168 Le Grand Siècle
LE TARTUFFE OU L’IMPOSTEUR
Cette pièce est d’abord présentée dans une version en
trois actes, lors d’une fête somptueuse, Les Plaisirs de
l’Île Enchantée qui, sept jours durant, occupe les jardins
de Versailles (1664). Puis elle est interdite par le roi car
elle apparaît à l’époque comme une satire virulente de la
religion. En fait, Molière y démontre que la dévotion in-
transigeante est, comme toutes les «passions» extrêmes,
dangereuse et inhumaine.
Il faudra néanmoins attendre cinq ans et deux remanie-
ments pour que Molière obtienne l’autorisation royale de
présenter Le Tartuffe (en cinq actes) au public.
L’action
Orgon est un père de famille bourgeois; il a deux enfants – Marianne en âge
de trouver un mari et le jeune Damis –, une belle femme, Elmire, une mère
envahissante – madame Pernelle – un beau-frère avisé, Cléante, et une servante
bavarde, Dorine. Il accueille chez lui un certain Tartuffe, rencontré à l’église,
et lui accorde sa confi ance. Sous l’apparence du parfait dévot, Tartuffe est un
hypocrite séducteur, avide de pouvoir et de richesse [ p. 169]. Subjugué par le
«saint personnage», Orgon lui lègue tous ses biens. Grâce à sa femme Elmire qui
l’a invité à se cacher sous la table pendant qu’elle subit les avances de Tartuffe,
Orgon fi nit par découvrir la véritable nature de son soi-disant ami. Mais il est
tard désormais pour s’en débarrasser. C’est un messager du roi qui viendra tirer
d’affaire le bourgeois naïf: Tartuffe, l’escroc recherché par la police, est arrêté et
Orgon retrouve ce qui lui a été volé.
Un sujet brûlant
La Compagnie du Saint-Sacrement se déchaîne contre Molière [ ci-contre]. C’est
une société occulte et puissante qui veut appliquer en France les idées du concile
de Trente (1545-1563), autrement dit le rétablissement de l’Inquisition, le contrôle
par Rome de la politique royale et nationale.
On accuse l’écrivain d’impiété, de libertinage et selon l’abbé Roulle, docteur en
Sorbonne, «il mérite pour cet attentat sacrilège et impie un dernier supplice exem-
plaire et public et le feu même avant-coureur de celui de l’enfer». Malgré tout,
le succès de la version remaniée du Tartuffe résiste; le protagoniste est devenu
l’hypocrite par antonomase et la pièce est, aujourd’hui encore, l’une des plus re-
présentées dans le monde.
Créé un an avant don Juan, Tartuffe est lui aussi un personnage complexe, aux
multiples visages. Il ne s’agit pas d’un simple imposteur sournois, c’est aussi un
habile séducteur qui se sert de la dévotion pour manipuler ses victimes.
[Orgon] est devenu comme un homme hébété
Depuis que de Tartuffe on le voit entêté.
Il l’appelle son frère et l’aime dans son âme
Cent fois plus qu’il ne fait mère, fi ls, fi lle et femme (I, 2)
dit Dorine, la sage servante. Orgon est un «sot» qui a tout donné à Tartuffe: sa
confi ance, ses richesses, il lui a promis la main de sa fi lle Marianne. Il ne sera
sauvé que par l’intervention de la justice royale. Certains critiques ont lu dans le
dénouement du Tartuffe un appel à Louis XIV pour qu’il protège la société contre
les dérives du sentiment religieux et mette un terme à la prolifération des tartuffes.
La querelle du Tartuffe
De toutes les comédies de
Molière, Le Tartuffe est celle qui
a posé le plus de problèmes à
son auteur; même le roi n’osait
s’opposer au tout-puissant parti
des dévots. C’est ainsi que
Molière, dans la Préface qu’il
rédige en 1669, raconte les
vicissitudes de cette pièce,
en accusant subtilement
d’hypocrisie tous ceux qui
l’ont jugée offensive pour la
religion chrétienne.
Voici une comédie dont on a
fait beaucoup de bruit, qui a été
longtemps persécutée; et les
gens qu’elle joue ont bien fait
voir qu’ils étaient plus puissants
en France que tous ceux que
j’ai joués jusqu’ici. Les marquis,
les précieuses, les cocus et les
médecins ont souffert doucement
qu’on les ait représentés, et ils
ont fait semblant de se divertir,
avec tout le monde, des peintures
que l’on a faites d’eux; mais les
hypocrites n’ont point entendu
raillerie; ils se sont effarouchés
d’abord et ont trouvé étrange que
j’eusse la hardiesse de jouer leurs
grimaces, et de vouloir décrier
un métier dont tant d’honnêtes
gens se mêlent. C’est un crime
qu’ils ne sauraient me pardonner;
et ils se sont tous armés contre
ma comédie avec une fureur
épouvantable. Ils n’ont eu garde
de l’attaquer par le côté qui les
a blessés: ils sont trop politiques
pour cela et savent trop bien
vivre pour découvrir le fond de
leur âme. Suivant leur louable
coutume, ils ont couvert leurs
intérêts de la cause de Dieu; et
Le Tartuffe, dans leur bouche, est
une pièce qui offense la piété.
Une représentation à Versailles des
Plaisirs de l’Île enchantée en 1664.
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