Prélude Lettre à Daniel Arasse

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ON N’Y ENTEND RIEN
Du même auteur :
L'escalier dans le cinéma d'Alfred Hitchcock.
Une dynamique de l'effroi, mars 2008.
L'escalier ou les fuites de l'espace.
Une structure plastique et musicale, novembre 2005.
© L’Harmattan, 2010
5-7, rue de l’École-polytechnique ; 75005 Paris
http://www.librairieharmattan.com
[email protected]
[email protected]
ISBN : 978-2-296-13878-0
EAN : 9782296138780
Lydie Decobert
ON N’Y ENTEND RIEN
Répétitions
Essai sur la musicalité dans la peinture
Ouverture philosophique
Collection dirigée par Aline Caillet, Dominique Chateau,
Jean-Marc Lachaud et Bruno Péquignot
Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des
travaux originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques.
Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des
réflexions qu'elles soient le fait de philosophes "professionnels" ou
non. On n'y confondra donc pas la philosophie avec une discipline
académique ; elle est réputée être le fait de tous ceux qu'habite la
passion de penser, qu'ils soient professeurs de philosophie,
spécialistes des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou…
polisseurs de verres de lunettes astronomiques.
Dernières parutions
Jean-Paul CHARRIER, La construction des arrière-mondes. La
Philosophie Captive 1, 2010.
Antoine MARCEL, Le taoïsme fengliu, une voie de spiritualité en
Extrême-Orient, 2010.
Susanna LINDBERG, Entre Heidegger et Hegel, 2010.
Albert OGOUGBE, Modernité et Christianisme. La question
théologico-politique chez Karl Löwith, Carl Schmitt et Hans
Blumenberg, 2010.
Hervé LE BAUT, Présence de Maurice Merleau-Ponty, 2010.
Auguste NSONSISSA, Transdisciplinarité et transversalité
épistémo-logiques chez Edgar Morin, 2010.
Stéphane KALLA, L’acte de la Perception, Pour une
métaphysique de l’espace, 2010.
Jules Bourque, L’humour et la philosophie. De Socrate à JeanBaptiste Botul, 2010.
Philippe RIVIALE, Heidegger, l’être en son impropriété, 2010.
Sylvain PORTIER, Fichte, philosophe du « Non-Moi », 2010.
Camilla BEVILACQUA, L’espace intermédiaire ou le rêve
cinématographique, 2010.
Djibril SAMB, Le Vocabulaire des philosophes africains, 2010.
Xavier ZUBIRI, Traité de la réalité, 2010.
Musica medicinalis est et mirabilia operatur,
musica morbi curantur, praecipue per melancholiam
et ex tristia generati1.
1
J. de Muris (vers 1290 – vers 1351), Summa Musicae, chapitre 2 : « La
musique possède une force médicale et fait des merveilles, avec elle les
maladies sont guéries, en particulier celles qui sont nées de la mélancolie
et de la tristesse ».
A Daniel Arasse
C’est l’histoire d’un jeune homme bien trop
impulsif ! Chaque fois qu’il aborde une jeune
femme, il s’exclame : « alors on baise ? ».
Systématiquement éconduit, l’infortuné jeune
homme se confie à un ami qui lui conseille de
saluer la personne entreprise, de s’intéresser à
elle ; il pourrait, par exemple, lui demander si elle
aime la musique…
Ayant repris confiance en lui, le jeune homme
aborde une jeune et jolie demoiselle :
« Bonjour Mademoiselle.
- Bonjour Monsieur.
- Vous aimez la musique ?
- Oui Monsieur.
- Alors on baise ? »
Avant-propos
Une lettre destinée à Daniel Arasse2 est à l’origine de ce
livre, en est le prétexte. Reprenant en miroir le ton enjoué et
malicieux de « Cara Giulia », premier texte de l’essai intitulé
On n’y voit rien3, elle « réfléchit » l’argumentation avancée
par l’historien d’art pour déconstruire une analyse d’un Mars
et Vénus surpris par Vulcain4 jugée rigoriste, étroite et
austère, trop asservie à la théorie de l’art. Elle renvoie à
l’auteur sa propre démonstration : exactement comme Giulia
devant la peinture du Tintoret, face à La Leçon de musique
de Vermeer, « Daniele » n’a-t-il pas occulté la dimension
érotique de la scène comme l’intention ludique du peintre ?
La représentation n’a-t-elle pas été « perdue de vue » sous
l’affluence des références et le poids des écrits théoriques ?
« Cara Guilia » est le texte-clef de On n’y voit rien et
Caro Daniele donne ici le ton. De même que les descriptions
limitent les dérives interprétatives, une attention portée aux
2
Cette lettre tient lieu de « prélude » au présent essai : p. 19-29.
D. Arasse, On n’y voit rien, descriptions, Paris, Denoël (2000), coll.
Folio essais, 2003.
4
Tintoret, Mars et vénus surpris par Vulcain, vers 1550, huile sur toile,
135 x 198 cm. Alte Pinakothek, Munich.
3
11
répétitions des accords amoureux (inlassables mais toujours
renouvelées) devrait permettre de mieux « entendre », de
tendre vers5 ce que l’artiste tente de nous montrer et laisse
entendre : « Si ‘entendre’, c’est comprendre le sens (soit au
sens dit figuré, soit au sens dit propre : entendre une sirène,
un oiseau ou un tambour, c’est chaque fois déjà comprendre
au moins l’ébauche d’une situation, un contexte sinon un
texte), écouter, c’est être tendu vers un sens possible, et par
conséquent non immédiatement accessible6 », écrit Jean-Luc
Nancy. Ne pas entendre de musique dans un tableau ne signifie pas nécessairement qu’il n’y a pas de musique mais
peut-être que nous ne sommes pas suffisamment à l’écoute
de celle-ci.
Dans cette entreprise d’attention aux œuvres, il s’agit de
suivre à la lettre les recommandations faites à Giulia : soit
commencer par laisser les textes de côté pour être à l’écoute
de ce qui se passe dans les tableaux puisqu’ils sont susceptibles de « [nous] montrer d’eux-mêmes, ce que le peintre a
voulu exprimer7 ». De même que l’on n’y voit rien dans ce
que la peinture donne à voir, on n’y entend rien dans ce
qu’elle donne à entendre, dans ce qu’elle sous-entend !
L’étude de La Leçon de musique de Vermeer (ill. 1) est
le point de départ d’une attention particulière portée aux
peintures comportant une perspective et des musiciens. Le
propos n’est pas d’inventorier les représentations de concerts
existant à ce jour pour y étudier le motif général de la
musique. Simplement, le mode d’approche de la peinture
pratiqué par Daniel Arasse est tout à fait convaincant :
infiniment révélatrices, les analyses plastiques limitent les
interprétations abusives ; une trentaine de tableaux flamands
5
le mot « entendre » est issu de intendere, « tendre vers », d’où « porter
son attention vers ».
6
J.-L. Nancy, A l’écoute, Paris, Galilée, 2002, p. 19.
7
D. Arasse, op. cit., p. 23.
12
et italiens retenus pour leur pertinence et leur pouvoir de
séduction sont la matière de la réflexion. Les divers espaces
picturaux et dispositifs plastiques, les modes d’inscription
des figures et des objets dans la géométrie des lieux, vont
motiver l’écriture.
Selon le De Musica, traité d’Augustinus édité à Venise
en 1491 et largement diffusé en Italie, les tons perceptibles
par les sens, les numeri sonantes de la musique, renvoient au
Creator omnium : le thème de l’accord musical, exprimant
initialement le reflet de l’harmonie divine, se décline au
XVIe siècle comme métaphore du rapport amoureux. Une
lecture de la peinture à la lumière de l’incontournable
concept néoplatonicien n’entrave nullement l’érotisme des
représentations.
Dès le célèbre Concert Champêtre8 (ill. 26) considéré
comme une allégorie de l’harmonie musicale (elle-même
fruit de l’amour divin), est magnifié l’accord amoureux, d’un
érotisme sans âge : que les nus féminins soient l’incarnation
du rêve de jeunes hommes de conditions sociales différentes
ou qu’ils soient des figures d’inspiration poétique au sein
d’un paysage arcadien, la musique ne s’inscrit pas seulement
comme symbole de la compréhension harmonieuse entre
tous les états9 ; couples et couplets se déclinent dans un
espace structuré en vue d’un indéniable érotisme.
Un vigoureux tronc d’arbre nous introduit en haut à
gauche du tableau, prolongé dans le tronc et le bras féminins
en appui, puis par l’arête de la fontaine ; une puissante verticale faite de segments de bois, de chair et de pierre se
dessine ainsi : d’emblée l’harmonie avec la nature est louée.
Le symbole de fertilité et de vitalité est énoncé par une
gestuelle d’une grâce nonchalante. Aucun indice ne permet
8
Le Concert Champêtre attribué à Giorgione puis à Titien, parfois aux
deux peintres, est toujours l’objet de controverses.
9
N. Schneider, Les Natures Mortes, Paris, Taschen, 2004, p. 171.
13
de dire si l’eau est puisée ou versée, si elle est un symbole de
tempérance, mais le suspens d’un mouvement effectué avec
le bras « du cœur » affirme l’arrêt d’un temps idyllique.
Cette gestuelle ouvre l’espace à gauche, en parfaite symétrie
avec l’ouverture de droite, sur un hors-champ où surgit un
petit pâtre violoniste. Quelle surprise de découvrir alors un
triangle immaculé et empâté placé sur le sexe du berger très
exactement situé à l’horizontale du pubis brun de ce nu à la
fontaine ! Entre ces deux lieux mis en résonance, entre la
verticale avant et l’horizontale arrière, le peintre induit un
mouvement de va-et-vient du regard, gravitant autour d’un
« trio » constitué au final d’un duo et d’une soliste : le joueur
de luth et son compagnon sont penchés l’un vers l’autre dans
une intimité non dissimulée tandis que l’instrumentiste brandit une flûte, emblème de la vie pastorale. La rondeur du luth
enchâssé dans le précieux costume exalte la rigidité de la
flûte prolongeant la nudité ; l’élégance féminine du musicien
contraste avec la massivité du dos féminin. Les jambes du
jeune homme et de la jeune femme dessinent un triangle ; la
forme phallique de la jambe masculine arbore la même couleur (qui est aussi celle du cache-sexe exhibé par le violoniste) et la même texture dense qui se déversent dans les
plissés de la flûtiste et de la jeune femme à la fontaine. La
représentation de l’accord harmonieux se double des liens
tissés entre les figures. Symbolisme et érotisme fusionnent
en un accord parfait.
L’entente est désormais associée à la corde vocale ou
instrumentale : la figuration de la musique dans la peinture
exprime l’accord entre les êtres, qu’il s’agisse de l’harmonie
de l’homme avec Dieu, de figures allégoriques empruntées à
la mythologie païenne, de l’harmonie familiale ou des phases
préliminaires des relations amoureuses.
La peinture du concert et de l’harmonie prend au XVIIe
siècle une signification inédite : elle aboutit chez les artistes
14
flamands à des paraphrases sur la rencontre amoureuse et
affiche parfois une implication moralisante ; on voit souvent
dans les représentations une vieille femme lever un doigt
dans le dos d’amants chantant à l’unisson, figure bien incongrue dans la peinture des plaisirs de l’existence ! Ce geste
d’admonition ne fait-il que connoter la précarité ? Les scènes
de badinage sont souvent ambiguës : La Leçon de musique
de Gérard Ter Borch (ill. 20) mettant en scène deux hommes
et une femme est-elle la représentation d’un accord parfait
ou, tout au contraire, du désir homosexuel insatisfait ?
Le Concert de Johannes Vermeer place en parallèle
amour vénal et amour spirituel au moyen de l’intrusion d’un
tableau-dans-le-tableau sans qu’il soit possible d’envisager
une complicité ou une condamnation. Les peintures du
Concert sont-elles vraiment toutes des allégories codées ?
Comment en décider ? Si la relation amoureuse est l’un des
sujets les plus communs de la peinture dite « de genre », son
interprétation morale est loin d’être simple10, comme l’écrit
Todorov. Érotisme et musique sont sans conteste associés
dans la peinture, mais plus ou moins ouvertement.
Une nouvelle représentation, sans ambiguïté aucune, se
répand dans la haute société italienne de la première moitié
du XVIIe siècle : la musicienne-courtisane. Sous différents
prétextes allégoriques (qui n’abusent personne), les corps
féminins dénudés s’exhibent : la Flore en Joueuse de viole
(1637) de Bernardo Strozzi est au final le portrait d’une
cantatrice réputée. L’Allégorie de la musique (1627) de
Giovanni Lanfranco, Vénus jouant de la harpe, à demi-vêtue
et accompagnée de petits Éros absorbés dans la lecture d’une
lettre/partition, affirme l’image de la courtisane, une femme
frivole et cultivée. Quelques années auparavant, Caravage a
conféré à son Joueur de luth les traits androgynes et lascifs
10
T. Todorov, Éloge du quotidien, Essai sur la peinture hollandaise du
XVIIe siècle (1993), Paris, Éditions du Seuil, coll. Points, 1997, p. 66.
15
d’un très célèbre chanteur florentin. Ces représentations ne
sont pas si éloignées de celles, plus populaires, de Gérard
Honthorst, Hendrick Ter Brugghen ou Bartholomeus Van
der Helst : elles affichent un érotisme truculent, laissant
entendre que les expressions du langage argotique, « jouer de
la flûte » ou « jouer de la mandoline », ne renvoient pas nécessairement à la virtuosité musicale ! Faut-il rappeler que
l’instrument, mot spécialisé au sens d’« objet élaboré pour
produire de la musique », signifie encore « membre, organe
du corps », d’où l’emploi pour membre viril ?
La première partie de cet essai est consacrée aux fonctionnements de la perspective dans les représentations de
scènes musicales : la peinture d’artistes contemporains de
Vermeer (en raison de l’impulsion initiale redevable à Daniel
Arasse) est considérée en priorité ; les dispositifs mis en
place dans la peinture italienne sont ensuite explorés. La
modeste « peinture de genre » hollandaise et la grandiose
« Peinture d’Histoire » italienne utilisent-elles au final des
procédés si dissemblables ? Les fins des peintres sont-elles
radicalement différentes ? Essentiellement une technique du
récit11, la perspective n’est en aucun cas réductible à une
technique de représentation du monde mise au point (ou
plutôt jamais mise au point, vu la diversité de ses formes et
de ses emplois !) pendant la Renaissance. Elle est l’image et
le concept de la projection, présentant le dessein de regarder
très loin (per-specere), d’embrasser12, tel Narcisse face à son
image, la profondeur, l’au-delà de la surface. Le lointain
dans l’espace pourrait-il se dissocier du lointain dans le
temps ? Si le sens abstrait du mot, « manière dont on projette
11
Voir sur cette question le brillant chapitre de Daniel Arasse « L’espace
pictural italien : l’Homme en perspective », in L’Homme en perspective.
Les primitifs d’Italie (1978), Paris, Éditions Hazan, 2008, p. 212-229.
12
Et le bras est la mesure de base de toute construction en perspective.
16
dans l’avenir le développement d’une situation actuelle »,
concerne aussi les tableaux dotés de perspectives, les structures mathématiques des scènes musicales pourraient contenir (dans tous les sens du terme) une musique invisible de
prime abord, « inouïe », « sous-entendue ».
La seconde partie s’attache à la double nature de
l’entente et au malentendu : les figures de l’Ange et d’Éros
sont particulièrement troublantes dans les peintures habitées
par la musique, qu’il s’agisse de représentations de l’extase,
de récits bibliques ou d’allégories profanes. Il ne s’agit bien
sûr pas d’épuiser les œuvres retenues (et bien d’autres
pouvaient convenir !) mais de proposer un mode d’approche
au lecteur. Des perspectives musicales sont susceptibles de
s’ouvrir à nous, vibrant dans la peinture peut-être là où on les
attend le moins, mais, ne nous échappent-elles pas en raison
de nos réflexes perceptifs, de nos habitudes mentales ou
encore de l’écran de nos références ?
Le propos n’est ni de traduire la peinture en musique ni
de pointer des correspondances. Simplement, en dehors de
toute idée préconçue, la pratique du dessin et une attention
soutenue à l’image sont les moyens retenus pour repérer la
manifestation de la musique, pour découvrir sa configuration
dans l’évidence géométrique de la composition.
17
Prélude
Lettre à Daniel Arasse
(La Leçon de musique de Vermeer)
Caro Daniele,
Cette lettre, un peu longue, risque de vous étonner, de
vous irriter même peut-être… J’espère que vous ne m’en
voudrez pas, mais il fallait que je vous l’écrive. Vous m’avez
de nombreuses fois permis de voir ce que le peintre et le tableau me montraient mais qui échappait à mon regard, ceci,
non seulement dans vos cours passionnants mais aussi au fil
de vos textes passionnés, tellement érudits et si clairs.
Vous m’avez appris à regarder la peinture dans le
moindre de ses détails tout en m’imprégnant de sa présence
physique, à poser la peinture à l’origine de la réflexion. Vous
m’avez appris à me passer des savants iconographes, à effacer progressivement tous ces écrans constitués de textes, de
citations, de références extérieures que j’interposais entre
l’œuvre et moi, cette sorte de filtre solaire (parfois même
écran total !) protecteur de l’éclat de l’œuvre et investi du
pouvoir de préserver les habitudes acquises dans lesquelles
se fonde et se reconnaît notre communauté académique.
Vous m’avez appris à me passer de vous, à douter des certitudes et à circuler dans la peinture par les cheminements
visuels les plus simples qui soient, à me saisir des fils tendus
par les peintres, pas de doute là-dessus ! Mais pourquoi le
ton léger et rieur de On n’y voit rien n’a-t-il pas surgi plus tôt
dans vos écrits ? Souvenez-vous de La Leçon de musique13
13
D. Arasse, « Le miroir de l’art », in L’Ambition de Vermeer, Paris,
Adam Biro, 1993, p. 66-75.
19
de Johannes Vermeer dont vous avez proposé une analyse
rigoureuse et convaincante… mais tellement austère !!!
Pourquoi ne pas avoir voulu « faire joyeusement de l’histoire
de l’art » ? Il est tentant de vous « renvoyer » les reproches
adressés à Giulia14 dans cette lettre écrite quelques années
seulement après votre essai sur Vermeer… Serait-ce un
devoir professionnel de ne pas rire ni même de sourire ?
Vous connaissiez pourtant ce proverbe de la Renaissance,
Serio ludere, « jouer sérieusement », et son goût pour le rire
et le paradoxe ! On dirait que, pour être sérieux, vous devriez
vous prendre au sérieux, « être seriosa et non seria comme
vous dites en italien, montrer patte blanche à ces gardiens de
cimetière qui se drapent dans la prétendue dignité de leur
discipline et, au nom d’un triste savoir, veulent qu’on ne rie
jamais devant la peinture15 ».
Pourquoi avoir occulté la dimension ludique et érotique
de La Leçon de musique ? D’accord, votre « description » du
dispositif de construction de l’image, issue d’une observation
scrupuleuse, est une démonstration irréprochable de la fulgurante capacité inventive de l’artiste ! Vous m’avez immédiatement donné envie de dessiner pour pénétrer plus avant
dans cette peinture aussi sensuelle que glacée, si proche de
« la volupté sage » des œuvres grecques selon l’heureuse
formulation de Marguerite Yourcenar dans les Mémoires
d’Hadrien, et je me suis appliquée à retrouver la ligne
d’horizon, les points de fuite et de distance. Commençons
par comprendre la construction très particulière de l’image :
une recherche précise sur calque révèle (fait transparaître)
que la perspective place le point de convergence des
fuyantes sur la figure féminine, légèrement au-dessus de la
taille. Quelle surprise de constater que la ligne d’horizon est
trop basse pour correspondre au regard du spectateur debout
14
15
D. Arasse, « Cara Giulia », in On n’y voit rien, op. cit., p. 13.
Ibidem.
20
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