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La stabilité financière à l’ère du numérique
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Banque de France•Revue de la stabilité nancière •N°20• Avril 2016
Banque numérique et désorganisation du marché: un sentiment de déjà‑vu?
Jean Dermine
M
ême ceux qui lisent la presse
occasionnellement seront forcément
tombés sur un article annonçant la
disparition imminente de la banque classique.
Les fintechs, ces start‑up spécialisées dans les
services financiers, désorganisent les marchés
bancaires. Lesnouveaux systèmes de paiement se
multiplient: PayPal, Venmo, M‑Pesa, Apple Pay,
Android Pay, Alipay ou Samsung Pay. Même les
réseaux sociaux comme Facebook proposent des
solutions de paiement. TransferWise et WorldRemit
font concurrence à Western Union pour les envois
de fonds et les virements internationaux. Sur le
marché du crédit à la consommation non garanti,
Lending Club et Prosper (aux États‑Unis), Zopa et
Funding Circle (au Royaume‑Uni) et Prêt d’Union (en
France) concurrencent les banques traditionnelles.
L’ampleur de la menace pour le secteur bancaire
peut se résumer ainsi:
«Elles veulent toutes nous retirer le pain de la bouche.
Je dis bien toutes, et elles feront tout pour y parvenir»
(Jamie Dimon, PDG de JP Morgan Chase, Financial
Times, 26février2014). «Leur objectif est de nous faire
mourir à petit feu. Lesstart‑up fintechs sont d’agiles
piranhas, chacune s’attaquant à une infime partie du
modèle économique des banques» (Financial Times,
14octobre2015).
Les prévisions apocalyptiques annonçant la mort
lente de la banque traditionnelle me rappellent
d’autres prévisions tout aussi funestes que l’on a pu
entendre au cours destrente‑cinqdernières années.
Dans les annéesquatre‑vingt, lorsqu’est apparue la
banque par téléphone, on craignait que les opérateurs
téléphoniques pénètrent sur le secteur bancaire et
évincent les acteurs en place. Or, ces craintes ne se sont
pas matérialisées, car les banques elles‑mêmes se sont
mises à proposer des services bancaires par téléphone.
À l’époque, j’ai été consulté par un grand groupe
pétrolier britannique, dont les clients utilisaient une
carte émise par le groupe pour acheter du carburant,
et qui envisageait d’ajouter des services financiers
à cette carte et de les proposer à ses millions de
clients. Ceprojet n’a jamais vu le jour. Demême,
Standard Chartered Bank, à HongKong, craignait
d’être concurrencée par Octopus, une carte de
paiement utilisée par des millions d’usagers du métro
de HongKong, en particulier si d’autres services
financiers y étaient ajoutés. Là encore, la menace
ne s’est pas concrétisée.
Lorsque, dans les annéesquatre‑vingt‑dix, les marchés
d’obligations et d’actions ont été déréglementés, on
pensait que la finance directe remplacerait la finance
indirecte et l’intermédiation financière, qui étaient
coûteuses et inefficaces. Mais cette prévision s’est
révélée infondée: le ratio actifs bancaires/PIB a
progressé tant dans les pays développés que dans
les économies émergentes.
Au tournant du millénaire, avec la bulle internet,
les banques redoutaient que Microsoft pénètre dans
leur secteur et permette à ses clients de naviguer
en ligne d’une banque à une autre. Latransparence
des tarifs et des offres de produits semblait sur le
point d’éroder les revenus bancaires. Àl’époque,
on pensait que la fin des agences bancaires (branch
banking) était imminente, et qu’elle entraînerait de
profondes restructurations et des licenciements
massifs (comme dans le secteur du charbon et
de l’acier). Lànonplus, la menace ne s’est pas
concrétisée. Aucontraire, dans plusieurs pays,
les banques ont ouvert de nouvelles agences,
répondant ainsi au souhait des clients d’une
proximité physique.
Plus récemment, c’est le smartphone, véritable
ordinateur de poche connecté, qui a suscité des
inquiétudes: on le disait prêt à révolutionner le
monde de la banque.
Après trente‑cinq années de prédictions
apocalyptiques, il semble justifié de se demander
si la banque numérique va désorganiser le marché,
ou s’il ne s’agit que d’une lubie passagère et d’un
phénomène suscitant à nouveau un sentiment de
déjà‑vu? Les banques sauront‑elles s’adapter et
maîtriser ces nouvelles technologies, ou «demain
sera‑t‑il véritablement différent» lorsque de nouveaux
acteurs auront démantelé la chaîne d’offre des
services bancaires?
Cet article cherche à analyser les sources de
désorganisation du marché induites par le
numérique et à identifier les questions de politique
publique importantes. Ilcomporte quatre sections.
Lapremière examine six services de base proposés
par les banques, la deuxièmetente d’identifier
les principales évolutions technologiques,
la troisièmeétudie comment elles pourraient
perturber l’offre de services bancaires et la dernière
traite des questions de politique publique liées au
marketplace lending.