La Passion du rural | Tome 2 | Épilogue
Épilogue1
« Il y a un puissant désir de campagne »2. Un désir qui explique les mouvements dexode
urbain, la réappropriation et le renouveau des territoires ruraux. Rêvée et convoitée, la
campagne est réoccupée et recomposée autrement. Après des décennies d’abandon, les
territoires ruraux voient leur attractivité renforcée et devenir des lieux choisis pour vivre,
travailler et se divertir. Depuis les années 50 la campagne est passée dun monde essen-
tiellement agricole à un monde plus complexe, multifonctionnel, où lagriculture nest
plus quune composante parmi dautres. Les quelques 28 900 fermes restantes du Qué-
bec3 pour environ 1 000 municipalités rurales4 cèdent le pas à dautres fonctions
pour assurer la vitalité des communautés rurales.
Le Québec moderne se construit non seulement avec ses métropoles, mais aussi avec ses
régions et ses campagnes. Nous sommes tous modernes. Nous vivons à la ville ou à la
campagne. La mobilité accrue des personnes, des biens et des systèmes de production
rend désormais la campagne plus accessible, ce qui lui permet dêtre désirée, fréquentée
et occupée plus aisément et par un plus grand nombre.
Le XXIème siècle est dores et déjà le siècle dun exode urbain
La ruralité québécoise a considérablement évolué au cours des cinquante dernières
années et un des traits marquants de cette évolution est le phénomène de lexode urbain.
Les grandes agglomérations urbaines du Québec ont perdu nombre de leurs citoyens au
profit des milieux ruraux à linstar des grandes métropoles européennes5 et nord-
américaines. Ces nouveaux mouvements migratoires des villes-centres vers les campa-
gnes sont dune telle ampleur dans plusieurs régions, quils compensent et même surpas-
sent les pertes dues à la diminution des populations agricoles suite aux abandons de
fermes, auxquelles sajoutent nombre de ruraux qui, pour une raison ou pour une autre,
font le choix de la ville.
Rappelons quelques chiffres : entre 1971 et 1976, la population du Québec sest accrue
de 5,6 % dans les régions rurales en comparaison de 2,9 % dans les régions urbaines.
De 1976 à 1981, le taux daccroissement des régions rurales était de 13,9 % alors quil
1 Des passages de la première partie de l’Épilogue sont tirés d’un texte rédigé par l’auteur à l’occasion de la
Conférence nationale de Solidarité rurale tenue à Bromont les 20, 21 et 22 mars 2013, texte qui avait pour
titre : Nouvelles ruralités et prospective territoriale.
2 HERVIEU, Bertrand et Jean Viard ; Au bonheur des campagnes. Éditions de l’Aube, 1996, 157 p.
3 Elles étaient près de 136 000 en 1931.
4 Selon la définition du ministère des Affaires municipales du Québec.
5 En France, plus de 2,5 millions de personnes ont quitté les villes pour s’installer dans des territoires
ruraux entre 1975 et 2005, et depuis 1999, la croissance démographique en zone rurale est devenue plus
forte qu’en zone urbaine.
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se situait à 0,6 % pour les régions urbaines. Entre 1991 et 2006, la population rurale du
Québec sest accrue de 8 %, comparativement à 9,6 % pour la population urbaine6.
Comme on a pu le constater au chapitre III, ce constat prend lallure dune véritable
inversion de tendance démographique dans plusieurs régions du Québec qui ont été,
durant plusieurs décennies, aux prises avec un problème dexode. Ce qui ne signifie pas
toutefois que le déclin démographique ne soit plus présent en milieu rural. Un trop grand
nombre de municipalités, principalement celles de moins de 800 habitants et éloignées
des centres urbains, ont toujours à combattre cette réalité. Elles font parties des
« municipalités dévitalisées » dont un Comité interministériel7 et un Groupe de travail8
ont étudié les différents aspects et formulé des recommandations en vue daméliorer leur
situation.
Diminution constante de la population agricole et du nombre de fermes
Parallèlement à une augmentation de la population rurale dans plusieurs régions du
Québec, on assiste à une diminution de la population agricole et du nombre de fermes.
En 1931, lorsque le dénombrement de la population agricole a été fait pour la première
fois, 777 017 personnes vivaient sur une ferme, ce qui représentait 27.0 % de la popula-
tion totale du Québec. En 1951, ce pourcentage de la population totale avait chuté à
19.5 %, puis à 3.2 % en 1981, à 1.9 % en 1991 et à 1.2 % en 20069. Par ailleurs, cette
population agricole qui représentait 20 % de la population rurale en 1971, nen repré-
sentait plus que 13 % en 1981 et 5.7 % en 2006, soit 90 940 personnes pour lensemble
du Québec10.
La diminution de la population agricole est conséquente à la mécanisation des opéra-
tions agricoles et à la réduction du nombre de fermes qui est passé de 135 957 en 1931 à
30 675 en 2006 et à 28 995 en 2009.
De 1981 à 2011 le Québec a perdu près de 20 000 fermes (48 144 à 29 437), et à lheure
actuelle 1 000 fermes cessent leurs activités chaque année. Parce quil se crée 600 à 700
6 Recensements canadiens 1976, 1981, 1991, 2006. Population rurale et population urbaine. Nombre et
variation en pourcentage.
7 Comité interministériel mis sur pied par le gouvernement en 2006 dont le rapport a été déposé en 2008 :
Pour une plus grande prospérité et vitalité de nos municipalités. Plan d’action gouvernemental à
l’intention des municipalités dévitalisées. 60 p.
8 Le Groupe travail sur les municipalités dévitalisées mis sur pied par le ministère des Affaires municipales,
des Régions et de l’Occupation du territoire en 2008 dans le cadre de la Politique nationale de la ruralité
2007-2014, a déposé son rapport le 20 mai 2010. Intitulé Des communautés à revitaliser, un défi collectif
pour le Québec, ce rapport (60 p.), qui identifie 165 municipalités dévitalisées selon un indice de
développement fondé sur une dizaine de paramètres économiques et sociaux, a été présenté à l’occasion du
Forum sur les communautés dévitalisées qui s’est tenu le 28 juin 2010.
9 Population agricole et rurale et nombre de fermes, 1931 à 2006. La population agricole de la province de
Québec : évolution au fil du temps. Recensement canadien 2006.
10 Population rurale et urbaine pour la population agricole et population totale, Québec. 2001, 2006, 2001
à 2006, nombre et variation en %. Recensement de l'agriculture et Recensement de la population de 2001 et
de 2006 (Québec).
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nouvelles fermes annuellement, le déficit est de 300 à 400 fermes par an. Faute de relève,
attribuable en partie à une baisse dintérêt à légard du métier dagriculteur, et pour une
autre part aux difficultés de financement liées à la reprise dune ferme par un jeune
candidat11, plusieurs exploitations agricoles sont démantelées et leurs propriétaires y
trouvent leur compte :
« Il n’y a aucune mesure pour décourager le démantèlement des fermes. Trouver
un jeune qui peut payer 2 millions de dollars pour une ferme laitière est difficile,
tandis que tout vendre à l’encan pour récupérer cette somme l’est moins. »12
Ainsi, laugmentation de la population dans les campagnes du Québec se manifeste par
un phénomène de ruralisation non-agricole qui se substitue, progressivement mais inexo-
rablement, bien quà des rythmes différenciés selon les régions, à une longue tradition
rurale dont le territoire occupé était voué à l’agriculture.
En position défavorisée par rapport à la concurrence que leur livrent les autres usages
du sol en milieu rural (habitation, villégiature, services, activités de production, infra-
structures et équipements publics, etc.), les sols à bon potentiel agricole sont plus que
jamais menacés. Pour résister aux pressions de développement, ils doivent non seulement
être protégés, mais encouragés dans leur mise en valeur par des politiques agricoles
appropriées qui tiennent compte des nouveaux paramètres de développement des milieux
ruraux et des contraintes économiques, environnementales et sociales de la production
agricole d’aujourd’hui.
Prendre toute la mesure de la ruralité contemporaine
Les populations, les activités et les emplois sont de plus en plus mobiles. Ainsi, lespace
rural ne peut plus être considéré indépendamment de sa relation étroite avec la ville. La
fonction traditionnelle de la ruralité comme support de la production agricole et fores-
tière nest plus prépondérante, au Québec comme dans tous les pays industrialisés. On
ne répétera jamais assez que la ruralité nest plus seulement le monde agricole et
forestier. Cadre de vie, production, loisirs, détente, préservation du milieu naturel, mise
en valeur des ressources naturelles : les fonctions se sont diversifiées dans lespace
rural.
Rompre avec limaginaire dune représentation du territoire qui marginalise le monde
rural est une condition de la compréhension du Québec actuel. Cest à cette condition
qu’il sera possible dapporter plus de justice aux régions rurales laissées pour compte
durant cinq décennies au nom dune certaine rationalisation des politiques publiques
tournée vers lindustrialisation et lurbanisation. Apporter plus déquilibre aussi dans le
11 Une ferme en production qui génère un revenu familial satisfaisant atteint une valeur marchande de un à
plusieurs millions de dollars, selon les régions.
12 Selon la professeure Diane Parent du département des sciences animales à l’Université Laval. Propos
recueillis par Marie Allard de La Presse (Cyberpresse), 8 janvier 2011.
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développement territorial, avec la perspective dune occupation dynamique des régions,
tant périphériques et intermédiaires que centrales, et de la complémentarité ville-
campagne pleinement assumée. Prendre enfin toute la mesure de la ruralité nouvelle
dans ses dimensions démographique, économique, sociale, culturelle et écologique. Voilà
les grands enjeux des territoires ruraux en ce début du XXIe siècle.
Maintenir et préserver la ruralité dans les campagnes
L’espace rural se transforme, ses activités se diversifient, sa population composée d’une
proportion de plus en plus importante de néoruraux (ou ex-citadins) se fait hétérogène, et
à plusieurs endroits il subit les empiètements de la ville. Ce contexte menace la spé-
cificité rurale. Faute de vigilance et de mise en œuvre de mesures appropriées, le monde
urbain imposera son style, ses formes et sa dynamique, se substituant progressivement
(ou brutalement) aux particularités de la ruralité. Le maintien de la ruralité dans les
campagnes est un leitmotiv à promouvoir et à défendre, refusant les scénarios de la
« ville à la campagne ». La modernité nest pas exclusive à lurbanité et sa présence en
milieu rural nest pas forcément signe dun processus durbanisation. Il faut désormais
apprendre à gérer la modernité rurale tout en lui assurant un visage et une dynamique
qui lui soient propres.
Certes, la ville va continuer à conquérir de nouveaux espaces en milieu rural et à pous-
ser plus avant ses frontières. Mais cet étalement de la ville devra être régi avec plus de
rigueur que par le passé, la Loi sur la protection du territoire et des activités agricoles
notamment, se faisant moins malléable aux pressions des autorités municipales et des
développeurs. Il nest pas trop fort de dire que dans la plaine de Montréal, la Loi sur la
protection du territoire agricole, telle quelle a été appliquée et considérant la progres-
sion et les formes de létalement urbain quelle a « autorisées », est un échec désolant.
La déstructuration de la trame agricole sest poursuivie du fait dautorisations accordées
par la Commission de protection du territoire agricole à de nombreux projets urbains
épars. Selon lOrdre des architectes du Québec, « pas moins de 826 hectares de terre
agricole –grosso modo léquivalent de 1530 terrains de football américainont été
retranchés du territoire de la Communauté métropolitaine de Montréal en lespace de
seulement deux ans (2007-2009 »)13. Le joyau agricole du Québec se contracte et se
présente aujourdhui sous laspect dun fromage gruyère. Le durcissement de la Loi à
l’égard des bonnes terres agricoles de la vallée du Saint-Laurent et de ses vallées
secondaires fertiles simpose de toute urgence, tel que recommandé par les rapports
Pronovost et Ouimet.
13 Article de Marco Bélair-Cérino intitulé « Difficile de freiner le dézonage » publié dans le quotidien Le
Devoir le 15 juin 2013. Cet article faisait référence à un mémoire de l’Ordre des architectes du Québec
présenté aux audiences publiques de la Commission métropolitaine de Montréal dans le cadre du processus
d’élaboration du Plan métropolitain d’aménagement et de développement (PMAD) du grand Montréal. Ce
mémoire recommandait notamment le gel du zonage agricole pour une période de 5 ans sur le territoire de
la Communauté métropolitaine de Montréal.
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L’avènement d’un « urbanisme rural » appuyé par des politiques nationales à caractère
culturel, patrimonial et paysager, contribuera par ailleurs à protéger, à mettre en valeur
et à pérenniser ce qui peut être considéré comme les caractéristiques fondamentales de
« l’habitat rural ».
L’espace rural est une réalité que tout migrant issu de la ville sait parfaitement dis-
tinguer et caractériser : il se définit davantage dans sa dimension spatiale, cest-à-dire
par le cadre de vie quil offre et sa façon dhabiter le territoire, plutôt que par ce qu’on y
fait. Nier cette spécificité ou la banaliser reviendrait à nier les composantes patrimo-
niales, culturelles, naturelles, environnementales, voire « rééquilibrantes » ou compen-
satoires qu’offre l’espace rural à une part très significative de la population du Québec.
Le Québec du XXIe siècle recompose son occupation du territoire par la
réappropriation de ses campagnes et petites villes
La capacité dimaginer, dinventer et de proposer des campagnes adaptées à notre temps
est précieuse pour le Québec. Le monde rural dessine aujourdhui un modèle de vie
alternatif et moderne. Pour faire le Québec du XXI e siècle, la ruralité est désormais un
lieu et un acteur incontournable. Après plusieurs décennies dabandon et de « maltrai-
tance », la campagne est convoitée, reconquise, réanimée et redéfinie. Le temps est venu
de donner un socle solide à ce renouveau de la ruralité, grâce auquel le Québec rural
pourra construire son avenir et contribuer à celui du Québec tout entier.
Si le Québec des années 1960 à 2000 a été celui du monopole industriel et urbain accom-
pagné du déclin rural, celui des décennies qui suivent fera une large part aux nouvelles
ruralités dans une démarche de complémentarité et de solidarité avec la ville. Lère
postindustrielle dans lequel nous sommes engagés modifie profondément la structure
économique et les logiques de localisation, entraînant la reconfiguration de l’orga-
nisation et de loccupation du territoire. La révolution numérique, les nouvelles techno-
logies dinformation et de communication, la dématérialisation de larges pans de lacti-
vité économique, les dysfonctionnements de la grande ville, la montée des valeurs écolo-
giques et de nouvelles aspirations sociales, sont autant de paramètres à la base du
desserrement de la ville et de la reconquête des territoires ruraux.
À partir du moment où limpératif de la concentration sérode, dautres lieux que la
grande ville deviennent propices pour de nombreuses fonctions et convoités pour des
installations permanentes de résidence, de loisir et de production. Commence alors la
réappropriation des territoires hors de la cité. Aux développements concentriques des
première et deuxième ceintures de banlieues, succèdent les installations dans les espaces
ruraux qui nont plus rien des caractéristiques de la banlieue traditionnelle. On est ici
détaché de la trame mère urbaine, carrément implanté dans des milieux distincts, et
arrimé aux communautés existantes. Bien que sans continuité spatiale avec la ville, des
liens fonctionnels irriguent la relation ville-campagne.
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