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L’Enseignement philosophique - 46e Année - Numéro 5
Y A-T-IL UN INCONSCIENT HÉGÉLIEN ?
Nikol ABECASSIS
Lycée Audiberti, Antibes.
I. LA SCIENCE DE LA LOGIQUE COMME TEXTE D'EXPOSITION DU SENS
ABSOLU
Se peut-il que nous soyons sans savoir au commencement et que nous
passions, à un moment donné, de l'ignorance radicale au savoir ? Si tel était le cas,
le savoir resterait pour nous un mystère. Nous ne pourrions l'appréhender que
comme une gracieuse révélation, c'est-à-dire comme un quelque chose d'extérieur
qui, par une providentielle magie, nous tomberait dessus à un moment donné,
comme une tuile d'un toit. Comprendre, processus intermédiaire entre le non-
savoir et la connaissance, ne serait rien du tout ; nous ne pourrions rien comprendre
mais qu'être saisis par un contenu de savoir qui, d'une certaine façon, forcerait
l'adhésion, et même ne la solliciterait pas mais l'imposerait en même temps que ce
contenu serait donné ou reçu ; le savoir serait même tout simplement ce qui adhére-
rait à notre esprit comme une pièce collante adhère à une autre.
Or l'on peut comprendre, comme le démontre admirablement Platon dans le
passage du Ménon1 où Socrate, soutenant « qu'il n'y a pas d'enseignement, mais que
des réminiscences », propose à un petit esclave n'ayant jamais été initié à la géomé-
trie, de résoudre le problème dit de la « duplication du carré » ; ce passage montre
précisément comment le petit esclave qui d'abord ne sait pasparvient à révéler
lui-même comme sien ce qui devient ainsi explicitement l’objet de son savoir.
Comprendre ne peut bien être que cela, à savoir venir à la compréhension, maîtri-
1. 82, pp. 251 à 259 Ménon, traduction de A. Croiset, Paris, Les Belles Lettres, 1949.
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ser, pensée par pensée, toutes les étapes du processus d'accès au savoir ; et en dehors
de ce processus même par lequel non seulement on accède au savoir, mais aussi on
le réalise, il n'y a pas de savoir du tout, si bien que ce qui est à comprendre, c'est au
fond le processus même par lequel on arrive à comprendre. Et même si le sentiment
d'avoir compris s'éprouve subitement, il n'en demeure pas moins que ce sentiment
subit reste riche de tout le processus qui le produit. Il n'y a donc à aucun moment de
saut entre l'ignorance et le savoir ; parler de saut à ce propos serait en vérité refuser
de rendre compte de la connaissance. Il y a bien plutôt une unité fondamentale, à
approfondir-réaliser, entre savoir et su, donc entre contenu et forme, objet et sujet,
être et pensée ; cette unité doit être pensée comme riche de cette médiation par
laquelle le savoir construit son su, le déploie à partir de lui-même. Ce qui revient à
dire que l'esprit appelé à connaître est lui-même toujours-déjà savoir, quoique
seulement en soi pour commencer.
Cela dit, même si dès le commencement du travail de la pensée cette pensée
contient ainsi déjà la fin en soi, le résultat, qui est tout à la fois la compréhension et
la chose comprise, c'est-à-dire la chose rationnellement possédée, il faut bien aussi
qu'en même temps que la pensée progresse, tout en conservant les moments de sa
progression elle les nie, autrement, à la place de progresser elle stagnerait. C'est
pourquoi, le plus juste est encore de dire que « enfin » comprendre est achever le
processus nécessaire à l'approfondissement-développement ou l'assimilation-
conception totale de toutes les déterminations de la chose à comprendre inhérente à
la pensée même qui comprend.
C'est de ce processus que l'œuvre spéculative hégélienne, et notamment la
Science de la logique, s'efforce de rendre compte. Dans celle-ci, Hegel, en suivant le
mouvement même de la pensée, expose les conditions objective (de compréhensi-
bilité) et subjective (de compréhension), révélées comme confondues, de sorte que
comprendre y apparaît comme « prouver » ce qu'un sujet s'attache à comprendre,
comme compréhensible, et du même coup, comme effectivement compris. Ceci
revient à expliciter la « totalité de sens » toujours-déjà comprise en soi, quoique
d'abord seulement à l'état de germe, celui-ci correspondant précisément, dans la
Science de la logique, à l'Être qui est concept en soi. Jean Hyppolite, dans une note
de la Préface de la Phénoménologie de l'Esprit, signale précisément : « ... le concept
est à la fois l'auto-mouvement de la chose et l'acte de le comprendre »2. Certes,
l'idée d'un savoir implicite inhérent à toute pensée commençante n'est pas neuve.
Cette idée se trouve au contraire déjà développée dans un grand nombre de philoso-
phies soucieuses de répondre à l'empirisme radical ou au scepticisme. Que l'on
songe à la réminiscence platonicienne, aux idées innées cartésiennes, à la participa-
tion de l'entendement humain à l'entendement divin chez St Augustin, Malebranche,
Spinoza..., à la connaissance a priori kantienne, etc.. Mais Hegel semble avoir, dans
sa philosophie, dépassé bien des contradictions et éclairé bien des points demeurés
2. p. 47 Phénoménologie de l'Esprit (Phéno), traduction de Jean Hyppolite, Paris, Aubier-
Montaigne, 1947.
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obscurs dans les philosophies antérieures. C'est pourquoi elle présente sur ce sujet
un intérêt particulier. La philosophie spéculative implique précisément l'idée d'un
su-non-immédiatement-connu inhérent à toute conscience, que l'on va voir qu'il
peut convenir d'identifier à une forme d'inconscient.
1) Analogie entre l'approche du Sens par les symboles et l'approche du Savoir
absolu par les différents « moments » du développement de la pensée :
Les Anciens se prêtaient à une coutume engageant métaphoriquement le
rapport essentiel entre des significations partielles et le Sens fondamental ou entre
les différents « moments » sur le parcours du savoir et le Savoir accompli lui-même
toujours-déjà au moins en soi en chacun d'eux. Précisément, les Anciens appelaient
« symbole » chaque morceau d'une totalité brisée qui pouvait être par exemple la
moitié d'une assiette, laquelle représentait alors l'uniprimordiale scindée par un
acte secondaire. Un morceau était remis à un membre de la famille qui partait en
voyage, tandis que le reste de la famille gardait l'autre. Ainsi, quand l'individu parti
revenait, après un certain temps et riche de ses aventures, il était différent, mais sa
famille pouvait le re-connaître et l'accueillait grâce à ce tesson qu'il avait conservé
et rapporté et qui s’emboîtait parfaitement avec celui gardé par elle.
Dans un tel contexte, chaque partie en elle-même ne représente rien, mais ne
représente quelque chose que par rapport à l'autre ; et si, ainsi, chaque partie ne
représente rien en soi dans son identité abstraite à soi, mais ne représente quelque
chose que dans son rapport à l'autre, à la fois différent de soi et identique à soi en
tant qu'« autre de l'autre », c'est que c'est uniquement le Tout à partir duquel ces
deux parties sont obtenues qui, d'une part vaut absolument par lui-même, d'autre
part donne une valeur relative à ces deux parties, c'est-à-dire fait que chaque partie
signifie finalement quelque chose : chacune a un sens parce qu'elle en appelle au
Tout dont elle est partie. Dès lors, le symbole, partie d'un Tout servant de signe de
re-connaissance, s'avère désigner moins un des morceaux sensibles séparés, que le
lien non sensible les déterminant chacun comme ce qu'ils sont. C'est-à-dire que par
définition, le « symbole » désigne cela qui en appelle à d'autres que soi avec
lesquels il entretient un lien de familiarité ; étymologiquement, « syn-bolein » signi-
fie d'ailleurs mettre ensemble, lier, voire re-mettre ensemble, re-lier. À partir de là,
seul un sujet ayant d'emblée l'idée du Tout en tête devient à même de ne pas consi-
dérer chaque morceau sensible particulier comme un morceau isolé, perdu, errant,
idiot au sens étymologique du terme : qui est étrange, inclassable, sans référence,
vide de sens, etc., mais de l'appréhender d'emblée comme une réalité qui est plus
que ce qu'elle montre, qui fait signe vers un autre qu'elle comporte en soi, autre par
lequel et avec lequel elle re-trouve le Tout qui les fait être l'un et l'autre ce qu'ils
sont. Par contre, pour un sujet qui ne rapporterait pas un morceau à l'autre et les
deux au Tout, chaque morceau resterait insignifiant ; à la rigueur, l'un et l'autre
pourraient bien apparaître à l'intuition comme complémentaires, mais seulement
hasardeusement ; on peut aller jusqu'à dire que pour un tel sujet, le spectacle des
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morceaux épars serait « dia-bolique » (du grec « dia-bolein » qui, à l'opposé de
« syn-bolein », signifie mettre en opposition, séparer), c'est-à-dire sans sens.
Au niveau de la pure pensée, c'est-à-dire abstraction faite de toute métaphore,
nous pouvons dire que ce n'est que lorsqu'un sujet ne réussit pas à appréhender le
lien intrinsèque de déterminations distinctes, opposées, voire contradictoires, et la
place de chacune d'elles dans une totalité signifiante, qu'il se trouve dérouté par elles
et ne comprend pas. Ceci confirme que la condition objective de la compréhen-
sibilité de toute représentation particulière, et plus généralement, de toute significa-
tion partielle, c'est qu'elles recèlent toujours-déjà au moins en soi le Sens total
fondamental, et conjointement, que la condition subjective de toute compréhen-
sion, c'est que le sujet cherchant à comprendre ait également toujours-déjà au moins
en soi le savoir de la totalité dans laquelle s'inscrit tout savoir partiel, c'est-à-dire
qu'il ait précisément toujours-déjà au moins implicitement le savoir de ce Sens total
fondamental.
2) Sens absolu et Subjectivité infinie :
Chaque mot, chaque théorie, chaque doctrine particuliers..., en tant qu'ils ne
sont pas le Sens total, en appellent donc nécessairement, en tant que signifiants, à ce
Sens total absolu, et ce qui produit ces mot, théorie, doctrine...particuliers, à savoir
la pensée, comme conscience ou entendement d'abord, en appellent également
nécessairement à la Pensée absolue productrice de ce Sens absolu ; ce qui revient à
dire, en terminologie proprement hegelienne, que toute pensée finie est toujours-
déjà elle-même, au moins en soi, Pensée infinie ou Raison, ou encore, que tout sujet
fini, quel qu'il soit et quoi qu'il croie, quoi qu'il connaisse, mais aussi quoi qu'il
fasse, quoi qu'il crée, etc., sait nécessairement, du sens déterminant ce croire, ce
faire, ce créer, etc. et ce, longtemps sans le savoir explicitement, plus que ce
qu'il se sait savoir, exprime ou fait au delà de ce qu'il a conscience d'exprimer ou de
faire, etc. Dans la Préface des Principes de la philosophie du droit, Hegel dit par
exemple : « En ce qui concerne le droit, la vie éthique et l’État, la vérité est aussi
ancienne que les époques elle a été formulée et est devenue accessible à tous
dans les lois publiques, la morale publique et la religion. Quand l'esprit pensant ne
se satisfait plus de la posséder sous cette forme immédiate, de quoi a donc besoin
cette vérité ? Il faut seulement qu'elle soit saisie conceptuellement par l'esprit, que
son contenu qui est déjà rationnel en soi puisse acquérir aussi la forme rationnelle,
de sorte qu'il apparaisse justifié au regard de la pensée libre »3.
Il n'est donc pas abusif de dire que la philosophie hégélienne défend l'idée
que « ça » sait en chacun de soi, que « ça » parle en chacun de soi, que « ça » pense
en chacun soi, plus que ce que chacun se sait savoir, a conscience de dire et penser,
etc., « ça » désignant donc le Sens absolu, lequel dans la philosophie hégélienne est
élevé au delà de la simple substance pour se révéler dans sa vérité ultime comme
3. p. 47 Principes de la philosophie du Droit, traduction de R. Derathé, Paris, Vrin, 1975.
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Subjectivité donnant sens à tout et que tout en particulier véhicule sans cependant
que les subjectivités finies (qui parlent, pensent, etc.) en aient immédiatement
nécessairement le savoir explicite. Sans quoi il faudrait soutenir que tant que l'on
n'aurait pas acquis la connaissance (ou le savoir explicite) de ce Sens, on ne serait
guère en mesure de produire quoi que ce soit de sensé ; et à plus forte raison serait-
on incapable d'accéder à cette connaissance même supposée nécessaire à l'entrée
dans le « monde du Sens » ! Bref, autant dire qu'on ne penserait pas du tout, faute de
pouvoir commencer à penser. Hegel dit justement, dans un passage de la Science de
la logique : « (...) on devra accorder sans hésiter qu'aussi peu il est besoin pour digé-
rer, respirer, etc., comme il faut, d'une étude préalable de l'anatomie et de la physio-
logie, aussi peu également on a besoin, pour tirer des conclusions justes, d'avoir
étudié auparavant la Logique »4. Lévi-Strauss, de son point de vue particulier
d’ethnologue, fait également dans ce sens une remarque intéressante : « Tout s'est
passé comme si l'humanité avait acquis d'un seul coup un immense domaine et son
plan détaillé, avec la notion de leur relation réciproque, mais avait passé des millé-
naires à apprendre quels symboles déterminés du plan représentaient les différents
aspects du domaine. L'Univers a signifié bien avant qu'on ne commence à savoir ce
qu'il signifiait ; cela va sans doute de soi. Mais (...) il a signifié dès le début, la
totalité de ce que l'humanité peut s'attendre à en connaître. Ce qu'on appelle le
progrès de l'esprit humain et, en tout cas, le progrès de la connaissance scientifique,
n'a pu et ne pourra jamais consister qu'à rectifier des découpages, procéder à des
regroupements, définir des appartenances et découvrir des ressources neuves, au
sein d'une totalité fermée et complémentaire »5.
Sans trancher, ici, sur la nécessité ou pas de poser le caractère fermé de cette
« Totalité de Sens » que par contre on ne peut pas ne pas poser au fondement de la
moindre production sensée, il faut préciser que c'est bien en terme de « totalité »
que l'on doit en tout cas immédiatement poser la question du Sens, et même, de
Totalité absolue ou de Totalité ultime comprenant autant de « totalités » partielles
qu'on voudra ; car encore une fois, si toute signification partielle (un bout d'assiette
selon notre métaphore précédente) ne renvoyait qu'à d'autres significations partielles
(d'autres bouts), sans que chacune ne renvoie en même temps à une Totalité tenante
(en vérité infiniment pensante et créatrice) les justifiant toutes (l'assiette totale selon
notre métaphore précédente), alors chacune n'aurait qu'une signification contin-
gente, et au fond elle ne serait pas même une signification ; le plus juste serait de
dire qu'une telle série infiniment ouverte selon la « mauvaise infinité » au sens
Hegel entend cette expression6, c'est-à-dire ouverte sur une diversité de bribes au
fond non inter-médiatisées, serait absurde ; pour s'appuyer encore sur la métaphore
précédente, disons que les morceaux non ramenés à l'assiette ne seraient même pas
des morceaux, mais seulement des débris étalés là, en vrac, comme des coquillages
4. Addition (Add.) § 183, p.603 Encyclopédie des sciences philosophiques (E.S.P) : la Science de la
logique (Sc.Lo), traduction de B. Bourgeois, Paris, Vrin, 1970.
5. p. XLVIII Sociologie et Anthropologie, P.U.F, Paris, 1968.
6. Sc.Lo, §§.93-94, p. 357.
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