JAD HATEM Marx, philosophe de l'intersubjectivité L'Harmattan 5-7, rue de l'École-Polytechnique L'Harmattan Hongrie Hargita u. 3 L'Harmattan Italia Via Bava, 37 @ L'Harmattan, ISBN: 2002 2-7475-2508-2 « Créature sordide et solitaire, Cœur seul au milieu de frères innombrables. A travers les cours et cités le sauvage raffiné passe, Qui se sent le tout, sent son propre vil moi le tout, Là où la sympathie sacrée lui donnerait de faire Du tout un Moi unique ». Coleridge À Stéphane Douailler ABREVIATIONS CEI Marx, Œuvres, I, Economie I, édité par M. Rubel, Paris, Pléiade, 1969. Misère de la philosophie, pp.7-136; (avec Engels) Manifeste du Parti communiste, pp. 159-195; Travail salarié et capital, pp. 201-229; Introduction, pp. 235-266, et Critique de l'économie politique, pp.271452; Salaire, prix et plus-value, pp. 479533; Le Capital, Livre I, pp. 542-1406. CEII Marx, Œuvres, TI, Economie TI, édité par M. Rubel, Paris, Pléiade, 1968. Manuscrits parisiens, pp. 5-141. Le Capital, Livre TI, pp. 505-863; Le Capital, Livre III, pp. 874-1488. CEill Marx, Œuvres, III, Philosophie, édité par M. Rubel, Paris, Pléiade, 1982. Différence de la Philosophie naturelle chez Démocrite et chez Épicure, pp. 13-100; Débats sur la liberté de la presse, pp. 138198; La Question juive, pp.347-381; Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel, pp. 382-397; (avec Engels) La Sainte Famille, pp. 427-661; Critique de la philosophie politique de Hegel, pp. 8711018. CEN Marx, Œuvres, N, Politique Rubel, Paris, Pléiade, 1994. I, édité par M. FC Marx, Fondements de la critique de l'économie politique, I-II, tr. R. Dangeville, Paris, Anthropos, 1967. IA Marx Engels, L'Idéologie allemande, tr. H. Auger, G. Badia, J. Baudrillard, R. Cartelle, Paris, Editions sociales, 1968. 1P Marx, Théories sur la plus-value (Livre IV du "Capital"), tr. sous la direction de G. Badia, Paris, Editions sociales, I, 1974; il, 1975; ill, 1976. CO Marx Engels, Correspondance, tr. sous la direction de G. Badia et J. Mortier, Paris, Editions sociales, I, 1971; il, 1971; III, 1972; N, 1974; V, 1975; VI, 1978; VTI,1979; VITI,1981. K Karl Marx, Jenny Marx, Friedrich Engels, Lettres à Kugelmann, tr. G. Badia, Paris, Editions sociales, 1971. MEGA Karl Marx-Friedrich Engels Gesamtausgabe, Berlin, 1975, etc. Je ne me suis pas fait une règle de toujours signaler les modifications que j'ai cru bon d'apporter parfois aux traductions utilisées. AVANT-PROPOS ~ 1. TI convient de méditer l'assertion de Lévinas selon laquelle la reconnaissance de l'autre et de son dû est au fondement de l'attitude qui se réclame authentiquement de Marx, mieux: qu'elle comporte de la générosité et même de l'amour1. 9 2. C'est le mérite de Marx d'avoir envisagé la présence originaire de l'autre non seulement par sa parole qui sollicite réponse et adhésion ou par son acte ou par son sentiment, mais aussi par son travail. Ce dernier est le lieu ou d'une rencontre qui signifie un surcroît d'être ou, dans le cas de l'aliénation de son produit, d'une perversion de l'être-avec. 9 3. La notion d'intersubjectivité est dans cet ouvrage prise en deux acceptions, large (l'interhumain2) et stricte qui appelle des recoupements avec la tradition postérieure. Investie de la sorte, elle autorise à une plus grande souplesse dans le traitement de la matière et offre des ressources pour la penser à nouveaux frais. 1. Cf. Lévinas, Entre nous, Paris, Grasset, 1991, p. 138; Roger Burggraeve, Emmanuel Lévinas et la socialité d£ l'argent, Louvain, Peeters, p. 40. Jeune, il pensa que la Révolution russe était «le commencement de tous les accomplissements» (Ibid., p. 97). 2. Merleau-Ponty n'hésite pas à en faire usage: «Quel est donc pour Marx le porteur de l'histoire et le moteur de la dialectique? C'est l'homme engagé dans un certain mode d'appropriation de la nature où se dessine le mode de ses relations avec autrui, c'est l'intersubjectivité humaine concrète, la communauté successive et simultanée des existences en train de se réaliser... » (Sens et Non-Sens, Paris, Nagel, 1966, p. 228). 9 4. Quel meilleur lieu pour le dialogue des philosophes que celui de l'intersubjectivité, quand bien même il serait polémique? La pensée procède en jumelant deux démarches, la fulguration de l'intuition personnelle et la discussion de celle d'autrui. 9 5. La problématique marxienne se détache sur un horizon d'abord occupé par l'idéalisme allemand (communication des esprits), puis par Feuerbach (Je-Tu) en discussion avec Stimer (Je). Le jeune Marx parvient à mettre en évidence une relation Je-Tu fondée sur le travail et que pervertit la médiation de l'argent et l'appropriation. Dans la période de maturité, l'insistance se déplace vers une description des rapports inversés. La chosification de la personne (Je-Cela) aboutit à des connexions qui se présentent fallacieusement c9mme entièrement objectivés (du type Cela-Cela). A cet univers dépersonnalisé Marx opposera le paradigme gœthéen de l'homme total. La tranche qui fait transition de Feuerbach à Marx en passant par Stimer, et celle qui se déploie jusqu'au terme de l'écriture du Capital, n'apparaissent pas, de prime abord, comme un lieu privilégié de l'intersubjectivité. De tout autres intérêts semblent s'y déployer comme la traduction en justice de la religion et de l'économie. Mais cette dénonciation n'est entreprise qu'en regard de relations inter-humaines et pour la promotion des conditions qui les rendraient parfaitement authentiques. On ne saurait accréditer sans dommage une lecture qui en ferait fi. 10 CHAPITRE I LE JEUNE MARX CRITICISTE ET LA COMMUNICATION DES ESPRITS «Le monde spirituel est une bibliothèque où tous les livres sont ouverts les uns pour les autres» (John Donne). Promu en avril 1841 docteur à l'Université d'Iéna sur la base d'une thèse portant sur la Différence de la p"hilosophie de la nature chez Démocrite et chez Epicure, Marx fréquente les tenants de la gauche hégélienne qui tirent l'héritage du maître vers la critique de la politique et de la religion. TI s'agit bien d'une praxis, mais théorique et qui est celle de la philosophie (CEill, p. 85). Mais une philosophie qui déplace le lieu de son exercice vers l'espace public et qui, si elle maintient, comme son concept l'exige, la revendication d'une liberté spirituelle comme ce qui la définit essentiellement, ne considère plus en priorité la liberté académique (comme Fichte dans son discours de rectorat du 19 octobre 1811), mais bien la liberté de presse. TI ne suffit plus que la lecture du journal équivale à une prière quotidienne, il faut encore que la philosophie sorte de sa solitude et rompe avec son jargon pour s'occuper, dans l'espace public même, du monde réel (CE ill, pp.211-212). S'en occupant, elle accepte de se soumettre à l'épreuve du réel et d'évoluer en conséquence. Vie théorétique et vie politique entrent dans un rapport d'action réciproque. Il C'est pourquoi, exhorté par le hégélien de gauche Bruno Bauer à s'engager dans la bataille politique, Marx renonce à l'enseignement et fait descendre la philosophie dans l'arène (cf. CEill, pp. 212-214). Libéral et bientôt démocrate (CE ill, pp.901-903), ses préférences d'alors ne vont pas au communisme. TI entend, en criticiste, réguler tous les rapports sur le modèle de la raison. TIpublie nombre d'articles dans la Rheinische Zeitung et en devient bientôt rédacteur en chef. Le monde déshumanisé (CEill, pp. 337-338) qui attire ses flèches est, pour lors, celui que génèrent les philistins et leurs acolytes qui, de manière générale, empêchent l'Etat de réaliser sa pleine rationalité. Le but n'est pas la révolution, mais la réforme de la conscience (CEIII, p. 345). On conçoit que ce programme exige, à la fois comme sa condition de possibilité et l'expression première de sa revendication, la liberté d'expression. D'un éloquent plaidoyer en sa faveur, paru en mai 1842, un passage se détache: «La presse est la manière la plus générale dont les individus communiquent (mitzutheilen) leur existence spirituelle (geistiges Dasein). Elle ignore l'autorité de la personne, elle ne connaît que l'autorité de l'intelligence. Voulez-vous enchaîner d'office la faculté de communication spirituelle à des signes particuliers, extérieurs. Ce que je ne puis être pour autrui, je ne le suis ni ne puis l'être pour moi. Si l'on me défend d'exister pour autrui comme esprit, je ne puis exister comme esprit pour moi, et vous voulez accorder à des hommes particuliers le privilège d'être des esprits? De même que chacun apprend à lire et à écrire, de même chacun doit avoir le droit de lire et d'écrire» (CEIII, pp. 193-194, mod). Marx sous-entend: vous ne voulez accorder qu'à des hommes particuliers... Dans le monde des esprits, tel qu'il se profile à l'horizon de la liberté d'expression, ce n'est pas l'être pour moi d'autrui qui prime (comme chez Fichte), mais, à l'inverse, mon être pour autrui, car l'expression est déjà une objectivation de soi, une comparution qui identifie 12 comme soi. La première proposition de Marx se déploie dans la généralité: ce que je ne puis être pour autrui, je ne le suis pas pour moi. On est en droit de compléter: cela se vérifie pour la conscience de corporéité, et comme l'a montré Hegel, pour la conscience de soi, la connexion des deux se révélant dans l'expérience de la pudeur, ou encore, et surtout, pour la liberté. La deuxième proposition désigne la sphère particulière qui intéresse la presse en tant que communication sans contrainte, Fichte dirait interaction, d'esprit à esprit. Le raisonnement vaut comme cas de la généralité car à l'objectivation n'est pas dévolue la fonction de me constituer comme esprit, mais seulement d'élever à la conscience de moi ma propre participation à l'esprit. TIserait pourtant naïf de croire que Marx n'a en vue que la simple auto-manifestation moyennant l'altérité, puisque l'expression spirituelle possède le pouvoir de modifier la pensée d'autrui et de le déterminer à des actes (sans que ce soit communication d'un ordre, comme à un domestique, ou d'un impératif, comme à un disciple).Il existe, dit Fichte, « une loi de la connexion de toutes les libertés dans le monde des esprits, à la suite de laquelle le singulier pourrait influer immédiatement sur la liberté des autres »1. Le discours est de soi une praxis intersubjective. Par là qu'il rattache la liberté d'expression à l'intersubjectivité, et non seulement à l'auto-affirmation ou à la pure dictée de la raison, Marx lui confère un caractère de nécessité qui bouscule la distinction kantienne, avancée dans Qu'est-ce que les Lumières?, entre un usage privé (soumis aux obligations propres à une fonction) et un usage public de la raison. D'usage privé elle ne peut avoir car ce serait limiter l'exercice de la communication spirituelle de soi en sa pleine transparence. La différence tient à ceci que, selon Kant, 1. Fichte, Siimmtliche Werke (SW), Berlin, 1845-1846, IX, p. 34. Voir aussi la troisième des Conférences sur la destination des savants. 13 les Lumières sont un processus qui se déploie au sein d'un régime qui ne saurait pour le moment passer pour rationnel, alors que la foi, que Marx alors place en un Etat rationnel, cherche à en précipiter l'avènement. Le désaccord sur ce point est négligeable puisqu'il tient à une question d'accélération. Pour Kant aussi la communication, non l'isolement, appartient à la nature de la raison1. Sur la portée de l'usage public de la raison, l'accord est plus grand. Dans Qu'est-ce que s'orienter dans la pensée?, Kant met en équation la liberté de penser avec celle de communiquer par la parole et l'écriture, récusant un simple exercice dans le for interne: «Quels seraient le champ et la rectitude de notre pensée si nous ne pensions pas pour ainsi dire en communauté avec d'autres, dans une communication réciproque de nos pensées! On peut donc dire que cette autorité extérieure qui arrache aux hommes la liberté de faire part publiquement, chacun, de ses pensées, leur arrache en même temps la liberté de pensée »2. A la mise en commun des savants Kant opposera l'attitude de l'égoïste logique qui n'éprouve pas le besoin de mettre « son jugement à l'épreuve de l'entendement d'autrui, tout comme s'il n'avait nul besoin de cette pierre de touche (criterium veritatis externum) »3. TI s'en faut pourtant que la position de Marx coïncide avec celle de Kant. Au fort de sa jeunesse, notre philosophe est un posthégélien pour qui la réciprocité des consciences ne se joue pas dans l'objectivité des choses -la pensée elle-même visant l'universalité de l'objectivité donnée pour tous, puisque «la vérité est universelle» (Œ ill, p. 114) -, mais s'accomplit dans l'objectivation de soi. S'explique alors le léger paralogisme de la déclaration: 1. Réflexions sur l'Anthropologie, n° 897 (Ak. XV, p. 392). 2. Tf. P. Jalabert, in Kant, Œuvres philosophiques, II, Paris, Pléiade, 1985, p. 542. Sur la critique de la censure frappant les philosophes, voir aussi Le Conflit des facultés, II, 8. 3. Anthropologie du point de vue pragmatique, 9 2. 14 la censure «viole le principe le plus général de toutes les religions, le caractère sacré et inviolable de la conviction subjective» (CE ill, p. 125). En droit, la conviction n'est pas violée comme elle l'est dans les régimes spécifiquement totalitaires qui étendent l'exercice de leur pouvoir sans partage même sur le for interne. C'est l'indistinction de la liberté de penser et de la liberté de s'exprimer qui autorise l'identification du musellement de la presse au viol des consciences, car le Soi doit se dire. La censure menace, dit Marx, « l'existence» de l'écrivain (CEill, p. 135), par quoi il n'entend pas le donné biologique, mais la vie spirituelle!. Le terme de Soi dit plus que la raison impersonnelle. Galilée n'avait pas besoin de mourir pour manifester la vérité puisqu'elle lui était extérieure. Mais le droit de la dire, comme droit de sa personne, pouvait exiger de lui qu'il allât au martyre. Est manifesté à autrui l'esprit, à savoir ce qu'il y a de propre, et non seulement ce qu'il y a de commun. Mais cette révélation du propre, si elle n'est pas constitutive, est expression de soi. L'Esprit comprend la singularité dans sa manière unique de se décliner. Marx a lu chez le jeune Schelling la proposition soutenant que «chaque système est frappé au coin de l'individualité» puisque son achèvement est « pratique », et se réalise donc «subjectivement », avec !. Marx annonce ici Sartre: s'interrogeant sur la nature de la littérature, Sartre soutient que « l'opération d'écrire implique celle de lire comme son corrélat dialectique ». C'est dire que l'objectivation de l'œuvre passe par autrui dans une réciprocité de conscience et de liberté qui se fait partage dans la responsabilité de l'univers (Situations, II, Paris, Gallimard, 1948, pp.93, 101, 110). «Le jugement est un phénomène interindividuel. Moi, je n'ai pas besoin de juger: je vois. Je ne juge que pour l'autre. Le jugement est geste indicatif à l'autre, objectif et subjectif à la fois mais pour l'autre» (Vérité et existence, Paris, Gallimard, 1989, p. 23). Surtout Marx ici annonce Marx. 15 liberté, ce qui diminue d'autant sa prétention à l'universalité1. La pensée critique qu'évidemment Marx ne perd pas de vue n'est donc qu'une des modalités de l'épanchement de l'esprit. TIest difficile de spécifier tout ce qu'englobe ici cette notion. Outre la réflexivité et l'universalité déterminée, la concrétude d'une personne. Si l'esprit ne se ramène pas à l'universalité indéterminée de la pensée, il enveloppe, dans son mouvement infmi, le tout de l'âme, sentiment et volonté, de même que les deux tendances complémentaires, repérées par Fichte, l'auto-communication et la réception (se laisser cultiver)2. Je dirai en une formule ramassée que l'esprit est l'être-ainsi (Sosein) qui se conquiert par l'interaction et la réflexion mutuelle. Dans l'expression de la vérité qui, universelle, n'appartient pas à l'homme (CEID, p. 114), ce qui revient en propre à celui qui l'énonce, c'est la «forme », à savoir la manière, qui est « mon individualité spirituelle» (Œ Ill, p. 114). La censure voudrait au contraire énucléer3 la subjectivité en uniformisant, «gris sur gris », les couleurs qui la disent (CEIll, pp. 114-115) au mépris de la vie subjective. On déduira que l'esprit ne se reconnaît pas dans la seule universalité abstraite d'une raison absolue qui, pour conquérir son site et l'intuition de l'Absolu, doit faire abstraction du Moi et de l'affect. «La liberté comprend non seulement ce que je vis, mais, tout autant, la manière dont je vis; non seulement que je fasse le geste de liberté, mais que je le fasse librement» (CEIII, p. 180). La liberté est donc à la fois l'essence et la 1. Lettres philosophiques sur le dogmatisme et le criticisme, SW I, p. 304. 2. Conférences sur la destination du savant, SW VI, p. 315. 3.On peut même dire émasculer: « La censure taille tous les jours dans la chair des individus doués d'esprit, et ne laisse passer comme sains que des corps sans cœur, des corps sans réaction, des corps soumis» (CEIII, p. 177). 16 manière1. Marx écrit donc: «La liberté est à ce point l'essence (Wesen) de l'homme que même ses adversaires la réalisent, tout en combattant sa réalité» (CE ill, p. 166). «La liberté est l'essence générique de toute l'existence spirituelle, donc également de la presse» (CE Ill, p. 170). Quand ce qui définit essentiellement l'homme, c'est sa liberté comme détermination de la raison donnée en partage à tous (CE ill, p. 162; Cf. p. 166), l'intersubjectivité s'annonce comme une transparence réciproque des libertés dans l'esprit. Tout se passe comme si l'esprit comportait une tache aveugle sur sa surface et qui en cacherait le noyau lequel ne serait visible que dans l'œil d'autrui, du moins dans la manifestation de soi pour autrui, la parole, l'écriture. En réalité, ce schéma statique néglige le mouvement d'auto-constitution de l'esprit moyennant autrui, car le moment de l'en-soi est pure sclérose sans le risque pris de l'épanchement intersubjectif par quoi chacun devient esprit pour soi. L'invalidation de la communicabilité conduit à une forme de cécité spirituelle. En dette de l'autre pour sa manifestation, l'individu l'est également pour sa spiritualisation effective. De celle-ci il serait prématuré de faire une humanisation car ce que Marx considère ici, c'est l'accès à la forme suprême de l'humanité, intellectuelle dans la mesure où elle récapitule le tout dans l'extériorisation de la subjectivité en tant qu'infinie. Par ricochet, la liberté 1. Si Marx avait été alors en possession de la théorie de la réification, il aurait pu contresigner ce passage de Lukàcs: «... dans le journalisme (. ..) la subjectivité elle-même, le savoir, le tempérament, la faculté d'expression, deviennent un mécanisme abstrait, indépendant tant de la personnalité du "propriétaire" que de l'essence matérielle et concrète des sujets traités, mis en mouvement selon des lois propres. L"'absence ce conviction" des journalistes, la prostitution de leurs expériences et ce leurs convictions personnelles ne peut se comprendre que comme le point culminant de la réification capitaliste» (Histoire et conscience de classe, tr. K. Axelos & J. Bois, Paris, Minuit, 1973, p. 129). La désubjectivation due au capitalisme rend sur ce point superflue la censure. 17 qui paraissait seulement servir de milieu favorable à la communication effectuante de l'esprit est intériorisée en condition transcendantale de l'auto-donation, comme elle se trouve déduite en autrui pour le jeu de la mutuelle reconnaissance. Le devoir-être, cette «détermination de la liberté par la liberté », selon Fichte1, initie le passage de la singularité riche d'ellemême, mais pauvre en conscience de soi, à l'universalité concrète dans l'inter-communication qui fait chacun tour à tour passer de l'activité à la passivité. En termes hégéliens, le mouvement, après avoir dépassé le moment du monde oriental où un seul homme est libre, à savoir le potentat, bouscule celui du monde gréco-romain où la liberté est dévolue à une élite, afin d'instaurer celui de la liberté de tous par le moyen d'une transmission de l'information qui est mise en commun et pour le dégagement de l'espace du libre exercice de la raison, ce qui est proprement philosopher (cf. CEill, p. 216). «La singularité abstraite est la liberté distincte de l'existence, et non la liberté dans l'existence. Elle n'est pas en mesure de resplendir dans la lumière de l'existence» (CE ill, p. 51). C'est en partie pour avoir rejeté l'insularisation des consciences que Marx devra plus tard relever le défi lancé par Max Stimer. Pour le moment, Marx s'est contenté de célébrer l'esprit comme un Nous de transparence réciproque. TI lui faut se mettre à récole de Feuerbach qui vient de mettre en évidence la relation Je-Tu pour s'initier à une philosophie de l'intersubjectivité fondée sur la sensibilité. 1. SW v, p. 360. Que cela ait lieu par l'entremise du langage rappelle l'essai de Fichte De lafaculté linguistique et de l'origine du langage. 18 CHAPITRE II FEUERBACH ET LA DECOUVERTE DU TU «L'amour est l'aptitude à discerner le semblable dans le dissemblable» (Adorno, Minima Moralia, 9 122). L'effort consenti par l'idéalisme transcendantal pour penser l'intersubjectivité, devait, avec l'Identité schellingienne et l'Absolu hégélien, réduire ou subsumer l'altérité sous un concept qui, pour l'envelopper, n'y était pas moins étranger. Certes Schelling, dès les Recherches sur la liberté humaine (1809), amorçait vigoureusement l'élaboration de la catégorie de personnel. Mais, comme le signale Feuerbach, pleine de dieux, la philosophie schellingienne manque de l'homme2,blâme qui n'a pour lui que l'apparence de la justesse (car la dernière production de Schelling s'avère pour une bonne part une philosophie de la conscience humaine). TI n'en reste pas moins que c'est avec Feuerbach que l'intersubjectivité devient originaire, principe d'explication. TI appartenait à une dénonciation de l'idéalisme hégélien de retourner l'ordre des priorités par le recours au sensible. Or Feuerbach connaît l'idéalisme de 1. Cf. 1. Hatem, De l'Absolu à Dieu, Paris, Cariscript, 1987, ch. II. 2. Ludwig Feuerbach's Philosophische Charakterentwicklung. Sein Briefwechsel und Nachlass 1820~1850, II, Leipzig, 1874, p. 311. 19 l'intérieur parce qu'il en fut. Sa thèse de doctorat, De ratione, una, universali, infinita (1828), identifie l'essence de l'homme à la raison, catégorie qui non contente de se soumettre la multiplicité des individus, est seule susceptible de déterminer le concept d'esprit hors duquel l'homme n'est pas véritablement homme. En d'autres termes, tant que l'homme se perçoit comme sensible, comme individué, il reste prisonnier de sa séparation qu'amour, amitié et même pitié échouent à combler. Par contre, la réduction à la pensée y parvient, car « en pensant, je suis tous les hommes ». Une lettre à Roux de mai 1837 exprime le changement de point de vue qui allait lui permettre de reformuler en termes positifs l'intersubjectivité: «La Philosophie doit se lier d'amitié avec la nature. La nature est de part en part sagesse, raison ». Mot d'ordre qui s'accompagne d'une mise en question de l'hégélianisme coupable à ses yeux de désindividualiser l'homme dans une «mystique rationnelle». Or par ce concept de nature, Feuerbach opère sa révolution copernicienne: «La philosophie nouvelle fait de l'homme joint à la nature (comme base de l'homme) l'objet unique, universel et suprême de la philosophie et donc de l'anthropologie jointe à la physiologie, la science universelle »1. Feuerbach qui a lu la philosophie de la nature de Schelling ne lui donne pas pour autant raison contre Hegel. Reproche lui est fait, d'une part, de projeter le Moi dans la nature, et par là de reconduire l'idéalisme2, d'autre part, de la théologiser - d'imaginer à Dieu une nature3. Ce que Feuerbach passe sous silence, c'est le bénéfice qu'il retire de la critique que la philosophie de 1. La Philosophie de l'avenir, g 54. 2. Critique de la philosophie de Hegel (in Manifestes philosophiques, tr. L. Althusser, Paris, 10/18, 1973), pp. 40-45. 3. L'Essence du Christianisme, tr. J.-P. Osier, Paris, Maspero, 1973, pp. 219-220. 20 la priorité de l'être par rapport à la pensée développée par le vieux Schelling adresse à Hegel, critique à laquelle Marx (qui avait deviné le schellingisme déguisé de Feuerbach) émargera à son tour. Pour Feuerbach désormais, la différence par la sensibilité (mise en équation avec la réalité) et donc par le sexe, caractérise le nouveau concept d'homme et fonde la relation intersubjective. Au problème classique de l'existence d'autrui, une seule solution est possible: «L'amour est la véritable preuve ontologique de l'existence d'un objet à l'extérieur de notre tête et il n'existe pas d'autre preuve de l'être que l'amour, le sentiment en général »1. «Seul le sensible résout le mystère de l'action réciproque. Seuls les êtres sensibles agissent l'un sur l'autre. Je suis Je (pour moi) et en même temps Tu (pour autrui). Mais je ne le suis qu'en qualité d'être sensible »2. L'étreinte de l'être aimé vaut vérification ontologique et la main qui salue a «une signification transcendantale »3. Le développement de ces considérations amène Feuerbach à préciser, d'une formule qui anticipe Gabriel Marcel de même que tantôt il annonçait Buber, que l'être et l'amour sont concepts réciproques: ce qui n'est pas aimé n'existe pas, aussi peu que celui qui n'aime pas4. Comme le Tu est donné par la médiation sensible, et comme le sensible constitue l'unité du réels, c'est dans la mesure où je suis un Tu pour autrui que j'existe véritablement, -le Je de l'idéalisme souffrant d'une abstraction chronique. D'où la reformulation de la réfutation de l'idéalisme coupable de « déduire les idées de l'homme isolé, fixé sous forme d'être existant pour soi, d'âme en un mot quand il veut 1. La Philosophie de l'avenir, 9 33. 2. Ibid., 9 32. 3. Feuerbach, Contre le dualisme du corps et de l'âme, de la chair et œ l'esprit, tr. C. Mercier, in Philosophie, 25, p. 10. 4. La Philosophie de l'avenir, 9 35. s. Ibid., 9 50. 21 les déduire du Je privé d'un Tu donné aux sens. C'est seulement de la communication, seulement de la conversation de l'homme avec l'homme, que naissent les idées» 1. Dans les termes du renversement feuerbachien, l'idée cesse d'être l'apanage du Cogito solitaire, elle jaillit du dialogue entre Je et Tu qui confère d'ailleurs son véritable sens à la dialectique2- dialogue qui peut se formuler en une philosophie de l'amour dont on peut dire qu'il opère, pour Feuerbach comme le véritable principe d'individuation: «c'est seulement dans le sentiment, c'est seulement dans l'amour, que le "ceci" (cette personne, cette chose), le singulier possède une valeur absolue, que le fini est l'infini: c'est en cela et en cela seulement que consistent la profondeur, la divinité et la vérité infinies de l'amour (...). Comme le ceci n'a de valeur absolue que dans l'amour, c'est aussi dans l'amour seul et non dans la pensée abstraite que se révèle le secret de l'être. L'amour est passion, et la passion seule constitue le critère de l'existence. Seul existe ce qui est réel ou possible objet de la passion »3. Mais ne dirait-on pas la même chose de la haine qui est tout expulsion? Ce qui caractérise l'amour, selon le jeune Feuerbach, c'est qu'il conjoint deux approches, la différence et l'identité: «Pour aimer, la personne doit pouvoir abandonner son strict être-pour-soi exclusif, mais elle ne le peut s'il n'existe pas pour ainsi dire en elle un lieu où elle n'est pas personne, où il n'y a pas cette séparation qui isole, cette différence qui refoule mais 0ù tout est un et un est tout. (.. .). L'amour n'est pas êtreen-soi-et-pour-soi, il est au contraire être-un, être-encommun. Tu n'aimes donc pas avec la personnalité, ni en tant que personne, mais dans l'essence et avec l'essence, laquelle est être-un et non être-différent ou 1. Ibid, ~ 41. 2. Ibid., ~ 62. 3. Ibid., ~ 33. 22