Russell Shorto Le Squelette de Descartes Une histoire d’os sur le conflit entre la foi et la raison Traduit de l’anglais (États-Unis) Par Florence Moreau A vue d’œil 3 Titre original : Descartes’ bones. A skeletal history of the conflict between fait hand raison. Publié aux États-Unis par Doubleday, groupe Random House, Inc., New York – Tous droits réservés. © 2008 by Russell Shorto. © 2010, Éditions SW Télémaque, pour la traduction française. © À vue d'œil, 2011, pour la présente édition. ISBN : 978-2-84666-651-0 www.avuedoeil.fr À vue d'œil 27 Avenue de la Constellation B.P. 78264 CERGY 95801 CERGY-PONTOISE CEDEX Numéro Azur : 0810 00 04 58 (prix d’un appel local) 4 À ma mère 5 « Que pouvons-nous léguer à la terre sinon les corps que nous y déposons ? » Shakespeare, Richard II (acte III, scène 2) 7 1 L’homme qui est mort Tout au sud du plus vieux quartier de Stockholm se dresse un bâtiment de quatre étages construit durant la période baroque, époque d’activités intenses qui avait le souci du détail. Sa façade en briques rouges est ornée de chérubins et de corniches en grès. L’entrée est flanquée de deux canons dressés bien droits tandis que des bustes barbus contemplent de leur hauteur et leur sévérité ceux qui s’approchent du bâtiment. Si vous pouvez faire abstraction de la boutique de sacs à main design et du bar-restaurant sélect qui occupent le rez-de-chaussée, ainsi que des flots de touristes qui passent devant l’édifice par cet après-midi d’été, la structure vous semblera tout droit sortie de l’année 1630, quand un marchand nommé Erik von der Linde la fit bâtir. Au cœur de l’hiver 1650, au plus profond de la nuit, le rite de passage le plus solennel se déroulait à l’étage supérieur du bâtiment. Les gens couraient d’une pièce à l’autre, passaient derrière les fenêtres qui donnaient sur le port sombre et glacé, échangeant des informations et des regards anxieux. Si l’heure était grave, elle n’était pas calme pour autant. L’homme allongé sur le lit 25 n’avait pas tout à fait 54 ans ; il était d’une ossature fine, avait le teint livide et occupait le centre de toutes les attentions. Pour proche de la mort qu’il fût, il montrait une vivacité préoccupante : c’était la fureur qui lui prêtait ces ultimes montées d’adrénaline. Son ami et protégé Pierre Chanut, ambassadeur français en Suède et dans la maison duquel il était en train de mourir, se tenait loyalement à ses côtés et s’efforçait de maîtriser la colère de l’agonisant, tout en éprouvant une double culpabilité. C’était lui qui avait ardemment convié René Descartes en ce pays glacial, et eu la fièvre en premier lieu. Descartes, en s’occupant de lui, l’avait attrapée à son tour. Chanut croyait ardemment que la pensée révolutionnaire de Descartes allait transformer le monde. En cela, il avait tout à fait raison. Un changement s’était produit au milieu du XVIIe siècle. La notion de doute, sous une forme nouvelle et radicale, avait fait son chemin et les gens commençaient à remettre en question quelques-unes de leurs croyances les plus fondamentales. Cette évolution des mentalités représenta un bouleversement plus profond que les révolutions américaine et française, que la révolution industrielle ou l’ère de l’information, en ce sens qu’elle fut à la base de toutes ces mutations et a affecté la structure même de la pensée humaine, la façon dont chacun percevait le monde, 26 l’univers, et s’envisageait à l’intérieur de cet ensemble. La personne notoirement liée à cette métamorphose était l’homme qui était en train de mourir, dans l’hiver suédois. Pierre Chanut ne pouvait bien sûr pas mesurer la portée de ses théories pour l’avenir, mais il savait, comme beaucoup d’autres, que quelque chose d’une importance extrême se préparait et que Descartes se trouvait au centre. Le diplomate avait à présent compris qu’en conviant le philosophe ici, il avait bien involontairement engendré une catastrophe. La fièvre avait déclenché une pneumonie ; la respiration du patient était irrégulière, ses yeux roulaient dans le vide. Chanut avait voulu appeler le médecin de la cour, mais Descartes s’y était violemment opposé. Cependant, de son palais féerique, sur l’autre rive de la petite île située au centre de Stockholm, dans le port, Christine, la reine de Suède alors âgée de 23 ans, et qui deviendrait l’une des personnalités les plus remarquables de l’histoire européenne (en raison notamment de la rumeur séculaire qui veut qu’elle ait en fait été un roi), envoya son praticien à son chevet. C’était Christine qui, de concert avec Chanut, avait en premier lieu incité la célébrité intellectuelle à se rendre dans le Nord. Le docteur, un Hollandais nommé Wullens, s’approcha du lit avec réticence. Il y eut un rude échange au cours duquel le philosophe fit clairement comprendre au 27 médecin sur un ton venimeux qu’il le tenait pour un âne. La rencontre atteignit son paroxysme lorsque Wullens proposa une saignée, sur quoi le patient rétorqua dans un cri théâtral : « Gentlemen, épargnez le sang français ! » et ordonna à l’homme de sortir. Wullens quitta la pièce, se lavant les mains de l’affaire, et marmonna alors, pour se consoler, un vers célèbre du poète romain Horace : « Sauver un homme contre sa volonté équivaut à le tuer. *» La colère de Descartes reposait sur deux motifs. Pour commencer, le philosophe avait connu Wullens durant les longues années qu’il avait passées dans les Provinces-Unies. L’une des premières diffusions publiques de la philosophie de Descartes avait eu lieu à l’université de Leyde, et elle avait causé grand tumulte parmi ceux qui voyaient en elle un défi au système d’éducation et de pensée qui prévalait en Europe depuis des siècles. Wullens avait fait partie des opposants à cette nouvelle philosophie, et Descartes n’oubliait jamais un ennemi. Mais une autre raison alimentait sa fureur. D’une certaine façon, l’essentiel de la carrière de Descartes avait consisté en un jeu d’échecs avec la mort et, pendant une longue période, il s’était vraiment convaincu qu’il avait le dessus. Il avait été un enfant maladif, au teint pâle et à la toux sèche, héritage qui lui venait de sa 28 mère, morte alors qu’il était âgé d’un an. Son père, juriste et homme de pouvoir et d’ambition, avait, semble-t-il, méprisé la fragilité de ce fils, lui préférant son aîné. Les médecins de famille n’avaient pas pris la peine de cacher au jeune garçon que, selon eux, il mourrait jeune. Quand il eut dix ans, Descartes fut néanmoins envoyé au collège jésuite de La Flèche, en Anjou, un établissement où l’on dispensait l’une des meilleures éducations d’Europe. À sa propre surprise, il s’épanouit en ce lieu. Il y acquit force, santé, vigueur ainsi qu’une conscience du vaste monde et un appétit de connaissances. Mais il n’avait pas oublié ses premières années. Quand il se lança dans son travail d’adulte, la médecine devint son centre d’intérêt principal. Il élabora sa philosophie révolutionnaire en se référant non à la Bible et aux écrits anciens, mais à la raison humaine, ce qui lui valut d’être à la fois célèbre et impopulaire. Le cœur de l’affaire, la raison profonde de tout cela, c’était son désir de résoudre l’énigme que constituait le corps, de guérir la maladie, et d’allonger la durée de vie, y compris la sienne. À la fin du Discours de la méthode, cet essai philosophique qui a fait entrer le monde dans une ère nouvelle, il fait serment au lecteur non de lui livrer une métaphysique revisitée ou une nouvelle approche des mathématiques, mais il promet qu’il a 29 « résolu de n’employer le temps qui [lui] reste à vivre à autre chose qu’à tâcher d’acquérir quelque connaissance de la nature, qui soit telle qu’on en puisse tirer des règles pour la médecine, plus assurées que celles qu’on a eues jusques à présent *». Cinq ans avant de se trouver sur son lit de mort, en Suède, il écrivit au marquis de Newcastle : « La conservation de la santé a été de tout temps le principal but de mes études. *» Beaucoup de ses contemporains nourrissaient le même objectif. Quand nous évoquons la science et l’étincelle de la modernité, nous avons tendance à penser à l’astronomie. Galilée fabriquant avec art ses télescopes et examinant les cieux au-dessus de l’Italie. Repérant des taches solaires, des « lunes » autour de Jupiter, des cratères sur la Lune gravitant autour de la Terre, et d’autres irrégularités dans un univers que l’Église avait enseigné comme la perfection même. Assemblant des données qui corroboraient la théorie selon laquelle la Terre tournait autour du Soleil. Se heurtant au courroux de l’Inquisition. Dans notre perpétuel effort pour comprendre qui nous sommes et ce que signifie être « moderne », nous choisissons l’astronomie comme point de départ parce que cela nous procure une solide cheville métaphorique pour envisager la quantité de changements que l’humanité a connus au cours du XVIIe siècle lorsque nous avons 30 laissé apparemment derrière nous notre image mythique et biblique pour nous resituer dans le cosmos. En 1957, l’année de Spoutnik et de la naissance de l’ère spatiale, une époque où les gens avaient une appréhension plus simple et plus claire de la modernité que celle que nous avons aujourd’hui et se sentaient prêts à adhérer à ce que, selon eux, signifiait ce mot, le best-seller d’Alexandre Koyré a exprimé cette idée dans son titre, résumant le changement de la façon suivante : Du monde clos à l’univers infini. Mais l’on pourrait tout aussi bien considérer que la modernité provient de l’immense intérêt pour le corps humain qui naît en Europe à l’époque de Galilée. Si notre place dans l’univers est un marqueur fondamental de qui nous pensons être, notre être physique est quelque chose de plus. L’ampleur de la souffrance humaine au cours des siècles est quantifiable. L’espérance de vie d’un enfant né dans la France de Descartes était de vingt-huit ans*. En Angleterre, entre 1540 et 1800, elle est estimée à trente-sept. Des taux de mortalité similaires – dans la vingtaine et la trentaine – étaient enregistrés pour les citoyens bien nés de la Rome antique, les populations de fourrageurs en Afrique et en Amérique du Sud, et les personnes vivant dans l’Inde et la Chine rurales, au début du XXe siècle. Plus de la moitié des enfants nés à Londres au moment de la 31 révolution américaine n’atteignait pas l’âge de 15 ans. Et la plupart des décès au tout début de l’Europe moderne n’étaient pas dus aux guerres ou au maraudage mais à la maladie. Siècle après siècle, après des heures désespérées, les parents regardaient, impuissants, leurs enfants succomber à des maladies dont les seuls noms – la fièvre, l’apoplexie, la grippe, l’hydropisie, les commotions ou la phtisie – en disaient long sur le flou des diagnostics qui équivalaient à des condamnations définitives. Ce flou s’est levé quelque trois siècles et demi plus tard – nous vivons plus longtemps et nos vies sont plus saines – et pourtant le corps reste une pierre de touche de la modernité. Zoloft, Lipitor, Viagra, Botox, Ibuprofène, angioplastie, insuline, contraceptifs, thérapie de substitution hormonale, stéroïde anabolisant, nous ouvrons à la science et la technologie l’accès à nos corps physiques, mais nous insistons aussi pour qu’elles l’améliorent en permanence et viennent en aide aux données brutes de notre chair, sang et os. Dans cette perspective, le corps devient une machine, et la maladie une panne de la machine, la guérison impliquant la réparation des parties endommagées ; le médecin devient une sorte de mécanicien dont les outils sont les médicaments. Cette vue simpliste a toutefois évolué au cours des vingt ou trente dernières années. Aujourd’hui, 32 nous établissons plus volontiers une relation étroite entre le corps et l’esprit, nous reconnaissons que nos pensées et notre environnement influent sur notre être physique. Pourtant, le principe du corps envisagé comme une mécanique a connu un grand succès et notre médecine se fonde encore largement sur cette notion. C’était précisément cette image du corps qui émergeait à l’époque de Descartes. À ses débuts, la nouvelle façon d’appréhender le corps humain fut déconcertante pour beaucoup de gens qui l’assimilaient à de l’athéisme. Elle était en franc désaccord avec l’approche générale de la connaissance qui régnait alors et contre laquelle se définissait la modernité. L’aristotélisme, ou la scolastique, était un mélange de théologie chrétienne et de pensée dérivant d’Aristote et d’autres Grecs anciens. Ces courants de pensée avaient été mêlés pendant des siècles, engendrant une vision du monde qui, souvent pimentée d’astrologie et de folklore, régentait chaque sujet existant, de l’histoire de la création aux rôles des hommes et des femmes. Elle expliquait pourquoi une pierre lancée d’une fenêtre tombait sur le sol au lieu de flotter (parce que les objets voulaient aller vers le centre de la Terre, c’est-à-dire le centre de l’univers), ce qui arrivait quand on mourait, bref, elle rendait des comptes sur la fin de toutes choses. 33 La médecine pré-moderne, au renversement de laquelle Descartes s’est consacré, reposait sur l’enseignement de Galien, médecin de la Grèce antique dont le travail s’inspirait lui-même de la division aristotélicienne du monde physique en quatre éléments : la terre, l’air, le feu et l’eau. Leur correspondaient les « humeurs » corporelles, ou fluides, c’est-à-dire, le sang, la pituite (ou mucosité), la bile noire et la bile jaune. Les maladies et les troubles étaient considérés comme le résultat d’un déséquilibre humoral. Ce système, renforcé par la médecine traditionnelle, la sorcellerie, le christianisme et l’astrologie, avait l’avantage d’être exhaustif. Le corps et tous ses petits soucis comme les maux de dents, les fièvres, le mal d’amour et l’humeur maussade faisaient partie du vaste monde et de l’univers encore plus immense. Cela ne signifiait pas pour autant que le corps était fait de la même matière que ce qui constituait l’univers ou que les forces physiques contrôlaient toute chose. L’ineffable était une part authentique et indispensable de la réalité. Jésus marchait sur l’eau, les miracles existaient, le diable rôdait dans les campagnes. Le surnaturel et la magie existaient au sein même de la nature ; ils étaient entremêlés à la structure du monde et des étoiles, y compris dans les muscles du corps humain. 34