Le thème de cet atelier nous invite à refuser l`idée selon

1
Gilles FRIGOLI
Maître de Conférences en sociologie
URMIS (UMR CNRS 7032)
Université de Nice-Sophia Antipolis
Pôle Universitaire St Jean d’Angely, 24 avenue des diables bleus, 06357 Nice
04 92 00 11 76
Catégorisation(s) et migrations, CERI le 13-14 mars 2008
Les usages locaux des catégories de l’action publique
face aux situations migratoires
Notre communication porte sur les catégories que véhicule l’action publique à l’égard des
migrants en France. Elle vise à montrer en quoi les modes de construction de ces catégories
évoluent depuis quelques années dans le sens d’une autonomisation des contextes locaux dans
lesquels s’opèrent leur mobilisation et leur usage (I). Nous proposons pour cela d’identifier
les ressorts de cette évolution en situant cette dernière au carrefour de trois séries de mutations
qui portent respectivement sur l’apparition de nouvelles formes de migrations, le
développement de nouveaux modes de production de l’action publique notamment dans le
champ de la politique sanitaire et sociale, et l’émergence de nouvelles modalités de
politisation de l’immigration en tant que question sociale (II). Enfin, l’attention est portée sur
les conséquences de cette évolution en termes de pratiques de recherche (III).
I L’ordre local des pratiques de catégorisation
Même s’il est sans doute prématuré de parler à ce sujet de « modèle européen », on sait que
les Etats membres de l’Union Européenne travaillent depuis plusieurs années à la mise en
place d’une politique commune en matière d’immigration. Ce processus en cours favorise la
construction et la diffusion à grande échelle et « par le haut » de catégories descriptives,
interprétatives et normatives qui constituent un cadre, c’est-à-dire une manière de
problématiser la question des migrations, dont l’emprise sur les législations nationales, les
politiques publiques mises en œuvre dans les différents pays, les argumentaires développés
sur les scènes de débat public, est grandissante.
Dans un tel contexte, il peut paraître paradoxal de faire l’hypothèse d’une autonomisation des
contextes locaux dans lesquels sont travaillées les catégories de l’action publique à l’égard des
migrants. Le paradoxe n’est toutefois qu’apparent mais nécessite pour se dissiper qu’on
précise le contenu de cette hypothèse.
En mettant l’accent sur le « poids du local » dans les processus de catégorisation qu’opère
l’action publique, nous faisons référence à l’intervention d’acteurs de la mise en œuvre des
politiques publiques qui, dans le cours de leurs activités, sont amenés à qualifier des situations
migratoires (que cela fasse explicitement partie de leurs missions, ou qu’ils s’autorisent à le
2
faire) ou, plus indirectement, à faire des choix qui contribuent à forger une interprétation,
portant à conséquences, de ces situations. Or, ces pratiques, qui ont des effets bien réels sur le
sort des migrants qu’elles concernent, sont toujours étroitement liées aux caractéristiques du
contexte dans lequel elles se déploient, c’est-à-dire à un ordre local, largement contingent
donc singulier.
Ainsi en est-il du directeur d’association caritative qui termine la « philosophie » de la
structure qu’il dirige ; de l’agent de guichet d’une Préfecture qui « applique » les consignes
fixées par sa hiérarchie ; du travailleur social qui mobilise sa compétence dans le cadre d’une
relation d’aide ; ou du médecin qui diagnostique une pathologie. Autant de pratiques et de
productions de significations qui procèdent d’une marge d’interprétation, plus ou moins
étendue, plus ou moins légitime, mais dont l’usage est toujours associé, au sens large, à des
circonstances particulières qui en fournissent les conditions d’accomplissement et le cadre
d’intelligibilité. Celles-ci peuvent être schématiquement de deux ordres, qui correspondent
aux deux sens que l’on peut donner au terme « local ».
Le premier renvoie aux territoires de mise en œuvre de l’action publique et, plus précisément,
aux dynamiques qui traversent des systèmes d’action territoriaux dont émanent des modes de
construction de la migration comme objet d’action publique largement indexés aux
caractéristiques de ces dynamiques territoriales. On est ici renvoyé au domaine, bien
documenté, d’une sociologie de l’action publique locale attentive aux « effets de territoire »
observables dans la construction de l’action publique à l’échelon local
1
, effets qui, on y
reviendra, se sont considérablement accrus au cours des dernières décennies en France dans le
contexte de la décentralisation.
La migration n’échappe pas à cette autonomie relative de régulations territoriales qui jouent
non seulement sur les orientations privilégiées par les élites politico-administratives locales,
mais également sur les pratiques développées au sein des structures (administratives,
associatives, etc.) qui accueillent des migrants au quotidien. Le cas de la demande d’asile,
nous l’avons montré ailleurs
2
, en fournit une bonne illustration : outre les politiques
préfectorales, dont on sait qu’elles sont variables d’un département à l’autre, les activités
développées par les « guichets sociaux » susceptibles d’apporter de l’aide aux demandeurs
d’asile sont très directement tributaires des caractéristiques de « partenariats » locaux qui
règlent les rapports entre acteurs et qui expliquent qu’ici on n’accueille pas les demandeurs
d’asile parce qu’il est d’usage de considérer que la migration relève des services de l’Etat, que
on se refuse à les héberger car ce sont des usagers qui ne relèvent pas d’une mission
dinsertion telle qu’on la définit localement, que là, au contraire, on s’en préoccupe car
cela fait l’objet d’une demande explicite de la Direction Départementale des Affaires
Sanitaires et Sociales (DDASS). Autrement dit, le demandeur d’asile, mais cela vaut aussi
pour le mineur étranger isolé, l’étranger malade ou l’étudiant étranger, se trouve placé au
centre d’un cercle d’interlocuteurs qui sont unis par des liens systémiques qui jouent en retour
1
L’échelon local a fait en France l’objet d’une littérature suffisamment abondante, depuis les travaux pionniers
sur le « système politico-administratif départemental » jusqu’aux approches en termes de « gouvernance
urbaine », pour qu’on s’autorise à ne renvoyer le lecteur qu’à quelques références récentes qui constituent un bon
état actuel du champ : Faure, Douillet (2005) ; Arnaud, le Bart, Pasquier (2005) ; Faure, Négrier (2007).
2
Voir Frigoli, Jannot (2004a).
3
sur leurs pratiques et contribuent ainsi à territorialiser la manière de constituer la migration
en objet d’action publique.
Le second sens à donner à la dimension locale des processus de catégorisation renvoie aux
caractéristiques d’ordres locaux situationnels, c’est-à-dire au travail de définition de la
situation auquel se livrent des acteurs dès lors que se pose à eux la question du sort de tel ou
tel migrant auquel ils font face physiquement (par exemple dans le cas d’échanges au guichet
d’une administration) ou par l’intermédiaire d’un dossier (selon modèle de l’évaluation
collégiale, par une instance compétente, de la recevabilité d’une demande de statut ou de
prestation).
L’intervention de pratiques qui consistent à produire un jugement sur la situation d’un migrant
peut s’inscrire dans le choix délibéré, constiten procédure officielle, de procéder au « cas
par cas » dans l’allocation de tels statuts ou prestations. C’est le cas du statut de réfugié qui,
comme on le sait, s’obtient à travers une évaluation individualisée de la légitimité de la
demande formulée. C’est aussi le cas du demandeur d’asile qui sollicite d’être hébergé en
centre d’accueil pour demandeurs d’asile (CADA), dont le dossier est évalué par une instance
locale compétente ; ou de la régularisation d’un étranger pour raison médicale, qui passe par
l’établissement d’un rapport médical par un decin agréé ou un praticien hospitalier qui
devra ensuite faire l’objet d’une validation par une commission.
Mais de telles pratiques d’évaluation peuvent également s’insinuer dans des échanges qui ne
le prévoient pas officiellement, par exemple à l’occasion d’une demande de renseignements
au guichet d’une administration, pour peu que l’agent concerné s’estime en mesure ou
contraint de faire des choix au lieu de s’en tenir à la stricte application de règles
bureaucratiques.
Dans les deux cas toutefois, qu’un agent ait pour mission explicite d’adapter en situation des
principes généraux à des situations particulières ou qu’il s’autorise à faire intervenir ses
propres critères d’appréciation, le résultat est le même quant à la dimension proprement
circonstancielle des pratiques mises en œuvre.
L’interaction de face à face est sans doute la forme relationnelle qui a fourni le plus grand
nombre de travaux empiriques à ce sujet, travaux qui mettent en évidence le poids des attentes
et interprétations réciproques des protagonistes dans la structuration d’une définition
relationnelle de la situation d’interaction assise sur un « ordre négocié » toujours local et
temporaire
3
.
Mais au-delà de ces « échanges au guichet », toute situation dans laquelle des décisions sont
prises quant au sort d’un migrant à partir d’une analyse de son cas personnel est ainsi à
rapporter à l’ordre local, qu’il soit interactionnel ou organisationnel, qui la caractérise, c’est-à-
dire à la manière dont est « co-produit » le cadre associé à cette situation.
3
L’étude des « relations entre agents et usagers », de la « relation de service », des « échanges au guichet », a
fait l’objet, depuis une vingtaine d’années, de très nombreux travaux empiriques en France qu’il est impossible
d’évoquer ici mais qui, par delà la diversité de leurs approches théoriques (plus ou moins « constructivistes »), se
retrouvent sur le constat de l'autonomie relative des règles de l'interaction par rapport à des régulations plus
globales et ont en commun d’analyser les mécanismes à travers lesquels les protagonistes ajustent et harmonisent
ou non leurs perceptions, leurs attentes, leurs pratiques au cours de ces interactions. Voir notamment, pour des
pratiques de ce type concernant les migrants, Spire (2007), Eberhardt (2003), Kobelinsky (2007).
4
L’harmonisation des politiques européennes n’est donc pas en soi contradictoire avec le fait
que subsistent des espaces locaux de bricolage catégoriel. Il suffit pour cela que le policy
design ou les logiques propres de la mise en œuvre des politiques publiques ménagent une
place à de telles pratiques. Reste à savoir pourquoi, puisque c’est notre hypothèse, de tels
espaces, non seulement subsistent, mais tendent à se multiplier. Nous y voyons trois
explications.
II Le bricolage catégoriel : exercice imposé, procédure valorisée et nécessité
fonctionnelle
Prise dans les deux sens que nous lui avons donnée, cette emprise du local puise à trois
évolutions qui, bien qu’elles procèdent de logiques différentes, se rejoignent pour en renforcer
l’intensité.
La première concerne l’émergence de « nouvelles migrations » transnationales, multipolaires,
qui, parce qu’elles brouillent les frontières traditionnelles entre migration économique et
politique, temporaire et définitive, entre situations régulière et irrégulière, rendent plus
incertaine l’adéquation entre des catégories juridiquement étanches (demandeur d’asile,
réfugié, étranger en situation irrégulière, étudiant étranger, visiteur, etc.) et des migrants dont
le parcours emprunte une grande diversité de formes successives, officielles et officieuses, qui
témoignent d’un profond bouleversement du rapport des migrants aux sociétés d’accueil et à
leurs institutions
4
.
De ce fait, la prise en charge concrète des migrants dans les espaces urbains ils sont plus
ou moins durablement installés se trouve largement déterminée par les catégories pratiques
dont se dotent empiriquement les acteurs locaux en réponse au caractère inopérant des
catégories officielles et à l’obsolescence des dispositifs de catégorisation qu’ils ont coutume
de mobiliser face à leurs publics habituels
5
.
Ainsi en est-il de la construction et de l’usage de catégories spontanées telles que « les
migrants de l’Est », « les roumains », les « filles de l’Est », « les passeurs » : autant de
catégories, qui dessinent en même temps des figures sociales, forgées empiriquement et qui
n’ont de pertinence que celle que les acteurs qui s’y réfèrent leur donnent dans le cadre de
leurs activités quotidiennes en vertu de leurs propriétés opératoires et en dépit de leur
caractère parfois déconcertant pour l’observateur extérieur.
Ces catégories sont locales aux deux sens que nous avons donnés à ce terme : leur
mobilisation procède d’un « sens commun local » propre à un territoire lui aussi
empiriquement circonscrit, au sein duquel elles se diffusent par les canaux qui relient les
acteurs (travailleurs sociaux, policiers, bénévoles associatifs, etc.) qui ont affaire aux
4
Concernant ces « nouvelles migrations » qui se distinguent sur plusieurs points des mouvements migratoires
qui ont marqué la période post coloniale en France (faible contrôle par les Etats d’origine et les Etats
destinataires, développement de « mobilités pendulaires », diversification des pratiques de survie économique et
sociale, variabilité des statuts au regard de la législation) on pourra se reporter au sein d’une littérature abondante
à Bribosia, Rea (2002), Péraldi (2002), Tarrius (2002), Potot (2007).
5
Voir Frigoli, Jannot (2004b).
5
migrants. Elles participent alors de la constitution et de la diffusion de manières de se
représenter les migrants, d’agir à leur endroit, bref de savoirs pratiques en la matière. Mais si
ces catégories sont locales, c’est aussi au regard du cadre interactionnel dans lequel elles
émergent ou non comme catégories interprétatives pertinentes des nombreuses situations
d’interaction qui réunissent des agents et des migrants au sein des structures susceptibles de
les prendre en charge.
La deuxième évolution porte sur les recompositions que connaît l’action publique et, plus
précisément, sur l’accroissement de l’autonomie conférée aux acteurs locaux dans le contexte
des mouvements de décentralisation et de déconcentration que connaît la France depuis une
trentaine d’années.
Cette « montée du local », qui valorise l’action en « partenariat » à l’échelle départementale,
communale ou infra-communale est particulièrement marquée dans le champ de la politique
sociale et sanitaire. Or, si la législation relative à l’entrée et au séjour des étrangers relève bien
de la politique nationale, nombre de migrants sont, au vu des difficultés qu’ils affrontent pour
survivre au quotidien, amenés à être des usagers de la politique sociale, de la politique de
santé publique, et, plus précisément encore, d’un domaine, celui de l’urgence sociale, dont ont
sait à quel point il est soumis au poids de régulations proprement locales
6
. Ainsi le sort
qu’ils partagent sur ce point avec l’ensemble des usagers de l’action sociale aujourd’hui en
France - d’une forte proportion de migrants est-il aujourd’hui largement déterminé par les
caractéristiques de l’offre de prise en charge disponible ils résident, caractéristiques qui
rendent compte des conditions effectives d’accès à l’hébergement en CADA, du type d’aide
dont on peut bénéficier de la part des associations, de l’implication des services sociaux
départementaux, des modes d’accès aux soins, etc.
Au-delà de la politique sociale, on sait que l’action publique dans son ensemble, en dehors des
grands secteurs régaliens, se recompose autour de nouveaux modes d’intervention étatique
qui, en valorisant les capacités d’initiative des acteurs locaux, en promouvant la négociation et
le contrat, s’en remettent in fine à des partenariats locaux pour qualifier, au plus près du
terrain et de ses spécificités, les problèmes à traiter. Il n’est donc guère étonnant que la
migration voie son inscription sur les agenda locaux se pérenniser et se trouve par là, en tant
que problème « transversal », soumise aux aléas des solutions mises en œuvre par des
configurations d’acteurs locaux confrontées au problème de leur coopération interne.
La troisième évolution, enfin, a trait à l’émergence en France d’un paradigme politique qui,
faisant d’une plus grande fermeté envers les candidats au séjour la condition d’une plus
grande générosité envers les migrants déjà légitimement présents sur le territoire, implique la
nécessité d’un tri entre deux catégories de populations : d’un côté les immigrés et/ou leurs
descendants qui ont vocation, parce qu’ils le méritent ou parce qu’ils apparaissent comme des
migrants utiles, à être accueillis ou aidés ; de l’autre, ceux à l’encontre desquels il convient de
se montrer ferme et donc face auxquels aucune compassion excessive n’est de mise.
Or, le corollaire de cette rhétorique politique qui, au niveau de généralité auquel elle se place,
peut aisément sous-entendre que le tracé de la frontière est évident et va de soi (et qu’il existe
6
Voir Frigoli (2003).
1 / 10 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !