Marx, philosophe de l`intersubjectivité

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JAD HATEM
Marx, philosophe
de l'intersubjectivité
L'Harmattan
5-7, rue de l'École-Polytechnique
L'Harmattan Hongrie
Hargita u. 3
L'Harmattan Italia
Via Bava, 37
@ L'Harmattan,
ISBN:
2002
2-7475-2508-2
« Créature sordide et solitaire,
Cœur seul au milieu de frères innombrables.
A travers les cours et cités le sauvage raffiné passe,
Qui se sent le tout, sent son propre vil moi le tout,
Là où la sympathie sacrée lui donnerait de faire
Du tout un Moi unique ».
Coleridge
À Stéphane Douailler
ABREVIATIONS
CEI
Marx, Œuvres, I, Economie I, édité par M. Rubel,
Paris, Pléiade, 1969.
Misère de la philosophie, pp.7-136; (avec
Engels) Manifeste du Parti communiste,
pp. 159-195; Travail salarié et capital,
pp. 201-229; Introduction, pp. 235-266, et
Critique de l'économie politique, pp.271452; Salaire, prix et plus-value, pp. 479533; Le Capital, Livre I, pp. 542-1406.
CEII
Marx, Œuvres, TI, Economie TI, édité par M.
Rubel, Paris, Pléiade, 1968.
Manuscrits parisiens, pp. 5-141. Le Capital,
Livre TI, pp. 505-863; Le Capital, Livre III,
pp. 874-1488.
CEill
Marx, Œuvres, III, Philosophie, édité par M.
Rubel, Paris, Pléiade, 1982.
Différence de la Philosophie naturelle chez
Démocrite et chez Épicure, pp. 13-100;
Débats sur la liberté de la presse, pp. 138198; La Question juive, pp.347-381; Pour
une critique de la philosophie du droit de
Hegel, pp. 382-397; (avec Engels) La Sainte
Famille, pp. 427-661; Critique de la
philosophie politique de Hegel, pp. 8711018.
CEN
Marx, Œuvres, N, Politique
Rubel, Paris, Pléiade, 1994.
I, édité par M.
FC
Marx, Fondements de la critique de l'économie
politique, I-II, tr. R. Dangeville, Paris, Anthropos,
1967.
IA
Marx Engels, L'Idéologie allemande, tr. H.
Auger, G. Badia, J. Baudrillard, R. Cartelle, Paris,
Editions sociales, 1968.
1P
Marx, Théories sur la plus-value (Livre IV du
"Capital"), tr. sous la direction de G. Badia,
Paris, Editions sociales, I, 1974; il, 1975; ill,
1976.
CO
Marx Engels, Correspondance, tr. sous la
direction de G. Badia et J. Mortier, Paris,
Editions sociales, I, 1971; il, 1971; III, 1972; N,
1974; V, 1975; VI, 1978; VTI,1979; VITI,1981.
K
Karl Marx, Jenny Marx, Friedrich Engels, Lettres
à Kugelmann, tr. G. Badia, Paris, Editions
sociales, 1971.
MEGA Karl Marx-Friedrich Engels Gesamtausgabe,
Berlin, 1975, etc.
Je ne me suis pas fait une règle de toujours
signaler les modifications que j'ai cru bon d'apporter
parfois aux traductions utilisées.
AVANT-PROPOS
~ 1. TI convient de méditer l'assertion de Lévinas
selon laquelle la reconnaissance de l'autre et de son dû
est au fondement
de l'attitude
qui se réclame
authentiquement de Marx, mieux: qu'elle comporte de
la générosité et même de l'amour1.
9 2. C'est le mérite de Marx d'avoir envisagé la
présence originaire de l'autre non seulement par sa
parole qui sollicite réponse et adhésion ou par son acte
ou par son sentiment, mais aussi par son travail. Ce
dernier est le lieu ou d'une rencontre qui signifie un
surcroît d'être ou, dans le cas de l'aliénation de son
produit, d'une perversion de l'être-avec.
9 3. La notion d'intersubjectivité est dans cet
ouvrage prise en deux acceptions, large (l'interhumain2) et stricte qui appelle des recoupements avec la
tradition postérieure. Investie de la sorte, elle autorise à
une plus grande souplesse dans le traitement de la
matière et offre des ressources pour la penser à
nouveaux frais.
1. Cf. Lévinas, Entre nous, Paris, Grasset, 1991, p. 138; Roger
Burggraeve, Emmanuel Lévinas et la socialité d£ l'argent, Louvain,
Peeters, p. 40. Jeune, il pensa que la Révolution russe était «le
commencement de tous les accomplissements» (Ibid., p. 97).
2. Merleau-Ponty n'hésite pas à en faire usage: «Quel est donc pour
Marx le porteur de l'histoire et le moteur de la dialectique? C'est l'homme
engagé dans un certain mode d'appropriation de la nature où se dessine le
mode de ses relations avec autrui, c'est l'intersubjectivité humaine
concrète, la communauté successive et simultanée des existences en train
de se réaliser... » (Sens et Non-Sens, Paris, Nagel, 1966, p. 228).
9 4. Quel meilleur lieu pour le dialogue des
philosophes que celui de l'intersubjectivité, quand bien
même il serait polémique? La pensée procède en
jumelant deux démarches, la fulguration de l'intuition
personnelle et la discussion de celle d'autrui.
9 5. La problématique marxienne se détache sur
un horizon d'abord occupé par l'idéalisme allemand
(communication des esprits), puis par Feuerbach (Je-Tu)
en discussion avec Stimer (Je). Le jeune Marx parvient
à mettre en évidence une relation Je-Tu fondée sur le
travail et que pervertit la médiation de l'argent et
l'appropriation. Dans la période de maturité, l'insistance
se déplace vers une description des rapports inversés.
La chosification de la personne (Je-Cela) aboutit à des
connexions qui se présentent fallacieusement c9mme
entièrement objectivés (du type Cela-Cela). A cet
univers dépersonnalisé Marx opposera le paradigme
gœthéen de l'homme total.
La tranche qui fait transition de Feuerbach à Marx
en passant par Stimer, et celle qui se déploie jusqu'au
terme de l'écriture du Capital, n'apparaissent pas, de
prime abord, comme un lieu privilégié de
l'intersubjectivité. De tout autres intérêts semblent s'y
déployer comme la traduction en justice de la religion et
de l'économie. Mais cette dénonciation n'est entreprise
qu'en regard de relations inter-humaines et pour la
promotion
des conditions
qui les rendraient
parfaitement authentiques. On ne saurait accréditer sans
dommage une lecture qui en ferait fi.
10
CHAPITRE I
LE JEUNE MARX CRITICISTE
ET LA COMMUNICATION DES ESPRITS
«Le monde spirituel est une
bibliothèque où tous les livres sont
ouverts les uns pour les autres»
(John Donne).
Promu en avril 1841 docteur à l'Université d'Iéna
sur la base d'une thèse portant sur la Différence de la
p"hilosophie de la nature chez Démocrite et chez
Epicure, Marx fréquente les tenants de la gauche
hégélienne qui tirent l'héritage du maître vers la critique
de la politique et de la religion. TI s'agit bien d'une
praxis, mais théorique et qui est celle de la philosophie
(CEill, p. 85). Mais une philosophie qui déplace le lieu
de son exercice vers l'espace public et qui, si elle
maintient, comme son concept l'exige, la revendication
d'une liberté spirituelle comme ce qui la définit
essentiellement, ne considère plus en priorité la liberté
académique (comme Fichte dans son discours de
rectorat du 19 octobre 1811), mais bien la liberté de
presse. TI ne suffit plus que la lecture du journal
équivale à une prière quotidienne, il faut encore que la
philosophie sorte de sa solitude et rompe avec son
jargon pour s'occuper, dans l'espace public même, du
monde réel (CE ill, pp.211-212). S'en occupant, elle
accepte de se soumettre à l'épreuve du réel et d'évoluer
en conséquence. Vie théorétique et vie politique
entrent dans un rapport d'action réciproque.
Il
C'est pourquoi, exhorté par le hégélien de gauche
Bruno Bauer à s'engager dans la bataille politique,
Marx renonce à l'enseignement et fait descendre la
philosophie dans l'arène (cf. CEill, pp. 212-214). Libéral
et bientôt démocrate (CE ill, pp.901-903),
ses
préférences d'alors ne vont pas au communisme. TI
entend, en criticiste, réguler tous les rapports sur le
modèle de la raison. TIpublie nombre d'articles dans la
Rheinische Zeitung et en devient bientôt rédacteur en
chef. Le monde déshumanisé (CEill, pp. 337-338) qui
attire ses flèches est, pour lors, celui que génèrent les
philistins et leurs acolytes qui, de manière générale,
empêchent l'Etat de réaliser sa pleine rationalité. Le but
n'est pas la révolution, mais la réforme de la conscience
(CEIII, p. 345). On conçoit que ce programme exige, à la
fois comme sa condition de possibilité et l'expression
première de sa revendication, la liberté d'expression.
D'un éloquent plaidoyer en sa faveur, paru en mai 1842,
un passage se détache: «La presse est la manière la
plus générale dont les individus communiquent
(mitzutheilen) leur existence spirituelle (geistiges
Dasein). Elle ignore l'autorité de la personne, elle ne
connaît que l'autorité de l'intelligence. Voulez-vous
enchaîner d'office la faculté de communication
spirituelle à des signes particuliers, extérieurs. Ce que je
ne puis être pour autrui, je ne le suis ni ne puis l'être
pour moi. Si l'on me défend d'exister pour autrui comme
esprit, je ne puis exister comme esprit pour moi, et vous
voulez accorder à des hommes particuliers le privilège
d'être des esprits? De même que chacun apprend à lire
et à écrire, de même chacun doit avoir le droit de lire et
d'écrire» (CEIII, pp. 193-194, mod). Marx sous-entend:
vous ne voulez accorder qu'à des hommes particuliers...
Dans le monde des esprits, tel qu'il se profile à
l'horizon de la liberté d'expression, ce n'est pas l'être
pour moi d'autrui qui prime (comme chez Fichte), mais, à
l'inverse, mon être pour autrui, car l'expression est déjà
une objectivation de soi, une comparution qui identifie
12
comme soi. La première proposition de Marx se déploie
dans la généralité: ce que je ne puis être pour autrui, je
ne le suis pas pour moi. On est en droit de compléter:
cela se vérifie pour la conscience de corporéité, et
comme l'a montré Hegel, pour la conscience de soi, la
connexion des deux se révélant dans l'expérience de la
pudeur, ou encore, et surtout, pour la liberté.
La deuxième proposition désigne la sphère
particulière qui intéresse la presse en tant que
communication sans contrainte, Fichte dirait interaction,
d'esprit à esprit. Le raisonnement vaut comme cas de la
généralité car à l'objectivation n'est pas dévolue la
fonction de me constituer comme esprit, mais seulement
d'élever à la conscience de moi ma propre participation
à l'esprit. TIserait pourtant naïf de croire que Marx n'a
en vue que la simple auto-manifestation moyennant
l'altérité, puisque l'expression spirituelle possède le
pouvoir de modifier la pensée d'autrui et de le
déterminer à des actes (sans que ce soit communication
d'un ordre, comme à un domestique, ou d'un impératif,
comme à un disciple).Il existe, dit Fichte, « une loi de la
connexion de toutes les libertés dans le monde des
esprits, à la suite de laquelle le singulier pourrait influer
immédiatement sur la liberté des autres »1. Le discours
est de soi une praxis intersubjective.
Par là qu'il rattache la liberté d'expression à
l'intersubjectivité, et non seulement à l'auto-affirmation
ou à la pure dictée de la raison, Marx lui confère un
caractère de nécessité qui bouscule la distinction
kantienne, avancée dans Qu'est-ce que les Lumières?,
entre un usage privé (soumis aux obligations propres à
une fonction) et un usage public de la raison. D'usage
privé elle ne peut avoir car ce serait limiter l'exercice de
la communication spirituelle de soi en sa pleine
transparence. La différence tient à ceci que, selon Kant,
1. Fichte, Siimmtliche Werke (SW), Berlin, 1845-1846, IX, p. 34. Voir
aussi la troisième des Conférences sur la destination des savants.
13
les Lumières sont un processus qui se déploie au sein
d'un régime qui ne saurait pour le moment passer pour
rationnel, alors que la foi, que Marx alors place en un
Etat rationnel, cherche à en précipiter l'avènement. Le
désaccord sur ce point est négligeable puisqu'il tient à
une question d'accélération. Pour Kant aussi la
communication, non l'isolement, appartient à la nature
de la raison1. Sur la portée de l'usage public de la raison,
l'accord est plus grand. Dans Qu'est-ce que s'orienter
dans la pensée?, Kant met en équation la liberté de
penser avec celle de communiquer par la parole et
l'écriture, récusant un simple exercice dans le for
interne: «Quels seraient le champ et la rectitude de
notre pensée si nous ne pensions pas pour ainsi dire en
communauté avec d'autres, dans une communication
réciproque de nos pensées! On peut donc dire que cette
autorité extérieure qui arrache aux hommes la liberté de
faire part publiquement, chacun, de ses pensées, leur
arrache en même temps la liberté de pensée »2. A la mise
en commun des savants Kant opposera l'attitude de
l'égoïste logique qui n'éprouve pas le besoin de mettre
« son jugement à l'épreuve de l'entendement d'autrui,
tout comme s'il n'avait nul besoin de cette pierre de
touche (criterium veritatis externum) »3. TI s'en faut
pourtant que la position de Marx coïncide avec celle de
Kant. Au fort de sa jeunesse, notre philosophe est un
posthégélien pour qui la réciprocité des consciences ne
se joue pas dans l'objectivité des choses -la pensée
elle-même visant l'universalité de l'objectivité donnée
pour tous, puisque «la vérité est universelle» (Œ ill,
p. 114) -, mais s'accomplit dans l'objectivation de soi.
S'explique alors le léger paralogisme de la déclaration:
1. Réflexions sur l'Anthropologie, n° 897 (Ak. XV, p. 392).
2. Tf. P. Jalabert, in Kant, Œuvres philosophiques, II, Paris, Pléiade,
1985, p. 542. Sur la critique de la censure frappant les philosophes, voir
aussi Le Conflit des facultés, II, 8.
3. Anthropologie du point de vue pragmatique, 9 2.
14
la censure «viole le principe le plus général de toutes
les religions, le caractère sacré et inviolable de la
conviction subjective» (CE ill, p. 125). En droit, la
conviction n'est pas violée comme elle l'est dans les
régimes spécifiquement totalitaires qui étendent
l'exercice de leur pouvoir sans partage même sur le for
interne. C'est l'indistinction de la liberté de penser et de
la liberté de s'exprimer qui autorise l'identification du
musellement de la presse au viol des consciences, car le
Soi doit se dire. La censure menace, dit Marx,
« l'existence» de l'écrivain (CEill, p. 135), par quoi il
n'entend pas le donné biologique, mais la vie
spirituelle!. Le terme de Soi dit plus que la raison
impersonnelle. Galilée n'avait pas besoin de mourir pour
manifester la vérité puisqu'elle lui était extérieure. Mais
le droit de la dire, comme droit de sa personne, pouvait
exiger de lui qu'il allât au martyre.
Est manifesté à autrui l'esprit, à savoir ce qu'il y a
de propre, et non seulement ce qu'il y a de commun.
Mais cette révélation du propre, si elle n'est pas
constitutive, est expression de soi. L'Esprit comprend la
singularité dans sa manière unique de se décliner. Marx
a lu chez le jeune Schelling la proposition soutenant
que «chaque système est frappé au coin de
l'individualité»
puisque
son
achèvement
est
« pratique », et se réalise donc «subjectivement », avec
!. Marx annonce ici Sartre: s'interrogeant sur la nature de la littérature,
Sartre soutient que « l'opération d'écrire implique celle de lire comme son
corrélat dialectique ». C'est dire que l'objectivation de l'œuvre passe par
autrui dans une réciprocité de conscience et de liberté qui se fait partage
dans la responsabilité de l'univers (Situations, II, Paris, Gallimard, 1948,
pp.93, 101, 110). «Le jugement est un phénomène interindividuel.
Moi, je n'ai pas besoin de juger: je vois. Je ne juge que pour l'autre. Le
jugement est geste indicatif à l'autre, objectif et subjectif à la fois mais
pour l'autre» (Vérité et existence, Paris, Gallimard, 1989, p. 23).
Surtout Marx ici annonce Marx.
15
liberté, ce qui diminue d'autant sa prétention à
l'universalité1.
La pensée critique qu'évidemment Marx ne perd
pas de vue n'est donc qu'une des modalités de
l'épanchement de l'esprit. TIest difficile de spécifier tout
ce qu'englobe ici cette notion. Outre la réflexivité et
l'universalité déterminée, la concrétude d'une personne.
Si l'esprit ne se ramène pas à l'universalité indéterminée
de la pensée, il enveloppe, dans son mouvement infmi,
le tout de l'âme, sentiment et volonté, de même que les
deux tendances complémentaires, repérées par Fichte,
l'auto-communication et la réception (se laisser
cultiver)2. Je dirai en une formule ramassée que l'esprit
est l'être-ainsi (Sosein) qui se conquiert par l'interaction
et la réflexion mutuelle.
Dans l'expression de la vérité qui, universelle,
n'appartient pas à l'homme (CEID, p. 114), ce qui revient
en propre à celui qui l'énonce, c'est la «forme », à savoir
la manière, qui est « mon individualité spirituelle» (Œ Ill,
p. 114). La censure voudrait au contraire énucléer3 la
subjectivité en uniformisant, «gris sur gris », les
couleurs qui la disent (CEIll, pp. 114-115) au mépris de
la vie subjective. On déduira que l'esprit ne se reconnaît
pas dans la seule universalité abstraite d'une raison
absolue qui, pour conquérir son site et l'intuition de
l'Absolu, doit faire abstraction du Moi et de l'affect. «La
liberté comprend non seulement ce que je vis, mais, tout
autant, la manière dont je vis; non seulement que je
fasse le geste de liberté, mais que je le fasse librement»
(CEIII, p. 180). La liberté est donc à la fois l'essence et la
1. Lettres philosophiques sur le dogmatisme et le criticisme, SW I,
p. 304.
2. Conférences sur la destination du savant, SW VI, p. 315.
3.On peut même dire émasculer: « La censure taille tous les jours dans
la chair des individus doués d'esprit, et ne laisse passer comme sains que
des corps sans cœur, des corps sans réaction, des corps soumis»
(CEIII,
p. 177).
16
manière1. Marx écrit donc: «La liberté est à ce point
l'essence (Wesen) de l'homme que même ses adversaires
la réalisent, tout en combattant sa réalité» (CE ill,
p. 166). «La liberté est l'essence générique de toute
l'existence spirituelle, donc également de la presse» (CE
Ill, p. 170). Quand ce qui définit essentiellement
l'homme, c'est sa liberté comme détermination de la
raison donnée en partage à tous (CE ill, p. 162; Cf.
p. 166), l'intersubjectivité s'annonce comme une
transparence réciproque des libertés dans l'esprit.
Tout se passe comme si l'esprit comportait une
tache aveugle sur sa surface et qui en cacherait le
noyau lequel ne serait visible que dans l'œil d'autrui, du
moins dans la manifestation de soi pour autrui, la parole,
l'écriture. En réalité, ce schéma statique néglige le
mouvement d'auto-constitution de l'esprit moyennant
autrui, car le moment de l'en-soi est pure sclérose sans le
risque pris de l'épanchement intersubjectif par quoi
chacun devient esprit pour soi. L'invalidation de la
communicabilité conduit à une forme de cécité
spirituelle. En dette de l'autre pour sa manifestation,
l'individu l'est également pour sa spiritualisation
effective. De celle-ci il serait prématuré de faire une
humanisation car ce que Marx considère ici, c'est l'accès
à la forme suprême de l'humanité, intellectuelle dans la
mesure où elle récapitule le tout dans l'extériorisation de
la subjectivité en tant qu'infinie. Par ricochet, la liberté
1. Si Marx avait été alors en possession de la théorie de la réification, il
aurait pu contresigner ce passage de Lukàcs: «... dans le journalisme
(. ..) la subjectivité elle-même, le savoir, le tempérament, la faculté
d'expression, deviennent un mécanisme abstrait, indépendant tant de la
personnalité du "propriétaire" que de l'essence matérielle et concrète des
sujets traités, mis en mouvement selon des lois propres. L"'absence ce
conviction" des journalistes, la prostitution de leurs expériences et ce
leurs convictions personnelles ne peut se comprendre que comme le point
culminant de la réification capitaliste» (Histoire et conscience de classe,
tr. K. Axelos & J. Bois, Paris, Minuit, 1973, p. 129). La
désubjectivation due au capitalisme rend sur ce point superflue la censure.
17
qui paraissait seulement servir de milieu favorable à la
communication effectuante de l'esprit est intériorisée en
condition transcendantale de l'auto-donation, comme
elle se trouve déduite en autrui pour le jeu de la
mutuelle reconnaissance.
Le devoir-être,
cette
«détermination de la liberté par la liberté », selon
Fichte1, initie le passage de la singularité riche d'ellemême, mais pauvre en conscience de soi, à l'universalité
concrète dans l'inter-communication qui fait chacun
tour à tour passer de l'activité à la passivité. En termes
hégéliens, le mouvement, après avoir dépassé le moment
du monde oriental où un seul homme est libre, à savoir
le potentat, bouscule celui du monde gréco-romain où
la liberté est dévolue à une élite, afin d'instaurer celui de
la liberté de tous par le moyen d'une transmission de
l'information qui est mise en commun et pour le
dégagement de l'espace du libre exercice de la raison, ce
qui est proprement philosopher (cf. CEill, p. 216). «La
singularité abstraite est la liberté distincte de l'existence,
et non la liberté dans l'existence. Elle n'est pas en
mesure de resplendir dans la lumière de l'existence» (CE
ill, p. 51). C'est en partie pour avoir rejeté
l'insularisation des consciences que Marx devra plus
tard relever le défi lancé par Max Stimer.
Pour le moment, Marx s'est contenté de célébrer
l'esprit comme un Nous de transparence réciproque. TI
lui faut se mettre à récole de Feuerbach qui vient de
mettre en évidence la relation Je-Tu pour s'initier à une
philosophie de l'intersubjectivité fondée sur la
sensibilité.
1. SW v, p. 360. Que cela ait lieu par l'entremise du langage rappelle
l'essai de Fichte De lafaculté linguistique et de l'origine du langage.
18
CHAPITRE II
FEUERBACH
ET LA DECOUVERTE
DU TU
«L'amour est l'aptitude à
discerner le semblable dans le
dissemblable» (Adorno, Minima
Moralia, 9 122).
L'effort consenti par l'idéalisme transcendantal
pour penser l'intersubjectivité, devait, avec l'Identité
schellingienne et l'Absolu hégélien, réduire ou subsumer
l'altérité sous un concept qui, pour l'envelopper, n'y
était pas moins étranger. Certes Schelling, dès les
Recherches sur la liberté humaine (1809), amorçait
vigoureusement l'élaboration de la catégorie de
personnel. Mais, comme le signale Feuerbach, pleine de
dieux, la philosophie schellingienne manque de
l'homme2,blâme qui n'a pour lui que l'apparence de la
justesse (car la dernière production de Schelling s'avère
pour une bonne part une philosophie de la conscience
humaine). TI n'en reste pas moins que c'est avec
Feuerbach que l'intersubjectivité devient originaire,
principe d'explication.
TI appartenait à une dénonciation de l'idéalisme
hégélien de retourner l'ordre des priorités par le recours
au sensible. Or Feuerbach connaît l'idéalisme de
1. Cf. 1. Hatem, De l'Absolu à Dieu, Paris, Cariscript, 1987, ch. II.
2. Ludwig Feuerbach's Philosophische Charakterentwicklung. Sein
Briefwechsel und Nachlass 1820~1850, II, Leipzig, 1874, p. 311.
19
l'intérieur parce qu'il en fut. Sa thèse de doctorat, De
ratione, una, universali, infinita (1828), identifie
l'essence de l'homme à la raison, catégorie qui non
contente de se soumettre la multiplicité des individus,
est seule susceptible de déterminer le concept d'esprit
hors duquel l'homme n'est pas véritablement homme. En
d'autres termes, tant que l'homme se perçoit comme
sensible, comme individué, il reste prisonnier de sa
séparation qu'amour, amitié et même pitié échouent à
combler. Par contre, la réduction à la pensée y parvient,
car « en pensant, je suis tous les hommes ».
Une lettre à Roux de mai 1837 exprime le
changement de point de vue qui allait lui permettre de
reformuler en termes positifs l'intersubjectivité: «La
Philosophie doit se lier d'amitié avec la nature. La
nature est de part en part sagesse, raison ». Mot d'ordre
qui s'accompagne d'une mise en question de
l'hégélianisme coupable à ses yeux de désindividualiser
l'homme dans une «mystique rationnelle». Or par ce
concept de nature, Feuerbach opère sa révolution
copernicienne: «La philosophie nouvelle fait de
l'homme joint à la nature (comme base de l'homme)
l'objet unique, universel et suprême de la philosophie
et donc de l'anthropologie jointe à la physiologie, la
science universelle »1.
Feuerbach qui a lu la philosophie de la nature de
Schelling ne lui donne pas pour autant raison contre
Hegel. Reproche lui est fait, d'une part, de projeter le
Moi dans la nature, et par là de reconduire l'idéalisme2,
d'autre part, de la théologiser - d'imaginer à Dieu une
nature3. Ce que Feuerbach passe sous silence, c'est le
bénéfice qu'il retire de la critique que la philosophie de
1. La Philosophie de l'avenir, g 54.
2. Critique de la philosophie de Hegel (in Manifestes philosophiques, tr.
L. Althusser, Paris, 10/18, 1973), pp. 40-45.
3. L'Essence du Christianisme, tr. J.-P. Osier, Paris, Maspero, 1973,
pp. 219-220.
20
la priorité de l'être par rapport à la pensée développée
par le vieux Schelling adresse à Hegel, critique à
laquelle Marx (qui avait deviné le schellingisme déguisé
de Feuerbach) émargera à son tour.
Pour Feuerbach désormais, la différence par la
sensibilité (mise en équation avec la réalité) et donc par
le sexe, caractérise le nouveau concept d'homme et
fonde la relation intersubjective. Au problème classique
de l'existence d'autrui, une seule solution est possible:
«L'amour est la véritable preuve ontologique de
l'existence d'un objet à l'extérieur de notre tête et il
n'existe pas d'autre preuve de l'être que l'amour, le
sentiment en général »1. «Seul le sensible résout le
mystère de l'action réciproque. Seuls les êtres sensibles
agissent l'un sur l'autre. Je suis Je (pour moi) et en même
temps Tu (pour autrui). Mais je ne le suis qu'en qualité
d'être sensible »2. L'étreinte de l'être aimé vaut
vérification ontologique et la main qui salue a «une
signification transcendantale »3. Le développement de
ces considérations amène Feuerbach à préciser, d'une
formule qui anticipe Gabriel Marcel de même que tantôt
il annonçait Buber, que l'être et l'amour sont concepts
réciproques: ce qui n'est pas aimé n'existe pas, aussi
peu que celui qui n'aime pas4. Comme le Tu est donné
par la médiation sensible, et comme le sensible constitue
l'unité du réels, c'est dans la mesure où je suis un Tu
pour autrui que j'existe véritablement, -le
Je de
l'idéalisme souffrant d'une abstraction chronique. D'où
la reformulation de la réfutation de l'idéalisme coupable
de « déduire les idées de l'homme isolé, fixé sous forme
d'être existant pour soi, d'âme en un mot quand il veut
1. La Philosophie de l'avenir, 9 33.
2. Ibid., 9 32.
3. Feuerbach, Contre le dualisme du corps et de l'âme, de la chair et œ
l'esprit, tr. C. Mercier, in Philosophie, 25, p. 10.
4. La Philosophie de l'avenir, 9 35.
s. Ibid., 9 50.
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les déduire du Je privé d'un Tu donné aux sens. C'est
seulement de la communication, seulement de la
conversation de l'homme avec l'homme, que naissent les
idées» 1.
Dans les termes du renversement feuerbachien,
l'idée cesse d'être l'apanage du Cogito solitaire, elle
jaillit du dialogue entre Je et Tu qui confère d'ailleurs
son véritable sens à la dialectique2- dialogue qui peut
se formuler en une philosophie de l'amour dont on peut
dire qu'il opère, pour Feuerbach comme le véritable
principe d'individuation: «c'est seulement dans le
sentiment, c'est seulement dans l'amour, que le "ceci"
(cette personne, cette chose), le singulier possède une
valeur absolue, que le fini est l'infini: c'est en cela et
en cela seulement que consistent la profondeur, la
divinité et la vérité infinies de l'amour (...). Comme le
ceci n'a de valeur absolue que dans l'amour, c'est aussi
dans l'amour seul et non dans la pensée abstraite que se
révèle le secret de l'être. L'amour est passion, et la
passion seule constitue le critère de l'existence. Seul
existe ce qui est réel ou possible objet de la passion »3.
Mais ne dirait-on pas la même chose de la haine qui est
tout expulsion? Ce qui caractérise l'amour, selon le
jeune Feuerbach, c'est qu'il conjoint deux approches, la
différence et l'identité: «Pour aimer, la personne doit
pouvoir abandonner son strict être-pour-soi exclusif,
mais elle ne le peut s'il n'existe pas pour ainsi dire en elle
un lieu où elle n'est pas personne, où il n'y a pas cette
séparation qui isole, cette différence qui refoule mais 0ù
tout est un et un est tout. (.. .). L'amour n'est pas êtreen-soi-et-pour-soi, il est au contraire être-un, être-encommun. Tu n'aimes donc pas avec la personnalité, ni
en tant que personne, mais dans l'essence et avec
l'essence, laquelle est être-un et non être-différent ou
1. Ibid, ~ 41.
2. Ibid., ~ 62.
3. Ibid., ~ 33.
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