LA FRANC-MAÇONNERIE ET LA NAISSANCE DE L'EUROPE.
La Franc-maçonnerie moderne (je n’ai pas dit !spéculative!!!) naît le jour de la Saint
Jean d’été 1717 en Angleterre et ce n’est sûrement pas un hasard!: ce pays a déjà effectué une
révolution démocratique, instaurant un régime parlementaire, protégeant l’individu contre l’arbitraire
et lui autorisant une libre association avec ses semblables.
!Au-dessus de la société réelle dont la constitution était encore traditionnelle..., les
lois demeuraient diverses et contradictoires, les rangs tranchés, les conditions xes et les charges
inégales, il se bâtissait peu à peu une société imaginaire dans laquelle tout paraissait simple et
coordonné, uniforme, équitable et conforme à la raison ! (Tocqueville!; L’Ancien Régime et la
Révolution!; 1856).
Cette Franc-maçonnerie inaugure ainsi une forme de !sociabilité démocratique!”, qui
rassemble des !hommes libres et de bonnes moeurs!avec le souci d’une égalité qui est surtout
sociale, essentiellement élitiste dans le recrutement, regroupant dans les Loges des Frères
appartenant généralement aux mêmes milieux sociaux et partageant des valeurs communes.
Une trentaine d’années plus tard, le temps d’une génération, la Franc-maçonnerie s’est
implantée dans la quasi totalité des Etats européens, témoignant ainsi de la vigueur d’un
développement rapide causé par un attrait pour cette nouvelle forme de sociabilité, peut-être aussi
parce qu’elle correspondait à un besoin jusqu’alors non ressenti. !Ce fut alors que la réputation de
la maçonnerie se répandit de tous côtés ! écrit le Frère De Lalande (Mémoire historique sur la
maçonnerie!; 1777).
Cette expansion va même toucher la Russie (Saint Pétersbourg en 1731) et quelques
pays musulmans puisqu’en 1738 vont s’implanter des Loges à Constantinople, Smyrne et Alep, au
sein de l’empire ottoman.
Ce succès va provoquer rapidement l’inquiétude et la réaction des pouvoirs civils et
religieux. Rappelons pour mémoire les persécutions en France (1737), en Espagne (1740), au
Portugal (1738) et la condamnation papale de 1738. L’abbé Larudan (Les Francs-maçons écrasés!;
Amsterdam!; p. 102) peut ainsi écrire!en 1746: !On (les Francs-maçons) les a même persécutés
très souvent!; en Italie, le Pape les a frappés des foudres de l’excommunication!; le Sénat de Venise
et le roi de Sardaigne les ont eux aussi bannis de leurs Etats!; la reine de Hongrie les a poursuivis
à Vienne en Autriche!; les états de Hollande ont fait défendre leurs assemblées par des placards
affichés aux coins des rues. On a pris des précautions pour les empêcher de s’étendre dans
l’Empire de Russie. A Berne, en Suisse, on les a forcés à renoncer par un serment aux
engagements pris en entrant dans l’Ordre et ils ont été proscrits dans plusieurs autres endroits!”.
Toutes ces condamnations démontrent à l’évidence qu’en quelques années le !phénomène
maçonnique ! a gagné pratiquement toute l’Europe et qu’il paraît avoir fait l’unanimité... mais le
plus souvent contre lui!!
Est-ce à dire que les Européens ont trouvé dans la Franc-maçonnerie un ciment, un lien
commun, ce qui expliquerait cette spectaculaire adhésion!? Ne pourrait-on pas dire que la Franc-
maçonnerie a trouvé en Europe un terreau favorable à son expansion!? On peut aussi s’interroger
sur ce que représente l’Europe pour un Franc-maçon du XVIII° siècle mais, auparavant, il convient
de dresser un portrait de cette Franc-maçonnerie des origines, parfois très différente de ce que
l’Ordre maçonnique peut représenter actuellement.
La Franc-maçonnerie au XVIII° siècle!: les textes fondamentaux!.
Dans ses !Dialogues maçonniques!parus en 1778, le Frère Lessing fait dire à un de
ses deux personnages, Falk, qui est franc-maçon!: !La Franc-maçonnerie est quelque chose que
même ceux qui le savent ne peuvent pas dire !”. Il est quand même possible d’essayer en nous
référant aux textes fondamentaux de l’Ordre.
Et, tout d’abord, les Constitutions d’Anderson (1723), considérées comme la charte
universelle de la Franc-maçonnerie, traduites en français en 1733 par le Frère de la Tierce. Qu’est-
ce qu’un Franc-maçon!européen pour les fondateurs de la première obédience maçonnique?
D’abord !un paisible sujet des puissances civiles!”, suivant !la religion sur laquelle
tous les hommes sont d’accord !”, propos qui témoigne d’une tolérance rare à l’époque et qui
devient en 1735 pour les Frères français !pourvu toutefois qu’ils soient chrétiens !”, tolérance
limitée donc aux seules religions chrétiennes, ce qui est quand même un progrès dans notre pays
depuis la Révocation de l’Edit de Nantes, mais qui exclut de fait les juifs des Loges maçonniques
alors qu’ils y sont parfois acceptés en Grande Bretagne.
!La Parfaite Sincérité!de Marseille stipule que !tous ceux qui auraient le malheur
d’être juifs, nègres ou mahométans ne doivent point être proposés!(1) et la Loge !Saint Jean de
Jérusalem!à l’Orient de Paris affirme dans ses statuts de 1755!: !Vous n’admettrez que des gens
d’une naissance honnête, de bonne vie et moeurs, craignant Dieu et ayant le baptême! (2), ce qui
prouve que la tolérance prônée par les Frères fondateurs doit subir dans les autres pays européens
des adaptations qui dénaturent sensiblement le projet originel!!
C’est que n’entre pas qui veut en Franc-maçonnerie, !ceux qui sont admis à être
membres d’une Loge, doivent être des gens d’une bonne réputation, pleins d’honneur et de
droiture!”, !il faut de plus qu’ils soient descendus d’honnêtes parents!”. Il est signalé que !toute
promotion parmi les maçons est fondée uniquement sur la valeur réelle et le mérite personnel!”.
Sélection rigoureuse par le mérite et, sans le dire explicitement, par la condition sociale, respect
d’une hiérarchie, discrétion et discipline, toutes ces qualités exigées des Francs-maçons doivent
permettre de !cultiver une amitié fraternelle !entre hommes partageant des valeurs identiques.
!Dès sa naissance, la Franc-maçonnerie a eu pour objet de réunir... des hommes ayant une
certaine conformité d’aspirations, de goûts et d’intelligence ! (Lantoine, tome 3, p. 7). Ce n’est
donc plus seulement le rang social qui détermine la sélection même s’il a une importance
déterminante.
Le recrutement des Loges varie ainsi suivant les Etats européens dans lesquels elles
s’implantent. Si, en France, des bourgeois peuvent parfois côtoyer des nobles !sur les colonnes!”,
il n’en est pas de même en Prusse et en Russie. Et en France même, dans le même Orient, les
Loges recrutent chacune dans un milieu social différent comme l’ont bien démontré Maurice
Agulhon pour les Loges de Provence et Gérard Gayot pour les Ardennes (3).
Lorsqu’en 1732 une Loge française reçoit à Paris une patente de la Grande Loge de
Londres, qui effectue ainsi un !essaimage!selon le terme maçonnique consacré, elle souscrit aux
Constitutions d’Anderson ainsi que les Loges qui se vont se constituer ensuite et former la première
Grande Loge de France et ce processus se reproduit à l’identique dans les autres états européens
jusqu’en 1750. Nous sommes donc en présence d’une organisation maçonnique unitaire dans ses
bases spirituelles et autonome dans ses structures nationales qui ne sont soumises à aucune autorité
suivant le principe bien connu du “!Maçon libre dans sa Loge libre!”.
Quelques années après la publication des textes de fondation, il paraît déjà impossible
de parler d’un Ordre maçonnique!international: la Franc-maçonnerie, en s’implantant dans des pays
différents, y a subi des modifications sensibles en s’adaptant au système social existant dans chaque
Etat.
L’exemple le plus célèbre est celui du !Discours ! de Ramsay qui circule dans les
Loges dès la fin de l’année 1736.
La partie !historique ! du !Discours ! tranche singulièrement avec l’esprit des
origines!: !Nos Instituteurs... étaient non seulement d’habiles Architectes... mais aussi des princes
religieux et guerriers!”. Les Francs-maçons sont donc, pour Ramsay, davantage les héritiers des
croisés que ceux des bâtisseurs, ce qui va donner à une certaine forme de sociabilité maçonnique un
tour chevaleresque (“!l’épée d’une main et la truelle de l’autre!”) qui va se répandre avec succès en
France mais aussi en Allemagne, en Scandinavie, en Pologne et en Russie, courant assez éloigné du
projet des fondateurs de la Grande Loge anglaise en 1717!!
Que dit ensuite le chevalier de Ramsay!? !Nous voulons réunir tous les hommes d’un
esprit éclairé, de moeurs douces et d’une humeur agréable... par les grands principes de vertu, de
science et de religion... les sujets de tous les Royaumes peuvent apprendre à se chérir
mutuellement, sans renoncer à leur Patrie!”. Et il poursuit!: !L’unique but est la réunion des
esprits et des coeurs pour les rendre meilleurs et former... une nation toute spirituelle où, sans
déroger aux divers devoirs que la différence des états exige, on créera un peuple nouveau qui,
étant composé de plusieurs Nations, les cimentera toutes en quelque sorte par le lien de la vertu et
de la science!”.
Il s’agit donc, tout en reconnaissant les différences nationales, de fonder un Ordre
cosmopolite uniquement spirituel rassemblant les hommes de bonne volonté par-delà les frontières,
ce que confirme Lessing quarante ans plus tard lorsqu’il fait dire au franc-maçon Falk !: !Que
dirais-tu si les Francs-maçons se donnaient aussi pour tâche de rapprocher dans toute la mesure
du possible les hommes que leurs divisions rendent si étrangers les uns aux autres!?!(Dialogues
maçonniques).
Pour Ramsay, dont l’influence fut et reste indéniable, la Franc-maçonnerie est une
religion universelle, elle est la résurrection de la religion noachite, !Noé.. doit être regardé comme
l’auteur et l’inventeur de l’architecture navale aussi bien que le Grand-Maître de
l’Ordre ! (1736), !Les vestiges des plus sublimes vérités... sont une émanation de la tradition
antédiluvienne et noachite!(1738), religion antérieure à la révélation du Sinaï et donc antérieure à
tout dogme, qui permet de dépasser les oppositions et de réaliser une union de toutes les
confessions pour le plus grand salut de l’humanité. !Le monde entier n’est qu’une grande
République dont chaque Nation est une famille et chaque particulier un enfant!écrit-il encore et
l’on retrouve ici l’influence de Fénelon, dont Ramsay fut le secrétaire, puisque ce propos est
quasiment recopié du !Télémaque!!(1699): !Tout le genre humain n’est qu’une famille dispersée
sur la face de toute la terre. Tous les peuples sont frères et doivent s’aimer comme tels!.
Un Vénérable de “!La Parfaite Union!” de Douai le proclame en vers!:
!Mortels, pour être heureux sur terre
Suivez tous une même loi!!
N’ayez qu’un Dieu, n’ayez qu’un Roi,
Comme un seul soleil vous éclaire!
Même chose au “!Centre des Amis!” à Paris!:
!Nous qui connaissons la Lumière
Répandons-en les doux rayons
Pour que les peuples de la terre
Par nous deviennent tous Maçons!”.
La Franc-maçonnerie est alors !le centre de l’union!qui permet de rassembler au-delà
des frontières et des différences religieuses des hommes distingués par leur qualités communes et
qui possèdent tous le sentiment d’appartenir à cette même humanité, ce qui leur impose des devoirs
moraux comme la philanthropie.
Voilà les mots-clés prononcés!: humanité, philanthropie, cosmopolitisme et chacun peut
constater que nous sommes en présence d’un vocabulaire fortement imprégné de la philosophie
des Lumières !: !Les valeurs maîtresses de l’âge des Lumières semblent ainsi se nouer en une
idéologie dont la Franc-maçonnerie, rénovée et organisée à travers l’Europe à partir de 1717,
paraît fournir l’expression la plus complètement représentative!(4!: Encyclopaedia Universalis,
article Lumières).
La Franc-maçonnerie au XVIII° siècle : lumières et ombres.
!Personne ne contestera que la tolérance, le libre examen, le respect des droits de
l’homme, la primauté de la raison, la volonté de réaliser la plus grande harmonie possible entre
les hommes, la solidarité, la confiance dans le progrès, constituent des pierres angulaires de
l’activité maçonnique, quelle que soit l’obédience considérée!” (Raymond Rifflet) (5).
Face à l’idée de damnation, de péché originel et de renoncement, la Franc-maçonnerie
apporte l’idée que le bonheur pour tous sur cette terre devient accessible par le progrès de la raison,
de la science et de la solidarité organisée et qu’il est donc possible de changer la vie et d’influer sur
le destin. C’est donc à une véritable inversion des valeurs qu’elle invite ses membres par rapport à
une tradition qui plaçait au-dessus de tout le salut de l’âme et la gloire des princes.
Comme l’écrit Paul Hazard dans !La crise de la conscience européenne !”, !cette
pensée... ne cesse jamais de poursuivre deux quêtes!: l’une vers le bonheur, l’autre... vers la vérité,
pensée qui définit, détermine une véritable conscience européenne!”.
Cet esprit européen naissant en ce début du XVIII° siècle, marque ainsi une rupture
avec les périodes antérieures au cours desquelles la société humaine était essentiellement fondée sur
la foi, d’essence divine, alors qu’elle va désormais trouver son fondement principal dans la loi, qui
est d’essence humaine. A une civilisation fondée sur l’idée de devoir (envers Dieu, le roi...) se
substitue l’idée du droit (de libre examen, de l’homme...).
La philanthropie est ainsi un maître-mot de l’âge des Lumières et apparaît comme une
conséquence directe de cette conception d’une appartenance commune à l’humanité, de ce que les
Francs-maçons appellent la fraternité.
Cette solidarité entre les hommes crée de nouvelles obligations de chacun envers tous,
la philanthropie, vertu sociale, remplace la charité, vertu théologale. C’est à l’autorité politique, et
non plus aux Eglises, de prendre en charge les pauvres, les malades, les fous...
Les Francs-maçons vont ainsi s’investir dans la bienfaisance, !vertu qui nous porte à
faire du bien à notre prochain ! comme la définit la Grande Encyclopédie !: !Pratiquer la
bienfaisance et secourir les malheureux ! représente le premier devoir du Franc-maçon
(Règlements généraux ! de La Parfaite Union de Douai !; 1804) avec, souvent, un certain souci
publicitaire!: !Voilà par quels actes les Francs-maçons répondent aux ennemis des Lumières!
écrit un journal douaisien dont le rédacteur est membre de la Loge (6).
La Franc-maçonnerie des Frères fondateurs Anderson et Désaguliers apporte
également l’idée nouvelle d’une patrie plus vaste que l’Etat ou la Nation, c’est l’Humanité telle
qu’elle apparaît dans cette citation de Montesquieu placée en exergue du programme de ce colloque
(7) et la tendance au cosmopolitisme apparaît aussi clairement dans les textes!: !Nulle contrée ne lui
sera étrangère (au Maçon) et il ne sera lui-même ni étranger, ni dangereux dans aucune. Tous les
hommes sont ses frères, quelles que soient leurs opinions, quelle que soit leur patrie!(Règlements
de la Loge !!Les neuf soeurs!!).
Mais, dans la pratique, cet idéal rencontre des difficultés !: si la fraternité soude les
membres d’une même Loge, celle-ci ne peut ignorer les sensibilités, les tendances de ses
composants. La Loge !L’Union des Coeurs!à l’Orient de Liège déclare en 1774 que !les juifs,
mahométans et autres nations qui n’ont que la circoncision pour baptême!ne pourront entrer chez
nous qu’au temps qu’ils se laveront des eaux du saint baptême... et comme les Loges anglaises et
hollandaises ont eu la faiblesse, soit par l’avidité de l’argent ou autrement, de recevoir les Juifs,
nous déclarons non seulement de fermer notre Loge à cette nation infâme, mais encore n’avoir
qu’un mépris pour ceux qui les ont reçus ! (V. Dwelsheuwers-Dery !; Histoire de la Franc-
maçonnerie à Liège avant 1830!; Bruxelles!; 1879).
Chaque atelier maçonnique possède ses traditions, ses habitudes, ses spécificités qui
sont autant d’obstacles à l’universalité du message maçonnique. De plus, le regroupement en
obédiences crée des frontières obédientielles qui sont souvent des obstacles importants,
géographiques, historiques, nationaux, régionaux, sexistes, rituéliques...
Certes, le Frère étranger est reçu en Loge, ce qui amène les contempteurs de l’Ordre,
comme l’archevêque de Belzunce en 1742, à dénoncer !ces assemblées sont indifféremment
reçus gens de toute nation, de toute religion et de tout état... dès lors que, par quelque signe
concerté, il a fait connaître qu’il était membre de cette mystérieuse société!et le Frère Casanova ,
dans ses Mémoires, prétend que !Tout jeune homme qui voyage, qui veut connaître le grand
monde... doit se faire initier dans ce qu’on appelle la Maçonnerie"!”.
L’appartenance maçonnique sert alors manifestement de passeport, de sésame qui
permet d’être accueilli fraternellement par la bonne société dans n’importe quel état européen.
Cependant, il existe un hiatus certain entre le fait d’accueillir le Frère étranger en visiteur et celui de
le recruter comme membre à part entière et Pierre-Yves Beaurepaire (8) a bien montré que l’idéal
cosmopolite était souvent affaibli par le souci des Grandes Loges ou Loges-mères de détenir le
monopole de l’organisation maçonnique sur leur territoire national.
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