Biopolitiqueoupolitique?
parJacquesRancière
EntretienrecueilliparEricAlliez
Miseenlignemars2000
MULTITUDES  Dans votre livre, La mésentente, vous mettez à l’épreuve le questionnement politique en le
confrontantàlafausseoppositionsurlaquelleilprendappui,dansLapolitiqued’Aristote:ladualitédelavoix
(phônè),commeexpressiondel’utile,etdelaparole(logos)commeexpressiondujuste,dualitéparlaquelle
l’animalitéseraitoriginairementscindée.Endeçàdecetteopposition,vousrepérezlelitige,ouletort,comme
levéritablelieudupolitiquecetortquirésideprécisémentdanslerejetdelamajoritédesêtresparlantsdans
lebruitvocaloùs’exprimelasouffranceetl’agrément.
Si nous nous sommes adressés à vous pour penser l’usage qu’il est possible de faire de la catégorie de
Biopolitique, c’est que le geste que vous accomplissez nous semble constituer une tentative singulière pour
reconduirelapolitiqueàlaviedessujetsettransformersonconceptàceniveauderadicalité.Maiscegeste
paraît comme immédiatement retenu : tout se passe comme si la politique prenait toute entière place dans
l’écartquisecreuseentredeuxformesdeviesetdanslelitigeproduitparcetécartmême.Nepeutonalors
dire, en se situant dans votre perspective, que la biopolitique est ce qui reste l’impensé constitutif de la
politiqueellemême?Etdansquellemesurepeutilêtreinvestipourluimême?
JACQUESRANCIÈREJen’aipas«reconduitlapolitiqueàlaviedessujets»ausensoùj’auraismontréson
enracinement dans une puissance de la vie. La politique n’est pas pour moi l’expression d’une subjectivité
vivante originaire opposée à un autre mode originaire de la subjectivité  ou à un mode dérivé, détourné,
commedanslespenséesdel’aliénation.Enrevenantsurlafinitionaristotéliciennedel’animalpolitique,mon
objetétaitdemettreencauselafondationanthropologiquedelapolitique:lafondationdelapolitiquedans
l’essence d’un mode de vie, l’idée du bios politikos, qu’on a vu refleurir ces derniers temps à travers des
référencesplusmodernes(LéoStraussetHannaArendt,pourl’essentiel).
J’aivoulumontrerqu’ilyavaituncerclevicieuxdanscettefondation:la«preuved’humanité»,lepouvoirde
communautédesêtresdouésdulogos, loindefonderlapoliticité,esten fait l’enjeu permanent du litige qui
séparepolitiqueetpolice.Maiscelitigen’estpasluimêmel’oppositionentredeuxmodesdevie.Politiqueet
policenesontpasdeuxmodesdeviemaisdeuxpartagesdusensible,deuxmanièresdecouperunespace
sensible,d’yvoirouden’ypasvoirdesobjetscommuns,d’yentendreouden’ypasentendredessujetsquiles
désignentouargumententàleursujet.
Lapolice est lepartagedusensiblequiidentifie l’effectuationdu commund’unecommunautéàl’effectuation
despropriétésdesressemblancesetdesdifférencescaractérisantlescorpsetlesmodesdeleuragrégation.
Elle structure l’espace perceptif en termes de places, fonctions, aptitudes, etc., à l’exclusion de tout
supplément. La politique, elle, est  et n’est que  l’ensemble des actes qui effectuent une « propriété »
supplémentaire,unepropriétébiologiquementetanthropologiquementintrouvable,l’égalitédesêtresparlants.
Elleexisteensupplémentàtoutbios.Cequis’oppose,cesontdeuxstructurationsdumondecommun:celle
quineconnaîtquedubios(depuislatransmissiondusangjusqu’àlarégularisationdesfluxdepopulations)et
cellequiconnaîtlesartificesdel’égalité,sesformesderefigurationdu«mondedonné»ducommuneffectuées
pardessujetspolitiques.Ceuxcin’affirmentpasunevieautremaisconfigurentunmondecommundifférent.
Entoutétatdecause,l’idéedusujetpolitique,delapolitiquecommemodedevieveloppantunedisposition
naturellecaractéristiqued’uneespècevivantesingulièrenepeutêtreassimiléeàcequeFoucaultanalyse:les
corps et les populations comme objets du pouvoir. L’animal politique aristotélicien est un animal doué de
politicité,c’estàdire capabled’agircommesujetparticipantàl’agirpolitique,danslestermesaristotéliciens,
unêtreparticipantàlapuissancedel’arkhècommesujetenmêmetempsquecommeobjet.Lecorpsconcerné
parla«biopolitique»deFoucaultest,lui,uncorpsobjetdepouvoir,uncorpslocalisédanslepartagepolicier
descorpsetdesagrégationsdecorps.LabiopolitiqueestintroduiteparFoucaultcommedifférencespécifique
danslespratiquesdupouvoiretleseffetsdepouvoircommentlepouvoiropèredeseffetsd’individualisation
descorpsetdesocialisationdespopulations.Orcettequestionn’estpascelledelapolitique.Laquestiondela
politiquecommencelàoùestencauselestatutdusujetquiestapteàs’occuperdelacommunauté.
Cettequestion,jecrois,n’ajamaisintéresséFoucault,surleplanthéoriqueentoutcas.Ils’occupedupouvoir.
Et il introduit le « biopouvoir » comme une manière de penser le pouvoir et sa prise sur la vie. Il faut se
souvenirducontextedanslequelilleprésentedansLavolontédesavoir:celuid’unecritiquedesthèmesdela
répressionetdelalibérationsexuelle.Ils’agitpourluides’opposeràundiscoursdetypefreudomarxiste,
demontrercommentunecertaineidéedela«politiquedelavie»reposesurlaméconnaissancedelamanière
dontlepouvoirs’exercesurlavieetsurses«libérations».Ilyauncertainparadoxeàvouloirretournerle
dispositif polémique de Foucault pour affirmer un enracinement vitaliste de la politique. Et si l’idée de
biopouvoirestclaire,celledebiopolitiqueestconfuse.CartoutcequedésigneFoucaultsesituedansl’espace
decequej’appellelapolice.SiFoucaultapuparlerindifféremmentdebiopouvoiretdebiopolitique,c’estparce
que sa pensée de la politique est construite autour dela question du pouvoir, qu’il ne s’est jamais intéressé
théoriquementàlaquestiondelasubjectivationpolitique.Aujourd’huil’identificationdesdeuxtermesvadans
deuxdirectionsopposées,quejecroisétrangèresàlapenséedeFoucault,etquisontentoutcasétrangèresà
lamienne.
Il y a, d’un côté, l’insistance sur le biopouvoir comme mode d’exercice de la souveraineté, qui enferme la
question de la politique dans celle dupouvoir et tire le biopouvoir sur un terrain ontothéologicopolitique :
ainsi, lorsque Agamben explique l’extermination des juifs d’Europe comme conséquence du rapport à la vie
inclus dans le concept de souveraineté. C’est une façon de ramener Foucault du côté de Heidegger par la
médiation d’une vision du sacré et de la souveraineté à la Bataille. Or, s’il est clair que si Foucault a des
coquetteriesdececôté,iln’identifiepassimplementleconceptdelasouverainetéàceluidupouvoirsurlavie
etilpenseleracismemodernedanslestermesd’unpouvoirquis’appliqueàmajorerlavie,pasdansceuxdu
rapportdelasouverainetéàlavienue.Laproblématiquearendtienneheideggerienneendernièreinstance
desmodesduvivre,quisoutientlathéorisationd’Agamben,mesembletrèsétrangèreàcelledeFoucault.
D’unautrecôté,ilyalatentativededonneruncontenupositifàla«biopolitique».Ilya,àunpremierniveau,
lavolontédedéfinirdesmodesdepriseencharge,derapportsubjectifaucorps,àlasantéetàlamaladiequi
s’opposentàlagestionétatiqueducorpsetdelasanté,commeonapulevoirnotammentdanslescombats
menéssurlesquestionsdeladrogueetduSida.Ilya,àunautreniveau,l’idéed’unebiopolitiquefondéesur
uneontologiedelavie,identifiéeàunecertaineradicalitéd’autoaffirmation.Cellecis’inscritdansunetradition
de marxisme anthropologique, héritée desGrundrisse, qui s’est politiquement retrempée dansl’opéraïsmeet
théoriquement rajeunie dans le vitalisme deleuzien. Cela revient pour moi à une tentative d’identifier la
questiondelasubjectivationpolitiqueàcelledesformesdel’individuation,personnelleetcollective.Orjene
croispasqueriensedéduised’uneontologiedel’individuationàunethéorisationdessujetspolitiques.
MULTITUDES  Dans La mésentente, vous introduisez votre définition de la police (que vous opposez à la
politique) par une référence à la généalogie de la police que propose Foucault dans Omnes et singulatim,
commes’étendantàtoutcequiconcernel’hommeetsonbonheur.Maisquefaitesvousdufaitqu’auxyeuxde
Foucault,lapoliceneconstituequ’unaspectdecetteformedepouvoirquis’exercesurlaviedesindividuset
despopulations?
JACQUESRANCIÈREIlsembleyavoireuuneéquivoquesurmaréférenceàFoucaultdansLamésentente.J’y
aidéfinilapolicecommeuneformedepartagedusensible,caractériséeparl’adéquationimaginairedesplaces,
des fonctions et des manières d’être, par l’absence de vide et de supplément. Cette définition de la police,
élaboréedanslecontextedelapolémiquedesannéesquatrevingtdixsurlaquestiondel’«identité»esttout
àfaitindépendantedel’élaborationdelaquestionbiopolitiquechezFoucault.Enlaproposant,j’aieulesouci
debienécartercettenotiondesassociationshabituellespolice/appareilrépressifetaussidelaprobmatique
foucaldiennedeladisciplinarisationdescorpsoudela«sociétédesurveillance».C’est,danscecontexteque
j’aicru utilederappeler que, chezFoucaultluimême, la question dela policeétaitbeaucoup pluslarge que
celledel’appareilrépressifetdeladisciplinarisationdescorps.
Maisilestclairquelemêmemotdepolicerenvoieàdeuxdispositifsthéoriquestrèsdifférents.DansOmneset
singulatimFoucaulttraitedelapolicecommedispositifinstitutionnelparticipantducontrôledupouvoirsurla
vie et les corps. Police, chez moi, ne définit pas une institution de pouvoir, mais un principe de partage du
sensibleàl’intérieurduquelpeuventsedéfinirdesstratégiesetdestechniquesdepouvoir.
MULTITUDES Dans l’interprétation quedonne Foucaultdans Lavolonté de savoir,de la biopolitique comme
transformationdupouvoirsouverain,passagedupouvoirdevieetdemortaupouvoircommegestiondelavie,
l’émergencedusocialcomme nouvelespacedupolitiquejoueun rôlemajeur. C’est surce point quese sont
concentrées les interprétations foucaldiennes de l’EtatProvidence, plus récemment nommé (par Balibar, par
Castel)Etatnationalsocial.Pourvousaussi,le socialconstitueun thème fondamental detransformation.Ce
vousappelezl’«incorporationpolicière»,c’estjustementlaréalisationdusujetpolitiquecommecorpssocial.
Estil possible, selon vous, de courtcircuiter cette incorporation en restaurant un autre point de vue sur le
social?Estilpossibledeportersurlesocialunregardpolitiquequiéchappeàunetelleréduction,etlenomde
biopolitique peutil convenir, au prix d’un certain renversement de son usage foucaldien, à désigner cette
intention?
JACQUESRANCIÈRELesocialestchezFoucaultl’objetd’unsoucidupouvoir.Foucaultatransformélaforme
classique de ce souci (l’inquiétude devant les masses laborieuses/dangereuses) en une autre forme :
l’investissementpositifdupouvoirdanslagestiondelavieetlaproductiondeformesoptimalesd’individuation.
Cette préoccupation peut sans doute s’inscrire dans une théorisation de l’État social. Mais l’État n’est pas là
l’objet de mon étude. Pour moi, le social n’est pas un souci dupouvoir ouune production dupouvoir. Il est
l’enjeu du partage entre politiqueet police. Il n’est pasainsi un objet univoque,un champ de rapports  de
production et de pouvoir  que l’on pourrait circonscrire. « Social » veut dire au moins trois choses. Il y a
d’abord«lasociété»,l’ensembledesgroupes,placesetdesfonctions,quelalogiquepolicièreidentifieautout
delacommunauté.
C’est dans ce cadrelà que rentrent pour moi les préoccupations de gestion de la vie, des populations, de
productiondeformesd’individuation,impliquéesdanslanotiondebiopouvoir.Ilyaensuitelesocialcomme
dispositifpolémiquedesubjectivation, construitparcessujetsquiviennentcontesterla «naturalité»deces
places et fonctions, enfaisant compter ceque j’ai appelé lapart des sanspart. Il ya enfin lesocial comme
inventiondelamétapolitiquemoderne:lesocialcommelavérité,plusoumoinscachée,delapolitique,que
cettevéritésoitconçueàlamanièredeMarxoudeDurkheim,deTocquevilleoudeBourdieu.
C’est l’opposition et l’intrication de ces trois figures du social qui m’a intéressé, et cette intrication ne me
semblepaspasserprioritairementparunethéoriedelavieetparlaquestiondesesmodesderégulation.Jene
croispas,unefoisencore,qu’onpuissetirerdel’idéedubiopouvoir,quidésigneunepréoccupationetunmode
d’exercicedupouvoir,l’idéed’unebiopolitiquequiseraitunmodepropredesubjectivationpolitique.
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Lapoétiquedusavoir
Aproposde"Lesnomsdel’histoire"
parJacquesRancière
Miseenlignelemardi25janvier2005
Cetexteaétéécritàpartird’unentretienréaliséàl’occasiondelapublicationdulivredeJacquesRancière"Les
nomsdel’histoire"en1992.
Ilaétépubliédanslenuméro11&12delarevue"Lamaindesinge"en1994.
“Necherchonspasd’excusestropcirconstanciéesauretardaveclequelparaÎtnotreannonce:pourquialule
livre,ceretardestsansconséquence...ilnes’agiraenl’occurrencequedecompléterunjugementparunautre
;quantàceluiquinel’apaslu,iln’auraqu’àseféliciterd’êtreàprésentconvié,etmêmecontraint,àlelire.”
(ExtraitdelapréfacedeJeanPaulàFantaisiesdeETAHOFFMANEditionPressespocket)
Ce terme est d’abord un refus de certaines notions. J’ai parlé de poétique, non de méthodologie ou
d’épistémologie. C’est que ces termes, pour moi, opèrent une dénégation à l’égard des formes réelles de la
constitutiond’unsavoir.Lechoixdutermedepoétiqueaplusieursraisons:
 L’histoireproduitdusensàl’aidedeprocéduresempruntéesàlalanguenaturelleetauxusagescommunsde
cettelangue.Epistémologieouméthodologieinsistentsurlesprocéduresderificationdesfaits,demisedes
chiffres en série. Elles constituent la certitude du savoir avant qu’il ne s’expose dans l’écriture et dans sa
solitude. L’historien est alors celui qui “fait” de l’histoire, qui travaille sur le “chantier” de la communauté
savante.Savoir,communautéetmétiersegarantissentmutuellement.Mais,unefoisqu’onautilisélesbonnes
méthodesderification,faitlesbonscalculs,ilfautbienpasserpardesarrangementsdelalanguecommune
pourdirequelesdonnéesdesstatistiquesproduisentcesensetpasunautre.Etilfautjàlefairepourdéfinir
l’objetdelarecherche.L’écrituredel’histoiren’exprimepaslesrésultatsdelascience,ellefaitpartiedeleur
production.Etécrireesttoujoursunactedesolitudequ’aucunecommunauté,aucunmétier,aucunsavoirne
garantit.
 Le terme de poétique cherche aussi à cerner un rapport historique entre la constitution de deux
configurations conceptuelles. L’époque de la naissance des sciences sociales est celle où le concept de
littératures’établitcommetel,surlaruinedesanciensartspoétiques.Lanotiondelittératurefaitappelàune
poétique qui n’est plus celle des genres poétiques, avec les objets et les modes de traitement qui leur
conviennent,maisquirenvoieautoutdelalangueetàsacapacitédeconstituern’importequoienœuvred’art
(le“livresurrien”deFlaubert).Lapoétiquedusavoirveutcernercerapportentrel’aberrationlittéraire–lefait
que la littérature est un art de la langue qui n’est plus normé par aucune règle et engage une poétique
généralisée – et la production du discours des sciences sociales avec ses manières de faire vrai. Ce pouvoir
sansnormesdelalangueestàlafoiscecontrequois’insurgel’idéaldessciencessociales.Etpourtantellesen
ontbesoinpourseposercommedelascienceetpasdelalittérature.
 Poétiqueenfins’opposeàrhétorique.Celleciestl’artdudiscoursquidoitproduireteleffetspécifiquesurtel
typed’êtreparlantentellecirconstancedéterminée.J’appellepoétique,àl’inverse,undiscourssanspositionde
légitimité etsans destinataire spécifique, qui suppose qu’il n’ya pas seulement un effet àproduire mais qui
implique un rapport à une vérité et à une vérité qui n’ait pas de langue propre. J’essaie de penser cela :
l’histoire,pouravoirunstatutdevérité,doitpasserparunepoétique.Etcommecellecin’estpasconstituée,le
discourshistoriquedoitsedonnersaproprepoétique.Poétiquedusavoirainsinedésignepasunedisciplinequi
s’appliqueraitentreautresàl’histoire.Laquestiondel’écritureesttoutparticulièrementaucœurdelascience
historiqueparce quel’histoire,ayantaffaireà l’événementdeparolequiséparede luimême son“objet”est
tenue de régler ce trouble de l’être parlant, parce que, n’étant ni une science formelle ni une science
expérimentale,nepouvantselégitimerd’aucunprotocolequitiennelaritéàdistance,elleestbrutalement
enprésencedurapportmêmedelavéritéautemps,delafonctiondurécitqui,depuisPlaton,doitmettredans
l’ordre du devenir un analogon de l’éternité. La sociologie ou l’ethnologie qui campent sur le même sol
épistémologicopolitique que l’histoire utilisent aussi certaines procédures poétiques mais elles peuvent
s’assurerplusaisémentdeleurscientificité,entreunemétaphysiquedelacommunauté(dufaitsocialtotal)qui
apaiseletroubledel’êtreparlantetdesprotocolesexpérimentauxoustatistiquesdu“faceàface”avecl’objet.
Ellespeuventréglerséparémentlaquestiondelavériténouéedansladéterminationdutemps,elledoitécrire
letempsdel’êtreparlantcommecontenantdelavérité.
Vraiescience,faussescience
J’aiaffaireàununiversdudouteuxquejetraitecommetel–cequin’estpasdurelativisme.Ilyauncertain
nombredediscoursquisontclassésdanslarubriquedessciences.Certainsleurrefusentcettequalitéaunom
decritèrespopperiensouautres.Moi,cequim’intéresse,c’estlesmodesdediscoursparlesquelssesoutient
cestatutd’unesciencequiatoutletempsàprouverqu’elleestvraimentunescience.Celanepeutêtreaffaire
d’épistémologie.Oubienonditqu’iln’yalàqu’unerhétorique,oubienonditqu’ilyaquelquechosequiest
plus qu’une rhétorique sans être une épistémologie. C’est ça que j’appelle une poétique. J’essaie de rendre
sensiblelemodedevéritéquelediscourshistoriquedoitsedonnerendehorsdetoutequestiond’exactitude
desprocéduresdevérification.L’histoireabesoind’autrechose:uncorpsdevéritépoursesmots.Maisellene
seledonnepassurlemoderéflexif,elleseledonnedanslatexturemêmedurécit.Ilarrivepourtantqu’ellele
fasse explicitement. C’est ceque faitMichelet : une poétique explicite de l’histoire comme voyage épique et
descenteauxEnfers;unethéorieetunepratiquedelachairdesmotssusceptibledetraverserl’absenceetla
mort.
La question de l’institution historique ne m’intéresse pas vraiment. Elle instaure un courtcircuit entre la
questiondusujetetundiscourssociologique,undiscoursdupouvoirsurlequelMicheldeCerteauadittoutce
qu’ilyavaitd’intéressantàdire.Jen’aipascherchéàpenserlapositiond’unsavoirdanslechampdessavoirs,
qu’ilsoitépistémiqueoupolitique.Pourmoilaquestionpolitiquedusavoirhistoriquepasseparl’analysed’un
rapportspécifique:lerapportentrelaparolequetraitel’histoireetlesmotsdanslesquelselles’écrit.L’écriture
del’histoireestuneinterprétationenacteducorpsparlantquifaitl’histoire,delamanièredontilparleetdont
il“fait”.Cequim’intéresse,c’estlerapportentrecettesaisiedel’êtreparlantetlaquestiondesfrontièresentre
lesmodesdudiscours:queditonquandonditqueteldiscoursrelèvedelascienceetnondelalittérature,ou
lecontraire?Lediscoursdel’histoirem’intéresse,setientsurcettefrontièreoùlesortd’unmodedediscours
estliéàlamanièredontilinterprètelerapportdel’êtreparlantàlavéritédesaparole.
Clôturedel’âgedel’histoire
La clôture dont je parle ne s’identifie pas à ce que certains appellent fin de l’histoire. J’entend par âge de
l’histoire le temps où l’histoire a été pensée comme processus de production d’une vérité : une vérité de la
communautéhumaineproduiteparl’agirhumainetpassimplementuneversionséculariséedesthéologiesde
l’histoiredetypeaugustinien.Jeneparlepasdeclôtureausensheideggerien.J’essaiesimplementdedirececi
:actuellementsetiennentdeuxgrandsdiscoursdelafindel’histoire:lediscoursd’inspirationhégéliennequi
nousditquel’histoireaatteintlafinverslaquelleelletendait:l’Etatuniverselhomogène;etpuislediscours
ressentimentalsurlafindesillusionsdel’histoire,lafindel’âgedesillusionsdel’émancipation.Ceuxquionten
principe la charge du nom d’histoire, les historiens, proclament volontiers la fin de son âge, de diverses
manières. Cela tourne autour de la Révolution Française, de l’idée que l’ère ouverte par la Révolution est
terminéeetpeutêtrequ’ellen’ajamaiscommencé,qu’ellen’aétéqueledéveloppementd’unevasteillusionou
folie:précisémentlafolieconsistantàvouloir“fairel’histoire”.L’historiensefaitalorspenseurdelapolitique
enproclamantlapéremptiondutempsoùl’oncroyaitquel’histoirecommeprocessusproduisaitdelavérité.Il
choisitdumêmecouplasciencecontrelerécit,maisunesciencequifaitbasculerlaquestiondelaritédans
l’ordre du commentaire. Ainsi une certaine histoire de la Révolution Française est devenue histoire de son
historiographie.Oninvalidelescatégoriesdelaparolerévolutionnaireetdeleurcit.Restealorsàinterpréter
cequifaitlamatièredecerécitnonvalideetonfaitappelàdescatégoriessociologiques,sciencespoliticiennes
ouautres.
L’histoirede“l’âgedel’histoire”,celledestempsrévolutionnairesetmocratiques,estcommecoincéeentre
cesformesducommentairequiseveutaudelàdurécitetdesformesd’histoirequin’ontpasgagnélestatut
deritéquiestliéaurécit.Cettehistoirelàse condamneàunesorted’empirismeappuyésurdesdonnées
scientifiques, renonçant à poser la question des modes d’écriture qui donnent aux mots de l’histoire et aux
motsdel’historienlafigured’unevérité.Ilyaainsiunbalancemententreunendeçàetunaudelàdurécit
vérité. A l’ombre du discours politique sur la fin de l’histoire, les historiens pratiquent volontiers la fin de
l’histoiredanslapratiquemuséaleetencyclopédique.L’EncyclopédiedeDiderot:ouvraitl’âgedel’histoire.Les
encyclopédies/muséesd’aujourd’huienconstituentlaclôture.
Lestroiscontrats
L’opération micheletiste de récitscience nouait les trois exigences de la science, de la narration et de la
communauté;ilestclairqueMicheletpouvaitlefaireparcequ’ilécrivaitl’histoired’unsujet,lesujetFrance:
unsujetterritorialisé,lapatries’apparaissantàellemême.Cesujetseprêtaitàl’opérationquiconfieàlaterre
àlafoisséjourdel’êtreensemble,instancematernelledetransmissionetpassageduséjourdesvivantsàcelui
desEnfers–lafonctiondesurfaced’inscriptiondelavéritéquifaitcommunauté.FairesurgirlesujetFrancede
ses territoires, c’était aussi le penser comme le produit de sa propre généalogie, refuser d’autres types de
sujet,celuiquisefondesurla race,celuiquiestforgéparlapuissanceétatique.MaisaprèsqueMicheletait
effectué cette inscription territoriale du sujet France, il y a eu séparation entre le récit communautaire du
contrat politique, devenu celui de l’histoire qu’on raconte aux enfants, et la procédure de sens : l’idée du
témoinmuet,delachoseouduterritoirequiretientetdélivrelesens.Cetteprocédureestdevenueunenorme
de scientificité en se séparant du sujet comme puissance rassemblante. On a eu alors l’engouement des
historiens pour la géographie, l’idée que le bon sujet pour la science historique, c’est le territoire dont on
déchiffrelesens,opposéausujetcollectifracontantsonmythe.
Pourêtrescience,l’histoiredevaitneplusêtre“l’histoirede”.Orcetterupturen’ariend’évident.L’histoireavait
toujoursélamémoiredesgrandsfaitsoudesgrandshommes,lamémoired’unpouvoir,d’unecommunauté.
Elledevenait“histoireengénéral”àtraversl’idéeque“leshommes”,descommunautéshumainesdélibérément
rassemblées “faisaient” l’histoire. L’histoire de France à la Michelet inventait un sujet à cheval sur cette
frontièrededeuxâges.Quandl’histoireavouluêtreunescienceàméthodeuniverselles’appliquantàn’importe
quelobjet,elleaécartécetypedesujet,renvoyéauxcontraintespolitiquesdel’éducation,maiselleagardéla
procédure herméneutique que Michelet avait utilisée pour sa manifestation : celle du témoin muet, du sens
territorialisé.Lesujetn’estpluslà,c’estenquelquesortesonmodedemanifestation,leterritoirecommelieu
de sens, qui est devenu sujet. C’est ainsi qu’on passe du “ Tableau de la France” de Michelet à la
“Méditerranée” de Braudel. La Méditerranée y vaut comme le lieu d’une culture qui n’est plus celle du sujet
national,uneculture/univers.MaisfairedelaMéditerranéeunsujetimpliquequel’onfassenaîtrecetuniversel
d’unespace,delamêmemanièrequeMicheletproduisaitl’unitédusujetFrancecommenédesonterritoire.La
ruptureducontratpolitiqueetsonreste“herméneutique”nontpasétépensésparleshistoriens.
Subjectivitédémocratiqueetsciencesociale
Les sciences humaines et sociales ont été largement dépendantes d’un projet politique : celui de penser et
d’aménager la communauté postrévolutionnaire, que ce soit sous la forme contrerévolutionnaire de la
restauration du lien social et des croyances communes ou sous la forme de la République comme
institutionnalisationetcivilisationdeladémocratie.Lecorpsrépublicaindevaitdonnerdesmœurs,unethosà
ladémocratie.Lasociologieetl’histoireontétépartiesprenantesdeceprojet.EntrelafinduXIXetlebut
duXX,ellessontdevenuesdessciencesuniversitairesrespectables,endéniantprogressivementleurcaractère
militant, tout en en conservant un certain nombre de formes de thématisation de leurs objets et de modes
d’interprétation. Mais le conflit n’a jamais été vraiment résorbé. L’histoire et la sociologie en témoignent
particulièrement, soit que le militantisme de la science y ait la fonction et la véhémence du militantisme
politique;commedanslasociologiedeBourdieu,soitquelesenchantementdelapolitiques’yidentifieàla
preuvedescientificité,commedanslerévisionnismehistorien.
Danstouslescaslemilitantismedelasciencesociale–commescienceetcomme“sociale”–lametdansun
rapport difficile avec la subjectivité démocratique. L’histoiresavante s’est massivement consacréeauxtemps
prédémocratiques parceque la manière dont les mots et lesagencementsdiscursifs circulent dans l’univers
démocratiqueneseprêtepasàsesopérationsdeterritorialisationdusens.Ladémocratieesttisséedemotset
de figures quine constituent jamais une territorialisation. Non que ladémocratie soit l’errance absolue. Mais
elle est l’absence de fondement de la communauté, l’absence de corps qui installe la communauté dans sa
propre chair. Ses sujets sont toujours provisoires et locaux, ses formes de subjectivation ne sont pas des
incarnationsoudes identifications,elles sontbienplutôt des intervallesentreplusieurscorps,entre plusieurs
identités.Ladémocratien’apparaîtjamaisavecunvisage“propre”.Ellealasingularitéd’unêtreensemblesans
corps,investidansdesactesetdesfidélitéshistoriques.Cesonttoujoursdesnomsetdesactessinguliersqui
fontconsistercetêtreensembledansunesortedepolémiqueinterminableaveclesformesd’incorporation.
C’est ce qui rend difficile d’écrire une histoire sociale ou une histoire ouvrière comme histoire des temps
démocratiques. Cette histoire a affaire à des mots et à des énoncés voyageurs (ouvriers, prolétaires,
mouvementouvrier,émancipation...)quinerenvoientpasàdescorpssociauxobjectivables,àdespropriétés
etàdesactesdecescorps.Elleaaffaireàdessignationsquieffectuentdesmodesdesubjectivationaulieu
dedésignerdescorps,àdesclassesquinesontpasdesclasses.Onnepeutpasyappliquercesprocéduresde
territorialisationquivontchercherunlieudelaparoleducôtédegrandesétenduesmontagnardesoumarines,
quitte àlesretrouvertisséesdemots commela Méditerrannée deBraudel qui estcelled’Homère.Lessujets
démocratiquesparlenttrop,enfont tropparrapportàleurpeud’être.D’oùl’impossibilitédeterritorialiserle
lieu de leur parole et l’usage de ces résidus herméneutiques que sont les “sociabilités” ouvrières ou les
“cultures”ouvrièresoupopulaires.Cesontdeseffortsdésespérésetvainspourdonnerunechairauxmotsde
la démocratie. Il ya un défi de la démocratie à l’égard de l’écriture de l’histoire, d’où des procédures
d’évitement qui se redoublent aujourd’hui par l’effet de ces procédures politiques qui constituent ce qu’on
appellelelibéralismeconsensuel.
Démocratieetconsensus
Les événements de la démocratie ont généralement pris la figure d’une contestation de la démocratie. La
traditiondumouvementouvrier,desgrèvesdemasse,toutecettetraditionquiaétérejouéeen1968acette
particularité très étrange etqu’ilfautprendre ausérieux : ily ade ladémocratie dans la contestation de la
démocratie. Le mode d’être de la démocratie est un mode d’être en torsion à l’égard de luimême. On peut
annuler cette torsion de deux manières opposées : il y a eu l’opposition démocratie formelle / démocratie
réelle,réduisantlapremièreaustatutd’apparence,denonvéritéàsupprimerpourquelasecondeexiste,ilya
aujourd’hui laréductioninverse qui identifieladémocratieà l’Etatdedroit,lesDroitsdel’Homme,le régime
parlementaire et, au bout de la chaîne, le consensus. Pour moi la vraie démocratie, c’est précisément ce
combatdesmocraties,ladémocratiesecontestantellemême,s’exposantàsaproprelimite.C’estpourquoi
laruinedelacontestationdeladémocratieestunechoseterriblepourlamocratie.Lorsquelamocratie
n’estplusengagéedanslaconfrontationdesformesdesubjectivationauxmodesd’identification,brutalement
onsetrouvedevantlaquestiondecequ’elleestensonprincipe:singularitéouconsensus.
Levoyagecommeexpériencepolitique
Ilyaplusieursmanièresdevoyager.Ilyaplusieursmanièresderevenirdevoyage.Danslevoyagegauchiste,
jepensequ’ilyaeuquelquechosedefortquiaconsistéàdire:touscesmotslà,ouvriers,usine,prolétariat,
etc...doiventvouloirdirequelquechose.Ilyaunlieuoùl’ondoitrifiercequecelaveutdire,enquelcorps
celaconsiste.Levoyageaétéimportantpourfairelesincarnations.Aunomd’autresincarnationsd’abord,
mais,danslamesureoùcellesciontétédécevantesetquelàoùildevaityavoirlevraicorps,iln’yavaitpas
levraicorps,l’expériencepouvaitêtreprofitable.Letoutétaitdesavoircequ’onenfaisait.Onpouvaitfairele
bilan surle moded’unempirismeraisonnable, onpouvait enfairel’armed’une dénonciation politique, disant
quetouscescorpsdesubjectivationsontfauxetqu’ilfautenrevenirauseulvraicorpspolitique,oubienau
vraicorpsdelascience. Onintégraitl’expériencedansunegrandeOdysséeaurabaisdel’expérience.Cequi
m’a intéressé a été la tentative d’inventer des formes du savoir qui gardent la mémoire du voyage comme
voyage,enparticulierdecemomentdepassageoùl’incorporationestdéniéeetoùl’onenchercheuneautre.
Ontientsurlefaitque“prolétariat”estunmotquiasonpoidsdevéritémesisoncorpsnesetrouvenulle
part.Lavéritédumotestd’êtreunintervalleentreplusieurscorps,unetraverséesingulièredesdésignationset
des savoirs, des multiples manières dont des mots se tissent à des choses et des savoirs, des multiples
manièresdontdesmotssetissentàdeschosesetàdesactes.
Ilyadeuxleçonstraditionnellesduvoyage:ontrouvelevraicorps(lecorpsdel’autrecommelemeque
luimême)etonleramène;oubienonneletrouvepasetl’onditquetoutestvanitéetqu’ilnefallaitpas
partir. J’ai essayé de faire autre chose, de conserver dans la pratique de la recherche et de l’écriture la
mémoireduvoyage,lefaitquelevoyagen’aéténiladécouvertedumêmenilarévélationdufaux.C’estun
autre voyage que j’ai entrepris vers 72/73, au moment de la retombée de l’espérance politique. Mon idée
première était quelevraicorps n’avaitpasététrouvépolitiquementen raisond’un malentenduetjevoulais
remonter par l’histoire à l’origine de ce malentendu : à l’écart entre la détermination marxienne de l’être
ouvrier et sa réalité propre. Pendant longtemps j’ai cherché un “propre” ouvrier du côté de ces formes de
territorialisationaurabaisdontjeparlaistoutàl’heure:ducôtédescorporationsdemétiers/descultures/des
formes d’enracinement originaires. Cela ne marchait pas. Impossible de voir la parole ouvrière se produire à
partir d’uncorps propresurgissant deson lieupropre.Ce quise manifestait àlaplacec’étaituneparolequi
essayaitdes’arracheràcesincarnations,deneplusparlerouvriermaisdesesubjectiversouslenomd’ouvrier
dansl’espacedelalanguecommune.J’airencontrécesexistencessuspenduesàl’impossibledevivreplusieurs
vies et la manière dont leurs singularités se rencontraient, inventaient pour le sujet “commun” ouvrier ou
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