalisme industriel – avec sa révolution
industriel – et un capitalisme scientifique – avec sa révolution scientifique –, mais un seul
capital et, si l’on y tient, une seule révolution.
IV. Isabelle Stengers : science et démocratie
Latour montre que la science, loin d'être neutre, comporte toujours des dimensions sociale,
économique, culturelle, et politique. Hélas, l’approche de sociologie des sciences qu’il prône
passe mal, car elle est vue comme relativisant la vérité scientifique. D’où l’approche
alternative de Stengers : ne pas heurter les sentiments établis afin de pouvoir tenter de les
ouvrir à ce que leur identité établie leur impose de refuser, de combattre, de
méconnaître. Elle tente ainsi une politique de la science. Un chemin d’irréduction qui évite
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l’affirmation de l’autonomie absolue de la science par rapport à la Cité, et qui évite aussi la
réduction pure et simple de la science à des questions politiques.
L’humour, pas l’ironie
Les médecins prétendent agir pour le bien des patients (et c’est ce qu’ils font, la plupart du
temps). Et ils possèdent un savoir que les patients n’ont pas. Cela les autorise évidemment à
prendre des décisions dont ils sont les seuls à avoir la maîtrise. Mais jusqu’où peuvent-ils
aller ? On voit que la question est politique.
La sociologie est une rupture, tandis que la politique est une continuité. La question politique
que posent les sciences est celle de savoir qui a le droit, la permission, de parler des sciences :
Toute la question de l’autonomie des sciences a pour enjeu la distinction entre ceux qui ont le
droit d’intervenir dans les débats scientifiques, de proposer des critères, des priorités, des
questions, et ceux qui n’ont pas ce droit.
Le point crucial est ici de reconnaître la singularité de la science, mais de refuser que les
scientifiques soient les seuls à pouvoir parler de cet événement singulier : Dans la mesure où
l’événement n’a pas en lui-même le pouvoir de dicter la manière dont il devra être narré, ni
les conséquences qui pourront s’autoriser de lui, il n’a pas le pouvoir de sélectionner parmi
ses narrateurs. Figurent parmi eux aussi bien ceux qui tenteront d’augmenter au maximum sa
portée et les droits qu’il autorise, que ceux qui viseront à les minimiser.
Placer la science sous le signe de l’événement c’est en faire un processus contingent. Pour
comprendre l’histoire des sciences modernes en tant que processus contingent, Stengers nous
invite à méditer l’apport de Galilée. Dans le Dialogue sur les deux grands systèmes du monde
(1632), écrit avant sa condamnation, Galilée affirme une vérité de combat et ridiculise ses
adversaires. Il met en scène trois personnages : Salviati (lui-même), Simplicio (ses
adversaires) et Sagredo, l’honnête homme qui à la fin se range du côté de Salviati et dénonce
Simplicio. Dans le Discours concernant deux sciences nouvelles (1638), Galilée change de
ton, il écrit pour des lecteurs inconnus et ses adversaires décisifs ne sont plus les gens d’Eglise
mais les relativistes sceptiques, pour qui toute définition est arbitraire, tout système du monde
est une fiction, créée par un auteur : Si, entre les mondes fictifs imaginables et notre monde,
aucune autre différence ne peut être légitimement invoquée que la seule volonté de Dieu, qui
a choisi de créer ce dernier et non les autres, tout mode de connaissance ne se réduisant pas
au pur constat des faits et au raisonnement logique (mettant en œuvre le principe de noncontradiction que même Dieu respecte) à partir des faits constatés, est de l’ordre de la
fiction, plus ou moins bien construite, « élaborée dans l’abstrait ».
La force de Galilée – l’événement Galilée – est d’avoir su jouer de la fiction comme d’un
contre-pouvoir. Les sciences n’exigent pas que leurs énoncés soient différents des énoncés de
fiction. Elles exigent seulement des énoncés de fiction d’un certain type, capables de faire
taire ceux qui prétendraient que « ce n’est que de la fiction ». Il s’agit d’une fiction qui
parvient à faire parler la nature, qui n’est donc pas seulement de la fiction (mais qui,
néanmoins, ne peut totalement y échapper). Galilée retourne l’objection relativiste contre les
sceptiques eux-mêmes : la science est ce qui échappe (quoi que jamais totalement) à la fiction,
car ce sont les choses qui parlent.
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L’autorité dans les sciences
Peu importe que le scientifique soit animé d’intentions. Ce qui compte est qu’on ne puisse
prétendre qu’il parle à la place de la nature : C’est le sens même de l’événement que constitue
l’invention expérimentale : invention du pouvoir de conférer aux choses le pouvoir de
conférer à l’expérimentateur le pouvoir de parler en leur nom.
Les scientifiques tentent de constituer la nature en autorité et, ainsi, de faire histoire. Ceux qui
se laissent intéresser par une expérience reconnaissent que le dispositif fait autorité, qu’il
indique la manière (ou les manières) dont il doit être décrit. Ainsi, Boyle disqualifie Hobbes
par sa pompe à air : il ne réfute pas philosophiquement Hobbes, il crée un dispositif local,
auquel Hobbes refuse d’adhérer mais sans le remettre en cause (s’il l’avait fait, Hobbes se
serait de facto transformé en scientifique expérimentateur, et tout se serait joué sur le terrain
de Boyle). La discussion scientifique n’est donc pas placée sous le mode de l’intersubjectivité,
précisément à cause d’un médiateur qui ouvre sur la nature.
La science redéfinit des pratiques sociales, culturelles et économiques. Se pose alors la
question du pouvoir : à quoi les autorise la différence entre science et non-science dont ils
[les scientifiques] s’autorisent ? Jusqu’où pourront-ils la faire valoir ? Jusqu’où cette
différence sera-t-elle reconnue comme source d’autorité ? Dans quels domaines constituerat-elle seulement une contrainte pour un problème qu’elle ne définit pas ? Le problème
politique posé à la cité par les scientifiques est celui de la place des sciences dans la société et
la culture, du financement, de la hiérarchisation des sciences, de la disqualification des nonsciences.
Science et pouvoir
Toute théorie affirme un pouvoir social, un pouvoir de juger la valeur des pratiques
humaines, et aucune ne s’impose sans que, quelque part, le pouvoir social, économique ou
politique ait joué.
Les scientifiques ne sont pas nécessairement des alliés du pouvoir, mais ils peuvent parfois
faire son jeu. Rien n’empêche un scientifique de reconnaître que son laboratoire ne donne du
monde qu’une image soigneusement sélectionnée : si on veut construire un pont, on est obligé
de sortir de l’image du pont idéal et tenir compte du vent par exemple.
Science et démocratie
Dans la science contemporaine, qui a de moins en moins la physique pour modèle absolu, la
diversité des approches tend à prendre le dessus. Respecter la diversité, c’est aussi favoriser la
multiplicité des points de vue et des discours. C’est, concrètement, avoir parmi les
représentants envoyés au Parlement des choses (pour reprendre l’expression de Latour), des
entrepreneurs, des administratifs, des citoyens, des ouvriers, en plus des scientifiques. Car
tous ces gens ont des questions à poser aux choses.
Il ne s’agit pas ici de « faire voter » le citoyen, mais d’inventer des dispositifs tels que ceux
de ces citoyens dont parlent les experts scientifiques puissent être effectivement présents,
capables de poser les questions auxquelles leur intérêt les rend sensibles, d’exiger des
explicitations, de poser des conditions, de suggérer des modalités, bref de participer à
l’invention.
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Il ne s’agit pas de relativiser la connaissance scientifique (de ne voir en elle qu’une opinion
parmi d’autres) mais de la situer dans un « milieu » particulier (laboratoire, terrain) et,
corrélativement, de savoir que d’autres milieux existent et sont déjà porteurs de savoirs
(riverains d’une centrale nucléaire, consommateur d’électricité…). Ce que Stengers résume
comme suit, dans Sciences et pouvoirs : Contester l’image que les sciences donnent d’ellesmêmes. Exiger que la question de la preuve ne fasse pas oublier celle de la pertinence. Oser
affirmer que, si un résultat scientifique se prétend intéressant ou pertinent pour d’autres que
des scientifiques, il doit par définition s’interdire d’en appeler à l’autorité de la preuve, qui a
pour corrélat l’incompétence des non-scientifiques, et doit trouver les moyens d’intéresser
activement ces autres, c’est-à-dire de créer avec eux un lien qui puisse être discuté, négocié,
évalué. Tels sont les enjeux minimaux d’une mise en culture du savoir scientifique qui n’en
fasse pas un instrument de pouvoir, différenciant ceux qu’il s’agit d’intéresser et ceux à qui
on demande soumission, confiance aveugle, fascination pour le progrès et la vérité. Ces
enjeux ne se formulent pas « contre » la science, même s’ils en compliquent le
développement. Les scientifiques ont d’ores et déjà appris comment intéresser des « nonscientifiques » : ceux qui ont le pouvoir ; ils sont parfaitement capables, s’ils y sont
contraints, d’apprendre comment intéresser des citoyens.
Questions sur le chapitre :
1. Quelle lecture Feyerabend fait-il de « l’affaire Galilée » ? Que veut-il démontrer ?
2. Pourquoi Husserl dit-il que la science moderne s’est fourvoyée ?
3. Pourquoi Henry dit-il que la science est une technique aveugle ?
4. Latour prétend que nous n’avons jamais été modernes. Qu’est-ce que cela signifie ?
5. Que propose Latour à la crise écologique d’aujourd’hui ?
6. Le chercheur est un capitaliste sauvage, dit Latour ? Qu’est-ce que cela veut dire ?
7. Pourquoi Stengers propose-t-elle une approche politique (plutôt que sociologique)
des sciences ? Qu’est-ce que cela change ?
8. Quelle lecture Stengers fait-elle de « l’affaire Galilée » ? Que veut-elle démontrer ?
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Existe-t-il des sciences humaines ?
Existe-t-il des sciences humaines ? La question peut choquer. Elle n’est pourtant pas anodine.
En effet, les réponses divergent, selon qu’on considère que la science est explicative,
prédictive, expérimentale, quantitative.
I. La spécificité des sciences humaines : Dilthey
Le philosophe allemand Wilhelm Dilthey (1833-1911) entreprend de faire une critique de la
raison historique, sur le modèle de ce que Kant avait entrepris dans sa Critique de la raison
pure : poser le problème de l’objectivité des sciences humaines et de ses limites.2
L’enjeu est de dégager les principes propres des sciences historiques – ou pour le dire dans
les termes de Dilthey les sciences de l’esprit (Geisteswissenschaften) – afin de les démarquer
des sciences de la nature. Ce faisant, Dilthey s’opposait à l’esprit positiviste. Dilthey joue
consciemment la carte de l’indépendance des sciences humaines par rapport aux sciences de
la nature. A ses yeux, celles-ci s’occupent d’expliquer le monde, tandis que celles-là doivent
comprendre : Nous expliquons la nature, nous comprenons la vie psychique. Dilthey ne veut
pas réduire l’histoire à la compréhension, car les objets de l’historien, situés dans l’espace et
le temps, font partie de la nature et sont soumis à ses lois (dont le principe de causalité).
Toutefois, les phénomènes historiques ne sont pas que des phénomènes naturels. Ils échappent
à son déterminisme dans la mesure où ils sont aussi des phénomènes signifiants.
C’est pourquoi l’historien doit articuler explication et compréhension. Reste à donner un
statut précis au processus de compréhension. Dilthey avait commencé par y voir un processus
par lequel l’historien rejoignait, par empathie, la vie psychique d’autrui. Dans L’Édification
du monde historique dans les sciences de l’esprit (1910), comprendre signifie replacer chacun
des phénomènes considérés dans des ensembles plus vastes ou ils font sens.
II. La position réductionniste
Le Cercle de Vienne
Il y a une extrême difficulté à réduire les faits humains au physicochimique. Le Cercle n’en
déclare pas moins la nécessité de cette réduction : puisque la réalité est une, la science doit
être une elle aussi. Le Manifeste insiste sur la psychologie : une multitude de pseudo-concepts
métaphysiques doivent être éliminés et la psychologie doit être fondée sur de nouvelles
bases : la psychologie behaviouriste. Les sciences sociales doivent suivre le même chemin, et
en premier lieu l’histoire et l’économie politique : Les objets de l’histoire et de l’économie
politique sont les hommes, les choses, et leur arrangement.
L’anthropologie cognitiviste
Si l’on veut trouver un réductionnisme dans les sciences humaines, c’est vers l’anthropologie
cognitiviste qu’il faut se tourner. Ce courant prend l’ordinateur pour modèle de la pensée
2
Nous suivons ici l’article de Sylvie Mesure, « DILTHEY (Wilhelm) 1833-1911 », Encyclopaedia Universalis
version 11, 2006.
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humaine. L’anthropologie cognitive peut aussi être reliée à la psychologie évolutionniste, qui
est la continuation de la sociobiologie.
Dan Sperber est un des principaux représentants de l’anthropologie cognitiviste. Il est
ouvertement matérialiste, c’est-à-dire moniste : il est convaincu que la réalité, finalement, se
ramène à la matière. C’est là la leçon des sciences cognitives : le point de départ et le pivot
des sciences cognitives, c’est une réponse nouvelle au vieux problème des rapports entre
l’âme et le corps. Dans cette perspective, la tâche du psychologue est de décomposer un
processus mental en opérations élémentaires, dont la réalisation matérielle est concevable
(c’est-à-dire qu’on pourrait la mettre en œuvre par un programme informatique, et ainsi la
tester).
Il faut poursuivre le mouvement entamé par la psychologie et donner des bases matérialistes à
la sociologie et à l’anthropologie. Le premier pas en ce sens est l’individualisme
méthodologique, dit Sperber. Pourtant, l’individualisme méthodologique ne suffit pas : il faut
une théorie des représentations : Tout comme on peut dire d’une population humaine qu’elle
est habitée par une population beaucoup plus grande de virus, on peut dire qu’elle est
habitée par une population beaucoup plus nombreuse de représentations mentales. La
plupart de ces représentations mentales sont propres à un individu. Certaines, cependant,
sont communiquées d’un individu à un autre : communiquées, c’est-à-dire d’abord
transformées par le communicateur en représentations publiques, puis retransformées en
représentations mentales par leur destinataire. Un très petit nombre de ces représentations
communiquées le sont de façon répétée. Par le moyen de la communication, certaines
représentations se répandent ainsi dans une population humaine et peuvent même l’habiter
dans toute son étendue, et pendant plusieurs générations. Ce sont ces représentations
répandues et durables qui constituent par excellence les représentations culturelles. Il s’agit
alors d’expliquer pourquoi certaines représentations se révèlent contagieuses, soit très
généralement, soit dans des situations particulières. Une telle explication relève d’une sorte
d’épidémiologie des représentations.
La conception de Sperber pose plusieurs problèmes. Relevons-en quatre : (1) qu’est-ce qu’une
représentation mentale ? ; (2) n’y a-t-il pas impact du tout (le global) sur les parties (le
local) ? ; (3) pourquoi privilégier les représentations mentales ? ; (4) le matérialisme est-il un
bon point de départ ?
III. La spécifité des sciences humaines : la recherche des formes
Les sciences humaines selon Cassirer (1874-1945)
Cassirer commence par constater que le plus gros problème des sciences de la culture est qu’à
la différence des sciences de la nature, elles ne sont pas mathématisées. Trois tendances se
disputent le domaine : le physique (réduction à la matière), le psychique (réduction aux
intentions des acteurs) et l’historique (explication des comportements par le passé). Chacune
de ces tendances a des forces et des faiblesses. Il faut donc trouver une autre porte d’entrée.
Cassirer croit la trouver dans le concept de style. Un style est une forme particulière, il soustend une vision du monde, il est une orientation précise de la pensée. Le style ne se réduit pas
non plus à une théorie des valeurs : en effet, un style décrit ce qui est, une valeur décrit ce qui
doit être.
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Ce concept de style permet de penser le général dans les sciences de la culture. Il permet
d’échapper à la fausse opposition qui voudrait que les sciences de la nature étudient le
général, et les sciences de la culture (l’histoire surtout) étudient le particulier. L’abstraction du
concept de style est une abstraction idéifiante, au sens de Husserl (elle donne un idéal-type, au
sens de Max Weber). Le style donne une unité de tournure d’esprit.
Le but des sciences de la culture, selon cette perspective, n’est pas l’universalité des lois mais
la connaissance de la totalité des formes dans laquelle la vie humaine se déroule.
Max Weber (1864-1920)
La sociologie wébérienne se distingue des sciences exactes par trois critères : la
compréhension, l’histoire et la culture.
1. En ce qui concerne les sciences humaines la compréhension est immédiate (c’est-àdire intrinsèque : toute action humaine est sensée) : l’observateur partage avec
l’observé la conscience, et saisit donc le sens des actions de l’observé. La
compréhension des sciences humaines suppose de la part de l’observateur une
reconstruction, à partir des traces laissées par les observés (textes, documents…).
2. La sociologie wébérienne est une science des généralités (des faits qui se
reproduisent). Mais elle ne rejette pas l’histoire.
3. Enfin, la sociologie est une science de la culture. Elle veut comprendre les œuvres
créées par les hommes.
Les sciences humaines, dont la sociologie, fonctionnent en reconstruisant leur objet à partir de
certaines valeurs (choix théoriques du sociologue). Il y a donc – potentiellement – autant de
théories sociologiques qu’il y a de systèmes de valeurs (d’hypothèses).
Pour autant, la sociologie n’est pas seulement une science descriptive, elle cherche une
intelligibilité aux sociétés et à leur histoire. Elle vise à faire comprendre le sens vécu des
acteurs sociaux, mais en plus elle veut dégager les causes des événements. Weber distingue
deux sortes de causalités : historique et sociologique.
La réalité sociologique est un mélange de relations individuelles et structurelles. Weber
introduit ici la notion de type idéal. Le type idéal est un concept construit abstraitement qui
donne les caractéristiques essentielles d’un phénomène en un modèle précis. C’est donc une
construction imaginaire qui sert à mettre en évidence des relations réelles. Le type idéal le
plus célèbre est celui du capitaliste protestant (cf. L’éthique protestante et l’esprit du
capitalisme).
Georg Simmel (1858-1918)
Georg Simmel est un philosophe et journaliste allemand, connu pour avoir initié la sociologie
de l’action et surtout avoir inventé le concept sociologique de forme (proche du concept
wébérien d’idéal type). Cette notion s’origine dans la philosophie kantienne. Pour Kant,
l’esprit humain ne peut connaître le monde que parce qu’il projette les formes de l’espace et
du temps dans ce qu’il perçoit. Simmel déplace cette idée kantienne à la sphère sociale : pour
lui, on ne peut connaître les phénomènes sociaux qu’en organisant le réel à l’aide de formes,
de modèles sans lesquels les faits sociaux seraient chaotiques.
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Sociologie et histoire ne se confondent pas : la sociologie peut dire quelque chose de pertinent
sur l’organisation sociale, en-dehors de cas historiques concrets.
Les formes simmeliennes, comme les idéaux types wébériens, on une portée générale (elles
s’appliquent à un grand nombre de situations) et se veulent un modèle idéal, un schéma
d’explication. En cela, elles se distinguent des lois sociales (recherchées par Durkheim et son
école), qui veulent avoir une portée universelle (s’appliquer à toute situation) et décrire la
réalité empirique.
Le structuralisme de Claude Lévi-Strauss
Le structuralisme est, par définition, la recherche de structures. En ce sens, il combat
l’individualisme méthodologique et le réductionnisme biopsychique de l’anthropologie
cognitive. Toutefois, le structuralisme poursuit lui aussi une visée réductionniste (au moins, le
structuralisme de Lévi-Strauss).
Lévi-Strauss attribue à l’anthropologie l’étape ultime, la plus synthétique, visant à une
connaissance globale de l’homme, embrassant son sujet dans toute son extension historique
et géographique ; aspirant à une connaissance applicable à l’ensemble du développement
humain depuis, disons, les hominidés jusqu’aux races modernes ; et tendant à des
conclusions, positives ou négatives, mais valables pour toutes les sociétés humaines, depuis
la grande ville moderne jusqu’à la plus petite tribu mélanésienne.
Une analyse véritablement scientifique doit être réelle, simplificatrice et explicative, écrit
Lévi-Strauss. C’est-à-dire qu’on ne peut se contenter de décrire une situation, ou de répéter
les théories indigènes. Il faut atteindre les mécanismes sociétaux, forcément plus simples que
les phénomènes observés et qui sont les véritables raisons des mouvements de surface.
L’anthropologue va formaliser ces mécanismes en modèles, qui seront des structures, à
l’instar de ce qui se pratique en linguistique. Celle-ci consiste en quatre démarches
fondamentales : en premier lieu, la phonologie passe de l’étude des phénomènes conscients à
celle de leur infrastructure inconsciente ; elle refuse de traiter les termes comme des entités
indépendantes, prenant au contraire comme base de son analyse les relations entre les
termes ; elle introduit la notion de système [...] enfin elle vise à la déduction de lois générales
par induction ou par déduction logique.
Cette idée d’opposition est absolument fondamentale pour Lévi-Strauss, au point que l’on
puisse la considérer comme fondatrice de son anthropologie.
La culture, en son fond, est communication. Cette idée fournit une autre raison de
l’admiration de l’anthropologue français pour la linguistique : cette dernière étudie la
communication des messages, comme l’économie étudie l’échange de services et de biens et
l’anthropologie celui des femmes.
On voit qu’il n’y a pas de compréhension, au sens donné à ce terme par Dilthey. Chez LéviStrauss, il s’agit uniquement de dégager une relation d’opposition entre deux éléments qui
n’ont aucun sens, par conséquent aucune autonomie, en dehors de cette structure. Fait
important, l’observateur est lui-même partie intégrante de la structure. Les sciences s’unifient
en ce qu’elles utilisent les mêmes outils : chercher les structures derrière l’apparence. C’est la
leçon des trois maîtresses de Lévi-Strauss : la géologie (quelques structures derrière la
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multiplicité des roches), le marxisme (l’infrastructure économique détermine les
superstructures) et la psychanalyse (l’inconscient, structure insensée, détermine le conscient).
IV. Une autre tentative d’unification des sciences : Otto Neurath (11821945)
Bien que membre éminent du Cercle de Vienne, Neurath refuse l’unification par la réduction
à la physique. A partir de 1934, il conçoit le projet d’une encyclopédie des sciences unifiées,
dans la ligne des encyclopédistes français. Neurath s’oppose à la conception cartésienne – et
carnapienne – du système de la science basé sur un point de départ absolu : Ce n’est point une
Encyclopédie unique et élue qui est le modèle de la science. Mais nous avons affaire à des
encyclopédies dont chacune est un modèle de la science, et dont nous appliquons l’une à une
époque déterminée. La marche de la science va d’encyclopédies en encyclopédies. C’est cette
conception que nous appellerons l’encyclopédisme.
En outre, Neurath veut que les énoncés de base des sciences soient exprimés en langue
ordinaire et non en langage mathématique, au motif que nous naissons dans le langage
ordinaire.
L’unification des connaissances est possible – l’histoire le montre – mais elle est immanente à
l’évolution des sciences.
Ce qui implique d’envisager plusieurs points de vue : Nous ne disposons d’aucun moyen de
désigner et de mettre, pour des raisons logiques, au-dessus de toutes les autres, une
encyclopédie qui serait « L’encyclopédie ». C’est la pratique de la vie qui nous impose une
certaine encyclopédie. […] Représentons-nous que nous devons choisir entre plusieurs
encyclopédies achevées, en contradiction l’une avec l’autre : des facteurs très divers
pourront déterminer notre choix. […] il faudra que nous fonctionnons nous-mêmes comme
« pierre de touche » et que nous nous décidions pour l’une ou pour l’autre.
Questions sur le chapitre :
1. Quelle différence Dilthey fait-il entre sciences exactes et sciences humaines ?
2. Pourquoi, et comment, Sperber veut-il réduire les sciences humaines aux sciences
exactes ?
3. Qu’est-ce que la « science des formes » selon Cassirer, Weber et Simmel ?
4. En quoi le structuralisme de Lévi-Strauss se différencie-t-il de cette « science des
formes » ?
5. En quoi l’encyclopédisme de Neurath se distingue-t-il du réductionnisme de
Sperber ?
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L’histoire est-elle une science ?
L’histoire pose un problème particulier à l'épistémologie, et est exemplaire de ce fait : son
objet d’étude est le singulier. Dès lors, on est en droit de se poser la question : l’histoire estelle une science, et si oui, en quoi ?
I. L’histoire avant le XIXe siècle : quelques jalons
Hérodote
Les Anciens considéraient déjà Hérodote (vers 484-425 av. J.-C.) comme le père de l’histoire.
C’est le premier auteur qui voulait rompre avec les mythes et les épopées, et parler de manière
non romancée des hommes.
Son œuvre est animée par le souci d’exalter l’union des Grecs contre le barbare.
Thucydide
Thucydide peut à juste titre être considéré comme le premier historien au sens moderne du
mot. Toute son œuvre est consacrée à la guerre du Péloponnèse (-431 à -404) opposant Sparte
à Athènes.
Très critique vis-à-vis de ses prédécesseurs, Thucydide veut ne relater que des faits vérifiés. Il
a pourtant une clé de lecture : la politique. Par la recherche des causes, Thucydide montre un
des objectifs de l’histoire : servir d’exemple aux générations futures.
Le christianisme
L’expansion du christianisme puis la chute de l’Empire romain d’Occident, ont durablement
infléchi la conception de l’histoire dans le sens d’une théologie de l’histoire. L’auteur le plus
marquant de cette théologie de l’histoire est évidemment saint Augustin (354-430), qui écrivit
La Cité de Dieu à la suite du sac de Rome par les Wisigoths d’Alaric (en 410).
L’homme n’est pas que membre de la Cité terrestre, il est aussi membre de la Cité de Dieu, et
celle-ci ne passera pas : Deux amours ont bâti deux cités. L’amour de soi jusqu’au mépris de
Dieu, la cité terrestre. L’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi, la cité céleste. L’une se
glorifie en elle-même ; l’autre dans le Seigneur. Les deux Cités coexistent donc au cœur de
chaque homme et de chaque société.
L’histoire médiévale et renaissante se départira lentement de cette vision universaliste et
téléologique.
Le renouvellement de l’épistémologie aux XVIIe et XVIIIe siècles (Francis Bacon, Descartes,
Newton) se fait autour de la physique et des sciences de la nature. Mais l’histoire proprement
dite reste philosophique ou idéologique.
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II. Le début de l’histoire comme science : le positivisme
L’histoire, au sens moderne du mot, commence véritablement au XIXe siècle. Un auteur des
plus marquants est l’Allemand Leopold von Ranke (1795-1886). Dès son premier livre,
Histoire des peuples romains et germaniques (1824), il écrit que l’historiographie doit dire les
événements tels qu’ils se sont réellement passés, l’historien n’ayant pas à juger le passé ni à
tirer des leçons pour l’avenir. Il s’agit donc de s’appuyer sur des archives – de manière
critique – pour reconstituer une trame d’événements.
Ce qui pose le plus question dans l’entreprise positiviste, c’est de savoir ce qu’est un fait.
C’est que l’histoire n’est pas une donnée immédiate mais le résultat d’une élaboration. Paul
Ricœur aime dire que le travail de l’historien – travail de sélection et de questionnement –
commence dès la lecture des archives et pas seulement à la mise en récit dans un livre. Est
historique le fait que l’historien juge digne d’être retenu comme tel, écrit Marrou, qui
poursuit : On définit quelquefois l’histoire comme une connaissance du singulier ;
l’expression est acceptable, à la condition de bien spécifier que le singulier qu’elle étudie
peut être lui-même une réalité d’ordre global, embrassant un vaste secteur d’humanité –
hommes, idées, valeurs, créations culturelles. Marrou insiste à juste titre sur le fait que la
connaissance historique est à la fois objective et subjective : en histoire, expliquer est
indissociable de comprendre (pour reprendre la distinction de Dilthey). Trouver la cause d’un
événement suppose de comprendre cet événement. Deux dangers symétriques guettent une
telle entreprise : (1) en rester à l’accumulation d’éléments diffus ; (2) parvenir à une trop
grande généralisation, telle qu’un facteur explique tout (la lutte des classes, par exemple).
III. L’histoire des mentalités
Réagissant au courant positiviste, des historiens français ont voulu tenir compte de la
psychologie et des valeurs des acteurs historiques.
Marc Bloch (1886-1944), médiéviste, publie en 1924 Les Rois thaumaturges. Dans La Société
féodale (1939-1940), il est le premier à étudier cette mentalité médiévale dans sa totalité :
rapports économiques et sociaux, aires chronologique et géographique, développement et
particularités régionales.
Son collègue Lucien Febvre (1878-1956) a peut-être marqué encore davantage la discipline
historique. Son ouvrage le plus connu est Le Problème de l’incroyance au XVIe siècle, la
religion de Rabelais (1942).
Pour Febvre, tout groupe et toute société reposent sur un certain nombre de représentations de
la nature, de la vie et des rapports humains, de Dieu (ou des dieux). Ces représentations
formant un système cohérent, une mentalité, sorte de matrice des pensées des individus
membres du groupe ou de la société.
De l’Ecole des Annales, il faut encore citer Fernand Braudel (1902-1985), pour qui l’histoire
se découpe en trois temps qui s’entrecroisent : (1) temps long, multiséculaire, comme une
lame de fond (l’histoire se fait alors géographie : c’est le temps de la démographie, des
migrations lentes, de la transformation du paysage par le défrichement des terres…) ; (2)
temps court, couvrant quelques décennies ; (3) temps événementiel (qui se ramène en fait à
l’histoire telle que la pratiquait Ranke : histoire des événements politiques).
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L’historien de l’Antiquité Geoffrey E.R. Lloyd s’est attaqué à l’histoire des mentalités dans
son ouvrage Pour en finir avec les mentalités (1990). Ce concept est un raccourci qui nous
empêche de comprendre les choix culturels faits par une société.
IV. Paul Veyne (Né en 1930)
Jusqu’à présent, tous les auteurs et courants aperçus croient en la véracité de l’histoire. En
1971, le spécialiste du monde romain Paul Veyne s’inscrira en faux contre cette prétention à
la scientificité, dans Comment on écrit l’histoire. Essai d’épistémologie. Pour lui, l’histoire
n’est rien de plus que la mise en récit d’informations, un récit qui se veut véridique.
Dans son livre Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Essai sur l’imagination constituante
(1983), il montre que les critères de vérité opposent Anciens et Modernes. La vérité est
plurielle, contextuelle, et notre manière d’écrire l’histoire correspond à une certaine
conception de la vérité.
Peut-on sortir de ce relativisme ? En d’autres termes, peut-on arriver à distinguer l’histoire et
le roman ? Suivons Ricœur pour tenter d’apporter des éléments de réponse à cette question.
Ricœur essaie une première stratégie, qui en appelle au lecteur : lorsqu’il ouvre un livre
d’histoire, le lecteur s’attend à ce que ce soit vrai. Ricœur adopte aussi une stratégie parallèle,
orientée cette fois vers l’auteur : il propose un triple contrat : scientifique, qui a pour enjeu
l’ordre caché des lois et des structures ; narratif, qui donne lisibilité à cet ordre ; politique,
qui lie l’invisibilité de l’ordre à la lisibilité du récit.. L’auteur s’engage donc à être honnête
du point de vue scientifique, du point de vue narratif et du point de vue politique.
Questions sur le chapitre :
1. Comment les Grecs et saint Augustin concevaient-ils l’histoire ?
2. Quelle est la conception positiviste de l’histoire, et que lui a-t-il été reproché ?
3. Qu’est-ce que l’histoire des mentalités ? Quels sont les reproches que Lloyd lui
adresse ?
4. Comment l’historien Veyne justifie-t-il son relativisme ?
5. Quels sont les arguments de Ricœur pour contrer le relativisme en histoire ?
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Science et foi
On distingue généralement quatre modèles de rapport entre la science et la foi : (1) le conflit,
(2) le support mutuel ou intégration, (3) la complémentarité.
I. La science contre la foi
Pour beaucoup de scientifiques, la science est plus qu’une méthode : elle nous apporte des
vérités certaines ou au moins, elle nous ferme définitivement les portes de la foi. Jacques
Monod en témoignait, dans Le hasard et la nécessité : S’il est vrai que le besoin d’une
explication entière est inné, que son absence est source de profonde angoisse ; si la seule
forme d’explication qui sache apaiser l’angoisse est celle d’une histoire totale qui révèle la
signification de l’Homme en lui assignant dans les plans de la nature une place nécessaire ;
si pour paraître vraie, signifiante, apaisante, l’« explication » doit se fondre dans la longue
tradition animiste, on comprend alors pourquoi il fallut tant de millénaires pour que paraisse
dans le royaume des idées celle de la connaissance objective comme seule source de vérité
authentique. [...] Les sociétés modernes ont accepté les richesses et les pouvoirs que la
science leur découvrait. Mais elles n’ont pas accepté, à peine ont-elles entendu, le plus
profond message de la science la définition d’une nouvelle et unique source de vérité,
l’exigence d’une révision totale des fondements de l’éthique, d’une rupture radicale avec la
tradition animiste, l’abandon définitif de l’« ancienne alliance », la nécessité d’en forger une
nouvelle. Armées de tous les pouvoirs, jouissant de toutes les richesses qu’elles doivent à la
science, nos sociétés tentent encore de vivre et d’enseigner des systèmes de valeurs déjà
ruinés, à la racine, par cette science même. [...] S’il accepte ce message dans son entière
signification, il faut bien que l’Homme enfin se réveille de son rêve millénaire pour découvrir
sa totale solitude, son étrangeté radicale. Il sait maintenant que, comme un Tzigane, il est en
marge de l’univers où il doit vivre. Univers sourd à sa musique, indifférent à ses espoirs
comme à ses souffrances ou à ses crimes. [...] L’ancienne alliance est rompue ; l’homme sait
enfin qu’il est seul dans l’immensité indifférente de l’univers d’où il a émergé par hasard.
Non plus que son destin, son devoir n’est écrit nulle part. A lui de choisir entre le Royaume et
les ténèbres.
II. Science et religion visent toutes deux à comprendre le monde
Une approche alternative à celle du néopositivisme a été défendue par Ernst Cassirer, dans les
années 1920-1930. Dans la ligne de la Critique de la Raison pure, elle consiste à voir toute
sphère culturelle (science, art, langage, religion, philosophie, droit) comme une manière de
connaître le monde. Dans cette perspective, religion et science sont deux approches, plus ou
moins semblables et plus ou moins complémentaires.
Historien de la philosophie doué, Cassirer aimait préparer ses positions philosophiques par
une histoire des doctrines précédant la sienne. De la sorte, son système prenait une épaisseur
historique. C’était là aller plus loin que Kant, dans une direction que le maître aurait
désapprouvée : réaliser une histoire de la raison. Pour Kant, il y a la fausseté et la vérité, on
est soit dans l’un soit dans l’autre. Sur ce point, Cassirer est proche de Hegel, pour qui la
vérité se découvre peu à peu au cours de l’histoire.
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Les formes symboliques
La clé de la philosophie de Cassirer est le symbole. Tout animal est relié au monde par un
système récepteur et un système effecteur. L’homme, à la différence de tous les autres
animaux, est le seul à posséder en plus un système symbolique, qui est une nouvelle
dimension de la réalité. Ce monde symbolique est un médiateur entre l’homme et la réalité
physique : Loin d’avoir rapport aux choses mêmes, l’homme, d’une certaine manière,
s’entretient constamment avec lui-même. Il s’est tellement entouré de formes linguistiques,
d’images artistiques, de symboles mythiques, de rites religieux, qu’il ne peut rien voir ni
connaître sans interposer cet élément médiateur artificiel.
L’homme est un animal symbolique plutôt qu’un animal rationnel : L’univers pratique de
l’homme n’est pas non plus un univers de faits bruts où il vivrait selon ses désirs et ses
besoins immédiats. Plutôt vit-il dans le milieu des émotions imaginaires, dans l’espoir et la
crainte, les illusions et les désillusions, ses fantaisies et ses rêves.
Cassirer se donne pour tâche de mettre en lumière les grandes formes symboliques qui
forment le monde culturel humain. Une même structure fondamentale est à l’œuvre dans l’art,
le langage, le mythe et la religion, mais ces divers secteurs de la culture ont pourtant leur
spécificité.
Mythe et religion
La nature, comprise comme l’ensemble des choses déterminées par les lois universelles,
n’existe pas pour le mythe. Le monde mythique est fait d’actions, de forces, de conflits. La
perception mythique est toujours aussi émotionnelle. Les objets sont attirants ou repoussants,
amicaux ou hostiles, bienveillants ou malveillants.
Il serait incorrect d’interpréter le mythe à partir de la science. Il faut, pour le comprendre, le
saisir dans sa positivité. Or, on constate que le mythe n’est pas un système de croyances
dogmatiques mais d’abord une suite d’actions. Le rituel est premier par rapport au mythe,
affirme Cassirer. Il est un reflet de l’organisation sociale (cf. Durkheim).
De ce point de vue, la religion n’est pas différente du mythe, elle en est la continuation. Un
long mouvement de personnalisation des forces surnaturelles va s’enclencher, passant du
mana aux dieux fonctionnels (dieu de la pluie…) puis aux dieux personnels, puis
monothéistes.
Le langage
Langage et mythe ont de grandes parentés. Au tout début de la culture humaine, leur rapport
est si étroit et leur coopération si manifeste qu’il est presque impossible d’établir entre eux
une séparation. Ce sont deux rejets différents d’une seule et même racine. Les mots ont
d’abord eu une fonction magique. Puis il y a eu un tournant métaphysique s’est opéré avec la
philosophie grecque : la philosophie de la nature est devenue une philosophie du langage.
Cette question du rapport du langage au monde (objectif ou arbitraire) s’est reposée dans la
recherche d’une langue commune à toute l’humanité et qui pourrait tout décrire. On sait
aujourd’hui qu’une telle langue en phase avec la réalité est une illusion. Une langue n’est pas
une copie, plus ou moins parfaite, de la réalité, mais une découpe particulière du monde.
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L’art
L’art, comme le langage, oscille entre objectivité et subjectivité. Comme la science, mais
selon sa voie propre, l’art condense la réalité, la subsume sous des règles générales. Il y a
toutefois une différence entre l’art d’une part, le langage et la science d’autre part : le langage
et la science sont des abréviations du réel, l’art en est une intensification.
La science et l’art sont deux visions complémentaires : L’art donne une image plus riche,
plus vivante et plus colorée de la réalité, une connaissance plus profonde de sa structure
formelle. La nature de l’homme a cette particularité de n’être pas limitée à une seule
approche spécifique du réel, mais de pouvoir choisir son point de vue et de passer d’un
aspect des choses à un autre.
La science
La science occupe une position éminente chez Cassirer, pour qui elle constitue la dernière
étape du développement intellectuel de l’homme et peut être considérée comme la réalisation
la plus haute et la plus caractéristique de la nature humaine. Elle représente le sommet et
l’aboutissement de toutes les activités humaines, le dernier chapitre de l’histoire de
l’humanité et la matière la lus importante d’une philosophie de l’homme.
La fonction générale de la science est de nous assurer de la stabilité du monde, c’est-à-dire un
point d’appui ferme pour nos actions.
Les sciences sont presque toutes parties d’une période mythique : l’astronomie est née de
l’astrologie, la chimie de l’alchimie. Le progrès s’est fait grâce à l’introduction d’une autre
norme logique de vérité, à une prise de distance par rapport à l’expérience immédiate.
Cassirer insiste sur le premier principe de la science : la classification. La création d’une
terminologie systématique cohérente, loin d’être un simple accessoire de la science, est au
contraire un de ses éléments constitutifs indispensables.
Au début, la science était tributaire du langage courant. Puis – c’est le génie de l’école
pythagoricienne – la science découvrit le langage des nombres. La géométrie analytique de
Descartes réconcilia le nombre et l’étendue, permettant ainsi aux mathématiques de devenir
une mathesis universalis. La conception des mathématiques comme langage symbolique
universel est assez tardive, puisqu’elle remonte à Leibniz.
III. La foi et la raison. Histoire d’un malentendu
Les thèses de Cassirer sur l’unité de visée entre la science et la religion ont été prolongée par
Nayla Farouki, dans un ouvrage intitulé La foi et la raison. Histoire d’un malentendu.
L’objectif de Farouki est de montrer qu’il existe en Occident, à côté de la raison grecque, une
autre raison, monothéiste, que l’on appelle trop facilement la foi en la reléguant du côté de
l’irrationnel et du dogmatique. Farouki prétend, contre cette vision simpliste, que tant les
mythes que le monothéisme et la science cherchent à expliquer le monde, et que tous utilisent
à cette fin des concepts. La différence entre ces modes d’explication réside dans le type de
concepts utilisés.
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Toute explication utilise des concepts. Cependant tous les concepts ne sont pas uniformes. Il y
a tout d’abord les concepts empiriques. Une deuxième sorte de concepts sont les concepts
purs. Les concepts purs antithétiques sont formés par négation de concepts empiriques. Les
concepts transcendantaux sont élaborés en postulant une certaine unité, cachée, entre des
éléments empiriques. Les concepts formels sont des concepts transcendantaux tellement
abstraits qu’ils n’ont plus besoin du monde empirique pour justifier leur existence. A l’inverse
des concepts empiriques, les concepts transcendantaux ne s’imposent jamais mais dépendent
toujours d’un système hypothético-déductif a priori, auquel on peut ou non adhérer pour des
raisons de choix personnel, social, politique ou religieux.
Le mythe : une pensée empirique
Pour Farouki, le mythe est un système explicatif fonctionnant sans concepts transcendantaux.
Ce qui a pour première conséquence que le mythe est forcément narratif, il a besoin
d’histoires et d’analogies pour expliquer. Surtout, le mythe ne saurait être réflexif.
La philosophie : l’invention des concepts transcendantaux
Tandis que le mythe était anthropomorphique mais se présentait comme une révélation extrahumaine, la philosophie refuse la personnification de ses entités mais est anthropocentrique,
posant l’homme au fondement de toute connaissance : La philosophie émerge du carcan
mythique en se libérant d’un monde ou les dieux ont créé les hommes, pour le remplacer non
par un monde ou les hommes créent des dieux, mais bien par un monde – renversement
épistémologique oblige – ou l’on peut affirmer que ce sont les hommes qui ont créé les dieux.
Ainsi s’accomplit le renversement ontologique. Platon pousse a sa limite la logique inventive
des concepts transcendantaux, par son monde des Idées : chaque chose a sa forme idéale,
transcendantale, parfaite.
Un concept particulier : Dieu
Un concept unique dans l’histoire de la pensée a joué un rôle prédominant : le concept de
Dieu, le seul concept transcendantal qui possède la transcendance. A l’inverse du mythe, et
comme la pensée grecque, le monothéisme départage le vrai du faux : seul Dieu est créateur et
absolument vrai. Cependant, à l’inverse de la philosophie grecque cette fois-ci, le
monothéisme est théocentrique, trouve sa clé de voûte en Dieu.
Le discours monothéiste est immédiatement transposable en philosophie si on tient compte du
point de départ théocentrique de sa logique. Par contre, si on le considère d’un point de vue
anthropocentrique (qui n’est pas le sien) alors il apparaît comme arbitraire et chaotique.
Les concepts formels
Une dernière catégorie de concepts transcendantaux concerne les concepts formels (par
exemple le cercle ou les nombres). À la différence des autres concepts transcendantaux, les
concepts formels, une fois élaborés, donnent une telle impression de nécessité qu’il est
impossible de les mettre en doute.
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IV. Science et religion sont complémentaires
Une troisième approche voit dans la science et la religion deux approches complémentaires : à
la science échoit l’explication du comment des choses, à la religion appartient la réponse au
pourquoi.
Georges Chaprak et Roland Omnès adhèrent à cette vision :
La question des rapports entre science et religion rencontre un intérêt grandissant en ce
début de siècle, comme si nos sociétés percevaient plus ou moins confusément la pression de
la mutation.
Le cadre commun où s’inscrivent en regard la science et la religion ne peut être, de notre
point de vue, que celui de la mutation. C’est la perspective sous laquelle toutes deux
apparaissent comme des messagères de l’extra-humain. La religion l’appelle « Dieu », la
science pour sa part se livre aux profondeurs de l’Univers et des lois. C’est à l’occasion de la
question du sens que nous les avons vues se rapprocher, s’opposer, se répondre, pour
converger sur la présence du sacré que ressent l’homme conscient de son humanité dans un
monde qui l’enveloppe et le dépasse jusqu’à l’infini.
Aujourd’hui, nous savons que la science tend vers le vrai mais que le sens lui échappe ;
symétriquement, la profondeur de la religion est dans le sens dont elle est porteuse, alors que
sa vêture conceptuelle est en loques. D’une certaine manière, presque tout ce qui est
métaphysique religieuse redevient terrain vierge, hormis l’essentiel, le feu dans la cendre, le
diamant dans la gangue qu’Einstein avait si bien discerné chez les grands créateurs
religieux. C’est l’unité du divin chez Moïse et Mahomet – cette intuition magnifique d'une
cohérence insondable de la réalité extrahumaine. C’est l’amour prêché par Jésus ou la
compassion du Bouddha. Et surtout, ce sont toutes ces vies d’hommes et de femmes
auxquelles s’appliquent les mots « saint » ou « Juste » et qui montrent le chemin.
Le physicien, et chrétien, Louis Leprince-Ringuet témoigne lui aussi de cette troisième
attitude. Mais il insiste sur le lien pratique entre science et religion. Chaprak et Omnès
donnaient l’impression de séparer le monde entre croyants et savants. Leprince-Ringuet se
situe à la fois comme scientifique et croyant : Y a-t-il encore place pour une adhésion à une
vision religieuse de l’homme et du monde par un chercheur véritable, honnête, qui refuse de
compartimenter sa vie spirituelle, qui refuse de tricher ? La foi de la jeunesse est-elle
condamnée à disparaître, avec sa révélation, ses dogmes, ses miracles, ses récits touchants et
parfois puérils ? […] Une première constatation s’impose : la science ne répond pas à toutes
les questions que nous sommes susceptibles de poser. Cette affirmation est essentielle et exige
des commentaires détaillés. Si la science est capable de modifier notre comportement, voire
les réactions de notre cerveau, elle ne nous apprend pas ce que nous sommes venus faire sur
la Terre, elle ne nous impose pas une philosophie du pessimisme ou de l’optimisme. Elle
laisse toutes options ouvertes parce qu’elle n’interfère pas avec elles, au moins en première
approximation. Alors même que nous irions promener notre angoisse sur la Lune, notre
angoisse resterait la même. […] On objectera que nous sommes conditionnés et que les
progrès des sciences biologiques et humaines permettront de prévoir ces choix. Peut-être en
partie, mais une telle affirmation n’est pas scientifique. On progressera dans la connaissance
des mécanismes du système nerveux, mais ces progrès feront à coup sûr apparaître des
complexités nouvelles : la connaissance parfaite des réactions de l’homme ne sera jamais
atteinte. Heureusement, car, sans une part de liberté, à laquelle nous sommes très attachés,
l’existence perdrait ses qualités les plus précieuses. C’est bien ce pôle intérieur qui définit ce
que notre personnalité possède d’original. C’est lui qui nous incite à nous interroger sur la
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vie, à chercher une lumière qui nous éclaire, à donner un sens à nos gestes quotidiens. […]
Devant les deux aspects principaux de la science, contemplation et prise de possession du
monde, le chercheur chrétien se sent à l’aise : ces deux caractères correspondent à de
profondes résonances de sa foi, ils s’inscrivent dans la ligne même de sa vocation. Le
christianisme demande à ses adeptes d’être des ferments au milieu de leurs frères. La
participation à la vie de la science et des techniques leur permet de mieux comprendre la
pensée et les aspirations des hommes engagés dans ce mouvement. Une telle sagesse ne peut
guère s’acquérir si l’on n’est pas soi-même dans la course ; elle ne peut se définir à partir
d’un autre monde, statique et apeuré, où le regret et l’amertume prédomineraient. Pour les
chrétiens, l’esprit d’accueil scientifique sera le prolongement très naturel de l’attitude
évangélique à l’égard du prochain et de l’évolution du monde.
V. La science, la philosophie et la foi : Jean Ladrière
Le problème est que la science et la philosophie prétendent toutes deux être une connaissance
rationnelle, savoir du monde et de lui-même. Donc, savoir critique, capable de se justifier : Le
véritable problème de la critique de l’évidence consiste donc à pratiquer une mise entre
parenthèses appropriée et à rejoindre par là des évidences privilégiées : il s’agit de
découvrir quels sont les procédés de réduction qui sont susceptibles de nous conduire à des
données à la fois contrôlables et fécondes…
L’objectif de cette réduction est de dégager (ou construire ?) un système (une théorie)
permettant de comprendre le donné dans sa diversité.
Les sciences formelles
Une des plus anciennes sciences est la logique, que Ladrière définit comme la discipline des
fondements. Dans les systèmes formels, le vrai se définit par des critères univoques.
Toutefois, précise Ladrière, l’étude des opérateurs n’est pas le tout de la logique formelle ;
elle n’en est que le moyen permettant de construire (et comprendre) des opérations plus
complexes, jusqu’à aboutir à un système unique dans lequel pourraient trouver place toutes
les disciplines mathématico-formelles connues.
Les sciences empirico-formelles
Le savoir formel a très tôt servi de modèle pour l’appréhension de la nature. Pour cela, il a
fallu ajouter des règles d’interprétation permettant de faire correspondre les propositions du
système formel et les énoncés empiriques. Le schème abstrait permet alors un raisonnement
explicatif sur la réalité phénoménale, explication consistant à reconstituer, d’une certaine
manière a priori, le phénomène étudié.
On voit qu’expliquer, c’est transposer des manipulations formelles dans le champ du concret
(c’est-à-dire, d’un concret déjà épuré par l’observation) : On peut donc dire que, dans les
sciences empirico-déductives, la démarche essentielle consiste à introduire (par
l’intermédiaire des règles d’interprétation, dont l’importance apparaît comme décisive) des
objets réels, appartenant à la « phusis », à l’intérieur du champ formel pur.
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Les sciences humaines
Les sciences humaines se sont inspirées des sciences exactes, mais pour une part seulement. A
côté de cette orientation formalisante, un autre courant s’est développé : l’herméneutique.
D’un certain point de vue, la méthode herméneutique est identique à celle des sciences
empirico-formelle : imaginer des hypothèses explicatives générales et tenter de reconstituer
les actions passées (donc hypothèses  déduction de cas particuliers  vérification). Mais
les points de divergence sont peut-être plus grands que les points de rapprochement. Les
hypothèses des sciences herméneutiques concernent seulement les intentionnalités, ce qui
nécessite l’intervention de la conscience, laquelle ne se laisse pas réduire à une abstraction
formelle.
La philosophie
La philosophie est une herméneutique et une réflexion généralisées. Une telle pensée est
constitutive en ce sens qu’elle est un redoublement, dans la représentation, du déploiement de
l’origine : nous recommençons, pour notre compte, le déploiement de la vie et du monde. Le
système philosophique est une reprise, sur le plan de la pensée, du réel. En cela, la
philosophie ne se distingue pas des sciences. Mais ce qui est propre à la philosophie – et
tributaire de sa visée de fondation ultime – c’est qu’elle vise à saisir la genèse du réel : le réel
à sa naissance.
La parole de la foi
Quel que soit le système – scientifique ou philosophique – le langage qu’il met en œuvre se
veut toujours universel et donc impersonnel. Dans l’expérience de la foi, la parole joue aussi
un rôle essentiel, non toutefois comme expression d’un système dans lequel nous serait
donnée une nouvelle approximation de la vérité, mais comme révélation, c’est-à-dire comme
libre manifestation d’un dessein de Dieu sur le monde dans lequel le destin de l’homme et
dans lequel, en même temps, d’une certaine manière, l’être même de Dieu se trouvent
concernés. La parole révélée de Dieu appelle la parole de la foi, acceptation de ce qui est
annoncé comme promesse.
A l’opposé du système, qui cherche l’abstraction et l’universalité, la parole de la révélation et
de la foi sont relatives à des événements : événement du Christ, événement de la conversion.
La parole de la foi a rapport avec la vérité, en ce qu’elle ne dit pas n’importe quoi. Sa vérité
est son lien avec le Credo ; ce qui ne veut pas dire que le Credo dit la vérité ; cela veut dire
que le Credo dit la vérité pour le croyant – pour celui qui exprime la parole de foi – et que
cette vérité demande une adhésion intelligente – donc capable de justification.
La théologie comme science
Qu’en est-il alors de la théologie, qui se présente comme science – et donc système – d’un
événement de foi ?
La théologie occupe une place à part en ce qu’elle n’est pas uniquement étude extérieure des
croyances religieuses (comme la psychologie religieuse ou l’histoire des religions par
exemple) mais cherche à rendre intelligible le donné de la foi en tant que tel (de son propre
point de vue de foi).
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La théologie est une science de type herméneutique. Le théologien est mis en jeu par son
investigation, il pense au sein d’une perspective : Cela signifie que la compréhension ne fait
jamais que reprendre et développer une pré-compréhension qui oriente à l’avance et d’une
certaine manière prédétermine toute la démarche interprétative.
La pré-compréhension qui joue ici est celle de la foi elle-même : ce n’est que dans la lumière
que procure la foi, dans la signification qu’elle projette sur les événements et la réalité sur
lesquelles elle porte (et dont elle est l’attestation), c’est-à-dire sur l’économie du salut en
Jésus-Christ, que l’effort d’interprétation peut se déployer et que l’intelligence peut chercher
à développer en un système de représentations tout ce qui est présent dans la donation
originelle et originaire liée à l’expérience de la foi.
La théologie est bien une science positive (et pas purement formelle, précise Ladrière), car
elle s’occupe d’un donné qu’elle cherche à comprendre. Toutefois, il est clair que ce donné
n’est pas un phénomène expérimental ni un phénomène culturel objectivable : Mais cette
expérience, si elle a une face subjective, en tant qu’elle est vécue par des personnes
concrètes, est structurée par une articulation interne qui lui vient de son contenu même et des
exigences que celui-ci impose à la démarche du croyant […] Et d’autre part, si elle a un côté
personnel, elle a aussi, et même avant tout, un côté communautaire et donc historique : c’est
avec la communauté croyante, avec l’Église, en et par elle, que l’individu croyant vit
l’expérience de la foi.
Comme toute science, la théologie doit être critique, systématique et dynamique. Mais son
premier moment sera une réception du donné de la foi. C’est seulement dans un second
moment qu’elle déploiera sa démarche propre. La dimension critique de la théologie, poursuit
Ladrière, c’est le respect des exigences de l’expérience de foi.
Une autre caractéristique qui se retrouve dans toutes les sciences mais de manière plus criante
en théologie est la relativité culturelle. Jusqu’à présent, la théologie s’est bâtie sur un certain
modèle de rationalité et de scientificité, modèle hérité du monde gréco-romain. Il importe
aujourd’hui, dit Ladrière, de repenser le projet théologique à partir d’autres bases.
Questions sur le chapitre :
1. Comment Cassirer concilie-t-il science et foi ?
2. En quoi la conception de Farouki se différencie-t-elle de celle de Cassirer ?
3. Pour Ladrière, quelle est la différence entre un fait scientifique et un fait de foi ?
4. Quelle est la spécificité de la théologie, selon Ladrière ?
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