fait précisément l’artisan lorsqu’il travaille. En cela, sa perspective d’analyse peut être
rapprochée de celle de Matthew B. Crawford qui, dans son récent Éloge du carburateur
(2010), décrit sa reconversion professionnelle vers l’activité de réparation de motos après
avoir exercé un poste de brillant universitaire dans un think tank de Washington. Dans son
ouvrage, Matthew B. Crawford, à l’instar parfois de Richard Sennett, se prend lui-même
comme objet d’étude afin de mettre au jour les « exigences cognitives » du travail manuel
et insiste parallèlement sur la dégradation du travail de la creative class sous l’effet de la
séparation entre la planification et l’exécution. La parution quasi simultanée des deux
ouvrages (2008 et 2009 aux États-Unis) peut être interprétée comme la traduction d’un
mouvement actuel de réhabilitation du travail artisanal qui résulterait d’une
insatisfaction grandissante vis-à-vis du capitalisme moderne.
3 Pour défendre sa thèse, Richard Sennett développe, avec le même ton de conteur que
dans ses ouvrages précédents, l’analyse de divers métiers artisanaux (potier, tisserand,
souffleur de verre, etc.), s’intéresse à différents domaines d’application (le travail des
architectes, des personnels de santé ou l’exercice du piano) et emprunte de multiples
références théoriques à des disciplines aussi diverses que l’histoire, la sociologie, la
philosophie, l’anthropologie, la psychologie ou encore l’ergonomie, l’urbanisme et la
biologie. L’érudition et la transdisciplinarité affichées, associées à un style d’écriture peu
académique, rendent la lecture du livre particulièrement vivifiante et stimulante.
4 Sans suivre précisément la chronologie de l’ouvrage – qui, en dépit de ses trois parties
(« Artisans », « Métier » et « Artisanat »), procède par éclairages successifs plus ou moins
liés les uns aux autres –, notre compte-rendu met l’accent sur trois points centraux, selon
nous, dans la thèse défendue par Richard Sennett. Celui-ci met tout d’abord en évidence
les multiples opérations intellectuelles requises par le travail technique. Dans cette
perspective, il démystifie ensuite l’acte créateur en montrant que celui-ci peut trouver sa
source dans la routine et la répétition. Enfin, l’artisanat est présenté comme un modèle :
un modèle d’analyse du travail mais aussi un modèle politique normatif.
Quand faire, c’est penser
5 La supériorité de la théorie sur la pratique et la dévalorisation consécutive de la
technique dans la civilisation occidentale actuelle s’expliqueraient, selon Richard
Sennett, par le fait que les idées sont plus durables que les matériaux : « le théoricien
vaudrait mieux que l’artisan parce que les idées durent. » (p. 172) Pourtant, la mise en
forme des matériaux ne peut se départir des idées : la conception est indissociable de
l’exécution comme la tête l’est de la main. À travers une analyse proche de l’ergonomie,
l’auteur se livre de fait à une démonstration de l’intelligence de la main. Il s’intéresse par
exemple à la préhension qui correspond au « nom technique des mouvements dans
lesquels le corps anticipe et agit avant de recevoir des données des sens. » (p. 211) Sous
l’effet de son expérience, l’artisan parvient à anticiper les sensations lors de la saisie
d’objets ou d’outils et à ajuster ses gestes en fonction de cette intuition forgée dans la
pratique. Les gestes les plus anodins de l’artisan font ainsi appel à l’esprit en vue de
fournir un bon travail. L’expérimentation via l’erreur est également caractéristique de
l’artisan qui cherche à s’améliorer. Le propre de l’expérimentation est précisément de
faire naître la conception de l’exécution. Le travail de l’artisan requiert donc une forme
d’intelligence, une capacité à penser dans le faire. Cette intelligence pratique a aussi été
théorisée dans des travaux français (que ne cite pas l’auteur), et notamment ceux de
Ce que sait la main
Sociologie , Comptes rendus | 2010
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