B O US IE LLE T FA M I & IN LLE FA M I E LES J USTE S 15 SEPT DISTRIBUTION : Bousille : Christian Michaud Henri Grenon : Eliot Laprise Noëlla Grenon : Laurie-Ève Gagnon Phil Vezeau : Simon Lepage 10 OCT 2 Aurore Vezeau : Valérie Laroche Colette Marcoux : Danièle Belley La mère : Ghislaine Vincent L’avocat : Maxime Perron 015 Frère Nolasque : Jean-Denis Beaudoin CONCEPTION : Texte : Gratien Gélinas Mise en scène : Jean-Philippe Joubert Assistance à la mise en scène : Caroline Martin Décor : Monique Dion Costumes : Julie Morel Lumières : Laurent Routhier / Projet Blanc Musique : Josué Beaucage 5 L E S C A H I E R S D E L A B O R D É E / S A I S O N 2 0 1 5 - 2 0 1 6 BOUSILLE : Vous ne pouvez pas me demander de faire une chose pareille. HENRI : Quoi ? BOUSILLE : Vous savez bien que ce serait un faux serment… HENRI : Écoute, toi… BOUSILLE, le sang glacé : Le bon Dieu me laisserait retomber dans mon vice, sûr et certain… HENRI, pris d’une rage sourde : Je t’avertis charitablement : le temps de niaiser est fini 1. PROPOS DE L A PIÈCE À la fin des années 1950, la famille Grenon est réunie à Montréal pour assister au procès du plus jeune fils, Aimé, accusé du meurtre d’un rival amoureux. Depuis leur chambre d’hôtel, les Grenon seront prêts à tout pour faire acquitter Aimé et, du même coup, sauver leur honneur, ce qui leur permettra de revenir dans leur village de Saint-Tite la tête haute. Or, l’issue du procès repose sur la version des faits que Bousille, cousin de l’accusé et seul témoin des événements, transmettra en cour. On verra alors une famille « respectable » et « bien-pensante » qui n’hésitera pas à recourir à l’intimidation et au chantage pour inciter le malheureux Bousille à se parjurer. Bousille et les justes est souvent considérée comme la pièce la plus forte de Gratien Gélinas et, surtout, un incontournable de la dramaturgie québécoise. C’est ce qui explique que, depuis plus de cinquante ans, on n’a cessé de la produire, ici et ailleurs, et toujours elle a connu un grand succès populaire. Bousille et les justes a été créée le 17 août 1959 à Montréal, au Théâtre de la Comédie-Canadienne, dans une mise en scène de son auteur en collaboration avec Jean Doat. Gratien Gélinas y jouait le rôle de Bousille, accompagné de plusieurs grands interprètes qui ont marqué le théâtre québécois, notamment Jean Duceppe, Béatrice Picard, Juliette Huot, Monique Miller, Paul Hébert et même Gilles Latulippe, qui faisait ses premières armes sur une scène professionnelle dans le rôle du frère Nolasque. 1 Gratien GÉLINAS, Bousille et les justes, Montréal, Typo, 2002, p. 110. 6 L E S C A H I E R S D E L A B O R D É E / S A I S O N 2 0 1 5 - 2 0 1 6 Dès sa création, la pièce plaît à un public « canadien-français » qui s’y reconnaît dans la satire que Gratien Gélinas propose d’une société hypocrite et corrompue, alors qu’on se prépare pour la Révolution tranquille. Seulement au cours de la saison 1959-1960, la Comédie-Canadienne offrira 121 représentations de Bousille et les justes. Dans les mois et les années qui suivent, l’engouement ne se démentira pas. La pièce est publiée en français dès 1960, puis en anglais en 1961. En 1962, elle est diffusée dans les deux langues à la télévision de Radio-Canada. Après avoir conquis les Québécois et les Canadiens, Bousille et les justes traverse les frontières, fait rare pour la dramaturgie québécoise de l’époque, pour toucher le cœur des Américains, des Britanniques, des Finlandais, des Tchèques, des Allemands, etc. Et au Québec, pendant des décennies, le personnage de Bousille reviendra sur toutes les grandes scènes, que ce soit avec la Nouvelle Compagnie théâtrale (1975), la Compagnie Jean Duceppe (1976 et 1989), le Théâtre du Trident (1976 et 1991), le Théâtre de la Bordée (1986), le Théâtre du Rideau Vert (1999) et combien d’autres. Le vrai visage des « justes » Toute l’action de la pièce se joue entre les quatre murs d’une chambre d’hôtel minable de Montréal, située près du Palais de justice. Dans un huis clos en quatre actes, les membres de la famille Grenon, les « justes », se révèleront sous leur vrai jour. Ceux qui, dans leur patelin de Saint-Tite, en Mauricie, apparaissent comme des gens respectables et honnêtes, n’hésitent pas, à l’abri des regards, à user de violence, d’intimidation, de mensonge pour sauver les apparences et éviter le scandale, le tout sous le regard « bienveillant » de Dieu. Dès leur arrivée à l’hôtel, une des premières préoccupations des Grenon est de vérifier si on parle du procès dans les journaux. Aurore, en particulier, semble se soucier davantage de l’atteinte à leur réputation que du sort de son jeune frère Aimé. Mais Phil, son époux, tente de la rassurer en lui rappelant que la Providence ne peut qu’être du côté d’une famille qui a toujours su protéger son apparence de respectabilité : AURORE : Une famille respectable comme la nôtre, qui n’a jamais eu gros comme ça à débattre avec la justice ! PHIL : Justement parce qu’on est du bon monde, le petit Jésus ne nous laissera pas le nez dans la crotte 2. 2 Ibid., p. 18. 7 L E S C A H I E R S D E L A B O R D É E / S A I S O N 2 0 1 5 - 2 0 1 6 Ce « bon monde », en réalité, est fait de corruption, de tromperie, d’hypocrisie. Henri, l’aîné de la famille, est assurément le plus corrompu du groupe. C’est à lui qu’on obéit. C’est lui qui orchestre le jeu machiavélique qui mènera à la perte de Bousille. Même si Noëlla, sa femme, et Phil, son beau-frère, se montrent un peu plus compatissants à l’égard de Bousille, eux aussi finissent par plier sous l’influence et la force d’Henri. À la tête de cette famille, il y a la mère, celle qu’on protège en lui cachant les vérités les plus sombres, mais celle aussi qui refuse obstinément de voir ces mêmes vérités quand elles lui apparaissent clairement. Elle préfère se cacher derrière ses dévotions : la statue de la bonne sainte Anne, le chapelet, le rosaire en famille, les promesses de lampions à une « piastre », rien n’est ménagé pour attirer le regard indulgent de Dieu sur une famille aussi « respectable ». La mère n’est cependant pas prête à entendre parler des épreuves qu’une bonne famille pieuse devrait accepter, comme le lui rappelle, non sans ironie, le frère Nolasque : LA MÈRE, dolente : De bons catholiques comme nous autres, Il devrait être de notre bord, tu ne penses pas ? NOLASQUE : Oui, ma tante. À moins qu’Il ne vous fasse la grâce de passer par le rude mais sanctifiant creuset de l’épreuve. LA MÈRE : Dis pas ça ! NOLASQUE : Au cas où cela se produirait, demandez-Lui la force de faire votre sacrifice, en chrétienne exemplaire que vous êtes. LA MÈRE : Aujourd’hui, j’en ai pas le courage 3. Sans douter des convictions religieuses de la mère, on comprend bien que la foi n’a de valeur pour elle que dans la mesure où elle sert ses intérêts et ceux de sa famille. Ses excès de dévotion font écran aux manigances familiales, dont elle se fait complice, d’une certaine manière, par son aveuglement volontaire, son refus de voir le vrai visage de ses enfants, surtout quand il s’agit de son « bébé », Aimé : LA MÈRE : Aimé, c’est un bon petit garçon, tu ne peux pas dire le contraire. AURORE, désignant la photo : Cessez donc de le voir avec son brassard de première communion : il l’a ôté depuis quinze ans ! LA MÈRE : C’est ça : rangez-vous tous contre lui, comme s’il n’était pas déjà assez éprouvé ! 3 Ibid., p. 37. 8 L E S C A H I E R S D E L A B O R D É E / S A I S O N 2 0 1 5 - 2 0 1 6 AURORE : On n’est pas contre lui. C’est notre frère : bien sûr qu’il faut tout faire pour le tirer de là. On n’a pas le choix. (Tempêtant.) Parce que s’il est condamné 4… Et on va effectivement « tout faire pour le tirer de là ». Parce que s’il est condamné… ce sera la honte pour la famille, la pire chose qui pourrait leur arriver. La vérité selon Bousille Dans cet univers malsain, Bousille est le représentant de l’innocence et de l’honnêteté, malheureusement aussi un candidat parfait pour des intimidateurs sans scrupules. Cousin de l’accusé, pauvre et sans famille, il a été pris en charge par les Grenon et effectue des tâches diverses pour eux, en échange de maigres rétributions. Il manifeste une foi sincère à l’égard des dieux de son époque, soit la justice et la religion. Dans le contexte du procès d’Aimé, Bousille n’a qu’une seule obsession : « dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité », parce que, selon lui, « un serment sur l’Évangile, on fait mieux de prendre ça au sérieux ». Il est convaincu que s’il omet un élément lors de son témoignage en cour, même involontairement, il sera « puni » par Dieu et retombera dans le vice de l’alcool, un démon dont il s’est défait mais qui le tourmente sans cesse : BOUSILLE : […] j’ai tellement peur de me tromper en témoignant demain : s’il fallait que j’oublie quelque chose, après avoir juré de dire toute la vérité ! Ce serait une folle gaffe à faire au bon Dieu. Son deuxième commandement ! Trois avant celui où Il nous défend de tuer. Il me laisserait retomber dans mon vice, sûr et certain 5. Cette faiblesse, Henri saura bien l’exploiter lorsqu’il le jugera opportun. Mais avant, il va utiliser tous les moyens qui sont à sa disposition pour obtenir de Bousille qu’il fasse un témoignage permettant d’innocenter Aimé. Un combat inégal se livre alors entre l’honnête Bousille et le vil Henri Grenon. Le processus d’intimidation qui s’amorce est des plus classiques. Henri utilise d’abord le chantage émotif pour rappeler à Bousille toutes les « bontés » que la famille a toujours eues pour lui, l’amour porté par la mère à son égard et le mal que Bousille ne voudrait certainement pas lui faire : 4 5 Ibid., p. 56. Ibid., p. 47. 9 L E S C A H I E R S D E L A B O R D É E / S A I S O N 2 0 1 5 - 2 0 1 6 HENRI : Une femme qui t’aime gros. Laisse-moi te l’apprendre, si tu te le demandes encore. BOUSILLE : Ah ! je le sais : moi aussi j’ai de l’affection pour elle. HENRI : Tu n’as pas grand mérite, après toutes les bontés qu’elle a eues pour toi. BOUSILLE : C’est clair. HENRI : Va jamais lui faire de la peine ! BOUSILLE : Je serais bien mal venu. HENRI : Disons le mot : tu serais un ingrat 6. Par la suite, Henri tente d’acheter Bousille avec des promesses et, devant son sens de la justice apparemment inébranlable, il ira jusqu’à la violence physique. Mais c’est finalement atteint dans sa plus grande faiblesse, sa foi en Dieu et la tentation de l’enfer (l’alcool), que Bousille devra s’avouer vaincu. Les Grenon pourront enfin respirer, leur honneur sera sauf. Du moins, c’est ce qu’ils croient… Le procès d’une société À travers Bousille et les justes, c’est bien plus que l’abus d’un pauvre homme sans défense que Gratien Gélinas, en 1959, a voulu dénoncer. Il est question ici de l’hypocrisie de toute une société, celle de la fin du régime duplessiste. Véritable réquisitoire contre les faux-semblants, les morales trompeuses, la corruption, l’aveuglement volontaire, cette pièce invite à un examen de conscience sur les valeurs de l’époque. Aujourd’hui, bien sûr, le Québec n’est plus le même, il s’est affranchi de l’omniprésence de la religion, il a redéfini ses priorités et ses valeurs, mais peut-on dire que l’intimidation, la tromperie, le mensonge, la fausse respectabilité n’existent plus ? N’y a-t-il pas encore des bien-pensants prêts à tout pour éviter les scandales et préserver leur image ? Ou des gens sans défense écrasés par la raison du plus fort ? Et d’autres qui préfèrent se fermer les yeux pour ne pas affronter des vérités dérangeantes ? Répondre à ces questions nous fait bien mesurer l’universalité et l’actualité de Bousille et les justes, même un demi-siècle après sa création. 6 Ibid., p. 94. 10 L E S C A H I E R S D E L A G R AT I E N G É L I N A S B O R D É E / S A I S O N 2 0 1 5 - 2 0 1 6 (1909 – 1999) Quand j’ai commencé en 1937, je ne croyais pas que la vie me donnerait cette chance de devenir un homme de théâtre à plein temps. On ne pouvait pas gagner sa vie au théâtre. On pouvait écrire une pièce, la faire jouer 30 fois, mais avec les droits d’auteur qu’on en retirait, ce n’était pas assez pour avoir le temps d’en écrire une autre. Mais pour moi, heureusement, le public est venu nombreux et m’a permis de faire ce beau métier admirable, pour lequel, je crois, j’ai été créé et mis au monde 7. Gratien Gélinas (1991) Celui qu’on considère souvent comme le « père » du théâtre québécois est originaire de Saint-Tite-de-Champlain, en Mauricie, comme ses personnages de Bousille et les justes. Il est encore très jeune lorsque ses parents quittent la campagne pour Montréal, espérant, comme plusieurs de leurs contemporains, y trouver la prospérité. Mais c’est davantage la pauvreté et les emplois précaires qui sont au rendez-vous. En 1934, alors âgé de 25 ans, Gratien Gélinas fait ses débuts comme comédien à la radio. Rappelons qu’à cette époque, bien avant l’arrivée de la télévision, les radioromans étaient très populaires. C’est d’ailleurs à la radio de CKAC qu’il crée, en 1937, dans une série d’émissions dont il signe les textes, son célèbre personnage de Fridolin, un gamin espiègle qui dépeint avec ironie la vie quotidienne de la société de l’époque. Fridolin remporte un succès tel que Gratien Gélinas peut quitter son emploi à la société d’assurances et se consacrer totalement au théâtre, ce qu’il n’aurait jamais cru possible quelques années auparavant. Au cours de ses études, il s’initie au théâtre pour lequel il se découvre un intérêt. Mais en 1928, il sera contraint de quitter ses études classiques au Collège de Montréal en raison du difficile contexte économique. Pour aider sa famille, il obtient un emploi dans une société d’assurances, mais n’abandonne pas pour autant sa passion. Il trouve du temps à consacrer au théâtre amateur et fonde même une troupe avec des anciens du Collège. 7 Victor-Lévy BEAULIEU et Gratien GÉLINAS, Gratien, Tit-Coq, Fridolin, Bousille et les autres, Montréal, Stanké, 1991, p. 174. 11 L E S C A H I E R S D E L A B O R D É E Un homme de théâtre authentiquement québécois S A I S O N 2 0 1 5 - 2 0 1 6 En fondant son propre théâtre en 1958, la Comédie-Canadienne, Gratien Gélinas souhaite favoriser le développement de la création nationale. C’est sur cette scène qu’il présente Bousille et les justes, en 1959. Marcel Dubé, Jacques Languirand, Françoise Loranger et plusieurs autres pionniers de la dramaturgie québécoise y créeront aussi leurs œuvres. En 1960, toujours poussé par son désir d’encourager l’émergence du théâtre d’ici, Gratien Gélinas participe à la fondation de l’École nationale de théâtre, à Montréal. En 1938, Fridolin monte sur la scène du Monument-National dans une revue d’actualités humoristique, Fridolinons. Le public est conquis. Une nouvelle revue sera écrite et jouée par Gratien Gélinas chaque année, jusqu’en 1946, avec un succès qui ne fera que croître. Le gouvernement, le clergé, la vie de couple, rien n’est épargné dans les sketches de ces revues connues aujourd’hui sous le nom Les Fridolinades. En 1948, la première pièce de Gratien Gélinas, Tit-Coq, est créée. Cette pièce marque non seulement un tournant dans la carrière de l’auteur, mais dans l’histoire de notre dramaturgie. Il s’agit en fait de la première véritable pièce québécoise à être passée à la postérité. Son triomphe s’explique notamment par le fait que le public s’y reconnaît enfin, lui qui était jusqu’alors surtout habitué au répertoire européen. Tit-Coq va occuper Gratien Gélinas pour plusieurs années, sur scène mais aussi au cinéma, puisque la pièce est portée au grand écran en 1953. L’auteur assure lui-même la production du film. 8 / Déjà, on pouvait reconnaître en lui un de ceux qui préparaient le terrain aux changements qui s’annonçaient dans la société québécoise. Les idées nouvelles qu’il ramenait de ses nombreux voyages étaient en phase avec le vent de modernisme qui se faisait de plus en plus présent à l’aube de la Révolution tranquille. Il en va de même des mots qu’il met dans la bouche de ses personnages. Fait nouveau pour l’époque, « dans ses dialogues aux sonorités urbaines, il glisse des grivoiseries et des anglicismes bien choisis. La volonté de Gratien de parler la langue de son public annonce un futur razde-marée, celui de la langue québécoise sur scène8. » Anne-Marie SICOTTE, Gratien Gélinas : la ferveur et le doute, tome I, Montréal, Éditions Québec Amérique, 1995, p. 76. 12 L E S C A H I E R S D E L A B O R D É E En 1966, Gratien Gélinas présente sa troisième pièce : Hier, les enfants dansaient. Dans les années qui suivent, la Comédie-Canadienne connaît des difficultés financières. Elle fermera ses portes et sera rachetée par le Théâtre du Nouveau Monde au début des années 1970. / S A I S O N 2 0 1 5 - 2 0 1 6 En plus du théâtre, Gratien Gélinas s’est aussi fait remarquer à la télévision, notamment comme interprète dans la série Les Plouffe, dans les années 1950, ou dans Les tisserands du pouvoir, en 1987. Au cinéma, il a été scénariste, réalisateur, producteur et, bien sûr, comédien, par exemple dans Red, de Gilles Carle (1970), ou Bonheur d’occasion, de Claude Fournier (1983). Il a aussi présidé la Société de développement de l’industrie cinématographique canadienne (aujourd’hui Téléfilm Canada) de 1969 à 1978. Il faudra attendre jusqu’en 1986 pour assister à la quatrième et dernière pièce de Gratien Gélinas, La passion de Narcisse Mondoux, créée à Toronto, qu’il interprète en compagnie de la comédienne Huguette Oligny, sa deuxième épouse. Quelques années plus tard, en 1991, de plus en plus affaibli par la maladie qui lui cause des problèmes de mémoire, il se retire de la vie publique. Il s’éteint le 16 mars 1999, à l’âge de 89 ans. Compte tenu de l’importance de sa carrière, on ne s’étonnera pas que Gratien Gélinas ait remporté de nombreuses distinctions, parmi lesquelles neuf doctorats honorifiques, le prix Victor-Morin de la Société Saint-Jean-Baptiste (1967) et le prix d’excellence de La Presse (1990). Il a aussi été reçu membre de l’Ordre national du Québec en 1985 et nommé compagnon de l’Ordre du Canada en 1990. Un monument culturel Comédien, auteur, metteur en scène, directeur, la place qu’a occupée Gratien Gélinas dans notre histoire culturelle est magistrale. Il a ouvert de nombreuses portes, et non seulement au Québec, à une époque où la dramaturgie nationale était à peu près inexistante. Pionnier, précurseur, défricheur sont des termes fréquemment associés à celui qu’on considère aujourd’hui comme le « père » du théâtre québécois. 13 L E S C A H I E R S D E L A B O R D É E / S A I S O N 2 0 1 5 - 2 0 1 6 UNE ÉPOQUE CHARNIÈRE Bousille et les justes, rappelons-le, a été créée en 1959, à la toute fin d’une décennie au cours de laquelle on sentait une « révolution » gronder dans certaines couches de la population québécoise. En fait, depuis plusieurs années, les francophones du Québec « évoluent plus rapidement que le gouvernement qui les dirige, de sorte que la distorsion entre « les autorités » et une autre partie de la population s’accentue9. » Gratien Gélinas s’inscrivait parfaitement dans ce contexte avec la satire qu’il proposait de la société. La Grande Noirceur Dans l’histoire du Québec, la période qui suit la Deuxième Guerre mondiale, de 1945 à 1959, est souvent appelée « la Grande Noirceur ». Maurice Duplessis est alors premier ministre, et son parti, l’Union nationale, s’impose partout. Le respect de l’ordre, de la loi, de l’autorité établie passe avant tout. La fidélité aux valeurs traditionnelles est un mot d’ordre que Duplessis rappelle sans cesse. Son conservatisme en matière sociale et économique se traduit par une collaboration très étroite avec le clergé et le patronat. Le favoritisme et le trafic d’influence sont aussi très répandus dans le gouvernement de l’époque. Le clergé, même si son rôle est de plus en plus remis en question, continue d’avoir une emprise sur les âmes et de dicter sa morale. Le Québec rural et catholique est toujours un modèle de « pureté », alors que la ville et ses divertissements populaires sont condamnés par les évêques. Les valeurs familiales sont encouragées, et la mère y joue un rôle central. C’est souvent elle qui en assure la cohésion. On tente de préserver l’image de la « bonne famille », tricotée serrée, sans tache, respectueuse de l’ordre et de la loi divine. On comprend donc qu’à cette époque, avoir un « sorti de prison » dans une famille était un véritable déshonneur, comme le rappelle Aurore dans Bousille et les justes. Et cela est encore plus vrai dans les petites localités comme Saint-Tite. 9 Jacques LACOURSIÈRE, Histoire populaire du Québec 4, 1896-1960, Sillery, Septentrion, 1997, p. 429. 14 L E S C A H I E R S D E L A B O R D É E / S A I S O N 2 0 1 5 - 2 0 1 6 Entre dévotion et superstition La pratique religieuse était encore très importante dans les années 1950, notamment dans les communautés rurales. On allait à la messe le dimanche, en famille. On ne manquait pas une fête religieuse et on accordait une grande importance aux sacrements de l’Église, comme le baptême, le mariage ou la confession. Mais en plus de ces activités « obligatoires », les fidèles chrétiens, pour s’attirer les bonnes grâces du Créateur, se consacraient à toutes sortes de dévotions qui, dans certains cas, pouvaient prendre des allures de superstitions. On récitait des prières quotidiennes à la maison, à l’école, au Parlement, dans les conseils municipaux. On récitait le chapelet en famille avec le cardinal Léger en direct sur les ondes de CKAC. On mangeait « maigre » les vendredis. On décorait nos maisons d’objets de piété auxquels on attribuait toutes sortes de pouvoirs de protection ou de guérison : des crucifix, des images saintes, des statues de la « bonne sainte Anne », des rameaux, de l’eau bénite. Et, selon nos besoins particuliers, on invoquait l’aide de tel ou tel saint, comme saint Jude, le patron des causes désespérées. Vers le changement social L’image qu’on retient généralement de la Grande Noirceur en est une d’immobilisme, de stagnation. Pourtant, les changements qui s’opèrent dans la société sont majeurs. Le baby-boom, la prospérité économique, l’urbanisation, l’exode rural, l’arrivée de la télévision, entre autres, auront un impact sur le style de vie, les valeurs et les aspirations des hommes et des femmes. Dans les faits, « les Québécois sous Duplessis ont vécu et activé des phénomènes apparemment marginaux qui, pendant, et malgré le long règne du chef, transformaient la société québécoise. Ce temps des ruptures en est un de gestation, une longue marche qui préparait ce qui fut appelé “ la Révolution tranquille ”10. » 10 Jean-Louis ROY, La marche des Québécois : le temps des ruptures, 1945-1960, Montréal, Leméac, 1976, p. 11. 15 L E S C A H I E R S D E L A B O R D É E / S A I S O N 2 0 1 5 - 2 0 1 6 Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, la grande prospérité économique ne profite pas à tous. Les Canadiens français, considérés comme des citoyens de second ordre, constituent une main-d’œuvre ouvrière abondante et bon marché dont les investisseurs étrangers profitent, avec le soutien de Duplessis. Mais le syndicalisme se développe très rapidement. Seulement entre 1945 et 1950, 203 nouveaux syndicats voient le jour au Québec11. Une série de grèves historiques, dont celle des mines d’amiante d’Asbestos en 1949, vont révéler à la population les conditions aliénantes des ouvriers et faire du mouvement syndical une force qu’on ne pourra plus négliger. On allait dorénavant exiger plus de justice, d’équité, de transparence de la part des patrons et des gouvernements. Pendant que les consciences ouvrières s’éveillent, les intellectuels et les artistes, de leur côté, manifestent de plus en plus ouvertement leur ressentiment par rapport à la vision passéiste et oppressante du gouvernement duplessiste et du clergé. Ainsi, le 9 août 1948, un regroupement d’artistes signent le manifeste du Refus global, qui dénonce l’esprit qui règne au Québec et lance un appel à la liberté. Dans la même lignée, de nombreuses revues (La Relève, Cité libre, Liberté) vont remettre en question le modèle de société canadien-français. Sur le plan littéraire, avec entre autres Gabrielle Roy (Bonheur d’occasion) et Roger Lemelin (Les Plouffe), on délaisse l’idéologie paysanne et moralisatrice pour montrer avec réalisme la vie urbaine. Enfin, sur la scène théâtrale, c’est avec Gratien Gélinas, puis Marcel Dubé qu’un répertoire national se développe véritablement. Le théâtre se fait enfin le reflet de la société québécoise et participe ainsi au mouvement général de conscientisation qui met la table pour la Révolution tranquille des années 1960. On voudra bientôt en finir avec la corruption et les morales trompeuses pour s’affirmer en tant que peuple. 11 Jacques LACOURSIÈRE, Histoire populaire du Québec 4, 1896-1960, Sillery, Septentrion, 1997, p. 387. 16 Pour en savoir plus… BEAULIEU, Victor-Lévy et Gratien GÉLINAS. Gratien, Tit-Coq, Fridolin, Bousille et les autres, Montréal, Stanké, 1991. GÉLINAS, Gratien. Bousille et les justes, Montréal, Typo, 2002. LACOURSIÈRE, Jacques. Histoire populaire du Québec 4, 1896-1960, Sillery, Septentrion, 1997. SICOTTE, Anne-Marie. Gratien Gélinas : du naïf Fridolin à l’ombrageux Tit-Coq, Montréal, XYZ éditeur, 2001. SICOTTE, Anne-Marie. Gratien Gélinas : la ferveur et le doute, tomes I et II, Montréal, Éditions Québec Amérique, 1995. ROBILLARD, Marc. Le Québec au temps du baby-boom, 1950-1959, Québec, Les éditions GID, 2010. ROY, Jean-Louis. La marche des Québécois : le temps des ruptures, 1945-1960, Montréal, Leméac, 1976. Quelques sites Internet : http://gratiengelinas.com/fran/cvgg.htm Site officiel des Productions Gratien Gélinas http://www.collectionscanada.gc.ca/gratien/ index-f.html Site de Bibliothèque et Archives Canada consacré à Gratien Gélinas 17