Sommaire - VII Congrès de l`Association Mondiale de Psychanalyse

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Numero 8 – Avril 2010 – Association Mondiale de Psychanalyse
PAPERS
Bulletin Electronique du Comité d'Action de l'École-Une
Version 2009-2010
Sommaire
Eric Laurent
Editorial
Manuel Fernandez Blanco
Discours, semblant et destin du symptôme
Patrick Montribot
Sexe, lettre et semblant
Laure Naveau
Le voile de la pudeur, les semblants et le réel
Philippe La Sagna
L’homme et la femme, et la psychanalyse
En lisant le Séminaire XVIII de Lacan
Vilma Coccoz
Fictions et semblants
Valérie Pera-Guillot
“ L’intranquille ”, l’innommable et le sinthome
Traduction
Dalila Arpin
Pascale Fari
Beatriz Gonzalez
Romain-Pierre Renou
Edition
Marie-Hélène Blancard
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Editorial
Le Sacre du Congrès et son silence
Eric Laurent
Depuis le moment où nous avons ouvert le Congrès de l’AMP aux non-membres, les demandes
n’ont cessé d’affluer. Nous avons alors réquisitionné toutes les salles disponibles du Palais du
Congrès, jusqu’à ce que nous nous heurtions aux murs. L’insistance de ces demandes indique
l’intérêt renouvelé pour le Congrès une fois qu’il est résolument inscrit dans la ligne des
Journées de l’ECF. Le mouvement à été double, une nouvelle sélection des cas cliniques
concentrant la classique journée clinique en une matinée et un appel à de nouvelles contributions
pour l’après-midi du même Jour des multiples.
Dès le 14 janvier dans le n°83 du Journal des Journées, nous avons publié la liste des 33 cas
retenus, auxquels se sont ajoutés 3 autres pour atteindre 36. D’autre part l’appel à contributions a
été entendu. Le 17 février nous avons publié, toujours dans le JJ, la liste des 163 propositions
d’interventions qui nous sont parvenues. Parmi ces textes, environ un quart seront lus lors du
Congrès, les autres seront publiés. Les inscriptions ont été comme une vague qui, dès la fin des
vacances australes (fin février), relayant la fin des vacances boréales (début janvier), ont failli
tout emporter devant leur enthousiasme. Je reprends immédiatement la métaphore de la vague,
pour déplorer les effets délétères de la détérioration climatique qui nous a valu un tsunami au
Chili et un phénomène étrange en France qui a balayé nos côtes atlantiques. Disons plutôt que
nous avons été pris dans un rythme trépidant du type du “ Sacre du printemps ” de Stravinsky,
qui s’est imposé dans notre champ. Ce tempo nouveau permet de révéler que, depuis la
publication du volume Scilicet, nous avons avancé. Nous nous sommes avancés dans ce régime
de la disjonction “ entre vérité et réel ”, que l’article de Pierre Malengreau, dans Papers n°6,
situait comme tournant dans la lecture de Lacan par Jacques-Alain Miller.
Le semblant défie l’opposition entre le voir et le vu, entre l’objet et sa représentation. Pour
déplacer l’évidence du phallus qui manque à sa place dans le champ de la vision, Lacan souligne
que le sujet peut rêver se voir voyant. Bien qu’il ne puisse se voir voyant, il peut le rêver. Lacan
fait référence au poème de Paul Valéry, “ La jeune Parque ”, qui se voit voyante. Elle tente cette
expérience d’une conscience qui pourrait se rêver consciente d’elle-même. Sartre avait aussi rêvé
très loin des histoires de conscience thétique et non thétique d’elles-mêmes, tout un
embrouillamini que sont les labyrinthes du rêve sartrien.
Lacan oppose ce rêve de la conscience et le monde du rêve proprement dit, où il note que dans le
rêve, quelle que soit la vivacité des perceptions ou à cause même de l’intensité de celles-ci ou de
leur déformation, on peut dire à la fois que le rêveur est à toutes les places, et même noter que le
rêveur peut dire dans le rêve “ ce n’est qu’un rêve ”. Dans les moments d’angoisse il peut rêver
un tout petit peu plus, un court moment, tout en se disant “ ce n’est qu’un rêve” mais, comme le
note Lacan, jamais il ne se dit “ malgré tout je suis la conscience de ce rêve ”. “ C’est un rêve ”
n’implique pas “ je suis la conscience de ce rêve ”. Puisque le rêveur est à toutes les places il ne
peut pas énoncer un “ je suis ”, car le rêve lui-même est un “ je suis, je suis le rêve ”.
2
L’expérience du rêve, par son articulation entre visible et invisible, par l’impossibilité de cette
conscience d’être là, est justement proche de ce qui se produit dans la rencontre sexuelle.
Lacan dira plus tard que les garçons n’auraient aucun rapport avec les filles s’ils n’avaient pas les
rêves pour les guider. C’est une ironie de Lacan à l’égard de la position masculine dénonçant le
monde des semblants. Il faut oser énoncer une telle proposition à l’époque de la dite “ libération
sexuelle ”, et les répéter à l’époque de l’hyper-modernité où les petits garçons regardent des
films pornographiques à l’âge de douze ans. Ils ont tous les renseignements. Et néanmoins Lacan
a l’idée que quelle que soit la démocratisation de la pornographie et le fait de mettre des corps
féminins dans toutes les tenues et positions à la disposition générale des populations, cela ne
correspond pas à l’expérience de la sexualité, s’il n’y avait pas le rêve, le rêve de la conscience
de se voir, de se voir ayant un rapport sexuel, la jeune parque pornographique. Le rêve, en
abolissant la distance entre la perception et le rêveur, introduit un monde où pourrait s’approcher
ce que serait l’enchevêtrement des corps. Dans le rêve prend forme ce qui est un mode
d’articulation entre “ la jouissance est invisible ” et le monde de la représentation – image et
signifiant.
Le terme de semblant que Lacan va proposer est fait pour nous dire que, là où toute philosophie
de la représentation vient à trouver une impasse, le “ semblant ” est ce qui vient nommer la
forme possible de la jouissance. Il désigne un passage de l’invisible à ce qui est enforme, pour
que ça ne soit justement pas “ la ” forme du corps.
Lacan se sert du schéma de la pulsion pour illustrer la distinction chez Freud entre le bord, la
zone érogène de la pulsion, et la direction du mouvement pulsionnel, pour faire valoir le trajet
pulsionnel où le bord s’atteint lui-même. Le trajet de la pulsion, quelle qu’elle soit, a un côté
surréaliste comme le parapluie sur la table de dissection, ou d’autres éléments étranges. Ce
circuit pulsionnel passe par un certain nombre de signifiants qui permettent au sujet de retrouver
sa jouissance. Ce circuit néanmoins n’est pas l’objet oral lui-même qui n’est sur aucun des points
de la ligne, il n’est que le parcours, il n’est que le battement qui va permettre que le bord se
satisfasse lui-même, que la bouche se satisfasse elle-même et qu’elle dégage un enforme qui
vient là marquer l’écart, le battement, le parcours entre le temps nécessaire à ce que le sujet se
frappe lui-même et trouve sa jouissance. Cet enforme-là est à distinguer du trajet pulsionnel
comme tel, il n’est pas du tout du même ordre que la forme de la forme du corps, de ce qui se
voit dans l’image. Il est ce mixte imaginaire-symbolique articulé à la jouissance réelle qui se
produit.
Lacan dira ensuite, en prenant les trois consistances RSI, que l’objet a est au croisement des trois
– il les ramène à un triangle. L’objet (a), qui est cet enforme, est aussi bien ce qui est tenu entre
les consistances RSI. Vous pouvez les mettre sous forme de triangle comme sous forme de
noeuds. Objet coincé au centre comme cet enforme serré qui vient là d’avant toute forme
possible, marquer un semblant. L’objet petit a est semblant de jouissance, il est ce à quoi le
monde des rêves nous donne accès, il est ce qui vient répondre à la fois au caractère factice de
l’objet qui échappe à toute empathie, le phallus, qui vient manquer à sa place, qui est tache, qui
lui n’aura pas de représentation, et pourtant il y aura sur ce fond-là un enforme de la jouissance
qui vient prendre le relais de ce qui ne peut avoir d’autre forme visible que le voile qui vient
recouvrir cette tache.
Alors que nous pensions que les semblants sont des signifiants, alors que nous avions en 2008
l’opposition des semblants côté signifiant et la chose-même du côté objet petit a, il nous faut au
contraire ici considérer que l’objet a est semblant. L’objet petit a est le semblant de jouissance
qui vient contaminer les signifiants. Tout ce qui peut être de l’ordre des semblants comme
signifiants maîtres, les semblants à respecter, les mômeries des cérémonies, tout ce que Voltaire
a dénoncé, tout ce par quoi tient le monde, nous le pensons spontanément en terme de signifiants
ou d’objets, comme le sceptre du juge anglais qui revêt sa perruque et sa toge et qui peut alors
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envoyer à la mort un certain nombre de gens. “ J’ai revêtu les semblants qui me permettent
d’accomplir un acte d’ordinaire interdit, comme condamner quelqu’un à mort ”.
C’est un aspect superficiel du semblant, son abord le plus profond réside en ce que l’objet luimême, l’objet a, l’enforme de la jouissance, est un semblant. Et non pas un semblant d’être. Il
ruine toute perspective de l’être. L’objet petit a est une expérience qui n’a pas d’essence. Celui
qui en fait l’expérience est un sujet qui, comme dans le rêve, est à toutes les places.
L’impossibilité de marquer sa place comme conscience du rêve fait du rêveur un sujet qui est à la
place de personne. C’est l’envers de la fixation du cérémonial pervers, où le sujet tente par tous
les moyens de se maintenir conscience de jouissance, de maintenir un scénario et de l’accomplir
en l’ayant écrit jusqu’à la dernière ligne, essayant d’éviter de se trouver dans la zone du “ plus
personne ”.
Avec le Congrès, nous nous trouverons dans une zone où nous interrogerons l’expérience de
cette zone, depuis l’expérience de la passe, en passant par la clinique à la “ première personne ”,
jusqu’à la clinique des cas paradigmatiques d’une expérience singulière. Ce sera le Congrès du
“ Sacre du sujet ”. Chut!...
Discours, semblant et destin du symptôme
Manuel Fernández Blanco
Les discours et le discours du capitaliste dans le Séminaire XVIII de Jacques Lacan
Dans sa conférence prononcée à Comandatuba, publiée sous le titre “ Une fantaisie ”,
Jacques-Alain Miller fait valoir que le discours analytique joue une partie serrée avec le discours
hypermoderne(1), puisque celui-ci intronise l’objet, et ce, sans le voile du semblant, pourrionsnous ajouter.
Dès le début du Séminaire XVIII, Lacan nous indique : “ il n’y a pas de semblant de
discours ”, car “ tout ce qui est discours ne peut que se donner pour semblant, et rien ne s’y édifie
qui ne soit à base de ce qui s’appelle le signifiant ; le signifiant est identique au statut comme tel
du semblant ”(2). C’est pour cela que le seul “ semblant dans lequel le discours est identique à luimême, […] c’est le semblant dans la nature ”(3).
Dans ce même Séminaire, Lacan affirme que “ notre discours, notre discours scientifique, ne
trouve le réel qu’à ce qu’il dépend de la fonction du semblant ”(4). “ Aux limites du discours, en
tant qu’il s’efforce de faire tenir le même semblant ”(5), se situe le passage à l’acte, qui est l’une
des caractéristiques de la clinique actuelle. L’acting out fait au contraire “ passer le semblant sur
la scène ”.
Lacan poursuit : “ nous avons à faire face à un sous-développement qui va être de plus en
plus patent, de plus en plus étendu. Il s’agit, en somme, que nous mettions à l’épreuve ceci – si la
clé de divers problèmes qui vont se proposer à nous, ce n’est pas de nous mettre au niveau de cet
effet de l’articulation capitaliste que j’ai laissé dans l’ombre l’année dernière à ne vous donner
4
que sa racine dans le discours du maître. Je pourrai, peut-être en donner un peu plus cette
année. ”(6) Plus loin, il précise : “ le plus-de-jouir, comme la plus-value, n’est détectable que dans
un discours développé, dont il n’est pas question de discuter qu’on puisse le définir comme le
discours du capitaliste ”(7). Lacan s’adresse ensuite aux participants de son Séminaire en
formulant la critique suivante : “ Vous n’êtes pas bien curieux, et puis surtout peu
interventionnistes, de sorte que, quand je vous ai parlé du discours du maître l’année dernière,
personne n’est venu me chatouiller pour me demander comment se situait là-dedans le discours
du capitaliste. Moi, j’attendais ça, je ne demande qu’à vous l’expliquer, surtout que c’est simple
comme tout. Un tout petit truc qui tourne et votre discours du maître se montre tout ce qu’il y a
de plus transformable dans le discours du capitaliste. ”(8)
Ce n’est pourtant pas dans ce Séminaire que Lacan formalise le discours capitaliste ; mais il
nous rappelle que le discours du maître est “ caractérisé par ceci, que des six arêtes du tétraèdre,
l’une est rompue. ”(9)
Le langage, rappelle-t-il également, “ ne rend possible qu’un nombre […] déterminé de
discours. Pour ce qui est du moins de tous ceux que je vous ai articulé spécialement l’année
dernière, aucun n’élimine la fonction du signifiant-maître ”(10).
Dans la dixième leçon, Lacan revient sur les “ quatre termes de ces discours et leur
glissement toujours syncopé, dont deux qui font toujours béance. Ces discours, que j’ai désignés
nommément du discours du maître, du discours universitaire, du discours que j’ai privilégié du
terme de l’hystérique et du discours de l’analyste, ont la propriété de s’ordonner toujours à partir
du semblant ”(11). Deux pages plus loin, il souligne : “ ce discours que nous pourrions appeler
dans l’occasion discours du capitaliste en tant qu’il est une détermination du discours du maître,
y trouve bien plutôt son complément. Loin que le discours du capitaliste se porte plus mal de
cette reconnaissance comme telle de la fonction de la plus-value, il apparaît qu’il n’en subsiste
pas moins, puisque aussi bien un capitaliste repris dans un discours du maître est bien ce qui
semble distinguer les suites qui ont résulté, sous forme d’une révolution politique, de la
dénonciation marxiste de ce qu’il en est d’un certain discours du semblant ”(12).
Chez le névrosé, cet arrangement, cette “ composition de la jouissance et du semblant […]
se présente comme la castration ”(13). Or, dans le discours capitaliste, celle-ci est traitée
autrement.
La spécificité du discours du capitaliste
Lacan a présenté son écriture du discours du capitaliste à l’université de Milan, le 12 mai
1972, dans sa conférence intitulée “ Du discours psychanalytique ”. Le sujet s’y conjoint à
l’objet ; ne mettant en jeu ni une impuissance, ni une impossibilité, ce discours est circulaire.
Ceci pose la question de son statut de discours, puisque ce dernier est précisément défini par
Lacan en opposition à l’idée du mouvement perpétuel : le circuit du discours inclut en effet une
barrière. Le discours de l’analyste, par exemple, dégage les S 1 du sujet, les signifiants de
l’identification, et il n’y a pas de retour possible au point de départ.
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À la différence du discours du maître (qui est aussi celui de l’inconscient), le discours du
capitaliste se fonde sur le refus de la castration, et c’est ce que l’on note dans certains
symptômes de notre époque, tels l’anorexie ou la toxicomanie.
Comparons la configuration du discours du capitaliste à celle du discours du maître :
Il s’y produit une inversion des deux lettres de la partie gauche du mathème. Tandis que,
dans le discours du maître, la vérité du sujet détermine les signifiants maîtres, dans le discours
du capitaliste, c’est le sujet qui choisit ses propres identifications, car un vecteur descendant va
du sujet (situé en place d’agent) à la place de la vérité. Autrement dit, le sujet détermine sa
propre vérité (triomphe du narcissisme et vénération de son ego) ; il n’y a plus d’autre vérité que
la sienne propre, pas de sens meilleur qu’un autre. D’autre part, nous l’avons vu, la circularité du
discours capitaliste, sans la barrière de l’impuissance ou de l’impossibilité, permet au sujet de se
conjoindre avec l’objet. Cela suppose un mouvement perpétuel du surmoi en tant qu’impératif
de jouissance.
Le discours du maître, qui, lui, n’implique pas de mouvement perpétuel, permet une
production et une séparation du plus-de-jouir, de la jouissance supplémentaire, et encadre l’objet
a par rapport au sujet. En effet, la partie inférieure du discours du maître équivaut à la formule
du fantasme qui fait tenir la réalité et encadre la jouissance. Cela suppose de limiter la jouissance
au cadre du fantasme inconscient. En ce sens, le discours du maître est civilisateur dès lors qu’il
s’établit sur un hiatus, une barrière, entre le sujet et cette jouissance supplémentaire : $ // a.
L’objet a n’y satisfait pas le sujet, si ce n’est en tant que soutien de la réalité dans le
fantasme. Le sujet n’est satisfait qu’au niveau du fantasme et cela suppose une limite à la
jouissance. Or le discours capitaliste passe outre cette limite en instituant une circularité au
travers de cette connexion entre a et le sujet barré.
L’impasse croissante de la civilisation contemporaine, c’est que le plus-de-jouir, non
seulement sert de support à la réalité dans le fantasme, mais qu’il est sur le point de faire tenir la
réalité tout court – comme on l’observe de toutes parts. C’est la réalité transformée en fantasme.
L’époque de la vérité – le terme lui-même semble désormais désuet – a cédé sa place à celle de
la jouissance. L’objet en jeu n’est plus celui du fantasme impliquant la castration et traversé par
la jouissance phallique, il est proposé dans la réalité. Cet objet de satisfaction, le capitalisme
prétend qu’on peut vraiment l’avoir.
Les impasses croissantes de notre civilisation dérivent du fait qu’on a touché au discours du
maître et que le plus-de-jouir ne limite plus à soutenir la réalité dans le fantasme.
Le discours du maître est pré-postmoderne
Dans sa conférence à Milan, Lacan souligne que le discours du capitaliste “ marche comme
sur des roulettes, ça ne peut pas marcher mieux, mais justement ça marche trop vite, ça se
consomme si bien qu’il se consume ”(14). Trente ans plus tard, lors de la création de la SLP, J.-A.
Miller improvise à Milan une réflexion(15) qu’il poursuivra dans son cours intitulé “ Le
désenchantement de la psychanalyse ”. Le S1, précise-t-il, “ le signifiant central de
6
l’identification ”, agent du discours du maître, est “ pré-postmoderne. C’est le discours du maître
pré-postmoderne ”.
Or, à peine Lacan avait-il isolé le signifiant central, le signifiant maître, qu’il “ l’a pluralisé,
multiplié, en faisant entendre dans l’expression S1 la valeur essaim, pour dire qu’il n’y en a pas
qu’un. Il y en a plusieurs et rien n’assure au contraire qu’ils soient autre chose que chaotiques,
même si l’essaim se déplace groupé. Une constellation de signifiants plutôt qu’une unicité du
signifiant-maître. Et puis, il a esquissé à coté de ce mathème du discours du maître, le mathème
du discours capitaliste, modification de celui-ci, où c’est le sujet barré qui s’installe à la place de
ce S1.
Ce n’est pas tant ici une promotion de l’hystérie que la promotion du sujet sans repère ”.(16)
D’une certaine façon, le sujet moderne sait que la vérité est inhérente au discours. Cette
découverte est caractéristique de l’hyper-modernité (d’où le versant cynique du sujet
contemporain). Il n’y a pas de vérité ultime. La vérité est une place qui varie et que différents
éléments peuvent venir occuper. De la même façon, il y a autant de pères que de S 1. N’importe
quel signifiant susceptible d’agrafer du sens et de la jouissance peut remplir cette fonction. Voilà
pourquoi nous sommes passés du monothéisme du Nom-du-Père au polythéisme de sa fonction.
Le sujet actuel sait que pas toute la jouissance peut passer à la comptabilité, et pour cela que
le discours du maître est en crise. Il sait que le chiffrage est infini, parce que le réel n’est pas là
pour être su en tant que vérité. Pas toute la jouissance passe à l’inconscient. Le sujet rêve alors
de pouvoir commander ses propres déterminations, ses S1.
L’aspiration la plus radicale du sujet hypermoderne est de pouvoir décider et choisir de tout
sans limitations. Cette aspiration à abolir tout déterminisme, y compris sexuel, caractérise le
sujet actuel. Cela suppose un rejet de toute classification. Dans la même veine que la Théorie
Queer, il s’agit d’un refus radical à être mis dans la case d’une quelconque catégorie sexuelle –
masculin, féminin, homosexuel, hétérosexuel ou transsexuel – mais, plus largement, de toute
autre classification, raciale ou idéologique, par exemple. Ce rejet est accompagné du désir du
sujet de s’auto-désigner, en marge de toute définition établie.
Jouant sur l’équivoque poubellication, Lacan ouvre sa conférence à Milan en 1972 en disant
qu’il y a de nos jours “ une trop grande confusion […] entre ce qui fait public et ce qui fait
poubelle ”(17). Quarante ans plus tôt, le public “ n’était pas la même chose que le déballage du
privé, et […] quand on passait au public, on savait que c’était un dévoilement, mais maintenant
– explique alors Lacan – ça ne dévoile plus rien, puisque tout est dévoilé ”.
7
Le discours capitaliste est “ follement astucieux, mais voué à la crevaison ”(18), ajoute-t-il
plus loin. Le discours, indique encore Lacan dans cette conférence – “ fait fonction de lien
social ” et il “ n’y a pas trente-six possibles, il n’y en a que quatre ”.
Le père est un semblant. Le sujet actuel le dit et le sait, et c’est pour cela que ce dernier
présente des symptômes muets, qui ne font pas appel au sens. Nous ne sommes plus à l’époque
du refoulement freudien, mais bien plutôt à celle du refoulement lacanien. Le refoulement
freudien était davantage orienté par le refoulement du sens du symptôme, et il y avait
coïncidence entre la cure et la libération du sens. Pour Lacan, comme pour Freud, le refoulement
est initialement lié au sens (parole vide / parole pleine). Sans jamais nier le versant du symptôme
comme message (inconscient transférentiel), l’avancée de l’enseignement de Lacan accorde une
place privilégie au symptôme comme moyen de jouissance (inconscient réel). Le symptôme
lacanien est donc plus muet : il veut jouir, plutôt que dire.
Mais, “ il faut encore y croire, pour qu’il y ait symptôme ”(19). Pour qu’il y ait symptôme, il
n’est pourtant nécessaire d’y croire. Ainsi, il arrive parfois qu’il faille injecter du sens chez des
sujets qui font l’économie de l’inconscient pour que le transfert – condition sine qua non de
toute analyse – soit possible. Car, comme J.-A. Miller nous le rappelle, un “ symptôme d’avant
le langage n’est pas un symptôme ”.
Destin du symptôme
La politique du symptôme est la façon dont le sujet se lie à l’Autre, c’est-à-dire la façon dont
il fait lien social. Avec J.-A. Miller, nous soutenons que “ le lien social, c’est le symptôme ”(20).
Le symptôme est le lien : il n’y a d’autre lien du sujet à l’Autre que son symptôme. Le
symptôme lacanien comporte à la fois une composante hétéro-érotique et une composante autoérotique, il inclut ce qui passe et ce qui ne passe pas par l’Autre – c’est-à-dire la satisfaction
autistique de la jouissance, qui ne s’en remet pas à ce lien.
Dès lors, si Freud définissait le symptôme comme un compromis entre la pulsion et la
défense, nous pouvons le définir comme le compromis entre ce qui, de l’Autre, se structure
comme vérité – c’est son enveloppe formelle – et ce qui échappe à l’Autre.
Nous sommes bien loin de l’époque victorienne, et le symptôme est moins freudien et plus
lacanien. Le symptôme acquiert toujours le statut d’une jouissance sans conflit, qui n’a pas de
comptes à rendre à l’Idéal, qui n’est pas tenue de s’occulter face à l’Autre du refoulement.
L’absence de conflit suppose que la culpabilité soit de plus en plus inexistante.
Comme le disait Lacan en 1961, nous “ ne sommes plus seulement à portée d’être coupables
par la dette symbolique. […] La culpabilité qui nous reste, celle que nous touchons du doigt chez
le névrosé, est justement à payer pour ceci que le Dieu du destin est mort ”(21). Ceci semble
devenir tellement prévalent dans notre monde qu’il s’agit désormais d’habiter une vie privée de
sens. En opposition à ce qu’il fut dans l’Antiquité – soit une volonté des dieux permettant de
remettre à l’Autre la charge du non-sens d’une vie pour lui procurer du sens –, désormais, le
destin n’est plus rien, nous avertit Lacan.
Aujourd’hui, le sens cesse au contraire d’être une interrogation, une interrogation nécessaire.
On peut vivre dans le non-sens. Ainsi constatons-nous que, dans certains cas, à la place de ce
nous appelons “ une rectification subjective ”, l’enjeu est celui d’une appropriation subjective,
débouchant, non pas le non-sens du symptôme, mais sur le non-sens comme symptôme. Alors
que notre orientation va plutôt contre le sens, il faut parfois inverser le mouvement, c’est-à-dire
comme nous l’avons dit, injecter du sens – ce qui n’est pas sans injecter du transfert – pour
produire, non pas le non-sens comme symptôme, mais la vie elle-même comme symptôme. Si
nous n’induisons pas cette mise à distance, cette séparation, les sujets seront de plus en plus
livrés à la jouissance et ce, sans le secours de la conflictualité du symptôme. Peut-être sommes8
nous convoqués à produire le symptôme freudien, autrement dit à introduire du conflit, quelque
chose de contradictoire, chez un sujet.
En conclusion, il se peut qu’au titre de la politique du symptôme, les analystes soient voués
à soutenir la création d’un symptôme pour que, en mémoire de Freud, il puisse servir d’attache à
la jouissance et de lien à l’Autre.
Si, comme le dit Lacan, le destin n’est plus rien, il ne nous reste que la contingence. Loin
d’invoquer la métaphysique du destin – qui veut que, dès l’origine, tout soit déjà écrit –, nous
soulignons que, sans l’appui des amarres de l’histoire, le sujet ne pourra pas se servir des
contingences, il ne saura pas y faire avec celles-ci, car il ignorera les discontinuités dans
lesquelles sa vie viendra s’inscrire. Le regard rétrospectif qu’implique l’expérience analytique
n’est pas celui de l’historien qui cherche à établir le fil de la continuité et du sens. Réhistoriser
une vie, c’est trouver et réécrire les discontinuités, qui ne sont autre chose que les trébuchements
du sujet lorsqu’il rencontre la faille et l’inconsistance de l’Autre. En réalité, il n’y d’autre
discontinuité que celle du trauma, le reste n’est que répétition.
Pour ceux qui s’adressent à l’analyste en parlant de leur destin – c’est-à-dire ceux qui
s’interrogent sur le sens de ce qui leur arrive – la cure doit être orientée de sorte à faire
symptôme de l’opacité du destin : c’est la supposition de savoir qui vient éclairer l’obscurité de
la lettre-destin. Quant à ceux qui ne sont pas assistés par le destin – c’est-à-dire ceux pour qui la
vie ne comporte aucune interrogation, ils questionnent les analystes : alors que Lacan situe
l’escroquerie analytique en rapport avec la disjonction entre sens et réel, quelle est la praxis
possible avec des sujets chez qui le sujet paraît absent ? Si c’est dans le symptôme que le sens
touche au réel, comment injecter un sens qui fasse symptôme ?
Notes
1)
2)
3)
4)
5)
6)
7)
8)
9)
10)
11)
12)
13)
14)
15)
16)
17)
18)
19)
Cf. Miller, J.-A., “ Une fantaisie ”, Mental, nº 15, février 2005, p. 19.
Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait du semblant, Paris, Seuil, 2006, p. 15.
Ibid., p. 16.
Ibid., p. 28.
Ibid., p. 32.
Ibid., p. 37.
Ibid., p. 49.
Ibid.
Ibid., p. 101-102.
Ibid., p. 137.
Ibid., p. 163.
Ibid., p. 165.
Ibid., p. 167.
Lacan J., “ Du discours psychanalytique ”, Lacan in Italia, Milan, La Salamandre, 1978, p. 48.
Cf. Miller J.-A., “ Intuitions milanaises ”, in Mental, nos 11 et 12.
Miller J.-A., “ Intuitions milanaises [2] ”, Mental 12, p. 20-21.
Lacan J., “ Du discours psychanalytique ”, op. cit., p. 34.
Ibid., p. 48-51.
Miller J.-A., Laurent É., “ L’orientation lacanienne. L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique ”,
enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, cours du 2
avril 1997, inédit.
20) Miller J.-A. in La conversation d’Arcachon. Cas rares : les inclassables de la clinique (IRMA), Paris,
Agalma / Seuil, coll. Le Paon, 1997, p. 193.
21) Lacan J., Le Séminaire, livre VIII, Le transfert, Paris, Seuil, 1991 / 2001, p. 358-359.
9
Sexe, lettre et semblant
Patrick Monribot
En mars 1971, dans la sixième leçon du Séminaire XVIII consacré aux semblants, Lacan revient
à nouveau sur La lettre volée, un conte d’Edgar Poe publié au milieu du dix-neuvième siècle.
Lacan avait abondamment commenté ce récit seize ans plus tôt en 1955, dans le Séminaire II sur
le Moi, ainsi que l’année suivante dans “ Le Séminaire sur "La lettre volée" ”. Pourquoi reprendil ce roman en 1971 ? Dans son approche logique des impasses radicales du sexuel, il s’agit de
mettre en tension deux opérateurs de la sexualité : la lettre et le semblant.
La lettre d’Edgar Poe
Pour mémoire, résumons le récit de Poe. A l’insu de son mari, la Reine reçoit une lettre dont
nous ignorons le contenu - comme tous les protagonistes de l’histoire. Peu importe l’accès au
sens : il suffit de savoir que la lettre est compromettante, puisqu’elle circule au Palais sans que le
Roi n’en soit informé. La Reine a brisé le pacte protocolaire de fidélité qui unit le couple royal.
Ladite lettre est ensuite volée par un ministre indélicat qui entend bien occuper une position de
force. La Reine connaît parfaitement l’identité de son voleur et redoute qu’il n’alerte le Roi. Elle
est victime d’une forme de chantage, même si le ministre ne demande rien de précis et se garde
bien de dévoiler la lettre. Il fait durer le suspens. Sollicitée, la police s’avère incapable de
récupérer le précieux objet malgré une investigation approfondie de la maison du voleur, qui
s’amuse à tenir le Préfet en échec. Le ministre est un joueur. Seul un détective privé, Dupin,
réussit finalement à trouver la lettre là où la police a échoué. Le secret de l’exploit de Dupin est
le suivant : la lettre n’est pas enfouie dans quelque cachette sophistiquée comme la police
s’obstinait à le penser. Elle est là, chez le ministre, à la vue de tous, mais elle a simplement été
maquillée. Le ministre avait calculé que la police ne ferait pas ce calcul, du fait d’un dogmatisme
professionnel aveuglant. Cependant, il avait oublié qu’un esprit plus ouvert comme Dupin
pourrait déjouer ce calcul. Au jeu de l’intersubjectivité, Dupin est le plus fort. Il réussit à
récupérer la lettre à l’insu du ministre qui se retrouve lui-même en position de voleur volé. Dupin
lui subtilise la lettre non sans la remplacer par une lettre semblable mais factice, afin de leurrer le
ministre qui ne découvrira la supercherie que plus tard.
Tandis que la véritable lettre revient enfin chez la Reine, le ministre floué découvrira avec un
temps de retard la fausse lettre dans laquelle Dupin a laissé une signature sous la forme d’un
oracle tragique. Dupin se réjouit du tour joué : il se venge ainsi d’une vieille humiliation que le
ministre lui avait jadis infligée. La vengeance est un plat qui se mange froid, et tout est bien qui
finit bien pour la Reine.
Dans les années 50, Lacan voyait dans la lettre volée une métaphore des aventures du signifiant
chez le sujet. Dès qu’un sujet est traversé par le signifiant, il devient différent. C’est ce qui arrive
à tous ceux qui ont la lettre en leur possession au fil du récit de Poe : ils sont transformés. Lacan
en donne de nombreux exemples dans sa lecture du roman. C’est le Lacan structuraliste qui
promeut le sujet comme effet du signifiant et de sa circulation.
10
En 1971, la lettre opère toujours une transformation chez celui qui la détient : Lacan dit qu’elle a
un effet de féminisation, ce qu’il nous faudra préciser. Pour arriver à une telle conclusion, Lacan
doit supposer un changement de la valeur allégorique de la lettre du roman de Poe : elle cesse
d’être un simple signifiant et devient un semblant, ce qui a une autre portée.
La lettre et le phallus
La lettre matérialise en effet le semblant par excellence : le Phallus. Certes, le Phallus conserve
un dimension signifiante comme auparavant, mais pourquoi occupe-t-il maintenant la fonction
d’un semblant ? Le semblant est un symbole particulier : il a la propriété de venir à la place du
réel, grâce à un effet d’épinglage de l’imaginaire. Il fait miroiter le réel inaccessible un peu
comme un “ trompe-l’œil ” mais, en réalité, il s’oppose au réel. Tel est l’effet principal du
semblant. Plus exactement, c’est à cause du semblant que le réel nous est inaccessible. Pour
preuve : quand le semblant n’opère pas, le réel déferle dans l’expérience subjective comme un
raz-de-marée - l’expérience psychotique en témoigne.
Dans Un discours qui ne serait pas du semblant, le Phallus obéit à cette logique du semblant.
D’un côté, il désigne la seule satisfaction érotique possible entre les partenaires. D’un autre côté,
il vient à la place de la jouissance réelle, celle qui existerait si le rapport de l’être parlant avec
l’autre sexe était possible - ce qui n’est pas le cas. Le Phallus objecte à la jouissance de l’Autre
sexe.
Pourquoi en est-il ainsi ? Dans l’ordre de la sexuation, la position masculine comme la position
féminine ne dépendent ni de l’affirmation signifiante du genre, façon état-civil, ni du destin
accordé par la génétique ou l’anatomie. Les positions sexuées dépendent uniquement de la façon
dont l’être parlant se positionne par rapport au signifiant phallique que Freud assimilait à une
fonction : la castration, corrélative de l’Oedipe. Ainsi la sexuation est-elle déterminée à partir
d’un symbole, d’un seul, qui vaut pour semblant puisqu’il divise l’humanité en “ deux moitiés ”,
selon l’expression de Lacan. Cette position varie avec le sexe.
Du côté masculin, la jouissance dépend entièrement de la satisfaction phallique.
Du côté féminin, il y a une dualité. D’une part, en tant que sujet du signifiant, une femme est aux
prises avec la satisfaction phallique, comme un homme. Au fond, Freud ne disait pas autre chose
en affirmant qu’il n’y a qu’une seule libido, d’essence phallique, que l’on soit homme ou femme.
Qui plus est, la libido freudienne ne relie pas le sujet à l’autre sexe mais à un objet pulsionnel.
Elle ne donne pas matière à l’écriture d’un rapport. D’autre part, tout un versant de l’être féminin
échappe à la logique masculine du sujet et se confronte à un supplément de jouissance : une
jouissance Autre. En effet, l’expérience féminine nous enseigne la présence énigmatique d’une
expérience corporelle au-delà du Phallus. Seule certitude : elle n’est pas complémentaire de la
jouissance phallique. Autrement dit, la jouissance dite féminine ne peut s’inscrire dans un
rapport avec la jouissance phallique. En sommes, le rapport entre les sexes ne peut pas s’écrire.
Pour toutes ces raisons, Lacan a parlé d’une “ comédie des sexes ” dont le scénario est produit
par un jeu de semblants. Dans le récit de Poe, le lien entre la Reine et le Roi est dicté par un
protocole, soit un code de semblants. La comédie signifie que les partenaires n’entrent en
relation que par un fantasme, lui-même pimenté par la jouissance phallique de chacun. Cette
dernière concerne le rapport du sujet à son corps propre, pas davantage. La relation entre les
sexes est ainsi réduite à la coexistence de deux jouissances phalliques “ autistes ”. En cela, le
passage obligé par le Phallus permet certes un lien entre les partenaires, mais ce semblant
organisateur fait obstacle à ce qui serait une jouissance de chacun avec l’autre sexe. D’une
certaine façon, la sixième leçon du Livre XVIII jette les bases des formules de la sexuation qui
arriveront à maturité deux ans plus tard, en 1973.
11
Celles-ci n’écrivent pas le rapport sexuel mais l’impossibilité d’écrire ce rapport. C’est une
écriture de l’impossible écriture. Pour résumer : la répartition des sexes s’organise à partir d’un
semblant unique qui ne permet pas d’écrire un rapport entre eux autrement que par un lien
fantasmatique. Il n’est donc pas étonnant que la satisfaction issue des échanges sexuels soit ellemême un semblant. Dire que la seule jouissance permise est phallique, n’invalide pas la qualité
de l’expérience érotique. Etre dans le semblant ne signifie pas “ faire semblant ” ni “ faire
comme si ”. L’authenticité du vécu passe toujours par le semblant.
Plusieurs années auparavant, dans le Séminaire Le transfert, Lacan a déjà évoqué la fonction du
phallus comme semblant, sans le qualifier comme tel. Il aborde l’histoire d’amour mythologique
entre le dieu Eros et Psyché qui incarne l’âme. Cette histoire est relatée au deuxième siècle par
Apulée dans L’âne d’or. L’harmonie est parfaite entre les deux amants, façon de dire que le
rapport sexuel existe au royaume des Dieux. Cela reste vrai tant que Psyché ne cherche pas à
s’humaniser, à savoir ce qui la fait jouir à ce point. Telle est la condition imposée par son amant
divin. Pour maintenir son bonheur absolu, Psyché doit ne pas se questionner et se contenter des
visites nocturnes d’Eros qui, dans l’obscurité de la nuit, demeure invisible aux yeux de sa
maîtresse. Hélas ! Influencée de façon néfaste par ses sœurs, contaminée par la parole, accablée
par le doute propre à l’impact du signifiant, Psyché, en tant que simple mortelle, décide pour son
plus grand malheur de transgresser le pacte.
Un tableau italien réalisé par Vasari au seizième siècle, Psyche sorprende amore, représente la
scène. Psyché, lampe à la main, se penche au-dessus du corps de Eros endormi. Que va-t-elle
découvrir ? Le regard de la jeune femme est orienté en direction de l’appareil génital de son
amant mais nous ignorons ce qu’elle voit car le peintre a placé au premier plan de la toile un
bouquet de fleurs. Le spectateur ne peut donc voir ce que Psyché découvre entre les jambes du
dieu. Lacan en déduit que Psyché n’aperçoit rien d’autre qu’une discordance décevante entre ce
qu’elle espérait et ce qu’elle trouve. Qu’elle observe un simple pénis ou une place vide, peu
importe ! Ce qu’elle voit ne sera jamais le phallus caché et méconnu qui la faisait tant jouir.
D’une certaine façon, elle constate un trou dans l’image du corps d’Eros, au sens où le phallus
recherché n’est pas visible : celui-ci est un symbole de nature signifiante, soit quelque chose
d’irreprésentable de façon réaliste en peinture. Lacan considère que le bouquet est une solution
élégante pour représenter ce qui ne peut se montrer en aucune façon - car il n’y a rien à voir. En
effet, le bouquet est une création maniériste à la façon des compositions de Arcimboldo qui, à
partir de fleurs ou de fruits, représentait un visage sans qu’il n’y ait réellement de visage,
puisqu’il ne s’agissait que d’un assemblage de végétaux. De la même façon, les fleurs
matérialisent pour le spectateur le semblant phallique qu’on ne saurait voir autrement : il montre
et masque à la fois un impossible à représenter. La pudeur lacanienne consiste à voiler non pas la
présence obscène d’un pénis masculin mais une absence radicale sur l’image : le phallus non
spécularisable. De sorte que le voile devient lui-même le semblant d’une présence invisible. Il
vient à la place de ce qu’il n’y a pas.
Psyché est bouleversée par sa déception au point de réveiller le bel Eros qui ne pardonnera pas
l’incartade : il quittera sa maîtresse. Au moment même où le Phallus lui est révélé comme
semblant, Psyché devient une âme en peine, c’est-à-dire un sujet divisé, confronté à un rapport
sexuel désormais impossible. Le bonheur des Dieux, c’est fini pour elle !
Cette histoire préfigure la fonction logique du semblant comme organisateur de la rencontre
sexuée entre les être vivants. Cependant, tous les êtres vivants ne se valent pas. Chez les
animaux, la relation est codifiée par des signaux qui fonctionnent comme des semblants
imaginaires. Lacan ne dit-il pas que les semblants sont partout dans la nature ? Mais les signaux
du monde animal sont fixes, ce qui justifie l’approche éthologique de la copulation. Rien de tel
chez les humains pour lesquels la situation se complique à cause du langage et de la parole. Ainsi
que nous le savons depuis le Séminaire V et le texte contemporain sur “ La signification du
12
phallus ”, le phallus est une machine à fabriquer une profusion de significations à partir du
signifiant. Les significations engendrées, extrêmement variables, sont trompeuses et s’opposent à
la garantie absolue des signaux propres au monde animal : les déviations deviennent possibles
chez les humains. L’univers de la signification disqualifie la validité d’une sexualité humaine
basée sur des comportements fiables et programmés. L’éthologie humaine n’a aucune pertinence
sur la question sexuelle à cause du semblant phallique et de ses effets.
Telle est l’incidence du semblant au cœur de la sexualité. Il nous condamne à la comédie des
sexes avec ses ratages, ses erreurs, ses dérapages mais aussi ses bonheurs et ses joies.
La lettre et la féminité
Lacan affirme que la lettre a un effet féminisant. Dans le roman de Poe, chaque fois qu’un
personnage s’approprie la lettre, il présente une modification inédite de son comportement par où
Lacan repère un trait de féminisation. Remarquons que le Roi est le seul personnage à ne jamais
détenir la fameuse lettre. A ce titre, il est le seul à ne pas être féminisé ; il reste définitivement en
position de sujet masculin, ce qui, précise Lacan, lui permet de dormir tranquille…
Pour résumer, la lecture du conte par Lacan met en relief une dualité de la lettre.
D’un coté, elle matérialise le semblant phallique qui représente toute la jouissance masculine
propre au lien sexué.
D’un autre côté, elle s’éloigne du registre du semblant puisqu’elle représente la part non
phallique de la jouissance spécifique de la féminité. Une jouissance qui ne fait pas lien sexué et
s’éprouve dans la solitude irréductible de l’être féminin. Sur ce versant, la lettre féminise.
Comment entendre cela ?
Grâce à cette dualité, Lacan fait de la lettre une frontière : celle qui sépare l’univers phallique des
semblants et le réel d’une jouissance Autre, située au-delà de la frontière.
On voit s’annoncer la fonction de la lettre comme ayant valeur d’un “ littoral ” délimitant deux
versants : le territoire phallique d’un côté et le “ continent noir ” de la féminité d’un autre côté.
Entre la jouissance masculine et le supplément de jouissance féminine, la lettre trace une
interface et organise des liens, sans écrire toutefois le quotient du rapport sexuel. Elle vient se
substituer au rapport sexuel définitivement impossible.
En cela, elle féminise car, du fait même d’être un bord, elle introduit l’être parlant à un au-delà
de la parole : en l’occurrence, à la catégorie logique du “ pas-tout ” féminin. Elle décomplète le
monopole de l’empire phallique.
Sur le plan clinique, Lacan fera équivaloir cette lettre au symptôme de fin de cure. Le symptôme
est aux confins de l’univers des semblants auquel il est attaché par sa valeur signifiante. Mais
quand vacillent les semblants, se dénude sa valeur de jouissance non phallique.
La lettre du symptôme n’est pas déjà écrite : elle doit être produite par le travail de la cure. Elle
s’écrit à la sueur d’une analyse en réponse à un abîme, là où le sexuel est sans espoir.
13
Le voile de la pudeur, les semblants et le réel
Laure Naveau
" Nous appelons semblant ce qui a pour fonction de voiler le rien.
En cela, le voile est le premier semblant. " (J.-A. Miller)
Au cours d'une analyse, la défense peut se manifester sous les aspects de la barrière de la pudeur
et ainsi faire obstacle à une prise en compte de l'impuissance de la vérité face au réel sans loi de
la jouissance. A la fin de son enseignement Lacan définit la passe comme une " hystorisation " 1,
c'est-à-dire comme un récit, par le passant, de son analyse devenue simple histoire à raconter.
Hebe Tizio indiquait que ce récit permet de voir comment se sont construites les fictions
auxquelles on a donné valeur de vérité 2. Resituer l'affect de la pudeur dans le contexte de la
passe concerne en fait le passage du privé au public du témoignage de l'AE, cet AE dont Lacan a
pu dire, en 1980, que " d'être un AE à la hauteur " (...) " cela comporte au moins qu'(il) l'ouvre " 3.
Quelle atteinte à la pudeur résiderait alors dans cette entreprise dès lors que l'on s'appuie sur cette
indication de Lacan selon laquelle " le bien dire n'est gouverné que par la pudeur "4. ?
Nous proposons de situer cette pudeur entre une révélation de ce qui couvrait un vide et qui a
nom de semblant, et une mesure prise de la limite du dire et de son incurable, que nous nommons
sinthome.
D'une pudeur qui ne serait pas un " je n'en veux rien savoir "
Je considère que préside à cet art du témoignage de l'AE un choix politique décidé qui participe
d'une transmission dans le mathème et dans le mi-dire. L'exercice relève de la mise en acte de
l'objet a et de ses conséquences. Avoir fait passer la jouissance à la comptabilité signifie en
quelque sorte que le fameux tout dire, propre à la modernité et porteur d'une certaine impudeur,
est passé au bien dire de la fin de l'analyse, à un pas tout dire dépositaire d'une juste distance
avec la vérité, entre semblant et réel. L'Aïdos et la dikè constituent pour Platon l'excellence ou
vertu politique. C'est une définition du politique où la pudeur et la justice déterminent le respect
des règles du jeu public. À l'opposé, Aristote voit dans la pudeur, non pas une vertu mais une
arêtè, un pathos, une affection qui implique le corps plutôt qu'une disposition de l'âme. Il en
impute la cause au croisement des regards.
La Bible évoque la naissance de cet affect dans la Genèse en le liant à la faute et à la culpabilité :
il faut qu'ils soient coupables " pour que leurs yeux s'ouvrent et qu'ils voient qu'ils étaient nus ".
Nous connaissons aussi les légendes du voile et du dévoilement chez Diane, Suzanne,
Shéhérazade, représentées dans l'art. Mais que nous indiquent-elles relativement à l'expérience
de la passe et au témoignage de l'AE ?
Le Visible et l'invisible
" (Le peintre) semble nous dire que l'art n'a pas pour fonction de rendre visible, sauf cela même
qui, d'après la loi, devrait demeurer invisible " disait un philosophe interrogé en 1971 par le
Magazine freudien " L'Âne " 5. " C'est le manque - au sens d'un réel exclu de tout sens - qu'un
14
certain art a voulu montrer au XXème siècle ", lui répond Gérard Wajcman, qui désigne les deux
paradigmes de cet accès au réel dans le Carré noir de Malevich et le film Shoah de Claude
Lanzmann 6. La tâche essentielle assignée à l'art du XXème siècle est pour lui de donner accès à
ce qui ne saurait se voir, tout en montrant précisément qu'" a eu lieu " cela même qui n'a pu être
vu, ni voulu être su par l'humanité " 7. Cet " art du réel " s'oppose à celui hérité de la peinture de
la Renaissance, qui emporte, dit Wajcman, une passion de l'image. Et si " le Carré noir est un
objet, qui opère une mise en présence du manque d'objet ", Shoah est l'objet qui montre ce qui n'a
pas d'image et que personne n'a vu, occupant alors une fonction de témoin dans l'histoire de
l'indicible. Shoah est un témoignage mais le point important réside en ceci qu'avec le discours
analytique, J. Lacan apporte une réponse à la question de l'irreprésentable et de l'indicible, sous
les espèces de l'objet petit a : " Comment faire entrer l'impensable dans la pensée,
l'irreprésentable dans la représentation, l'absence dans la présence, etc. L'objet a, c'est la réponse.
(...) a, une petite lettre, par quoi Lacan a, dans la psychanalyse, inscrit que l'irreprésentable, que
l'impensable, a eu lieu dans ce siècle. Donc que le XXème siècle a eu lieu. a est l'objet de l'art du
XXème siècle.8"
La pudeur de petit a est donc inscrite dans l'invention de Lacan, comme elle l'est déjà lorsqu'il
produit le mathème a/(-ϕ) de l'assomption de la castration, qui est l'une des données de la fin de
l'analyse.
De l'invisible à l'indicible
" Ce qui est supporté par cet objet, c'est justement ce qu'il ne peut dévoiler, fût-ce à lui-même,
c'est quelque chose qui est au bord du plus grand secret "9. Et cependant, l'AE qui, cet objet a, l'a
cerné, en a saisi l'impossibilité de s'y identifier, s'essaye à en transmettre un reste, une trace. On
pourrait dire qu'il en a laissé tomber l'en-trop de jouissance qu'elle contient pour s'en faire
responsable. Chute et assomption. Tel l'artiste qui crée une œuvre, l'AE tente de rendre compte
de quelque chose qui n'aurait plus qu'une consistance logique et opératoire. Par son témoignage,
l'AE tente d'inscrire le plus singulier de son expérience analytique dans un procès de
transmissibilité qui s'oppose à l'ineffable et qui, cependant, a trouvé une certaine distance d'avec
l'expérience passée. A la fois, il y est encore assez impliqué pour pouvoir en parler avec justesse
et, en même temps, il en est déjà détaché, condition qui l'autorise à en parler avec pudeur. Car il
a laissé ce pathos qui, comme l'énonce Aristote, en fait son impudeur, pour en extraire le trait qui
isole et habille, dans le même temps, le réel du cas. Principalement, cette transmission de ce qui
est devenu le résidu d'un cas, le sien, il en fait un poème épique et il en chiffre les points vifs,
afin qu'y surgisse le point où sa part est impliquée dans ce qui lui est arrivé ¾ par exemple, en
laissant dire, en laissant faire, en s'effaçant devant ce qui ne lui convenait pas.
La pudeur n'est pas sans relation avec la honte, au sens d'une honte anticipée, du refus préventif
de ce que l'on considère comme une faiblesse ou un ridicule. Une barrière face à l'impudeur de
l'autre aussi bien. Ce qui m'intéresse aujourd'hui, davantage que la pudeur du corps et de l'image
qui habille le corps, concerne ce que le sociologue appelle : " la pudeur des mots ", pudeur de
langage qui évoque aussi le domaine du tabou. Le tabou eut des conséquences majeures sur la
langue, puisqu'il fit fonctionner la censure sur des mots, des livres, des syllabes, par le biais de la
publication des mises à l'index, des ouvrages à expurger. Comble de l'ironie, nous dit l'essayiste,
le 22 mars 1745, le Vatican mettait la Bible à l'index, car l'Ancien Testament y était considéré
comme l'ancêtre de la littérature érotique ! " Ce qui offense les oreilles chastes plus que le mot
ou le son, c'est l'association inconsciente d'une langue apprise au berceau et de réalités jugées
outrageantes. On fait, vis-à-vis d'une langue fort justement appelée " maternelle ", un véritable
complexe d'Œdipe. Le mot grossier prend l'allure d'une scène primitive, comme s'il s'adressait à
notre mère à travers la langue qu'elle nous a apprise " 10. Dans le domaine de la politique, on
15
pense à la référence de Lacan à Léo Strauss et à son livre " La persécution et l'art d'écrire "11, où
l'auteur rend compte de la façon dont les auteurs engagés ont, en tout temps, face aux censures et
aux interdits, inventé un art d'écrire qui dit entre les lignes.12 Mais l'on est surtout conduit à
Freud qui a produit, sur la pudeur, l'extraordinaire passage de son ouvrage sur le Witz commenté,
il y a quelques années, par J.-A. Miller, dans son Cours La fuite du sens.
" Les femmes et les semblants "
" (...) Le mot d'esprit tendancieux peut provoquer, non de l'excitation, mais de la honte et de
l'embarras, réaction à l'excitation, et aveu de celle-ci. (...) Elle est comme une mise à nu de la
personne sexuellement différente à qui elle s'adresse, en tant qu'elle contraint à se représenter la
partie du corps ou l'acte en question. (...) Chez la femme, l'inclinaison à l'exhibition passive se
trouve presque régulièrement recouverte par la grandiose réalisation réactionnelle que constitue
la pudeur en matière sexuelle, avec une porte de sortie dans le domaine du costume (...) Dans le
Witz, la femme est dénudée devant le tiers auditeur dont la libido est satisfaite sans effort.
Montrer en paroles la nudité non voilée procure du plaisir au premier, l'auteur, et fait rire le tiers,
l'auditeur. A contrario, le moyen de l'élévation de la grivoiserie au rang du spirituel est l'allusion,
c'est-à-dire le remplacement d'une chose par un élément petit, qui entretient avec cette chose des
relations lointaines et à partir duquel l'auditeur reconstruit, en idée, ce qui est une totale et
franche obscénité ".13 La tendance du Witz est donc celle de satisfaire une pulsion en franchissant
l'obstacle. C'est en cela que, pour Lacan, la passe a des affinités avec le Witz et qu'elle porte
l'analyste à l'enthousiasme, comme le Witz porte l'auditeur à rire. Mais l'obstacle qui, selon
Freud, barre la route à la femme reste " son incapacité à supporter le sexuel quand il n'est pas
voilé ".
Voilà qui nous renvoie à notre sujet. J.-A. Miller ne disait-il pas, à propos des femmes et des
semblants, que " c'est une préoccupation constante de l'humanité que de voiler, de couvrir les
femmes? Nous appelons semblant ce qui a pour fonction de voiler le rien. En cela, le voile est le
premier semblant "14 . Il souligne ainsi le paradoxe de la pudeur qui, selon Freud, voile l'absence,
mais, en même temps, constitue cette absence comme quelque chose, constituant ainsi l'acte de
voiler comme création, surgissement : " (...) Les variations historiques de la pudeur nous le
démontrent, c'est une invention qui, par sa localisation, attire le regard. On pourrait dire aussi
qu'elle phallicise le corps (...), et là se démontre que le maniement du voile est phallicisant "15.
Si Lacan a pu dire de l'analyste qu'il est le rebut d'une humanité qui ne veut rien savoir, est-ce
alors d'une atteinte à la pudeur de l'humanité dont est responsable l'analyste lorsqu'il veut
savoir ? Lacan fait de l'analyste le modèle de la chute du roman de Freud, de ses amours avec la
vérité qu'il partage avec l'hystérique. L'analyste représente donc ce rebut de l'humanité en tant
qu'il a consenti à franchir la barrière du refoulement et d'une certaine pudeur. Si le savoir en jeu
dans l'opération analytique concerne le fait qu'il n'y a pas de rapport sexuel qui puisse s'écrire,
alors ce qui pousse à l'enthousiasme celui qui franchit cette passe du savoir réside dans le fait de
contribuer à un savoir sur ce qu'il n'y a pas, avec la pudeur de l'objet a, et de démontrer que si ce
rapport est impossible à écrire, il n'est pas non plus affirmable, ni réfutable. Cette vérité ni
affirmable ni réfutable, Lacan la qualifie de pas-toute, comme il qualifie de pas-toute La femme
qui n'existe pas. Une vérité que l'on ne peut, par conséquent, que mi-dire. De cette place du midire de la vérité d'où parle celui qui a été nommé AE, il va inventer un autre savoir que celui de
la science et, ainsi, agrandir les ressources de la psychanalyse. Ainsi, un postulat peut être posé :
à partir de l'hystorisation, le mi-dire de la vérité, qui contient l'objet a, est l'autre nom de la
pudeur. Considérant le " y " lacanien de la dernière version de la passe, 16 celle qui ouvre vers la
création, vers la poésie, vers le Witz, le jeu de mots de Lacan s'y trouve comme une invitation à
l'invention poétique.
16
L'arrivée de Freud
L'arrivée de Freud et de la psychanalyse concerne davantage la libération du langage que celle
des mœurs. Une citation formidable d'André Gide rend hommage à Freud dans son Journal : "
Ce dont je doive lui être le plus reconnaissant, c'est d'avoir habitué les lecteurs à entendre traiter
certains sujets sans avoir à se récrier ni à rougir. Ce qu'il nous apporte surtout, c'est de l'audace ;
ou plus exactement, il écarte de nous une certaine fausse et gênante pudeur. "17
Plus tard, dans le Manifeste surréaliste, on peut lire ceci que " Tout le monde fait son art à sa
façon". 18 Avec l'exemple de Dada, en effet, il semble que le principe de la création, de cette
Chose inventée par le potier, ex-nihilo, à partir de rien, confère à la pudeur, au-delà de sa
nécessaire opération de maintien des semblants entre les sexes, la fonction de voiler, mais aussi
celle de révéler le rien qui habite chacun. Comme le fait la Chose et comme le fait l'art. Voile ou
masque, Lacan soutient que " le masque seul existerait à cette place vide ", là où il met la
femme19, qui, derrière ce voile " veut être le phallus ". Et, du coup, faisant surgir le rien aux côtés
de la Chose comme Lacan dans son Ethique20, un paradoxe semble se présenter, dès lors qu'il va
s'agir de dire ou de ne pas dire la Chose. Avec le terme d'hystorisation qui désigne l'épreuve de
la passe, une nouvelle opération créative sur la langue est proposée qui tient compte de la " seule
idée concevable de l'objet " soit " celle de la cause du désir, soit de ce qui manque "21.
Résoudre le paradoxe de la pudeur selon la passe
Si Lacan invente la passe peu d'années après le Séminaire XII où il parle d'une " horreur
indépassable ", et d'un " savoir qui se réfugie dans cet endroit que nous appelons la pudeur
originelle "22, il témoigne de son désir que les analystes de son École puissent entretenir avec le
savoir un rapport qui ne soit plus fondé sur cette horreur indépassable que le fantasme a pour
fonction de masquer, afin que cette horreur de savoir, ils s'illustrent de l'avoir franchie pour
rendre compte de leur acte, celui d'être analyste et que, de ce franchissement, ils en témoignent à
l'École, pour faire avancer la psychanalyse. Nulle impudeur ici à témoigner d'un acte qui est
dépassement de l'horreur de savoir vers le désir de savoir et engagement de soi dans la cause de
la psychanalyse. Un courage. Plutôt que de partir tout seul avec son petit trésor dans la poche,
position qualifiée par Lacan de cynique, l'AE décide d'en rendre compte à la communauté. Ce
petit trésor, secret indicible commun aux membres de la Secte du Phénix, Lacan l'appelle non
rapport sexuel. C'est ce point d'horreur, le point de savoir, mixte du rapport qu'il n'y a pas et de
l'objet qu'il y a, qui est vécu par l'humanité comme violation de la pudeur originelle.
Apologue de la pudeur
La vertu de la pudeur serait donc de participer de la réponse du sujet au réel de ce qu'il a
découvert et dont il accepte de se faire le messager ailé. La pudeur montre et voile à la fois cette
découverte. " La pudeur originelle est éthique, en ceci qu'elle s'oppose à la pudeur morale, celle
du fantasme, et qu'elle suppose l'inexistence de l'Autre (...) Unir l'extrême audace à l'extrême
pudeur est une question de style ". 23 En ce point d'audace précis, l'AE est attendu. Dans Kant
avec Sade, Lacan indique que " l'objet renvoie à l'impensable de la Chose en soi ". Dans la passe,
cet impensable n'est ni dévoilé comme étant " le Dasein de l'agent du tourment ", ni ne viole la
pudeur de l'autre, ni " n'accapare aucune volonté " 24 . L'AE n'est ni cynique, ni pervers. Il est la
dupe de certains semblants, condition pour qu'il ose faire entendre ce qu'il a démontré de la
résolution de son impasse et de sa capacité à occuper la place d'analyste pour d'autres. Une
17
nouvelle certitude émerge, le manque devient la nouvelle pudeur de l'AE. Le manque à savoir
déjoue l'atteinte à la pudeur, puisque le sujet en a fait son être et qu'il s'est reconnu dans ce qu'il
avait tenté de nier, sous les espèces de l'objet a, qui en est le reste. Il ne lui reste, en somme, de
ce qui avait soutenu sa supposition de savoir, que son énonciation et son transfert de travail à
l'École, seuls points d'appui pour tenter de rendre compte d'une faille et pour cerner ce qui venait
la combler pour lui. Sans omettre la nécessaire barrière au tout dire, l'AE n'est plus, par exemple,
la femme terrifiée, la territa qui écarte les bras dans un geste de recul devant ce qu'elle a vu, ni
cette amoureuse qui se vouait à sauver le père et ainsi à combler le mystère du non rapport.
Avoir franchi cette passe, c'est être devenue une voix qui ne fait plus souffrir parce qu'elle est
vidée de son sens pathogène. C'est être devenue un regard porté sur le monde pour y prendre
part. C'est accepter un corps, et la langue qui le lui décernait. De s'être délestée de ce qui la
fascinait, la ralentissait ou la terrifiait, il ne lui reste qu'à inventer un savoir sur ce rapport qu'il
n'y a pas. Le transfert trouve à se résoudre lorsque l'analysant atteint la limite d'un dire dont il lui
est devenu possible de se faire l'auteur.
La limite du dire
C'est de cette limite du dire que procède l'hystoire dont il n'y aurait pas de honte à dire qu'elle se
réduit à un y, devenu pudeur par une opération langagière qui a remis le voile sur ce qui avait
dénudé les semblants. Lacan mentionnait, dans son Ethique, que " d'avoir rencontré cette limite
où se pose toute la problématique du désir, l'analysant a conquis dans l'analyse sa propre loi, dont
il sait désormais dépouiller le scrutin. Car il a accepté cette Atè, parente du malheur, qui a "
commencé de s'articuler avant lui dans les générations précédentes ".25
De cette Atè, l'analysant peut se faire le conteur à la fin de son analyse, en l'élevant à la dignité
d'une hystoire. Réveillé de son rêve d'effacement ou de disparition, il est devenu celui qui appose
sa signature sur le récit qu'il fait de son être barré et de la petite trouvaille comique qui s'en
extrait sous la forme de l'objet a. A partir de cette trouvaille, l'AE rejoint la subjectivité de son
époque et il peut s'engager dans des combats plus dignes, pour que la psychanalyse ne rende pas
les armes devant les impasses croissantes de la civilisation.
Dans ses Nouvelles remarques sur les psychonévroses de défense, Freud rapporte les propos
d'une patiente selon lesquels " Dans toute famille, il se passe toutes sortes de choses sur
lesquelles on jetterait volontiers le voile "26. Le discours analytique que Lacan va laisser à
l'histoire a produit cet inédit supplémentaire : celui d'une limite du dire et du sens dont l'objet a
est le représentant et qui lui donne sa valeur de limitation du symptôme. Cette valeur ne s'obtient
que de ce qui ne peut se dire. Il y a un reste, territoire de l'intime, dont précisément le parlêtre
peut consentir à se faire le messager dans le mi-dire d'un témoignage pour son École, et le
dépositaire dans l'acte dont il est désormais responsable.
Y mettre du sien pour transmettre le y de la pudeur de son hystoire, c'est accepter que tout ne
soit pas symbolique. Que le symbolique peut mentir. Qu'il existe un réel sans loi qui échappe au
symbolique et que ce réel fait le lit de la jouissance. Au terme de son analyse, un non-su pudique
a été mis en fonction dans le sujet supposé savoir qui a délivré un savoir précieux sur ce qu'il n'y
a pas. Inventer un savoir, ce n'est pas découvrir une vérité, puisque celle-ci peut mentir. C'est
mettre à l'épreuve un amour qui n'est plus de la vérité, comme il l'est dans l'hystérie, mais un
amour de l'École qui ne soit pas vain pour la psychanalyse. Il y faut, comme J.-A. Miller
l'énonçait en 2001, " un certain savoir y faire avec les débris et les résidus de sa vie passionnée
en analyse "27. Dans ce qu'il appelait " une méthodologie du témoignage ", " une épopée
héroïque, emprunte de naïveté et d'humilité "28, dans ce que nous pouvons nommer une
Aufhebung de sa pudeur originelle, au-delà du refoulement, l'AE atteste de ce bricolage et de la
manière dont il s'en trouve satisfait.
18
Y mettre du sien, c'est une hystorisation du manque, de la marque, du fouet du signifiant rayant
le sujet et du traumatisme qui en découle, du petit a devenu en quelque sorte, après la passe,
dans l'hystoire qui s'en raconte, dans ce récit adressé à d'autres, un y, marque d'un ratage de
structure devenu poème.
Ni totem, ni tabou, je propose donc de définir la pudeur de la fin de l'analyse comme une arme
d'audace dans la civilisation. Une arme propice à transmettre comment chacun a su transformer
son modeste malheur en un simple escabeau, devenu levier d'Archimède pour donner chance à la
psychanalyse de répondre et pour pouvoir opérer comme analyste face aux impasses de la
modernité.
Notes
1 J. Lacan, " Préface à l'édition anglaise du Séminaire XI "
2 H. Tizio, Papers 3, Revue de l'Ecole Une
3 J. Lacan, Le Séminaire Livre XXVII, " Dissolution ", leçon du 18 mars 1980, Ornicar ?, n° 20/21, été 1980.
4 J. Lacan, Le Séminaire, Livre XXI, " Les non-dupes errent ", leçon du 12 mars 1974, inédit.
5 C. Delacampagne, L'Âne, Magazine freudien n° 48, 1991.
6 G. Wajcman, " L'art, la psychanalyse, le siècle ", Lacan, l'écrit, l'image, Paris Champ Flammarion 2000, pp. 27-53
7 G. Wajcman, L'interdit, Paris, Denoël 1986, et L'objet du siècle, Verdier 1998, p.15
8 G. Wajcman, " L'art, la psychanalyse, le siècle ", loc. cit, p.53
9 P. Montribot, " La pudeur originelle ", Lettre mensuelle de l'ECF, n° 198, mai 2001, pp. 20-24.
10 J.-C. Bologne, op.cit., p. 321.
11 J. Lacan, " L'instance de la Lettre dans l'inconscient ", Ecrits, Seuil, 1966, p. 508-509
12 L. Strauss, La persécution et l'art d'écrire, Paris-Tel-Aviv, l'Eclat, 2003.
13 S. Freud, Le mot d'esprit et sa relation à l'inconscient, Paris, Gallimard 1988, pp. 185-196.
14 J.-A. Miller, " Des semblants dans la relation entre les sexes ", La Cause freudienne n° 36, mai 1997, p.7.
15 op.cit. p. 7-8.
16 J.-A. Miller, " Le lieu et le lien ", 2000-2001, Cours de l'orientation lacanienne, prononcé dans le cadre du
département de psychanalyse de Paris VIII, leçon du 23 mai, inédit.
17 A. Gide, Journal, T. II, Bibliothèque de La Pléiade, 1951, p. 785.
18 T. Tzara, " Le Manifeste Dada 1918 ", Œuvres Complètes, Paris, Flammarion 1975-1977.
19 J. Lacan, " Préface à l'éveil du printemps ", Autres Ecrits, p. 563
20 J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII " L'éthique de la psychanalyse ", Paris, Seuil, 1986, p. 146.
21 J. Lacan, " Préface à l'édition anglaise du Séminaire XI ", Autres Ecrits, op. cit. p. 573.
22 J. Lacan, Le Séminaire, Livre XII, " Problèmes cruciaux pour la psychanalyse ", leçon du 19 mai 1965, inédit.
23 P. Monribot, " La pudeur originelle ", op. cit., p. 24.
24 J. Lacan, " Kant avec Sade ", Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p. 772.
25 op.cit.
26 S. Freud, " Nouvelles remarques sur les psychonévroses de défense ", 1896, Névrose, psychose et perversion,
Paris, PUF, 1976 p.76.
27 J.-A. Miller, Le lieu et le lien, leçon du 23 mai 2001, inédit
28 op.cit.
19
L’homme et la femme, et la psychanalyse
En lisant le Séminaire XVIII de Lacan
Philippe La Sagna
Pour les êtres humains, il n’y a de fait que du fait de le dire, de discours, même sans parole. Une
des traductions admises de ce fait est de poser le couple comme une conversation. Ce que vise un
discours c'est un effet et les effets de discours sont multiples, le fait de représenter le réel est le
moindre de ces effets.
Vrai ou semblant
Il y a, par exemple, parmi les autres effets de discours l’effet de vérité. De nombreux logiciens
viennois, contemporains de Freud, ont voulu opposer le discours vrai au discours ni vrai ni faux,
soit à un discours qui ne serait que du “ semblant de discours ”.
Quelque part dans le Séminaire XIX, “ Ou pire ”, inédit, Lacan peut dire que la logique est l’art
de produire une nécessité de discours, c'est-à-dire une nécessité qui ne vienne pas directement du
monde physique, mais du discours. Nous pouvons nous demander maintenant si les questions de
logique voire de mathématique peuvent résonner avec la sexualité humaine. Les anciens
considéraient par exemple que le phallus était un des fondements de l’ordre social, donc du
discours, voire de la logique ; il était souvent dévoilé comme le grand secret dans les mystères.
Ce n’est pas par hasard que Lacan le situe comme gnomon dans les écrits.
Lacan remarque que, l’effet de la détumescence phallique, pour l’homme, n’est pas sans lien
avec l’apparition du langage articulé au sens de la “ nécessité de parler ” que cette détumescence
suscite. Le langage n’est pas ce qui permet de communiquer ici mais il vient suppléer à une
fonction du corps soumise à vacillation. On a longtemps pensé le lien du langage et du phallus en
faisant du phallus le sceptre qui fournit le signe du commandement. En ce point de son
enseignement, Lacan parle au contraire du phallus détumescent qui indique non pas le pouvoir
mais le défaut de jouissance, comme ce qui fait parler.
Il y a le phallus
On pourrait penser en lisant Freud qu’il n’y aurait qu’une seule jouissance sexuelle, la jouissance
que représente le phallus, les sexes se déterminant par rapport à elle. Cette théorie
phallocentrique a eu pour conséquence que les féministes disent que ce monophallisme, c'est un
monothéisme plus religieux que scientifique qui n’attribue à la femme qu’une “ phallicité
négative ”1. Ce qui qualifie l’être humain, c'est en fait de ne pas bien s’arranger avec le sexe et le
partenaire. C'est un domaine dans lequel homme et femme ne semblent pas savoir se comporter,
surtout les hommes et, en général, ce sont les femmes qui apprennent aux hommes à se
débrouiller, comme l’a montré Jacques-Alain Miller.
Dans un opuscule délicieusement sexiste Sur la différence des sexes2, Kant remarque déjà ceci: “
L’honneur de la femme s’intéresse à ce que les gens disent, l’honneur des hommes à ce qu’ils
pensent ”. Cela fait des femmes des logiciennes et des hommes des penseurs, philosophes à
l’occasion. Les femmes sont attentives aux semblants. Ce qui faisait dire à Kant qu’elles ne
nécessiteraient pas d’éducation puisqu’elles peuvent entièrement se former dans le “ commerce
20
social ”. Ce qui spécifie l’être humain, c'est que le rapport sexuel n’est pas inscrit quelque part,
c’est ce qui fait de l’identité sexuelle une fausse identité, un semblant d’identité. L’identité est un
sujet à la mode. Ne se pose la question de l’identité que celui qui la perd. Il n’existe d’identité
valable que celle qui résulte de la perte assumée d’identité que suppose la rencontre de l’Autre.
Dans le domaine sexuel on se construit une histoire à partir des ratages de la rencontre avec
l’Autre. Ce qui supplée à ce rapport sexuel non écrit, c'est, chez Freud, un rapport de chaque
sujet sexué au phallus, comme signe, ou comme semblant du sexe. Mais très tôt dans son
enseignement, Lacan a pu faire remarquer que le phallus, s’il était signe de la jouissance, était
aussi et surtout le signe de la signification elle-même. Quand les mots copulent, quand les
semblants vont bien ensemble, il y a en filigrane le phallus et l’identification de la jouissance
qu’il procure.
Œdipe et la horde
Ce rapport au phallus n’est pas sans conséquence sur la relation de l’homme et de la femme à la
loi et au désir. La loi n’est pas l’envers du désir pour Lacan, elle lui est identique : sans la loi je
ne connaîtrais pas le désir. Et cette loi, pour la psychanalyse, c'est l’Œdipe qui la résume. La
conséquence de l’Œdipe pour Freud, c'est la castration. Dans le Séminaire X3, Lacan nous précise
que si l’homme est bien pris dans la loi et son corrélat de castration, la femme est plus détachée
de la loi, plus excentrique, plus à côté. Ce désavantage féminin au regard de la loi et du désir
cache un avantage. Il y a une tension chez une femme entre la jouissance et le désir : ce qui est
perdu pour l’articulation du désir, articulation qui en passe par le signifiant phallique, sera gagné
sur le plan de la jouissance. Et cette jouissance féminine, difficile à identifier, n’est pas
réductible, ni mesurable à l’aune de la jouissance sexuelle que représente le phallus, même si le
phallus en est parfois aussi l’instrument. Qui plus est, faute d’un signifiant qui lui serait propre,
le désir féminin lui-même sera moins refoulé d’avoir son semblant, le phallus, à portée chez le
partenaire ; mais c’est au prix pour le désir féminin de devenir par là désir de l’autre.
Dans un premier temps, Lacan considère que le phallus donne une réalité aux sujets des
différents sexes en permettant de les distinguer à travers la répartition du semblant phallique.
Mais il a aussi pour effet d’irréaliser les relations sexuelles à signifier4.
Comédie amoureuse
Cette comédie phallique contraste pourtant avec la tragédie de l’Oedipe, celle que Lacan situe
comme relevant du “ sang rouge ”, que Lacan oppose aux sens-blancs ou au semblant du
discours. Les histoires sanglantes, pleines de sens, des mythes venant se loger là où il y a un
blanc pour le sens, une ab-sens. Le malheur qui frappe le sexe même accompli c’est de fait son
irréalité, plus que les tragédies qu’il entraine. On pourrait croire que l’on se tient dans le
semblant, dans la comédie, au regard des choses du sexe pour éviter la tragédie sanglante, celle
de l’Oedipe et celle de la castration. Cette inhibition presque naturelle de la sexualité, du fait de
son ab-sens, rend surtout la sexualité tragi-comique. Le phallus n’est pas un intermédiaire entre
les sexes, mais entre le langage et la jouissance du corps. Le phallus, loin d’être un médium au
niveau du sexe, a une fonction d’obstacle entre les sexes, “ d’objection de conscience ” à la
relation des sexes.
Dans le Séminaire XVII 5, Lacan définit le phallus comme de la jouissance sexuelle coordonnée à
du semblant sous la forme du signifiant phallique. Il ne faut pas trop vite confondre phallus,
signifiant phallique et fonction phallique. La fonction logique du phallus apparait comme celle
de faire obstacle au rapport sexuel, à son écriture.
21
Logique hystérique
On ne saurait pas tout cela sur l’Oedipe et la fonction phallique s’il n’y avait l’hystérique.
L’hystérique est quelqu’un qui nous montre la jouissance du phallus en creux par le biais de son
refus d’en jouir. L’hystérique montre un désir insatisfait qui refuse le semblant de la jouissance
que représente le phallus, mais elle se sert de lui pour signifier le désir. Elle cherche en effet une
jouissance plus absolue qui ne soit donc pas réduite, ni même due à ce semblant phallique. La
jouissance du phallus, c'est, en effet, le semblant de la jouissance ou la jouissance du semblant,
celle des mots, elle est hors-corps. Cette jouissance phallique est ce qui est demandé, dans
l’amour ; mais l’amour est aussi bien là pour vérifier qu’elle n’est que du semblant au regard de
la demande d’amour qui ne s’arrête pas à la demande du phallus. La jouissance phallique permet
donc de faire exister, à travers l’amour, une Autre jouissance, une jouissance au-delà du phallus.
Cet au-delà suppose qu’il existe une jouissance posée comme un absolu, comme le souligne J.-A.
Miller dans son commentaire du Séminaire XVI 6. L’hystérique pose le lien étroit du sujet avec
cette position d’exil de la jouissance.
Heure de vérité
Celle qui va juger du rapport du phallus comme semblant avec la réalité sexuelle, ce n’est pas
l’hystérique, c'est une femme. Lacan situe l’heure de vérité que représente une femme pour un
homme : elle peut mesurer le semblant phallique au regard de la “ vérité ” sexuelle. Ce n’est pas
une question de performance mais de logique, car la femme représente l’heure de la vérité plus
que la vérité elle-même.
La comédie des sexes n’évacue pas l’angoisse, car il y a le moment où on cesse de rire. La
castration elle-même ne serait rien sans ce point de rendez-vous entre l’homme et l’heure de
vérité. Si on parle d’heure de vérité pour ce qui est du sexe, à la suite de Lacan, c'est parce qu’il
s’agit bien de vérité et de mensonge dans le sexe. C'est en effet un domaine où la femme peut
mentir. Kant avait déjà remarqué ça : “ Les femmes étudient facilement autrui, mais ne sont pas
si faciles à étudier elles mêmes, elles divulguent facilement les secrets d’autrui mais personne ne
leur arrache leurs propres secrets, en particulier ceux concernant leur personne. ” Si la femme
est gage de la vérité des rapports de la jouissance et du semblant, c'est qu’on la situe comme
impartiale, c'est-à-dire moins prise dans le discours, dans la loi et le semblant que l’homme, et
donc plus susceptible d’en juger. C’est donc sa place logique dans le discours qui lui confère une
autorité, même si cette logique est au plus près de la question jouissance des corps.
La femme est donc le support d’une vérité au-delà du semblant phallique. Le semblant n’efface
pas la vérité puisque c'est une femme qui “ lui donne sa place ”. C'est la femme qui vérifie le
poids phallique de l’homme et elle peut donc, comme le souligne Lacan, en donner
souverainement un à celui qui n’en a aucun. La femme “ fait ” l’homme, ce qui veut dire qu’elle
le fait valoir à son gré. Mais la femme jouit aussi du phallus ; c'est ce que Lacan situait dans le
Séminaire IV avec la dimension d’injet du phallus pour une femme. Elle en jouit avec le corps
aussi, elle s’en satisfait donc, ne serait-ce que pour ça serve de tremplin à sa jouissance au-delà,
celle qui ne parle pas. Mais il ne faut pas confondre la valeur phallique que la femme accorde à
son partenaire avec la jouissance du corps qu’elle obtient, et qui reste le gage de “ vérité ” des
valeurs qu’elle donne par ailleurs. Remarquons cependant que les mystères féminins, remarqués
par Kant, sont des mystères pour les femmes elles-mêmes. Si ce n’était pas le cas, elles
perdraient sans doute un peu de leur autorité naturelle dans le champ de la jouissance ! Tout se
complique ensuite si l’on suit Lacan.
L’épreuve phallique suppose que tous les appelés mâles ne soient pas élus. Cependant s’ils sont
élus, comme hommes, ce ne sera pas en tant que sujets particuliers 7, mais en tant que faisant
22
partie de ce que Lacan désigne du touthomme, c’est-à-dire d’une totalité fictive et logique, dont
l’ex-sistence est improbable. D’où le phénomène qui n’est pas rare d’une femme amoureuse qui
vient d’en trouver “ un ” qui passe l’épreuve, qui suscite son amour, et que, par là et aussitôt, elle
se sente soudain ouverte à ce touthomme. C’est l’histoire d’Ô ! Autre conséquence : l’homme ici
ne se sentira lui qu’un entre autres à vérifier la fonction phallique, ce qui n’est pas, on le voit,
identique à en être le porteur.
Ecritures
À l’époque du Séminaire XVIII, Lacan pose que c'est à partir de l’écriture de la fonction
phallique que le rapport entre les sexes ne tient plus. Il faut faire la différence entre phallus et
fonction phallique, la fonction étant une écriture logique de l’obstacle que devient le phallus dans
la rencontre des sexes.
Dans le Séminaire XX 8, il dira pire : “ cette fonction du phallus rend désormais intenable la
bipolarité sexuelle et intenable d’une façon qui volatilise littéralement ce qu’il en est de ce qui
peut s’écrire de ce rapport ”.
Soit la jouissance est la jouissance phallique et elle doit alors être négativée, castrée, soit il en
existe une autre plus réelle, en dehors de la loi, féminine, mais qui ne peut être atteinte à cause du
phallus ; par sa faute, pourrait-on dire, car il en court-circuite l’accès.
Le père de la loi
La loi, pour le sexe, et pour le reste, est donc le frein mis à la jouissance. Pour qu’une jouissance
au-delà du phallus existe, il faut penser ce qui pourrait la contenir comme sa limite. Si une
femme fait valoir l’ex-sistence de cette jouissance, elle ne la contient pas au sens d’en fournir la
limite. Avant de penser cette limite il faut saisir une étape préalable. Cette jouissance contenue
doit surgir d’une existence où elle serait, où elle existerait, sans limite et pourtant,
contradictoirement, comme “ une ” jouissance.
A l’origine de la loi, il y a la jouissance sans frein, d’avant la loi. La jouissance sans frein, c'est
ce que décrit le Totem et Tabou de Freud. Ce mythe fait l’hypothèse qu’il a existé un père de la
horde jouissant de toutes les femmes et les interdisant aux autres, aux fils. Si Oedipe est une
pièce de théâtre, Totem et Tabou représente une réalité historique pour Freud, il participe du réel.
Ce mythe permet d’écrire “ toutes les femmes ”. Il y a un homme qui représente une jouissance
toute, peu commune, parce que c’est la jouissance de toutes les femmes et que ce tout peut donc
exister à travers cette jouissance du père originaire. Cet homme est donc le touthomme réel et
impossible, écrit d’un seul mot, qui fonde la possibilité logique du signifiant du touthomme
universel, pour chacun des hommes possibles, un par un. Et comme cet homme, ce père de
l’origine, est mort, on peut dire que ce “ toutes les femmes ” l’est aussi avec lui. Ce père-là n’est
pas un représentant de l’interdit, comme celui de l’Oedipe, mais d’un impossible, d’une
jouissance inaccessible ; il ex-siste du fait de sa jouissance dans un ailleurs. Cet Un originaire qui
le désigne n’est au fond que la marque d’un zéro de jouissance, puisque mort c’est l’ancêtre de la
fonction jouissance. Le seul choix pour les femmes reste qu’elles soient “ pas toutes ” au niveau
de la jouissance. Donc logiquement pour elles cet Un d’origine et d’exception n’existe pas, afin
d’en fonder la classe. Ce qui implique qu’elles ne peuvent se fonder en logique à partir de
l’exception.
La jouissance toute n’existant pas, on peut dire que “ la ” femme toute n’existe pas non plus. Ce
pas-tout féminin a comme envers le Pas-Un, l’absence de l’exception fondatrice du “ il existe un
et un seul père originaire ”. C’est-à-dire pas “ plus ” d’un comme nous allons le voir.
23
La loi de l’Oedipe autorise un homme à rencontrer toutes les femmes sauf une, la mère. Selon le
mythe de Totem et Tabou, il existe une caricature de loi plus radicale, une loi qui interdit à
l’homme toutes les femmes. Pour Freud cette caricature fonde la loi, et l’Oedipe sera à jamais
marqué par cette origine de la loi qui vient porter une ombre de non rapport, d’interdit de tout
rapport, sur la sexualité.
L’os du phallus
Le manque féminin n’est pas situable, il est au-delà de la castration et du phallus. C’est là que va
se nouer le drame de l’hystérie féminine. Il va falloir pour l’hystérique s’essayer à devenir “ une”
femme et pour obtenir cette unité, il lui faut en passer par la fonction du phallus. Ce qui signifie
qu’elle attendra donc cette unité de la parole et du discours, donc aussi des semblants. Il faut
donc à cette hystérique trouver un partenaire d’exception susceptible de réaliser cela :
l’hommoinzun. Ce n’est pas l’un de l’exception réelle de l’origine, mais l’un que l’on extrait
difficilement de la série des hommes : elle ne sait lequel prendre, il y a donc plusieurs
exceptions ! C'est une exception qui, cette fois, est obtenue par extraction au milieu des
quelques-uns autres. Cette exception à l’intérieur de la série diffère donc du “ pas-un ”, du un et
un seul qu’est le père originaire fondateur de la série.
Nous trouvons dans le Séminaire XVIII 9 une trace de la fonction de cet “ un ” que cherche
l’hystérique : “ L'hommoinzun conforme à l'os qu'il faut à sa jouissance pour qu'elle puisse le
ronger ”. Elle, c’est ici l’hystérique. Il faut un os, c'est-à-dire quelqu’un de résistant au niveau
phallique, non pas pour susciter la jouissance du corps qu’elle refuse, mais pour permettre à
l’hystérique de ronger ce phallus. Soit de le défaire, de le réduire par voie orale, c'est-à-dire
surtout en parlant …
Car ce phallus, qui cesse de ne pas s’écrire avec Freud, n’est pas l’os du corps qu’on attend ; l’os
ici pour Lacan c’est l’écriture : la jouissance sexuelle n’a pas d’os, mais Lacan ajoute aussitôt
“ Mais l’écriture donne os à toutes les jouissances qui, de par le discours, s’avèrent s’ouvrir à
l’être parlant. ” (Livre XVIII, p. 149). Par amour cet homme renoncera aux autres femmes, pour
qu’elle soit la seule. C'est ce qui fait la castration de l’homme. L’hystérique, pour juger de la
qualité de “ l’os ” qu’il lui faut, doit se situer à l’extérieur du discours, comme la femme. Mais
elle ne juge pas de la même chose. Elle se révèle à l’extérieur du discours, mais elle ne
représente pas l’heure de la vérité de jouissance, mais la vérité du discours. Ce qui la guide ce
n’est pas la vérité de jouissance comme une femme, mais la place de la vérité, seulement
logique, au regard du seul discours. Autrement dit, elle vise l’universel au féminin. Elle veut être
la toute aimante solidaire d’un papeludun inatteignable de l’amour, où l’on devine certes le père,
mais protégé de l’atteinte et castré... L’hystérique va donc se situer, non comme un réel féminin
hors discours, comme la femme, mais comme la représentante du vrai qui ex-siste face aux
semblants du discours ; c’est en cela qu’elle est logicienne plus que juge. L’hystérique subira
donc le martyr de la vérité qu’elle incarne plus que le ravage de la féminité, dans ses symptômes.
Mais l’amour peut la mener aussi à faire de l’homme un ravage au détriment de son goût pour la
vérité. Elle rejoint alors une absence de limite inhérente à la position féminine, absence de limite
qui se croise avec son exigence d’une vérité toute, sans les limites du mi-dire.
Pour Lacan, l’hystérique évolue. Sa vérité n’est pas aujourd’hui dans le théâtre, le drame, mais
bien dans la logique la plus moderne. Si elle fait du théâtre c'est par charité pour les hommes et
les analystes, un peu “ rétro ”, qui attendent cela d’elle. Elle fait la sotte. Mais elle va ronger les
valeurs, l’os des signifiants-maîtres avec sa valeur de vérité, donc avec la logique up to date. Elle
n’est pas vraiment l’extérieur du discours comme la femme, elle en est l’enjeu, elle représente le
prix des semblants, leur valeur… de vérité. La femme, pour l’hystérique, c'est donc celle que le
phallus pourrait faire toute, non pas au niveau de la jouissance, mais au niveau de sa valeur de
24
vérité comme sujet. Cela mène l’hystérique à choisir une voie d’insatisfaction et parfois une voie
de sacrifice de sa féminité et de sa jouissance qui se réfugie dans le symptôme
.
L’homme et l’ombre
Revenons aux hommes. L’homme va très facilement être un élément de l’universel dans ce
tableau. L’homme existe “ logiquement ” comme pâle successeur de l’homme de l’origine. Cette
origine, c’est le “ pas plus d’un ” ou le papeludun de Lacan, dont l’ombre va planer comme une
menace sur la jouissance sexuelle de l’homme ; ce n’est pas un entre autres, il est hors-série par
rapport aux autres : il fonde leur existence et leur série. Il peut donc retirer en permanence ce
privilège à chacun. L’homme ne sera qu’un modèle de série, toujours menacé par le “ horssérie ” de la rencontre qui habite les fantasmes du masochisme féminin, des hommes...
La loi qui est inséparable de l’universel voue l’homme à ne désirer qu’au regard du fantasme de
toute puissance de cet autre un, de cet “ Autrun ” aussi réel qu’impossible au regard de la loi.
Mais si l’homme raisonnable reste dans le possible et la loi, il ne désirera que la mère interdite,
selon la loi de l’Oedipe cette fois. C'est-à-dire, selon l’humour de Lacan, la loi oblige l’homme à
rester un petit garçon. Un petit garçon qui se croit un homme, par exemple parce qu’il désire
aussi une autre femme que la sienne. La sienne est hélas, en effet, frappée de maternisation !
C’est le ravalement de la vie amoureuse.
Lacan complètera cela en disant que le travail de l’hystérique sera de vouloir faire de ce petit
garçon un homme.
De façon ironique et un peu plus tard, Lacan montrera que le sinthome adoucit ce régime de fer.
Mais au fond, ce sur quoi butent l’homme et la femme du sinthome c’est d’avoir un corps.
Aussitôt qu’on a un corps on l’adore, et aussi vite on veut en avoir un autre. C’est là le secret du
narcissisme, de l’amour et aussi de l’insatisfaction du sujet quand à son corps. Cela peut nous
amener à imaginer et à aimer l’âme comme forme d’un autre corps, ou bien à aimer un autre
corps comme son âme. Mais la psychanalyse est matérialiste de corps : nous n’en aurons qu’un
( et encore, morcelé ), tout juste bon à écrire un symptôme. Celui de l’Autre ne nous est pas
promis, pas plus que l’âme. Ne reste que l’ (a)mour.
La solution féminine à ces impasses est plus élégante. Comment fonctionnent-t-elles au niveau
de ce sinthome, ces femmes qui ne tombent pas dans l’hystérie ? : “ (…) en faisant fonction du
papludun de leur être pour toutes leurs variations situationnelles ” (p.156 du Séminaire XVIII).
Ce qui fait l’unité des situations pour une femme qui varie, ça n’est pas le “ sujet ” qui les
rassemble, mais un être qui se saisit du sinthome. Si on renonce au sujet femme, on peut
rejoindre une singularité d’être, en incarnant, en donnant corps à un autre type d’être sans autres.
Est-ce un être ou “ un ” sinthome qui fait qu’on s’y retrouve dans tous ses égarements ? Si on
s’identifie au sinthome, qui fait alors fonction (semblant) de l’Un ? A ce niveau le père et l’un ne
sont plus qu’un symptôme.
Comme le conclut Lacan, un homme et une femme peuvent s’entendre. Ils peuvent s’entendre
crier.
Notes
1 Fouque A., Il y a deux sexes, Gallimard, mars 2004, p. 82.
2 Kant E., Sur la différence des sexes et autres essais, Rivages poche, février 2006.
3 Lacan J., Le Séminaire. Livre X, L’angoisse, Seuil, Paris, 2004.
4 Lacan J., “ La signification du phallus ”, Écrits, Seuil, Paris, 1966, p. 694.
5 Lacan J., Le Séminaire. Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Seuil, Paris, 1991.
6 Revue La Cause freudienne n° 66, “ Citoyen symptôme ”, juin 2007, p. 212.
7 Lacan J., Le Séminaire. Livre XVIII, D'un discours qui ne serait pas du semblant, Seuil, Paris, 2007, p. 142.
8 Lacan J., Le Séminaire XX, Encore, Seuil, Paris, 1975.
9 Lacan J., Le Séminaire. Livre XVIII, D'un discours qui ne serait pas du semblant, Seuil, Paris, 2007, p. 153.
25
Fictions et semblants
Vilma Coccoz
Lituraterre
Pour aborder “ fictions et semblants ”, je propose que nous nous situions dans la zone que Lacan
inaugure du nom de Lituraterre. Il s’agit d’une zone d’exploration de la fonction de la lettre dans
la structure du parlêtre prenant sa source dans son dernier enseignement, celui dont nous
apprenons à parcourir les chemins sinueux grâce à Jacques-Alain Miller.
“L’écriture, la lettre, est dans le réel, le signifiant, dans le symbolique” (1), souligne Lacan pour
prévenir une possible désorientation. Il précise aussi jusqu’à quel point notre discours est
concerné par le nouage des deux, lettre et signifiant : “ Il reste à savoir comment l’inconscient –
que je dis être effet de langage puisqu’il en suppose la structure comme nécessaire et suffisante –
commande cette fonction de la lettre ” (2). D’où le fait que dans Lituraterre, les liens et les
différences entre psychanalyse et littérature peuvent et doivent être éclaircis. Cette tâche devient
urgente d’autant plus que la conception de l’analyse “ orientée vers le réel ” (3) se distingue de la
pure confection d’une fiction, voire de l’orientation narrative.
La notion de fiction a été introduite en psychanalyse grâce à Lacan du fait qu’elle semblait plus
précise que celle de “ roman familial ” (4) freudien, qui désignait les constructions donnant un
sens à la dissolution du complexe d’Œdipe. Versions fantasmatiques et singulières du manque
dans l’Autre, et de la faille de la jouissance : ”La technique appliquée à la mise en scène des
fantasmes dépend de l’ingéniosité de l’enfant et du matériel dont il dispose“. (5) Il faut dire que
Freud souligne également l’importance de la “ volonté de véracité ” dans la mise en oeuvre de
ladite construction.
Freud : romans et cas
Nous trouvons les traces de ces légendes personnelles dans le récit des cas de Freud : Dora, Le
petit Hans, L’homme aux rats, L’homme aux loups, La jeune homosexuelle, tous construits à
partir de l’inspiration goethéenne des grands récits. Paradigmatiques de la clinique freudienne, ils
constituent un savoir référentiel de la psychanalyse qui a permis au discours de la psychanalyse
de s’insérer dans le réel de la civilisation. Leur forme a rendu possible la transmission d’une
nouvelle façon de construire l’histoire personnelle à partir de l’inconscient, via la “collaboration
constructive” (6) de l’analyste.
Plus tard, les écrivains puiseront dans ces découvertes afin de les incorporer dans leurs fictions :
Stefan Zweig, Thomas Mann, Arthur Schnitzler... Et les surréalistes. Les scénaristes de cinéma
finiront également par prendre appui sur l’inconscient freudien de façon à pénétrer l’intimité de
leurs personnages.
Pour sa part, Freud s’intéresse aussi aux sources de la création. Il considère que le poète partage
avec ses congénères les fantasmes inconscients dont les racines plongent dans les pulsions
primaires. Comment le poète réussit-il à transformer les fantasmes, pour que la répugnance
normalement attendue devant certaines expériences se transforme en plaisir lors de la lecture ou
de l’écoute ? Cela, affirme Freud, est “ le plus intime secret du poète ”. La psychanalyse n’est
26
pas appelée à cerner l’essence de l’art. Il faut bien admettre que même “la plus grande
connaissance des conditions de choix du thème poétique ou de l’essence de l’art ne saurait
contribuer à faire de nous des poètes“. (7)
Pour cette raison, même s’il a choisi le mythe tragique de l’Œdipe pour nommer la matrice
inconsciente du désir et malgré son “ Dostoïevski ”, Freud “ s’est abstenu ” (8) de faire l’analyse
de romans. Pourquoi ? Lacan l’explique dans Lituraterre (9) : “ Pour la psychanalyse, qu’elle
soit appendue à l’Oedipe, ne la qualifie en rien pour s’y retrouver dans le texte de Sophocle ”.
C’est pourquoi il nie que la psychanalyse ait contribué d’une façon ou d’une autre à la critique
littéraire, “ zone ” propre au discours universitaire. Il constate aussi “ l’inadéquation de sa
pratique pour susciter le moindre jugement littéraire ” (10). Dans son texte sur Marguerite Duras,
Lacan n’est pas moins tranchant : “… en sa matière, l’artiste toujours le précède et [l’analyste]
n’a donc pas à faire le psychologue là où l’artiste lui fraie la voie.”(11)
Lacan : la fiction entre littérature et psychanalyse
La version lacanienne de la psychanalyse (12) se construit laborieusement à travers
d’innombrables lectures novatrices qui corrigent et enrichissent la version freudienne. Lacan n’a
pas écrit d’anamnèses, il s’est appuyé sur des fictions littéraires ou philosophiques ayant pour but
de cataloguer la lecture analytique afin de l’alléger des pièges de la subjectivité, et ce, dans
l’ordre d’un nouveau discours, le discours de la psychanalyse à la lumière desquels les avatars de
la subjectivité se révèlent comme étant causés par l’existence de l’inconscient et la faille de la
jouissance. Le fait d’accorder une dignité éthique à la problématique de la névrose allant jusqu’à
la démonstration de sa cohérence de discours évite à la clinique freudienne d’être réduite à une
simple psychopathologie. Les maux des névrosés sont ceux du parlêtre. Le fait d’avoir inventé
un dispositif accueillant de telles misères devient un incroyable acte de charité. (13) Lacan tisse,
avec les fils de la culture, les chemins compliqués où transitent les existences autour de la
réalisation du désir qui tente d’atteindre une satisfaction s’avérant impossible, paradoxale, ratée.
Parmi les multiples références littéraires, quelques unes sont essentielles pour illustrer la
singulière interprétation lacanienne de la psychanalyse :
Le drame de la capture spéculaire du moi avec le semblable, la structure du narcissisme où Lacan
injecte l’infernale dialectique du maître et de l’esclave prennent forme dans la comédie de Plaute
Amphitryon à travers le personnage de Sosie qui arrive au sommet dans la pièce homonyme de
Molière, ainsi que dans le Misanthrope.
Lorsque Lacan donne sa lecture du cas Dora, il vise une perspective originale : il se sert de la
figure hégélienne de la belle âme dont l’essence est la passion révoltée devant le désordre du
monde où le “ lésé ” contribue de façon aussi active qu’inconsciente. A travers Karl Moor, le
héros de l’ouvrage Les bandits de Schiller, Lacan démontre qu’au-delà des symptômes, ce qui est
mis à découvert dans l’hystérie est une position existentielle que le philosophe et le dramaturge
ont capté avec finesse.
Lacan a réduit l’Œdipe freudien à une opération métaphorique qui oriente les significations du
monde ; sans elle l’existence prend une tournure erratique. L’ordonnancement du circuit
symbolique du sujet autour d’un point d’agrafe se produit grâce au signifiant du Nom-du-père.
Pour démontrer son action symbolique, Lacan se sert de l’échange entre Abner et Joad,
personnages d’Athalie, de Racine.
Prises dans les rêts d’un suspens spécial, les élaborations de Lacan démontrent que l’attirance
produite depuis le temps par “ Hamlet, l’énigme ” procède de la tension logique entre le désir et
l’impossibilité de l’action et ce, malgré la connaissance qu’a le lecteur des raisons justifiant
27
ladite action. La seule valeur de cette pièce réside dans la trame des lieux de la structure qui, une
fois dégagée par Lacan, apparaît avec netteté.
L’inhibition de l’action d’Hamlet est due au fait que son désir est suspendu au désir du temps de
l’Autre. La récupération de la puissance via l’acte surgit une fois que la perte de l’objet est
assumée (le deuil pour Ophélie). La conjoncture fatidique de cette action - avec l’autodestruction
qui s’ensuit - se produit lorsqu’il prend à sa charge la faute de l’Autre, dans ce cas, en tant que
figure du père idéalisé.
Lacan choisit Antigone pour illustrer le drame du sujet suspendu dans la zone subjective où se
loge la pulsion de mort. Située dans ce lieu impossible, au-delà des biens et de la beauté,
l’existence se manifeste inconciliable avec la vie et la morale. C’est pourquoi la psychanalyse,
qui avance et explore cette zone de façon calculée, nécessite de l’éthique : le cœur du principe de
réalité - assise de la raison pratique - ne loge pas la capacité d’adaptation mais plutôt la
mortification surmoïque.
Une autre pièce qui servira d’appui à Lacan est L’Eveil du printemps de Wedekind. Un bouquet
de personnages se heurtant à la sécheresse de la transition qui va de la puberté à l’adolescence. A
cette période de la vie surgit le réveil des rêves : une rencontre structurale avec le ratage du
langage à dire le sexuel donnant lieu à différentes solutions subjectives.
A travers les imposantes figures de la Médée d’Euripide, de Lol V. Stein de Marguerite Duras, de
La femme pauvre de Léon Bloy et de la poésie mystique, Lacan attrape les mystérieuses traces de
l’énigme de la jouissance féminine, qui s’avance au-delà du phallus. Il illustre également le
paysage de la scène perverse, fétichiste, propre à la jouissance masculine à travers la pièce Le
Balcon de Jean Genet.
La route du déclin du père ainsi que son incidence sur la problématique du désir dans le monde
moderne sont abordés par Lacan par le biais de la trilogie de Paul Claudel.
Les “ cas ” Gide et Joyce méritent une place à part. Aucun d’eux n’a été analysé, mais ils
donnent à Lacan l’occasion d’élargir le territoire de la clinique analytique grâce à l’enseignement
qu’il a su extraire de l’action originelle de ces auteurs : il procède par inférence à partir du
matériel biographique, des textes et des échanges épistolaires.
Son essai sur Gide établit un écart par rapport aux psychobiographies. Il en
tire
“ l’autocréation ” de l’écrivain comme solution subjective à l’énigme fondamentale, au “ secret
du désir ”, à partir de la question : que fut cet enfant pour sa mère ?
Quant à Joyce, la solution artistique dont il reconstruit la trace pas à pas pourrait se formuler à
partir de la question : que fut le père pour cet enfant ?
Les deux cas de scriptuêtres (15) se différencient de l’analyse comme expérience de parole
propre aux parlêtres. Néanmoins, grâce à eux, la clinique conçue à partir du sinthome gagne en
consistance même si elle se déduit de deux êtres “ désabonnés de l’inconscient ”.
La différence entre fiction et semblant
Quelle est la différence entre les fictions construites en littérature et celles qui résultent de
l’analyse ? La littérature n’est pas soumise à la vérité factuelle. En revanche, l’analyse – même si
elle s’abstient de vérifier l’exactitude des faits – se réalise à partir de “ l’opération-vérité ” visant
à attraper le réel. Cette opération est soutenue par l’analyste dans la mesure où elle “ s’insère
dans la lecture ” de l’inconscient. D’où l’avertissement de Lacan quant au danger d’un virage où
l’analyse deviendrait un “ délire à deux ”. Tenant compte des développements de Jacques-Alain
Miller, cet avertissement est justifié : les fictions sont des versions délirantes à propos de la
jouissance en tant que référence du discours. La psychanalyse s’oriente vers la révélation du vide
structural sur lequel “ on a déliré ” (16). La fiction, résultat de l’opération S1-S2, est un travail de
28
poiesis, dit Miller, “un bandage symbolique pour couvrir la blessure de l’absence d’écriture du
rapport sexuel” - le réel, le trou dans la structure.
Une fois que la fiction est située comme le résultat du savoir sur les effets de vérité obtenus par
l’articulation signifiante sous l’égide de l’inconscient transférentiel, la distinction d’avec le
concept de semblant acquiert toute sa valeur. Pierre Malengreau (17) dégage trois théories du
semblant qui permettent de s’orienter dans cette embrouille :
La première, la théorie implicite du semblant, où celui-ci est le voile qui recouvre un manque :
mascarade, postiche, stratégie, simulation et astuce prennent une valeur de vérité vis-à-vis de la
castration.
La seconde, la théorie explicite du semblant, où il se lie à la positivité du réel. Ainsi ces
semblants que sont le Nom-du-père, le phallus, l’objet “ a ”. Dans cette théorie, sens et semblant
se situent du même côté par rapport au réel en tant qu’impossible à dire.
La troisième théorie du semblant est “ spécifiquement lacanienne ”, car elle concerne une théorie
du langage ainsi que l’absence d’écriture du rapport sexuel. Elle propose un usage du semblant
proprement analytique. Le semblant répond à une structure triadique qui l’articule, logiquement,
à la jouissance et, sur un autre axe, à la vérité. La particularité de cette conception réside dans la
direction propre à chacun des axes qui donne lieu à une structure triangulaire trouée, quel que
soit le point d’où elle est regardée.
A partir de là, le semblant est une frontière entre deux domaines hétérogènes, le symbolique et le
réel, et il détient la production des fictions. Le semblant devient ainsi le reste de l’opération
analytique, le puits, la sidération qui laisse la parole derrière elle, une fois vérifiée l’inadéquation
du symbolique à couvrir le champ de la jouissance. Le semblant est le bord singulier de ce
manque d’adéquation, son nom le plus “ propre ”.
La lettre : le résidu de la lecture de l'inconscient
Que doit être l'interprétation pour aboutir à ce résultat, à cette écriture, comme bord du semblant?
Dans Lituraterre Lacan illustre ce concept si difficile à saisir en faisant appel à l'image de
l'érosion produite par la pluie dans le désert de Sibérie qui ressemble à une écriture lorsqu'on le
contemple du haut. Dans l'analyse il convient de pratiquer la sibériéthique qui oriente
l'expérience jusqu'à déboucher sur ce réel qui participe du semblant, ou jusqu'à un semblent qui
mord sur le réel : littoral qui délimite les eaux informes de la jouissance, toujours dans un
mouvement de va-et-vient qui s'infiltre dans la côte, couture de l'inconscient (18). Lacan trouve
dans la calligraphie japonaise un équivalent aux sillons obscurs de la plaine lumineuse. Car, làdessus, “ le singulier du trait du pinceau aplatit l'universel ” (19). Enfin une image réussit à
métaphoriser quelque chose de l'expérience unique d'une analyse, où nul universel ne peut
anticiper la capture singulière et inconsciente du réel ! Quelque chose apparaît dans le trait, et du
même coup quelque chose d'autre devient opaque, se fait trou, s'engloutit dans l'ombre de la
lettre elle-même. Dans son Eloge de l'ombre, Tanizaki montre à quel point l'esthétique japonaise
met en jeu cet exercice particulier de l'écriture impliquant à la fois le semblant, le corps et le
temps.
Poursuivant toujours son effort pour éclaircir l'opération singulière de l'analyse, Lacan, dans le
Séminaire L’insu…, explique que la prouesse du poète tient à la production – à partir de la lettre
– d'un effet de sens et d'un effet de trou. Il postule que l'interprétation analytique est homologue,
et non pas analogue, au dire poétique.
29
Conclusion
Ces indications nous sont précieuses pour ordonner notre quête dans la zone de Lituraterre où
“ l’artiste prend le devant ”. Selon moi, dans cette perspective il est possible de différencier deux
catégories d’écrivains : ceux qui répondent à l’idée freudienne de l’écriture à partir du fantasme,
et d’autres dont l’artifice particulier aboutit à un double effet, de sens et de trou. Mallarmé,
étudié par Jo Attié (21), est non seulement unique mais si sensible à ce thème qu’il est allé
jusqu’à proclamer le besoin d’une doctrine de l’oraculaire, de l’énigme dans la littérature.
Joyce, “ l’artifice de l’énigme ” a rendu possible à Lacan de mettre la psychanalyse “ sens
dessus-dessous ” grâce au parti qu’il a pu tirer de l’usage joycien du symbolique, c’est-à-dire
hors sens. M. Duras mérite d’être située à cette même place. Là où Lacan disait : “… Marguerite
Duras s’avère savoir sans moi ce que j’enseigne ” (22). Il semble certain que Lacan plaçait ses
Ecrits dans cette catégorie car il les définit comme des “ lettres ouvertes ”, de manière à ce que
chaque destinataire puisse y ajouter quelque chose de lui-même.
Dans la même ligne, et ayant pour finalité d’explorer l’homologie de l’opération analytique à
l’appui du savoir-faire de certains auteurs, le livre Dossier K de Imre Kertész (23) est
exemplaire. Ecrit sous forme d’une interview imaginaire, l’auteur se sert de la fiction pour
questionner l’existence du genre “ littérature de l’holocauste ”. Un texte, affirme-t-il, est une
autobiographie ou un roman. Le premier réinvente une partie du monde, le deuxième l’invente
tout court. Dans un passage substantiel nous lisons : “ Le monde de la fiction est un univers
souverain qui naît du cerveau de l’auteur et obéit aux lois de l’art, de la littérature. Chaque détail
est une invention de l’auteur (…) – Tu ne veux pas dire que tu as inventé Auschwitz ? – Dans un
sens c’est exactement cela, dans un roman il m’appartient de créer et d’inventer Auschwitz ”
(24).
Cette façon de concevoir la fiction qui nomme, qui borde le réel le plus irreprésentable, rejoint
celle d’autres artistes et essayistes, notamment Claude Lanzmann, Aharon Appelfeld et Gérard
Wacjman qui, d’après moi, pourraient être situés dans la zone siberiéthique, c’est-à-dire une
série assez subtile pour se tenir à distance des explications pouvant nourrir l’obscénité qui pointe
lorsqu’il s’agit du réel. Un par un, chaque auteur peut contribuer à écrire l’absence de ceux qui
ne sont plus, leur mémoire perpétuelle. Faire apparaître dans la fiction et, du même coup, laisser
le réel, l’impossible-à-dire, dans l’ombre lors du travail d’écriture, est ce qui traduit la position
de l’auteur et révèle sa singularité.
Toutes proportions gardées, cette conception rejoint l’affirmation d’Oscar Wilde, La décadence
du mensonge : “ L’art nous révèle l’absence de programme de la Nature, son extraordinaire
monotonie… ” (25) Wilde défend le mensonge, la fiction “ en tant qu’art, en tant que science et
en tant que plan social ”, il se révolte ainsi contre l’imminente dégradation des partisans du
factice : “ Les historiens de jadis nous offraient des fictions délicieuses sous forme de faits ; le
romancier moderne nous propose des faits stupides en guise de fictions ” (26)… “ Les seules
personnages réels sont ceux qui n’ont jamais existé ” (27). Sur de tels principes, il arrive à cette
conclusion : “ la justification d’un personnage de roman ne s’explique pas du fait des autres
personnes mais du fait que l’auteur est ce qu’il est ” (28).
Ici, il est souligné à nouveau la singularité de l’auteur dans sa relation à la langue et la marque
personnelle de son style d’écriture, tout en ne laissant pas de côté la fiction sous l’angle du lien
social. Dans son éloge, Wilde va jusqu’à exalter la figure du premier menteur, celui qui a raconté
à ses semblables la façon dont il arracha à un mammouth ses canines dorées et le désigne comme
“ le véritable fondateur des relations sociales ” (29).
30
Reprenons à présent la particularité de la construction de la fiction dans la psychanalyse. Nous
suivons Miller lorsqu’il affirme que, à travers l’opération de la vérité menteuse, nous tentons de
faire parler l’opacité de la jouissance via la fiction. Dans la composition de la lecture
“ fictionnelle ” du réel, celui-ci ment au partenaire, à l’analyste, par structure. Mais à partir de ce
travail, une nouvelle énonciation peut voir le jour : “ une mis à l’épreuve de l’hystorisation de
l’analyse, (…) pour ceux qui prennent le risque de témoigner, de la meilleur façon possible, de la
vérité menteuse ” (30).
L’expérience lacanienne réside au-delà de la confection d’une fiction en l’orientation vers
l’obtention, dans un second temps logique, de sa désarticulation jusqu’à ce qu’un réel
radicalement singulier puise être atteint. Le semblant, en tant que bord du réel, serait le résultat
de ce pas au-delà de la construction de la fiction et du fantasme jusqu’à l’extraction de la scène
du mode particulier de jouissance sur lequel on ne tourne plus. Il s’agit du reste d’une
reconfiguration de la jouissance (31) dont le malaise a provoqué l’entrée en analyse et la lecture
de l’inconscient au bout desquelles il peut y avoir place pour un dire hors du commun, une
nouvelle voix.
L’équivoque letter / litter que Lacan a saisie chez Joyce renvoie au concept de la lettre, support
du signifiant, ainsi qu’à sa fonction de résidu du déchiffrage de l’inconscient devenu semblant
lui-même. Un parlêtre singulier peut insérer cette nomination dans le réel - au service du
discours analytique - à condition d’y arriver par le biais du sinthome. Il s’agit là du pari actuel de
la passe. Les travaux de Bernard Seynehaeve à propos de la lettre L dans l’histoire subjective de
son désir et de son parcours analytique, jusqu’à atteindre le statut de lettre dépouillée de tout
sens, en sont un exemple lumineux. (32)
Le passant, celui qui a pu visiter la terra incognita de l’inconscient jusqu’à cerner sa place en
lituraterre, est en mesure de contribuer au lien social qui supporte le discours de la psychanalyse
en renouvelant l’intérêt pour la cause freudienne, seule à faire exister le réel de l’inconscient à
l’intérieur de ce vaste monde de fictions.
1) J. Lacan: Seminario XVIII De un discurso que no fuera del semblante. Paidós. Buenos Aires. 2009. Pág.114.
2) Ibidem, p.109.
3) J.-A.Miller: El partenaire-síntoma. Paidós. Buenos Aires. 2009. Pág.73
4) Como contribución al estudio de esta noción en Lacan es de obligada lectura la intervención de P.G. Guéguen y la
discusión posterior con Miller. Ibid. Pág. 101 y sig.
5) S.Freud: La novela familiar del neurótico. Obras Completas. Tomo II. Biblioteca Nueva. 1973. Pág.1362 (“Le
roman familial des névrosés”, Névrose, psychose et perversion, PUF, p.159)
6) J.Lacan: Seminario XVII: El reverso del psicoanálisis. Paidós. Buenos Aires.1992. Pág.92
7) S. Freud: El poeta y los sueños diurnos. En Obras Completas. Tomo II. Biblioteca Nueva. Madrid. 1973. Pág.
1343
8) J.Lacan: Le Séminaire XXIII; Le sinthome. Seuil. París. 2005. Pág. 71
9) J.Lacan: Seminario 18: De un discurso…. Paidós. Buenos Aires. 2009. Pág.106-107
10) J.Lacan: Seminario 18: De un discurso…. Paidós. Buenos Aires. 2009. Pág.106-107
11) J.Lacan: Homenaje a M.Duras en Intervenciones y textos II.Manantial. Buenos Aires. 1988. Pág.66
12) J.-A. Miller ha distinguido las versiones freudiana y la lacaniana del psicoanálisis.
13) J.Lacan: Seminario XX Aún. Paidós. Buenos Aires.1981. pág. 116
14) J.-A.Miller: Acerca del Gide de Lacan. Malentendido. Bs As
15) J.-A. Miller, Cosas de finura en el psicoanálisis. Curso del 3 de diciembre de 2008
16) J.-A.Miller: Tout le monde est fou. Curso 2006-2007
17) P. Malengreau: Le bord du semblant. Papers de la Escuela Una, nº 6.
18) M-H.Roch, Papers Nº5: Del litoral, en Psicoanálisis. Una lectura de Lituraterre.
19) J.Lacan. op.cit. pág.111
20) Tanizaki: Elogio de la sombra. Siruela. Madrid. 2008
21) J.Attié: Mallarmé le livre. Editions du Losange.París. 2007
31
22) “…no podía saber de dónde había salido su Lol”. Cf. Homenaje a M. Duras. Op.cit. pág. 65
23) Le debo a nuestra colega D. Fernandez, estudiosa de este autor, la indicación de sobre la existencia de este libro.
24) I. Kertész: Dossier K. Actes Sud. France. 2008. Pág. 16. En otro pasaje leemos: “-La escena en la que Koves
percibe una estación abandonada a través de una rendija y lee la palabra Auschwitz en la penumbra de la mañana,
¿es ficción o realidad? Fue exactamente la realidad pero ha servido notablemente a la estructura de la ficción. -¿No
tenías miedo de entrar en lo anecdótico? –No, porque no podía encontrar nada mejor. Además, sería incapaz de
inventar algo parecido.” La traducción es mía.
25) O.Wilde: La decadencia de la mentira. Obras Completas. Aguilar. Madrid.1991 P. 967
26) Ibid. Pág.970
27) Ibid. Pág. 972. “Schopenauer analizó el pesimismo pero fue Hamlet quien lo inventó. El mundo se ha vuelto
triste porque, en otro tiempo, una marioneta fue melancolía.” Ibid. Pág 982
28) Ibid. Pág. 973
29) Ibidem.
30) J.Lacan: Prefacio a la edición inglesa del Seminario XI. En Intervenciones y textos. Op. Cit. Pág.62
31) J.-A. Miller: Cosas de finura en el psicoanálisis. Curso 2008-2009.
32) B.Seyhnaeve: La palabra trabada. Intervención en las Jornadas de Valencia, 11/2009.
“ L’intranquille ”, l’innommable et le sinthome
Valérie Pera Guillot
L’œuvre du peintre Gérard Garouste est traversée par cette idée : “ qu’on représente une chose et
qu’on en raconte une autre ”. L’artiste nous invite à parcourir avec lui son trajet, de la
représentation à la rupture, dans un texte autobiographique récent, L’intranquille, Autoportrait
d’un fils, d’un peintre, d’un fou 1.
La chose innommable est inscrite sur l’enseigne “ Garouste Père et fils, Ameublementdécoration-installation ”. Elle annonce le grand-père, le père mais le fils, lui, n’y figure pas ; il
n’y trouvera jamais sa place. C’est à partir de ce trou qu’il crée les outils qui lui permettent de
construire son rapport aux autres et au monde.
Dès son plus jeune âge, il rencontre quelques abris qui lui serviront d’appuis pour appréhender
un avenir incertain. Ainsi, enfant, il installe son paradis dans un village de Bourgogne, auprès
d’une tante restée étrangère au reste de la famille, qui s’était arrêtée là et mariée à un Italien un
peu ivrogne, “ fragile et inventif ”. Ces deux-là “ avaient créé un univers étrange sur une terre qui
n’était pas la leur ” ; le petit Gérard y trouve un refuge, loin de ses parents. Là s’esquissent les
lignes de fuite qui traversent ses toiles. Au temps de l’adolescence, il vit heureux, loin des siens,
dans une pension au régime militaire, parmi d’autres enfants condamnés à l’exil par des familles
qui les ont oubliés ou mal-aimés. Ses fantasmes d’adolescents restent encadrés par les murs du
pensionnat. Ces lieux de l’extrême l’ouvrent à des instants de bonheur, ils lui laissent apercevoir
d’autres vies qui deviendront le socle sur lequel il bâtira son œuvre.
Au cœur de celle-ci loge “ un dangereux mensonge ”, “ la grande manipulation religieuse et
familiale ” dans laquelle le père s’est laissé emporter. Au temps de la guerre, pétri de critères de
bonne conduite et de morale chrétienne, il est devenu pétainiste, collabo et, faute d’avoir l’étoffe
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d’un héros, il a évolué en salaud. Depuis cette époque, il est resté habité par la peur du juif, en
même temps que la fascination. Toute sa vie, Gérard a voulu séduire ce père, l’aimer aussi, mais
c’est sous le régime de la “ discorde ” qu’ils se sont toujours appréhendés. La discorde nomme
ici la faille qui fait suite à “ Garouste Père et fils ”, succession dans laquelle le petit fils Gérard
ne trouve pas à s’inscrire. La faille où s’est interrompue cette succession ne cesse de le regarder.
Quand Elisabeth, la femme aimée, est enceinte de leur premier fils, Gérard Garouste fuit devant
un avenir qui l’effraie en même temps qu’il tente de dilapider son passé avec les économies de
ses parents. Après un premier épisode maniaque, il restera suspendu dix ans dans l’univers
cotonneux de la dépression, tandis que “ tout ce qui était vivant venait d’Elisabeth ”. Il connaîtra
plusieurs de ces crises. Suite à une émotion forte, telle celle d’être grand-père, il raconte : cela
“ bouscule trop de choses dans ma tête, aux pensées et aux souvenirs mal accrochés. Une crise
s’annonce ”.
Entre la folie et la peinture, tout son travail d’artiste est consacré à explorer les frontières qui le
séparent de Garouste Père et fils. La technique, la rigueur et les règles de l’art sont les Noms-duPère qu’il ne cesse d’élaborer et qui lui offrent la possibilité de dépasser la norme, de se
confronter au risque de son histoire et de la création pour atteindre un équilibre toujours à
réinventer, jusqu’à ce point peut-être, où il n’est plus question “ d’en découdre ”.
Notes
1 Garouste G., L’intranquille, L’Iconoclaste, Paris, 2009, p. 147.
Délégué général AMP
Eric Laurent
Comité d'action de l'Ecole-Une
Lizbeth Ahumada
Marie-Helene Blancard
Luisella Brusa
Anne Lysy
Ana Lydia Santiago
Silvia Tendlarz
Hebe Tizio
Design
Joao Carlos Martins
Realisation
Philippe Benichou
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