livre iii la colonisation phénicienne et l`empire de carthage chapitre

LIVRE III
LA COLONISATION PHÉNICIENNE
ET L’EMPIRE DE CARTHAGE
CHAPITRE PREMIER
LES PHÉNICIENS DANS L’AFRIQUE DU NORD
FONDATION DE CARTHAGE
I
On peut admettre que la colonisation phénicienne marque
pour l’Afrique du Nord le début des temps historiques. Nous
sommes malheureusement très peu renseignés sur cette colo-
nisation. Quelques textes tardifs, dont il est malaisé, sinon im-
possible, de reconnaître les sources : voilà ce dont nous dispo-
sons.
« Les Phéniciens, qui, depuis une époque lointaine, écrit
Diodore de Sicile(1), naviguaient sans cesse pour faire le com-
merce, avaient fondé beaucoup de colonies sur les côtes de la
Libye et un certain nombre d’autres dans les parties occidenta-
les de l’Europe. » Ces établissements, selon Diodore(2), auraient
été antérieurs à la fondation de Gadès.
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1. V, 20 : Φοίνιχες, έχ παλαιών χρόνων συνεχώς πλέοντες χατ’ έμποριαν,
πολλάς μέν χατά τήν Λιβύην άποιχίας έποιήσαντο, etc.
2. L. c.
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COLONISATION PHÉNICIENNE, EMPIRE DE CARTHAGE.
Strabon(1) parle des navigations des Phéniciens, « qui par-
vinrent au delà des Colonnes d’Héraclès et fondèrent des villes
dans ces parages, comme aussi vers le milieu de la côte de la
Libye, peu de temps après la guerre de Troie ». Il dit ailleurs(2)
que les Phéniciens possédaient le meilleur de l’Ibérie et de la
Libye avant l’époque d’Homère.
Velleius Paterculus mentionne le retour des Héraclides
dans le Péloponnèse, événement qui il place environ quatre-
vingts ans après la prise de Troie, c’est-à-dire vers 1110 avant
notre ère(3), et il ajoute(4) : « A cette époque, la flotte tyrienne,
qui dominait sur la mer, fonda Gadès..., à l’extrémité de l’Es-
pagne et au terme de notre monde ; Utique fut aussi fondée par
les Tyriens, peu d’années après. »
Selon Pline l’Ancien(5), on voyait encore de son temps, à
Utique, au temple d’Apollon, des poutres en cèdre de Numidie,
dans l’état elles avaient été placées lors de la fondation de
cette ville, 1178 ans plus tôt. LHistoire naturelle de Pline fut
dédiée à Titus en 77. Utique aurait donc été fondée en l’an-
née 1101 avant J.-C, Dans un traité attribué à tort à Aristote(6),
nous lisons qu’ « Utique passe pour avoir été fondée par les
Phéniciens 287 ans avant Carthage, comme cela est écrit dans
les histoires phéniciennes(7) ». Cette date concorde avec celle
de Pline, si nous plaçons la fondation de Cartlage en 814-813,
____________________
1. I, 3,2 : Φοινίχων ναυτιλία, οί χαί τά έξω τών Ήραχλείων Στηλών έπήλθον
χαί πόλεις έχτισαν χάχεΐ χαί περί τά μέσα τής Λιβύης παραλίας μιχρόν τών Τρωιχών
ύστερον.
2. III, 2, 14 : τούς Φοίνιχας... χαί τής Ίβηρίας χαί τής Λιβύης τήν άρίστην οΰτοι
χατέσχον πρό τής ήλιχίας τής Όμήρου.
3. Pour la date qu’il assigne à la prise de Troie voir I, 8, 4.
4. I, 2, 4 : « Ea tempestate et Tyria classis, plurimum pollens mari, in ultimo His-
paniae tractu, in extremo nostri orbis termino... Gadis condidit. Ab iisdem post paucos
annos in Africa Utica condita est. »
5. XVI, 216 ; Memorabile et Uticae templum Apollinis, ubi cedro Numidica tra-
bes durant ita ut positae fuere prima urbis eius origine, annis MCLXXVIII. »
6. C’est, une compilation qui ne date peut-être que du IIe siècle de notre ère.
7. De mirabilibus auscultationibus, 134 : ... ή (=Ίτύχη) : πότερον χτισθήναι λέγεται
ύπό Φοινίχων αύτής τής Καρχηδόνος έτεσι διαχοσίοις όγδοήχοντα έπτά, ώς άναγέγραπται
έν ταίς Φοινιχιχαΐς ίστοριαις.
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conformément aux indications d’un certain nombre de textes(1).
Plusieurs auteurs, Justin(2), Pline(3), Étienne de Byzance(4),
disent, comme Velleius Paterculus, qu’Utique fut une colonie
de Tyr. Silius Italicus(5) la qualifie de sidonienne, mais ce n’est
là, nous le verrons, qu’une contradiction apparente(6). On a cru
trouver la mention d’Utique dans deux passages de Josèphe(7),
citations de Ménandre d’Éphèse : le roi de Tyr Iliram, contem-
porain de David et de Salomon, aurait fait contre elle une expé-
dition, parce qui elle se refusait à lui payer tribut. Mais il s’agit
plutôt d’une ville située soit en Syrie(8), soit dans l’île de Chy-
pre(9). Utique est très probablement un nom phénicien : diverses
étymologies ont été proposées; aucune d’elles ne s’impose(10).
Sur le littoral de l’Océan, près de Lixus(11), il y avait un
temple d’Hercule, qui était plus ancien, disait-on, que le sanc-
tuaire du même dieu voisin de Gadès(12). Cette assertion, dont
Pline ne se porte pas garant, indique du moins que Lixus était
une vieille colonie phénicienne(13).
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1. Voir plus loin, § IV.
2. XVIII, 4, 2,
3. V, 76 ; « Tyros…, olim partu clara, urbibus genitis Lepti, Utica...
4. S. v. Ίτύχη.
5. III, 3, 241-2 :
Proxima Sidoniis Utica est effusa maniplis
Prisca situ, veteresque ante arces condita Byrsae.
6. Pomponius Méla (I, 34) dit seulement que les fondanteurs d’Utique furent des
Phéniciens : « Utica et Carthago..., ambae a Phoenicibus conditae. »
7. Antiq. jud., VIII, 5, 3 (146) ; Contre Apion, I, 18 (110). Les manuscrits donnent
soit Ηύχαίοις, soit Τιτυοΐς (Τιτυαιοις dans une citation faite par Eusèbe). Von Gutschmid
(Kleine Schriften, II, p. 62 et 88-89) a proposé de corriger Ίτυχαίοις.
8. Beloch, dans Rheinisches Museum, XLIX, 1894, p. 123.
9. Peut-être Citium : il faudrait corriger Κιτταιοις (conf. Movers, die Phönizier, II,
2, p. 220, n. 33 a).
10. Voir Meltzer, Geschichte der Karthager, I, p. 450-1 ; Tissot, Géographie, II,
p. 58. « L’ancienne » selon Bochart ; « la station » selon Movers ; « la splendide » « la
colonie », selon d’autres.
11. A peu de distance d’El Araïch, dans le Nord-Ouest du Maroc.
12. Pline l’Ancien, XIX, 63 : « Lixi oppidi aestuario, ubi Hesperidum horti fuisse
produntur, ce passibus ab Oceano, iuxta delubrum Herculis, antiquius Gaditano, ut ferunt. »
13. Le Périple de Scylax 112 : Geogr. gr. min., I, p. 92) la qualifie de πόνις
Φοινίχων Movers (l. c., p. 540) propose pour ce nom une étymologie phénicienne.
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COLONISATION PHÉNICIENNE, EMPIRE DE CARTHAGE.
Ménandre d’Éphèse, qui s’était servi de documents tyriens,
faisait mention d’une ville d’Auza, fondée en Libye par Itho-
baal, roi de Tyr (dans la première moitdu IXe siècle)(1). C’était
sans doute une cité maritime. On en ignore l’emplacement : il ne
nous parait pas possible de l’identifier avec Auzia(2) (aujourd’hui
Aumale, dans le département d’Alger), située à l’intérieur des
terres et dans une région assez difficile à atteindre.
Telles sont, en dehors de Carthage(3), les colonies phéni-
ciennes sur la fondation desquelles nous avons des données
chronologiques plus ou moins précises.
Salluste en mentionne d’autres, mais sans indiquer de da-
tes(4) : « Les Phéniciens, les uns pour diminuer la population qui se
pressait chez eux, les autres par désir de domination, entraînèrent
des gens du peuple et d’autres hommes avides de nouveautés, et
fondèrent sur le bord de la mer Hippone, Hadrumète, Leptis et
d’autres villes. Ces colonies prirent vite un grand développement
et devinrent l’appui ou l’honneur de leur mire patrie. »
Dans un autre passage(5), Salluste écrit que Leptis (il
s’agit de Leptis Magna, entre les deux Syrtes) « fut fondée par
des Sidoniens, qui, chassés, dit-on, par des discordes civiles,
avaient débarqué dans ces parages ». Silius Italicus(6) attribue la
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1. Josèphe, Antiq., VIII, 13, 2, (324) : (Ίθώβαλος) έχτισε... Αΰζαν έν Λιβύη.
2. Comme l’ont fait divers savants, depuis Shaw ; voir Gse1l, Atlas archéolo-
gique de l’Algérie, f° 14, n° 105 (p. 8, col, 1). Les noms de lieux commençant par Auz,
Aus, ne sont pas rares en Afrique. Il n’y a aucune raison d’identifier l’Auza de Ménandre
avec Uzita, dans la région de Sousse. Conf, Gsell, dans Recueil de mémoires publié par
l’École des Lettres d’Alger (1903,), p. 373, n. 5.
3. Nous examinons plus loin l’hypothèse de l’existence d’une colonie sur le site
de Carthage antérieurement au IXe siècle.
4. Jugurtha, XIX, 1 ; « Phoenices, alii multitudinis domi minuendae gratia, pars
imperi cupidine, sollicitata plebe et aliis novarum rerum avidis, Hipponem, Hadruma-
tum, Leptim aliasque urbis in ora marituma condidere, eaeque brevi multum auctae,
pars originibus suis praesidio, aliae decori fuere. »
5. ibid., LXXVIII, I ; « Id oppidum ab Sidoniis conditum est, quos accepimus.
profugos ob discordias civiles, navibus in eos locos venisse.. ,
6. III, 256 : « Sarranaque Leptis » (mentionnée avec Sabratha et Oea, villes si-
tuées entre les deux Syrtes : Silius parle donc de Leptis Magna, et non de Leptis Minor,
qui était près de Sousse. M. E. Meyer (Geschichte des Alterthums,
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fondation de Leptis Magna aux Tyriens et Pline(1) cite Leptis
(probablement la même ville) comme une colonie de Tyr. Ha-
drumète, selon Solin(2), était aussi une colonie tyrienne. Il y
avait deux Hippo, appelées dans la suite Hippo Regius et Hippo
Diarrhytus, l’une près de Bône, l’autre à Bizerte : on ne saurait
dire quelle était celle dont parle Salluste(3). Sur des monnaies
à légende phénicienne, du second siècle avant notre ère(4), Si-
don parait être qualifiée de mère de plusieurs villes Movers(5) a
soutenu que l’une, d’elles est Hippo(6), dont le nom serait repré-
senté par les trois lettres אפא. Mais, même si ces lettres doivent
être groupées comme le veut Movers et constituent un nom
de ville, l’identification proposée reste plus que douteuse(7).
On croit que les noms d’Hadruméte et d’Hippo sont d’origine
orientale(8), et Leptis passe pour un nom libyque(9) : hypothèses
fort incertaines.
Le poète Silius Italicus(10) a-t-il voulu rappeler un fait his-
torique en donnant l’épithète de tyrienne à la population de
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II, p. 807) croit que Leptis ne fut fondée que vers la fin du VIe siècle, par les Carthaginois.
Je ne pense pas qu’il y ait lieu d’adopter cette opinion, contraire aux textes anciens.
1. V, 76 (conf. supra, p. 361, n. 3).
2. XXVII. 9 : « Hadrumeto atque Carthagini auctor est a Tyro populus. »
3. Bizerte est appelée dans des textes grecs Ίππου άχρα. Movers (II, 2, p. 144 et
511) croit qu’άχρα représente ici le mot phénicien acheret. Le sens aurait été « l’autre
Hippo » : on aurait ainsi voulu distinguer cette Ville d’Hippo Regius. Si cette explication
était exacte, il serait naturel d’en conclure qu’Hippo Regius était plus ancienne. Mais
elle est très invraisemblable. Une telle dénomination aurait été bien bizarre ; du reste,
Hippo Regius a peut-être été appelée aussi Ίππου άχρα : conf. Gsell, Atlas, f° 9, n° 59 (p.
5, col. 2).
4. Babelon, Catalogue des monnaies greques de la Bibliothèque Nationale, Rois de
Syrie, p. CX, CXXII, 87 (nos 689-690) et 100 (nos 788-49), pl. XV, fig. 3-4, pl. XVII, fig.
5 ; Perses Achéménides, p. et CLXXXVI, 236-7, (nos 1619-1625), pl. XXX, fig. 20-21.
5. L. c., II, 2, p. 134, 144. 510, 511.
6. Il croit qu’il s’agit de Bizerte.
7. Conf. Meltzer, I, p. 471 ; Gsell, Atlas, l. c.
8. Tissot, Géographie, II, p. 158 et p. 90. Bérard, Les Phéniciens et l’Odyssée I, p.
454-5 (Hadrumète aurait signifié en phénicien « le cercle de la mort »). — C’est par suite
d’un calembour absurde que Solin (XXVII, 7) attribue la fondation des deux Hippo à des
« equites Graeci » ; voir plus haut, p. 344, n. 5
9. Movers, l, c., p. 485.
10. Puniques, III, 256.
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