SCÈNES
ABONNÉS
Castellucci est le plus grand metteur en scène du moment
RENCONTRE GUY DUPLAT Publié le mercredi 19 novembre 2014 à 18h27 - Mis à jour le mercredi 19 novembre 2014 à 18h27
«Castellucci touche en nous des zones qu’on ne pensait même pas avoir ! Il valorise l’humain qui est en nous. Certes, il secoue le public, ne cherche pas
à plaire, mais il nous atteint au plus profond de nous et nous rend plus humains. Respecter le public n’est pas lui plaire. C‘est comme un ami qui vous dirait
toujours que tout est bien. Un acte d’amitié véritable est de parfois lui dire ce qui cloche. Romeo nous confronte avec les abîmes», disait mardi Frie Leysen dans
« La Libre ».
Ces derniers mois, le metteur en scène italien a multiplié les spectacles très forts : « Orphée » à la Monnaie avec une Eurydice qui était une malade lock ed in.
Bouleversant et inoubliable. En août, au Ruhrfestival, il créait sa version du « Sacre du printemps », un somptueux ballet de poussière, une poudre d’os d’animaux
dont les déplacements, les jeux de formes et les rythmes étaient commandés par le metteur en scène depuis une machinerie sophistiquée, une évocation de la
Genèse : « Oui, tu es poussière, et à la poussière tu retourneras. »
A la Monnaie encore, il présentait en septembre, Schwanengesang D744, Le Chant du cygne, heurtant le public en révélant la douleur des Lieder de Schubert.
Créé il y a quelques jours à Paris, « Go down, Moses » a fait l’unanimité de la presse française, même si le spectacle contient des scènes très choc et d’autres
volontairement obscures (lire ci-contre).
Pourquoi avoir choisi la figure de Moïse dont vous ne racontez pas l’histoire mais dont l’histoire inspire tous les tableaux du spectacle ?
Parce que c’est le seul homme qui ait eu un face-à-face avec Dieu. Or personne ne peut voir Dieu, c’est l’image interdite. Et toute son histoire fut extraordinaire :
son abandon bébé, l’exode, le désert, la naissance d’une nation, le Veau d’or, la Terre promise. Freud a écrit trois livres magnifiques sur Moïse qui ne voulait pas
être prophète mais y fut obligé. A partir de Moïse, l’image de Dieu devient voilée, prohibée. L’image n’est alors plus une simple illustration mais un empêchement,
parfois dangereux qu’il nous faut dépasser et qui nous interroge profondément.
C’est le rôle du théâtre ? L’esthétique peut nous faire perdre pied et nous placer devant l’énigme de la vie ?
Il doit montrer l’irreprésentable, comme le théâtre grec le fit. Nous baignons aujourd’hui dans un flux infini d’images, mais c’est comme le désert que traverse
Moïse, c’est un flux d’images bidimensionnelles qui existent tout aussi bien sans nous. Ces images sont un « white noise », du simple bruit. L’image dont je parle,
celle apportée par l’art, est très différente et n’existe que parce qu’il y a un spectateur. Elle n’est là que pour moi. L’image n’est plus un simple objet mais devient
le rapport entre un objet scénique et moi qui le regarde. L’image devient le regard. Regarder doit être un problème. Comme Moïse montant dans la montagne et
abandonnant son peuple pendant 40 jours, l’artiste doit abandonner l’image qu’il crée à ceux qui la regardent. L’art ne doit pas être pédagogique, il n’est pas un
message, je ne suis pas un prêtre, je n’apporte pas d’idéologie, je prône une forme d’abandon.
Vous n’hésitez pas à créer le « scandale ».