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Redéfinir le produit
agricole
Anne Le Roy
Maître de conférences à l’université Pierre-Mendès-France de Grenoble
Identifier et analyser le bien produit aujourd’hui par un agriculteur devient une
nécessité pour comprendre le fonctionnement des exploitations et faire émerger de
nouvelles politiques au service des agriculteurs et des fonctions qu’ils remplissent.
A
lors même que « l’agriculture est trop peu traitée, souvent même par les
médias », comme l’écrit Jean-Pierre Elkabbach, elle s’est transformée en
profondeur au point de nous conduire à redéfinir le secteur agricole et ses
missions, son métier et son statut ainsi que sa place dans notre société.
L’agriculture est, de fait, « bien plus qu’un volume de produits, [et son] maintien sur
l’ensemble du territoire national ne peut pas résulter de la seule logique économique
mais demande une réelle volonté politique ».
Or, après une succession de réformes partielles pour limiter les mécanismes incitatifs
à la production, un nouveau virage est amorcé en 1992, puis confirmé dans le cadre
de la mise en œuvre du compromis de Luxembourg signé en 2003, et un bilan de
la PAC est aujourd’hui annoncé. Etablir un nouveau contrat social liant les agriculteurs à la société dans son ensemble ne semble pas chose aisée, les produits agricoles
s’étant fondamentalement modifiés sans que cela ait été compris, et donc pris en
compte au niveau politique. Une réflexion centrée sur les productions générées par
les exploitants s’impose. L’analyse de ces productions, considérées comme la partie
visible d’un iceberg représentant les mutations agricoles, devrait nous permettre de
mieux les comprendre en vue de mieux accompagner et soutenir le monde agricole.
. Supplément du Monde, « Les Cahiers de la compétitivité : agriculture et enjeux », 28 février 2008.
. A. Le Roy, « La production agricole ne se limite plus à ce que l’on croit… Mieux comprendre la production agricole pour mieux l’accompagner », Revue du Marché commun et de l’Union européenne, mai 2008, pp. 313-319.
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L’exploitant agricole ne produit pas que des biens alimentaires. Il crée aussi des
productions non alimentaires, à l’instar du bois, du coton et plus récemment des
bioénergies ou des produits transformés, qui pourraient encore offrir des nouvelles
pistes de création de richesses. La fonction nourricière n’est donc pas la seule qui
peut donner du sens au travail de l’exploitant. C’est une des fonctions, parmi d’autres
possibles, qu’il est amené à remplir. Son métier s’est considérablement complexifié,
au point qu’il ne peut plus se résumer à partir d’une seule séquence dans la chaîne
de création de valeur. De fait, dès que nous commençons à décortiquer l’activité d’un
exploitant agricole, il apparaît que ce qui est communément appelé la production
agricole regroupe un ensemble très disparate de richesses.
La part de l’immatériel
Lorsque les économistes étudient les caractéristiques d’une économie, ils sont souvent amenés à distinguer la production de biens matériels, palpables et tangibles, de
la production de biens immatériels, dans la mesure où les logiques économiques qui
les animent diffèrent fortement.
à première vue, l’agriculteur est un producteur de biens matériels agricoles, puisque
issus de l’exploitation de la terre. Mais, depuis un demi-siècle, il s’est progressivement
orienté vers une approche quantitative de son activité avec une rémunération quasi
exclusivement liée aux volumes de production. Or cette orientation en faveur du
quantitatif, proche de celle rencontrée dans l’industrie et à ce titre qualifiée d’industrialisation agricole, semble avoir eu trois conséquences.
•La première, avoir fait de l’ombre à une partie moins visible de la production,
parce que immatérielle, comme son impact sur l’environnement ou sur les
aménités rurales. De fait, le travail de l’agriculteur a des conséquences sur
la qualité de l’environnement, notamment sur la biodiversité, l’équilibre des
territoires, la variété et la qualité des paysages ; ce que confirment l’appauvrissement des territoires non gérés par un agriculteur ou le coût d’une remise en
état de terres abandonnées. Les paysages ne sont pas le résultat d’une production spontanée, mais celui d’une production matérielle. Autrement dit, cette
production immatérielle dite d’environnement est induite par la production
agricole matérielle. La création des richesses matérielles et celle des richesses
. J.-Cl. Delaunay et J. Gadrey, Les enjeux de la société de service, Paris, Presses de Sciences Po, 1987.
. O. Aznar, Services environnementaux et espaces ruraux. Une approche par l’économie des services, Thèse Inra Enesad
Dijon, 2002.
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immatérielles en agriculture sont indissociables et couplées. Il ne faut donc pas
chercher à les dissocier, mais tenter de comprendre comment elles sont liées
l’une à l’autre, rejoignant en cela ceux qui travaillent à poser les bases d’une
économie multidimensionnelle.
•La deuxième, avoir suscité une diversification de l’activité agricole à partir de
nouvelles productions immatérielles, dans le cadre d’une stratégie de développement ou de survie économique de l’exploitation. Pendant que l’agriculture
se modernise, un certain nombre d’agriculteurs développent, dans le cadre de
leur exploitation, de nouveaux projets en s’orientant vers une production marchande de services d’hébergement, de restauration ou de vente directe, avec
l’apparition de ce qui a été qualifié d’agrotourisme ou encore d’agriculture de
services. Cette stratégie, largement sous-développée en France comparativement à ce que nous pouvons trouver dans les autres pays européens, constitue
un moyen de diversification de l’activité agricole qui peut modifier le statut
du chef d’exploitation, celui-ci devenant « pluriactif agricole ». Toutefois, ces
stratégies n’apparaissent pas de la même façon et avec la même intensité sur
tous les territoires. Les caractéristiques de l’économie et de l’agriculture locales
comme la personnalité et les compétences de l’exploitant vont l’orienter, ou
non, vers ce type de création, qui ne peut être qu’une stratégie de développement parmi d’autres.
•La troisième conséquence de l’orientation vers le quantitatif est d’avoir modifié le contenu du produit agricole, donc la manière dont il est produit. Il s’enrichit de services afin de répondre à de nouvelles demandes et de faire face aux
problèmes générés par le modèle productiviste. La modernisation agricole a
engendré l’enrichissement d’une partie de la production agricole en services,
conduisant certains auteurs à parler de « servicisation » des biens agricoles.
L’exploitant prend alors en charge des prestations de services (logistique, tra-
. H. Bartoli, L’économie multidimensionnelle, Paris, Economica, 1991.
Nous nous démarquons donc de l’approche développée par l’OCDE, théorisée par Mahé et Ortalo-Magné, fondée
sur la séparabilité des fonctions, afin de distinguer pour les traiter séparément : celles qui peuvent donner lieu à la
création d’un marché et les autres. Ce cadre d’analyse conduit à réduire le caractère multidimensionnel de l’agriculture puisqu’il s’agit de trouver les instruments qui la rendent la moins multidimensionnelle possible. Cf L.-P.
Mahé & F. Ortalo-Magné (dir), Politique agricole, un modèle européen, Paris, Presses de Sciences Po, 2001, OCDE,
Introduction à la multifonctionnalité sous ses aspects de production d’externalité et de bien public, Paris, 2000 et OCDE,
Multifonctionnalité : élaboration d’un cadre analytique, Paris, 2001.
. P. Muller, « Vers une agriculture de services ? », Revue d’Économie rurale, mars-juin 1991, n°202-203, pp. 67-71.
. A. Le Roy, « La Pluriactivité agricole : une nécessité pour l’avenir ? », Revue du Marché commun et de l’Union
européenne, janvier 2002, n°454, pp. 34-43.
. J. Nefussi, « Tertiarisation de l’agriculture, quel enjeu pour le développement durable ? L’économie des services
pour un développement durable », Colloque de Cerisy, coordonné par E. Heurgon et J. Landrieu, L’Harmattan,
2007.
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çabilité, vente…), auparavant assurées par les professionnels de l’industrie, du
négoce ou de la distribution, dont le rôle ne cesse de croître dans la définition
du produit (de plus en plus standardisé et homogène). Ainsi, la production
d’un produit agricole a priori aussi basique que la pomme de terre n’a plus rien
à voir, ou presque, aujourd’hui avec ce qu’elle était en 1950, puisqu’elle doit être
calibrée, propre et associée à un type de préparation culinaire afin de répondre
à l’évolution de la demande. D’où l’incorporation croissante de services dans le
processus de production.
Il en résulte une complexification croissante du produit agricole, donc du métier.
Un producteur de biens publics
Les économistes ont aussi fréquemment recours à une typologie fondée sur la distinction entre les biens privés, mis sur le marché afin d’être disponibles pour la
consommation d’une personne, et les biens publics, qui demeurent disponibles pour
être consommés par tout le monde – non rivalité –, sachant qu’il est très coûteux,
voire impossible, d’exclure un individu du bénéfice d’un tel bien – non excluabilité.
A priori simple, cette notion de bien public est difficile à appliquer, au point de ne
pas déboucher sur une définition unique et consensuelle. C’est pourquoi son analyse
conduit, souvent, à préciser les caractéristiques de ce que l’on appelle bien public.
Dans cette perspective, il apparaît de plus en plus nettement que l’exploitant agricole, à partir d’une propriété privée ou d’un projet privé de création de richesses
valorisées par une mise sur le marché, génère des biens publics qui ne peuvent pas
s’inscrire dans la seule propriété privée. Autrement dit, au travers d’une production
(ou d’une propriété privée) issue d’une activité agricole, il y a une production de
richesses publiques telles que le paysage ou la biodiversité, à l’origine d’un partage
de la jouissance de la propriété. De sorte que l’agriculteur participe à la création de
biens publics, sans pour autant que cela signifie que le bien agricole soit un bien
public. Son activité débouche sur une production qui peut être soit à dominante
privée soit à dominante publique, mais le plus souvent les deux. Aussi, il n’y a pas
opposition entre ces deux types de biens, qui apparaissent comme les deux extrêmes d’un continuum public-privé ; et, ce n’est pas parce qu’un bien est produit par
. B. Chevalier, « Les agriculteurs recourent de plus en plus à des prestataires de services », INSEE Première, octobre
2007, n°1160.
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un agriculteur, autrement dit un producteur privé, qu’il doit automatiquement être
qualifié de privé. L’exploitant ne crée pas un type de biens, privé ou public, mais des
biens qui diffèrent les uns des autres, selon le degré auquel ils possèdent les caractéristiques de non-rivalité et de non-exclusivité.
Dès lors, nous ne pouvons pas considérer que la production agricole débouche sur
la création de biens publics, même partiellement publics, dont la fourniture relèverait par définition d’une politique de compensation des défaillances de marché qui
chercherait à les rendre marchands10. Cette approche nous conduirait à ignorer l’un
des deux aspects du bien agricole alors qu’ils sont indissociables, et à transformer
le caractère public en privé afin de pouvoir appliquer les enseignements du courant
économique dominant, qui envisage la question de l’allocation des ressources et le
produit exclusivement du point de vue des relations de marché11. Il paraît plus pertinent de mettre l’accent sur la pluralité des modalités d’organisation des relations
et sur la prise en compte d’éléments « non économiques » comme des aspirations
égalitaires, éthiques, environnementales, qu’un simple calcul d’optimisation n’intègre
pas. Cela d’autant que le bien agricole peut, aussi, être non marchand.
Au-delà du marché
Dernière distinction qui ne récapitule pas les précédentes mais s’applique à toutes :
la distinction entre production de biens marchands, destinés à être vendus sur un
marché, et de biens non marchands, qui sont gratuits, ou quasi gratuits, bien que
réalisés avec des facteurs de production obtenus sur le marché.
Pour l’essentiel, l’agriculteur travaille afin de vendre ses produits sur le marché, qui
lui permet ainsi d’obtenir une valorisation monétaire de son activité, tout au moins
d’une partie de cette dernière. Le marché joue alors un rôle d’indicateur des attentes
de la société à l’égard d’un groupe économique et de régulation des relations entre les
agents économiques. Mais, en même temps, une partie de l’activité de l’exploitation,
comme la production de paysage qui est à la fois publique, immatérielle, non alimen10. B. Hervieu, H. Guyomard et J.-Cl. Bureau, « L’avenir des politiques agricoles », in Ramses 2001. Les grandes
tendances du monde, Paris, Dunod, 2000, pp. 115-130.
11. D’autant que cela revient à développer une approche très réductrice du bien public et de l’intervention publique :
elle est destinée aux biens auxquels il est impossible de limiter l’accès et pour lesquels l’usage de l’un ne restreint
pas celui d’un autre, elle est donc réduite. Et plus généralement, le concept de bien public souffre de nombreuses
confusions et controverses finalement peu constructives. (Cf. Ch. Déprés, G. Grolleau et N. Mzoughi, Fourniture
non publique de biens publics : diversité des arrangements, Working paper 2005/4, INRA-ENESAD-CESAER, Dijon,
2005.
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taire voire transformée, est non marchande, donc non valorisée et non régulée par le
marché. Cette création, mise à disposition gratuitement ou à un prix inférieur à son
coût de production, révèle que la demande sociale ne parvient pas toujours à s’exprimer. Le marché ne peut tout régler : « L’optimum du “bien-être” d’une société […]
ne peut être obtenu que par l’application généralisée d’un principe d’efficience marchande, c’est-à-dire d’une efficacité qui s’exprime ou peut être ramenée à une quantité de marchandise et de monnaie12. » Effectivement, il paraît difficile de demander
à un marché d’être porteur de l’expression d’une demande marchande pour rétribuer
une production de richesses publiques et non marchandes.
Pour autant, chercher à séparer les biens marchands de ceux qui, en raison de leurs
caractéristiques, échappent au fonctionnement de marché afin de mettre en place
une intervention publique destinée à les rendre marchands ne peut pas constituer
un cadre d’analyse satisfaisant. Une telle approche, par la négative, revient à rejeter
toute définition positive de la composante non marchande d’un bien agricole. Or
cette dernière repose, nous semble-t-il, sur « l’incapacité » du marché à prendre en
compte l’existence simultanée de plusieurs logiques économiques qui peuvent être,
à la fois, complémentaires et opposées. Ce qui nous conduit tout naturellement à
élargir notre questionnement à la régulation du secteur agricole.
Penser un système complexe
Dans la littérature économique dominante, le bien économique est standard, homogène et, à ce titre, régulé via des relations de marché. Or nous venons de montrer
que ce qui est communément appelé production agricole regroupe un ensemble très
divers de biens économiques. Ils peuvent résulter de processus privés ou publics,
matériels ou immatériels, marchands ou non marchands, chaque processus ayant
son mode de régulation. Aussi, nous devons mieux comprendre la production pour
mieux la réguler.
Mais découle de ce qui précède que classer le produit issu de l’activité agricole à
partir des typologies utilisées par les économistes reste problématique, et surtout, ne
permet pas d’améliorer la compréhension de cette activité économique, et donc le
contenu des interventions publiques qui lui sont destinées. Nous avons besoin d’un
cadre analytique permettant de ne pas minimiser, ou nier, une des caractéristiques.
12. D. Barthélemy et M. Nieddu, Biens marchands, biens identitaires et multifonctionnalité agricole, Colloque de la
Société française d’économie rurale, 21 et 22 mars 2002, Paris, p. 8.
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Nous devons intégrer tous les aspects de la production agricole, ce qu’une analyse
fondée sur le bien standard et homogène ne permettrait pas de mener, puisqu’elle
consisterait à trouver les moyens et les instruments pour la rendre moins multidimensionnelle.
Le produit agricole est le résultat d’un processus devenu, au fil du temps, très complexe qui nécessite un cadre d’analyse renouvelé, fondé sur la production agricole
appréhendée à partir de la notion de « système complexe ». Nous écartons une représentation pyramidale du bien agricole auquel nous pouvons associer un processus
de production, pour nous rapprocher d’une représentation horizontale à partir des
différentes composantes et des relations qu’elles entretiennent entres elles. Ces dernières ayant toutes une fonction plus ou moins structurante dans le fonctionnement
de l’exploitation participent, chacune à sa manière, aux créations de richesses. La
compréhension du bien agricole implique celle de ses composantes et des relations
qu’elles ont entre elles, dans le prolongement de l’approche systémique développée
par Joël de Rosnay et dans l’esprit de la biosphère de René Passet13. La qualité, la
richesse et la valeur du bien agricole dépendent des éléments qui le composent et
de leurs relations. C’est à partir de la participation à ces différentes dimensions, qui
ne sont pas exclusivement économiques, que le bien agricole doit être appréhendé,
que des prix doivent être établis dans le cadre de règles intégrant toutes ces données. Les pouvoirs publics ont un rôle à jouer dans la régulation du secteur agricole,
mais leur intervention ne peut pas être assimilée à une simple subvention. Il s’agit
effectivement de rétribuer une richesse créée. Or parce que cette dernière est pour
partie immatérielle, relevant de la sphère publique et souvent non marchande, elle
est difficilement quantifiable et repérable et, à ce titre, fréquemment ignorée. Ces
créations sont indissociables de l’activité agricole, elles sont nées et existent avec
l’agriculture. Aussi, peut-être qu’en progressant dans l’évaluation de ces composantes
« cachées » de la production agricole, l’intervention publique serait mieux comprise,
notamment par les agriculteurs eux-mêmes, qui craignent et refusent de devenir des
jardiniers. Toutes les composantes de la production agricole, quel que soit leur degré
de visibilité, doivent effectivement être prises en compte et rémunérées.
13. J. de Rosnay, Le macroscope, vers une vision globale, Paris, Seuil, 1975 et R. Passet, L’économique et le vivant, Paris,
Payot, 1979 réédition en 1996.
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