Sociologie
2010
Ce que sait la main
A propos de Richard Sennett, Ce que sait la main. La culture de
l’artisanat (Albin Michel, 2010)
Anne Jourdain
Édition électronique
URL : http://sociologie.revues.org/685
ISSN : 2108-6915
Éditeur
Presses universitaires de France
FÉRENCE ÉLECTRONIQUE
Anne Jourdain, « Ce que sait la main », Sociologie [En ligne], Comptes rendus,
2011, mis en ligne le 08 février 2011, consulté le 02vrier 2017. URL : http://
sociologie.revues.org/685
Ce document a été généré automatiquement le 2 février 2017.
© tous droits réservés
Ce que sait la main
A propos de Richard Sennett, Ce que sait la main. La culture de
l’artisanat (Albin Michel, 2010)
Anne Jourdain
FÉRENCE
Sennett Richard, Ce que sait la main. La culture de l’artisanat, traduit de l'américain par
Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Albin Michel, 2010, 403 p.
Ce que sait la main
Sociologie , Comptes rendus | 2010
1
1 L’ouvrage de Richard Sennett, Ce que sait la
main. La culture de l’artisanat, se présente
comme un essai volumineux de 400 pages
visant à réhabiliter le travail artisanal
entendu au sens de travail technique1. Le
sociologue américain revient dans son
prologue sur le clivage historiquement
construit entre la théorie et la pratique,
l’artiste et l’artisan et donc le travail
intellectuel et le travail technique. Selon
lui, la société moderne souffre de cet
ritage historique et gagnerait à
revaloriser le travail artisanal. Richard
Sennett poursuit ainsi les réflexions
menées dans ses ouvrages précédents Le
Travail sans qualités (2000) et La Culture du
nouveau capitalisme (2008) notamment
dans lesquels il analysait lagradation des
formes de travail sous l’effet de l’injonction
à la flexibilité. La mise en valeur du savoir-
faire de métier est alors envisagée comme
un moyen de requalifier le travail. L’auteur
propose donc une analyse approfondie du travail artisanal afin de mettre au jour ses
vertus. Il ne faudrait anmoins pas chercher dans l’ouvrage une étude sociologique de
l’organisation du travail concrète des artisans, à l’image de l’étude de Bernard Zarca sur
les artisans français dans les anes 1980 (Zarca, 1986). De fait, le propos se veut plus
philosophique et plus général en proposant une définition extensive du tier et de
l’artisanat (craft et craftsmanship en anglais) : « Le métier désigne un élan humain
élémentaire et durable, le désir de bien faire son travail en soi. Il va bien plus loin que le
travail manuel qualifié » (p. 20). Richard Sennett propose donc une sorte d’idéaltype de
l’artisanat qui s’applique selon lui aussi bien au programmateur informatique ou au
decin qu’à l’artiste, et me au re ou à la re qui élève son enfant. Ainsi compris,
l’artisanat est présenté comme un mole pour la société.
2 Richard Sennett commence son texte en affirmant sa rupture avec celle qui a été son
professeur de philosophie, Hannah Arendt. La distinction entre Homo faber et animal
laborans, c’est-à-dire entre deux figures d’hommes au travail, est en particulier mise en
question. Selon Hannah Arendt, l’animal laborans, complètement absorbé par sa tâche, est
amoral et les créateurs de la bombe atomique en seraient les plus tristes représentants
–, tandis que l’Homo faber est capable de juger de façon éthique son travail. L’auteur
critique cette division qui « méconnaît l’homme concret au travail » (p. 17). L’animal
laborans, loin d’être un « abruti », est en réalité capable de penser car « il entre dans le
faire une part de réflexion et de sensibilité » (p. 17). L’artisan, pour qui le travail est une
fin en soi, est un animal laborans qui doit faire preuve d’intelligence lorsqu’il met en
œuvre son savoir-faire de métier pour fabriquer un objet. L’ensemble de l’ouvrage vise
ainsi à montrer que le métier fait aussi bien appel à la tête qu’à la main. S’inscrivant dans
la tradition du pragmatisme américain, Richard Sennett y propose un éloge de la culture
matérielle, c’est-à dire du travail technique, à partir d’une analyse approfondie de ce que
Ce que sait la main
Sociologie , Comptes rendus | 2010
2
fait précisément l’artisan lorsqu’il travaille. En cela, sa perspective d’analyse peut être
rapprochée de celle de Matthew B. Crawford qui, dans son cent Éloge du carburateur
(2010), décrit sa reconversion professionnelle vers l’activité de réparation de motos après
avoir exercé un poste de brillant universitaire dans un think tank de Washington. Dans son
ouvrage, Matthew B. Crawford, à l’instar parfois de Richard Sennett, se prend lui-même
comme objet d’étude afin de mettre au jour les « exigences cognitives » du travail manuel
et insiste parallèlement sur la dégradation du travail de la creative class sous l’effet de la
séparation entre la planification et l’exécution. La parution quasi simultanée des deux
ouvrages (2008 et 2009 aux États-Unis) peut être interprétée comme la traduction d’un
mouvement actuel de réhabilitation du travail artisanal qui résulterait d’une
insatisfaction grandissante vis-à-vis du capitalisme moderne.
3 Pour fendre sa thèse, Richard Sennett développe, avec le même ton de conteur que
dans ses ouvrages précédents, l’analyse de divers métiers artisanaux (potier, tisserand,
souffleur de verre, etc.), s’intéresse à différents domaines d’application (le travail des
architectes, des personnels de santé ou l’exercice du piano) et emprunte de multiples
références théoriques à des disciplines aussi diverses que l’histoire, la sociologie, la
philosophie, l’anthropologie, la psychologie ou encore l’ergonomie, l’urbanisme et la
biologie. L’érudition et la transdisciplinariaffichées, associées à un style d’écriture peu
académique, rendent la lecture du livre particulièrement vivifiante et stimulante.
4 Sans suivre précisément la chronologie de l’ouvrage qui, en pit de ses trois parties
Artisans », « Métier » et « Artisanat »), procède par éclairages successifs plus ou moins
liés les uns aux autres –, notre compte-rendu met l’accent sur trois points centraux, selon
nous, dans la thèse fendue par Richard Sennett. Celui-ci met tout d’abord en évidence
les multiples opérations intellectuelles requises par le travail technique. Dans cette
perspective, il démystifie ensuite l’acte créateur en montrant que celui-ci peut trouver sa
source dans la routine et la répétition. Enfin, l’artisanat est présenté comme un modèle :
un modèle d’analyse du travail mais aussi un modèle politique normatif.
Quand faire, c’est penser
5 La supériori de la théorie sur la pratique et la dévalorisation consécutive de la
technique dans la civilisation occidentale actuelle s’expliqueraient, selon Richard
Sennett, par le fait que les idées sont plus durables que les matériaux : « le théoricien
vaudrait mieux que l’artisan parce que les idées durent. » (p. 172) Pourtant, la mise en
forme des matériaux ne peut se départir des idées : la conception est indissociable de
l’exécution comme la tête l’est de la main. À travers une analyse proche de l’ergonomie,
l’auteur se livre de fait à une démonstration de l’intelligence de la main. Il s’intéresse par
exemple à la préhension qui correspond au « nom technique des mouvements dans
lesquels le corps anticipe et agit avant de recevoir des dones des sens. » (p. 211) Sous
l’effet de son expérience, l’artisan parvient à anticiper les sensations lors de la saisie
d’objets ou d’outils et à ajuster ses gestes en fonction de cette intuition forgée dans la
pratique. Les gestes les plus anodins de l’artisan font ainsi appel à l’esprit en vue de
fournir un bon travail. L’expérimentation via l’erreur est également caractéristique de
l’artisan qui cherche à s’améliorer. Le propre de l’expérimentation est précisément de
faire naître la conception de l’exécution. Le travail de l’artisan requiert donc une forme
d’intelligence, une capaci à penser dans le faire. Cette intelligence pratique a aussi été
théorisée dans des travaux français (que ne cite pas l’auteur), et notamment ceux de
Ce que sait la main
Sociologie , Comptes rendus | 2010
3
Didier Schwint (2005) qui a étud le travail des tourneurs et tabletiers jurassiens. Selon
ce dernier, les artisans mettraient en œuvre une intelligence pratique, rusée et créative,
qualifiée de tis2, dans leur travail. Cette tis se traduirait à la fois par un savoir de
situation et un art de combiner, et donc par une capaci d’adaptation essentielle au
travail artisanal.
6 L’analyse approfondie du travail technique conduit Richard Sennett à proposer une
conception positive de la routine. Dans la tradition d’Adam Smith, la routine était perçue
comme abrutissante : à faire sans cesse la même chose, l’individu s’étiolerait
mentalement. L’auteur montre au contraire que l’acquisition de compétences manuelles
spécialisées à travers la pétition des mêmes gestes fait émerger des formes de
compréhension mentale. L’artisan anticipe à travers la routine les réactions du matériau
à ses propres stimuli. Pour expliciter son propos, Richard Sennett prend l’exemple d’une
souffleuse de verre, Erin O’Connor : « Elle dut acquérir une conscience plus aigde son
corps en rapport avec le liquide visqueux, comme s’il y avait une continuité entre la chair
et le verre. » (p. 237) Cette conscience des interactions entre le corps et le matériau est le
produit de la routine qui favorise dans le me temps l’intériorisation des gestes du
tier. L’auteur ajoute que, pour l’artisan,« la gratification émotionnelle side dans
l’expérience même de la répétition. » (p. 239) La routine n’est donc pas synonyme d’ennui
mais de plaisir dans le travail. Cette conception positive de la routine s’inscrit dans ce que
Marc Beviglieri (2006) appelle le « tournant interprétatif » des sciences sociales : après
avoir dépeint la routine comme un aspect négatif du travail parcellisé (Marc Beviglieri se
référant à Georges Friedmann plutôt qu’à Adam Smith), les sciences sociales ont
réhabilité la routine en insistant sur ses vertus. La routine favoriserait notamment
l’acquisition de compétences mais aussi l’innovation. Partageant cette conception,
Richard Sennett envisage également la routine comme un facteur crucial pour la
compréhension du processus de création.
La routine au centre de la création
7 La question classique de l’opposition entre art et artisanat est abordée à plusieurs
reprises dans l’ouvrage. Citant les historiens allemands Margot et Rudolf Wittkower
(1985) plutôt que les sociologues françaises Raymonde Moulin (1985) et Nathalie Heinich
(1993), Richard Sennett insiste sur le fait qu’artistes et artisans étaient autrefois
confondus. La figure de l’artiste individualiste aurait émergé à la Renaissance en se
distinguant de la communaudes artisans diévaux. anmoins, sur le plan pratique,
écrit-il, « il n’y a pas d’art sans métier : l’idée d’une peinture n’est pas une peinture. » (p.
92) Rappelant que « l’originali est aussi une étiquette sociale » (p. 94), il insiste sur le
caractère trompeur de l’opposition entre art et métier. Dans cette optique, il invite à se
fier des prétentions au talent inné, non formé : selon lui, l’inspiration ou l’intuition
créatives s’inscrivent dans la routine.
8 L’artisan est capable de créativité au travers de ce que Richard Sennett appelle des « sauts
intuitifs ». Ces sauts de l’imagination, qui témoignent de la réflexion menée dans le cadre
d’un travail technique, ne sont possibles que parce que l’artisan est doté d’une
« conscience matérielle », c’est-à-dire d’une conscience de son aptitude à modifier les
choses. L’intuition à l’origine de l’acte de création naît alors de la frustration : « Dans la
technique du métier, le sentiment du possible s’enracine dans la frustration née des
limites d’un outil ou provoquée par ses possibilités inexplorées. » (p. 286) Suite à ce
Ce que sait la main
Sociologie , Comptes rendus | 2010
4
1 / 9 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !