168 Le Grand Siècle LE TARTUFFE OU L’IMPOSTEUR Cette pièce est d’abord présentée dans une version en trois actes, lors d’une fête somptueuse, Les Plaisirs de l’Île Enchantée qui, sept jours durant, occupe les jardins de Versailles (1664). Puis elle est interdite par le roi car elle apparaît à l’époque comme une satire virulente de la religion. En fait, Molière y démontre que la dévotion intransigeante est, comme toutes les «passions» extrêmes, dangereuse et inhumaine. Il faudra néanmoins attendre cinq ans et deux remaniements pour que Molière obtienne l’autorisation royale de présenter Le Tartuffe (en cinq actes) au public. Une représentation à Versailles des Plaisirs de l’Île enchantée en 1664. La querelle du Tartuffe De toutes les comédies de Molière, Le Tartuffe est celle qui a posé le plus de problèmes à son auteur; même le roi n’osait s’opposer au tout-puissant parti des dévots. C’est ainsi que Molière, dans la Préface qu’il rédige en 1669, raconte les vicissitudes de cette pièce, en accusant subtilement d’hypocrisie tous ceux qui l’ont jugée offensive pour la religion chrétienne. Voici une comédie dont on a fait beaucoup de bruit, qui a été longtemps persécutée; et les gens qu’elle joue ont bien fait voir qu’ils étaient plus puissants en France que tous ceux que j’ai joués jusqu’ici. Les marquis, les précieuses, les cocus et les médecins ont souffert doucement qu’on les ait représentés, et ils ont fait semblant de se divertir, avec tout le monde, des peintures que l’on a faites d’eux; mais les hypocrites n’ont point entendu raillerie; ils se sont effarouchés d’abord et ont trouvé étrange que j’eusse la hardiesse de jouer leurs grimaces, et de vouloir décrier un métier dont tant d’honnêtes gens se mêlent. C’est un crime qu’ils ne sauraient me pardonner; et ils se sont tous armés contre ma comédie avec une fureur épouvantable. Ils n’ont eu garde de l’attaquer par le côté qui les a blessés: ils sont trop politiques pour cela et savent trop bien vivre pour découvrir le fond de leur âme. Suivant leur louable coutume, ils ont couvert leurs intérêts de la cause de Dieu; et Le Tartuffe, dans leur bouche, est une pièce qui offense la piété. 161_186_grand_siecle.indd 168 L’action Orgon est un père de famille bourgeois; il a deux enfants – Marianne en âge de trouver un mari et le jeune Damis –, une belle femme, Elmire, une mère envahissante – madame Pernelle – un beau-frère avisé, Cléante, et une servante bavarde, Dorine. Il accueille chez lui un certain Tartuffe, rencontré à l’église, et lui accorde sa confiance. Sous l’apparence du parfait dévot, Tartuffe est un hypocrite séducteur, avide de pouvoir et de richesse [ p. 169]. Subjugué par le «saint personnage», Orgon lui lègue tous ses biens. Grâce à sa femme Elmire qui l’a invité à se cacher sous la table pendant qu’elle subit les avances de Tartuffe, Orgon finit par découvrir la véritable nature de son soi-disant ami. Mais il est tard désormais pour s’en débarrasser. C’est un messager du roi qui viendra tirer d’affaire le bourgeois naïf: Tartuffe, l’escroc recherché par la police, est arrêté et Orgon retrouve ce qui lui a été volé. Un sujet brûlant La Compagnie du Saint-Sacrement se déchaîne contre Molière [ ci-contre]. C’est une société occulte et puissante qui veut appliquer en France les idées du concile de Trente (1545-1563), autrement dit le rétablissement de l’Inquisition, le contrôle par Rome de la politique royale et nationale. On accuse l’écrivain d’impiété, de libertinage et selon l’abbé Roulle, docteur en Sorbonne, «il mérite pour cet attentat sacrilège et impie un dernier supplice exemplaire et public et le feu même avant-coureur de celui de l’enfer». Malgré tout, le succès de la version remaniée du Tartuffe résiste; le protagoniste est devenu l’hypocrite par antonomase et la pièce est, aujourd’hui encore, l’une des plus représentées dans le monde. Créé un an avant don Juan, Tartuffe est lui aussi un personnage complexe, aux multiples visages. Il ne s’agit pas d’un simple imposteur sournois, c’est aussi un habile séducteur qui se sert de la dévotion pour manipuler ses victimes. [Orgon] est devenu comme un homme hébété Depuis que de Tartuffe on le voit entêté. Il l’appelle son frère et l’aime dans son âme Cent fois plus qu’il ne fait mère, fils, fille et femme (I, 2) dit Dorine, la sage servante. Orgon est un «sot» qui a tout donné à Tartuffe: sa confiance, ses richesses, il lui a promis la main de sa fille Marianne. Il ne sera sauvé que par l’intervention de la justice royale. Certains critiques ont lu dans le dénouement du Tartuffe un appel à Louis XIV pour qu’il protège la société contre les dérives du sentiment religieux et mette un terme à la prolifération des tartuffes. 19/01/12 17:13 Amuser et instruire «De coupables pensées» 169 Le Tartuffe (1669), acte III, scène 2 Toute la famille d’Orgon a défilé sur les planches au cours des deux premiers actes. Chaque personnage a brossé son propre portrait de Tartuffe qui apparaît pour la première fois au début du troisième acte. Très bien préparée par cette présentation indirecte, l’entrée de Tartuffe a quelque chose de foudroyant. Tartuffe doit affronter Dorine, une domestique sage et ironique qui s’intègre bien dans la tradition du théâtre populaire. Dorine comprend immédiatement que le bon dévot a un faible pour les femmes et que sa lubricité est proportionnelle à ses manies de dévotion et de pureté. TarTuffe (apercevant Dorine) 1 Laurent, serrez ma haire avec ma discipline , Et priez que toujours le ciel vous illumine. Si l’on vient pour me voir, je vais aux prisonniers 2 Des aumônes que j’ai partager les deniers . 5 Dorine 3 Que d’affectation et de forfanterie! TarTuffe Que voulez-vous? Dorine Vous dire… TarTuffe (il tire un mouchoir de sa poche) Ah! mon Dieu, je vous prie, Avant que de parler, prenez-moi ce mouchoir. Orgon, dans une gravure du XIXe siècle. Dorine Comment? TarTuffe 10 15 Couvrez ce sein que je ne saurais voir. Par de pareils objets les âmes sont blessées, Et cela fait venir de coupables pensées. Dorine Vous êtes donc bien tendre à la tentation, Et la chair sur vos sens fait grande impression! Certes, je ne sais pas quelle chaleur vous monte, 4 Mais à convoiter , moi, je ne suis point si prompte, 5 Et je vous verrais nu du haut jusques en bas Que toute votre peau ne me tenterait pas. TarTuffe Mettez dans vos discours un peu de modestie 6 Ou je vais sur-le-champ vous quitter la partie . 20 Dorine Non, non, c’est moi qui vais vous laisser en repos, Et je n’ai seulement qu’à vous dire deux mots 7 8 Madame va venir dans cette salle basse Et d’un mot d’entretien vous demande la grâce. 161_186_grand_siecle.indd 169 1. Tartuffe demande à son serviteur Laurent de ranger sa haire, une chemise en poils de chèvre que l’on portait directement sur la peau en signe de mortification et de pénitence; la discipline était un fouet composé de cordelettes ou de petites chaînes, que les pénitents utilisaient pour se flageller. 2. Rendre visite aux prisonniers est l’une des œuvres miséricordieuses citées dans l’Évangile. Tartuffe souhaite partager entre eux l’argent des aumônes. 3. Simulation. 4. Désirer. 5. Si je vous voyais. 6. Vous abandonner. 7. Elmire, la femme d’Orgon. 8. Salon du rez-de-chaussée. 19/01/12 17:13 170 Le Grand Siècle Tartuffe Hélas! très volontiers. Dorine (en soi-même) Comme il se radoucit! 9 Ma foi, je suis toujours pour ce que j’en ai dit . 25 Tartuffe Viendra-t-elle bientôt? Dorine Je l’entends, ce me semble. Oui, c’est elle en personne, et je vous laisse ensemble. 9. Dans la première scène de l’acte, Dorine avait déjà raconté qu’elle soupçonnait Tartuffe d’être attiré par Elmire. Comprendre et analyser 1 Cette scène peut être divisée en deux séquences principales: a. Tartuffe joue les parfaits dévots (vers ..............-..............) b. Dorine annonce l’arrivée d’Elmire (vers ..............-..............) 2 Il s’agit d’une scène d’action. de dénouement. d’exposition. de réflexion. de transition. 3 Le spectateur voit enfin Tartuffe. Que nous apprend sa première réplique? Est-ce qu’on le voit agir ou doit-on se contenter de ses déclarations? ...................................................................................................................................................................................... ...................................................................................................................................................................................... 4 Que traduit l’exclamation de Tartuffe au vers 23? Tartuffe offre à Dorine son mouchoir pour couvrir son sein. ...................................................................................................................................................................................... ...................................................................................................................................................................................... 5 Dans quels vers se manifeste la perspicacité de la servante? ...................................................................................................................................................................................... ...................................................................................................................................................................................... 6 Complétez les phrases suivantes avec les termes proposés. Il y a des intrus. • affecté(e) • concret(e) • effrayé(e) • élégant(e) • franc(he) • pudibond(e) Le comique de cette scène naît, entre autres, du contraste entre les deux personnages. Tartuffe garde une attitude ............................................ et utilise un langage ............................................ alors que Dorine emploie un vocabulaire ............................................. qui reflète sa nature .............................................. 7 Auquel des deux personnages le spectateur est-il amené à accorder sa confiance? Va-t-il se ranger du côté des admirateurs de Tartuffe (Orgon, Mme Pernelle) ou adhérer au parti des sceptiques (Dorine, Elmire, Cléante)? 161_186_grand_siecle.indd 170 ...................................................................................................................................................................................... ...................................................................................................................................................................................... ...................................................................................................................................................................................... 19/01/12 17:13