3 Archipel N° 71
LE DOSSIER
Il y avait eu les grands mythes, l’Odyssée
d’Ulysse et la théogonie d’Hésiode en
particulier, puis la courte période de la tragédie
grecque… et c’est là qu’a jaillit la philosophie.
JP Vernant a expliqué que son émergence
provient essentiellement de la laïcisation de
l’ensemble des mythes, de la sécularisation
(passage du religieux au laïc) de l’existence. Les
philosophes ont repris le corpus complet de la
mythologie et, à partir de là, ils ont construit leur
pensée. Muthos (le mythe) se transforme en
Logos (la parole, la pensée, la parole…), le
mythe devient philosophie et celle-ci parle de
causalité, de destin, du sens de l’Histoire, de
finalité… ou de l’âme, de la vie après la mort…
On passe du sacré au profane, certes. Mais l’on
parle toujours d’harmonie, de « vie bonne ».
Dans la pratique, les philosophes grecs ne parlent
plus du dieu Ouranos mais… du Ciel, plus du
dieu Pontos mais… de la symbolique de l’eau,
plus de la déesse Aphrodite… mais de l’amour ;
Cronos devient Chronos avec un H et les
philosophes parlent… du temps qui passe... On
était avec les dieux de l’Olympe, on se retrouve
avec les Idées Platoniciennes, c’est la même
chose, sous une forme laïque. La philosophie
plus tardive va vivre la même chose : Kant (1724
-1804) et l’idéalisme allemand ne sont que la
forme laïcisée de la Réforme Protestante. Il s’est
là encore agi d’une sécularisation du
christianisme réformé. Encore de nos jours, les
Droits de l’Humain, l’humanisme démocratique
comme une part de la philosophie contemporaine
sont basés sur les fondements moraux du
christianisme : égalité morale et civique, liberté
et autonomie, place de l’amour de l’autre… ;
sans référence à un divin mais dans des valeurs
éthiques partagées, alors même qu’il n’y a pas
(selon moi du moins) de morale évangélique.
Puis, à la même époque ou peu après, de
grands « personnages » sont venus incarner un
message spécifique : Bouddha en Inde (6ème
siècle AC), Confucius en Chine (551-479 AC),
puis, au début de notre ère, le Christ en
Palestine… avec cette curieuse idée d’un Dieu
qui se fait homme : là, le divin et l’humain se
joignent, l’absolu et le relatif se confrontent en
une seule entité et celle-ci prend corps.
C’est au cœur de la grande tradition juive que naît
le Christ ; peu avant, avec le livre des Macchabés
(Bible), la question de la vie après la mort fait son
apparition. Le christianisme va proposer une
vision très différente de la perception des Grecs ;
car il affirme la résurrection corps et âme, pour
tous les individus, pour chaque personne
singulière, avec la promesse de retrouver tous
ceux que chacun a aimés. Mutation radicalement
révolutionnaire dans la perception du monde ; et
ce d’autant que le divin s’incarne ! Il ne s’agit là
plus de participer à la transcendance des dieux
après la mort, comme dans la pensée grecque,
mais d’être « sauvé » de la mort, sans risquer la
disparition de notre mémoire (notre passé) et avec
la promesse d’être réunis avec tous ceux que nous
avons aimés. La perspective de la vie ne s’inscrit
plus d’abord avec… les autres hommes, elle se
place… en Dieu. La « raison grecque » s’est
effacée devant une autre « valeur » : la foi
chrétienne.
Bien sûr, la vie éternelle, proposée par le
christianisme, surtout en compagnie de ses
proches, est autrement plus « tentante » que
l’idéal spirituel des grecs : car la vision chrétienne
de la vie est personnelle, humaine et dépasse la
mort, tout en donnant une place à la mémoire et
au corps. Elle abandonne en quelque sorte la
spécificité de la Raison, chère au Grecs, pour
privilégier la valeur de la Foi. Et cela va durer
quasi 15 siècles, entraînant, par la suite, la
naissance du grand courant de l’humanisme laïc !
Bien sûr, après, cela va se compliquer un peu.
De nombreux penseurs vont réagir contre cette
perspective : surtout à partir du XVIIIème, avec
Diderot et Voltaire affirmant que le religieux
relève d’une superstition, Feuerbach parlant
d’aliénation, puis Marx d’opium – quoique
«
Les grandes questions existentielles
ont toujours habité la pensée des
hommes. Les mythes, les grands récits
fondateurs, les légendes ou les contes,
chacun à sa manière a tenté de mettre en
scène une réflexion sur la finalité du
monde. »