Le thème de cet atelier nous invite à refuser l`idée selon

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Gilles FRIGOLI
Maître de Conférences en sociologie
URMIS (UMR CNRS 7032)
Université de Nice-Sophia Antipolis
Pôle Universitaire St Jean d’Angely, 24 avenue des diables bleus, 06357 Nice
[email protected]
04 92 00 11 76
Catégorisation(s) et migrations, CERI le 13-14 mars 2008
Les usages locaux des catégories de l’action publique
face aux situations migratoires
Notre communication porte sur les catégories que véhicule l’action publique à l’égard des
migrants en France. Elle vise à montrer en quoi les modes de construction de ces catégories
évoluent depuis quelques années dans le sens d’une autonomisation des contextes locaux dans
lesquels s’opèrent leur mobilisation et leur usage (I). Nous proposons pour cela d’identifier
les ressorts de cette évolution en situant cette dernière au carrefour de trois séries de mutations
qui portent respectivement sur l’apparition de nouvelles formes de migrations, le
développement de nouveaux modes de production de l’action publique notamment dans le
champ de la politique sanitaire et sociale, et l’émergence de nouvelles modalités de
politisation de l’immigration en tant que question sociale (II). Enfin, l’attention est portée sur
les conséquences de cette évolution en termes de pratiques de recherche (III).
I – L’ordre local des pratiques de catégorisation
Même s’il est sans doute prématuré de parler à ce sujet de « modèle européen », on sait que
les Etats membres de l’Union Européenne travaillent depuis plusieurs années à la mise en
place d’une politique commune en matière d’immigration. Ce processus en cours favorise la
construction et la diffusion à grande échelle et « par le haut » de catégories descriptives,
interprétatives et normatives qui constituent un cadre, c’est-à-dire une manière de
problématiser la question des migrations, dont l’emprise sur les législations nationales, les
politiques publiques mises en œuvre dans les différents pays, les argumentaires développés
sur les scènes de débat public, est grandissante.
Dans un tel contexte, il peut paraître paradoxal de faire l’hypothèse d’une autonomisation des
contextes locaux dans lesquels sont travaillées les catégories de l’action publique à l’égard des
migrants. Le paradoxe n’est toutefois qu’apparent mais nécessite pour se dissiper qu’on
précise le contenu de cette hypothèse.
En mettant l’accent sur le « poids du local » dans les processus de catégorisation qu’opère
l’action publique, nous faisons référence à l’intervention d’acteurs de la mise en œuvre des
politiques publiques qui, dans le cours de leurs activités, sont amenés à qualifier des situations
migratoires (que cela fasse explicitement partie de leurs missions, ou qu’ils s’autorisent à le
1
faire) ou, plus indirectement, à faire des choix qui contribuent à forger une interprétation,
portant à conséquences, de ces situations. Or, ces pratiques, qui ont des effets bien réels sur le
sort des migrants qu’elles concernent, sont toujours étroitement liées aux caractéristiques du
contexte dans lequel elles se déploient, c’est-à-dire à un ordre local, largement contingent
donc singulier.
Ainsi en est-il du directeur d’association caritative qui détermine la « philosophie » de la
structure qu’il dirige ; de l’agent de guichet d’une Préfecture qui « applique » les consignes
fixées par sa hiérarchie ; du travailleur social qui mobilise sa compétence dans le cadre d’une
relation d’aide ; ou du médecin qui diagnostique une pathologie. Autant de pratiques et de
productions de significations qui procèdent d’une marge d’interprétation, plus ou moins
étendue, plus ou moins légitime, mais dont l’usage est toujours associé, au sens large, à des
circonstances particulières qui en fournissent les conditions d’accomplissement et le cadre
d’intelligibilité. Celles-ci peuvent être schématiquement de deux ordres, qui correspondent
aux deux sens que l’on peut donner au terme « local ».
Le premier renvoie aux territoires de mise en œuvre de l’action publique et, plus précisément,
aux dynamiques qui traversent des systèmes d’action territoriaux dont émanent des modes de
construction de la migration comme objet d’action publique largement indexés aux
caractéristiques de ces dynamiques territoriales. On est ici renvoyé au domaine, bien
documenté, d’une sociologie de l’action publique locale attentive aux « effets de territoire »
observables dans la construction de l’action publique à l’échelon local 1, effets qui, on y
reviendra, se sont considérablement accrus au cours des dernières décennies en France dans le
contexte de la décentralisation.
La migration n’échappe pas à cette autonomie relative de régulations territoriales qui jouent
non seulement sur les orientations privilégiées par les élites politico-administratives locales,
mais également sur les pratiques développées au sein des structures (administratives,
associatives, etc.) qui accueillent des migrants au quotidien. Le cas de la demande d’asile,
nous l’avons montré ailleurs2, en fournit une bonne illustration : outre les politiques
préfectorales, dont on sait qu’elles sont variables d’un département à l’autre, les activités
développées par les « guichets sociaux » susceptibles d’apporter de l’aide aux demandeurs
d’asile sont très directement tributaires des caractéristiques de « partenariats » locaux qui
règlent les rapports entre acteurs et qui expliquent qu’ici on n’accueille pas les demandeurs
d’asile parce qu’il est d’usage de considérer que la migration relève des services de l’Etat, que
là on se refuse à les héberger car ce sont des usagers qui ne relèvent pas d’une mission
d’insertion telle qu’on la définit localement, où que là, au contraire, on s’en préoccupe car
cela fait l’objet d’une demande explicite de la Direction Départementale des Affaires
Sanitaires et Sociales (DDASS). Autrement dit, le demandeur d’asile, mais cela vaut aussi
pour le mineur étranger isolé, l’étranger malade ou l’étudiant étranger, se trouve placé au
centre d’un cercle d’interlocuteurs qui sont unis par des liens systémiques qui jouent en retour
1
L’échelon local a fait en France l’objet d’une littérature suffisamment abondante, depuis les travaux pionniers
sur le « système politico-administratif départemental » jusqu’aux approches en termes de « gouvernance
urbaine », pour qu’on s’autorise à ne renvoyer le lecteur qu’à quelques références récentes qui constituent un bon
état actuel du champ : Faure, Douillet (2005) ; Arnaud, le Bart, Pasquier (2005) ; Faure, Négrier (2007).
2
Voir Frigoli, Jannot (2004a).
2
sur leurs pratiques et contribuent ainsi à territorialiser la manière de constituer la migration
en objet d’action publique.
Le second sens à donner à la dimension locale des processus de catégorisation renvoie aux
caractéristiques d’ordres locaux situationnels, c’est-à-dire au travail de définition de la
situation auquel se livrent des acteurs dès lors que se pose à eux la question du sort de tel ou
tel migrant auquel ils font face physiquement (par exemple dans le cas d’échanges au guichet
d’une administration) ou par l’intermédiaire d’un dossier (selon modèle de l’évaluation
collégiale, par une instance compétente, de la recevabilité d’une demande de statut ou de
prestation).
L’intervention de pratiques qui consistent à produire un jugement sur la situation d’un migrant
peut s’inscrire dans le choix délibéré, constitué en procédure officielle, de procéder au « cas
par cas » dans l’allocation de tels statuts ou prestations. C’est le cas du statut de réfugié qui,
comme on le sait, s’obtient à travers une évaluation individualisée de la légitimité de la
demande formulée. C’est aussi le cas du demandeur d’asile qui sollicite d’être hébergé en
centre d’accueil pour demandeurs d’asile (CADA), dont le dossier est évalué par une instance
locale compétente ; ou de la régularisation d’un étranger pour raison médicale, qui passe par
l’établissement d’un rapport médical par un médecin agréé ou un praticien hospitalier qui
devra ensuite faire l’objet d’une validation par une commission.
Mais de telles pratiques d’évaluation peuvent également s’insinuer dans des échanges qui ne
le prévoient pas officiellement, par exemple à l’occasion d’une demande de renseignements
au guichet d’une administration, pour peu que l’agent concerné s’estime en mesure ou
contraint de faire des choix au lieu de s’en tenir à la stricte application de règles
bureaucratiques.
Dans les deux cas toutefois, qu’un agent ait pour mission explicite d’adapter en situation des
principes généraux à des situations particulières ou qu’il s’autorise à faire intervenir ses
propres critères d’appréciation, le résultat est le même quant à la dimension proprement
circonstancielle des pratiques mises en œuvre.
L’interaction de face à face est sans doute la forme relationnelle qui a fourni le plus grand
nombre de travaux empiriques à ce sujet, travaux qui mettent en évidence le poids des attentes
et interprétations réciproques des protagonistes dans la structuration d’une définition
relationnelle de la situation d’interaction assise sur un « ordre négocié » toujours local et
temporaire3.
Mais au-delà de ces « échanges au guichet », toute situation dans laquelle des décisions sont
prises quant au sort d’un migrant à partir d’une analyse de son cas personnel est ainsi à
rapporter à l’ordre local, qu’il soit interactionnel ou organisationnel, qui la caractérise, c’est-àdire à la manière dont est « co-produit » le cadre associé à cette situation.
3
L’étude des « relations entre agents et usagers », de la « relation de service », des « échanges au guichet », a
fait l’objet, depuis une vingtaine d’années, de très nombreux travaux empiriques en France qu’il est impossible
d’évoquer ici mais qui, par delà la diversité de leurs approches théoriques (plus ou moins « constructivistes »), se
retrouvent sur le constat de l'autonomie relative des règles de l'interaction par rapport à des régulations plus
globales et ont en commun d’analyser les mécanismes à travers lesquels les protagonistes ajustent et harmonisent
ou non leurs perceptions, leurs attentes, leurs pratiques au cours de ces interactions. Voir notamment, pour des
pratiques de ce type concernant les migrants, Spire (2007), Eberhardt (2003), Kobelinsky (2007).
3
L’harmonisation des politiques européennes n’est donc pas en soi contradictoire avec le fait
que subsistent des espaces locaux de bricolage catégoriel. Il suffit pour cela que le policy
design ou les logiques propres de la mise en œuvre des politiques publiques ménagent une
place à de telles pratiques. Reste à savoir pourquoi, puisque c’est là notre hypothèse, de tels
espaces, non seulement subsistent, mais tendent à se multiplier. Nous y voyons trois
explications.
II – Le bricolage catégoriel : exercice imposé, procédure valorisée et nécessité
fonctionnelle
Prise dans les deux sens que nous lui avons donnée, cette emprise du local puise à trois
évolutions qui, bien qu’elles procèdent de logiques différentes, se rejoignent pour en renforcer
l’intensité.
La première concerne l’émergence de « nouvelles migrations » transnationales, multipolaires,
qui, parce qu’elles brouillent les frontières traditionnelles entre migration économique et
politique, temporaire et définitive, entre situations régulière et irrégulière, rendent plus
incertaine l’adéquation entre des catégories juridiquement étanches (demandeur d’asile,
réfugié, étranger en situation irrégulière, étudiant étranger, visiteur, etc.) et des migrants dont
le parcours emprunte une grande diversité de formes successives, officielles et officieuses, qui
témoignent d’un profond bouleversement du rapport des migrants aux sociétés d’accueil et à
leurs institutions4.
De ce fait, la prise en charge concrète des migrants dans les espaces urbains où ils sont plus
ou moins durablement installés se trouve largement déterminée par les catégories pratiques
dont se dotent empiriquement les acteurs locaux en réponse au caractère inopérant des
catégories officielles et à l’obsolescence des dispositifs de catégorisation qu’ils ont coutume
de mobiliser face à leurs publics habituels5.
Ainsi en est-il de la construction et de l’usage de catégories spontanées telles que « les
migrants de l’Est », « les roumains », les « filles de l’Est », « les passeurs » : autant de
catégories, qui dessinent en même temps des figures sociales, forgées empiriquement et qui
n’ont de pertinence que celle que les acteurs qui s’y réfèrent leur donnent dans le cadre de
leurs activités quotidiennes en vertu de leurs propriétés opératoires et en dépit de leur
caractère parfois déconcertant pour l’observateur extérieur.
Ces catégories sont locales aux deux sens que nous avons donnés à ce terme : leur
mobilisation procède d’un « sens commun local » propre à un territoire lui aussi
empiriquement circonscrit, au sein duquel elles se diffusent par les canaux qui relient les
acteurs (travailleurs sociaux, policiers, bénévoles associatifs, etc.) qui ont affaire aux
4
Concernant ces « nouvelles migrations » qui se distinguent sur plusieurs points des mouvements migratoires
qui ont marqué la période post coloniale en France (faible contrôle par les Etats d’origine et les Etats
destinataires, développement de « mobilités pendulaires », diversification des pratiques de survie économique et
sociale, variabilité des statuts au regard de la législation) on pourra se reporter au sein d’une littérature abondante
à Bribosia, Rea (2002), Péraldi (2002), Tarrius (2002), Potot (2007).
5
Voir Frigoli, Jannot (2004b).
4
migrants. Elles participent alors de la constitution et de la diffusion de manières de se
représenter les migrants, d’agir à leur endroit, bref de savoirs pratiques en la matière. Mais si
ces catégories sont locales, c’est aussi au regard du cadre interactionnel dans lequel elles
émergent ou non comme catégories interprétatives pertinentes des nombreuses situations
d’interaction qui réunissent des agents et des migrants au sein des structures susceptibles de
les prendre en charge.
La deuxième évolution porte sur les recompositions que connaît l’action publique et, plus
précisément, sur l’accroissement de l’autonomie conférée aux acteurs locaux dans le contexte
des mouvements de décentralisation et de déconcentration que connaît la France depuis une
trentaine d’années.
Cette « montée du local », qui valorise l’action en « partenariat » à l’échelle départementale,
communale ou infra-communale est particulièrement marquée dans le champ de la politique
sociale et sanitaire. Or, si la législation relative à l’entrée et au séjour des étrangers relève bien
de la politique nationale, nombre de migrants sont, au vu des difficultés qu’ils affrontent pour
survivre au quotidien, amenés à être des usagers de la politique sociale, de la politique de
santé publique, et, plus précisément encore, d’un domaine, celui de l’urgence sociale, dont ont
sait à quel point il est soumis au poids de régulations proprement locales6. Ainsi le sort –
qu’ils partagent sur ce point avec l’ensemble des usagers de l’action sociale aujourd’hui en
France - d’une forte proportion de migrants est-il aujourd’hui largement déterminé par les
caractéristiques de l’offre de prise en charge disponible là où ils résident, caractéristiques qui
rendent compte des conditions effectives d’accès à l’hébergement en CADA, du type d’aide
dont on peut bénéficier de la part des associations, de l’implication des services sociaux
départementaux, des modes d’accès aux soins, etc.
Au-delà de la politique sociale, on sait que l’action publique dans son ensemble, en dehors des
grands secteurs régaliens, se recompose autour de nouveaux modes d’intervention étatique
qui, en valorisant les capacités d’initiative des acteurs locaux, en promouvant la négociation et
le contrat, s’en remettent in fine à des partenariats locaux pour qualifier, au plus près du
terrain et de ses spécificités, les problèmes à traiter. Il n’est donc guère étonnant que la
migration voie son inscription sur les agenda locaux se pérenniser et se trouve par là, en tant
que problème « transversal », soumise aux aléas des solutions mises en œuvre par des
configurations d’acteurs locaux confrontées au problème de leur coopération interne.
La troisième évolution, enfin, a trait à l’émergence en France d’un paradigme politique qui,
faisant d’une plus grande fermeté envers les candidats au séjour la condition d’une plus
grande générosité envers les migrants déjà légitimement présents sur le territoire, implique la
nécessité d’un tri entre deux catégories de populations : d’un côté les immigrés et/ou leurs
descendants qui ont vocation, parce qu’ils le méritent ou parce qu’ils apparaissent comme des
migrants utiles, à être accueillis ou aidés ; de l’autre, ceux à l’encontre desquels il convient de
se montrer ferme et donc face auxquels aucune compassion excessive n’est de mise.
Or, le corollaire de cette rhétorique politique qui, au niveau de généralité auquel elle se place,
peut aisément sous-entendre que le tracé de la frontière est évident et va de soi (et qu’il existe
6
Voir Frigoli (2003).
5
donc de « vrais » et de « faux » demandeurs d’asile, de « vrais » et de « faux » étudiants
étrangers, de « vrais » et de « faux » mariages mixtes, etc.), est d’instaurer, dès lors qu’il
s’agit de traduire cette vision de la migration en politique publique, une logique de soupçon
face aux migrants qui justifie que soit systématiquement menée l’enquête afin de trier le bon
grain de l’ivraie. Or chaque enquête, parce qu’elle se mène au plus près d’individus dont on
exige qu’ils fassent la preuve de leur état de besoin et de leur bonne volonté, s’encastre dans
un ordre relationnel local, à l’instar des principes de justice que se donnent les acteurs
(travailleurs sociaux, agents instructeurs, policiers, etc.) qui, placés en position de juge,
accomplissent techniquement, bon gré mal gré, ce paradigme compassionnel et punitif ou,
pour reprendre les termes de Didier Fassin (2005), cette rhétorique de la « répression
compatissante ».
Autrement dit, afficher simultanément la plus grande compassion à l’égard des « véritables »
victimes, car c’est là l’honneur des démocraties, et la plus grande sévérité, vue comme une
nécessité pratique, à l’encontre de ceux qui feignent de l’être, implique d’adopter une attitude
suspicieuse à l’égard de l’ensemble des migrants pour lesquels le doute semble permis et par
conséquent de les placer en position de suspect face à ce qu’on pourrait qualifier de « tribunal
des projets migratoires ». Or, la justice qui s’exerce ainsi face à des personnes à qui l’on
demande d’argumenter pour convaincre leurs interlocuteurs en mettant en scène leur
vulnérabilité est, par principe, une justice locale.
Prises séparément, ces trois évolutions favorisent le bricolage local de catégories descriptives
et interprétatives de la migration. Mais chacune procède de logiques et joue sur un registre
différents. L’émergence de « nouvelles migrations » agit comme une contrainte exogène qui
déstabilise beaucoup des acteurs de l’action publique et face à laquelle les pratiques locales
constituent une tentative de réponse adaptative. La territorialisation de l’action publique
s’inscrit en revanche dans un vaste mouvement, voulu par les pouvoirs publics, de
recomposition de l’action publique qui touche à son architecture même, à ses procédures et à
ses régulations internes et qui déborde de loin le domaine de la migration. Elle relève par là de
la technique de gouvernement. Le paradigme de « l’immigration choisie », enfin, traduit le
succès d’une manière, parmi d’autres concurrentes, de penser la migration, et relève donc du
domaine des idées, des croyances, des représentations ou des idéologies. Du fait de
l’hétérogénéité de ses composantes, le phénomène qui nous intéresse ici se prête donc
difficilement à une analyse globale en termes de changement de politique publique puisqu’il
apparaît à la fois comme un phénomène endogène et exogène, intentionnel et non
intentionnel, souhaité et subi, procédural et idéel, incrémental et de grande ampleur, global et
sectoriel, passant par les instruments et par les finalités de l’action publique, propre à la
tradition constitutionnelle française et relevant de transferts de politiques publiques, etc.
Pourtant, on a bien affaire à une transformation des modes de construction de la figure du
migrant dans le cadre de l’action publique. Non pas que de tels bricolages catégoriels n’aient
jamais existé dans des périodes antérieures7. La nouveauté tient au fait, au moins par rapport à
la période post-coloniale, que ces pratiques sont pour partie plus légitimes par la force de la
décentralisation, plus nécessaires sous le poids des nouvelles migrations, plus normatives
7
Voir notamment les travaux de Rygiel (2005) et de Spire (2005).
6
lorsqu’en participant d’une justice locale aujourd’hui valorisée elles acquièrent le statut de
décisions de justice, et désormais placées au service d’un ordre global, celui que tentent
d’instaurer en matière migratoire les institutions supra-nationales. Autrement dit, et c’est bien
là le sens de notre hypothèse, loin d’être le signe d’un dysfonctionnement, le local n’a sans
doute jamais été aussi fonctionnel.
III – ordre local, ordre global : où se forgent les catégories de l’action publique ?
Au vu de ce qui précède, on est fondé à se demander où s’opère en dernière instance la
catégorisation des migrants dans le cadre de l’action publique. Cette question se déploie sur
deux versants. Sur le premier, elle est une question de recherche. Sur le second, cette question
– où se forgent les catégories de l’action publique à l’égard des migrants ?- relève d’une
perspective critique.
Du point de vue de la recherche, une des conséquences directes de cet accroissement du poids
du local est d’ouvrir l’éventail des terrains pertinents pour les chercheurs qui s’intéressent aux
processus de catégorisation de la migration dans le cadre de l’action publique. Si ces
processus relèvent bien en effet de la construction (politique, juridique, médiatique, etc.) de la
migration comme problème public au niveau national voire supra-national, ils procèdent
également, nous l’avons vu, des modalités par lesquelles des systèmes d’action territoriaux
traitent la question de leur coopération interne, mais aussi des mécanismes à travers lesquels
des usagers et des agents disposant d’une marge de manœuvre pour fournir une appréciation
de ce que doit être le traitement approprié à leur réserver, « co-produisent » la situation
d’interaction qui les réunit. Or, cette diversité de terrains d’enquête potentiels sous-tend bien
l’idée que les catégories de l’action publique se forgent à la fois à l’échelle de l’Europe et des
Etats-nation, à l’échelle des territoires, à l’échelle des organisations et des situations
d’interaction. D’où l’interrogation visant à comprendre comment s’articulent ces différents
niveaux de construction au sein de l’architecture de l’action publique. Il s’agit là d’une vaste
question qui renvoie aux fondements mêmes de l’analyse des politiques publiques comme
perspective de recherche à travers la question des rapports entre centre et périphérie, entre
conception et mise en œuvre, et, sur le plan théorique, entre un ordre global, dont certaines
approches théoriques contestent l’existence, et des ordres locaux que ces mêmes approches
considèrent comme étant en dernière instance le lieu où se structure l’ordre social 8. Sans
ouvrir ici de débats de cette ampleur, on remarquera qu’il est fréquent, dans les pratiques de la
recherche empirique, de privilégier une des échelles et de « neutraliser » les autres : par
exemple, lorsqu’on travaille à l’échelon local, en considérant certains faits comme constitutifs
d’une sorte de « décor macrosociologique» ou, à l’inverse, en faisant délibérément le choix de
ne pas étudier pour eux-mêmes des processus locaux dont on ne nie pas l’existence (les
« normes secondaires d’application ») mais qui n’entrent pas dans le découpage de l’objet
effectué. Dans ce cas, et cette posture nous semble la plus raisonnable, on accepte l’idée que
8
Pour de plus amples développements sur cette question voir Frigoli (2007). On pourra se reporter également au
numéro que la Revue Française de Science politique a consacré à l’analyse des politiques publiques et
notamment aux contributions de Christine Musselin (2005) et de Bruno Palier et Yves Surel (2005).
7
les catégories de l’action publique puissent se construire à différents niveaux mais l’on
considère que les choix effectués quant au terrain d’enquête relèvent de stratégies de
recherche qui, pour le dire simplement, se distinguent à la fois par « l’endroit » où regarde le
chercheur et le point de vue (théorique et méthodologique) adopté pour le faire.
Il reste toutefois que s’il est possible dans l’univers apaisé de la recherche académique de
considérer comme un choix parmi d’autres le fait de travailler sur les pratiques d’agents au
guichet d’une administration, sur la construction d’un « référentiel » à l’échelon national, ou
encore sur l’action d’une municipalité, il n’est pas indifférent du point de vue d’une
perspective critique, de considérer que le sort du migrant relève in fine des premières, du
second, ou de la troisième. Se pose clairement ici la question de la responsabilité des choix
opérés à son sujet et, par conséquent, celle du statut des catégories que charrient les textes et
les acteurs concernés. En d’autres termes, premièrement : qui est responsable du traitement
que se voient réserver les migrants lorsque celui-ci passe par tant de médiations ? Et
deuxièmement, peut-on qualifier de politiques ces pratiques de catégorisation locales ?
Prenons un exemple concret : la demande d’asile de Monsieur X a été refusée. On peut voir
dans ce refus l’illustration de la politique à cet égard plus restrictive que mènent les pays
occidentaux depuis quelques années. Ce refus est aussi la décision d’une organisation,
l’OFPRA, après qu’un officier instructeur, Monsieur Y, a évalué négativement le bien fondé
de la demande de Monsieur X suite à un entretien avec ce dernier. On sait par ailleurs que
Monsieur X n’avait pas pu bénéficier d’un hébergement en CADA dans sa commune de
résidence. Tout d’abord, sur le territoire de cette commune, il y a très peu de places de
CADA. De plus, Madame Z, la bénévole vers qui Monsieur X s’était tourné en premier lieu
pour demander de l’aide, se montra fort émue par sa situation, mais ne connaissait pas
l’existence de ce dispositif d’hébergement. L’assistante sociale qu’il a pu rencontrer par la
suite a pour sa part estimé que son dossier n’était pas prioritaire au vu de son profil. C’est
donc avec peu d’enthousiasme qu’elle a plaidé en faveur de sa demande lors de la réunion de
la commission d’attribution de places en CADA qui a suivi. De toute façon, beaucoup de
membres du « partenariat » local jugent que l’association qu’elle représente a été beaucoup
favorisée ces derniers mois et, au sein de la commission, on souhaite à et égard rééquilibrer un
peu les choses. Monsieur X a donc dû se débrouiller pour trouver un hébergement. Or, cette
issue n’est pas sans importance lorsqu’on sait qu’en France les chances d’obtenir le statut de
réfugié sont quatre fois supérieures selon que l’on réside ou non en CADA (FTDA, 2003).
Monsieur X a été, tout au long de son parcours, l’objet de nombreux jugements, perceptions,
diagnostics, interprétations, conjectures, attentes, etc. Il s’est lui-même mis en scène à
plusieurs reprises, à chaque fois qu’il lui semblait nécessaire de présenter sa situation sous un
jour favorable au regard des attentes supposées de ses différents interlocuteurs. Bref, il a
beaucoup été catégorisé, y compris par lui-même. Se demander où son sort de débouté s’est
finalement scellé, à qui il le doit, qui en assume la responsabilité, qui est susceptible d’en
rendre compte, qu’est ce qui fait de cette issue une issue légitime, revient bien à se demander
où est le politique dans ces échanges au guichet d’un service social ou d’une administration,
dans ces négociations entre services de l’Etat et associations, dans ces discussions entre
membres d’une commission d’évaluation.
8
BIBLIOGRAPHIE
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10
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