A propos du soufisme (partie 1)
Par Hadj Habib Hiréche
dimanche 8 décembre 2002
1. La mystique musulmane :le soufisme :tasaouf.
Avant de devenir une mystique, le courant soufi fût d'abord une forte spiritualité.
Les premiers musulmans qui constituaient l'entourage immédiat du Prophète ont été très
marqués par la Révélation. Le contact direct avec le message divin qui « descendait » sur
leur illustre compagnon et qui leur était restitué pour leur transmettre les directives
indispensables à la construction et à la gestion de la nouvelle société, leur donnait la
certitude absolue de l'Existence d'un Créateur omnipotent, omniprésent, omniscient.
Cette situation les mettait dans un état d'exaltation quasi-permanent et faisait que leur
soucis premier était de s'engager par tous les moyens dans la voie qui les rapprocherait
le mieux de Lui :quand ce n'était pas le combat et « l'istichhâd » à Son service. Ils se
tournaient vers la prière, la récitation du Coran, la psalmodie de formules d'invocation et
de louange « dhikr ».
Le Prophète lui-même, les compagnons « sahaba » , les Califes orthodoxes qui
consacraient leur temps libre à ces pratiques étaient des soufis avant la lettre .
On rapporte que dès cette époque, l'exaltation aidant, beaucoup d'entre eux se sont
trouvés confrontés au phénomène de la perception extra-sensorielle « kachf », mais
qu'ils n'y faisaient pas attention, s'en détournaient, le considéraient comme une épreuve
« mihna », de caractère satanique. Ils en parlaient très peu et empêchaient toute
discussion à son propos.
On rapporte également que le Prophète se rendant compte que l'aspect contemplatif de
la spiritualité l'emportait parfois sur les responsabilités sociales contrairement aux
dispositions du dogme, intervenait pour empêcher les croyants de se retirer des affaires
du monde terrestre.
Il en fût ainsi pour un groupe d'une trentaine de « sahabi »,dont ; Bilal, Salman el
Farisi, Abdallah ibn Messaoud, Zayd ibn Khattab, Abou-Dharr Ghifari, Abdallah
ibn Omar-qui, à un certain moment, passaient le plus clair de leur temps dans la
mosquée du Prophète à psalmodier le Coran et à pratiquer le « dhikr » . On les appela
« ahl suffa »les gens du banc et certains commentateurs ont même prétendu que le
verset 52 de la Sourate VI a été révélé pour statuer sur leur cas. (1)
D'après certains auteurs c'est ce terme « d'ahl suffa »qui aurait été à l'origine de
l'appellation de « tasawwuf ». Alors que d'autres le rattachent à « saûf »(laine) par
allusion à la bure de laine qui servait de vêtement spécifique aux soufis, ou à « saff el
awal » pour souligner qu'ils étaient au premier rang des orants, ou bien encore à « safa »
(pureté) par allusion à leur détachement des vicissitudes de ce bas monde.
Toujours est-il que très tôt, se constituèrent des cercles et une tradition soufis. Les
adeptes qui se recrutaient souvent parmi les collecteurs de « hadith » se regroupaient
autour d'un « cheikh » en se réclamant pour la plupart, dans cette première phase ,de
Abou-dharr ghifari, l'un des principaux membres de « ahl suffa ».
La vitalité du mouvement était telle qu'il s'étendit à toutes les contrées où l'expansion de
l'Islam devint durable. Si le soufisme n'a jamais aspiré à instituer une école de pratique
religieuse , un « madhab », il s'est cependant imposé sous forme de courant de pensée
important et a fait partie sans interruption de la vie culturelle et religieuse des
musulmans depuis l'avènement de l'Islam. Ses doctrinaires, y compris les soufis
modernes, notamment ceux d'origine européenne, parlent à son sujet de science
religieuse. Une science qui traite de la connaissance des réalités cachées, de la réalité
ultime ,de l'introspection, de la maîtrise des comportements du corps physique par le
mental. Une science qui a ses maître, ses cursus, ses règles et méthodes , ses analyses
des états de conscience.
L'acquisition et l'assimilation de cette science conduit à des comportements bien définis
afin de réaliser les objectif du soufisme. Il s'agit en substance :
d'annihiler les pulsions négatives du corps attaché à certains
penchants de l'animalité.
de dompter l'âme incitatrice au mal par nature (2).
de veiller à être en permanence en adéquation totale avec les
termes de la Révélation, ainsi qu'avec les principes et les valeurs
qui en découlent.
La science religieuse du soufi est une arme au service du combat spirituel le « djihad el
akbar »-la « moudjahada ». Ce combat passe par des états spirituels transitoires
« ahwal » où l'on découvre la clé qui permet l'accès au « maqam » où sont dévoilées
également une ou plusieurs vérités sur la réalité des choses. De « maqam » en
« maqam » en transitant par les « ahwal », l'ascension spirituelle conduit les plus
vertueux à la découverte du sens de la création « el haqiqa el haqqya » vers la proximi
de Dieu ou à la fusion en Lui, selon les doctrines.
Quelques définitions du soufi et du soufisme pourront peut-être autoriser à mieux
appréhender la signification de ces termes après ces brèves généralités. Elles nous sont
proposées par des grands maîtres du soufisme, et des auteurs qui se sont penchés sur le
mouvement. Elles ne sont en fin de compte que des approches sous des angles différents
puisqu'il y a, nous dit-on, « autant de voies que de pèlerins » et que l'âme ne perçoit que
ce qu'elle est capable de saisir.(3)
*****
« Soufi est un nom que l'on donne et qui a été donné jadis aux saints « awliya » et aux
adeptes spirituels .L'un des maître a dit :celui qui est purifié par l'amour est pur ,et celui
qui est absorbé dans le Bien-Aimé et a renoncé à tout le reste est un soufi ».
« Le but suprême du soufi est de parvenir au « fana » (annihilation en Dieu) c'est-à-dire
au véritable « baqa » (persistance en Dieu ) :Ali ibn Othman al Jullabi al Hujwiri (m. en
469H-1076G)
« Le soufi est celui qui ne voit dans les deux mondes rien d'autre que Dieu » Shibli.
« Le soufisme est le renoncement à tous les plaisirs égoïstes :renoncement formel si
on renonce à un plaisir et que l'on trouve du plaisir à ce renoncement. Renoncement
essentiel si le plaisir renonce à lui-même et qu'il est annihilé ». Abou Hassan Noûrî .
« Le soufisme est l'une des sciences de la Loi religieuse. A l'origine le soufisme est
considéré comme voie « tariqa » de la vérité et bonne direction « houda ». Ibn Khaldoun.
« Le « tasawwuf »est une gymnastique mentale qui vise à effacer de la conscience toutes
les influences extérieures :celles de la nature, de la société, de l'âme, pour aboutir à la
représentation totale et absolue de la liberté ». Abdallah Laroui.
« Le soufisme est la fructification du message spirituel du Prophète, l'effort pour en
revivre personnellement les modalités par une introspection du contenu de la Révélation
coranique ».Henri Corbin.
*****
I) La doctrine soufie
Il n'entre pas dans la prétention de cet exposé d'expliciter le contenu extraordinairement
complexe souvent ésotérique de la doctrine soufie. Les quelques indications sur le sujet
visent à éveiller l'intérêt en mettant en lumière quelques conceptions essentielles.
La plupart des auteurs soulignent la présence de deux constantes majeures dans la
doctrine soufie.
a)L'unité doctrinale profonde à travers le temps et l'espace :
Que l'expression soit (arabe-persane-turque-javanaise-pashtoun-ourdou-oualof-peule-
serbo'croate) les langues peuvent différer, mais le langage, le contenu ,varie peu et
jamais sur l'essentiel.
Le point nodal, le fondement de la mystique musulmane pour tout soufi est la certitude
absolue qu'en ce monde et dans l'au-delà, il n'y a rien d'autre que Dieu. Tout le reste est
illusion, pur néant…… Les Prophètes, les awliya ont pour mission de faire prendre
conscience de cette réalité, et les confréries (tourouq soufia ) doivent conduire le
« mourid » (l'aspirant) à rejoindre cette réalité en lui enseignant la maîtrise de ses
pulsions « animales », le dépassement de sa subjectivité, qui constituent autant de voiles
à faire tomber. Et le plus épais des voiles est l'égo « nafs » qui incite au mal.(4)
- Le Prophète, nous dit- on, avait approuvé les vers d'un certain Labîd selon lequel :
« tout ce qui n'est pas Dieu est vanité »
Ibn Khaldoun écrit à ce sujet :(5)
« Tout ce qui n'est pas l'essence de l'Eternel est le néant…tout est Un « all kull wâhid »,
tout revient à l'Unité une et simple, c'est notre façon de voir qui la divise ».
Dans « Fusus el hikam Ibn Arabi écrit :
« Ce qu'il y a en réalité, c'est le Créateur-créature. Créateur sous une dimension,
créature sous une autre, mais le tout concret est un seul tout ».
Dans « Mishkat el anouar » Abou Hamid el Ghazali rapporte que :
le premier Calif Abou Bakr disait : « je ne vois aucune chose sans voir Dieu avant
elle : »
le deuxième Calife Omar disait : « je ne vois aucune chose sans voir Dieu avec elle »
le troisième Calife Othman disait : « je ne vois aucune chose sans voir Dieu après elle.
Quant à Omar el Khayam, il déclamait :
« Toi en dehors de qui tout le reste n'est rien » .
Telles sont les diverses explicitations de ce point nodal qu'est le « tawhid ».
b)Le respect intégral des prescriptions scripturaires …est la seconde constante de
la doctrine.
Tous les grands maîtres prennent soin de préciser qu'il n'y a de soufi véritable que celui
qui se conforme à l'esprit et à la lettre du message divin.
Les règles de parcours que le « cheikh » recommande au disciple dans le cheminement
vers l'ascension spirituelle « adab es suluk » donnent une grande importance aux
pratiques cultuelles surérogatoires « nafila », à la récitation du Coran et à la pratique du
chapelet « dhikr » enfin à l'invocation de Dieu « wird ». Ces contraintes ont pour but de
polir le miroir du cœur et de se doter d'une piété scrupuleuse.
« L'homme parfait est celui chez qui la lumière de la connaissance n'éteint pas la lumière
de la piété scrupuleuse « el wara' » écrit El Ghazali.(6).
Hadj Habib Hiréche
Membre du bureau de la Fondation Emir Abdelkader (section d'Oran/Algérie)
Cependant insensiblement apparaissent deux nuances doctrinales en matière de
« tawhid » qui ont donné lieu à des débats plus ésotériques que théologiques
accompagnés dans certains cas des dérives conduisant à l'anathème.
La première acception est celle de « l'ittihad »,l'identification, le devenir-un. Il s'agit pour
le « salik » d'avoir pour intention et pour volonté, de parvenir à s'identifier par amour à
Dieu. Ce type d'identification n'est pas censé aboutir à la fusion en Dieu. Il suppose le
maintien d'une dualité de substance dans l'union à Dieu.
On l'a parfois appelé « wahdat shuhûd ». On le retrouve dans les milieux soufis du
3°siècle Hidjri (10s ap J.C ) avec la confrérie « shadhilia » et l'affaire Halladj.
La deuxième acception du « tawhid » est celle de « wahdat el wûdjûd » l'unicité de l'Être.
Il s'agit dans ce cas de prétendre à l'annihilation de l'égo mystique, où le Le divin
volatilise l'être contingent et où le dernier « maqam » mène au recouvrement d'une seule
substance et au dévoilement d'une seule et unique Réalité.
Tel fût en l'occurrence l'aspect doctrinal d'Ibn Arabi et de ses disciples, dont l'Emir
Abdelkader, du soufisme iranien et indien, et de nombreuses confréries.
Hudjwiri (m.469.H-1076 ap J.C) a tenté de se démarquer de la conception métaphysique
grecque en expliquant ce en quoi la mystique monothéiste de « wahdat el wûjûd » est
différente du panthéisme. Cependant que son traducteur , notre contemporain Mortazavi,
parle de panthéisme spirituel.
I) Pratique et comportement.
a) Vœux de pauvreté :
Tous les soufis ne sont pas tous d'accord sur le rapport entre les conditions matérielles
de l'existence et la spiritualité. Certains comme Hudjwiri estiment que la pauvreté a un
rang élevé dans la voie de la spiritualité. Ils invoquent maints versés coraniques
montrant la sollicitude divine envers les pauvres. Ils rapportent également des « hadith »
à l'appui de leur thèse :« O Dieu fais moi vivre humblement et mourir humblement et
ressusciter des morts parmi les humbles ».
« Le jour de la résurrection Dieu dira : « amenez-moi Mes bien-aimés ».Alors les anges
diront : « qui sont tes bien-aimés ? ». Et Dieu leur répondra : « les pauvres et les
miséreux ».
Ils distinguent entre la pauvreté subie de celle qui découle de l'indigence matérielle et de
la misère. La pauvreté voulue : celle qu'on impose à sa conscience par un libre choix. Ils
soutiennent que : « plus on est dans le besoin , plus heureux est l'état spirituel »,ou
que : « la richesse de ce monde écarte du contentement mystique (ridha). Le
« maqam »de la pauvreté est celui où s'acquière la pureté.
D'autres grandes figures du soufisme comme Al-Razi ou El Mouhasibi réfutent cette thèse
en argumentant comme suit : « richesse( ghina) appartient à Dieu . Le nom (ghani) est
même un attribut de Dieu, et Il le confère à qui Il veut….. Si richesse et pauvreté sont
également des attributs humains, un attribut qui appartient à Dieu et à l'homme est
forcément supérieur à un attribut qui n'appartient qu'à l'homme. »
Un troisième courant plus modéré, estime avec Abu Qâsim el Qushayrî que le soufi doit
accepter l'état quel qu'il soit que Dieu a choisi pour nous . En état de richesse il faut
veiller à ne pas oublier les bienfaits de Dieu. Et en état de pauvreté, il n'y a pas lieu
d'être révolté ou envieux.
b)L'apparence extérieure.
Les premiers soufis ont cherché à donner à leur tenue vestimentaire la plus humble et la
plus dépouillée des apparences. La « muraqa'â » ou la « khirqa » (froc rapiécé) était
souvent le signe des aspirants au soufisme.
Ils s'inspiraient en cela de ce que l'on rapportait sur le Prophète qui aurait chevauché un
âne, vêtu d'une « khirqa »en demandant qu'on la rapièce autant de fois que de besoins,
sur Omar Ibn Khatab qui portait dit-on la « muraqa'â » avec 30 pièces rapportées, en
affirmant que le « meilleur vêtement est celui qui cause le moins de soucis ».
Leur attitude en la matière était également fondée sur le verset coranique (7) où il est
question de la supériorité du vêtement de la piété (taqwa) sur tout autre.
A partir du 11° siècle, ces préoccupations d' ordre vestimentaire commençaient à
disparaître pour ne plus être à terme que celles d'anachorètes.
c) « Ahwal et maqamat »
Hal : est un terme technique de la mystique soufie. Il est attribué à Dhu-Nun el Misri
(859 ap JC). C'est un genre de perception particulière qui se développe à partir de
certains états spirituels. Il est considéré comme une grâce précaire et périlleuse pouvant
déstabiliser la conscience en cas de défaut de maîtrise.
Ces états sont alimentés par des sensations internes contradictoires telles que : joie-
chagrin ; anxiété-détente ;colère-patience ; union-séparation ; proximité-éloignement…
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