Grand N n° 74, pp. 77 à 98, 2004 77
METTRE EN ŒUVRE LA DEMARCHE D’INVESTIGATION :
LA MATERIALITE DE L’AIR AU CYCLE 3
André Laugier
Maitre de conférences en Sciences physiques
IUFM d’Aquitaine
Depuis un quart de siècle la nécessité d’adapter l’enseignement scientifique aux réalités
scolaires, en prenant en compte les résultats des travaux de psychologie cognitive et de
didactique des sciences, est à l’origine des nombreuses réformes qui tentent de le rénover.
Les textes parus concernent aussi bien l’école primaire que le collège et le lycée. La
réflexion sur les programmes qui accompagnent ces tentatives de rénovation se caractérise
par un déplacement d’une culture des savoirs disciplinaires vers une culture des démarches
d’apprentissage.
Derrière cette évolution se cache une véritable révolution épistémologique initiée par les
épistémologues depuis le milieu du XXème : à l’idée d’une science œuvre de découverte
s’est progressivement substituée celle d’une science œuvre d’invention. Si la connaissance
scientifique doit être découverte alors l’enseignement scientifique doit proposer à l’élève
des expériences prototypiques faces auxquelles, guidé par les questions de l’enseignant
dans ses observations, il sera à son tour conduit à lire dans le monde visible l’évidence des
relations qui lient entre eux les objets et les phénomènes. C’est sur ce schéma que les
célèbres « leçons de choses » étaient fondées épistémologiquement : « Ce n’est rien
d’autre qu’une accumulation d’observations pertinentes, dont la récurrence fonde
progressivement le matériau empirique, dont pourra naître la claire conscience d’une
relation de cause à effet ou d’une loi » (La main à la pâte, 1996).
L’épistémologie contemporaine a proposé de revoir la place de l’observation et du réel
dans la construction de la connaissance scientifique. Paul Valéry faisait d’ailleurs
observer : « Il fallait être Newton pour apercevoir que la Lune tombe sur la Terre quand
chacun voit qu’elle ne tombe pas ». On considère aujourd’hui que la connaissance
scientifique n’est plus directement induite par l’observation mais doit être questionnée
puis élaborée. Alors l’enseignement scientifique doit s’efforcer de mettre l’élève en
situation de construire des problèmes à partir de questions sur les objets et les phénomènes
puis d’imaginer des solutions pour les résoudre.
Cette révolution épistémologique s’est accompagnée à partir des années 1960 1970 d’une
autre révolution, pédagogique celle-ci. A la suite des travaux de Piaget, Wallon, l’idée d’un
élève acteur de ses apprentissages s’est progressivement substituée à celle d’un élève « cire
molle qu’il suffit d’imprégner ».
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L’accent a été mis sur l’importance de l’activité de l’élève dans l’apprentissage et cela s’est
traduit dans les textes par une invitation à lui faire pratiquer des activités telles qu’elles
sont censées être mises en œuvre par les scientifiques dans leurs laboratoires. L’élève doit
maintenant être capable de « proposer la mise en œuvre des étapes caractéristiques de la
démarche expérimentale
1
»
Cette réflexion n’est pas réservée au seul enseignement scientifique à l’école. Dans les
nouveaux programmes de physique- chimie pour le lycée, mis en place en 2000/2001,
l’importance de l’expérimental est clairement affirmée « parce qu’il offre la possibilité de
répondre à une situation problème par la mise au point d’un protocole, la réalisation
pratique de ce protocole, la possibilité d’aller-retour entre théorie et expérience,
l’exploitation des résultats ». Une des conditions nécessaire pour que cet enseignement
joue son rôle est que « les élèves doivent savoir ce qu’ils cherchent, anticiper (quitte à
faire des erreurs) un ou des résultats possibles, agir, expérimenter, conclure et ainsi
élaborer des connaissances ».
Mais ce déplacement d’une culture des choses et de leurs usages vers une culture des
démarches appliquées à la connaissance des phénomènes n’est pas chose facile et la
difficulté de la tâche a parfois découra les enseignants. Pendant quelques années, les
instructions qui leur étaient données ont oscillé entre ce qui a été vécu comme un activisme
débridé (IO sur les activités d’éveil en 1979) et un retour au disciplinaire le plus strict
(programmes de 1985). Revus en 1995 à travers les programmations de cycle, les
programmes de sciences du primaire laissent les enseignants de l’école toujours aussi
démunis lorsqu’il s’agit de concevoir et conduire des séquences d’enseignement
scientifique dans leur classe.
Avec l’opération La Main à la Pâte, sous l’impulsion du Professeur Charpak et de
l’Académie des Sciences, un nouvel élan va être trouvé. En 2002 les programmes rénovés
de sciences et technologie se proposent d’apporter avec les documents d’accompagnement
et d’application une aide efficace aux enseignants et tout particulièrement dans ce qui
constitue aujourd’hui l’élément central de la mise en œuvre de ces programmes : la
« démarche d’investigation ».
Celle-ci est présentée sous forme d’un canevas possible pour une séquence dans lequel sept
phases sont identifiées :
- le choix d’une situation problème par le professeur ;
- l’appropriation du problème par les élèves ;
- la formulation de conjectures, d’hypothèses, de protocoles ;
- l’investigation ou la résolution du problème conduite par les élèves ;
- l’échange argumenté autour des propositions élaborées ;
- l’acquisition et la structuration des connaissances ;
- l’opérationnalisation des connaissances.
Si ces derniers programmes et les documents qui les accompagnent attestent d’une
« maturité institutionnelle », toutes les difficultés ne sont pas levées pour autant.
Les questions des enseignants
Tous les courants pédagogiques affirment la nécessité de confronter l’élève au fait
expérimental mais encore faut-il se mettre d’accord sur le sens que l’on donne à cette
expression et, plus précisément, sur les modalités de cette confrontation, en définissant ce
qui relève de l’initiative de l’enseignant et ce qui est dévolu à l’élève.
1
Ministère de l’Education Nationale Les cycles à l’école primaire, Paris, Hachette éducation (1991).
79
Une recherche menée au sein de l’INRP (1999 2001) a essayé de clarifier cette question.
Pour aider l’enseignant dans sa gestion de la classe, il faut savoir quels sont les
descripteurs les plus pertinents à retenir pour une activité scientifique devant se dérouler
selon les principes énoncés dans les programmes rénovés. La question sous-jacente étant :
comment séparer dans une activité scientifique l’événementiel de ce qui est reproductible
ou comment repérer le noyau dur des invariants ? Cette recherche a apporté des éléments
de réponse sur la nature des inquiétudes des enseignants.
Comment associer les élèves à la construction du problème ?
En résumé comment positionner le curseur entre un enseignement traditionnel (de type
transmissif) et un enseignement rénové (de type socio-constructiviste
2
) et comment le dire
simplement.
Comment prendre en compte les conceptions des élèves ?
Pour les enseignants, les outils pédagogiques disponibles offrent peu d’informations sur les
représentations des élèves et, lorsqu’il y en a, rien n’est dit sur la gestion par l’enseignant
de ces représentations. Dans les 26 fiches d’accompagnement
3
, ces conceptions initiales
des élèves sont désormais explicitées dans la rubrique « difficultés provenant des idées
préalables des élèves ».
Comment gérer le débat dans la classe ?
L’expression « débat » se banalise dans les documents didactiques destinés aux
enseignants mais cette phase, présentée comme cruciale, effraie ces derniers qui craignent
de ne pas pouvoir maîtriser les échanges et de ce fait ont tendance à l’escamoter.
Comment gérer les erreurs des élèves ?
Comment laisser les élèves se tromper (expérience qui ne marche pas) et comment utiliser
cet « échec » pour progresser ?
Comment utiliser les traces écrites produites au cours de l’activité pour construire
les connaissances
Cette inquiétude concernant la gestion des traces écrites doit être replacée dans un contexte
plus large qui est celui de la gestion des activités langagières dans la classe et plus
généralement celui d’un appel largement médiatisé à un recentrage sur les « apprentissages
fondamentaux ».
Ces interrogations des enseignants du primaire prennent toute leur valeur aujourd’hui
les nouveaux programmes de collège
4
demandent explicitement aux enseignants du
collège de se référer à la démarche d’investigation mise en place à l’école primaire avec les
PRESTE
5
.
2
Comme toute science, la didactique a un langage qui lui est propre. Schématiquement, l’expression socio-
constructivisme désigne ici un modèle d’enseignement dans lequel l’élève est placé en situation d’action par
opposition à un enseignement de type transmissif dans lequel l’élève « reçoit » l’information de la part de
l’enseignant
3
Fiches Connaissances des Documents d’Application des Programmes CNDP octobre 2002
4
En consultation sur le site du Ministère de l’Education Nationale depuis le 31 mars 2004 sur
www.eduscol.education.fr
5
PRESTE pour Plan de Relance de l’Enseignant des Sciences et de la Technologie à l’Ecole
80
La problématique de la recherche
Ce travail a été conduit sur trois années dans le cadre institutionnel de la recherche INRP
dont nous avons déjà précisé l’objet, avec une enseignante du niveau CE2 – CM1.
Il s’agissait d’examiner sur un exemple quelques -uns des points clés de cette démarche
d’investigation telle qu’elle nous est proposée et pour lesquels les enseignants déclarent
éprouver des difficultés de mise en œuvre.
- Partir d’une situation-problème - Comment la choisir ? -.
- Faire élaborer par les élèves un protocole expérimental - Est-ce que des élèves de
cycle 3 ayant jusque peu manipulé par eux-mêmes, sont capables de s’engager
avec profit dans des activités de résolution de problèmes expérimentaux ? - Quelle
est leur capacité à proposer un protocole expérimental préalable à l’expérience ? -
Quelle attitude pour l’enseignant face à un protocole erroné ? -.
- Faire discuter les élèves entre eux - A quel moment ? - Comment gérer ce débat ? -
Quel est le rôle des discussions dans la classe entre élèves et entre élèves et
enseignant ? - .
- Faire écrire les élèves - Quels types d’écrits ? - A quel moment ? - Pour quoi
faire ? -.
L’hypothèse générale retenue pour la construction de la séquence de classe est l’hypothèse
socio-constructiviste. Une première composante de cette hypothèse est celle d’un élève en
interaction avec un milieu organisé par l’enseignant. Elle rejoint la perspective piagétienne
de l’élève participant activement à l’élaboration des contenus de connaissance. La
deuxième composante concerne le rôle des interactions entre pairs (Perret-Clermont, 1979)
ainsi que la dimension sociale des apprentissages, explicitement revendiquée par Vygotsky
(1934).
Nous avons eu l’occasion d’expliciter notre cadre de référence dans un précédent article
paru dans le BUP
6
ainsi que dans un article pour la revue Chemistry Education : research
and pratice disponible à l’adresse http://www.uoi.gr/cerp/2003_October/08.html. Nous ne
discuterons ici que les points qui concernent directement les phases de la démarche
d’investigation décrites dans le document d’accompagnement et dont nous allons analyser
la mise en œuvre dans une classe de niveau CE2 – CM1 de 25 élèves.
La séance étudiée
La place de la séance dans la progression
La progression suivie en classe est brièvement rappelée dans l’annexe I. La fiche
pédagogique crivant pour chaque étape l’activité attendue de l’enseignant et celle des
élèves est en annexe II. Le thème choisi était celui de la matérialité de l’air et l’objectif de
l’enseignement était de convaincre les élèves que l’air est de la matière au même titre
qu’un solide ou un liquide. L’ensemble du travail en classe (vidéos, fiches pédagogiques,
traces écrites) est présenté dans un cédérom
7
. Dans cet article, nous allons discuter les
résultats de l’observation de la séance 3 sur la récupération dans une bouteille de l’air
6
Laugier A. & Dumon A. (1998) Enseigner les sciences physiques avec de jeunes élèves : quelle
épistémologie pour quelle démarche ? Bulletin de l’Union des Physiciens, 806 juillet/août/septembre, pp.
1257-1278
7
Convaincre ses élèves de la matérialité de l’air en cycle 2 et 3 : un pari qui peut être gagné. Cédérom dans
la collection Démarches et Pédagogie édité par le CRDP Aquitaine - Bordeaux
81
enfermé dans un sac en plastique. Nous considérerons le problème, d’une part d’un point
de vue théorique (didactique et épistémologique) et d’autre part d’un point de vue pratique
c’est-à-dire du point de vue des conditions de mise en œuvre effective par l’enseignant en
respectant les contraintes usuelles d’une classe.
Remarque concernant le contenu de l’enseignement :
L’air existe ; il est tout autour de nous. Cette affirmation, souvent faite en classe sur le
mode de l’évidence, est en contradiction avec la difficulté de reconnaissance par la
communauté scientifique de cette existence de l’air en tant que matière. Jusqu’au XVIIème
siècle, l’air n’était pas considéré comme une substance mais comme une structure « lieu où
se rendent les gaz » avec une finalité, « l'air a été créé pour servir de réceptacle aux
exhalaisons » (Van Helmont 1577 1644). Cette conception s’est opposée à la prise de
conscience de la matérialité de l’air en fonctionnant comme un véritable obstacle
épistémologique. Bachelard (1938) parle à son sujet de l’obstacle de l’air éponge. Il faudra
attendre 1794 pour que Lavoisier fasse reconnaître l’air comme une substance susceptible
d’intervenir dans les transformations chimiques au même titre qu’un solide ou un liquide.
La construction de cette reconnaissance de la matérialité de l’air par des enfants de 8 9
ans ne pourra être que lente et progressive. Elle doit s’accompagner de la prise de
conscience qu’à côté de l’état solide et de l’état liquide, il existe un autre état de la matière,
l’état gazeux, dont les propriétés sont très différentes (en particulier un gaz n’a pas de
volume propre). Si tout le monde est prêt à admettre que nous sommes entourés d’air, nous
avons rarement conscience de vivre au fond « d’un océan d’air », celui-ci exerçant en
permanence sur notre corps une pression considérable
8
.
Analyse de la séance
La présentation de la situation-problème par le professeur (5 min en collectif)
Au cours des premières séances les élèves ont « attrapé » de l’air en courant dans la cour
avec un sac plastique ouvert, puis ont imaginé des expériences pour prouver que ce sac
contenait bien « quelque chose ». Dans la logique de ce qui précède nous avons retenu
comme situation de départ pour la nouvelle séance qui va faire l’objet de notre analyse, la
question suivante : « Comment pourriez-vous cupérer dans une bouteille l’air qui est
dans le sac ? »
Duggan et Gott (1995) définissent une activité d’investigation en classe comme « une sorte
de problème pour lequel les élèves ne peuvent immédiatement voir la réponse ou se
rappeler la méthode à mettre en œuvre pour arriver à la solution ». Définition que précise
Millar (1996) en disant que « l’investigation est une tâche pratique l’approche à suivre
pour s’attaquer à une question ou résoudre un problème est ouverte : les élèves peuvent
décider ce qu’ils observent ou mesurent, ce qu’ils modifient ou manipulent, quel
équipement ils utilisent » (dans le cadre des ressources disponibles).
Il conviendrait en toute rigueur de distinguer la situation de départ de la situation problème
proprement dite. La première est posée aux élèves par l’enseignant, souvent sous la forme
8
Ce que nous appelons la pression atmosphérique, due au poids de l’air au dessus de nous correspond pour
chaque centimètre carré de notre corps à une force équivalente à celle exercée par une masse de 1 kg. Pour un
individu moyen cela représente une masse globale de plusieurs centaines de kilogrammes.. Seule la présence
d’air à l’intérieur de notre corps permet d’équilibrer cette pression et d’éviter notre « écrasement ».
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