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Croissance endogène et politique environnementale : les processus de croissance et de
tertiarisation des économies développées sont-ils réversibles ? Une perspective
évolutionniste
Benoît Desmarchelier
Faïz Gallouj
Clersé, Université Lille 1
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Résumé :
Le point de départ de cet article est l’idée formulée par Gadrey (2008, 2010) selon laquelle la
problématique environnementale et son traitement par une politique d’écotaxe pourrait
entraîner un processus de décroissance et de dé-tertiarisation des économies développées.
L’objet de cet article est de tester ces hypothèses par un modèle de simulation évolutionniste.
Pour réaliser cet objectif, nous nous appuyons sur un modèle de croissance et de changement
structurel endogène, dans lequel nous intégrons une dimension environnementale. Les
résultats de nos simulations indiquent qu’un changement structurel intervient bien au sein des
secteurs de services, mais sans pour autant modifier la répartition des emplois entre services
et industrie. Par ailleurs, nous montrons que la stagnation écologiquement souhaitable de la
productivité du travail des biens de capital est compatible avec un trend de croissance de
l’économie largement positif. En effet, le développement des services aux entreprises intensifs
en connaissances semble capable de contrebalancer en partie la stagnation de la productivité
des biens d’équipements. Nous concluons en soulignant la nécessité de l’éco-innovation dans
les activités de services et en mettant en doute l’efficacité à long terme d’une écotaxe dans la
lutte contre la pollution.
Introduction
Les controverses théoriques sur l‟explication et l‟appréciation de la croissance tertiaire
ont opposé durant les années 1970 les courants post-industriel et néo-industriel. Les thèses
post-industrielles (Bell, 1973 ; Fourastié, 1949) envisagent l‟avènement de l‟économie des
services comme une conséquence inéluctable (qui ne doit pas être appréciée négativement) de
la conjonction d‟une loi de la productivité et d‟une loi de la demande. Les thèses néo-
industrielles (Gershuny, 1978, Gershuny et Miles, 1983 ; Bacon et Eltis, 1978 ; Attali, 1981,
Lipietz, 1980) quant à elles portent plus ou moins implicitement une appréciation négative sur
le processus de tertiarisation, en privilégiant une vision de l‟industrie motrice et de la
désindustrialisation comme pathologie. On peut dire que ces controverses se sont peu à peu
estompées au bénéfice des thèses post-industrielles dans la mesure les économies
contemporaines ont été reconnues comme étant irrémédiablement des économies de services.
Ainsi, les politiques publiques ont fini par enrichir les stratégies défensives d‟endiguement
des processus de désindustrialisation par des stratégies offensives d‟exploitation des
ressources tertiaires (en particulier des gisements tertiaires d‟emplois).
La problématique du développement durable, qui s‟est construite sur un champ
essentiellement industriel et technologique (Djellal et Gallouj, 2009) est venue dans un
premier temps conforter les thèses selon lesquelles la croissance tertiaire est un processus
irréversible, une trajectoire verrouillée. En effet, bien que certains services soient reconnus
comme particulièrement néfastes à l‟environnement (en particulier le transport), l‟hypothèse
générale dominante est que l‟immatérialité supposée des services joue en faveur de leur
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Ce travail a été mené dans le cadre du projet européen servPPIN (Public Private Innovation Networks in
Services), FP 7.
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caractère favorable à l‟environnement. Les services seraient presque par nature des activités
« vertes » (OCDE, 2000).
Un des principaux promoteurs européens des thèses post-industrielles, Jean Gadrey,
dans des travaux particulièrement stimulants (Gadrey, 2008 ; 2010), suggère de réviser ce
constat optimiste, d‟une économie des services asymptotiquement dominante à long terme.
Dans une analyse prospective que l‟on pourrait qualifier de néo-industrielle, il défend la thèse
selon laquelle « la tendance historique à la progression de la part des services dans l‟emploi
et la valeur ajoutée sera affectée, et peut-être inversée dans les pays développés, tout comme
la tendance à la croissance économique et à celle de la productivité, telles qu‟elles sont
définies et mesurées aujourd‟hui » (Gadrey, 2008). Autrement dit, le processus historique de
tertiarisation serait réversible et l‟avenir des services (comme celui des autres activités) est
étroitement conditionné par leur rapport à la problématique environnementale. Par ailleurs, la
décroissance apparaît comme un scénario envisageable
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.
L‟argumentation de Gadrey est que, contrairement à un certain nombre d‟idées
préconçues, les économies tertiaires sont elles aussi néfastes à l‟environnement.
L‟immatérialité des services n‟est pas nécessairement un critère de durabilité écologique car
la production de produits immatériels s‟appuie (directement et indirectement) tout autant que
celle des produits matériels sur de l‟énergie et des ressources naturelles non renouvelables.
L‟autre critère généralement évoqué pour définir le service à savoir son caractère interactif ou
coproduit (la présence physique simultanée du prestataire et du client) est quant à lui souvent
synonyme de déplacement et donc de pollution. L‟économie des services est en effet une
économie de la mobilité (mobilité du client, du prestataire ou du support de la prestation). Par
ailleurs, la mise en œuvre concrète de cette coproduction (ce que les sciences de gestion
appellent servuction) mobilise de nombreux éléments matériels (des espaces physiques et des
outils techniques) dont la construction, le fonctionnement et l‟entretien exigent des ressources
naturelles non renouvelables. Sous cet angle de la coproduction, les services apparaissent
presque « par nature » particulièrement non « environment friendly ».
Pour étayer son raisonnement, Gadrey suggère de modifier un des principaux modèles
explicatifs de la croissance tertiaire à savoir le modèle de croissance déséquilibrée de Baumol
(1967) en y intégrant les externalités environnementales. Rappelons que, selon ce modèle
bien connu, la tertiarisation des activités est permise par les gains de productivité réalisés dans
les secteurs intensifs en capital (les secteurs progressifs, essentiellement industriels). La main-
d'œuvre ainsi libérée est en effet transférée vers les secteurs « stagnants », caractérisés par une
faible mécanisation et des gains de productivité réduits (essentiellement les services).
Gadrey considère ainsi que si on internalise les externalités environnementales (par
l‟intermédiaire de taxes ou d‟autres dispositifs), le modèle de Baumol ainsi révisé conduit à
des conclusions différentes. Les externalités environnementales internalisées peuvent être
assimilées au coût supposé fixe « d’un service (de la nature) stagnant », qui refuse de se plier
aux gains de productivité dans son « travail ». Gadrey introduit de cette manière un facteur de
stagnation dans la production industrielle initialement supposée progressive par nature. Le
coût de cet élément stagnant pourrait rendre le facteur travail relativement moins coûteux que
le recours à des techniques plus productives, mais polluantes. Les entreprises industrielles
pourraient ainsi être incitées à privilégier les trajectoires technologiques les plus intensives en
travail. De leur côté, les entreprises de services pourraient plus difficilement emprunter de
telles trajectoires puisque leur processus de production est déjà par nature intensif en travail.
Le coût additionnel que leur ferait supporter la taxe devrait, s‟il se répercute sur leurs prix,
2
Gadrey (2008) formule en effet l’hypothèse que « de nombreuses transformations nécessaires de la
production (de biens ou de services) s’accompagneront d’une réduction de la productivité du travail, du moins
telle qu’on la mesure actuellement » (p.13).
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induire une baisse de la demande de services en volume, ce qui libèrerait des travailleurs, qui
trouveraient à s‟employer dans l‟industrie.
La conclusion de ce raisonnement est que si l‟on tient compte des externalités
environnementales, on devrait assister à une inversion du processus historique de tertiarisation
de nos économies : à une dé-tertiarisation des activités, à un retour à des processus plus
intensifs en travail dans les secteurs traditionnels, aujourd'hui fortement capitalistiques (y
compris l‟agriculture). Par ailleurs, Gadrey (2008) n‟exclut pas une baisse de la productivité
et de la croissance à long terme (hypothèse de décroissance), dans la mesure il est très
probable que « les coûts des services de la nature par unité produit dans l‟industrie » soient
croissants à l‟avenir .
Cet article a pour objet de tester par un modèle informatique multi-agent cette thèse de
l‟inversion du processus historique de croissance de la part des services dans la richesse et
l‟emploi et plus généralement la thèse de la décroissance. Il est organisé en trois sections. La
première section est consacrée à l‟analyse des principaux facteurs nécessaires à la
modélisation de la tertiarisation d'une économie (les variables explicatives de la croissance
tertiaire). Dans la seconde section, nous proposons un modèle de croissance qui rend compte
de la dynamique de tertiarisation et de la relation entre les services et la croissance
économique. Nous adaptons à notre problématique un modèle de croissance évolutionniste
inspiré de Dosi et al. (2006, 2008a et b) et nous procédons à un certain nombre de simulations
pour tester le comportement du modèle sur longue période, et notamment le rôle joué par les
services intermédiaires. Enfin, dans la section 3, nous envisageons une modélisation des
politiques environnementales et testons la validité des hypothèses de décroissance et
d‟inversion de la dynamique de tertiarisation.
1. Les déterminants de la tertiarisation des économies industrialisées
La littérature économique (Fuchs, 1968 ; Stanback, 1979 ; Gadrey, 1996 ; Schettkat et
Yocarini, 2006 ; Lorentz et Savona, 2008) met en évidence trois grands facteurs qui
déterminent la tertiarisation du produit national et des emplois : 1) une croissance de la
productivité du travail plus faible dans les secteurs de services que dans les secteurs
industriels, 2) la modification des préférences des consommateurs finaux en faveur des
services, et 3) la demande de services de la part des entreprises. L‟introduction de la
dynamique de tertiarisation dans notre modèle de croissance devra tenir compte de ces trois
déterminants.
1.1 Les différentiels de gains de productivité
La loi des différentiels de gains de productivité est la principale explication de la
croissance tertiaire avancée dans la littérature. Si on en trouve les prémisses chez Fourastié
(1949), cette explication est au cœur des travaux de Fuchs (1968), mais surtout du modèle de
croissance déséquilibrée (ou loi) de Baumol (1967) évoqué en introduction. Ce modèle divise
l’économie en deux secteurs : 1) un secteur (qualifié de non progressif ou stagnant) dans
lequel, compte-tenu d’une faible intensité capitalistique, la productivité du travail est
constante ; 2) un secteur (qualifié de progressif) dans lequel la productivité du travail est
croissante en raison de l’introduction de technologies. La plupart des services appartiennent
selon Baumol au secteur non progressif. Peu de gains de productivité peuvent y être réalisés,
car les possibilités de mécanisation y sont limitées, le produit final y étant souvent identifiable
au facteur travail lui-même. En posant l‟hypothèse que les coefficients budgétaires des
consommateurs finaux sont constants, et que le salaire, identique pour tous les travailleurs de
l'économie, croît au rythme des gains de productivité du secteur progressif (l'industrie), le
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secteur progressif dégage de la main-d'œuvre excédentaire, qui trouvera à s'employer dans les
secteurs de services. Ainsi, l’emploi industriel devrait tendre asymptotiquement vers zéro. De
même, le taux de croissance globale de l’économie devrait tendre vers zéro (si la population
active est constante), dans la mesure où le secteur à productivité constante occupe toute
l’activité.
Le modèle de Baumol a suscité un certain nombre de critiques. On notera que, pour
répondre à certaines critiques, Baumol propose lui-même (1986, 1989, 2002) un modèle
rectifié, qui prend en compte l’introduction parfois invasive de l’informatique dans les
services. Ce nouveau modèle comporte ainsi trois secteurs : 1) un secteur à productivité
croissante (par exemple, les biens durables) ; 2) un secteur à productivité constante (par
exemple, le théâtre ou le concert) ; 3) un secteur intermédiaire à stagnation asymptotique,
c’est-à-dire dont la productivité commence par augmenter avant de stagner en raison de sa
composition hybride (c’est le cas, par exemple, de l’informatique qui comporte des matériels
et du logiciel).
Ainsi les secteurs de services qui connaissent aujourd‟hui certains gains de
productivité combinent deux types d‟inputs : un input progressif (l‟équipement
technologique) et un input stagnant (le travail mental ouu intellectuel). Dans un premier
temps, la baisse des prix du capital productif l‟emporte sur la hausse historique du coût du
travail, mais sur une plus longue période, cette hausse du coût du travail finira toujours par
l‟emporter. La hausse du prix du service réduira mécaniquement la demande à long terme, ou
du moins l‟empêchera d‟augmenter en volume, et donc le secteur cessera de croître en termes
réels. Constatant que des activités aussi essentielles que la R&D sont potentiellement
concernées par ce phénomène, Baumol en conclut que la croissance économique de long
terme des économies capitalistes pourrait tendre vers zéro (Baumol, 1983 et 2002).
Au total, l'hypothèse des différentiels de gains de productivité entre les biens et les
services reste pertinente (Gadrey 1996, Outlon 1999), même si certains services ont connu
indéniablement des gains de productivités importants (Gadrey, 1996 ; Outlon 1999) et même
si la théorie économique est confrontée à de redoutables problèmes méthodologiques lorsqu‟il
s‟agit de mesurer la productivité dans les services (Griliches, 1992 ; Gadrey, 1996 ; Djellal et
Gallouj, 2008).
1.2 Les préférences des consommateurs individuels
Privilégiant une explication par le différentiel de productivité, Baumol fait l‟hypothèse
que la part des services dans la demande finale est constante. Cette hypothèse est contestable
(Summers, 1985 ; Schettkat et Yocarini, 2006). L‟explication de la croissance tertiaire par un
accroissement de la demande finale en services, c‟est-à-dire par l‟évolution des préférences
des consommateurs, repose sur la loi d'Engel selon laquelle les biens dits supérieurs voient
leur part dans la consommation des ménages augmenter lorsque les revenus de ces derniers
augmentent. Cette loi n‟exprime pas nécessairement l‟idée que la consommation des biens
inférieurs diminue au profit de la consommation des biens supérieurs, mais que leur
consommation croît moins vite que le revenu. Ainsi les économies tertiaires continuent de
consommer toujours plus de biens (Gadrey, 2008, 2010).
Jonathan Gershuny (1978)
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utilise d‟une manière particulièrement originale cette loi
d‟Engel, dans une perspective néo-industrielle, pour appuyer la thèse selon laquelle la société
de service est en réalité une société de self-service. Dans son analyse, l‟arbitrage ne s‟effectue
pas entre des services et des biens, mais entre des fonctions-services (fonctions alimentation,
3
Voir aussi Gershuny et Miles (1983)
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logement, loisir, transport, enseignement, santé). Ces différentes fonctions peuvent être
satisfaites de deux manières différentes : en faisant appel à la sphère formelle (il s‟agit de
l‟acquisition du service auprès d‟un prestataire extérieur) ou en ayant recours à la sphère
informelle (il s‟agit alors de la combinaison de deux facteurs : un bien ou un équipement
acheté et le travail domestique nécessaire pour le mettre en œuvre). Sur le plan théorique,
Gershuny ne réfute pas la loi d‟Engel à savoir le glissement de la demande finale des biens
vers les services. La hiérarchie des besoins est simplement déplacée du dualisme : bien
(inférieur), service (supérieur) à une hiérarchisation des fonctions (la fonction loisir est
supérieure à la fonction alimentation, par exemple). On notera que Gershuny mobilise un
argument de différentiel de productivité pour expliquer la préférence pour le self-service. En
effet, c‟est la faible productivité relative des services et donc leur prix relatif plus élevé par
rapport aux biens qui explique la préférence pour le self-service.
1.3 Le rôle de la demande de services des entreprises
Une des principales critiques adressée à la théorie du self-service de Gershuny est
qu‟elle s‟applique à la consommation finale de services des ménages, mais qu‟elle n‟est pas
adaptée à la demande de service des entreprises (services intermédiaires). Or, depuis plusieurs
décennies, les services aux entreprises connaissent une très forte croissance. La demande de
services intermédiaires joue un rôle important de la tertiarisation des activités. Elle remet
également en question l'idée d'une opposition entre biens et services, qui apparaissent ici
plutôt comme complémentaires (Stanback, 1979).
Outlon (1999) démontre que le déclin du taux de croissance mis en évidence par le
modèle de Baumol n‟est vrai que parce que les secteurs stagnants n‟y produisent que des
services finaux. Si l‟on prend en compte les services intermédiaires (services aux entreprises
et services financiers), et même si ces services sont envisagés comme stagnants ou
asymptotiquement stagnants, on assiste à une élévation mécanique et non à un déclin du taux
de croissance. En effet, le produit compté en biens industriels d'un travailleur emplo dans
les services intermédiaires augmente grâce aux gains de productivités du secteur industriel
client. Par ailleurs, les gains de productivité, même faibles, des secteurs de services
intermédiaires vont permettre d'accroître indirectement la productivité du secteur industriel
client, ce dernier produisant plus de biens avec moins de services. Le raisonnement dOutlon
est donc avant tout un raisonnement comptable. On trouve également dans la littérature
(Antonelli, 1998 ; Camacho et Rodriguez, 2010) un certain nombre de tentatives de validation
empirique des effets des services intermédiaires sur la productivité de leurs clients. On notera
que chez Outlon, la croissance des services intermédiaires ne s‟explique pas par une
modification des besoins des entreprises, mais plutôt par un argument de coûts. Ainsi, puisque
les services intermédiaires bénéficient des gains de productivité, même faibles, ils se révèlent
relativement moins coûteux que l‟emploi direct du facteur travail. Les firmes industrielles
substituent donc peu à peu des services intermédiaires au travail afin d‟accroître leurs marges
de profit. Par conséquent, l‟arbitrage économique les conduit à externaliser certaines de leurs
fonctions internes. Il s‟agit d‟une explication par les coûts de transaction. Bien que
l‟externalisation puisse concerner à la fois les firmes industrielles et les firmes de services,
l‟argument d‟externalisation est souvent venu appuyer les thèses industrialistes selon
lesquelles c‟est l‟industrie qui est motrice et créatrice d‟emplois
Cette explication de la croissance des services aux entreprises par un argument de coût
de transaction est fréquente. Mais elle semble plus pertinente pour les services opérationnels
(par exemple, le nettoyage, la restauration, etc.) que pour les services intensifs en
connaissances (les knowledge intensive business services) à savoir les activités d‟ingénierie,
de R-D et de conseil. Comme le soulignent Gadrey et al. (1992, 1998) on ne sous-traite pas
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