L’Actualité Poitou-Charentes – Hors série décembre 1997 89
seulement pratique ou poétique, et trouve sa place
dans le champ des problématiques scientifiques.
En créant la systématique, c’est-à-dire la descrip-
tion et la classification des espèces selon des cri-
tères morphologiques, Linné crée l’instrument
indispensable de l’écologie. Grâce à cette mé-
thode, les naturalistes dispersés forment un sujet
collectif unique. Tel médecin de marine en mer
du Japon ou tel pasteur botaniste amateur dans
une petite ville d’Allemagne communiquent,
parce qu’ils peuvent désigner les mêmes plantes
par les mêmes noms et les classer. Sans cet outil,
il n’y aurait pas d’écologie.
Le naturaliste suédois ajoute à cela des observa-
tions de type biogéographique et propose une
théorie globale qu’il appelle «économie de la
nature», par analogie avec l’économie humaine.
La nature est régie par un ordre providentiel, équi-
libre qui se maintient parfois à travers le désor-
dre, la violence, etc. Mais chaque être vivant, si
infime soit-il, porte la marque du «Souverain
Créateur». Notons au passage que Linné légitime
ainsi l’utilité sociale du naturaliste.
Après ces pères fondateurs, quels sont les
grands jalons de l’histoire de l’écologie ?
Au début du XIXe siècle, deux voies s’ouvrent : la
biogéographie et l’écologie proprement dite. La
première s’attache à la distribution géographique
des espèces. Elle pose des problèmes du type :
pourquoi deux milieux écologiques identiques en
Amérique du Sud et en Afrique présentent-ils des
espèces végétales et animales complètement dif-
férentes ? Ce type de questionnement joue un
grand rôle dans L’Origine des espèces de Darwin.
La biogéographie exige de faire appel à la fois à
l’histoire de la vie, notamment la théorie de l’évo-
lution, et à l’histoire de la Terre, en particulier la
tectonique.
L’autre voie de recherche s’attache aux interac-
tions entre les êtres vivants dans un même mi-
lieu, celui-ci n’étant pas seulement un milieu
physique, mais aussi un espace de concurrence
et de prédation. Peu à peu seront forgés des con-
cepts permettant de désigner des unités écologi-
ques supra-individuelles, comme association vé-
gétale, biocénose, biosphère, écosystème.
Le travail du zoologiste Karl Möbius est signifi-
catif. En 1869, le gouvernement prussien lui de-
mande d’étudier les raisons de l’épuisement des
bancs d’huîtres du Schleswig-Holstein. A priori,
c’est la conséquence d’une surpêche, mais le taux
de fécondité considérable de l’huître empêche
d’adopter cette explication. Möbius vient en
France étudier l’ostréiculture du bassin de Ma-
rennes-Oléron. En 1877, il publie ses résultats,
où sont impliquées géographie physique et hu-
maine, écologie et économie. Il montre que l’élar-
gissement des marchés a encouragé une surpêche
qui a conduit à l’épuisement des bancs dix ans
après. Quant à l’objection de la fécondité, il af-
firme qu’on ne peut pas étudier l’huître sans pren-
dre en compte l’ensemble des autres espèces qui
vivent dans le même milieu, ses concurrents, ses
ressources, ses prédateurs... L’huître doit alors être
considérée dans sa «communauté de vie», qu’il
appelle, à partir du grec, biocénose. Après cette
étude, l’interaction des êtres vivants avec leur
milieu n’est plus globale et éternelle, comme chez
Linné, mais locale et temporaire.
A la même époque, le mot biosphère apparaît
dans un livre du géologue autrichien Edouard
Suess, sur la formation des Alpes. Faisant réfé-
rence aux théories de l’évolution, Suess exprime
l’idée de l’unité du monde vivant, de la solidarité
de toute vie. Cette notion eut, sur le coup, peu
d’impact mais connaîtra des développements im-
portants au XXe siècle.
«En renversant
l’image habituelle
de la boîte noire, j’ai l’impression
que l’écosystème est une boîte
claire sur fond noir»
Quelles étapes au XXe siècle ?
Au début du siècle, un botaniste suisse vivant à
Montpellier, Josias Braun-Blanquet, définit le
concept clé d’association végétale. Cela a per-
mis une analyse et une cartographie extrêmement
fines des milieux, surtout dans les régions médi-
terranéennes et montagnardes d’Europe. Dans un
tout autre contexte géographique et culturel,
l’Ouest américain, le botaniste Frederic Clements
s’intéresse, non pas à ce repérage fin de petites
différences dans la composition des associations
végétales et de leurs espèces caractéristiques,
mais à l’évolution de la végétation dans le temps.
Soit : comment un espace est conquis par la vé-
gétation. Peu à peu des plantes pionnières s’ins-
tallent, transforment le terrain, sont chassées par
d’autres espèces plus fortes, etc. Cet espace évo-
lue vers un stade de stabilité, réel ou supposé,
qu’on appelle climax.
Le concept d’écosystème, le plus connu du grand
public, constitue une étape très importante. Il a
été proposé en 1935 par le botaniste anglais Ar-
thur G. Tansley et développé par ses collègues
américains. J’ai commencé mes recherches, il y
a une quinzaine d’années, en travaillant sur l’his-
toire de ce concept parce qu’il était en phase avec
des disciplines extérieures à l’écologie qui se sont
La contribution
des huîtres de
Marennes-Oléron
Le concept de
biocénose a été
inventé par Karl
Möbius dans un
ouvrage publié en
1877
(
Die Auster und die
Austernwirthschaft
),
qui n’est toujours pas
traduit en français.
Jean-Paul Deléage en
cite des extraits dans
son livre sur l’histoire
de l’écologie,
notamment quand il
est question des
huîtres de Marennes-
Oléron. «Jusqu’en
1854, les bancs de
Rochefort, Marennes
et Oléron furent
exploités dans des
conditions qui
permettaient le
maintien des stocks,
parce que leurs
huîtres n’étaient
vendues que sur les
marchés locaux,
proches des zones de
pêche. En 1854,
Rochefort fut relié au
réseau ferré de sorte
que le marché
s’élargit
considérablement
jusqu’à l’épuisement
presque total des
bancs. Des quinze
millions qui avaient
été pêchées pendant
la campagne 1854-
1855, on tomba à
quatre cent mille
huîtres en 1863-1864.»
A partir de ces
observations, Möbius
en déduit qu’«un banc
d’huîtres est une
biocénose ou
communauté de vie».
Möbius démontra que
la surpêche avait
totalement modifié
cette communauté de
vie.
1.
L’Écologie et son
histoire
, par Jean-Marc
Drouin, «Champs»
Flammarion, 1993.