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Les Cahiers du CEIMA, 4
Marie-Eugénie Kaufmant
Émergence du paysage marin dans la comedia espagnole
Inventer la nature en tant qu’espace naturel, c’est apprendre à la repré-
senter dans son innitude, à représenter la perspective qu’elle engendre à par-
tir du regard humain. L’invention de la nature, dans le système des représenta-
tions artistiques, est nécessairement déterminée par le regard humain, par ses
conceptions anthropocentriques, ses limites aussi. Comme le souligne Alain
Corbin dans L’homme dans le paysage1, inventer un espace, et a fortiori l’espace
naturel, c’est le peupler d’images de soi, qu’elles soient représentations sym-
boliques ou représentations strictement esthétiques. Le dix-septième siècle
occupe une position de transition dans ce passage de la représentation sym-
bolique à la représentation esthétique paysagère. Selon Alain Roger dans son
Court traité du paysage 2, jusqu’au seizième siècle, le seul paysage reconnu par
l’humanisme, dans sa conception néoplatonicienne et microcosmique d’une
nature comme image de Dieu en l’homme, est le « pays sage », le jardin ou le
locus amoenus. Mais dès le dix-septième siècle et davantage encore au dix-hui-
tième siècle, la véritable émergence d’une sensibilité paysagère fait naître une
nouvelle émotion face à la nature caractérisée par une fascination mélée de
peur, celle du sublime. C’est alors que la montagne, la forêt et surtout la mer
deviennent objet d’une émotion paysagère3. Ainsi, dans la comedia nueva de la
première moitié du dix-septième siècle, la mer, la forêt, la montagne ou une
nature typiquement espagnole qui combine relief et végétation, le monte,
deviennent-ils, presque autant que le jardin, les espaces d’un apprivoisement
de la nature entre symbolisme humaniste et conception paysagère plus nova-
trice. Parmi ces espaces naturels du sublime, la mer a une place de choix dans
l’émergence d’une sensibilité paysagère.
Dans cette étude, il s’agit d’analyser l’image de la nature en tant qu’objet
du regard artistique recréateur à travers le rapprochement entre deux concep-
tions de représentation spectatoriale, le théâtre et le paysage, dans la comedia
espagnole de la première moitié du dix-septième siècle. L’espace naturel par
lequel s’opère le mieux ce rapprochement est la mer. Espace bien évidemment
symbolique dans une comedia espagnole tout espace est l’objet d’actions-
types, la mer est le théâtre de naufrages, enlèvements, batailles navales, pro-
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menades en bateau : elle apparaît de façon de plus en plus fréquente au cours
de cette première moitié du dix-septième siècle dans la comedia espagnole de
Lope de Vega à Calderón de la Barca. A travers la fascination qu’elle suscite,
sa beauté et son immensité insondable font l’objet d’un apprivoisement. Ce
théâtre en vers qu’est la comedia en est non seulement le révélateur scénique
mais également le témoin textuel. C’est pourquoi, l’objet de cette étude est
d’analyser de façon évolutive l’émergence d’une conception paysagère de la
nature à travers ces marines théâtrales : dans un premier temps, il s’agit d’ex-
traire les signications profondes de l’évolution de la représentation scénique
de la mer dans les théâtres commerciaux jusqu’au Calderón de la première
moitié du dix-septième siècle an de s’intéresser, dans un second temps, à
la poétique paysagère telle qu’elle nous est livrée dans certaines marines du
texte dramatique, plus particulièrement chez Calderón.
Soulignons d’emblée que la représentation de la mer dans l’espace scéni-
que, espace même de la limite spatiale, relève du paradoxe, a fortiori dans les
corrales, théâtres commerciaux où est représentée la comedia nueva. L’immensité
marine, la perspective qu’elle engendre s’accommodent mal a priori de ce
théâtre au décor pauvre, aux limites scéniques si prégnantes et si conven-
tionnelles. Cependant, comme l’expliquent Christian Biet et Christophe Triau
dans Qu’est-ce que le théâtre ?, c’est de cette contrainte de la limite scénique que
naît justement la notion de continuité et de perspective comme une compo-
sante essentielle de la théâtralité :
L’espace de représentation, lorsqu’il est orienté vers l’inni et encadré par
des limites précises (les constructions qui déterminent l’ouverture de la
scène), permet qu’une répartition se fasse entre la scène (le montré) et le
hors-scène (le relaté). Le hors-scène, du point de vue de la ction et de
l’illusion sera donc ce qui est relaté par le discours et qui prend son origine
dans la bouche, dans le corps des acteurs, dans la voix des comédiens
transformés en personnages, qui crée un imaginaire en continuité avec la
ction représentée, et avec l’illusion innie du décor : elle permet ainsi,
par le discours des comédiens-personnages, de franchir les frontières de
ce décor.4
Ainsi en est-il de tout théâtre à partir du seizième siècle, mais davantage peut-
être paradoxalement de ces théâtres au décor sobre, très limité la scène
se construit comme le point de rencontre de plusieurs lignes de fuites,
toute représentation repose alors sur la convention de continuité et se nour-
rit, au niveau du texte poétique, de cette convention. Le corral se caractérise
par une représentation synecdochique de l’espace, et plus particulièrement
de la nature, selon le critique de scénographie espagnole du dix-septième siè-
cle, José María Ruano de la Haza : une branche, une eur viennent signier,
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par effet de continuité, un espace champêtre, un rocher en carton-pâte un
décor montagneux5. Chez le spectateur, la perspective paysagère se construit
grâce à l’imagination avec le support de l’illusion textuelle. Cette importance
du texte dramatique dans la comedia de corral a été théorisée, dans les années
70, sous le nom de « décor verbal » par José María Diez Borque dans une
approche sémiologique de la scène du Siècle d’Or6. Ainsi inventer l’espace,
a fortiori la nature dans son immensité, devient-il pour le spectateur citadin
du corral de comedias un enjeu aussi fondamental qu’inné de son expérience
théâtrale et de son rapport à l’espace théâtral. La poétique du texte dramati-
que se nourrit des contraintes scéniques et en repousse les limites. Au l de
l’évolution de la dramaturgie de la comedia nueva, depuis le fondateur du genre,
Lope de Vega, jusqu’à Calderón de la Barca, le texte dramatique prend une
importance croissante dans la création de la perspective.
La représentation de l’espace marin et la perspective qu’il engendre exa-
cerbent dans le corral de comedias cette convention de continuité. La mer, dès
le théâtre de Lope de Vega, est soumise au prisme de l’imagination créatrice
du spectateur dans la convention de continuité de la scène et sous l’impul-
sion du texte dramatique. Parfois, cette imagination a un support scénique
qui construit la nature maritime dans la continuité : il s’agit de la représen-
tation sur scène de navires ou de galères. Ruano de la Haza en étudie toutes
les manifestations scéniques dans le corral 7. La scène du corral se compose du
plateau central et d’une ou deux galeries praticables qui forment la façade
de fond de scène8. Ces galeries, qui constituent généralement trois étages
scéniques, servent à la représentation d’objets scéniques apparaissant à cer-
tains moments de la pièce par des effets de rideaux. Par l’ouverture d’une
sorte de fenêtre scénique, le navire ou le bateau praticable ainsi découvert
est révélateur d’une tentative scénique d’apprivoisement de l’immensité et de
la perspective marine. Parmi d’autres, trois pièces du premier tiers du dix-
septième siècle illustrent ce mode de représentation synecdochique de façon
particulièrement intéressante : il s’agit d’une pièce hagiographique attribuée
de façon vraisemblablement erronée à Lope de Vega, Le plus grand bonheur
dans le « monte »9, de Leçons pour le sage10 de Tirso de Molina, dramaturge inter-
médiaire entre Lope et Calderón, et de La nymphe du ciel 11, une autre pièce
hagiographique attribuée au même Tirso de Molina.
Dans Leçons pour le sage et Le plus grand bonheur dans le « monte », le navire
praticable se situe sur la première galerie et permet ainsi de représenter la
haute mer. Dans la première pièce, le navire est découvert au moment a
lieu l’enlèvement d’un enfant par son père. La terre est représentée par un
personnage resté sur le plateau central de la scène, la mère de l’enfant, tandis
que, dans un premier temps, ce qui se passe en bord de mer est rendu par
les signaux sonores que sont les voix des personnages depuis le vestiaire.
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L’illusion de l’éloignement sur les mers est gurée par l’effacement progres-
sif des voix, jusqu’à ce qu’apparaisse sur la galerie supérieure, à la séquence
suivante, le navire qui est supposé se trouver en haute mer, près du Cap de
Bonne-Espérance, en proie à un naufrage sous l’effet d’une tempête dévasta-
trice. Le bateau, en réalité, devait dans bien des corrales n’être représenté sur
le niveau supérieur de la galerie que tout au plus par des cordages et la ram-
barde du balcon. Le reste de l’illusion scénique de la haute mer démontée est
donné par les commentaires « en direct » des personnages qui sont supposés
se trouver sur le navire. Le texte dramatique et les niveaux scéniques sufsent
à rendre la perspective tempétueuse d’une mer démontée, en introduisant la
tempête maritime comme une fenêtre scénique ouverte sur un spectacle dans
le spectacle.
Le même genre de scène apparaît dans Le plus grand bonheur dans le
« monte » qui met en scène la conversion et la vie de saint Eustache et
il s’agit également d’une scène d’enlèvement, celui de Teopiste, la femme
d’Eustache, par un pirate. Le pirate, image du diable, entre en scène, cer-
tainement vêtu de l’habit conventionnel qui le caractérise dans la comedia,
pour enlever Teopiste ; il crée l’espace extra-scénique de la mer en évoquant
l’amarrage de son navire, puis sort de scène en compagnie de Teopiste. Le
même procédé des voix-off est utilisé pour évoquer le largage des amarres du
navire avec Teopiste et le pirate à son bord en hors-scène, dans la convention
de continuité de la scène. Eustache renforce la création d’un spectacle dans le
spectacle en se faisant le spectateur intérieur depuis le plateau central, plaçant
ainsi par procuration le regard du spectateur au sein même de l’illusion de la
perspective marine, comme cela arrive souvent dans les comedias lorsqu’il n’y
a pas représentation de navire. Puis enn, comme le navire gagne la haute
mer, le rideau de la première galerie, « lo alto » en espagnol, s’ouvre sur la
représentation du navire avec à son bord le pirate, Teopiste et deux rameurs,
tandis qu’Eustache entre en scène sur le plateau central, selon ce qu’indique
une didascalie12. Un peu plus loin, alors que, depuis la scène, Eustache et les
enfants considèrent l’éloignement et la disparition du navire sur la ligne d’ho-
rizon, une didascalie clôt cet épisode de représentation de la perspective : le
rideau est de nouveau tiré sur le navire de la première galerie13. Les commen-
taires en direct d’Eustache depuis la scène impliquent le spectateur véritable
dans la création de la perspective maritime par l’introduction du regard inté-
rieur et l’explicitation de la convention de la mise en scène :
Sous nos yeux
se perdent ceux qui la conduisent
alors que la frégate qui vogue
se fond, au loin,
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dans les cieux et dans la mer
qui revêtent une même livrée.
Tantôt mer où nage un dauphin,
Tantôt ciel où vole un nuage,
Elle s’est désormais effacée sous nos yeux.14
Et le rideau se referme sur cette création de la perspective le regard du
personnage se prolonge dans celui du spectateur, dans cette illusion d’une
ligne de fuite en continuité de la scène. Ces représentations d’un navire à tra-
vers un procédé de fenêtre scénique et spectatoriale représentent les balbu-
tiements de la création d’un paysage marin : l’évocation de la ligne d’horizon
confuse s’ordonnant à travers le regard de l’acteur souligne l’appréhension
essentiellement picturale du paysage marin et l’inuence de la répartition en
plans successifs. La représentation du navire sur la galerie supérieure et les
effets de rideaux retracent, en effet, en peinture l’avènement du paysage et
de la perspective naturelle qui apparaît, dès le quinzième siècle, selon Alain
Roger, à travers la veduta de l’école amande, fenêtre paysagère introduite
dans le cadre du tableau comme une distance par rapport à la scène d’inté-
rieur représentée15. La notion de paysage naît d’une mise en perspective entre
la scène et le fond paysager qui favorise l’autonomie du paysage et sa laïcisa-
tion16. La fenêtre scénique, constituée par le navire synecdochique découvert
sur la première galerie, revêt le même intérêt de représentation de la distance.
De surcroît, le fait qu’elle se situe à l’étage supérieur imite l’organisation en
plans qui caractérise le modèle pictural du paysage, où le plan le plus éloigné
correspond à la partie la plus haute du tableau.
Dans ce commentaire d’Eustache créant l’illusion spectatoriale de la
disparition du navire sur la ligne d’horizon, on perçoit ce qu’Alain Roger
nomme « artialisation », phénomène à la fois de distanciation panoramique
et de transcription artistique sans laquelle il n’y a point de paysage. A travers
ce commentaire en direct d’Eustache, le regard distancié du spectateur sou-
met l’imagination d’un paysage à la vision particulière du personnage où mer
et ciel se confondent sous l’effet de l’anamorphose, du reste, soulignée en
espagnol par la paronomase entre navire, « nave », et nuage, « nube ». Cette
confusion entre nuage et navire est non seulement une marque de l’inversion
des éléments qui caractérise bien souvent l’appréhension du paysage à partir
du poète espagnol Góngora, mais aussi elle peut s’appuyer sur une réalité
scénique de représentation de l’élément synecdochique du navire. Une didas-
calie de La nymphe du ciel, par exemple, évoque une autre manière de représen-
ter le navire. Ninfa, l’héroïne, voit son perde amant Carlos s’éloigner sur les
mers ; la didascalie17 évoque alors une machinerie de navire volant à l’image
des nuages volants sur lesquels apparaissent les personnages surnaturels dans
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