job_5 Bousille - Théâtre La Bordée

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DISTRIBUTION :
Bousille : Christian Michaud
Henri Grenon : Eliot Laprise
Noëlla Grenon : Laurie-Ève Gagnon
Phil Vezeau : Simon Lepage
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Aurore Vezeau : Valérie Laroche
Colette Marcoux : Danièle Belley
La mère : Ghislaine Vincent
L’avocat : Maxime Perron
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Frère Nolasque : Jean-Denis Beaudoin
CONCEPTION :
Texte : Gratien Gélinas
Mise en scène : Jean-Philippe Joubert
Assistance à la mise en scène :
Caroline Martin
Décor : Monique Dion
Costumes : Julie Morel
Lumières : Laurent Routhier /
Projet Blanc
Musique : Josué Beaucage
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BOUSILLE : Vous ne pouvez pas me demander de faire une chose pareille.
HENRI : Quoi ?
BOUSILLE : Vous savez bien que ce serait un faux serment…
HENRI : Écoute, toi…
BOUSILLE, le sang glacé : Le bon Dieu me laisserait retomber dans mon vice,
sûr et certain…
HENRI, pris d’une rage sourde : Je t’avertis charitablement :
le temps de niaiser est fini 1.
PROPOS DE L A PIÈCE
À la fin des années 1950, la famille Grenon est réunie à Montréal pour assister au
procès du plus jeune fils, Aimé, accusé du meurtre d’un rival amoureux. Depuis
leur chambre d’hôtel, les Grenon seront prêts à tout pour faire acquitter Aimé
et, du même coup, sauver leur honneur, ce qui leur permettra de revenir dans
leur village de Saint-Tite la tête haute. Or, l’issue du procès repose sur la version
des faits que Bousille, cousin de l’accusé et seul témoin des événements, transmettra en cour. On verra alors une famille « respectable » et « bien-pensante »
qui n’hésitera pas à recourir à l’intimidation et au chantage pour inciter le
malheureux Bousille à se parjurer.
Bousille et les justes est souvent considérée comme la pièce la plus forte de
Gratien Gélinas et, surtout, un incontournable de la dramaturgie québécoise.
C’est ce qui explique que, depuis plus de cinquante ans, on n’a cessé de la
produire, ici et ailleurs, et toujours elle a connu un grand succès populaire.
Bousille et les justes a été créée le 17 août 1959 à Montréal, au Théâtre de la
Comédie-Canadienne, dans une mise en scène de son auteur en collaboration
avec Jean Doat. Gratien Gélinas y jouait le rôle de Bousille, accompagné de
plusieurs grands interprètes qui ont marqué le théâtre québécois, notamment
Jean Duceppe, Béatrice Picard, Juliette Huot, Monique Miller, Paul Hébert et
même Gilles Latulippe, qui faisait ses premières armes sur une scène professionnelle dans le rôle du frère Nolasque.
1
Gratien GÉLINAS, Bousille et les justes, Montréal, Typo, 2002, p. 110.
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Dès sa création, la pièce plaît à un public « canadien-français » qui s’y reconnaît
dans la satire que Gratien Gélinas propose d’une société hypocrite et corrompue,
alors qu’on se prépare pour la Révolution tranquille. Seulement au cours de la
saison 1959-1960, la Comédie-Canadienne offrira 121 représentations de Bousille et les justes. Dans les mois et les années qui suivent, l’engouement ne se
démentira pas. La pièce est publiée en français dès 1960, puis en anglais en 1961.
En 1962, elle est diffusée dans les deux langues à la télévision de Radio-Canada.
Après avoir conquis les Québécois et les Canadiens, Bousille et les justes
traverse les frontières, fait rare pour la dramaturgie québécoise de l’époque,
pour toucher le cœur des Américains, des Britanniques, des Finlandais, des
Tchèques, des Allemands, etc. Et au Québec, pendant des décennies, le personnage de Bousille reviendra sur toutes les grandes scènes, que ce soit avec
la Nouvelle Compagnie théâtrale (1975), la Compagnie Jean Duceppe (1976
et 1989), le Théâtre du Trident (1976 et 1991), le Théâtre de la Bordée (1986),
le Théâtre du Rideau Vert (1999) et combien d’autres.
Le vrai visage des « justes »
Toute l’action de la pièce se joue entre les quatre murs d’une chambre d’hôtel
minable de Montréal, située près du Palais de justice. Dans un huis clos en quatre
actes, les membres de la famille Grenon, les « justes », se révèleront sous leur
vrai jour. Ceux qui, dans leur patelin de Saint-Tite, en Mauricie, apparaissent
comme des gens respectables et honnêtes, n’hésitent pas, à l’abri des regards,
à user de violence, d’intimidation, de mensonge pour sauver les apparences et
éviter le scandale, le tout sous le regard « bienveillant » de Dieu.
Dès leur arrivée à l’hôtel, une des premières préoccupations des Grenon est de
vérifier si on parle du procès dans les journaux. Aurore, en particulier, semble
se soucier davantage de l’atteinte à leur réputation que du sort de son jeune
frère Aimé. Mais Phil, son époux, tente de la rassurer en lui rappelant que la
Providence ne peut qu’être du côté d’une famille qui a toujours su protéger son
apparence de respectabilité :
AURORE : Une famille respectable comme la nôtre, qui n’a jamais eu gros
comme ça à débattre avec la justice !
PHIL : Justement parce qu’on est du bon monde, le petit Jésus ne nous
laissera pas le nez dans la crotte 2.
2
Ibid., p. 18.
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Ce « bon monde », en réalité, est fait de corruption, de tromperie, d’hypocrisie.
Henri, l’aîné de la famille, est assurément le plus corrompu du groupe. C’est à
lui qu’on obéit. C’est lui qui orchestre le jeu machiavélique qui mènera à la perte
de Bousille. Même si Noëlla, sa femme, et Phil, son beau-frère, se montrent un
peu plus compatissants à l’égard de Bousille, eux aussi finissent par plier sous
l’influence et la force d’Henri.
À la tête de cette famille, il y a la mère, celle qu’on protège en lui cachant les
vérités les plus sombres, mais celle aussi qui refuse obstinément de voir ces
mêmes vérités quand elles lui apparaissent clairement. Elle préfère se cacher
derrière ses dévotions : la statue de la bonne sainte Anne, le chapelet, le rosaire
en famille, les promesses de lampions à une « piastre », rien n’est ménagé pour
attirer le regard indulgent de Dieu sur une famille aussi « respectable ». La mère
n’est cependant pas prête à entendre parler des épreuves qu’une bonne famille
pieuse devrait accepter, comme le lui rappelle, non sans ironie, le frère Nolasque :
LA MÈRE, dolente : De bons catholiques comme nous autres, Il devrait être
de notre bord, tu ne penses pas ?
NOLASQUE : Oui, ma tante. À moins qu’Il ne vous fasse la grâce de passer
par le rude mais sanctifiant creuset de l’épreuve.
LA MÈRE : Dis pas ça !
NOLASQUE : Au cas où cela se produirait, demandez-Lui la force de faire
votre sacrifice, en chrétienne exemplaire que vous êtes.
LA MÈRE : Aujourd’hui, j’en ai pas le courage 3.
Sans douter des convictions religieuses de la mère, on comprend bien que la foi
n’a de valeur pour elle que dans la mesure où elle sert ses intérêts et ceux de sa
famille. Ses excès de dévotion font écran aux manigances familiales, dont elle se
fait complice, d’une certaine manière, par son aveuglement volontaire, son refus
de voir le vrai visage de ses enfants, surtout quand il s’agit de son « bébé », Aimé :
LA MÈRE : Aimé, c’est un bon petit garçon, tu ne peux pas dire le contraire.
AURORE, désignant la photo : Cessez donc de le voir avec son brassard de
première communion : il l’a ôté depuis quinze ans !
LA MÈRE : C’est ça : rangez-vous tous contre lui, comme s’il n’était pas déjà
assez éprouvé !
3
Ibid., p. 37.
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AURORE : On n’est pas contre lui. C’est notre frère : bien sûr qu’il faut tout faire
pour le tirer de là. On n’a pas le choix. (Tempêtant.) Parce que s’il est condamné 4…
Et on va effectivement « tout faire pour le tirer de là ». Parce que s’il est condamné…
ce sera la honte pour la famille, la pire chose qui pourrait leur arriver.
La vérité selon Bousille
Dans cet univers malsain, Bousille est le représentant de l’innocence et de
l’honnêteté, malheureusement aussi un candidat parfait pour des intimidateurs sans scrupules. Cousin de l’accusé, pauvre et sans famille, il a été pris
en charge par les Grenon et effectue des tâches diverses pour eux, en échange
de maigres rétributions. Il manifeste une foi sincère à l’égard des dieux de son
époque, soit la justice et la religion.
Dans le contexte du procès d’Aimé, Bousille n’a qu’une seule obsession : « dire
la vérité, toute la vérité et rien que la vérité », parce que, selon lui, « un serment
sur l’Évangile, on fait mieux de prendre ça au sérieux ». Il est convaincu que
s’il omet un élément lors de son témoignage en cour, même involontairement,
il sera « puni » par Dieu et retombera dans le vice de l’alcool, un démon dont
il s’est défait mais qui le tourmente sans cesse :
BOUSILLE : […] j’ai tellement peur de me tromper en témoignant demain :
s’il fallait que j’oublie quelque chose, après avoir juré de dire toute la vérité !
Ce serait une folle gaffe à faire au bon Dieu. Son deuxième commandement !
Trois avant celui où Il nous défend de tuer. Il me laisserait retomber dans
mon vice, sûr et certain 5.
Cette faiblesse, Henri saura bien l’exploiter lorsqu’il le jugera opportun. Mais
avant, il va utiliser tous les moyens qui sont à sa disposition pour obtenir de
Bousille qu’il fasse un témoignage permettant d’innocenter Aimé. Un combat
inégal se livre alors entre l’honnête Bousille et le vil Henri Grenon.
Le processus d’intimidation qui s’amorce est des plus classiques. Henri utilise
d’abord le chantage émotif pour rappeler à Bousille toutes les « bontés » que la
famille a toujours eues pour lui, l’amour porté par la mère à son égard et le mal
que Bousille ne voudrait certainement pas lui faire :
4
5
Ibid., p. 56.
Ibid., p. 47.
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HENRI : Une femme qui t’aime gros. Laisse-moi te l’apprendre,
si tu te le demandes encore.
BOUSILLE : Ah ! je le sais : moi aussi j’ai de l’affection pour elle.
HENRI : Tu n’as pas grand mérite, après toutes les bontés qu’elle a eues pour toi.
BOUSILLE : C’est clair.
HENRI : Va jamais lui faire de la peine !
BOUSILLE : Je serais bien mal venu.
HENRI : Disons le mot : tu serais un ingrat 6.
Par la suite, Henri tente d’acheter Bousille avec des promesses et, devant son
sens de la justice apparemment inébranlable, il ira jusqu’à la violence physique.
Mais c’est finalement atteint dans sa plus grande faiblesse, sa foi en Dieu et la
tentation de l’enfer (l’alcool), que Bousille devra s’avouer vaincu. Les Grenon
pourront enfin respirer, leur honneur sera sauf. Du moins, c’est ce qu’ils croient…
Le procès d’une société
À travers Bousille et les justes, c’est bien plus que l’abus d’un pauvre homme sans
défense que Gratien Gélinas, en 1959, a voulu dénoncer. Il est question ici de
l’hypocrisie de toute une société, celle de la fin du régime duplessiste. Véritable
réquisitoire contre les faux-semblants, les morales trompeuses, la corruption,
l’aveuglement volontaire, cette pièce invite à un examen de conscience sur les
valeurs de l’époque.
Aujourd’hui, bien sûr, le Québec n’est plus le même, il s’est affranchi de l’omniprésence de la religion, il a redéfini ses priorités et ses valeurs, mais peut-on dire
que l’intimidation, la tromperie, le mensonge, la fausse respectabilité n’existent
plus ? N’y a-t-il pas encore des bien-pensants prêts à tout pour éviter les scandales et préserver leur image ? Ou des gens sans défense écrasés par la raison
du plus fort ? Et d’autres qui préfèrent se fermer les yeux pour ne pas affronter des vérités dérangeantes ? Répondre à ces questions nous fait bien mesurer
l’universalité et l’actualité de Bousille et les justes, même un demi-siècle après
sa création.
6
Ibid., p. 94.
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(1909 – 1999)
Quand j’ai commencé en 1937, je ne croyais pas que la vie me donnerait cette
chance de devenir un homme de théâtre à plein temps. On ne pouvait pas
gagner sa vie au théâtre. On pouvait écrire une pièce, la faire jouer 30 fois,
mais avec les droits d’auteur qu’on en retirait, ce n’était pas assez pour avoir
le temps d’en écrire une autre. Mais pour moi, heureusement, le public est
venu nombreux et m’a permis de faire ce beau métier admirable, pour lequel,
je crois, j’ai été créé et mis au monde 7.
Gratien Gélinas (1991)
Celui qu’on considère souvent comme
le « père » du théâtre québécois est
originaire de Saint-Tite-de-Champlain,
en Mauricie, comme ses personnages de Bousille et les justes. Il est
encore très jeune lorsque ses parents
quittent la campagne pour Montréal,
espérant, comme plusieurs de leurs
contemporains, y trouver la prospérité. Mais c’est davantage la pauvreté et les emplois précaires qui sont
au rendez-vous.
En 1934, alors âgé de 25 ans, Gratien
Gélinas fait ses débuts comme comédien à la radio. Rappelons qu’à cette
époque, bien avant l’arrivée de la
télévision, les radioromans étaient
très populaires. C’est d’ailleurs à la
radio de CKAC qu’il crée, en 1937,
dans une série d’émissions dont il
signe les textes, son célèbre personnage de Fridolin, un gamin espiègle
qui dépeint avec ironie la vie quotidienne de la société de l’époque.
Fridolin remporte un succès tel que
Gratien Gélinas peut quitter son
emploi à la société d’assurances et
se consacrer totalement au théâtre,
ce qu’il n’aurait jamais cru possible
quelques années auparavant.
Au cours de ses études, il s’initie au
théâtre pour lequel il se découvre un
intérêt. Mais en 1928, il sera contraint
de quitter ses études classiques au
Collège de Montréal en raison du
difficile contexte économique. Pour
aider sa famille, il obtient un emploi
dans une société d’assurances, mais
n’abandonne pas pour autant sa passion. Il trouve du temps à consacrer au
théâtre amateur et fonde même une
troupe avec des anciens du Collège.
7
Victor-Lévy BEAULIEU et Gratien GÉLINAS, Gratien, Tit-Coq, Fridolin, Bousille et les autres,
Montréal, Stanké, 1991, p. 174.
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Un homme de théâtre
authentiquement québécois
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En fondant son propre théâtre en
1958, la Comédie-Canadienne, Gratien
Gélinas souhaite favoriser le développement de la création nationale.
C’est sur cette scène qu’il présente
Bousille et les justes, en 1959. Marcel
Dubé, Jacques Languirand, Françoise
Loranger et plusieurs autres pionniers
de la dramaturgie québécoise y créeront aussi leurs œuvres. En 1960,
toujours poussé par son désir d’encourager l’émergence du théâtre
d’ici, Gratien Gélinas participe à la
fondation de l’École nationale de
théâtre, à Montréal.
En 1938, Fridolin monte sur la scène
du Monument-National dans une
revue d’actualités humoristique,
Fridolinons. Le public est conquis.
Une nouvelle revue sera écrite et
jouée par Gratien Gélinas chaque
année, jusqu’en 1946, avec un succès
qui ne fera que croître. Le gouvernement, le clergé, la vie de couple,
rien n’est épargné dans les sketches
de ces revues connues aujourd’hui
sous le nom Les Fridolinades.
En 1948, la première pièce de Gratien
Gélinas, Tit-Coq, est créée. Cette pièce
marque non seulement un tournant
dans la carrière de l’auteur, mais
dans l’histoire de notre dramaturgie. Il
s’agit en fait de la première véritable
pièce québécoise à être passée à la
postérité. Son triomphe s’explique
notamment par le fait que le public
s’y reconnaît enfin, lui qui était
jusqu’alors surtout habitué au répertoire européen. Tit-Coq va occuper
Gratien Gélinas pour plusieurs années,
sur scène mais aussi au cinéma, puisque la pièce est portée au grand écran
en 1953. L’auteur assure lui-même la
production du film.
8
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Déjà, on pouvait reconnaître en lui
un de ceux qui préparaient le terrain
aux changements qui s’annonçaient
dans la société québécoise. Les idées
nouvelles qu’il ramenait de ses nombreux voyages étaient en phase avec
le vent de modernisme qui se faisait de plus en plus présent à l’aube
de la Révolution tranquille. Il en va
de même des mots qu’il met dans
la bouche de ses personnages. Fait
nouveau pour l’époque, « dans ses
dialogues aux sonorités urbaines,
il glisse des grivoiseries et des anglicismes bien choisis. La volonté
de Gratien de parler la langue de
son public annonce un futur razde-marée, celui de la langue québécoise sur scène8. »
Anne-Marie SICOTTE, Gratien Gélinas : la ferveur et le doute, tome I, Montréal,
Éditions Québec Amérique, 1995, p. 76.
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En 1966, Gratien Gélinas présente sa
troisième pièce : Hier, les enfants dansaient. Dans les années qui suivent,
la Comédie-Canadienne connaît
des difficultés financières. Elle fermera ses portes et sera rachetée par
le Théâtre du Nouveau Monde au
début des années 1970.
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En plus du théâtre, Gratien Gélinas
s’est aussi fait remarquer à la télévision, notamment comme interprète
dans la série Les Plouffe, dans les
années 1950, ou dans Les tisserands
du pouvoir, en 1987. Au cinéma, il a
été scénariste, réalisateur, producteur et, bien sûr, comédien, par exemple dans Red, de Gilles Carle (1970),
ou Bonheur d’occasion, de Claude
Fournier (1983). Il a aussi présidé la
Société de développement de l’industrie cinématographique canadienne
(aujourd’hui Téléfilm Canada) de
1969 à 1978.
Il faudra attendre jusqu’en 1986 pour
assister à la quatrième et dernière
pièce de Gratien Gélinas, La passion de Narcisse Mondoux, créée à
Toronto, qu’il interprète en compagnie de la comédienne Huguette Oligny, sa deuxième épouse. Quelques
années plus tard, en 1991, de plus
en plus affaibli par la maladie qui lui
cause des problèmes de mémoire, il
se retire de la vie publique. Il s’éteint
le 16 mars 1999, à l’âge de 89 ans.
Compte tenu de l’importance de
sa carrière, on ne s’étonnera pas
que Gratien Gélinas ait remporté
de nombreuses distinctions, parmi
lesquelles neuf doctorats honorifiques, le prix Victor-Morin de la
Société Saint-Jean-Baptiste (1967)
et le prix d’excellence de La Presse
(1990). Il a aussi été reçu membre de
l’Ordre national du Québec en 1985
et nommé compagnon de l’Ordre du
Canada en 1990.
Un monument culturel
Comédien, auteur, metteur en scène,
directeur, la place qu’a occupée
Gratien Gélinas dans notre histoire culturelle est magistrale. Il a
ouvert de nombreuses portes, et
non seulement au Québec, à une
époque où la dramaturgie nationale
était à peu près inexistante. Pionnier,
précurseur, défricheur sont des termes fréquemment associés à celui
qu’on considère aujourd’hui comme
le « père » du théâtre québécois.
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UNE ÉPOQUE CHARNIÈRE
Bousille et les justes, rappelons-le, a été créée en 1959, à la toute fin d’une décennie
au cours de laquelle on sentait une « révolution » gronder dans certaines couches
de la population québécoise. En fait, depuis plusieurs années, les francophones
du Québec « évoluent plus rapidement que le gouvernement qui les dirige,
de sorte que la distorsion entre « les autorités » et une autre partie de la population s’accentue9. » Gratien Gélinas s’inscrivait parfaitement dans ce contexte
avec la satire qu’il proposait de la société.
La Grande Noirceur
Dans l’histoire du Québec, la période qui suit la Deuxième Guerre mondiale,
de 1945 à 1959, est souvent appelée « la Grande Noirceur ». Maurice Duplessis
est alors premier ministre, et son parti, l’Union nationale, s’impose partout.
Le respect de l’ordre, de la loi, de l’autorité établie passe avant tout. La fidélité
aux valeurs traditionnelles est un mot d’ordre que Duplessis rappelle sans
cesse. Son conservatisme en matière sociale et économique se traduit par une
collaboration très étroite avec le clergé et le patronat. Le favoritisme et le trafic
d’influence sont aussi très répandus dans le gouvernement de l’époque.
Le clergé, même si son rôle est de plus en plus remis en question, continue
d’avoir une emprise sur les âmes et de dicter sa morale. Le Québec rural et catholique est toujours un modèle de « pureté », alors que la ville et ses divertissements populaires sont condamnés par les évêques. Les valeurs familiales sont
encouragées, et la mère y joue un rôle central. C’est souvent elle qui en assure la
cohésion. On tente de préserver l’image de la « bonne famille », tricotée serrée,
sans tache, respectueuse de l’ordre et de la loi divine. On comprend donc qu’à
cette époque, avoir un « sorti de prison » dans une famille était un véritable
déshonneur, comme le rappelle Aurore dans Bousille et les justes. Et cela est
encore plus vrai dans les petites localités comme Saint-Tite.
9
Jacques LACOURSIÈRE, Histoire populaire du Québec 4, 1896-1960, Sillery, Septentrion, 1997, p. 429.
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Entre dévotion et superstition
La pratique religieuse était encore très importante dans les années 1950,
notamment dans les communautés rurales. On allait à la messe le dimanche, en famille. On ne manquait pas une fête religieuse et on accordait
une grande importance aux sacrements de l’Église, comme le baptême,
le mariage ou la confession. Mais en plus de ces activités « obligatoires »,
les fidèles chrétiens, pour s’attirer les bonnes grâces du Créateur, se
consacraient à toutes sortes de dévotions qui, dans certains cas, pouvaient
prendre des allures de superstitions. On récitait des prières quotidiennes
à la maison, à l’école, au Parlement, dans les conseils municipaux. On
récitait le chapelet en famille avec le cardinal Léger en direct sur les ondes
de CKAC. On mangeait « maigre » les vendredis. On décorait nos maisons
d’objets de piété auxquels on attribuait toutes sortes de pouvoirs de protection ou de guérison : des crucifix, des images saintes, des statues de la
« bonne sainte Anne », des rameaux, de l’eau bénite. Et, selon nos besoins
particuliers, on invoquait l’aide de tel ou tel saint, comme saint Jude, le
patron des causes désespérées.
Vers le changement social
L’image qu’on retient généralement de la Grande Noirceur en est une d’immobilisme, de stagnation. Pourtant, les changements qui s’opèrent dans la société
sont majeurs. Le baby-boom, la prospérité économique, l’urbanisation, l’exode
rural, l’arrivée de la télévision, entre autres, auront un impact sur le style de vie,
les valeurs et les aspirations des hommes et des femmes. Dans les faits, « les
Québécois sous Duplessis ont vécu et activé des phénomènes apparemment
marginaux qui, pendant, et malgré le long règne du chef, transformaient la
société québécoise. Ce temps des ruptures en est un de gestation, une longue
marche qui préparait ce qui fut appelé “ la Révolution tranquille ”10. »
10
Jean-Louis ROY, La marche des Québécois : le temps des ruptures, 1945-1960, Montréal,
Leméac, 1976, p. 11.
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Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, la grande prospérité économique ne profite pas à tous. Les Canadiens français, considérés comme des
citoyens de second ordre, constituent une main-d’œuvre ouvrière abondante et
bon marché dont les investisseurs étrangers profitent, avec le soutien de
Duplessis. Mais le syndicalisme se développe très rapidement. Seulement entre
1945 et 1950, 203 nouveaux syndicats voient le jour au Québec11. Une série de
grèves historiques, dont celle des mines d’amiante d’Asbestos en 1949, vont
révéler à la population les conditions aliénantes des ouvriers et faire du mouvement syndical une force qu’on ne pourra plus négliger. On allait dorénavant
exiger plus de justice, d’équité, de transparence de la part des patrons et des
gouvernements.
Pendant que les consciences ouvrières s’éveillent, les intellectuels et les artistes,
de leur côté, manifestent de plus en plus ouvertement leur ressentiment par
rapport à la vision passéiste et oppressante du gouvernement duplessiste et du
clergé. Ainsi, le 9 août 1948, un regroupement d’artistes signent le manifeste du
Refus global, qui dénonce l’esprit qui règne au Québec et lance un appel à la
liberté. Dans la même lignée, de nombreuses revues (La Relève, Cité libre, Liberté)
vont remettre en question le modèle de société canadien-français. Sur le plan
littéraire, avec entre autres Gabrielle Roy (Bonheur d’occasion) et Roger Lemelin
(Les Plouffe), on délaisse l’idéologie paysanne et moralisatrice pour montrer avec
réalisme la vie urbaine. Enfin, sur la scène théâtrale, c’est avec Gratien Gélinas,
puis Marcel Dubé qu’un répertoire national se développe véritablement. Le
théâtre se fait enfin le reflet de la société québécoise et participe ainsi au
mouvement général de conscientisation qui met la table pour la Révolution
tranquille des années 1960. On voudra bientôt en finir avec la corruption et les
morales trompeuses pour s’affirmer en tant que peuple.
11
Jacques LACOURSIÈRE, Histoire populaire du Québec 4, 1896-1960, Sillery,
Septentrion, 1997, p. 387.
16
Pour en savoir plus…
BEAULIEU, Victor-Lévy et Gratien GÉLINAS.
Gratien, Tit-Coq, Fridolin, Bousille et les autres,
Montréal, Stanké, 1991.
GÉLINAS, Gratien. Bousille et les justes, Montréal,
Typo, 2002.
LACOURSIÈRE, Jacques. Histoire populaire du
Québec 4, 1896-1960, Sillery, Septentrion, 1997.
SICOTTE, Anne-Marie. Gratien Gélinas : du naïf
Fridolin à l’ombrageux Tit-Coq, Montréal, XYZ
éditeur, 2001.
SICOTTE, Anne-Marie. Gratien Gélinas : la ferveur
et le doute, tomes I et II, Montréal, Éditions Québec
Amérique, 1995.
ROBILLARD, Marc. Le Québec au temps du baby-boom,
1950-1959, Québec, Les éditions GID, 2010.
ROY, Jean-Louis. La marche des Québécois : le temps
des ruptures, 1945-1960, Montréal, Leméac, 1976.
Quelques sites Internet :
http://gratiengelinas.com/fran/cvgg.htm
Site officiel des Productions Gratien Gélinas
http://www.collectionscanada.gc.ca/gratien/
index-f.html
Site de Bibliothèque et Archives Canada consacré
à Gratien Gélinas
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