Le symbolisme existe-t-il?

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Introduction
Le symbolisme
existe-t-il?
Le mot Symbolisme fait songer les uns d’obscurité, d’étrangeté, de
recherche excessive dans les arts ; d’autres y découvrent je ne sais quel
spiritualisme esthétique, ou quelle correspondance des choses visibles
avec celles qui ne le sont pas ; et d’autres pensent à des libertés, à des
excès qui menacent le langage, la prosodie, la forme et le bon sens. Que
sais-je ? Le pouvoir excitant d’un mot est illimité.
Paul Valéry 1.
1) Commencement
Il est deux principes épistémologiques, connexes et généraux, valant pour toute
pensée qui cherche à connaître et définir un objet quel qu’il soit.
Premier principe : un objet n’est jamais donné. Un objet n’est jamais donné à
l’esprit comme une réalité toute faite qu’il aurait immédiatement à observer et à
explorer. Un objet est construit. Il est construit par l’esprit et devient de ce fait le
résultat d’un processus qui est l’ensemble des médiations par lesquelles la pensée
se donne à elle-même l’objet de sa propre intellection. Comme aucun objet n’existe
sur le mode du « déjà-là », on peut dire qu’il n’existe que des mouvements d’objectivation au terme desquels les objets de la pensée sont délimitables, définissables
et connaissables à l’extérieur d’elle, justement parce qu’elle les a fait sortir d’elle
et les a posés devant elle de manière à ce qu’ils deviennent véritablement et étymologiquement des ob-jets. L’objet est donc un résultat patiemment advenu ; il
n’est pas dévoilé d’un coup (révélé en quelque sorte), ou même trouvé ; il est élaboré et construit méthodiquement, c’est-à-dire au sein d’un cheminement : ce che• 1 – Existence du symbolisme, repris dans Variété, in Œuvres, Bibl. de la Pléiade, Gallimard, 1957,
t. 1, p. 687.
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minement sans véritable terme, toujours précaire et jamais définitivement acquis,
est celui de la connaissance.
Second principe. Si l’objet n’est pas séparable du processus d’objectivation en
quoi consiste la pensée, la méthode n’est pas non plus séparable de l’objectivation
même, c’est-à-dire du savoir. Il ne saurait y avoir de discours de la méthode antérieur aux essais de cette méthode sous peine de courir le risque du formalisme, de
l’abstraction ou de la stérilité. La méthode n’est ni avant ni après le savoir. Ni
avant, parce qu’elle n’est pas un outil parfait de recherche ou un ensemble de règles
a priori auxquelles le savoir devrait se conformer. Ni après, parce qu’elle n’est pas
la vision rétrospective et parfaitement ordonnée d’un savoir qui se serait conquis
sans elle. Dans les deux cas, la méthode entretient avec le savoir une relation d’extériorité qui impose une discontinuité ou un impossible passage entre méthode
et savoir, entre savoir et méthode. Dans le premier cas et comme l’a montré Spinoza,
la recherche d’une méthode comme règle ou paradigme a priori et parfait du savoir
à venir, nous condamne à la stérilité d’une régression à l’infini 2 ou d’un scepticisme radical 3. Dans le second, comme l’a montré Hegel, la recherche d’une
méthode récapitulative et seulement réflexive est inutile ou dérisoire dans la mesure
où le savoir a déjà été produit. La méthode est ainsi contemporaine du savoir luimême. Elle est ce savoir 4 qui montre sa validité, non par sa conformité à des règles
préalables ou finales, mais par sa puissance de développement, par la nécessité
interne du contenu duquel elle n’est plus différente.
Ces deux principes préalables s’imposent à celui qui commence toute recherche,
et spécialement une recherche sur le symbolisme historique de la fin du XIXe siècle
en France, tant cet objet semble se dérober à des frontières stables. Il est nécessaire de commencer par se guérir des deux illusions que l’on vient de souligner
quant au commencement lui-même : l’illusion d’un objet préexistant à son exploration ; l’illusion d’une méthode préexistant à sa mise en œuvre. Dans cette perspective qui vaut dans les sciences, dans celles de l’homme plus que dans celles de
la nature puisque le rôle des mathématiques y est moins puissant, qui vaut en histoire de l’art comme en esthétique, constituer son objet c’est, en même temps,
constituer sa méthode : c’est, de ce fait, considérer comme dérisoires ou nuisibles
tous les préalables, toutes les préfaces dont Hegel dit, dans celle qu’il rédigea quand
même (et ironiquement) 5 pour la Phénoménologie de l’esprit, qu’elles sont « super• 2 – S’il faut une méthode pour connaître, alors il faut une méthode pour trouver cette méthode
et ainsi de suite à l’infini.
• 3 – Spinoza, Traité de la réforme de l’entendement, trad. Appuhn, GF, 1979, t. 1, § 26, p. 189 et
§ 31, p. 194 et 195.
• 4 – Encyclopédie, trad. B. Bourgeois, Vrin, 1970, § 243, t. 1, p. 462-463.
• 5 – Voir Jacques Derrida, La Dissémination, Seuil, 1972, p. 9 sqq.
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flues 6 ». Il n’y a pas pour la pensée de bon commencement qui la mettrait une
fois pour toutes sur des rails sûrs 7. Si la pensée est une activité et non une représentation passive, elle ne peut rien faire d’autre que de déployer l’activité qu’elle
est en se mettant en œuvre. En se mettant en œuvre, elle ne peut rien faire d’autre
que de se mettre à l’épreuve. Or mettre à l’épreuve sa pensée, c’est la produire ou
la former en l’exerçant et en la réformant 8. Tout en sachant deux choses : d’abord,
qu’il n’y a rien ni avant ni après cet exercice ; ensuite, que le commencement est
toujours précaire, soit parce qu’on a déjà toujours commencé, soit parce que le
commencement doit être dépassé du fait de sa fragilité et de son imperfection en
tous points comparables à celles de ces « instruments naturels » dont parle Spinoza
qui sont certes très imparfaits mais sans lesquels les hommes, à grand-peine, n’auraient jamais appris à forger le fer ou à penser 9. Il n’y a donc pas de commencement absolu, pas de savoir originaire, pas de fondement inébranlable, pas de règle
a priori. Il n’y a surtout pas d’objet immédiat, trouvable ou constatable dans cette
immédiateté ou réalité mêmes. Ce par quoi il faut commencer, c’est donc par
« une épochè, par la mise entre parenthèses de la réalité 10 ». Et cela est d’autant
plus nécessaire que la pensée s’attaque ici à ce que l’on désigne du terme de symbolisme, terme dont la construction et le suffixe indiquent d’emblée une doctrine,
un corps de thèses articulées, une homogénéité qui serait celle d’une époque, d’une
école ou d’un style ; bref d’une réalité dont la constitution, préalable à son exploration et à son explication, passe pour évidente. Or, je voudrais montrer qu’il n’en
est rien et que l’évidence est, là comme ailleurs, trompeuse.
Telle est la raison de la mise en exergue du texte que Paul Valéry écrivit en 1936
afin de fêter le cinquantième anniversaire du Manifeste du symbolisme de Jean
Moréas. En effet ce texte, écrit de l’extérieur du symbolisme après que son auteur
l’a exploré de l’intérieur, nous met d’emblée au cœur du problème qui occupera
la totalité de mon travail : le problème de l’existence et de l’unité du symbolisme.
Celles-ci, déclare Valéry, sont douteuses au moins pour quatre raisons. D’abord à
cause de la signification du terme de symbole, multiple et fort générale : elle donne
lieu en conséquence à des variations plus ou moins imaginatives ; elle est, selon le
mot de l’auteur de Charmes, « un gouffre sans fond ». Ensuite, parce que cette
signification fut explorée par « des lettrés, des artistes, des philosophes », sans
qu’elle se circonscrive dans un domaine lui-même délimité. Si bien qu’à la pluralité du sens et à sa généralité s’ajoutent sa mobilité, son flou et sa confusion. Par
• 6 – Trad. J. Hyppolite, Aubier Montaigne, 1941, t. 1, p. 5.
• 7 – Voir Pierre Macherey, Hegel ou Spinoza, F. Maspéro, 1979, p. 43 sqq.
• 8 – Gaston Bachelard, La Formation de l’esprit scientifique, Vrin, 1980, p. 23.
• 9 – Traité de la réforme de l’entendement, op. cit., § 26.
• 10 – G. Bachelard La Philosophie du non, PUF, 1940, p. 34.
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conséquent, troisième raison, le terme de symbolisme apparaît aussi « conventionnel » que celui de Moyen Âge dont les hommes qui y vécurent « ne se doutaient guère qu’ils y vivaient ». Enfin, à l’arbitraire et à l’extériorité du terme, il
faut ajouter le fait qu’il est impossible de faire de la détermination « symboliste »
la propriété commune d’œuvres qui ne semblent exister que par leurs différences :
« Quoi de commun entre Verlaine et Villiers de l’Isle-Adam, entre
Maeterlinck, Moréas et Laforgue?… Qu’est-ce donc qui les fait unir, puisque
tous les traits possibles et positifs – doctrines, moyens, manières de sentir
et d’exécuter – semblent plutôt les écarter les uns des autres ? […] Ces
quelques remarques nous permettent de concevoir assez clairement ce que
nous faisons en ce moment : nous sommes en train de construire le symbolisme, comme l’on a construit une foule d’existences intellectuelles, auxquelles si la présence réelle a toujours fait défaut, les définitions n’ont jamais
manqué, chacun leur offrant la sienne et bien libre de le faire. Nous construisons le symbolisme ; nous le faisons naître aujourd’hui à l’âge heureux de
cinquante ans. […] Oui, célébrer en 1936 ce cinquantième anniversaire,
c’est créer en 1936 un fait qui ne sera jamais le Symbolisme de 1886 ; et ce
fait ne dépend pas le moins du monde de l’existence en 86 de quelque chose
qui se soit appelé le Symbolisme. […] Il est merveilleux de penser que nous
célébrons comme existant, il y a cinquante ans, un fait absent de l’univers,
il y a cinquante ans. Je suis heureux et honoré de prendre part à la génération d’un mythe, en pleine lumière 11. »
La construction d’un objet, indique cependant Valéry, n’en fait pas nécessairement un « mythe » ou un simple effet « de perspective », c’est-à-dire une illusion. Car « il y a bien quelque chose » qui est mis en perspective, mais « nous
savons que ce quelque chose ne réside pas dans les caractères sensibles » de l’art
symboliste. Alors, Valéry introduit sa propre hypothèse : si « l’Esthétique » divisait les symbolistes, « l’Ethique les unissait ». « Les artistes symbolistes se reconnaissaient identiquement séparés du reste des écrivains et des artistes de leur
temps 12. » Dit autrement : c’est leur conscience et leur volonté de séparation qui
font leur union ; « ce n’est qu’une négation qui leur est commune » et qui est le
mode contradictoire sur lequel ils pensent leur identité ainsi que leur communauté. Cette négation, que Valéry nomme « éthique », est plutôt d’ordre psychologique et social : elle est « une résolution commune de renoncement au suffrage
du nombre 13 » ; elle est une posture générale qui fait de la fragmentation ou de la
division la trame, déchirée et reprise, de l’existence individuelle ou collective.
• 11 – Existence du symbolisme, op. cit., p. 689 et 688.
• 12 – Ibid., p. 690.
• 13 – Ibid., p. 691.
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La thèse que je voudrais présenter, défendre et évaluer dans le sens de Valéry
mais finalement contre lui, est la suivante : ce n’est pas seulement « une négation »
ou « quelque négation », comme le dit Valéry, qui est commune aux symbolistes.
Ce qui construit leur communauté est la négation à la fois comme opération logique
et comme principe métaphysique d’où sort leur position esthétique, existentielle,
sociale et politique. Si l’existence et l’unité du symbolisme ne sont pas artistiques, elles
sont d’ordre philosophique. L’intérêt pour le symbolisme ne peut être que philosophique
parce que la philosophie est ce qui ordonne le symbolisme et lui confère une consistance.
Par-delà (ou en deçà de) la diversité des œuvres et des textes théoriques ou critiques, il
y a une pensée spéculative symboliste alimentée à l’ensemble de la tradition philosophique explicitement citée et travaillée dans le sens d’une pensée de la négation.
Pour démontrer cette thèse, je voudrais reprendre à nouveaux frais, la méthode
valéryenne du doute sur l’existence même du symbolisme. Je voudrais penser et
rejeter trois évidences s’exprimant sur le mode du « il y a » (évidences qui forment
comme trois cercles concentriques) :
– d’une part l’évidence qu’il y a immédiatement des œuvres symbolistes ;
– d’autre part celle qu’il y a des œuvres symbolistes immédiatement distinctes des
œuvres impressionnistes ;
– enfin celle qu’il y a une période, une condition et une pensée commune qui permettent de les circonscrire : ce que les hommes de la fin du XIXe siècle ont appelé
la modernité.
Prendre appui sur, et en même temps prendre ses distances par rapport à ces
trois constats, tel est l’objet de cette introduction visant à se forger les outils de
construction et d’interprétation du symbolisme, non dans un discours préalable
à cette construction (et qui chercherait illusoirement, on l’a vu, un outil parfait),
non dans une observation prétendument directe d’une portion de l’histoire de
l’art, mais dans un discours d’emblée constructeur et interprétateur de son objet.
2) Une illusion rétrospective
On sait que dans la première conférence de La Pensée et le mouvant, Bergson
définit ce qu’il appelle « le mouvement rétrograde du vrai 14 ». Cette expression
désigne l’illusion consistant, pour chaque homme ou chaque société, « à créer sa
propre préfiguration dans le passé et une explication de lui-même par ses antécédents ». C’est la position ou la préoccupation d’un individu (singulier ou collectif ) dans le présent, c’est la conscience ou l’intérêt qu’il possède pour lui-même,
qui l’obligent à repérer dans son passé ce qu’il prend illusoirement pour les causes
• 14 – In Œuvres, édition du centenaire, PUF, 1959, p. 1253-1270.
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ou les avant-courriers de ce qu’il est. « Les signes avant-coureurs ne sont donc à
nos yeux des signes que parce nous connaissons maintenant la course, parce que
la course a été effectuée. Ni la course, ni sa direction, ni par conséquent son terme
n’étaient donnés quand ces faits se produisaient : donc ces faits n’étaient pas encore
des signes. » C’est donc la connaissance de nous-mêmes qui nous plonge dans la
croyance que nous sommes les effets d’un processus passé, que nous héritons d’une
situation ancienne contenant ou enveloppant déjà ce que, aujourd’hui, nous avons
développé et fait advenir. C’est cette connaissance qui nous amène à prendre
conscience de nous-mêmes comme des êtres sous influence en quelque sorte,
comme des êtres portant sur leurs épaules le poids du passé. Or, remarque Bergson,
ce n’est pas tant le passé, comme agent ou comme cause qui nous détermine, nous,
comme patients et comme effets. Au contraire, c’est notre réalité au présent qui
« introduit quelque chose dans le passé » ; c’est nous qui introduisons l’image du
présent se réfléchissant « derrière elle dans le passé indéfini 15 ». Ainsi, en nous
créant et nous connaissant nous-mêmes nous créons notre passé, nous créons du
possible comme « le mirage du présent dans le passé », comme quelque chose qui
n’est pas avant le réel selon la pensée commune, mais qui est bien après, une fois
que le réel existe. Significativement, Bergson prend un exemple dans le domaine
de l’histoire de l’art. Il écrit :
« Pour prendre un exemple simple, rien ne nous empêche aujourd’hui de
rattacher le romantisme du XIXe siècle à ce qu’il y avait déjà de romantique
chez les classiques. Mais l’aspect romantique du classicisme ne s’est dégagé
que par l’effet rétroactif du romantisme une fois apparu. S’il n’y avait pas
eu un Rousseau, un Chateaubriand, un Vigny, un Victor Hugo, non seulement on n’aurait jamais aperçu, mais encore il n’y aurait réellement pas
eu de romantisme chez les classiques d’autrefois, car ce romantisme des
classiques ne se réalise que par le découpage, dans leur œuvre, d’un certain
aspect, et la découpure, avec sa forme particulière, n’existait pas plus dans
la littérature classique avant l’apparition du romantisme que n’existe, dans
le nuage qui passe, le dessin amusant qu’un artiste y apercevra en organisant la masse amorphe au gré de sa fantaisie. Le romantisme a opéré rétroactivement sur le classicisme, comme le dessin de l’artiste sur ce nuage 16. »
Ce que dit Bergson du romantisme, il faut le dire du symbolisme. Ce dernier
semble bien n’être que l’effet rétroactif de préoccupations esthétiques ou artistiques qui ont découpé dans la réalité de l’histoire de l’art une figure particulière
qui semble dépendre beaucoup moins des œuvres observables que du point de
• 15 – Ibid., p. 1340.
• 16 – Ibid., p. 1265.
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vue à partir duquel cette observation est faite. Comme je l’ai dit en commençant,
il en va de même de n’importe quel objet naturel ou artificiel qu’une pensée tente
de rendre intelligible : la nature d’un éclairage, le découpage des ombres, la répartition de plans, etc., tout cela dépend partout et évidemment, de la position ou
de la direction de la source lumineuse. Mais ce principe vaut encore plus dans le
domaine de la culture, de l’histoire de l’art ou de la critique d’art dans la mesure
où les œuvres d’art n’existent jamais, jusque dans leur création même, en dehors
d’une très grande épaisseur d’interprétations qu’elles modifient et qui les modifie
en même temps, selon une circularité qui rend les déterminations difficiles et particulièrement mouvantes. Plus que tout autre objet, l’objet esthétique, parce qu’il
dérive d’une subjectivité, parce qu’il s’insère dans une histoire, parce qu’il est un
monde de significations susceptible d’interprétations diverses, l’objet esthétique
donc, se laisse incessamment modifier et fait dépendre son existence même de discours interprétatifs qui la rattachent à telle ou telle catégorie ou l’inscrivent dans
une histoire. Or cette histoire, pour être plus bergsonien que Bergson, est une
série sans fin de rétroactions, et même de rétroactions de rétroactions, interdisant
la considération d’un degré zéro d’interprétation, la détermination d’un moment
primitif où un spectateur découvrirait « naïvement » une œuvre, la fixation de la
matérialité même d’une œuvre d’art qui doit être restaurée sans que l’on sache très
bien jusqu’où ni de quelle manière puisque la restauration est une rétroaction
in concreto et pas seulement in abstracto comme l’est une connaissance. Tout cela
vaut pour toutes les œuvres, pour toutes les « écoles » ou tous les « styles » comme
le romantisme dont parle Bergson. Cela vaut à mon sens encore plus pour le
symbolisme.
D’abord, parce que le terme a été appliqué rétrospectivement par des critiques
à des artistes qui se sont, sans réelle résistance, laissés appeler symbolistes dans la
mesure où ils y voyaient un moyen commode de se distinguer des artistes réalistes,
naturalistes ou académiques. Les critiques en question sont essentiellement Jean
Moréas (c’est lui qui impose le mot après ceux de « décadisme » ou de « décadentisme ») dans son Manifeste du symbolisme de septembre 1886, G.-Albert Aurier
dans Le Symbolisme en peinture (Mercure de France, mars 1891), Remy de
Gourmont dans son article « Symbolisme » paru dans la Revue blanche en
juin 1892, et un peu plus tard, Gustave Kahn dans Symbolistes et décadents (édition Meissein, 1902), Charles Morice dans La Littérature de tout-à-l’heure (édition Perrin, 1902) et Albert Mockel dans Propos de littérature (Paris, Librairie de
l’art indépendant, 1894) ou Stéphane Mallarmé. Un héros (Mercure de France,
1899). Tous considèrent Baudelaire (1821-1867) comme le père du symbolisme,
Mallarmé (1842-1898) pour la poésie, Paul Gauguin (1848-1903) ou Gustave
Moreau (1826-1898) pour la peinture, comme ses maîtres. Phénomène essen-
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tiellement critique, le symbolisme a été construit autour de 1890 par une nouvelle génération de jeunes auteurs 17 et pour des motifs qui apparaissaient déjà,
aux artistes enrôlés sous leur bannière, comme extérieurs ou inutiles à leur art.
Quels sont ces motifs, et quelle est leur nature ? C’est ce qu’il faudra préciser plus
tard. Mais il faut noter tout de suite que le symbolisme semble n’être, dès l’origine, qu’un effet d’interprétation critique.
3) Impressionnisme et symbolisme
La seconde raison pour laquelle il faut pratiquer, sur le symbolisme, l’épochè
du symbolisme lui-même, c’est la trop grande évidence de sa distinction d’avec
l’impressionnisme. L’impressionnisme semble présenter une unité plus facile à cerner du fait qu’il s’est constitué en rupture avec la peinture officielle, traditionnelle,
conventionnelle et académique. L’impressionnisme est une peinture de « refusés »
et « d’indépendants » : quant à sa reconnaissance officielle, quant au sujet de la
peinture qui fuit l’histoire, l’allégorie, le religieux, enfin et surtout quant à la
manière (peinture en plein air, technique de la touche colorée « simple, fraîche,
légèrement posée » comme dit Mallarmé 18, qui abolit le dessin et engendre une
esthétique « atmosphérique » de l’esquisse ou du non finito). L’impressionnisme
de Manet, Monet, Pissarro, Sisley, Degas, Morisot, Whistler s’est pensé lui-même
comme un groupe sinon une école (cf. les huit expositions collectives de 1874 à
1886) dans sa volonté de peindre, non l’idéal universel, mais au contraire la particularité des choses et des effets de ces choses sur l’esprit qui en est, en conséquence, tout impressionné. Que Manet alors expose Le Déjeuner sur l’herbe au
Salon des refusés de 1863 au moment même où Alexandre Cabanel présente sa
Naissance de Vénus (qui sera d’ailleurs achetée par Napoléon III) au Salon officiel,
et il s’ensuit le scandale que l’on sait, et que Manet reproduit en 1865 avec la présentation de son Olympia. Car Manet ne fait pas seulement que représenter l’individuel : dans Le Déjeuner sur l’herbe il réinterprète le Concert champêtre de
Giorgione et Le Jugement de Pâris de M.-A. Raimondi ; dans l’Olympia il réinterprète la Vénus du Titien. Il va donc, non du réel particulier à l’idéal, comme on
le fait dans la peinture classique et académique, mais de l’idéal au réel particulier.
L’idéal se trouve alors violemment et scandaleusement subverti dans une peinture
qui est apparue comme une provocation et comme une parodie parce qu’elle se
moque de son sujet et de ses modèles historiques pour mieux s’intéresser à elle• 17 – Moréas (1856-1910); Aurier (1865-1892); Remy de Gourmont (1858-1915); Kahn (18591936) ; Morice (1860-1919) ; Mockel (1866-1945).
• 18 – « Les Impressionnistes et Edouard Manet », paru en anglais le 30 septembre 1876 dans The
Art Monthly Review. In Écrits sur l’art, édition Michel Draguet, Garnier Flammarion, 1998, p. 314.
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même. À elle-même, c’est-à-dire à sa nature propre de tableau et de surface peinte,
sans la profondeur de la perspective artificielle ou du modelé 19. Cette interprétation de l’impressionnisme sera celle de Baudelaire et de Mallarmé. De Baudelaire
dont on connaît la formule oxymorique qu’il envoya à Manet lui-même dans une
lettre datée du 11 mai 1865 : « … vous n’êtes que le premier dans la décrépitude de
votre art ». Le premier certes, mais le premier dans un art qui n’est plus soumis
« au gouvernement de l’imagination 20 », cette faculté « cardinale » qui sert à
Baudelaire de « pierre de touche » dans ses évaluations critiques du Salon de 1859
principalement. La peinture manetienne n’est pas celle d’un visionnaire. Elle est
celle d’un voyant qui en reste à ce qui est. Telle est également la thèse de Mallarmé
mais, cette fois-ci, tirée en un sens pleinement positif.
« M. Manet, pour une Académie […] est […] un danger. La simplification, apportée par son regard de voyant, tant il est positif ! à certains procédés de la peinture dont le tort principal est de voiler l’origine de cet art
fait d’onguents et de couleurs, peut tenter les sots séduits par une apparence de facilité 21. »
Manet et l’impressionnisme qui suit, c’est donc la peinture pure : en sa matérialité faite d’onguents et de couleurs ; en son principe qui est celui de voir la
nature ; en son lieu propre qui est ce qui existe ici et non ce qui pourrait exister
ailleurs ou au-delà. Manet, dit Mallarmé : « L’œil, une main 22… » C’est dans l’immédiateté que l’Olympia montre « pour la première fois au public une nudité, non
le nu conventionnel de la tradition 23 ». C’est dans l’immanence que l’impressionnisme fuit ce que Mallarmé appelle les « magnificences allégoriques » qui sont
celles du symbolisme de Puvis de Chavannes ou de Gustave Moreau et qui ne
peuvent être interprétées que par la présupposition de dualismes tels que ceux de
l’esprit et de la matière, de l’être et de l’apparence, de l’idéal et du réel, de l’ici et
de l’au-delà. On voit donc que l’impressionnisme peut être pensé assez facilement
comme un style relativement homogène parce que né d’une rupture avec l’ordre
ancien de la peinture, c’est-à-dire de ce que Mallarmé appelle, à plusieurs reprises
dans ses textes sur Manet, « une crise 24 ».
• 19 – Voir Antoine Compagnon, Les Cinq Paradoxes de la modernité, Seuil, 1990, p. 38 sqq.
• 20 – Salon de 1859, in Œuvres complètes, Bibl. de la Pléiade, Gallimard, 1976, t. 2, p. 623. C’est
cette édition due à Claude Pichois que j’utilise dans l’ensemble de ce livre.
• 21 – Le Jury de peinture pour 1874 et M. Manet, in Œuvres complètes, Bibl. de la Pléiade, édition
Mondor et Jean-Aubry, Gallimard, 1945, p. 696. C’est cette édition que j’utilise pour tous les
textes de Mallarmé, sauf pour les lettres et pour l’article « Les Impressionnistes et Edouard Manet ».
• 22 – Edouard Manet, Quelques médaillons et portraits en pied, op. cit., p. 532.
• 23 – « Les Impressionnistes et Edouard Manet », op. cit., p. 310. C’est moi qui souligne.
• 24 – Ibid., p. 308, p. 323.
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Pourtant quand l’histoire de l’art, comme celle de Pierre Francastel par exemple,
regarde de plus près l’impressionnisme, il lui semble qu’il n’instaure pas une rupture aussi radicale qu’il paraît à Mallarmé et à nous qui sommes redevables de sa
lecture. Par contrecoup, c’est la distinction entre l’impressionnisme et le symbolisme qui semble aussi problématique. La thèse du livre de Francastel 25 consiste
en effet à montrer que l’unité et la nouveauté de l’impressionnisme ne sont pas
d’ordre technique ou doctrinal. Condamnant l’idée même d’école, Francastel relie
la lecture de l’impressionnisme et celle du symbolisme sous la considération commune qu’ils « ne sont pas une période de la vie des styles, mais un témoignage sur
une époque unique de la vie des hommes 26 ». Sous bien des aspects 27, il y a donc
du symbolisme dans l’impressionnisme (dans les Nymphéas de Monet par exemple,
dans un certain Degas, ou un certain Cézanne aussi qui relisait sans cesse et
Baudelaire et Flaubert) et de l’impressionnisme dans le symbolisme, essentiellement
par la volonté de ce dernier de créer un art subjectif. Pour cet art, la vision particulière liée à un tempérament importe plus que l’objet vu, et les exigences de l’idéal
classique sont remplacées par celles de faire coïncider, au sein de l’impression et
de l’émotion artistique, l’extrême particularité de la vision avec son universalité
primitive ou originelle. Mais dira-t-on, prétendre qu’il y a du symbolisme dans
l’impressionnisme et de l’impressionnisme dans le symbolisme, c’est justement
présupposer l’unité distinctive de ces deux mouvements alors que c’est cette unité
et cette distinction qui sont problématiques. En fait, on peut constater que très
tôt dans le XXe siècle, les critiques et les historiens de l’impressionnisme et du symbolisme ont eu conscience du caractère conventionnel, arbitraire et extérieur des
deux termes qu’ils utilisaient. Ainsi Gustave Geffroy pour l’impressionnisme :
« Les mots et les étiquettes importent peu sans doute, ne servent qu’à fixer
des dates, qu’à signifier des groupements, mais leur durée prend une signification historique. Ici derrière le mot [impressionnisme], il y a une œuvre,
il y a un peintre, il y a un poète, qui font songer, non à une école, mais à
la nature éternelle, toujours fraîche, imprévue, renouvelée 28. »
Ainsi André Barre pour le symbolisme. Dans son livre de 1911, il cite la formule suivante due à Adolphe Retté (La Plume, n° 68, février 1892) :
« Si l’on interrogeait séparément les poètes dits symbolistes, il est à croire
qu’on obtiendrait autant de définitions qu’il y aurait d’individus interro• 25 – L’Impressionnisme, coll. « Bibliothèque Médiations », Éditions Gonthier-Denoël, 1974.
• 26 – Ibid., p. 93.
• 27 – Gustave Geffroy, in Monet, sa vie, son œuvre, Éditions Crès et Cie, 1922, rééd. en un volume,
Macula, 1980, chap. 30 et 37.
• 28 – Ibid., chap. 30, p. 402.
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gés. […] Pour nous, nous ne considérons le terme de symbolisme que
comme une étiquette désignant les poètes idéalistes de notre génération.
C’est une épithète commode et rien de plus 29. »
Tout se passe donc comme s’il n’existait qu’une seule réalité artistique, celle du
dernier quart du XIXe siècle, réagissant contre l’académisme d’une part et le naturalisme d’autre part, réalité artistique qui pose les problèmes esthétiques à peu
près dans les mêmes termes (on le verra, ce sont ceux de l’expression, de l’impression, de l’émotion et de leur paradoxale vérité), et qui trouve deux solutions
différentes mais compatibles et solidaires ; ou plutôt qui trouve deux modalités
d’une même solution, deux aspects d’une même esthétique de l’immédiateté où
l’idée et l’impression cherchent à se confondre 30 au sein d’un dualisme tentant,
plus ou moins adéquatement et difficilement, à se dépasser.
Quand Proust achève vers 1919 À la recherche du temps perdu et qu’il invente
à la fin d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs la fameuse œuvre du peintre Elstir,
n’est-ce pas cette thèse qu’il entend, de manière littéraire, nous faire comprendre ?
L’œuvre d’Elstir comporte en effet deux « manières 31 ». La première est la « manière
mythologique » qui est explicitement rattachée au symbolisme de Gustave
Moreau 32. La seconde est la manière impressionniste ressemblant fort à celle de
Claude Monet. Entre les deux s’intercale une manière transitoire, celle du japonisme dont on sait comment il marqua réellement l’ensemble de la peinture française de Manet à Gauguin. Or tout l’effort littéraire de Proust consiste à montrer
la communauté de ces trois manières, cette communauté qui lui apparaît de façon
romanesque devant le personnage de Madame Elstir. L’œuvre d’Elstir est la métaphore de l’unité et de la dualité de l’impressionnisme et du symbolisme, de leur
interpénétration. Ainsi ce que cherche Proust, c’est à tisser, entre les deux attitudes
esthétiques jumelles, une relation qui est elle-même métaphorique, une relation
de passage réciproque bien sensible dans le texte suivant :
« C’était un grand peintre […], mais comme beaucoup d’artistes de notre
temps, peut-être trop homme de goût en même temps, trop amateur
d’œuvres d’art qui l’avaient successivement impressionné et orienté dans
des recherches différentes jusqu’à lui faire diverses “manières” successives,
et même dans la dernière, celle de maintenant où il avait sacrifié toutes ses
plus chères idolâtries d’autrefois, où il ne peignait plus que le réel, paysages
• 29 – Le Symbolisme, Jouve et Cie Éditeurs, 1911, p. 100.
• 30 – Voir Richard Shiff, Cézanne et la fin de l’impressionnisme, trad. fr., Flammarion, 1995.
• 31 – À l’ombre des jeunes filles en fleurs, édition Jean-Yves Tadié, Bibl. de la Pléiade, Gallimard,
1988, t. 2, p. 191.
• 32 – Esquisse LVI pour À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Bibl. de la Pléiade, Gallimard, 1988,
t. 2, p. 968 et 969.
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et portraits, donnant peut-être tout de même à la nature et aux êtres quelque
chose de trop “artiste” dans sa plus profonde vérité, ajoutant à sa plus belle,
à sa plus vivante marine un suprême clignement, une harmonie trop subtile qui semblait donner à la mer et au ciel une délicatesse, une intention
de raffiné 33. »
Il y a donc du surplus dans le symbolisme et ce surplus amène à penser l’impressionnisme comme un symbolisme « sans scène mythologique, sans œuvre d’art
ou de curiosité ajoutée ». Il y a un manque dans l’impressionnisme, dans celui de
Monet ou de Manet au sein duquel Elstir avait « l’impression d’une nature désintellectualisée, déshabillée de ses symboles, nue, crue, commune 34 ». Et ce manque
amène à penser symétriquement le symbolisme comme un impressionnisme pourtant capable « d’initier à une vie mystérieuse ». Les tableaux du peintre de Balbec
apparaissent alors comme idéaux parce qu’ils sont la métaphore du lien de réciprocité entre symbolisme et impressionnisme. Or, ils sont cette métaphore, parce
qu’ils sont justement en eux-mêmes métaphoriques :
« Ses peintures étaient donc des sortes de métaphores qui montraient une
chose avec des qualités dont le plaisir qu’elles faisaient appartenait plutôt
au plaisir que donne une autre chose, mais de ces métaphores qui expriment l’essence de l’impression qu’une chose produit, essence qui reste impénétrable pour nous tant que le génie ne nous l’a pas dévoilée 35. »
La réussite d’Elstir c’est ainsi, dans un tableau représentant le port de Carquethuit
par exemple, d’avoir « préparé l’esprit du spectateur en n’employant pour la petite
ville que des termes marins, et que des termes urbains pour la mer 36 ». Alors, dans
son tableau, « on sentait s’ébaucher […] les natures mêlées du rocher, du nuage ou
du reflet » ; on sentait « ce qui s’est passé en vous quand vous voyez un bateau au
loin ou une embouchure dans un pays accidenté, une impression que vous avez
épousée et refoulée, on s’écriait devant la vérité de sa peinture précisément à cause
de l’illusion représentée 37 ». Peindre une impression pour Proust et pour Elstir,
c’est peindre les sensations avant que l’intelligence raisonnante et calculante ne s’en
mêle pour produire des représentations délimitées, et de ce fait, déterminées. Peindre
une impression, c’est peindre les correspondances, les analogies, les mouvements
entre les sensations avant que la représentation n’oublie ce sur quoi elle a travaillé
pour se produire : ce sur quoi, c’est-à-dire ce monde si indistinct et si moutonnant
• 33 – Ibid., p. 968.
• 34 – Ibid., p. 970.
• 35 – Ibid., p. 974.
• 36 – À l’ombre des jeunes filles…, op. cit., p. 192.
• 37 – Esquisse LVI, op. cit., p. 972.
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« […] qu’on unit ensemble cette moitié de la rivière et ces terres, soit que
ce soit la rivière qui tire l’eau à elle et la fasse eau, soit que ce soit la terre
qui fasse champ cette eau, si bien qu’on voit l’estuaire soit deux fois moins
large soit deux fois plus qu’il n’est, où le soir un chaland tout plat, étroit,
mou, traîne au ras de l’eau comme un vieux manteau tandis que sur la rive
dont le brouillard, pareil à une inondation fait comme une extension du
flanc, une fille de pêcheur au visage antique, au regard enfantin, toujours
la femme qu’il peignait, dessine si avant dans l’eau son svelte profil, sa voile
repliée tenue comme un caducée, qu’on se demande si ce n’est pas quelque
créature mythologique qui flotte dans l’eau 38 ».
On ne saurait mieux indiquer la solidarité de l’impressionnisme et du symbolisme dans ce projet de saisir une impression contre une représentation, de produire une suggestion contre une notation, de ramener la pensée à son origine
inconsciente où la distinction entre le sujet et l’objet n’avait pas encore d’existence. Pour Proust, le symbolisme et l’impressionnisme sont plus que des étiquettes
commodes ; ils sont deux modes d’expression artistique, deux pôles théoriques qui
structurent l’art et la pensée de l’art à la fin du XIXe siècle et qui ont, non la stabilité et les contours d’une chose, d’une école, d’un style, d’une période historique, mais au contraire le mouvement d’un vecteur, la puissance de structuration
et d’attraction d’une fonction. Ceci explique quatre points :
– d’abord, le fait que les historiens d’art puissent considérer le symbolisme comme
faisant partie de l’impressionnisme sous la forme d’un post-impressionnisme dans
lequel le souci pour la poésie, la musique et la métaphysique marque le symbolisme, alors que l’aspect proprement pictural et scientifique marque l’impressionnisme strict ;
– qu’à vouloir penser le symbolisme non comme un pôle théorique mais plutôt
comme un style ou un groupe artistique historiquement situés, on se condamne
à parler vaguement « d’univers symboliste 39 » ou de « génération symboliste 40 » ;
– qu’un auteur comme Mallarmé, ami intime de Manet, qui s’est intéressé quasiment exclusivement à l’impressionnisme de Manet, de Whistler (dont on dit
qu’il est le modèle le plus plausible du Elstir de Proust) et de Morisot, puisse être
pourtant aussi considéré, par la génération des artistes des années 1880-1890 ainsi
que par nous aujourd’hui, comme le plus grand théoricien du symbolisme en tant
qu’art et esthétique de la suggestion ou de l’évocation d’un « objet tu, par des mots
allusifs, jamais directs se réduisant à du silence égal 41… » ;
• 38 – Ibid., p. 973.
• 39 – Titre de l’ouvrage de José Pierre, Somogy, 1991.
• 40 – Titre de l’ouvrage de Pierre-Louis Mathieu, Skira, 1990.
• 41 – Mallarmé, Magie, op. cit., p. 400.
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– qu’une fois encore le symbolisme soit une construction théorique et rétrospective (rappelons que Proust est né en 1871) : ce qui rétroagit sur Baudelaire, sur
Mallarmé, sur Moreau ou sur Gauguin c’est la vision que nous nous faisons, et
qu’ils ont faite aussi 42, de ce qui est devenu depuis un siècle, un poncif, le poncif
de la modernité.
4) Symbolisme et modernité
Il me paraît ainsi nécessaire de penser le troisième cercle (ou la troisième évidence) que j’avais présenté plus haut et qui est le cercle, le plus large et le plus
dangereux aussi, de la modernité. Cercle le plus large et le plus dangereux puisque
d’un côté et conformément à la thèse baudelairienne et flaubertienne, le lieu commun de la modernité est à la fois vrai et « bête », et que d’un autre côté il engage
de manière très complexe une conception de la culture et du moment historique
où elle se pense. En quoi consiste donc ce poncif de la modernité qui fournit à la
culture des générations ultérieures à Baudelaire le moyen de penser leur nature et
leur origine ? Avant de répondre, disons ce que Baudelaire et Flaubert entendent
par « poncif ».
« Créer un poncif, c’est le génie. Je dois créer un poncif » disait Baudelaire 43
dans ses Fusées publiées de façon posthume en 1887. En créant la notion de modernité sur un mode d’ailleurs peu assuré et prudent qui contraste singulièrement
avec l’inflation dont le terme est aujourd’hui la victime 44, le génie baudelairien
engendra bien un poncif dans sa double dimension contradictoire (sensible aussi
chez Flaubert) conforme en cela à la contradiction même de la modernité. Un
poncif est en effet à la fois un obstacle à la pensée et une perfection de la pensée.
Un obstacle d’abord comme dans le Salon de 1846 : « Il y a dans la vie et dans la
nature des choses et des êtres poncifs, c’est-à-dire qui sont le résumé des idées vulgaires et banales qu’on se fait de ces choses et de ces êtres : aussi les grands artistes
en ont horreur. Tout ce qui est conventionnel et traditionnel relève du chic et du
poncif 45. » Le poncif est bien une idée reçue telle que Flaubert la concevait aussi
à la même époque dans un « style poussé à outrance, à fusées 46 » ; elle est une idée
• 42 – Sur cette circularité voir Jerrold Levinson, L’Art, la musique et l’histoire, Éd. de l’Éclat, 1998,
chap. 4, p. 114 sqq.
• 43 – Fusées, frag. 20, op. cit., t. 1, p. 662.
• 44 – Le Peintre de la vie moderne, in Œuvres complètes, Bibl. de la Pléiade, Gallimard, 1976, t. 2,
p. 694.
• 45 – Salon de 1846, op. cit., t. 2, p. 468.
• 46 – Lettre à Louise Colet du 17 décembre 1852, in Correspondance, Bibl. de la Pléiade, Gallimard,
1980, t. 2, p. 208.
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chic, une bêtise, répétée par le « premier venu 47 ». Mais le poncif est aussi le lieu
commun d’une pensée indubitable et universellement partageable ; une pensée où
gît « la profondeur immense de la pensée » en une véritable « Religion Universelle 48 ». Ce sont ces deux faces du poncif comme « lieu de rencontre de la
foule, le rendez-vous public de l’éloquence » qui rassemblèrent Baudelaire et
Flaubert par-delà leurs mésaventures judiciaires de 1857. Ce sont ces deux faces
que le poncif de la modernité semble posséder.
Qu’est-ce donc que la modernité ?
a) Le choc de l’éternel et du transitoire
Comme on sait, Baudelaire l’a définie, célèbrement et de manière ambiguë,
dans Le Peintre de la vie moderne. D’une part, « la modernité, c’est le transitoire,
le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable 49 ». Mais, d’autre part et quelques lignes plus haut, Baudelaire fait s’entrechoquer les deux moitiés de l’art, afin que la modernité ne soit plus seulement
une partie de la beauté, mais son ensemble scindé et contradictoire : « Il s’agit
pour lui [Constantin Guys], de dégager de la mode ce qu’elle peut contenir de
poétique dans l’historique, de tirer l’éternel du transitoire. » La modernité est ainsi
et en même temps, le transitoire de l’événement ou de l’apparence coupé de l’éternel du poétique et de l’essence ; elle est aussi la continuité, voire la fusion de l’éternel avec le transitoire dont on ne saurait se passer sans tomber « forcément dans
le vide d’une beauté abstraite et indéfinissable ». C’est la coupure et la fusion de
ce qui a été précédemment coupé que Baudelaire aperçoit par exemple dans le
Marat assassiné de David 50. Et c’est par cette ambiguïté au sein de laquelle
Baudelaire maintient et résorbe la distinction platonicienne de l’essence et de l’apparence, que l’auteur des Petits poèmes en prose circonscrit le problème esthétique
général que l’art de la fin du XIXe siècle reprendra à son compte pour se penser luimême.
b) L’impression individuelle
L’opposition entre l’éternel et le transitoire (le surgissement de l’éternel dans
et par le transitoire, leur « choc » comme le dira Walter Benjamin) permet de penser la distinction entre l’impressionnisme, tiré du côté de la contingence ou de la
labilité de la sensation, et le symbolisme tiré du côté du mythe. Elle permet aussi
• 47 – Baudelaire, Mon cœur mis à nu, frag. 2, op. cit., t. 1, p. 676. Voir l’ouvrage de Pierre Pachet,
Le Premier Venu, Denoël, 1976, p. 7 et 8.
• 48 – Mon cœur mis à nu, frag. 56, op. cit., t. 1, p. 696.
• 49 – Le Peintre de la vie moderne, op. cit., p. 695.
• 50 – Le Musée du Bazar Bonne-Nouvelle (1846), op. cit., t. 2, p. 409.
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de penser la tension à l’intérieur même de l’œuvre impressionniste et symboliste
entre la fugacité de la vision, et la vérité universelle ou éternelle que cette fugacité
contient paradoxalement. C’est le point de vue de cette tension (qui est celle de
l’impression où le plus immédiatement psychologique est le plus fondamentalement spirituel), que l’on a vu à l’œuvre chez Proust, qui permet bien de considérer comme solidaires le symbolisme et l’impressionnisme. C’est ce point de vue
qui permet également de circonscrire la beauté moderne comme étant « toujours
bizarre 51 » et de définir pour l’art moderne un nouvel idéal valant pour le symbolisme comme pour l’impressionnisme : l’idéal, ce n’est plus cette forme stylisée, simplifiée, et abstraite des imperfections ou particularités des individus singuliers ; l’idéal moderne à l’opposé de l’idéal classique « n’est pas cette chose vague,
ce rêve ennuyeux et impalpable qui nage au plafond des académies ; […] c’est l’individu redressé par l’individu, reconstruit et rendu par le pinceau ou le ciseau à
l’éclatante vérité de son harmonie native 52 ». Ce n’est donc pas en échappant à la
subjectivité des sensations et des émotions que l’idéal se construit; c’est au contraire
en creusant cette subjectivité pour aller au plus profond, au plus immédiat et au
plus particulier que, « bizarrement » pour reprendre le mot de Baudelaire, se
découvre ce qui est le plus objectif et le plus universel : la vérité de l’art, son nouvel idéal, son idéal moderne n’étant jamais le fruit d’un travail d’abstraction mais
au contraire et toujours le fruit d’un travail d’imagination.
c) L’expression du présent
On voit bien alors comment ce que l’on entend par modernité depuis
Baudelaire, c’est essentiellement l’abandon en art de toutes les traditions, de toutes
les conventions et de toutes les règles qui entravaient la subjectivité de l’artiste et
qui intercalaient, entre son expression individuelle et l’universalité ou la vérité de
cette expression, un ensemble de médiations ou de constructions. La modernité
est la double subversion de ce qu’on entend habituellement en art par objectivité
et subjectivité, réalisme et idéalisme 53. Cette double subversion commune au symbolisme et à l’impressionnisme apparaît comme la condition de leur lutte contre
l’académisme attaché, selon eux, à la représentation stéréotypée d’un contenu et
d’un sujet obligés (mythologiques le plus souvent), préalables à leur représentation. C’est donc bien, comme le voulait Baudelaire, dans le présent nécessairement
passager et précaire, que se tient la modernité. Ce présent est quadruple. Il est
celui des choses concrètes, celui des objets de notre contemporanéité urbaine et
• 51 – Exposition universelle de 1855, op. cit., t. 2, p. 578.
• 52 – Salon de 1846, op. cit., t. 2, p. 456.
• 53 – Cf. Bergson, Le Rire (paru en trois articles en février et mars 1899), in Œuvres, PUF, 1959,
p. 462.
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industrielle, celui de la sensation ou de l’impression individuelles que doit exprimer l’artiste devant les choses, celui de l’œuvre d’art elle-même qui, libre et autonome désormais, représente moins les choses concrètes, qu’elle n’exprime d’une
manière individuelle ou nouvelle les sensations et les impressions que ces choses
produisent sur l’artiste. Le présent de l’œuvre moderne, en dehors duquel il n’y a
rien, pas même l’éternité ni la poésie, est celui des effets des choses sur l’esprit de
l’artiste, effets que l’artiste doit noter (plus que représenter) avec la conviction
qu’il n’existe rien en dehors de ces effets passagers. Ces effets constituent le sens
à la fois de la réalité et de l’œuvre, dans la mesure où la réalité comme l’œuvre
n’existent pas en dehors des effets que la première produit sur la seconde, et que
la seconde note. « Dans ces conditions, il n’y a que des effets de sens et le sens luimême est purement et simplement un effet 54. » C’est ce qui se dégage de ce que
dira l’un des premiers théoriciens de l’impressionnisme, Jules Antoine Castagnary :
« Ils sont impressionnistes en ce sens qu’ils rendent non le paysage, mais la
sensation produite par le paysage 55. »
C’est aussi ce que formulera Mallarmé : « Peindre, non la chose mais l’effet qu’elle
produit. » Et le poète continue : « Le vers ne doit donc pas, là, se composer de
mots, mais d’intentions, et toutes les paroles s’effacer devant la sensation 56. » Si
la chose s’efface derrière ses effets, l’œuvre elle-même s’efface derrière ses intentions afin qu’il ne reste plus que du sens naissant, des formes imparfaites ou mouvantes contrastant avec la fixité, le fini et l’impeccabilité des structures parnassiennes ou académiques.
d) L’héroïsme de la décadence
On découvre bien alors que la modernité, de Baudelaire à Mallarmé, est non
seulement l’affirmation du seul présent de la sensation ou de l’œuvre, mais qu’en
conséquence, elle est l’affirmation d’une métamorphose de l’œuvre transformée
en velléités, en esquisses passagères, en miroitements d’images jamais complètement abouties, pas même dans l’esprit du spectateur ou du lecteur auxquels ce
miroitement est offert. En ce sens, cette esthétique de l’expressivité qui promeut
le présent selon les quatre dimensions susdites, sera solidaire de la conscience
accrue de décrépitude ou de décadence d’un art inquiet, se pensant dans sa propre
impossibilité. Être voué au présent, c’est y être condamné sans pouvoir en sortir,
• 54 – Pierre Campion, Mallarmé, poésie et philosophie, coll. « Philosophies », PUF, 1994, p. 27.
• 55 – « Exposition du boulevard des Capucines : Les impressionnistes », Le Siècle, le 29 avril 1874,
cité par Richard Shiff, Cézanne et la fin de l’impressionnisme, Flammarion, 1995, p. 13.
• 56 – Lettre à Cazalis du 30 octobre 1864. Sauf mention contraire, je me réfère toujours à l’édition (due à Bertrand Marchal) de la correspondance de Mallarmé, coll. « Folio », Gallimard, 1995.
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sans la promesse d’un avenir plus radieux, sans l’espoir d’un moment ou d’un
ailleurs qui soient meilleurs. « L’héroïsme de la vie moderne » comme dit Baudelaire
ou « l’héroïsme du réel » comme dira Cézanne 57 consiste ainsi à assumer cette
contradiction, cette déchirure insurpassable qui fait que le poétique sort du prosaïque et que le prosaïque est le lieu même du poétique. Pour être plus précis, il
faudrait dire que l’héroïsme consiste à extraire volontairement, difficilement et
librement le poétique du prosaïque et à le faire rentrer dans son lieu prosaïque
insurpassable. La vie est moderne certes. Elle passe. Elle se fait le milieu de ruptures et d’émergences de nouveautés. Mais le peintre moderne de la vie moderne
ne doit pas s’abandonner, tel le « flâneur », à cette vie moderne. Au contraire, il
doit « l’héroïser 58 », c’est-à-dire reconnaître le présent sans jamais se laisser aller à
sa pure fugacité (à celle de la mode par exemple), sans l’éterniser purement et simplement non plus (c’est-à-dire l’immobiliser et le sacraliser). C’est dans cet entredeux particulièrement insituable et dangereux que se place l’homme moderne, et
surtout l’homme qui prend une attitude héroïque de modernité. Or pour
Baudelaire, cet homme, c’est le dandy, c’est surtout l’artiste qui se voue à une
« prostitution sacrée 59 », à une religion déchue et négative : une religion de l’art.
e) Mort et résurrection du platonisme
Ce qui frappe dans ces analyses rapides de la théorie baudelairienne de la modernité, c’est la persistance d’un vocabulaire spiritualiste d’origine platonicienne et
la volonté d’en montrer l’insuffisance pour penser la situation esthétique moderne
tout entière articulée autour de la volonté d’expressivité. Il n’est donc pas étonnant que ce soit les symbolistes qui aient insisté sur les textes baudelairiens et nous
aient livré, dès les années 1880, l’héritage d’un Baudelaire symboliste. Car si leurs
professions de foi caricaturalement idéalistes ou platoniciennes 60, leurs références
constantes à l’éternité de l’idéal, de l’azur, du mythe, de l’essence, sont souvent
exprimées, c’est pour mieux produire le contraste et le choc avec leur souci constant
du présent, du concret et de la matérialité indépassable de la vie comme de l’œuvre.
Il y a chez eux, plus que chez les impressionnistes, la volonté de dépasser la tradition artistique et philosophique, mais au sein de l’incapacité à penser autrement,
• 57 – Conversations avec Cézanne, Macula, 1978, p. 126. La formule se poursuit par : « Courbet.
Flaubert. »
• 58 – Voir Michel Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? », in Dits et écrits, Gallimard, 1994,
t. 4, p. 569.
• 59 – Mon cœur mis à nu, frag. 6, op. cit., t. 1, p. 678.
• 60 – Jean Moréas : « La poésie symboliste cherche à vêtir l’Idée d’une forme sensible » (Manifeste
du symbolisme. Figaro littéraire du 18 septembre 1886, in Guy Michaud, Le Message poétique du
symbolisme, Nizet, 1947, p. 725).
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en dehors des cadres de cette tradition. C’est d’ailleurs pourquoi la modernité, si
problématique et aux contradictions si exacerbées au sein du symbolisme à cause
de son intérêt métaphysique et mythologique, se pense comme une décadence.
Elle se pense comme la fin d’un monde parce qu’elle ne possède pas les moyens
d’en penser un nouveau. Aussi reste-t-elle crispée sur ses difficultés et sur les raisons de son impossibilité. Dit autrement, elle ne s’est jamais pensée comme précurseur. Elle ne s’est jamais voulue une avant-garde.
f) De la modernité à la contemporanéité
Même si le terme d’avant-garde est employé, dans le cadre artistique et déjà
comme métaphore militaire, dès 1825 par Saint-Simon 61, la réalité même de
l’avant-garde comme ce qui est en avant, en avance, comme ce qui prépare l’avenir sous les poussées et les préparatifs du présent, n’existe pas pour les artistes qui
nous occupent. Certes Théodore Duret publie en 1885 son ouvrage intitulé
Critique d’avant-garde 62 où il défend la peinture impressionniste. Mais comme
on l’a dit 63, ce n’est pas l’art qui est d’avant-garde, c’est seulement la critique. L’art
est, pour les artistes de la fin du XIXe siècle, de son temps; un art présent et moderne
parce qu’un art du présent. Cet art moderne n’est donc pas encore l’art contemporain qui est conçu par nous, non seulement comme un art actuel, mais aussi
comme un art qui prend place dans un procès historique débordant, par le passé
comme par le futur, son actualité. Car si l’avant-garde détruit le passé pour
construire l’avenir en un processus historique et selon une sorte de religion de
l’avenir, les symbolistes et les impressionnistes se voulurent, eux et uniquement,
de leur temps. Pour Baudelaire l’idée de progrès n’est « qu’un fanal obscur, invention du philosophisme actuel ». Il ne considère son œuvre tout entière qu’au sein
de la solitude morne d’un présent sans passé et sans avenir :
« Quant à moi qui sens quelquefois en moi le ridicule d’un prophète, je
sais que je n’y trouverai jamais la charité d’un médecin. Perdu dans ce vilain
monde, coudoyé par les foules, je suis comme un homme lassé dont l’œil
ne voit en arrière, dans les années profondes, que désabusement et amertume, et devant lui qu’un orage où rien de neuf n’est contenu, ni enseignement ni douleur 64. »
De même pour Mallarmé, qui avait conscience de créer lucidement et difficilement une œuvre pensée par lui comme « une impasse » :
• 61 – Voir Antoine Compagnon, op. cit., p. 50.
• 62 – Charpentier, 1985. Voir la réédition due à Denys Rioux, Ensb-a, 1998.
• 63 – Denys Riout dans sa présentation de l’ouvrage de Duret, op. cit., p. 19.
• 64 – Fusées n° 15, in Fusées, op. cit., t. 1, p. 667.
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« Le suicide ou abstention, ne rien faire, pourquoi? – Unique fois au monde,
parce qu’en raison d’un événement toujours que j’expliquerai, il n’est pas
de Présent, non – un présent n’existe pas… Faute que se déclare la Foule,
faute – de tout. Mal informé celui qui se crierait son propre contemporain,
désertant, usurpant, avec impudence égale, quand du passé cessa et que
tarde un futur ou que les deux se remmêlent perplexement en vue de masquer l’écart. Hors des premiers-Paris chargés de divulguer une fois en le
quotidien néant et inexperts si le fléau mesure sa période à un fragment,
important ou pas, de siècle.
Aussi garde-toi et sois là 65. »
Au jeune « Camarade » qui vient le voir pour lui « confier le besoin d’agir »,
Mallarmé conseille stoïquement d’être là, c’est-à-dire d’être présent. Mais quel est
ce présent dont il dit plus haut qu’il « n’existe pas » ? Le Présent que vise ici
Mallarmé, c’est ce point actuel, et qui manque justement dans les années 1890,
où s’articuleraient le passé et l’avenir en un processus transitoire dont on pourrait
apercevoir le sens c’est-à-dire la signification et la direction. Le Présent, qui n’existe
pas pour Mallarmé, est le point qui permettrait de totaliser le temps parce qu’il
serait, s’il existait, le fruit du passé et l’accoucheur de l’avenir. Or pour lui comme
pour Baudelaire, il n’y a que du présent, c’est-à-dire qu’il « n’est pas de Présent » :
il n’y a que de la rupture, que de la séparation, que de la « crise », que ce que
Mallarmé appelle aussi un « interrègne 66 », à savoir ce suspens, cette épochè en
quoi consiste justement l’époque de la modernité en tant qu’elle n’est pas l’époque
contemporaine : « Mal informé celui qui se crierait son propre contemporain. »
Deux questions alors. La première que pose Mallarmé lui-même et à laquelle
il répond : d’où vient cette absence de totalisation et d’un sens de l’existence ? Quel
est cet événement qui cause cette absence et par lequel l’époque prend conscience
d’elle-même sur un mode purement négatif : « faute de tout » ? Mallarmé déclare :
« On assiste, comme finale d’un siècle, pas ainsi que ce fut dans le dernier,
à des bouleversements ; mais, hors de la place publique, à une inquiétude
du voile dans le temple avec des plis significatifs et un peu sa déchirure 67. »
Dieu vient donc à manquer, ou l’Absolu, ou la Transcendance. Sans arrièremonde garantissant le sens de l’existence et la vérité de nos représentations, artistiques ou pas, le monde moderne et le monde de l’art qui lui correspond, sont des
mondes rompus ou, cela revient au même, des absences de monde, des fins de
monde. Il découle de là un second événement : si Dieu est mort, si l’ordre du monde
• 65 – L’Action restreinte, op. cit., p. 372.
• 66 – Crise de vers, op. cit., p. 365.
• 67 – Ibid., p. 360.
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n’est plus assuré, si enfin l’accord entre le monde et la pensée n’est plus garanti,
alors la représentation elle-même « vient à rompre » : l’esprit n’est ni Dieu ni Je. Le
Je ne peut plus être cette conscience maîtresse de ses pensées car, précise Mallarmé,
« il doit y avoir quelque chose d’occulte au fond de tous, je crois décidément à
quelque chose d’abscons, signifiant fermé et caché, qui habite le commun 68 ».
Deuxième question. À quel moment pourra-t-on se crier son propre contemporain ? À quel moment l’art s’est-il donné les moyens de s’appeler lui-même art
contemporain ? Au moment de l’invention de ce qui s’est pensé immédiatement
comme une avant-garde, comme une nouveauté anticipant et annonçant des progrès futurs. C’est donc dans les années 1910, avec l’invention des avant-gardes,
que l’art contemporain est né. Comme le dit Meyer Schapiro dans son analyse de
l’Armory Show de 1913 :
« Le “contemporain” en art – ou l’art vivant, comme on l’appelait –, ce
n’était pas simplement tout ce qu’on pouvait faire à ce moment-là, puisque
les styles anciens et les nouveaux, les styles imitatifs et les inventifs, se trouvaient à la vue du public ensemble et côte à côte. C’était plutôt le contemporain de sens progressif, celui qui, modifiant l’acquis du passé, ouvrait la
voie à un avenir plus neuf encore. Et ce sentiment d’une poussée continue
du présent conduisait à une révision de l’image du passé 69. »
L’exposition de l’Armory Show est donc un moment de totalisation du temps et
de l’histoire : même si les œuvres avant-gardistes constituent des nouveautés qui
en promettent d’autres tout aussi incroyables et imprévisibles, elles représentent
un présent (le Présent dont parlait Mallarmé) qui relie le passé des œuvres du
XIXe siècle finissant avec le futur des œuvres du XXe commençant. Alors que, pour
Baudelaire ou Mallarmé, la rupture est le propre d’une époque décadente et fragmentée (à tous les points de vue esthétique, philosophique, social, politique 70),
pour l’art contemporain d’avant-garde la rupture devient, non pas une rupture
absolue entraînant un radical pessimisme, mais une rupture conçue comme une
paradoxale modalité de liaison entre les hommes, entre les moments du temps et
entre les œuvres, tous reliés dans leur séparation même. Faire du nouveau était
pour la modernité une exigence et une sorte de damnation ; cela devient, pour
l’avant-garde, une exigence et un salut : comme on l’a dit, cela devient une « tradition du nouveau 71 ».
• 68 – Le Mystère dans les lettres, op. cit., p. 383.
• 69 – « L’introduction de l’art moderne européen aux États-Unis : The Armory Show (1913) »,
in Style, artiste et société, trad. D. Arasse et alii, coll. « TEL », Gallimard, 1982, p. 388.
• 70 – L’individualisme et l’anarchisme sont les faits sociaux et politiques majeurs de la fin du
siècle.
• 71 – Selon le titre de l’ouvrage d’Harold Rosenberg, trad. fr., Minuit, 1962.
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g) Un esthétisme
L’existence est, pour la modernité, appréhendée négativement sur le mode de la
déchirure, de la division, de la crise : un moment critique à tous les sens du terme 72.
À ce titre, elle est l’héritière du romantisme allemand qui voyait déjà, dans le personnage shakespearien d’Hamlet, le symbole de cette solidarité douloureuse et mortifère de « l’âge chimique », selon l’expression de Friedriech Schlegel, qui est l’époque
discordante ou dissolvante de la crise et de la critique 73. La modernité est la
conscience de la division absolue, d’une catastrophe dont la sortie ou le dépassement
demeurent obscurs ou incertains. Cette catastrophe est la double perte de l’absolu
et de la représentation. De l’absolu, c’est-à-dire d’un principe ou d’une pensée qui
surplomberait l’homme et que l’homme aurait à découvrir ou à redécouvrir en ce
qui a toujours été pensé, depuis Platon, comme une réminiscence. De la représentation, c’est-à-dire d’une pensée maîtresse d’elle-même et de ses objets à l’intérieur
de la réflexion, de la conscience ou du sujet. La modernité renonce donc aux deux
moyens traditionnels de penser la vérité : la réminiscence d’une pensée immémoriale 74 et le travail de la réflexion. Ou plutôt, elle maintient contradictoirement,
comme chez Baudelaire et chez Mallarmé, ces deux moyens dans l’acte qui consiste
à les faire jouer l’un contre l’autre. C’est à l’intérieur du sujet lui-même et de ses
représentations que l’homme découvrira l’absolu, c’est-à-dire des significations qu’il
ne maîtrise pas parce que c’est en elles que réside l’être de l’homme, mais qu’il a
cependant librement et réflexivement engendrées sous la forme d’œuvres d’art.
Le terme de symbolisme acquiert alors ici une première pertinence. L’impressionnisme engendre un art du présent des choses comme de l’impression que font
ces choses sur l’artiste. Il tente de ressaisir une pensée immédiate d’avant la représentation ou la réflexion, et qui l’englobe en la rendant possible. Le symbolisme,
attaché lui aussi à ce souci du présent immédiat et à cette volonté de voir uniquement sans considération d’un au-delà, « héroïse » un peu plus l’art impressionniste en le pénétrant d’un souci métaphysique par lequel le présent des impressions est tout plein des significations spirituelles et religieuses. Certes l’absolu
éternel s’est enfui, certes « Dieu est mort » et il n’y a plus de Logos héraclitéen 75
• 72 – Un moment de doute qui oblige à examiner (krinein) ; un moment où se joue la destinée
d’un processus (sens médical) ; un moment de crise (krisis) et de séparation ; un moment où le discours critique va cesser d’être second pour devenir constitutif de l’œuvre d’art qu’elle prétendait
auparavant et seulement évaluer.
• 73 – Lettre à son frère August Wilhelm, citée par Peter Szondi, Poésie et poétique de l’idéalisme
allemand, Gallimard, 1991, p. 97-98.
• 74 – L’expression n’est qu’apparemment contradictoire si l’on prend soin de distinguer, comme
le fait Platon, la réminiscence de la mémoire.
• 75 – Héraclite, frag. 17 (78 Diels-Kranz) : « Le caractère humain n’a pas de raison, le divin en
a » (trad. Marcel Conche, PUF, 1986, p. 81).
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par exemple qui soit le sens du sens. Le sens est au contraire pleinement humain
et il se trouve dans l’immanence des impressions et des pensées humaines. Mais
ces impressions sont considérées en même temps comme des symboles qui s’opposent à la toute-puissance de la réflexion et du sujet. « L’œuvre pure, dit Mallarmé,
implique la disparition élocutoire du poëte, qui cède l’initiative aux mots 76. » Ce
qui signifie que l’artiste crée réflexivement une œuvre dans laquelle la réflexion
va s’abîmer et se perdre dans un absolu coïncidant exactement avec la labilité des
impressions nées du jeu verbal. Ce jeu verbal est le fait du poète qui, au fur et à
mesure du jeu, semble abdiquer sa liberté dans une œuvre d’art qui contient tout,
qui est bien un absolu mais un absolu immanent à elle. L’art est l’absolu ; les apparences mouvantes de l’art sont le seul absolu. C’est pourquoi la première manière
d’Elstir, « la manière mythologique », est le contraire d’un académisme : c’est un
impressionnisme qui est en même temps un symbolisme dans la mesure où la référence mythologique a pour unique fonction de nous indiquer que la seule religion possible, ce n’est pas celle qui est signifiée grâce à l’anecdote figurée sur les
toiles de Gustave Moreau, que la seule croyance possible ce n’est pas celle en ces
êtres monstrueux représentés par les œuvres d’Odilon Redon. La seule religion et
la seule croyance modernes sont celles de l’art non en tant qu’il figure l’éternité
des concepts, mais en tant qu’il note ou suggère des impressions passagères où se
niche le sens mystérieux de l’homme : le sens inconscient et immanent à la
conscience.
Conformément à la thèse de Michel Foucault à la fin des Mots et les choses 77,
la modernité conteste, au moment de la naissance de la psychologie, de la sociologie et de la psychanalyse, le cogito humaniste. La manière impressionniste consiste
à remonter à l’expérience immédiate, et c’est la raison pour laquelle ses modèles
philosophiques seraient plutôt ceux de la psychologie scientifique et du bergsonisme. La manière symboliste (jumelle, on l’a dit) consiste plutôt à pervertir le
cogito en l’immergeant dans les apparences de l’art d’une part, et en faisant de l’absolu le processus inconscient et impersonnel d’une pensée qui déborde la conscience
personnelle d’autre part 78. Le pessimisme symboliste s’alimente alors à la philosophie schopenhauerienne ; et la découverte de la pensée comme à la fois impersonnelle et personnelle 79, hégélienne. On a donc ici une sorte de constellation philosophique que les symbolistes vont faire jouer à leur gré (au gré aussi de leurs
contresens) pour produire, à l’intérieur de ce syncrétisme philosophique, leur ima• 76 – Crise de vers, op. cit., p. 366.
• 77 – Gallimard, 1966, p. 394 sqq. Voir aussi au chap. IX, § 5, p. 335.
• 78 – Laurent Jenny note à cet égard la marque de la philosophie de Bergson sur le symbolisme
d’un Tancrède de Visan par exemple. Voir La Fin de l’intériorité, PUF, 2002, p. 22 sqq.
• 79 – Un « universel-singulier ».
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ginaire et un rêve : le rêve d’une conception absolument spéculative 80 et religieuse
de l’art, et que l’on peut appeler un radical esthétisme.
Par ce terme il faut entendre : l’idée selon laquelle l’art est l’instrument de connaissance privilégié des réalités fondamentales ; la conviction que, non seulement l’art
est un instrument spirituel et métaphysique, mais qu’il est aussi le moyen de résoudre
les problèmes sociaux et politiques des hommes, ainsi que le moyen de poser la
totalité des questions concernant l’existence humaine; la doctrine enfin, de la fusion
de l’art et de la vie par laquelle, si tout se condense dans une œuvre d’art, l’œuvre
d’art en retour se dilate aux dimensions mêmes du réel. L’esthétisme rêve ainsi d’un
art total, et d’une œuvre de toutes les œuvres qui soit le chiffre de tout :
« Tant on n’échappe pas, sitôt entré dans l’art, sous quelque de ses cieux
qu’il plaise de s’établir, à l’inéluctable Mythe : aussi bien vaut-il peut-être
commencer par savoir cela et y employer la merveille de trésors, qu’ils soient
documentaires ou de pure divination »
déclare Mallarmé 81. Promotion inouïe et exorbitante de l’art, l’esthétisme moderne
relève en même temps, et par là même, d’une conscience malheureuse. Car la
volonté de produire une œuvre d’art qui tienne lieu de philosophie, de science,
de religion, de politique, etc., s’accompagne d’une critique de toutes ces instances
ramenées aux images de l’art. Or celles-ci ne sauraient renvoyer à un modèle extérieur réel dans la mesure où elles ont complètement assimilé et le monde et les
domaines de connaissance du monde ou d’action sur lui. Ces images de l’art qui
contiennent tout ne peuvent donc le faire qu’en détruisant ce qu’elles contiennent et qu’en se détruisant elles-mêmes comme images. Car qu’est-ce qu’une image
qui ne renvoie à rien d’autre qu’elle-même ? Une apparence certes, mais une apparence d’un type particulier, une apparence d’apparence, bref un simulacre qui n’est
pas essentiellement une apparence si infiniment dégradée que l’essence y devient
inaccessible, mais une image d’un nouveau type (un type moderne) qui subvertit
et renverse la distinction platonicienne du modèle éternel et de la copie transitoire. Parce que le simulacre, situé par-delà l’opposition du modèle et de la copie,
possède une force qu’il ne détient que de lui-même, l’esthétisme assoit le règne
d’un art tout-puissant. Or ce règne est paradoxalement celui de l’inconsistance
des simulacres qu’il promeut au niveau d’un absolu : celui du symbole, englobant
et mystérieux, qui n’est que « le songe d’une ombre » pour paraphraser Pindare 82,
• 80 – « Conception spéculative de l’art » est l’expression qu’emploie Jean-Marie Schaeffer dans
L’Art de l’âge moderne, Gallimard, 1992.
• 81 – Crayonné au théâtre, op. cit., p. 345.
• 82 – Huitième Pythique, trad. Brasillach, Anthologie de la poésie grecque, Club des libraires de
France, 1955, vol. 1, p. 254.
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ou pour dire avec Edgar Poe traduit par Mallarmé, « un rêve dans un rêve 83 ».
Ainsi la modernité symboliste est-elle engagée dans une double rhétorique platonicienne dont les deux faces, toujours présentes l’une à l’autre, déploient le vocabulaire de la toute-puissance spirituelle ou de l’élévation, comme celui de l’impuissance, du « goût du néant », de la destruction ou de la chute.
5) D’une pluralité des modèles philosophiques
du symbolisme à l’unité d’une philosophie symboliste
Que conclure provisoirement de cette présentation du « poncif » de la modernité ? Trois ensembles de remarques s’imposent. Le dernier me permettra d’asseoir
l’hypothèse interprétative dirigeant la suite de mon enquête.
1) D’abord, la construction baudelairienne de la modernité s’est trouvée entérinée par l’avant-garde selon la logique rétroactive que j’avais dégagée au départ
et qui l’a bel et bien transformée en un poncif. La modernité c’est, pour ellemême, le suspens (celui qui relie et sépare l’éternité et le présent), et c’est, pour
l’avant-garde, le suspens et l’hésitation qui la précèdent, elle et sa foi en la nouveauté et en l’avenir. La modernité est apparue comme la déconstruction de la
manière traditionnelle de penser l’art. Par déconstruction il faut entendre la critique d’une conception considérée comme dépassée, mais qui utilise, pour ce faire
et paradoxalement, les outils théoriques de cette conception. La modernité s’est
pensée comme une subversion ; l’avant-garde contemporaine comme une « révolution » engendrant une « grande époque 84 » parce que se coupant de la définition traditionnelle de l’œuvre d’art comme représentation. Il est clair pourtant
qu’entre cette subversion et cette révolution, existe une réelle continuité : car si
l’avant-garde abandonne bien la figuration, elle n’abandonne pas pour autant le
souci d’un art philosophique prétendant connaître et l’essence de l’art et celle du
monde. Ainsi Malévitch peut-il déclarer que l’époque contemporaine doit créer
« une nouvelle époque » qui ne soit pas « contiguë avec l’ancienne 85 », mais il
reconnaît aussi que sa peinture est une peinture « sans-objet » qui cherche à sa
manière l’abolition de la représentation reposant sur la distinction de l’objectif et
du subjectif. Il y a donc bien un esthétisme de l’avant-garde qui la rattache à la
modernité baudelairienne et symboliste 86. Seulement cet esthétisme change d’esprit : il a foi en l’avenir, il pense que ses œuvres ne sont plus de simples simu• 83 – Un Rêve dans un rêve, « Les poëmes d’Edgar Poe traduits par Mallarmé », op. cit., p. 199.
• 84 – Kandinsky, Du spirituel dans l’art, Gonthier-Denoël, 1969, p. 163.
• 85 – « Sur le Musée » (1919), in Le Miroir suprématiste, L’Âge d’homme, 1977, p. 64.
• 86 – Du spirituel dans l’art s’achève sur deux références : au Sâr Péladan et à Maeterlink.
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lacres, et il devient par là même un « constructivisme » ou un « futurisme » qui
font dire à Malévitch : « Nos ateliers ne peignent plus des tableaux, ils édifient
des formes de vie 87. »
2) Ensuite, la modernité est sans doute ce moment où explicitement l’art et la
théorie de l’art deviennent une conscience d’époque, une conscience historique
qui dépasse de loin les seuls enjeux artistiques pour devenir des enjeux sociaux,
politiques, éthiques, philosophiques et métaphysiques. Comme on l’a vu, les
méandres de la modernité concernent la totalité d’une existence dont les différents aspects se trouvent intriqués au sein de la synthèse vivante d’une expérience.
Cette expérience est la prise d’une conscience plus ou moins lucide d’une condition, et cette condition engendre elle-même, à son égard, des attitudes. Par là, le
symbolisme n’est ni un groupe, ni une école, ni une doctrine, ni un style. Il semble
n’être qu’une attitude existentielle qui structure d’une manière particulière l’expérience de la modernité vécue, par les hommes de l’époque, comme une condition. Cette attitude est, on l’a vu, esthétisante puisqu’elle fait de l’art le moyen
privilégié de la prise de conscience des contradictions de l’homme moderne, ainsi
que le remède inadéquat de ces contradictions.
3) Le statut théorique de la notion de modernité semble alors de même nature
que celui du symbolisme. Comme lieu commun ou poncif, la modernité n’est pas
un concept 88. C’est une notion floue et hybride qui tient à la philosophie, à la
sociologie, à la psychologie, à la théorie de l’art comme à la critique d’art. Il est
intéressant de noter que cette catégorie est d’ailleurs centrale chez des auteurs
comme Georg Simmel ou Walter Benjamin qui tentent d’élaborer, chacun à leur
manière, une théorie de la culture et qui, pour ce faire, utilisent la modernité
comme le moyen théorique de circonscription d’une culture se pensant elle-même
comme mouvante et disséminée. C’est ce mouvement et cette dissémination que
l’on retrouve dans la notion de modernité : un thème sans cesse repris qui engendre
une multitude de variations toujours différentes ; un thème qui n’existe que dans
ses propres variations et qui disparaît derrière elles en enlevant les moyens de fixer,
à celui qui la cherche, son identité à soi qui n’existe d’ailleurs pas. Le symbolisme
semble être de même nature : une inflexion, si l’on peut dire, de la modernité,
c’est-à-dire une expérience à la fois philosophique, critique et artistique qui se
pense et se vit à la fois : l’expérience d’un monde en crise, « démythologisé » par
• 87 – « De la part de l’OUNOVIS » (1919-1920), in Le Miroir suprématiste, op. cit., p. 86.
• 88 – Un concept n’a en effet de sens qu’au sein d’une architecture d’autres concepts parmi lesquels il prend place et fonction. Sa signification est strictement relationnelle. Expliquer un concept
c’est déployer la structure à laquelle il appartient. C’est cartographier la totalité de pensée qu’il
implique et dont il n’est qu’un élément, un organe ou un moment, selon le modèle théorique que
l’on adopte.
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la science et la critique, mais qui n’est pas pour autant « démythisé 89 » dans la
mesure où l’homme y conserve le sens de la totalité cosmique, celui de la présence
du sacré, celui enfin de la fonction « cultuelle » et de la nature « auratique 90 » de
l’œuvre d’art. Cependant cette totalité et ce sacré ne sont plus ceux des dieux ou
du monde : ce sont ceux, ironiquement pensés évidemment, des œuvres d’art
conçues comme ensemble de symboles indissolublement poétiques et oniriques.
Pour ces symboles dont il faudra dire la nature exacte, le plus subjectif est le plus
objectif, le plus personnel est le plus impersonnel, le plus matériel est le plus
spirituel.
Élaborées dans le champ de la critique d’art, les notions de symbolisme et de
modernité relèvent bien d’un lieu indistinct au confluent de la littérature, de la
théorie de l’art ou de la philosophie. Ce confluent est d’autant plus syncrétique
que l’art qui est en son centre réfléchit une double multiplicité à l’intérieur et à
l’extérieur de lui.
À l’intérieur, il pense l’unité et la pluralité des différents arts qui le constituent
comme un monde dont il cherche les principes d’organisation ainsi que la nature
de ses régions. Mais le symbolisme ne cherche vraiment ni un parallèle entre les
arts, ni une classification des arts s’appliquant à penser des frontières. Comme je
l’ai dit, il cherche un art total et, à ce titre, un art de tous les arts qui repose sur
la volonté d’une fusion. Cette dernière implique moins l’élaboration de l’idée d’une
correspondance réglée ou d’une analogie comme identité de rapports, que la saisie d’un mouvement enveloppant toutes les formes d’art. Ce mouvement sera celui
de l’essence de l’art en sa nature expressive qui exclut l’extériorité, l’étrangeté ou
l’arbitraire du signe toujours particulier, pour impliquer au contraire l’unité vivante
du symbole toujours universel. Dans cette perspective, le symbolisme s’intéressera – un peu à la manière hégélienne qui fait de l’expression son concept central –, au processus par lequel chaque art passe l’un dans l’autre et se dépasse l’un
par l’autre. De même, au moment de la grande mode wagnérienne, il fera du dialogue entre la musique et la poésie, le centre de gravité de la synthèse des arts parce
qu’il y verra l’instrument d’une expressivité pure. Cette dernière amènera, comme
chez Hegel à nouveau, la question du passage et de l’articulation de la poésie à la
prose, de la prose poétique à la prose de la philosophie.
Alors, l’art s’envisagera en tant qu’il se dépasse toujours lui-même vers une
vocation qui n’est pas seulement artistique mais proprement philosophique. Et
c’est la raison pour laquelle il convoquera tour à tour des modèles philosophiques
• 89 – Voir Paul Ricœur, Finitude et culpabilité, Aubier, 1960, t. 2, p. 13.
• 90 – Walter Benjamin dans L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée, in Écrits français, trad. fr., Gallimard, 1991.
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qui auront en commun de révoquer en doute le concept de représentation. Ceuxci auront pour tâche, d’une part de justifier l’art moderne symboliste dans sa vocation philosophique, et d’autre part, de se résorber dans un art qui prendra leur
relève. Par relève, j’entends ce processus d’abolition et de conservation qui fera
dire à Mallarmé :
« Nul vestige d’une philosophie, l’éthique ou la métaphysique ne transparaîtra ; j’ajoute qu’il la faut, incluse et latente 91. »
On comprend pourquoi le symbolisme est introuvable : il n’est ni complètement
un style, ni complètement une époque, ni complètement une philosophie, ni complètement une figure critique ou interprétative, ni complètement une sensibilité particulière à l’existence, ni complètement un imaginaire. Il est tout cela à la fois, c’est-à-dire
un monstre théorique ou un spectre fait d’absence et de présence qui hante encore l’art,
la théorie de l’art et même la philosophie du XXe siècle. L’analyse rapide de la notion
de modernité a donc été, pour la position de cet objet paradoxal, à la fois un obstacle et un instrument. Un obstacle au vu de l’hybridité de la modernité. Un instrument au vu de l’hybridité même du symbolisme qui nous apparaît alors comme
un moment culturel conscient d’un vacillement généralisé des certitudes liées à
l’absolu et au sujet, et qui cherche un remède dans les vacillements mêmes d’un
art critique et philosophique tentant de surmonter l’adage schlégélien selon lequel
« dans la philosophie de l’art, il manque généralement l’un des deux, soit la philosophie, soit l’art 92 ». C’est dans la double et réciproque soumission de l’art et
de la philosophie que je chercherai l’identité tournoyante du symbolisme qui possède la particularité de nier chacune des postures théoriques qu’il prend tour à
tour, voire en même temps.
Il suit de là l’hypothèse centrale de mon travail selon laquelle la négation serait
l’opération principale de ce mouvement ou son opérateur. Cette étude montrera
que la négation permet de dépasser et de conserver les différentes postures théoriques que le symbolisme emmêle ou superpose, et qu’elle est envisagée par le symbolisme lui-même de trois manières différentes :
– négation comme opération intellectuelle – processus de soustraction ou de purification selon un modèle néoplatonicien et schopenhauerien, et processus d’aliénation selon un modèle hégélien ;
– négation comme sentiment existentiel négatif exprimant le malheur de vivre mais
surtout dévoilant à la fois le fond du réel et la troisième forme de la négation ;
– négation comme principe métaphysique appelé Néant ou Mort.
• 91 – Sur Poe, op. cit., p. 872.
• 92 – Fragments, in Ph. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy, L’Absolu littéraire, Seuil, 1978, p. 82.
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J’essaierai ainsi de comprendre comment les trois modèles philosophiques platonicien, schopenhauerien et hégélien explicitement pensés par le symbolisme,
sont susceptibles de trouver une unité ; et je tenterai de montrer que cette unité
sera produite par la pensée mallarméenne enveloppant les différentes négations et
les différents modèles philosophiques dans le déploiement de ce que le poète
appelle la Littérature. Cette dernière devra être considérée dans une dimension
indissolublement artistique et philosophique.
Après avoir analysé, dans une première partie, le soubassement néoplatonicien
indiquant au symbolisme la voie négative de la soustraction, je tenterai de comprendre, dans la seconde partie, comment le pessimisme symboliste, tout imprégné de Schopenhauer, pense et articule la négation comme sentiment existentiel
et principe métaphysique. Je consacrerai alors le troisième moment de cet ouvrage
à la compréhension de l’œuvre mallarméenne en tant qu’elle relève les deux
moments précédents dans une pratique et une pensée de la négativité au sens
hégélien.
Nous allons donc parcourir une vaste période artistique aux bornes imprécises,
qui irait approximativement des années 1860 aux premières années du XXe siècle :
de Baudelaire à Verhaeren, de Moreau à Gauguin, de Wagner à Debussy et, de
façon symbolique que le lecteur comprendra au fur et à mesure de sa lecture, de
la mort de Schopenhauer (1860) à la naissance de Sartre (1905). Il n’est pas possible d’analyser tous les artistes du symbolisme, qu’ils y appartiennent par volonté
délibérée ou qu’ils y soient enrôlés par la critique. Je traiterai de ceux qui me paraissent les plus significatifs des opérations que je viens de dégager à titre d’hypothèse
et qui constitueraient les figures principales de l’histoire conceptuelle du symbolisme et, partant, de « l’histoire conceptuelle de l’œuvre d’art moderne » comme
dit Hans Belting 93. Ce faisant, mon travail consistera à examiner la pertinence et
les conditions de possibilité de la dénomination « symboliste » en tant qu’elle
désigne un art philosophique engendrant une philosophie de l’art et se déployant
explicitement, dans tous les domaines de la pensée, comme la négation à l’œuvre.
Deux remarques avant d’aller plus loin.
Premièrement, comme le discours qui suit est moins historique que philosophique, il convient d’avouer le modèle idéal et exemplaire dont il s’inspire. Ce
modèle est double. Il est d’abord celui de la pensée aristotélicienne de la Poétique
en tant qu’elle met en œuvre une méthode visant à démonter les mécanismes de
la tragédie. Toute proportion gardée, j’essaierai dans ce rassurant sillage, de procéder de la même façon, et, à la question « comment le symbolisme est-il fait ? »,
je répondrai : « Il est fait négativement. » L’autre face de ma méthode est celle de
• 93 – Le Chef-d’œuvre invisible, trad. fr., Éditions J. Chambon, 2003, p. 5.
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I n t r o d u c t i o n
la pensée hégélienne en tant qu’elle déploie les moments logiques et non chronologiques de ce que Hegel a appelé l’effectivité (Wirklichkeit). Ce déploiement
est dialectique dans la mesure où la contradiction est la raison du passage d’un sens
de la négation à un autre sens qui ne surmonte pas le précédent, mais plutôt le développe et l’approfondit. C’est cette logique qu’il faudra mettre en œuvre pour comprendre comment le symbolisme se fait par négation (opération, 1re partie), puis
s’élabore dans et sur la négation (attitude, 2e partie), pour se constituer de négation
(principe constitutif, 3e partie).
Deuxièmement, l’enquête qui commence ici ne considère pas seulement le
symbolisme comme l’enchaînement de trois significations ou de trois figures de
la négation au travail. Elle se veut aussi un effort pour dégager, selon un axe synchronique qui traverse chacun des moments, ce que j’appellerais des statuts de la
négation. Par statut, j’entends les modalités grâce auxquelles chacun des trois sens
de la négation est pensé par les artistes symbolistes et par le discours que je tiendrai sur eux. Or ces significations et ce discours sont travaillés sur trois plans superposés. D’abord, au niveau des citations, des thèses ou des concepts explicitement
repris par les artistes. Ici, l’interprétation du symbolisme visera à dégager ce qu’il
faut appeler des philosophèmes. Ensuite, la pensée négative du symbolisme s’élaborera au plan de la mise en images ou en fictions de ces concepts. Ici, l’interprétation envisagera des symboles à la fois philosophiques et imaginaires auxquels
nul concept ne saurait être véritablement adéquat. Ces symboles dont le symbolisme fait un grand usage (celui de Narcisse, de Méduse, d’Orphée, d’Ulysse) donnent à penser parce qu’ils ne sont pas un simple vêtement imaginatif cachant comme
une sorte de nudité philosophique. Enfin, sous les symboles, existent ce que j’appellerais des schèmes qui sont de purs mouvements corporels et intellectuels pour
lesquels cette distinction n’a justement plus de sens. Ces schèmes sont des métaphores (celle du pli, du gouffre, de la grotte, du scintillement du sourire, de l’arabesque) qui expriment dans l’opacité de leur mouvement le travail du négatif dont
on verra qu’il est, pour le symbolisme, celui de l’existence tout entière. Reconnaître
d’emblée ces trois statuts de la pensée négative, c’est dire que l’esthétique que j’essaierai de mettre en œuvre croit au déchiffrement de l’art par la philosophie et à
celui de la philosophie par l’art. Elle croit surtout que l’art forge lui-même des
pensées philosophiques et un travail spéculatif qui font corps avec lui.
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