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Quand hommes et dieux faisaient la bête en pays grec
Les mythes grecs traduisent les représentations du monde des communautés qui les ont produits.
Les relations entre hommes et animaux qui s'y nouent permettent de penser l'humain, à la fois dans
l'histoire de son évolution supposée et dans l'échelle des êtres qui le situe entre bêtes et dieux.
L'énigme du sphinx
« Qu'est-ce qui est pourvu d'une seule voix et passe de quatre pieds à deux puis à trois ? » En répondant :
« l'homme », Œdipe résolvait l'énigme du sphinx qui terrorisait la cité de Thèbes il revenait pour son plus
grand malheur. Au-delà des vicissitudes d'Œdipe lui-même, l'énigme atteste que l'homme plein et entier est bel
et bien celui qui se tient debout. Par contraste, le petit enfant qui ne marche ni ne parle est davantage proche
de l'animal. Les philosophes grecs n'ont pas manqué de réfléchir sur cette évolution de la vie de l'individu
qui consiste à acquérir progressivement sa pleine humanité. Un raisonnement analogue a pu s'appliquer à
plus large échelle. Dans certaines conceptions que les Grecs se faisaient de l'évolution de l'humanité, les
hommes auraient d'abord connu un mode de vie que sa brutalité et sa sauvagerie rapprochaient de l'animalité,
jusqu'à l'acquisition des pratiques et des institutions de la vie civilisée : agriculture et élevage, fondation de
cités, institution du mariage, instauration du rituel sacrificiel pour les dieux. Or le sacrifice le plus régulièrement
accompli dans les cités impliquait la mise à mort ritualisée d'un animal domestique. Sur cet arrière-plan de
représentations, la référence à l'animal est ambivalente : il renvoie tantôt à la sauvagerie incontrôlée des
origines, tantôt à la vision positive des bêtes des troupeaux immolées en l'honneur des dieux.
Œdipe et le sphinx. Médaillon d'un kylix attique à figures rouges, 480-470 av. J.-C. Provenance : Vulci.
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L'homme entre bêtes et dieux : la métamorphose de Lycaon l'Arcadien
Aux premiers temps du monde, Lycaon était un roi d'Arcadie et fils du premier homme à vivre sur leur terre,
selon les Arcadiens eux-mêmes. Il était associé à deux inventions majeures dans la marche de sa communauté
vers la civilisation : la fondation de la cité de Lycosoura et la création du culte de Zeus Lycaios. Le nom de
Lycaon fait référence au loup (lykos en grec) et une telle appellation laisse déjà entendre que l'humain reste
proche de l'animal en ces temps reculés. Et de fait : dans une version du mythe - il y en a d'autres -, Lycaon
se transforme en loup par la volonté de Zeus en l'honneur duquel il avait fait couler le sang d'un nouveau-
sur l'autel sacrificiel. Quant à ses nombreux fils, ils sont foudroyés par le dieu. L'acte impie de Lycaon,
qui, chez certains auteurs, relève de la provocation, déploie les potentialités du nom du roi-loup et dévoile sa
nature : sa métamorphose en loup pose clairement le problème de la définition de la juste différence entre
bêtes, hommes et dieux au début du monde. La crise est telle qu'il n'y a temporairement plus de place pour
les hommes entre les animaux et les dieux : ainsi, certaines versions de ce mythe font du déluge qui anéantit
la première humanité la conséquence du sacrifice humain accompli par Lycaon. L'humanité qui naîtra après
la crise aura donc un statut plus clair. D'une part, elle sera définitivement distincte des animaux, les bêtes
sauvages que l'on peut chasser et les bêtes des troupeaux que l'on a domestiquées. D'autre part, les humains
ne pourront plus communiquer avec les dieux que par l'intermédiaire de sacrifices d'animaux domestiques. La
hiérarchie des êtres vivants est ainsi définie entre bêtes, hommes et dieux.
D'autres transitions et une double nature : Cécrops l'Athénien
Quittons l'Arcadie et la sauvagerie de ses origines pour examiner le point de vue des Athéniens sur ces
questions. Eux se revendiquaient autochtones, « nés de la terre ». La représentation d'une telle origine passait
elle aussi par une référence animale. Ainsi, un des rois primordiaux de la cité, Cécrops, était conçu comme
un être à la double nature, mi-homme, mi-bête. L'iconographie classique le représente affublé d'une queue de
serpent à mi-corps. La nature humaine est encore partielle à ce stade, mais la régression n'est pas à l'ordre
du jour, cette fois, comme dans le cas de Lycaon. Au contraire. L'hybridité du roi athénien relève à la fois de
sa proximité avec la terre dont il est né et de son action civilisatrice. En effet, certains commentateurs anciens
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ont rationalisé le motif en y voyant une métaphore du passage de la sauvagerie à la civilisation qu'a constitué
pour Athènes l'action législatrice du roi. Parmi d'autres choses, il était l'inventeur du mariage légal, monogame.
Cette étape était nécessaire pour sortir de la promiscuité sexuelle des premiers temps de l'humanité, qui posait
un problème de légitimité : dans de telles conditions, comment savoir qui était le père d'un enfant ? Le mariage
légal se situait donc, pour les Grecs, sur la voie menant à une civilité qui relevait autant de la distance prise
avec les animaux que de la capacité à vivre dans une communauté de droit. Le double corps de Cécrops était
une manière de dire ce passage.
Cécrops, le roi-serpent d'Athènes, illustration issue d'un vase trouvé à Palerme
Des dieux hybrides : les limites de l'anthropomorphisme
Quand on pense le binôme « dieux/animaux », c'est le zoomorphisme partiel des dieux égyptiens qui
vient généralement à l'esprit. Or, une telle représentation n'était guère de mise dans la vision que les
Grecs se donnaient de leurs dieux. C'est la forme humaine qui était la règle - c'est ce qu'on appelle
« l'anthropomorphisme » - mais cette règle souffrait un certain nombre d'exceptions. Des pierres, des piliers,
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des morceaux de bois brut pouvaient être associés à une certaine « représentation » du divin. C'était une
manière de manifester la puissance des dieux en affirmant, par des supports diversifiés, qu'ils se situaient
toujours au-delà de la forme que les communautés humaines pouvaient imaginer pour les rendre présents
et entrer en contact avec eux. Parmi les diverses stratégies mises en place pour représenter des entités
invisibles, la mixité homme/animal est bien présente. On l'a vu pour Cécrops, mi-homme/mi-serpent. Il est
d'autres combinaisons possibles. Ce sont par exemple le Centaure, mi-homme, mi-cheval, les satyres de
l'entourage de Dionysos, qui présentent des attributs animaux (oreilles pointues, queue animale), les Sirènes,
femmes au corps d'oiseau, les dieux fleuves, qui adoptent régulièrement les attributs d'un taureau, ou encore
le dieu Pan, mi-homme, mi-chèvre.
Pan apprenant à Daphnis à jouer de la flûte. Marbre, copie romaine d'un original hellénistique d'Héliodore
de Rhodes.
Ces diverses déclinaisons formelles évoquent d'abord le caractère « autre », « différent » du monde supra-
humain. Elles en manifestent aussi l'ambivalence potentielle (par exemple, la peur « panique » instillée par le
dieu Pan), voire le danger pur et simple (dans le cas des Sirènes dont le chant mène à la mort). Dans cette
perspective, les divinités hybrides évoquent aussi les animaux monstrueux dont les mythes font régulièrement
état et qui ponctuent de leur violence le trajet civilisateur de héros comme Héraclès ou Thésée. Mais il n'en
reste pas moins que certains de ces êtres mixtes sont vus favorablement et positivement. C'est par exemple
le cas du centaure Chiron, que les mythes associent à l'éducation de héros comme Achille ou Jason. Dans
la grotte éloignée des communautés humaines qu'il habite, Chiron fait ainsi passer les jeunes gens au statut
d'homme accompli. Le lieu de sa résidence et sa propre hybridité d'homme-cheval sont autant de signes de
ce passage, dans la mesure l'éducation était métaphoriquement associée à la domestication d'un jeune
animal sauvage. D'autres figures mixtes, comme Pan ou les dieux fleuves, recevaient un culte en bonne et
due forme, mais à l'instar de la grotte de Chiron, c'est à la lisière des cités que se situaient généralement leurs
sanctuaires, dans les espaces reculés où les frontières s'estompent.
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Chiron et Achille
Des animaux « bons à penser »
Les représentations ici évoquées n'épuisent pas - loin s'en faut - les variations grecques sur le thème « homme/
animal ». Mais ces quelques exemples montrent à quel point l'animal a pu constituer, dans la Grèce antique
(comme ailleurs), un opérateur symbolique pour explorer l'identité des humains comme des dieux, et les zones
de frontière les limites se brouillent. Dans une sorte de va-et-vient entre hommes, bêtes et dieux, c'est toute
une représentation du monde qui se configure et se reconfigure, selon les lieux et les objectifs poursuivis.
Vinciane Pirenne-Delforge
Février 2011
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