Biopolitique ou politique ?

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Biopolitique ou politique ? par Jacques Rancière Entretien recueilli par Eric Alliez Mise en ligne mars 2000 MULTITUDES ­ Dans votre livre, La mésentente, vous mettez à l’épreuve le questionnement politique en le confrontant à la fausse opposition sur laquelle il prend appui, dans La politique d’Aristote : la dualité de la voix (phônè), comme expression de l’utile, et de la parole (logos) comme expression du juste, dualité par laquelle l’animalité serait originairement scindée. En deçà de cette opposition, vous repérez le litige, ou le tort, comme le véritable lieu du politique ­ ce tort qui réside précisément dans le rejet de la majorité des êtres parlants dans le bruit vocal où s’exprime la souffrance et l’agrément. Si nous nous sommes adressés à vous pour penser l’usage qu’il est possible de faire de la catégorie de Biopolitique, c’est que le geste que vous accomplissez nous semble constituer une tentative singulière pour reconduire la politique à la vie des sujets et transformer son concept à ce niveau de radicalité. Mais ce geste paraît comme immédiatement retenu : tout se passe comme si la politique prenait toute entière place dans l’écart qui se creuse entre deux formes de vies et dans le litige produit par cet écart même. Ne peut­on alors dire, en se situant dans votre perspective, que la biopolitique est ce qui reste l’impensé constitutif de la politique elle­même ? Et dans quelle mesure peut­il être investi pour lui­même ? JACQUES RANCIÈRE ­ Je n’ai pas « reconduit la politique à la vie des sujets » au sens où j’aurais montré son enracinement dans une puissance de la vie. La politique n’est pas pour moi l’expression d’une subjectivité vivante originaire opposée à un autre mode originaire de la subjectivité ­ ou à un mode dérivé, détourné, comme dans les pensées de l’aliénation. En revenant sur la définition aristotélicienne de l’animal politique, mon objet était de mettre en cause la fondation anthropologique de la politique : la fondation de la politique dans l’essence d’un mode de vie, l’idée du bios politikos, qu’on a vu refleurir ces derniers temps à travers des références plus modernes (Léo Strauss et Hanna Arendt, pour l’essentiel). J’ai voulu montrer qu’il y avait un cercle vicieux dans cette fondation : la « preuve d’humanité », le pouvoir de communauté des êtres doués du logos, loin de fonder la politicité, est en fait l’enjeu permanent du litige qui sépare politique et police. Mais ce litige n’est pas lui­même l’opposition entre deux modes de vie. Politique et police ne sont pas deux modes de vie mais deux partages du sensible, deux manières de découper un espace sensible, d’y voir ou de n’y pas voir des objets communs, d’y entendre ou de n’y pas entendre des sujets qui les désignent ou argumentent à leur sujet. La police est le partage du sensible qui identifie l’effectuation du commun d’une communauté à l’effectuation des propriétés ­ des ressemblances et des différences ­ caractérisant les corps et les modes de leur agrégation. Elle structure l’espace perceptif en termes de places, fonctions, aptitudes, etc., à l’exclusion de tout supplément. La politique, elle, est ­ et n’est que ­ l’ensemble des actes qui effectuent une « propriété » supplémentaire, une propriété biologiquement et anthropologiquement introuvable, l’égalité des êtres parlants. Elle existe en supplément à tout bios. Ce qui s’oppose, ce sont deux structurations du monde commun : celle qui ne connaît que du bios (depuis la transmission du sang jusqu’à la régularisation des flux de populations) et celle qui connaît les artifices de l’égalité, ses formes de refiguration du « monde donné » du commun effectuées par des sujets politiques. Ceux­ci n’affirment pas une vie autre mais configurent un monde commun différent. En tout état de cause, l’idée du sujet politique, de la politique comme mode de vie développant une disposition naturelle caractéristique d’une espèce vivante singulière ne peut être assimilée à ce que Foucault analyse : les corps et les populations comme objets du pouvoir. L’animal politique aristotélicien est un animal doué de politicité, c’est­à­dire capable d’agir comme sujet participant à l’agir politique, dans les termes aristotéliciens, un être participant à la puissance de l’arkhè comme sujet en même temps que comme objet. Le corps concerné par la « biopolitique » de Foucault est, lui, un corps objet de pouvoir, un corps localisé dans le partage policier des corps et des agrégations de corps. La biopolitique est introduite par Foucault comme différence spécifique dans les pratiques du pouvoir et les effets de pouvoir comment le pouvoir opère des effets d’individualisation des corps et de socialisation des populations. Or cette question n’est pas celle de la politique. La question de la politique commence là où est en cause le statut du sujet qui est apte à s’occuper de la communauté. Cette question, je crois, n’a jamais intéressé Foucault, sur le plan théorique en tout cas. Il s’occupe du pouvoir. Et il introduit le « biopouvoir » comme une manière de penser le pouvoir et sa prise sur la vie. Il faut se souvenir du contexte dans lequel il le présente dans La volonté de savoir : celui d’une critique des thèmes de la répression ­ et de la libération ­ sexuelle. Il s’agit pour lui de s’opposer à un discours de type freudo­marxiste, de montrer comment une certaine idée de la « politique de la vie » repose sur la méconnaissance de la manière dont le pouvoir s’exerce sur la vie et sur ses « libérations ». Il y a un certain paradoxe à vouloir retourner le dispositif polémique de Foucault pour affirmer un enracinement vitaliste de la politique. Et si l’idée de biopouvoir est claire, celle de biopolitique est confuse. Car tout ce que désigne Foucault se situe dans l’espace de ce que j’appelle la police. Si Foucault a pu parler indifféremment de biopouvoir et de biopolitique, c’est parce que sa pensée de la politique est construite autour de la question du pouvoir, qu’il ne s’est jamais intéressé théoriquement à la question de la subjectivation politique. Aujourd’hui l’identification des deux termes va dans deux directions opposées, que je crois étrangères à la pensée de Foucault, et qui sont en tout cas étrangères à la mienne. Il y a, d’un côté, l’insistance sur le biopouvoir comme mode d’exercice de la souveraineté, qui enferme la question de la politique dans celle du pouvoir et tire le bio­pouvoir sur un terrain onto­théologico­politique : ainsi, lorsque Agamben explique l’extermination des juifs d’Europe comme conséquence du rapport à la vie
inclus dans le concept de souveraineté. C’est une façon de ramener Foucault du côté de Heidegger par la médiation d’une vision du sacré et de la souveraineté à la Bataille. Or, s’il est clair que si Foucault a des coquetteries de ce côté, il n’identifie pas simplement le concept de la souveraineté à celui du pouvoir sur la vie et il pense le racisme moderne dans les termes d’un pouvoir qui s’applique à majorer la vie, pas dans ceux du rapport de la souveraineté à la vie nue. La problématique arendtienne­ heideggerienne en dernière instance ­ des modes du vivre, qui soutient la théorisation d’Agamben, me semble très étrangère à celle de Foucault. D’un autre côté, il y a la tentative de donner un contenu positif à la « biopolitique ». Il y a, à un premier niveau, la volonté de définir des modes de prise en charge, de rapport subjectif au corps, à la santé et à la maladie qui s’opposent à la gestion étatique du corps et de la santé, comme on a pu le voir notamment dans les combats menés sur les questions de la drogue et du Sida. Il y a, à un autre niveau, l’idée d’une biopolitique fondée sur une ontologie de la vie, identifiée à une certaine radicalité d’autoaffirmation. Celle­ci s’inscrit dans une tradition de marxisme anthropologique, héritée des Grundrisse, qui s’est politiquement retrempée dans l’opéraïsme et théoriquement rajeunie dans le vitalisme deleuzien. Cela revient pour moi à une tentative d’identifier la question de la subjectivation politique à celle des formes de l’individuation, personnelle et collective. Or je ne crois pas que rien se déduise d’une ontologie de l’individuation à une théorisation des sujets politiques. MULTITUDES ­ Dans La mésentente, vous introduisez votre définition de la police (que vous opposez à la politique) par une référence à la généalogie de la police que propose Foucault dans Omnes et singulatim, comme s’étendant à tout ce qui concerne l’homme et son bonheur. Mais que faites­vous du fait qu’aux yeux de Foucault, la police ne constitue qu’un aspect de cette forme de pouvoir qui s’exerce sur la vie des individus et des populations ? JACQUES RANCIÈRE ­ Il semble y avoir eu une équivoque sur ma référence à Foucault dans La mésentente. J’y ai défini la police comme une forme de partage du sensible, caractérisée par l’adéquation imaginaire des places, des fonctions et des manières d’être, par l’absence de vide et de supplément. Cette définition de la police, élaborée dans le contexte de la polémique des années quatre­vingt­dix sur la question de l’« identité » est tout à fait indépendante de l’élaboration de la question biopolitique chez Foucault. En la proposant, j’ai eu le souci de bien écarter cette notion des associations habituelles police/appareil répressif et aussi de la problématique foucaldienne de la disciplinarisation des corps ­ ou de la « société de surveillance ». C’est, dans ce contexte que j’ai cru utile de rappeler que, chez Foucault lui­même, la question de la police était beaucoup plus large que celle de l’appareil répressif et de la disciplinarisation des corps. Mais il est clair que le même mot de police renvoie à deux dispositifs théoriques très différents. Dans Omnes et singulatim Foucault traite de la police comme dispositif institutionnel participant du contrôle du pouvoir sur la vie et les corps. Police, chez moi, ne définit pas une institution de pouvoir, mais un principe de partage du sensible à l’intérieur duquel peuvent se définir des stratégies et des techniques de pouvoir. MULTITUDES ­ Dans l’interprétation que donne Foucault dans La volonté de savoir, de la biopolitique comme transformation du pouvoir souverain, passage du pouvoir de vie et de mort au pouvoir comme gestion de la vie, l’émergence du social comme nouvel espace du politique joue un rôle majeur. C’est sur ce point que se sont concentrées les interprétations foucaldiennes de l’Etat­Providence, plus récemment nommé (par Balibar, par Castel) Etat­national­social. Pour vous aussi, le social constitue un thème fondamental de transformation. Ce vous appelez l’« incorporation policière », c’est justement la réalisation du sujet politique comme corps social. Est­il possible, selon vous, de court­circuiter cette incorporation en restaurant un autre point de vue sur le social ? Est­il possible de porter sur le social un regard politique qui échappe à une telle réduction, et le nom de biopolitique peut­il convenir, au prix d’un certain renversement de son usage foucaldien, à désigner cette intention ? JACQUES RANCIÈRE ­ Le social est chez Foucault l’objet d’un souci du pouvoir. Foucault a transformé la forme classique de ce souci (l’inquiétude devant les masses laborieuses/dangereuses) en une autre forme : l’investissement positif du pouvoir dans la gestion de la vie et la production de formes optimales d’individuation. Cette préoccupation peut sans doute s’inscrire dans une théorisation de l’État social. Mais l’État n’est pas là l’objet de mon étude. Pour moi, le social n’est pas un souci du pouvoir ou une production du pouvoir. Il est l’enjeu du partage entre politique et police. Il n’est pas ainsi un objet univoque, un champ de rapports ­ de production et de pouvoir ­ que l’on pourrait circonscrire. « Social » veut dire au moins trois choses. Il y a d’abord « la société »,l’ensemble des groupes, places et des fonctions, que la logique policière identifie au tout de la communauté. C’est dans ce cadre­là que rentrent pour moi les préoccupations de gestion de la vie, des populations, de production de formes d’individuation, impliquées dans la notion de bio­pouvoir. Il y a ensuite le social comme dispositif polémique de subjectivation, construit par ces sujets qui viennent contester la « naturalité » de ces places et fonctions, en faisant compter ce que j’ai appelé la part des sans­part. Il y a enfin le social comme invention de la métapolitique moderne : le social comme la vérité, plus ou moins cachée, de la politique, que cette vérité soit conçue à la manière de Marx ou de Durkheim, de Tocqueville ou de Bourdieu. C’est l’opposition et l’intrication de ces trois figures du social qui m’a intéressé, et cette intrication ne me semble pas passer prioritairement par une théorie de la vie et par la question de ses modes de régulation. Je ne crois pas, une fois encore, qu’on puisse tirer de l’idée du biopouvoir, qui désigne une préoccupation et un mode d’exercice du pouvoir, l’idée d’une biopolitique qui serait un mode propre de subjectivation politique. _____________________________________________________________________ La poétique du savoir A propos de "Les noms de l’histoire" par Jacques Rancière Mise en ligne le mardi 25 janvier 2005
Ce texte a été écrit à partir d’un entretien réalisé à l’occasion de la publication du livre de Jacques Rancière "Les noms de l’histoire" en 1992. Il a été publié dans le numéro 11&12 de la revue "La main de singe" en 1994. “ Ne cherchons pas d’excuses trop circonstanciées au retard avec lequel paraÎt notre annonce : pour qui a lu le livre, ce retard est sans conséquence... il ne s’agira en l’occurrence que de compléter un jugement par un autre ; quant à celui qui ne l’a pas lu, il n’aura qu’à se féliciter d’être à présent convié, et même contraint, à le lire. ” (Extrait de la préface de Jean Paul à Fantaisies de ETA HOFFMAN Edition Presses pocket) Ce terme est d’abord un refus de certaines notions. J’ai parlé de poétique, non de méthodologie ou d’épistémologie. C’est que ces termes, pour moi, opèrent une dénégation à l’égard des formes réelles de la constitution d’un savoir. Le choix du terme de poétique a plusieurs raisons : ­ L’histoire produit du sens à l’aide de procédures empruntées à la langue naturelle et aux usages communs de cette langue. Epistémologie ou méthodologie insistent sur les procédures de vérification des faits, de mise des chiffres en série. Elles constituent la certitude du savoir avant qu’il ne s’expose dans l’écriture et dans sa solitude. L’historien est alors celui qui “fait” de l’histoire, qui travaille sur le “chantier” de la communauté savante. Savoir, communauté et métier se garantissent mutuellement. Mais, une fois qu’on a utilisé les bonnes méthodes de vérification, fait les bons calculs, il faut bien passer par des arrangements de la langue commune pour dire que les données des statistiques produisent ce sens et pas un autre. Et il faut déjà le faire pour définir l’objet de la recherche. L’écriture de l’histoire n’exprime pas les résultats de la science, elle fait partie de leur production. Et écrire est toujours un acte de solitude qu’aucune communauté, aucun métier, aucun savoir ne garantit. ­ Le terme de poétique cherche aussi à cerner un rapport historique entre la constitution de deux configurations conceptuelles. L’époque de la naissance des sciences sociales est celle où le concept de littérature s’établit comme tel, sur la ruine des anciens arts poétiques. La notion de littérature fait appel à une poétique qui n’est plus celle des genres poétiques, avec les objets et les modes de traitement qui leur conviennent, mais qui renvoie au tout de la langue et à sa capacité de constituer n’importe quoi en œuvre d’art (le “livre sur rien” de Flaubert). La poétique du savoir veut cerner ce rapport entre l’aberration littéraire – le fait que la littérature est un art de la langue qui n’est plus normé par aucune règle et engage une poétique généralisée – et la production du discours des sciences sociales avec ses manières de faire vrai. Ce pouvoir sans normes de la langue est à la fois ce contre quoi s’insurge l’idéal des sciences sociales. Et pourtant elles en ont besoin pour se poser comme de la science et pas de la littérature. ­ Poétique enfin s’oppose à rhétorique. Celle­ci est l’art du discours qui doit produire tel effet spécifique sur tel type d’être parlant en telle circonstance déterminée. J’appelle poétique, à l’inverse, un discours sans position de légitimité et sans destinataire spécifique, qui suppose qu’il n’y a pas seulement un effet à produire mais qui implique un rapport à une vérité et à une vérité qui n’ait pas de langue propre. J’essaie de penser cela : l’histoire, pour avoir un statut de vérité, doit passer par une poétique. Et comme celle­ci n’est pas constituée, le discours historique doit se donner sa propre poétique. Poétique du savoir ainsi ne désigne pas une discipline qui s’appliquerait entre autres à l’histoire. La question de l’écriture est tout particulièrement au cœur de la science historique parce que l’histoire, ayant affaire à l’événement de parole qui sépare de lui­même son “objet” est tenue de régler ce trouble de l’être parlant, parce que, n’étant ni une science formelle ni une science expérimentale, ne pouvant se légitimer d’aucun protocole qui tienne la vérité à distance, elle est brutalement en présence du rapport même de la vérité au temps, de la fonction du récit qui, depuis Platon, doit mettre dans l’ordre du devenir un analogon de l’éternité. La sociologie ou l’ethnologie qui campent sur le même sol épistémologico­politique que l’histoire utilisent aussi certaines procédures poétiques mais elles peuvent s’assurer plus aisément de leur scientificité, entre une métaphysique de la communauté (du fait social total) qui apaise le trouble de l’être parlant et des protocoles expérimentaux ou statistiques du “face­à­face” avec l’objet. Elles peuvent régler séparément la question de la vérité nouée dans la détermination du temps, elle doit écrire le temps de l’être parlant comme contenant de la vérité. Vraie science, fausse science J’ai affaire à un univers du douteux que je traite comme tel – ce qui n’est pas du relativisme. Il y a un certain nombre de discours qui sont classés dans la rubrique des sciences. Certains leur refusent cette qualité au nom de critères popperiens ou autres. Moi, ce qui m’intéresse, c’est les modes de discours par lesquels se soutient ce statut d’une science qui a tout le temps à prouver qu’elle est vraiment une science. Cela ne peut être affaire d’épistémologie. Ou bien on dit qu’il n’y a là qu’une rhétorique, ou bien on dit qu’il y a quelque chose qui est plus qu’une rhétorique sans être une épistémologie. C’est ça que j’appelle une poétique. J’essaie de rendre sensible le mode de vérité que le discours historique doit se donner en dehors de toute question d’exactitude des procédures de vérification. L’histoire a besoin d’autre chose : un corps de vérité pour ses mots. Mais elle ne se le donne pas sur le mode réflexif, elle se le donne dans la texture même du récit. Il arrive pourtant qu’elle le fasse explicitement. C’est ce que fait Michelet : une poétique explicite de l’histoire comme voyage épique et descente aux Enfers ; une théorie et une pratique de la chair des mots susceptible de traverser l’absence et la mort. La question de l’institution historique ne m’intéresse pas vraiment. Elle instaure un court­circuit entre la question du sujet et un discours sociologique, un discours du pouvoir sur lequel Michel de Certeau a dit tout ce qu’il y avait d’intéressant à dire. Je n’ai pas cherché à penser la position d’un savoir dans le champ des savoirs, qu’il soit épistémique ou politique. Pour moi la question politique du savoir historique passe par l’analyse d’un
rapport spécifique : le rapport entre la parole que traite l’histoire et les mots dans lesquels elle s’écrit. L’écriture de l’histoire est une interprétation en acte du corps parlant qui fait l’histoire, de la manière dont il parle et dont il “fait”. Ce qui m’intéresse, c’est le rapport entre cette saisie de l’être parlant et la question des frontières entre les modes du discours : que dit­on quand on dit que tel discours relève de la science et non de la littérature, ou le contraire ? Le discours de l’histoire m’intéresse, se tient sur cette frontière où le sort d’un mode de discours est lié à la manière dont il interprète le rapport de l’être parlant à la vérité de sa parole. Clôture de l’âge de l’histoire La clôture dont je parle ne s’identifie pas à ce que certains appellent fin de l’histoire. J’entend par âge de l’histoire le temps où l’histoire a été pensée comme processus de production d’une vérité : une vérité de la communauté humaine produite par l’agir humain et pas simplement une version sécularisée des théologies de l’histoire de type augustinien. Je ne parle pas de clôture au sens heideggerien. J’essaie simplement de dire ceci : actuellement se tiennent deux grands discours de la fin de l’histoire : le discours d’inspiration hégélienne qui nous dit que l’histoire a atteint la fin vers laquelle elle tendait : l’Etat universel homogène ; et puis le discours ressentimental sur la fin des illusions de l’histoire, la fin de l’âge des illusions de l’émancipation. Ceux qui ont en principe la charge du nom d’histoire, les historiens, proclament volontiers la fin de son âge, de diverses manières. Cela tourne autour de la Révolution Française, de l’idée que l’ère ouverte par la Révolution est terminée et peut­être qu’elle n’a jamais commencé, qu’elle n’a été que le développement d’une vaste illusion ou folie : précisément la folie consistant à vouloir “faire l’histoire”. L’historien se fait alors penseur de la politique en proclamant la péremption du temps où l’on croyait que l’histoire comme processus produisait de la vérité. Il choisit du même coup la science contre le récit, mais une science qui fait basculer la question de la vérité dans l’ordre du commentaire. Ainsi une certaine histoire de la Révolution Française est devenue histoire de son historiographie. On invalide les catégories de la parole révolutionnaire et de leur récit. Reste alors à interpréter ce qui fait la matière de ce récit non valide et on fait appel à des catégories sociologiques, sciences politiciennes ou autres. L’histoire de “l’âge de l’histoire”, celle des temps révolutionnaires et démocratiques, est comme coincée entre ces formes du commentaire qui se veut au­delà du récit et des formes d’histoire qui n’ont pas gagné le statut de vérité qui est lié au récit. Cette histoire­là se condamne à une sorte d’empirisme appuyé sur des données scientifiques, renonçant à poser la question des modes d’écriture qui donnent aux mots de l’histoire et aux mots de l’historien la figure d’une vérité. Il y a ainsi un balancement entre un en­deçà et un au­delà du récit­ vérité. A l’ombre du discours politique sur la fin de l’histoire, les historiens pratiquent volontiers la fin de l’histoire dans la pratique muséale et encyclopédique. L’Encyclopédie de Diderot : ouvrait l’âge de l’histoire. Les encyclopédies/musées d’aujourd’hui en constituent la clôture. Les trois contrats L’opération micheletiste de récit­science nouait les trois exigences de la science, de la narration et de la communauté ; il est clair que Michelet pouvait le faire parce qu’il écrivait l’histoire d’un sujet, le sujet France : un sujet territorialisé, la patrie s’apparaissant à elle­même. Ce sujet se prêtait à l’opération qui confie à la terre à la fois séjour de l’être­ensemble, instance maternelle de transmission et passage du séjour des vivants à celui des Enfers – la fonction de surface d’inscription de la vérité qui fait communauté. Faire surgir le sujet France de ses territoires, c’était aussi le penser comme le produit de sa propre généalogie, refuser d’autres types de sujet, celui qui se fonde sur la race, celui qui est forgé par la puissance étatique. Mais après que Michelet ait effectué cette inscription territoriale du sujet France, il y a eu séparation entre le récit communautaire du contrat politique, devenu celui de l’histoire qu’on raconte aux enfants, et la procédure de sens : l’idée du témoin muet, de la chose ou du territoire qui retient et délivre le sens. Cette procédure est devenue une norme de scientificité en se séparant du sujet comme puissance rassemblante. On a eu alors l’engouement des historiens pour la géographie, l’idée que le bon sujet pour la science historique, c’est le territoire dont on déchiffre le sens, opposé au sujet collectif racontant son mythe. Pour être science, l’histoire devait ne plus être “l’histoire de”. Or cette rupture n’a rien d’évident. L’histoire avait toujours été la mémoire des grands faits ou des grands hommes, la mémoire d’un pouvoir, d’une communauté. Elle devenait “histoire en général” à travers l’idée que “les hommes”, des communautés humaines délibérément rassemblées “faisaient” l’histoire. L’histoire de France à la Michelet inventait un sujet à cheval sur cette frontière de deux âges. Quand l’histoire a voulu être une science à méthode universelle s’appliquant à n’importe quel objet, elle a écarté ce type de sujet, renvoyé aux contraintes politiques de l’éducation, mais elle a gardé la procédure herméneutique que Michelet avait utilisée pour sa manifestation : celle du témoin muet, du sens territorialisé. Le sujet n’est plus là, c’est en quelque sorte son mode de manifestation, le territoire comme lieu de sens, qui est devenu sujet. C’est ainsi qu’on passe du “ Tableau de la France” de Michelet à la “Méditerranée” de Braudel. La Méditerranée y vaut comme le lieu d’une culture qui n’est plus celle du sujet national, une culture/univers. Mais faire de la Méditerranée un sujet implique que l’on fasse naître cet universel d’un espace, de la même manière que Michelet produisait l’unité du sujet France comme né de son territoire. La rupture du contrat politique et son reste “herméneutique” n’ont pas été pensés par les historiens. Subjectivité démocratique et science sociale Les sciences humaines et sociales ont été largement dépendantes d’un projet politique : celui de penser et d’aménager la communauté post­révolutionnaire, que ce soit sous la forme contre­révolutionnaire de la restauration du lien social et des croyances communes ou sous la forme de la République comme institutionnalisation et civilisation de la démocratie. Le corps républicain devait donner des mœurs, un ethos à la démocratie. La sociologie et l’histoire ont été parties prenantes de ce projet. Entre la fin du XIX et le début du XX, elles sont devenues des sciences universitaires respectables, en déniant progressivement leur caractère militant, tout en en conservant un certain nombre de formes de thématisation de leurs objets et de modes d’interprétation. Mais le conflit n’a jamais été vraiment résorbé. L’histoire et la sociologie en témoignent particulièrement, soit que le militantisme de la science y ait la fonction et la véhémence du militantisme
politique ; comme dans la sociologie de Bourdieu, soit que le désenchantement de la politique s’y identifie à la preuve de scientificité, comme dans le révisionnisme historien. Dans tous les cas le militantisme de la science sociale – comme science et comme “sociale” – la met dans un rapport difficile avec la subjectivité démocratique. L’histoire savante s’est massivement consacrée aux temps pré­démocratiques parce que la manière dont les mots et les agencements discursifs circulent dans l’univers démocratique ne se prête pas à ses opérations de territorialisation du sens. La démocratie est tissée de mots et de figures qui ne constituent jamais une territorialisation. Non que la démocratie soit l’errance absolue. Mais elle est l’absence de fondement de la communauté, l’absence de corps qui installe la communauté dans sa propre chair. Ses sujets sont toujours provisoires et locaux, ses formes de subjectivation ne sont pas des incarnations ou des identifications, elles sont bien plutôt des intervalles entre plusieurs corps, entre plusieurs identités. La démocratie n’apparaît jamais avec un visage “propre”. Elle a la singularité d’un être­ensemble sans corps, investi dans des actes et des fidélités historiques. Ce sont toujours des noms et des actes singuliers qui font consister cet être­ensemble dans une sorte de polémique interminable avec les formes d’incorporation. C’est ce qui rend difficile d’écrire une histoire sociale ou une histoire ouvrière comme histoire des temps démocratiques. Cette histoire a affaire à des mots et à des énoncés voyageurs (ouvriers, prolétaires, mouvement ouvrier, émancipation...) qui ne renvoient pas à des corps sociaux objectivables, à des propriétés et à des actes de ces corps. Elle a affaire à des désignations qui effectuent des modes de subjectivation au lieu de désigner des corps, à des classes qui ne sont pas des classes. On ne peut pas y appliquer ces procédures de territorialisation qui vont chercher un lieu de la parole du côté de grandes étendues montagnardes ou marines, quitte à les retrouver tissées de mots comme la Méditerrannée de Braudel qui est celle d’Homère. Les sujets démocratiques parlent trop, en font trop par rapport à leur peu d’être. D’où l’impossibilité de territorialiser le lieu de leur parole et l’usage de ces résidus herméneutiques que sont les “sociabilités” ouvrières ou les “cultures” ouvrières ou populaires. Ce sont des efforts désespérés et vains pour donner une chair aux mots de la démocratie. Il ya un défi de la démocratie à l’égard de l’écriture de l’histoire, d’où des procédures d’évitement qui se redoublent aujourd’hui par l’effet de ces procédures politiques qui constituent ce qu’on appelle le libéralisme consensuel. Démocratie et consensus Les événements de la démocratie ont généralement pris la figure d’une contestation de la démocratie. La tradition du mouvement ouvrier , des grèves de masse, toute cette tradition qui a été rejouée en 1968 a cette particularité très étrange et qu’il faut prendre au sérieux : il y a de la démocratie dans la contestation de la démocratie. Le mode d’être de la démocratie est un mode d’être en torsion à l’égard de lui­même. On peut annuler cette torsion de deux manières opposées : il y a eu l’opposition démocratie formelle / démocratie réelle, réduisant la première au statut d’apparence, de non­vérité à supprimer pour que la seconde existe, il y a aujourd’hui la réduction inverse qui identifie la démocratie à l’Etat de droit, les Droits de l’Homme, le régime parlementaire et, au bout de la chaîne, le consensus. Pour moi la vraie démocratie, c’est précisément ce combat des démocraties, la démocratie se contestant elle­même, s’exposant à sa propre limite. C’est pourquoi la ruine de la contestation de la démocratie est une chose terrible pour la démocratie. Lorsque la démocratie n’est plus engagée dans la confrontation des formes de subjectivation aux modes d’identification, brutalement on se trouve devant la question de ce qu’elle est en son principe : singularité ou consensus. Le voyage comme expérience politique Il y a plusieurs manières de voyager. Il y a plusieurs manières de revenir de voyage. Dans le voyage gauchiste, je pense qu’il y a eu quelque chose de fort qui a consisté à dire : tous ces mots­là, ouvriers, usine, prolétariat, etc... doivent vouloir dire quelque chose. Il y a un lieu où l’on doit vérifier ce que cela veut dire, en quel corps cela consiste. Le voyage a été important pour défaire les incarnations. Au nom d’autres incarnations d’abord, mais, dans la mesure où celles­ci ont été décevantes et que là où il devait y avoir le vrai corps, il n’y avait pas le vrai corps, l’expérience pouvait être profitable. Le tout était de savoir ce qu’on en faisait. On pouvait faire le bilan sur le mode d’un empirisme raisonnable, on pouvait en faire l’arme d’une dénonciation politique, disant que tous ces corps de subjectivation sont faux et qu’il faut en revenir au seul vrai corps politique, ou bien au vrai corps de la science. On intégrait l’expérience dans une grande Odyssée au rabais de l’expérience. Ce qui m’a intéressé a été la tentative d’inventer des formes du savoir qui gardent la mémoire du voyage comme voyage, en particulier de ce moment de passage où l’incorporation est déniée et où l’on en cherche une autre. On tient sur le fait que “prolétariat” est un mot qui a son poids de vérité même si son corps ne se trouve nulle part. La vérité du mot est d’être un intervalle entre plusieurs corps, une traversée singulière des désignations et des savoirs, des multiples manières dont des mots se tissent à des choses et des savoirs, des multiples manières dont des mots se tissent à des choses et à des actes. Il y a deux leçons traditionnelles du voyage : on trouve le vrai corps (le corps de l’autre comme le même que lui­même) et on le ramène ; ou bien on ne le trouve pas et l’on dit que tout est vanité et qu’il ne fallait pas partir. J’ai essayé de faire autre chose, de conserver dans la pratique de la recherche et de l’écriture la mémoire du voyage, le fait que le voyage n’a été ni la découverte du même ni la révélation du faux. C’est un autre voyage que j’ai entrepris vers 72/73, au moment de la retombée de l’espérance politique. Mon idée première était que le vrai corps n’avait pas été trouvé politiquement en raison d’un malentendu et je voulais remonter par l’histoire à l’origine de ce malentendu : à l’écart entre la détermination marxienne de l’être­ ouvrier et sa réalité propre. Pendant longtemps j’ai cherché un “propre” ouvrier du côté de ces formes de territorialisation au rabais dont je parlais tout à l’heure : du côté des corporations de métiers/ des cultures/ des formes d’enracinement originaires. Cela ne marchait pas. Impossible de voir la parole ouvrière se produire à partir d’un corps propre surgissant de son lieu propre. Ce qui se manifestait à la place c’était une parole qui essayait de s’arracher à ces incarnations, de ne plus parler ouvrier mais de se subjectiver sous le nom d’ouvrier dans l’espace de la langue commune. J’ai rencontré ces existences suspendues à l’impossible de vivre plusieurs vies et la manière dont leurs singularités se rencontraient, inventaient pour le sujet “commun” ouvrier ou
prolétaire ces règles précaires par lesquelles s’instituent, perdurent ou se transforment des sujets démocratiques. J’ai voulu prendre en compte ce mouvement qui impliquait un renversement de position : saisir l’autre dans son arrachement à sa mêmeté, dans sa volonté d’être même que nous, c’est­à­dire autre que soi au sens où l’est tout être parlant. Cest mon histoire propre. Travail du deuil Le terme du voyage, c’est une interprétation du deuil de la promesse qui se noue à l’interprétation de la rencontre d’une altérité et d’une identité différentes de celles qu’on était parti chercher. Pour moi l’interprétation a été suspendue à la rencontre de deux figures singulières de l’impossible : Jacotot, le penseur d’une émancipation intellectuelle dont tout rassemblement social doit prononcer le deuil ; Gauny, le menuisier décidé à vivre la vie de philosophe qui lui était refusée par la langue même qu’il tentait de s’approprier. Une vie, les yeux brûlés par la lumière, suspendue à l’impossible. J’ai voulu, dans le savoir et dans son écriture, maintenir cette dimension de l’impossible, inventer des récits suspendus à cet impossible : une écriture liée à cette blessure­là, différente en cela des interprétations dominantes de la fin de voyage et de la souffrance de l’autre. Si on laisse de côté les repentis qui n’ont rien à nous apprendre, il y a en gros deux interprétations qui font prime : l’interprétation scientiste à la Bourdieu où la souffrance de l’autre que l’enquêteur ramène dans ses valises est fondamentalement l’autre de la science, sa légitimation par son objet, celui qui souffre de ne pas savoir ; l’interprétation religieuse à la Lyotard : la rencontre de la finitude, de la dette irrachetable qui se monnaie en hétérogénéité des régimes de phrases. Refusant le face­à­face légitimant de la science et de son objet souffrant, j’ai cherché à inscrire la fidélité à un impossible qui ne soit pas liée au pathos de la finitude, à la limite absolue. De la littérature et du récit démocratique Récit démocratique : celui qui inscrit le peu d’être des singularités démocratiques. Une tâche littéraire, si la littérature est bien contemporaine de la démocratie. La science en a besoin et la craint. Le compromis de Michelet, c’était le récit républicain. Celui­ci aménage le rapport entre le sujet démocratique et un mode d’être sensible pensé dans l’ordre de la filiation, du rapport à la mère. Cela implique un mode de récit qui fasse surgir les voix errantes de la démocratie d’un corps populaire lui­même bien planté dans son lieu, exprimant le “génie” de ce lieu. C’est la mosaïque du Tableau de la France ou le récit de la Fête de la Fédération au village. Le récit républicain fait surgir une voix d’un corps, un corps d’un lieu. C’est le visionnarisme romanticoréaliste qui court de Hugo et Michelet à Zola. Une histoire des temps démocratiques implique un autre type de récit où aucun lieu, aucun corps ne soit là avant les voix, où au contraire ce soit le réseau des paroles, avec leur suspens et leurs lacunes, qui institue le lieu d’un être­ensemble et le temps d’un événement, autour d’un absence et d’une promesse, entre un jour et un lendemain. Ce récit démocratique, on le trouve chez des écrivains qui ne se sont pas souciés de peindre le peuple, Proust, Joyce, Virginia Wolf. Ce sont eux pourtant qui ont inventé les récits propres au mode d’être démocratique : des sujets, des collectifs tissés de mots fragiles, suspendus à leur précaire promesse. Quand j’ai écrit “La Nuit des prolétaires”, j’ai tenté de donner à ces fragments d’écrits hétéroclites où se constitue une subjectivation nouvelle, en rupture avec une identité, le mode de récit qui leur convenait : celui des Vagues ou de la Promenade au phare plutôt que celui des Misérables ou de Germinal. Mais c’est mal dire les choses que de laisser supposer qu’on choisit une littérature pour exprimer un certain type d’événement. Cet événement lui­même, on a déterminé son existence et sa configuration parce qu’on a lu l’archive en animal littéraire, à travers les textes qui nous ont faits. L’essai et sa philosophie L’essai est, dans l’ordre de la pensée, le genre sans genre ; le livre simplement comme livre qui ne signale son auteur que comme être parlant s’adressant à n’importe quel autre sans autre arme que celle de l’écriture, une écriture qui n’est pas moyen d’exprimer un savoir mais recherche, processus de connaissance. On pourrait dire que ce genre sans genre est identique à la philosophie, celle­ci n’étant pensable ni comme genre du savoir ni comme genre littéraire. Mais je ne me soucie pas d’identifier mon travail à une essence ou vocation de la philosophie ni de répartir les places et prérogatives respectives de la poésie et de la philosophie. Je ne pense pas la philosophie comme l’opération de saisie des vérités qui seraient produites en particulier par la poésie. Une telle démarche reste pour moi trop prise dans l’idée d’un discours propre à dire la vérité “pratiquée” par les autres. Ce qui m’intéresse dans la vérité, c’est cette absence de langue propre dont je parlais. Il faut la dire et il n’y a pas de mode de discours propre à la dire. Cette impropriété brise les séparations entre les genres du discours. “C’est ici qu’il faut avoir le courage de dire vrai quand on parle de la vérité” dit le Phèdre. La plaine de la vérité est le lieu à la louange duquel aucun poète n’a pu chanter d’hymne approprié. Mais pour parler en vérité du lieu de la vérité, pour nouer le temps et l’éternité, c’est encore un récit que Socrate doit faire. C’est cela qui m’intéresse : la différence qu’il faut marquer et dont la marque pourtant se dénie aussitôt, le point où la philosophie pour dire ce qui lui est le plus propre et qui la sépare de toute performance poétique doit encore se confier à une poétique qui est une contre­poétique : chez Platon encore, l’anti­Odyssée du Mythe d’Er, l’anti­ Iliade du récit de l’Atlantide ou, tout simplement, l’antitragédie du dialogue : autant d’écritures de ce qui ne s’écrit pas. A ce point de retournement, la pensée est rendue à son égalité qui n’est pas l’indifférence du texte. La vérité est bien là au travail sans qu’un discours ait la possibilité de dire la vérité des autres. Parler d’une poétique ordonnée à l’idée d’une vérité, quelle qu’en soit la figure, c’est refuser le simple partage entre philosophie ou sophistique, discours de la vérité ou catastrophe rhétorique, textualiste, etc... L’“essai de poétique” que je pratique a nécessairement un pied dans la philosophie et un pied dehors parce que son objet, c’est la manière dont un discours se met par sa nécessité propre au dehors de lui­même. La poétique d’Aristote, c’était, au fond, la tentative de règlement radical de ce trouble de la pensée : plus de contre­poème philosophique mais une philosophie qui met le poème à sa place en lui donnant ses lois “propres”, ce qui est plus simple et plus radical que d’exclure les poètes. La poétique du savoir revient sur cette opération, elle retourne à la torsion platonicienne : le poème contre le poème. Ce qui est aussi une définition possible de la littérature : le poème qui défait toute légalité dans l’ordre des poèmes, tout partage légitime des
discours. La littérature, c’est la puissance commune de l’être parlant. La philosophie, comme pensée de la puissance commune de la pensée ne cesse de s’en séparer et elle doit sans cesse s’y confier pour dire “en vérité” la séparation. Il faut dégager cette tension de tout réductionnisme “textualiste” comme de tout pathos de l’impossible. ___________________________________________________________________________ La pensée d’ailleurs Texte paru dans Critique en 1978 par Jacques Rancière ­ Mise en ligne le lundi 8 novembre 2004 « Qu’est­ce qu’ils auraient pensé (les porcs et les gens) si le soldat sans nom, sans visage, prompt comme l’éclair, avait pu faire mouche sur leur oiseau de mort à 200 000 dollars, lui mettre la queue en tire­bouchon et le précipiter dans les rues, fracassé, flambant. Je pense que ce genre de chose a plus à voir avec la conscience que tout ce à quoi je peux penser. » Jonathan JACKSON. En somme, disent ­ un rien condescendants ­ les anciens coréligionnaires auxquels j’explique mes courses labyrinthiques à la recherche de toutes les traces de l’histoire de la pensée ouvrière et de la pensée sur les ouvriers, en somme, tu ne fais plus de théorie. En somme... il est bien vrai qu’au lendemain de 1968 j’ai renoncé à toute forme de participation au grand combat pour la philosophie matérialiste et progressiste contre la philosophie idéaliste et réactionnaire. L’idée me semblait comique de vouloir mettre au service du peuple ou de la révolution une quelconque philosophie : chacune d’entre elles avait­elle jamais, dans le temps de sa vie effective, fait autre chose que de proposer, justifier, commenter un ré­aménagement des rapports entre les tenants du pouvoir et les porteurs du savoir ? Je ne me sentais pas concerné par l’enjeu de ces conflits internes à la pensée dominante et moins encore par les combats d’ombres qui les mimaient. Ce qui m’intéressait : l’ensemble de ces rapports de pouvoir/pensée qui ­ entre autres ­ mettait en place ce tout petit segment du grand réseau que constituait l’institution philosophique et son discours ; la pensée effective, celle de ceux qui ne sont pas payés pour penser et de ceux qui sont payés pour ne pas penser ; la pensée comme « force matérielle » , mais non point comme « théorie » supposée pénétrer le « rude corps populaire », comme ensemble de décisions, règles, techniques, édifices de domination d’une part, circulation des gestes, paroles, normes, techniques de la résistance à la domination d’autre part. De ce déplacement de la petite à la grande raison le modèle était bien sûr donné par l’archéologie du savoir. Avec cette question pourtant : il était certes exemplaire de montrer comment les raisons des philosophes tenaient à ces raisons du pouvoir qui enfermait ou « libérait », punissait ou rééduquait les fous, les criminels, les déviants et les rebelles. Mais si la déviance ou la révolte n’apparaissaient jamais que dans la figure où les constituaient les discours du pouvoir, la philosophie ne reprenait­elle pas de la main gauche ce qu’elle abandonnait de la main droite, permettant à terme que, par le biais du concept de pouvoir, se ré­instaure ce discours de la pré­voyance rétrospective qui ramène la grande raison des oppressions et des révoltes à la petite raison des livres de philosophie ? D’où l’effort pour se placer à un lieu où viennent se croiser, provenant de camps opposés, et s’étager sur divers registres une série indéfinie de gestes, représentations, discours pratiques, tactiques et stratégies : la pensée du prolétaire : objet pour l’entrepreneur et le Préfet de police qui organisent la production et l’ordre mais aussi pour le militant ou le théoricien qui le recrutent ou théorisent son rôle historique ; sujet confronté à la matérialité de la pensée des autres, commentant la lettre de leurs discours, tournant leurs règlements, déréglant leurs machines, transformant leur espace ­ et aussi se prenant lui­même pour objet, référant son état à des normes et à un avenir. Pour ne pas substituer à l’idéalisme de la conscience de classe l’idéalisme des stratégies de pouvoir, étudier la réalité sociale de la pensée de l’Autre comme espace de rencontres, d’affrontements, d’indentifications et de retournements, lieu des partages sans cesse défaits et refaits, où s’abiment les stéréotypes du pouvoir et de la résistance. Principe d’un positivisme heureux à la manière de l’Idéologie allemande ? A la place des ombres philosophiques la positivité d’un savoir sur la production et sur l’efficace des représentations et des discours, donnant en même temps le vrai sur la production des ombres ? Où pourtant la petite différence philosophique jouerait encore comme la pensée de derrière de qui a voyagé ailleurs avant d’aborder le territoire de l’historien et qui, aux moissons du savoir historique, apporterait le supplément de la critique des instruments ou de la petite flamme de l’esprit qui toujours nie ? A vrai dire la pompe même avec laquelle les historiens des mentalités et des cultures font valoir le « verdict » des faits, des archives ou de l’ordinateur, opposé aux préjugés de l’opinion, laisse assez soupçonner que, pour ce qui est des rapports du vrai et de l’illusion, du savoir et de l’opinion, nous n’en sommes plus ni à Platon, ni à Marx. Le territoire de l’historien aujourd’hui c’est bien moins la contrée sauvage de l’archive que l’entreprise qui en extrait le savoir et le transforme en monnaie de pouvoir sur l’opinion intellectuelle. Histoire des stratégies d’en­haut et histoire des mentalités et comportements d’en­bas sont aujourd’hui en première ligne dans la gestion de l’opinion intellectuelle, en distribuant leurs savoirs sur les inerties et les mutations sociales à la double disposition du citoyen­consommateur et du politique­réformateur. D’où la pensée, le rêve d’une activité qui aurait avec la tradition philosophique un rapport un peu tordu, mettant en pratique une notion que les philosophes ont souvent dénoncée, celle du mauvais infini. Entendons par là le mouvement qui, « derrière le miroir », organise d’autres jeux de miroir par le redoublement indéfini de l’objet et par l’inclusion dans le réseau des « objets » historiques du réseau des usages politiques présents de leurs interprétations. Il s’agirait d’opposer au mouvement d’offrande qui sans cesse apporte à la classe politique les connaissances les plus fines sur les usages, les mentalités, les tactiques, etc. une sorte de dérobade du savoir , déstabilisant les représentations qu’il conforte ; de faire éclater dans sa forme élémentaire le processus d’accumulation en faisant en sorte que le passé et le présent, au lieu de se légitimer mutuellement, se délient de leur rapport d’héritage pour venir s’entr’interroger et s’entrechoquer.
Arpenter ainsi avec la règle d’Achille l’île aux tortues du savoir historique, c’est rencontrer d’une manière nouvelle la question de la philosophie en rencontrant le personnage de ce chasseur que la philosophie à l’origine s’est donné comme Autre absolu : le sophiste. La sophistique aujourd’hui n’est plus l’art d’enseigner aux apprentis conducteurs du peuple la rhétorique des vraisemblances propres à gagner ses faveurs. Elle est une institution mettant à la disposition de la classe politique la carte des savoirs sur ce qui leur échappe, une instance de représentation auprès du politique de ce qui le fonde et l’excède en même temps : mentalités archaïques ou subversions futuristes, inerties paysannes et dérives marginales, enracinements et mutations. Le sophiste aujourd’hui ne travaille plus dans l’insaisissable, bien plutôt dans le « en veux­tu ? en voilà » ; pas dans les seuls prestiges de la rhétorique, dans des savoirs sûrs : gigantesque ponction de savoir exercée sur toute la surface du corps social et plus spécifiquement sur tout ce qui concerne la production du pouvoir et l’inertie ou la résistance des mentalités ; espace de représentation où se jouent la réduction de l’Autre et la diversification du Même, la centralisation des pensées et la provincialisation des comportements et où, dans les densités du pays profond ou le fil­à­fil des rapports de pouvoir, s’inscrit la rationalité de la domination. Penser contre l’institution sophistique ne saurait donc consister à produire un supplément de visibilité. Toute la sophistique est investie dans ce travail du faire­voir, dans l’Exposition universelle de tout ce qui peut de l’inconnu se transformer en savoir et se valoriser en doxa : doxologie (pornographie) empirique sur laquelle a pu s’élever le discours interprétatif du retour à la petite ­ toute petite ­ raison, cette doxologie (pornographie) transcendantale à laquelle l’institution tutélaire de représentation de l’Autre auprès de la classe politique, l’institution journalistique, donne aujourd’hui le nom de philosophie. Il ne s’agit donc plus de traquer le sophiste mais de l’égarer. Penser contre la sophistique c’est prendre, au moins comme idée directrice, le pari d’un travail inverse sur le savoir : travail de sabotage visant à le rendre malpropre à la consommation et inutile à la domination : travail pour décalibrer la marchandise, arracher les pancartes, déflécher les voies ; restituer aux carrefours forestiers l’angoisse de n’avoir pour savoir où aller à compter que sur soi et sur ces arbres que la mousse se fait un malin plaisir d’entourer de tous côtés ; rendre aux savoirs leurs singularités, aux rebelles leurs raisons, aux enfants amoureux leurs cartes et leurs estampes. On peut appeler ce travail interminable philosophie et dire que sans philosophie nul savoir ne saurait plus échapper à la pornographie politique, mais aussi que toute volonté d’énoncer la philosophie dans un discours autonome ne saurait être que pornographie transcendantale. Maintenant, si l’on considère l’acception du terme dans l’opinion régnante, il vaut peut­être mieux appeler ce travail : anti­philosophie. —
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