Firmin Gouba
Université de Ouagadougou
LE SOUS-DÉVELOPPEMENT
EN QUESTION :
DES PROBLÈMES
DE COMMUNICATION
Au Burkina
Faso,
pays classé parmi
les
plus pauvres du monde, la question du développe-
ment apparaît comme la préoccupation centrale autour de laquelle sont bâtis tous les discours
politiques. Cependant, s'il est aisé de trouver un minimum de consensus autour du concept
développement, il est par contre plus difficile pour
ce
qui est
des voies
et moyens
de
trouver des
solutions aux problèmes qu'il pose. La diversité des politiques et programmes de développe-
ment en application ici et là témoigne de ce fait. Alors, on en vient à se demander comment
trouver un cadre minimal, pour
le
développement, qui puisse impliquer suffisamment l'ensem-
ble des acteurs concernés et permettre en même temps de gérer au mieux les attentes et
questionnements des populations.
En effet, il nous semble que le développement d'un pays nécessite plus que l'action d'un
seul individu et même
d'une
équipe gouvernementale. Cela se réalise grâce aux actions conju-
guées de toutes les compétences que compte
le
pays en question. Dans le processus démocrati-
que du Burkina, la nécessité
de
l'action collective devient
de
fait une obligation
:
droit et devoir
de tout membre de la population de s'exprimer sur
les
points touchant l'intérêt général.
Partant
de cette
considération, nous établissons une relation formelle d'équivalence entre la
communication et le cadre de base nécessaire pour penser, avec toute la rigueur, la question du
développement. Aussi, on note que l'action individuelle ou collective amène
les
acteurs sociaux
à faire usage
des
langues.
Ils communiquent
les
uns
avec les
autres pour échanger, présenter des
plans d'actions, ordonner, exécuter des tâches, etc. Initier ou promouvoir des actions de
développement implique par conséquent la mise en place et l'application de stratégies de
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communication. La communication, se présentant alors comme un catalyseur indispensable
pour déclencher l'action et par transitivité, constitue un facteur de développement.
Concernant le cadre général de nos investigations, il est à noter que le Burkina Faso est un
pays plurilingue où est parlée une soixantaine de langues nationales à côté du français, la langue
officielle, langue de l'enseignement et de l'administration. De ce fait, dans le pays, l'orientation
générale du développement est tout d'abord pensée et énoncée en français par les autorités
dirigeantes ensuite, on recourt à des interprètes aux fins de communiquer aux populations non
francophones (environ 80 % de l'ensemble de la population du pays) l'essentiel des décisions
politiques prises pour promouvoir le développement du pays.
Dans ce contexte, la démarche de communication nous interpelle sur deux points touchant
ce que J. Habermas (1987) appelle la rationalité communicationnelle. Ainsi, il
s'agira
de mener
une réflexion sur :
1) Les problèmes liés au choix des langues dans les stratégies de communication ;
2) L'efficacité du recours à l'interprétation pour faire passer des messages relatifs au
développement.
En plus des deux points de réflexion
s'ajoute
l'inévitable catégorisation des acteurs sociaux,
au regard des rapports institutionnels entre français et langues nationales, dont dépend aussi le
succès de la communication.
En d'autres termes, au regard des considérations et des faits que nous venons de relever,
nous formulons l'hypothèse selon laquelle, il existe une relation directe de cause à effet entre des
problèmes liés au choix des stratégies de communication adoptées par les autorités dirigeantes
pour mettre en œuvre les actions de développement et la situation de sous-développement.
Notre matériau est constitué d'un enregistrement vidéo qui présente une situation concrète
de communication initiée par le président de la République pour sensibiliser, mobiliser et
donner des indications sur
la
gestion du développement
national.
La rencontre dite
«
meeting du
2 juin 1994 »
s'est
tenue au stade du 4 août et a regroupé plus de quarante mille personnes
représentant toutes les couches sociales du pays. Pour l'occasion, de nombreux groupes
musicaux étaient chargés de créer et de maintenir une ambiance de fête avant l'intervention du
chef de
l'État.
l. La notion de communication
Communication, le mot est à la mode et recouvre aujourd'hui diverses significations. Cette
diversité traduit,
à
n'en point douter, l'engouement que suscite l'usage du concept par les acteurs
sociaux dans leurs activités quotidiennes et, en même temps, elle met en exergue les difficultés
d'une
véritable maîtrise du concept en lui-même.
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Le sous-développement en question
: des
problèmes de communication
Pour les besoins de notre analyse, nous retiendrons ici la perception des interactionnistes
qui considèrent la communication comme étant un système dynamique producteur de sens et
porteur d'enjeux dont les différents éléments interagissent
les
uns sur
les
autres. Une perception
que
D.
Picard
(1995,
p. 53) résume en ces termes
:
« On peut
concevoir la
communication comme
une forme d'action qui vise
la recherche
d'une
satisfaction
ou d'un
profit.
Dans
ce
sens,
le processus
de communication peut
être
appréhendé comme un ensemble de
démarches
stratégiques.
Enjeux et
stratégies
sont les
ressorts
de
ce
qu'on peut
appeler la
dynamique interactionnelle ».
Par rapport à cette définition, l'analyse de la situation de communication révèle deux
grands enjeux dont un est symbolique selon l'expression de Goffman et l'autre
opératoire.
Ainsi
en suivant Goffman, nous relevons le fait que la stratégie mise en place par le chef de l'Etat vise
prioritairement à lui « faire une bonne figure ». C'est donc une démarche de valorisation de son
image qui tend à le présenter comme un président proche des populations et soucieux de leur
bien-être. À travers les données de la situation, on note une réelle volonté d'imposer et de
défendre cette image positive du président. En témoigne le fait que ce soit le président en
personne qui va au contact des citoyens pour leur parler directement des questions liées au
développement.
Aussi le cadre général de la communication, un meeting regroupant plus de quarante mille
personnes représentant l'ensemble des différentes couches sociales du pays, est assez révélateur
de la logique d'une communication de proximité, occasion de resserrement des liens sociaux
entre les acteurs en présence. Quant au thème de la communication, il traduit la préoccupation
première des populations confrontées chaque jour à d'énormes difficultés économiques, sani-
taires,
alimentaires, environnementales, etc. C'est de toute évidence un thème fédérateur
porteur d'espoir et dont l'intérêt ne souffre d'aucun doute pour personne.
Pour ce qui est de l'enjeu opératoire, il
s'agit
de celui qui a trait à la contribution concrète
de toute la population à la réalisation des plans de développement définis par le chef de l'Etat.
Une participation rendue nécessaire par les leçons tirées d'expériences antérieures et les
exigences démocratiques impliquant un dialogue permanent entre gouvernants et gouvernés
pour toutes les questions concernant la vie de la cité.
C'est autour de ces deux enjeux symboliques et opératoires que se joue la stratégie de cette
communication. Stratégie entendue dans le sens « d'une démarche orientée vers la recherche
d'une
satisfaction,
d'un gain ou d'un profit » (Picard, 1995, p. 54).
2.
L'engagement
L'engagement dans le processus de communication est présenté par Goffman comme un
élément essentiel pour une meilleure connaissance des interactions. S'engager dans un processus
de communication, c'est s'investir. L'engagement est par conséquent un cadre d'obligations et
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d'attentes qui délimite aussi bien ce qui devra survenir que ce qui devra être ignoré. Selon les
termes de Goffman repris par C. Heath (1987, p. 246) « c'est un
cadrage
qui pose les bases
indispensables
de
la
coopération,
de
la coordination des actions
et
activités des
individus
réunis par
le processus
de communication ».
Mais l'engagement naturel ne peut être obtenu qu'à la condition de prendre en compte
l'individu dans toutes ses dimensions (physique, psychologique, sociologique, linguistique, etc.).
Ainsi le locuteur se doit de présenter une image convenable de lui-même, de montrer un respect
approprié de ses interlocuteurs et une grande considération pour le cadre. Une condition que
Goffman (1974, p. 104) souligne à la suite d'Adam Smith qui,dans sa théorie des sentiments
moraux, fait remarquer que
:
« Vindividu doit tourner
ses
idées,
ses
préoccupations
et
ses
émotions
de façon à les rendre aussi
appropriées
que possible à un engagement convenable de la part
d'autrui
».
En d'autres termes, selon Goffman
(1981,
p. 270) « être impliqué
dans
une activité
de
circonstance
signifie y maintenir une certaine attention intellectuelle et affective, une certaine
mobilisation de
ses ressources
psychologiques,
en un mot,
cela signifie
s'y
engager
(to be involved
in it) ».
La situation de communication créée par les rassemblements politiques, dans le contexte
du Burkina Faso, pose à notre sens des questions de fond sur la prise en compte et l'implication
réelle des populations invitées comme acteurs authentiques capables de discernement et dispo-
sant de possibilités d'infléchir l'issue de la communication.
Alors que de toute évidence, toute la machinerie des engagements, telle que présentée par
Goffman, intervient pour que le processus de communication se passe bien au regard des
objectifs fixés pour celle-ci, elle donne à toute situation de communication son caractère
cérémoniel. Elle est aussi utile aux participants pour se faire une vraie idée de chaque situation
et pour interpréter d'une façon adéquate les actions qui s'y déroulent. À travers l'engagement
dont s'inscrit, de façon nette, la problématique du choix de la langue et de l'interprétation.
Problématique que nous avons évoquée plus haut. Ainsi l'homme politique qui s'exprime en
français peut-il provoquer des « émotions appropriées » dans la foule analphabète ?
De l'observation globale de la situation, on note une différence d'engagement entre les
participants de la rencontre. Plusieurs éléments associés témoignent d'un engagement total du
président, l'acteur principal de la scène :
en termes d'organisation, de grands moyens (humain, financier et matériel) ont été
mobilisés pour marquer d'un sceau l'importance de l'événement ;
en tant qu'orateur, le président a mis à contribution son état physique, intellectuel,
émotionnel, etc. pour capter et polariser l'attention des invités ;
des promesses faites dans le discours, sous forme « d'engagements », qui mettent en jeu
la responsabilité du chef de l'Etat.
On peut retenir qu'il
y
a de fait une implication effective et une prise de responsabilité de la
part du président pour
le
succès
de
l'événement communicationnel
créé.
Mais du côté du public,
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Le sous-développement en question
: des
problèmes de communication
l'engagement paraît partiel et même nul à certains égards. Ceci non pas parce que les invités
n'interviennent pas directement dans le discours mais pour deux raisons fondamentales :
la fatigue et
les
longues heures d'attentes au soleil (mise en place de la population depuis
dix heures et début de la cérémonie
à
seize heures) ont fini par ramollir
les
ardeurs de nombre de
personnes présentes. Il s'en est suivi de leur part une perte de la volonté et des réflexes
nécessaires pour garder une attention soutenue sur l'ensemble des actions majeures de la scène.
On note aussi que beaucoup de participants s'intéressaient à des faits et préoccupations annexes
plutôt que de se focaliser sur ce qui se passe sur la scène principale (détournements du regard,
bavardages avec les voisins, achats d'eau pour se désaltérer et autres gâteaux et cigarettes, etc.) ;
la grande majorité de ceux qui étaient au stade comprenaient peu ou pas du tout le
français et il n'est nullement douteux que ces participants éprouvent des difficultés réelles pour
interpréter l'essentiel de ce qui se disait. Alors, on peut s'interroger sur l'importance de leur
participation et sur leur capacité à maîtriser l'objet et les enjeux de la rencontre.
Ce constat traduit bien l'inadéquation des conditions créées pour entraîner la réussite de la
sensibilisation et de la mobilisation des populations en faveur d'actions conjuguées pour la mise
en œuvre des plans de développement présentés par le président. En effet, il y a là une disparité
des engagements ; ce qui pose le problème de la coopération et de la coordination des actions et
activités. Il est donc question de savoir comment réussir à conjuguer les efforts des partenaires
lorsque les positions des uns et des autres sont divergentes (volonté d'engagement pour l'acteur
principal et indifférence ou attentisme chez les autres) ? La situation du meeting ne présente
aucun élément pouvant permettre de répondre de façon positive à un tel questionnement.
- Le choix du français comme langue de communication
Avant toute chose, il est
à
noter que malgré le fait que le français soit institué comme langue
officielle, aucun décret ou loi n'interdit l'usage des langues nationales par les gouvernants dans
quelque situation de communication que ce soit. La seule contrainte qui puisse influer négati-
vement sur le choix d'une langue par une autorité est son ignorance de l'une ou l'autre langue
nécessaire pour la communication dans une situation donnée.
Tout équivoque étant levé sur cet aspect majeur de la décision stratégique du choix de
langues, qui peut être conditionné par des contraintes extérieures, il ne reste plus que les
éléments de la situation pour déterminer
les
comportements des acteurs en présence au meeting.
Aussi, la vidéo montre que le président a tout d'abord prononcé son discours en français et,
comme d'habitude, des personnes ont été désignées pour les traductions en mooré, jula et
fulfuldé qui sont les langues dominantes du pays.
Mais,
en fait, l'interprétation n'a pu être assurée faute de temps. L'interprète en mooré a
juste remercié les uns et les autres pour la mobilisation puis les a tous invités à écouter très
prochainement les émissions radiophoniques en langues nationales pour plus de détails sur le
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