Partie 2 Quatre pour hypothèses un l’Acteur en modèle : 4 Dimensions Partie 2 : Quatre hypothèses pour un modèle… Introduction La partie 1 a montré que pour tendre vers un développement durable sociocentré, il convient de s’intéresser aux liens entre humains ainsi qu’aux liens homme-nature. Viser l’harmonie entre humains dans une perspective de développement durable, c’est aspirer à un consensus qui tienne aussi compte des acteurs absents. Viser l’harmonie homme-nature, c’est atteindre une forme de conservation tenant compte des acteurs faibles. Le tout pour une négociation plus écologique et une conservation plus humaine. Reste maintenant à tester ces postulats sur le terrain et à mettre en place des méthodologies et outils adaptés à ces problématiques. Cette seconde partie présente la problématique générale et ses quatre hypothèses associées, et pose les bases d’une nouvelle façon d’appréhender un jeu d’acteurs : l’Acteur en 4 Dimensions. A l’échelle d’un territoire, nous nous intéressons particulièrement à la ressource en eau. L’hydrosystème territorialisé, un bien commun complexe, incertain et risqué, qui pose toutes les interrogations d’une nouvelle gouvernance environnementale. La notion de territoire, comme celle d’hydrosystème, pose la question des interactions entre représentations sociales et objets écologiques. Dans ce contexte, quelles disciplines ont pour objet d’étude les relations homme-nature ? Anthropologie, économie, géographie et sociologie apportent toutes quelques préceptes qui nous aideront à bâtir notre problématique. Nos questions de départ sont les suivantes : sur le plan théorique, comment s’articulent rapports social et patrimonial sur un hydrosystème d’un territoire ? Au niveau pratique, comment fournir une aide à la négociation environnementale dans un contexte multi-acteurs ? Une proposition : l’Acteur en 4 Dimensions (A4D), un modèle conceptuel d’analyse issu d’une réflexion transdisciplinaire qui offre une nouvelle vision d’un territoire à-travers le jeu d’acteurs. En effet, l’A4D approche les groupes d’un territoire par leur rapport social (relations entre groupes) et par leur rapport patrimonial (relations envers le non-humain), pour aboutir à ce qu’on appelle des empreintes territoriales, c’est-à-dire des spectres représentant la combinaison de l’implication sociale et patrimoniale d’un groupe sur un territoire. Il n’est pas question de dissocier l’étude des relations entre humains de celle des relations homme-territoire ; c’est en intégrant ces deux valeurs que l’A4D prend tout son sens. 76 … l’Acteur en 4 Dimensions I - Le territoire : une entité difficile à appréhender Le pays est partout où l’on se trouve bien, la terre est aux mortels une maison commune Robert Garnier, XVIè Gouvernance éclairée, développement durable socio-centré, négociation, conservation, de quelles manières ces quelques notions théoriques se traduisentelles sur le terrain ? Nous nous positionnons à l’échelle du territoire, une échelle pertinente mais difficile à délimiter. Comment définir un territoire ? Est-il espace : lieu de vie, lieu de mémoire, lieu de pratiques ? Est-il paysage, alliant morphologie et psychologie du regard, englobant des dimensions écologiques et sociales ? Est-il patrimoine, héritage légué par les générations passées, que nous devons transmettre intact aux générations futures ? Ou est-il tout cela en même temps, pour des acteurs qui ne doivent pas nécessairement partager des visions pour vivre ensemble ? Dans tous les cas, la notion de territoire mêle éléments objectifs et subjectifs, associe ce qui a trait à l’humain d’un côté, à ce qui a trait à l’environnement de l’autre. 1. Entre sujet et objet, un territoire pluridimensionnel Emprunté au latin classique territorium, le mot « territoire » est défini par le Robert comme une « étendue de la surface terrestre sur laquelle vit un groupe humain ». Au XIIIè siècle, le latin chrétien lui donne le sens « de pays, paysage » ; puis le territoire désigne une « étendue de terrain sur laquelle est établie une collectivité, spécialement qui relève d’une juridiction » (XVIIè), « de l’autorité de l’Etat » (XVIIIè). Au XXè siècle, l’éthologie définit aussi le territoire comme « l’espace qu’un animal se délimite et dont il interdit l’accès à certains animaux, en particulier ceux de sa propre espèce. Par métaphore, il signifie « domaine, en parlant de ce qu’une personne considère comme sien » (Rey, 1998). Le terme territorial, défini au XVIIIè par Montesquieu, est « ce qui concerne un territoire, du territoire ». Il prend au XIXè un sens juridique et concerne « la défense du territoire national », selon Balzac qui l’utilise comme rural, agricole. Godelier (1984) appelle territoire « la portion de nature et d’espace qu’une société revendique comme le lieu où ses membres trouveront en permanence les conditions et les moyens matériels de leur existence ». Autrement dit, le territoire représente un espace sur lequel une société déterminée revendique et garantit à ses membres des droits stables d’accès, de contrôle et d’usage portant sur tout ou partie des ressources qui s’y trouvent et qu’elle est désireuse et capable d’exploiter. Godelier définit parallèlement la notion de propriété comme ce que revendique une société en s’appropriant un territoire : un ensemble de règles abstraites qui déterminent l’accès, le contrôle, l’usage, le transfert et la transmission de n’importe quelle réalité sociale qui peut être l’objet d’un enjeu. Le concept de propriété peut s’appliquer à n’importe quelle réalité tangible ou 33 intangible : la terre, l’eau, des connaissances rituelles, un rang, etc.… Comme le rappelle Lowie (1928), ces réalités doivent être l’objet d’un enjeu social, c’est-à-dire apparaître comme une condition de la reproduction de la vie humaine. S’approprier un territoire, c’est se partager la maîtrise des conditions de reproduction de la vie des hommes, la leur propre comme celle des ressources dont ils dépendent. 33 Lowie R. (1928) Incorporeal Property in Primitive Society 77 Partie 2 : Quatre hypothèses pour un modèle… Ainsi, les individus et les groupes qui composent une société déterminée accèdent aux ressources de la nature et se les approprient au moyen d’une forme sociale de propriété d’un territoire, forme qui légitime cet accès et cette appropriation. Godelier (1984) démontre que dans toute société, les formes de propriété du territoire revêtent la forme des rapports sociaux, quels qu’ils soient, lesquels représentent le « cadre de la production ». Il semble qu’il existe des rapports étroits entre les formes d’appropriation de la nature par les groupes d’une société et les capacités intellectuelles et matérielles dont cette société dispose pour agir sur la nature qui l’entoure, en maîtriser les processus, et la transformer en moyens matériels d’exister et de se reproduire dans des rapports sociaux et une culture déterminés. Le territoire revendiqué par une société donnée constitue l’ensemble des ressources auxquelles elle aspire et se sent capable d’exploiter à des conditions technologique données. Mais toutes les activités productives contiennent et combinent des formes matérielles et symboliques avec lesquelles les groupes humains agissent sur le territoire (Castro, 2003). L’utilité d’un territoire peut prendre différentes formes (Conan, 1994) : utilité économique, utilité scientifique, affichage électoral, loisir ; utilités souvent conditionnées par le mode de lecture du territoire (naturaliste, géographique, historique, esthétique, religieuse). Il est possible alors d’envisager le territoire comme un pays (appropriation pour une production économique), un lieu (appropriation à des fins de commémoration culturelle) ou comme un paysage (appropriation d’un lieu en terme de singularité et d’expérience : souvenir, refuge, liberté). Dès lors, un territoire possède des valeurs emblématiques différentes selon les acteurs. L’ensemble de ces définitions met en avant la dualité homme et nature. En effet, on peut présenter un territoire simplement comme un espace de vie, où coexistent ressources naturelles et culturelles. Dans ce contexte, est-il possible de définir les limites d’un territoire et si oui, de quelles manières ? La réponse peut être simple si l’on se réfère à un découpage administratif, ou plus complexe si l’on se réfère à l’appréciation des groupes humains qui l’habitent, à la répartition du vivant biologique ou aux limites des bassins hydrogéographiques. Les limites d’un territoire deviennent floues et mouvantes si l’on s’intéresse à des découpages naturels ou identitaires. Un territoire est une entité fortement pluridimensionnelle qu’il est nécessaire d’aborder sous différents angles en englobant approches objectives et subjectives. Dans cette optique, il semble essentiel d’appréhender un territoire comme une entité relationnelle complexe constituée de trois dimensions indissociables : physique, biologique et humaine. Indissociables, oui, mais tout en gardant à l’esprit qu’un territoire est avant tout un complexe multi-acteurs où pratiques, préférences et savoirs s’entremêlent. Il peut être patrimoine, paysage, lieu, espace naturel, anthroposystème : il est co-évolution d’écosystèmes et de sociosystèmes. Appréhender un territoire nous place donc devant l’antithèse classique sujet-objet (Micoud, 2000) ; en ce sens un territoire ne peut être réduit ni à ses limites objectives, ni à ses limites subjectives. 2. Le territoire… un espace ? Le territoire peut être assimilé à une entité géographique suffisamment présente dans le sens commun pour faire l’objet de représentations collectives (Diméo, 1990). S’interroger sur la notion de territoire, c’est entrer dans le débat de la géographie sociale, laquelle tente « d’explorer les inter-relations qui existent entre rapports sociaux et rapports spatiaux, et plus généralement entre société et espace » (Frémont et al., 1984). Parler de territorialité, c’est avoir une vision dynamique du territoire et s’intéresser aux rapports entre les hommes et leur espace. La territorialité est définie comme le rapport individuel et collectif à un territoire considéré (Brunet et al., 1992). 78 … l’Acteur en 4 Dimensions Ainsi l’espace en soi n’existe pas et géographes ou sociologues se livrent à une quête du sens de l’espace. C’est en prenant en compte la notion de représentation dans l’approche géographique que l’espace peut être appréhendé en termes de sens, et considéré comme une donnée subjective. « L’espace représenté reconstruit l’espace de vie et le dépasse, brise les frontières pour le hisser jusqu’aux sphères de l’imaginaire, du rêve, de la mémoire et du concept » (Diméo, 1990). L’espace n’est donc pas seulement un produit individuel mais aussi une œuvre du groupe et un objet de représentations collectives. Travailler sur les représentations territoriales, c’est cerner toute la subjectivité qui relie l’individu à l’espace pour tenter d’appréhender la signification des lieux pour les hommes. Les rapports de l’homme à l’espace sont de deux ordres : (1) une géographicité de l’homme, c’est-à-dire un lien profond et individuel entre l’homme et le sol (Dardel, 1990) et (2) un rapport collectif d’une société à un espace construit, produit et chargé de sens par des pratiques de tous ordres. Le territoire est défini par le temps, résultat de pratiques sociales, produit de l’imaginaire et de l’idéologie des groupes ; il est tout autant support de nos pratiques quotidiennes que produit de la société ; entre la réalité et sa représentation (Barel, 1984). Chaque société produit alors des territoires, des espaces marqués par les pratiques, les représentations et les vécus humains à un moment de l’histoire. La territorialité correspond à l’ensemble des relations qui permettent aux divers groupes de faire valoir leurs intérêts dans l’espace, devenu lieu de vie (Bailly & Beguin, 1998). Le territoire rejoint également l’idée d’espace au-travers de la notion de géosystème, introduite en France à la fin des années’60 par le géographe Georges Bertrand. Concept unificateur et intégrateur, le géosystème inclue l’écosystème en prenant en compte non seulement les interactions entre les systèmes vivants et leur environnement, mais plus largement, les interrelations entre le milieu biophysique et les activités des sociétés humaines (Bertrand, 1968). L’objectif est en outre d’aborder de manière globale les rapports entre nature et société en s’appuyant sur une démarche systématique. Ainsi le géosystème s’inscrit dans un espace et une temporalité qui inclut aussi bien le pas du temps historique que le temps actuel (Barrué-Pastor & Muxart, 1992). Même si le géosystème aborde la question essentielle de l’anthropisation d’un « espace naturel homogène » (Bertrand, 1968), ce concept est parfois détrôné par d’autres notions comme celles d’agro-écosystème ou d’écocomplexe. Néanmoins, les nouvelles problématiques environnementales et territoriales, créant un contexte académique où les frontières disciplinaires tendent à s’estomper, pourraient bien redonner au concept de géosystème toute sa pertinence. 3. Le territoire… un paysage ? Le terme de paysage désigne la « partie d’un pays que la nature présente à l’observateur » (Robert). Une telle définition ne permet pas de rendre compte de l’extrême polysémie du terme, dans ses utilisations scientifiques ou politiques. En effet, si le paysage reste un thème classique de la recherche géographique depuis Vidal de la Blache, il a rapidement pénétré le champ de l’agronomie, de l’écologie, de la sociologie, de l’histoire et du droit. Parallèlement, le paysage est devenu objet des politiques publiques ; le paysage matériel, considéré sous ses aspects formels, voire esthétiques, devient le support d’une résistance symbolique qui l’érige en emblème de l’identité régionale. Qui plus est, le paysage n’est plus seulement une affaire d’Etat mais est passé dans le champ d’actions des collectivités locales (Barrué-Pastor et al., 1992). Le paysage est une fenêtre ouverte sur le territoire des hommes, et donc l’image sensorielle, affective, symbolique et matérielle des territoires. « Le paysage est un ensemble, une convergence, un moment vécu »(Dardel, 1990). 79 Partie 2 : Quatre hypothèses pour un modèle… Les théoriciens du paysage proposent une approche intéressante qui permet de dépasser l’antithèse sujet-objet propre à la notion du territoire. Ils considèrent que « le paysage ne réside pas seulement dans l’objet, ni seulement dans le sujet, mais dans l’interaction de ces deux termes » (Berque, 1994). Le paysage ne se réduit pas aux données visuelles du monde qui nous entoure, à une morphologie de l’environnement (hydrographique, hydrologique, hydrogéologique, hydrobiologique…). S’il se rapporte à des objets concrets, lesquels existent autour de nous, le paysage est toujours spécifié de quelques manières que ce soient par la subjectivité de l’observateur ; subjectivité qui est à la fois point de vue optique, valeur morale, psychologie du regard, miroir de l’âme. Le paysage met en jeu la constitution matérielle des choses ainsi qu’une intuition mentale de la réalité. Sur un plan historique, on distingue des civilisations non paysagères et des civilisations paysagères34 (Berque, 1994). L’Europe amorce son entrée dans cette deuxième catégorie à travers la peinture du XVè siècle qui porte un regard nouveau sur le monde au moment où la nature commence à se dégager de l’histoire sainte. Le paysage naît alors dans la peinture de la renaissance. Au XVIIè siècle, l’avènement du cartésianisme, de la physique moderne marque une révolution scientifique qui change le monde. Sa compréhension est désormais centrée sur l’objet et exclut le rapport avec le point de vue du sujet. Au XXè siècle, « la modernité tue le paysage », en faisant une triple séparation du sujet par rapport au monde : celle de l’environnement physique, du social et du corps. Sur cette base historique, Berque (1994) propose une nouvelle forme d’interprétation du paysage inspirée des sciences de l’écologie. Il l’envisage comme une entité relationnelle, ou écoumène, qui est « l’ensemble des milieux, ou la relation de l’humanité à l’étendue terrestre » : un milieu étant « la relation d’une société à son environnement […] une entité relationnelle, construite par les médiations diverses qui s’établissent entre ses constituants subjectifs autant qu’objectifs ». Le paysage peut dès lors être interprété comme une de ces médiations. L’évolution du milieu est décrite ici comme une médiance, c’est-à-dire « la conjugaison au cours du temps de l’histoire et dans l’espace des milieux, des facteurs subjectifs et objectifs qui concourent à élaborer des milieux » (Berque, 1994). Selon Berque, « les sociétés interprètent leur environnement en fonction de l’aménagement qu’elles en font, et, réciproquement elles l’aménagent en fonction de l’interprétation qu’elles en font ». En résulte parfois des « morales d’aménagement » différentes. La tension entre conservation et développement constitue un exemple classique de confrontation de morales d’aménagement (Donadieu, 1994). On assiste ainsi à une immobilisation des paysages dans le désir collectif français en ce sens que le public souhaite de la nature et pas de la campagne. Cet exemple met le doigt sur la diversité et l’importance des représentations du territoire. De plus, ces représentations évoluent dans le temps (Lassus, 1994). En effet, « un paysage n’est pas une beauté naturelle » et sa perception comme telle nécessite un recul historique et culturel (Roger, 1994). L’irruption des réflexions menées par les géographes sur les notions de géosystème (Bertrand, 1968), paysage et territoire, la constitution d’une écologie du paysage, la reconnaissance de l’importance des paysage sensibles, perçus, vécus, imaginés, rêvés par les historiens, les philosophes, les agronomes, les architectes, les sociologues, l’appropriation du concept par différents acteurs sociaux, en ont fait un objet de lois, de recherches scientifiques, de colloques, de films, de dialogue mais aussi de conflits. Les jugements de valeur sur le beau ou le laid, 34 Une civilisation est définie comme paysagère si elle répond à quatre critères : 1) usage d’un ou plusieurs mots pour dire paysage, 2) présence d’une littérature décrivant les paysages et chantant leur beauté, 3) réalisation de représentations picturales des paysages, 4) création de jardin d’agréments (Berque, 1994). 80 … l’Acteur en 4 Dimensions l’exceptionnel ou l’ordinaire, le rare ou le banal, le bon marché ou le cher… sont nécessairement relativisés et contestés, par la prise en compte des autres dimensions attachées à un terme aux sens et aux significations multiples. A l'heure où le paysage devient une valeur marchande, un patrimoine, une référence dans les enjeux environnementaux, un objet d'études d'impact, un outil de transaction et de négociation, le souci d'en décortiquer tous les aspects est une démarche fructueuse de prise en compte de la complexité du réel (Arnould, 2003). Différentes formes d’appropriation du paysage témoignent ainsi des valeurs emblématiques des groupes d’acteurs qui, pour se sentir exister, tendent à vouloir l’immobiliser, ou l’aménager selon leur convenance. De tels effets sociaux jouent de manière variable sur l’invention de paysage selon qu’ils symbolisent : un retour nostalgique, une fuite romantique, une exaltation de la nature à reconstruire, le nationalisme. La rencontre de ces symboliques conduit à des conflits entre groupes d’acteurs au nom de morales d’aménagement différentes. « Le paysage, loin de n’être qu’un emballage de la réalité de notre environnement, traduit que celle-ci a été, qu’elle est encore, et doit plus que jamais être instituée par les acteurs locaux » (Berque, 1994). Ainsi, au moment où l’on essaie d’anthropiser l’écosystème, la notion de paysage est apparue comme ouverte et souple, englobant des dimensions à la fois écologiques et sociales. Même si cette notion de paysage s’enlise parfois dans la dispersion et la confusion (Barrué-Pastor, 1992), elle reste prometteuse car elle relie représentations sociales et objets du territoire. 4. Le territoire… un patrimoine ? Si au XIIè siècle, patrimoine désigne « des biens de familles, le trésor public (patrimonium populi) et les biens ecclésiastiques (patrimonium Crucifixi) », son sens premier englobe « l’ensemble des biens appartenant au pater familias ». Le XVIIIè siècle lui donne le sens figuré et plaisant de génitoire. Actuellement, sa définition générale est la suivante : « ce qui est transmis à une personne, à une collectivité par les ancêtres, les générations précédentes ». En sociologie, il s’agit des « biens matériels et intellectuels hérités par une communauté », et en génétique du génome (Rey, 1998). Pour les économistes, il s’agit d’un bien susceptible de conserver dans le futur des potentialités d’adaptation à des usages non prévisibles dans le présent (de Montgolfier, 1987). Dans le domaine du droit, le patrimoine est l’objet d’une construction juridique élaborée en France par Aubry et Rau (1836) et représente « l’héritage qui apparaît comme l’instrument légal, institutionnel, ou le véhicule social des données en question : biens, terres, constructions, objets » (Chastel, 1988). A cette conception traditionnelle du patrimoine rattaché à une personne qui en est titulaire, s’oppose la théorie objective du patrimoine, d’origine germanique, lequel est considéré comme un but, une idée. Cette théorie se rapproche de la vision contemporaine de la nature : masse de biens affectée à un but déterminé et qui serait détachée de toute personne stricto sensu. Cette conception de la nature réactualise la notion de res communis du droit romain, qui trouve une transcription moderne dans la notion de patrimoine commun, parfois sublimée par celle de patrimoine commun de l’humanité (Rémond-Gouilloud, 1989). C’est à partir des années’70 que les termes patrimoine naturel, patrimoine de l’humanité, patrimoine génétique entrent dans les textes de lois. Rappelons que l’eau est patrimoine commun de la nation depuis 1992. Cette vision permet d’introduire la notion de bien commun, dépassant les clivages sujet/objet et bien public/bien privé, et d’aborder le monde dans sa complexité, pour faire du patrimoine le produit d’une sélection de représentations sociales. Dans La nature hors la loi, Ost (1995) propose la notion de patrimoine comme « institution complexe qui articule le sujet et l’objet, le privé et le public, le local et le global, le présent, le 81 Partie 2 : Quatre hypothèses pour un modèle… passé et le futur », patrimoine commun capable d’assurer non seulement le futur de la planète mais aussi celui des sociétés dont le fondement éthique recouvre les perspectives intergénérationnelles et environnementales. Bien que les expériences des groupes sociaux se localisent en un territoire donné, elles se projettent dans une dynamique globale et s’inscrivent dans une dimension de temps passé -savoirs et modes de vie- et futur. Dans cette perspective, Ost pense le patrimoine comme « institution trans-temporelle » et « translocale » en tant que réservoir de possibilités. Les biens reçus du passé doivent être transmis au futur, idée qui remet en question le principe de propriété, puisque l'examen des liens entre générations souligne le fait que les individus et les groupes sont gardiens d’un processus d’accumulation de savoirs et de pratiques. « Le patrimoine fait appel à l’idée d’un héritage légué par les générations qui nous ont précédés et que nous devons transmettre intact aux générations qui nous suivent » (Prieur, 1984). Comme le souligne Pupin (2003), le patrimoine est une notion hybride qui interroge de nombreuses disciplines et fait l’objet de recherches dans des domaines différents. L’auteur a défini des éléments clés du patrimoine sous forme de questions ouvertes : - le titulaire du patrimoine : qui est légitime pour participer à la négociation et à la gestion d’un patrimoine ne faisant pas l’objet d’un droit de propriété ? Une communauté de personnes physiques et morales semble être un titulaire approprié pour une gestion patrimoniale. Reste à définir comment la désigner et quelles sont ses responsabilités. - le commun : quel est le mode de gestion le plus approprié des éléments trans-appropriatifs35 ? Une gestion commune, sans aucun doute. Elle est à distinguer de la gestion privée (individuelle) et de la gestion collective (puissance publique). Reste à étudier qui sont les parties prenantes de la gestion commune. - le rapport de l’homme au temps : que mettre derrière la notion de transmission ? Cette notion implique un choix lors de la perpétuation trans-générationnelle (passé-présent-futur) dans un monde caractérisé par l’incertitude et l’irréversibilité de certaines actions. Reste à identifier les éléments à transmettre aux générations futures. - l’identité : quels sont les éléments qui font du lien ? Il ne s’agit pas seulement de transmettre des éléments, il s’agit aussi de perpétuer l’existence de groupes d’acteurs et leur identité dans le temps. Reste à déterminer quelles sont les identités sur un territoire. - l’unité : les éléments-clés du patrimoine présentés ci-avant doivent être appréhendés de manière à constituer une unité tant au niveau du territoire, des acteurs, de leur identité pour établir une cohérence. Une difficulté réside dans le fait qu’une telle unité n’est pas immuable et ne reste pas immobile dans le temps. Ces questions ouvertes rejoignent certaines problématiques en sociologie que sont par exemple le concept de patrimonialisation (Micoud, 2000) ou les sciences de l’action avec la démarche patrimoniale (Ollagnon, 1989). Définir un patrimoine doit se faire par la confrontation des acteurs à une réalité commune. Ce processus peut être schématisé comme un cheminement évolutif de situations où le passage de l’une à l’autre nécessite l’intervention d’un médiateur (Ollagnon, 2001 in Pupin, 2003). L’auteur parle d’abord de (1) parcellisation, une situation dans laquelle chaque acteur présente sa réalité en fonction de ses propres critères d’action, puis de (2) triadisation, où la réalité commune est explicitée dans la relation homme-homme-réalité, et finalement (3) d’unification, la dernière phase où les acteurs se constituent en titulaires pour la gestion commune d’une réalité patrimonialisée dans la durée. Devenu une notion à plusieurs ramifications, le terme patrimoine renvoie fondamentalement à la transmission des biens entre différentes générations ; il désigne une totalité de « biens gérés en 35 Eléments échappant aux régimes des propriétés (ex : milieux naturels) 82 … l’Acteur en 4 Dimensions bon père de famille »36. La notion de patrimoine qui appartient à l’origine au vocabulaire juridique a été reprise par la sociologie, l’économie et l’écologie ; a chacun son patrimoine donc, mais on retrouve toujours l’idée de transmission d’entités des générations passées aux générations futures (Humbert & Lefeuvre, 1992). Comment définir alors un développement durable territorialisé ? C’est selon Breton (1997) « la mise en valeur harmonieuse des ressources humaines, naturelles et matérielles d’un milieu, dans le respect de l’éthique, de l’esthétique, de l’environnement et des réalités ou éléments qui en font l’originalité et la richesse ». Dans ce contexte, Roche (2002), en adaptant la définition de Cavallier (1998), considère la gouvernance locale comme « la capacité et la co-responsabilité de projets de territoires, la possibilité d’établir un cadre collectif d’action solidaire contextualisée, de réflexion stratégique locale reliant les principaux acteurs autour du niveau de décision politique dans une perspective de développement durable ». S’intéresser à la notion de territoire, à travers la notion de gouvernance environnementale, c’est ainsi s’appuyer sur cette dualité existant entre notions écologiques et représentations sociales ; l’objet de notre travail est moins le développement d’une nouvelle théorie que la recherche d’outils permettant une nouvelle praxis. Le territoire, qu’il soit envisagé comme un espace, un paysage ou un patrimoine, fait, dans tous les cas, l’interface entre nature et culture. La notion d’espace permet de souligner les apports individuels et collectifs à la création d’une territorialité. La notion de paysage permet d’insister sur l’aspect pluridimensionnel d’un territoire. La notion de patrimoine permet de considérer un territoire comme un lien entre générations, dans le temps et l’espace. Le territoire se fait entité relationnelle complexe, lieu d’interactions spatio-temporelles entre dimensions physique, biologique et humaine. S’il est possible de porter un regard objectif sur un territoire, celui-ci est aussi le miroir d’un regard subjectif. Les théoriciens du paysage proposent des approches pour tenter de réconcilier ces deux regards qui semblent s’opposer et défaire ce nœud théorique. Tout comme les théoriciens du patrimoine, ils tentent de concevoir des solutions pour une gestion commune du territoire fondée sur les représentations sociales et les identités. La littérature insiste alors sur le fait qu’il est tout aussi important de tenir compte de données objectives comme la présence d’un fleuve, d’une forêt ou d’une catégorie de population, que des représentations ou du regard subjectif que portent les ensembles humains sur ces objets physiques, biologiques ou sociaux dans leur temporalité. Lors de notre phase de terrain, nous chercherons à saisir ce qu’il émane du territoire, à savoir les différentes perceptions qui existent d’un même territoire. Les acteurs l’envisagent-ils comme un support d’activités ou comme un héritage culturel ? Y sont-ils attachés pour des raisons paysagères ou patrimoniales ? Quels objets territoriaux créent du lien social ? Quelles relations humaines modifient le territoire ? Restant une entité difficile à appréhender, le territoire réunit les deux idées d’harmonie entre hommes et d’harmonie homme-nature et représente alors l’échelle de travail pertinente pour étudier l’idée d’une négociation plus écologique et d’une conservation plus humaine. 36 Introduite dans le code civil à propos de l’usufruit, la gestion en bon père de famille prend en compte l’avenir. Elle impose au gestionnaire de ne pas dégrader les biens gérés, de les conserver et si nécessaire de les réparer. 83