HEGEL, HEIDEGGER ET LA QUESTION DU NÉANT
Bernard Mabille
P.U.F. | Revue de métaphysique et de morale
2006/4 - n° 52
pages 437 à 456
ISSN 0035-1571
Article disponible en ligne à l'adresse:
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
http://www.cairn.info/revue-de-metaphysique-et-de-morale-2006-4-page-437.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Pour citer cet article :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Mabille Bernard, « Hegel, Heidegger et la question du néant »,
Revue de métaphysique et de morale, 2006/4 n° 52, p. 437-456. DOI : 10.3917/rmm.064.0437
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Distribution électronique Cairn.info pour P.U.F..
© P.U.F.. Tous droits réservés pour tous pays.
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des
conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre
établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que
ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en
France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
1 / 1
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h12. © P.U.F.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h12. © P.U.F.
Dossier : f20593 Fichier : Meta04-06 Date : 11/6/2007 Heure : 15 : 6 Page : 437
Hegel, Heidegger
et la question du néant1
RÉSUMÉ.—Hegel et Heidegger caractérisent l’attitude de la tradition métaphysique
vis-à-vis du néant par trois traits : 1) Le néant est la négation de la totalité de l’étant.
2) Cette négation est un acte d’entendement logique. 3) Le néant est indicible et impen-
sable. Selon Heidegger, Hegel manque le néant parce qu’il ne le considère que comme
un non-étant, parce que sa négativité n’est pas le « frémissement de l’Être » mais
l’activité de la subjectivité représentative et parce que l’entre-appartenance de l’être et
du néant ne traduit que leur indétermination et immédiateté. Mais pouvons-nous en
rester là ? Un dialogue est-il possible à travers lequel la question du néant éclaire la
signification de la prôtê philosophia ?
ZUSAMMENFASSUNG.—Hegel und Heidegger kennzeichnen das Verfahren der meta-
physischen Überlieferung in Bezug auf die Frage nach dem Nichts auf dreierlei Art :
1) Das Nichts ist die Negation der Allheit des Seienden. 2) Diese Negation ist eine
logische Verstandeshandlung. 3) Das Nichts ist unsagbar und undenkbar. Für Heidegger
versäumt Hegel das Nichts, weil er es nur als ein Nicht-Seiendes betrachtet, weil seine
Negativität nicht die « Erzitterung des Seyns », sondern die Tätigkeit der vorstellenden
Subjektivität ist, und weil das Zusammengehören von Sein und Nichts nur ihre Unbe-
stimmtheit und Unmittelbarkeit anzeigt. Aber können wir dabei stehenbleiben ? Ist ein
Gespräch möglich, wo die Frage nach dem Nichts die Bedeutung der prôtê philosophia
erklärt ?
Dans le volume Beiträge zur Philosophie (GA 265) – encore inédit en fran-
çais –, Heidegger écrit : « Dans toute l’histoire de la métaphysique [...] l’être
(das Sein”) a toujours été conçu en tant qu’étantité de l’étant (als Seiendheit
des Seienden) ». Une telle assimilation, poursuit-il, engage l’impuissance de la
métaphysique à penser le néant : « correspondant à cela (Dementsprechend), le
néant a toujours été compris comme le non-étant » 3. La Leçon inaugurale de
1. En l’absence de terme distinct en allemand, nous choisissons de traduire, en règle générale,
Nichts par « néant » plutôt que par « rien » adopté par certains traducteurs de Heidegger (comme
R. MUNIER) soucieux de mettre en valeur son originalité et sa distance à l’égard du « langage de
la métaphysique ».
2. Selon l’usage le plus courant, nous utilisons pour renvoyer à la Gesamtausgabe l’abréviation
GA suivi du numéro du volume et de la page.
3. GA 65, p. 266.
Revue de Métaphysique et de Morale, No4/2006
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h12. © P.U.F.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h12. © P.U.F.
Dossier : f20593 Fichier : Meta04-06 Date : 11/6/2007 Heure : 15 : 6 Page : 438
1929 (Was ist Metaphysik ?)4avait déjà montré cette impuissance en faisant de
Hegel une de ses figures paradigmatiques 5; ce que confirme la première partie
(Die Negativität) du volume Hegel (GA 68) – également inédit en français. Nous
voudrions, dans le prolongement d’autres travaux 6, poser trois questions. Com-
ment Heidegger comprend-il la pensée spéculative hégélienne du néant ? Cette
compréhension correspond-elle à ce que les textes de Hegel 7nous apprennent ?
Quels fruits peut-on tirer de cette confrontation pour tenter de caractériser une
philosophie première du néant ?
HEGEL, LE NÉANT IMPENSÉ
Lorsque l’on tente de cerner la compréhension heidggérienne de la logique
hégélienne du néant, deux éléments dominent. Premièrement Hegel ne pense le
néant que réduit au non-étant. Deuxièmement, son aveuglement se joue par
avance dans l’approche logique qu’il en pratique. Ce n’est donc qu’en délaissant
cette voie pour lui substituer celle de l’angoisse – épokhê plus radicale que celle
de Husserl puisqu’elle met hors circuit tout étant jusqu’à l’ego transcendantal
lui-même – que peut être pensé le néant.
Premier point : la réduction ontique. La Conférence de 1929 montre com-
ment, pour toute la tradition dont Hegel est l’accomplissement, « le néant est
la complète négation de la totalité de l’étant (das Nichts ist die vollständige
Verneinung der Allheit des Seienden8. Les Beiträge, comme nous l’avons
vu d’entrée, confirment cette perspective strictement ontique 9: le néant est
encore et toujours compris comme non-étant. Lorsque Heidegger se concentre
sur la Science de la logique, il y voit le même geste : « ce qui n’est pas un
étant, n’est rien (Was nicht ein Seiendes ist, ist Nichts) ». Dans la parenthèse
qui suit, il déstabilise cette espèce de dogme en questionnant : « mais tout
néant n’“est”-il que le non-étant (Aber « ist » jedes Nichts nur das Nicht-
4. GA 9, pp. 103 et sq.
5. Heidegger distingue le moment grec (ex nihilo nihil fit), le moment chrétien (ex nihilo fit –
ens creatum) et – seul auteur cité comme tel : Hegel (GA 9, p. 120).
6. Hegel, Heidegger et la métaphysique. Recherches pour une constitution, Paris, Vrin, 2004.
Dans la mesure où la présente étude est dans le prolongement de cet ouvrage, le lecteur nous
pardonnera d’y renvoyer parfois pour des raisons de concision (abréviation HHM).
7. En particulier en en observant le tout dernier état, c’est-à-dire la révision faite par Hegel en
1831 (juste avant sa mort) et parue en 1832 de la doctrine de l’être de la Science de la logique.
G.W.F. HEGEL,Gesammelte Werke,Band 21, herausgegeben von F. Hogemann und W. Jaeschke,
1985. Abréviation HGW, suivi du numéro du volume et celui de la page.
8. GA 9, p. 109.
9. GA 65, pp. 266-267.
438 Bernard Mabille
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h12. © P.U.F.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h12. © P.U.F.
Dossier : f20593 Fichier : Meta04-06 Date : 11/6/2007 Heure : 15 : 6 Page : 439
Seiende)?»10. C’est à cette question que Hegel ne répond pas et ne peut pas
répondre.
La Conférence de 1929 le montre en s’appuyant sur une formule du début
de la Science de la logique : « “L’être pur et le néant pur, c’est donc le même” 11,
[cela] est juste (“Das reine Sein und das reine Nichts ist also dasselbe”, besteht
zu Recht). » Hegel a bien entrevu (sinon pensé) que « l’être et le néant s’entre-
appartiennent (gehören zusammen) ». Mais il ne voit là qu’une identité due à
une commune indétermination immédiate, alors que ce Zusammengehören
nomme la manifestation de l’être « essentiellement fini » 12 dans l’ouverture du
Dasein 13. Si Hegel dit du néant qu’il faut le penser « en tant que non de l’être
(Nichts als Nicht des Seins) », il n’entend pas et ne peut pas entendre ce que
signifie Sein. « Être » chez Hegel reste pensé à partir de l’étance – étance en
l’occurrence vide parce que si l’être pur n’est certes pas un quelque chose, il
reste de l’ordre de l’étant. L’être pur comme le néant pur sont en quelque sorte
les deux exténuations symétriques et inversées du quelque chose ; l’être-là vidé
de lui-même : la privation 14 de l’étance.
Mais si cette compréhension du ne-ens est bien celle de Hegel, on s’attendrait
alors à le voir opposer strictement Être et Néant. Or dans la phrase même que
retient la Conférence de 1929, Hegel les dit « le même ». Mais que signifie
cette « mêmeté (Selbigkeit) » ? D’abord dasselbe ne peut être pris au sens où
Parménide déclare : to; ga;r aujto; noei'n ejstivn te ka; ei\nai. Heidegger traduit
«denn dasselbe ist Denken und Sein (car le même est pensée et être) » faisant
ainsi du « même » le terme originaire du fragment. Mais alors que dans le texte
parménidien la Selbigkeit exprime l’entre-appartenance originaire de l’être et
du penser ou, plus précisément, dit cette « mêmeté » à la faveur de quoi l’entre-
appartenance même peut se déployer 15,laSelbigkeit hégélienne n’exprime
10. GA 68, p. 19.
11. Il nous semble inacceptable de traduire dasselbe par « la même chose ». Ce qui caractérise
les trois premiers termes de la Science de la logique, c’est très précisément d’être en deçà de
l’être-chose, du quelque chose et plus largement de toute détermination.
12. GA 9, p. 306.
13. « “L’être pur et le néant pur, c’est donc le même”, [cela] est juste. Être et néant s’entre-
appartiennent cependant non point parce que – du point de vue du concept hégélien du penser –
ils concordent dans leur indétermination et [leur] immédiateté, mais parce que l’être même est
essentiellement fini et ne se manifeste que dans la transcendance du Dasein en instance extatique
dans le néant (in der Transzendenz des in das Nichts hinausgehaltenen Daseins offenbart.GA
9, p. 120 (traduction Munier légèrement modifiée).
14. Privation désigne depuis Aristote (Métaphysique, T, 1, 1046 a) jusqu’à la fameuse table
kantienne du néant (Critique de la raison pure, A 292/B, pp. 348-349) : l’absence de ce qui est
naturellement ou essentiellement présent. Si le pur rien n’est que la privation du quelque chose, de
l’étant, c’est donc bien parce que l’être ne signifie qu’étant.
15. Nous avons analysé l’interprétation heideggérienne du fragment 3 et marqué l’irréductibilité
et la cohérence de la lecture hégélienne de ce même fragment dans notre ouvrage HHM, chap. 2.
439Hegel, Heidegger et la question du néant
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h12. © P.U.F.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h12. © P.U.F.
Dossier : f20593 Fichier : Meta04-06 Date : 11/6/2007 Heure : 15 : 6 Page : 440
qu’une identité et, dès lors, l’entre-appartenance n’est qu’une commune indé-
termination et immédiateté. La véritable « mêmeté » ne dit pas l’identité mais
implique la différence. Non pas une différence logique mais ce que les Beiträge
nomment « le frémissement essentiel de l’être même (die wesentliche Erzitte-
rung des Seyns selbst) » dont le Néant (ou le Rien) est le voile. Le cours sur la
« Négativité » l’explique : « Le Néant est la différence abyssale de l’Être en
tant que néantisation et, pour cela ? – son essence (Das Nichts ist das ab-gründig
Verschiedene vom Seyn als Nichtung und deshalb ? – seines Wesens). » 16 Pensée
magistralement ressaisie au début de l’alinéa suivant : « L’Être en tant que fond
abyssal 17 est le Néant [...] le Néant néantise (Das Seyn als Abgrund ist das
Nichts [...] das Nichts nichtet) ». Pourquoi Hegel ne peut-il accéder à la pensée
du néant comme néantisation ? Que signifie chez lui la « négativité » ? Bien
que néantisation et négativité aient au moins en commun de ne pas signifier
« anéantissement », ont-elles la moindre proximité ? Si ce n’est pas le cas,
qu’est-ce qui frappe la pensée hégélienne d’impuissance ?
La réponse à ces questions passe par l’examen du second point : l’approche
logique. Si la voie hégélienne est bloquée, c’est parce qu’elle obéit au primat
traditionnel d’un traitement logique du néant. Second point sans doute plus
originaire que le premier puisque, en tant que telle, « la métaphysique est une
logique 18 » ou encore puisque la coappartence Sein/Grund s’ancre dans le
Logos. L’oubli de l’être et l’instauration de la métaphysique comme logique
sont, chez Heidegger, indissociables. Avant de lire les textes du volume 68 des
œuvres complètes, revenons à la Conférence de 1929 où le débat avec la logique
(et la réponse anticipée 19 à ses objections) occupe une très large place20. C’est
le règne du principe de non-contradiction – fondateur de toute la rationalité
métaphysique depuis Aristote – qui interdit par avance toute réflexion sur le
néant : « Le principe [selon lequel] la contradiction [est] à éviter, la logique
16. GA 68, p. 48.
17. Ab-grund est traduit généralement par « abîme ». On pourrait proposer « absence de fonde-
ment » mais d’une part l’allemand possède Grundlosigkeit et d’autre part la formule de Heidegger
dit de Abgrund qu’il est « à la fois le Rien et le fond ». Avec D. PANIS (Il y a le « il y a », Bruxelles,
Ousia, 1993, p. 131 et sq.), nous choisissons donc l’expression « fond abyssal » qui rend bien les
deux dimensions – fond et retrait du fond.
18. « La métaphysique correspond à l’Être comme Lovgo" et, dans cette mesure, est en son trait
principal par-dessus tout logique. » « Die Onto-theo-logische Verfassung der Metaphysik », in Iden-
tität und Differenz, Neske, Neuente Auflage, 1990, p. 62.
19. Il ne faut pas pratiquer une lecture anachronique consistant à voir dans la Conférence les
réponses à des objections de Carnap (Überwindung der Metaphysik durch logische Analyse der
Sprache,5,Erkenntnis, II, 1932) qui n’ont pas encore été formulées.
20. En particulier GA 9, p. 107 (où Heidegger aborde « le principe de contradiction », « la
domination (Herrschaft) de la “logique” », la Verneinung qui n’est pas seulement l’opérateur « néga-
tion » mais l’acte de nier émanant du sujet logique) et GA 9, pp. 115-116 (qui montre comment ce
n’est pas la négation logique qui est à l’origine du néant mais l’inverse).
440 Bernard Mabille
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h12. © P.U.F.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h12. © P.U.F.
1 / 21 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !