La Guerre Froide leçon générale

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La Guerre Froide leçon de révision
générale
I Les Débuts de la Guerre froide
Le problème allemand
Malgré le désaccord sur l’Europe orientale, malgré des malentendus avivés
par la différence des idéologies, l’entente des vainqueurs se serait peut-être
maintenue si, très vite, ils ne s’étaient pas opposés sur le sort de l’Allemagne.
À Yalta, il avait été question de la démembrer, de rétablir l’indépendance de
la Bavière, de la Saxe, du Hanovre, etc., mais Staline y avait soudain renoncé.
À Potsdam (juill. 1945), il avait conclu avec Truman et Clement Attlee un
accord auquel le général de Gaulle devait s’associer par la suite sous certaines
réserves. Cet accord maintenait le principe de l’unité allemande sous la
souveraineté d’un conseil de contrôle allié. Le territoire et la capitale étaient
divisés en quatre zones pour les besoins de l’occupation, mais l’administration
devait être quadripartie, les Alliés se dessaisissant de leurs pouvoirs au profit
des Allemands au fur et à mesure que ceux-ci feraient la preuve qu’ils
méritaient leur confiance. L’ancien Reich serait définitivement démilitarisé, et
son industrie lourde démantelée. Il paierait de lourdes réparations.
Pour l’U.R.S.S. ravagée par la guerre, rien ne comptait davantage que de
rebâtir le plus vite possible son économie. Les États-Unis lui refusant leur
concours, la Grande-Bretagne ne pouvant y songer, la tentation était forte
pour elle de se servir sur sa zone d’occupation, qui fut littéralement mise au
pillage. En même temps, elle y décrétait une réforme agraire radicale et
contraignait le Parti social-démocrate à la fusion avec le Parti communiste. À
l’automne de 1946, des élections législatives eurent lieu dans les cinq pays
(Länder) de cette zone; le nouveau parti unifié remporta partout la victoire, et
des communistes s’installèrent aux postes clés. Dans les zones occidentales, où
le Parti socialiste avait refusé la fusion avec le Parti communiste, ce furent soit
ses partisans, soit ceux du Parti chrétien-démocrate dirigé par le docteur
Konrad Adenauer qui prirent le pouvoir.
Pendant ce temps, les quatre discutaient vainement de l’avenir. Staline avait
rejeté un projet américain tendant à conclure un traité assurant pour vingt-
cinq ans le désarmement et la neutralité de l’Allemagne. Le 10 juillet 1946,
l’U.R.S.S. proposa de mettre fin aux limitations de la production de charbon et
d’acier et de placer la Ruhr sous contrôle quadriparti.
De ce projet les Anglo-Saxons retinrent surtout qu’il étendrait à la production
de la Ruhr les contestations quotidiennes que rencontraient leurs
représentants au conseil quadriparti établi à Berlin. Las de payer en fait pour
les prélèvements des Soviétiques, ils décidèrent de fusionner leurs zones. La
France devait y joindre la sienne, après l’échec de tentatives pour faire
soutenir par Moscou sa thèse sur le rattachement économique de la Sarre.
Auparavant, le 5 septembre 1946, James Byrnes, secrétaire d’État des ÉtatsUnis, avait annoncé qu’il était temps de donner au peuple allemand la
responsabilité de ses propres affaires et la possibilité de se suffire à lui-même
sur le plan économique. La division de l’Allemagne en deux républiques
hostiles ne devait prendre corps officiellement qu’en 1949, mais elle était
contenue en germe dans les prises de position de 1946.
Le plan Marshall et La création des blocs
De plus en plus persuadé que le gouvernement soviétique «était froidement
résolu à exploiter l’état où se trouvait une Europe sans défense pour propager
le communisme», le nouveau secrétaire d’État américain, George Marshall,
annonça le 5 juin 1947 l’intention de son gouvernement de fournir une aide
économique importante aux pays européens, à charge pour ceux-ci de
s’entendre au préalable sur l’étendue de leurs besoins et la répartition des
crédits qui leur seraient ouverts. Les pays de l’Est et l’U.R.S.S. elle-même
furent invités à une conférence tenue à Paris à cet effet. Mais le Kremlin
déclencha une offensive à boulets rouges contre le projet, forçant la Pologne et
la Tchécoslovaquie à revenir sur l’acceptation de principe qu’elles avaient
commencé par donner.
Il accentue sa mainmise sur les pays d’Europe orientale libérés par l’Armée
rouge et que, malgré la signature, en 1946, de traités de paix avec les satellites
du Reich, il n’a commencé d’évacuer qu’en 1990. Les communistes prennent le
pouvoir à Budapest tandis qu’à Sofia on apprend la pendaison du leader
agrarien Ivan Petkov, l’un des héros de la résistance antiallemande. Le
5 octobre est créé un bureau d’information des Partis communistes, le
Kominform, destiné à remplacer l’Internationale communiste, dissoute en
1943, au plus fort de la collaboration interalliée contre l’Axe. Le délégué
soviétique Andreï Jdanov fait approuver par les participants à la réunion
constitutive la thèse selon laquelle le monde est désormais divisé en deux
camps, «l’impérialisme qui prépare la guerre contre l’U.R.S.S. et celle-ci, avec
les pays pacifiques qui lui sont alliés». Des grèves violentes éclatent dans les
pays d’Europe occidentale où les communistes ont été partout chassés du
gouvernement. Les troubles révolutionnaires, latents dans le Sud-Est asiatique
depuis la capitulation du Japon, s’intensifient rapidement.
Le « coup de Prague » et le pacte atlantique
Un événement dramatique, au début de 1948, fait monter la tension à son
comble. Encouragés par la chute de la popularité des communistes, qui
partageaient le pouvoir avec eux depuis la Libération, les partis «bourgeois»
tchécoslovaques essayent de desserrer le contrôle que l’extrême gauche exerce
sur la police. Mais ils perdent la partie, et, le 25 février, le président Edvard
Benes se résigne à mettre en place un gouvernement communiste homogène.
Le «coup de Prague», qui fait croire qu’une nouvelle guerre mondiale est
inévitable, répand un début de panique. Le 17 mars, la Grande-Bretagne, la
France et les pays du Benelux concluent un traité d’assistance mutuelle: c’est
le premier de l’après-guerre qui soit dirigé non pas contre l’Allemagne, mais
«contre tout agresseur», ce qui était une façon de désigner l’U.R.S.S. Déjà des
pourparlers étaient engagés avec les États-Unis pour conclure le «pacte
atlantique» (traité de l’Atlantique Nord) qui sera signé le 4 avril 1949 et
rapidement ratifié par ses douze signataires, malgré l’opposition violente de
l’U.R.S.S., des communistes, des «neutralistes» européens et des isolationnistes
américains.
L’aboutissement des négociations, qui remettaient en cause les traditions
séculaires de la diplomatie américaine, avait été grandement facilité par deux
événements de première importance: la rupture soviéto-yougoslave et le blocus
de Berlin.
Le 28 juin 1948, le Kominform proclamait, à la surprise générale, que le
maréchal Tito et son parti, par leur ligne «fausse, révisionniste, et leur
politique de diffamation envers l’U.R.S.S. (s’étaient) mis en dehors de la
famille communiste». Ainsi éclatait au grand jour un conflit qui remontait en
fait à l’époque de la guerre et résultait du refus du maréchal yougoslave de se
faire purement et simplement l’exécutant des volontés soviétiques. Des
campagnes d’une violence inouïe furent déclenchées contre Tito, que Moscou
chercha à renverser de l’intérieur. Mais très vite la Yougoslavie obtint le
soutien du monde occidental, allant jusqu’à conclure un pacte défensif avec la
Turquie et la Grèce, en 1954, après leur adhésion au pacte atlantique. La
rupture fut le signe d’une gigantesque épuration dans les pays demeurés
fidèles à l’U.R.S.S. Soupçonnés de «titisme», des chefs communistes de
premier plan furent envoyés à la potence.
Quant au blocus de Berlin, il avait marqué le couronnement d’une série de
mesures prises par les Soviétiques pour gêner les communications des
Occidentaux avec leurs secteurs et ainsi, sans doute, les forcer à les
abandonner. Les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France ayant, le 18 juin
1948, promulgué une réforme monétaire dans leurs zones, faute d’avoir pu
s’entendre avec Moscou sur les moyens de mettre fin à l’inflation généralisée,
voulurent étendre ses dispositions à Berlin-Ouest. Staline répliqua en bloquant
tous les accès terrestres et fluviaux. Washington improvisa en hâte un pont
aérien qui, contrairement à toute attente, réussit à maintenir la ville en
activité.
Les Soviétiques n’osèrent pas intercepter les avions alliés. Un peu moins d’un
an plus tard, le 12 mai 1949, soit six semaines après la signature du pacte
atlantique, le blocus était levé en échange de la convocation d’une conférence à
quatre. Celle-ci devait se séparer quelques semaines plus tard sans avoir pu se
mettre seulement d’accord sur son ordre du jour.
La Victoire communiste en Chine
Personne à l’époque n’aurait osé prophétiser que le statu quo en Europe ne
serait pratiquement pas modifié pendant quarante ans. Très vite, cependant, il
devient évident que le théâtre principal de la guerre froide s’est transporté en
Asie. C’est qu’un événement de première importance vient de s’y produire: la
prise du pouvoir par les communistes en Chine au terme d’une guerre civile de
plus de vingt ans.
L’aide donnée par l’U.R.S.S. à Mao a été pendant toute cette période fort
modeste, surtout si on la compare à l’assistance massive des États-Unis à
Tchiang Kai-chek. Staline ne souhaitait pas la victoire des communistes,
pensant probablement qu’il aurait quelque peine à maintenir son autorité sur
eux. Mais, dans le climat de tension créé par le «coup de Prague» et le blocus
de Berlin, il était fatal que la proclamation, le 1er octobre 1949, de la
république populaire de Chine apparût aux Américains comme un nouveau
coup de boutoir de la révolution mondiale. Fatal aussi que les mouvements
communistes ou communisants d’Asie s’en trouvassent considérablement
encouragés.
C’est le cas notamment de l’Indochine où les tentatives de la France de
reprendre pied, après la défaite nippone, s’étaient heurtées au Viêt-minh,
mouvement remarquablement organisé par Hô Chi Minh, vieux militant du
Komintern. L’arrivée des troupes communistes chinoises à la frontière du
Tonkin, dont le corps expéditionnaire français ne parvient pas à conserver le
contrôle, ouvre au Viêt-minh un «sanctuaire» où s’approvisionner en matériel
et faire reposer ses troupes. Du coup, alors qu’ils avaient fait tout leur possible
en 1945 pour empêcher les forces françaises de regagner l’Indochine, les
Américains se mettent à considérer cette guerre comme un des éléments du
combat planétaire du «monde libre» contre le communisme, et ils fournissent
à Paris une aide en crédits et en matériel de plus en plus considérable.
La guerre de Corée
L’invasion de la Corée du Sud par les troupes du gouvernement communiste
du Nord (25 juin 1950) renforce encore leur détermination . Les déclarations
faites quelques mois plus tôt par le secrétaire d’État américain Dean Acheson,
selon lesquelles la Corée du Sud «n’appartenait pas au périmètre de défense
des États-Unis», ne pouvaient pas être passées inaperçues à Moscou qui avait
certainement donné son feu vert à l’opération. Compte tenu de l’impopularité
du régime installé à Séoul par Syngman Rhee, Staline pensait peut-être
obtenir là un succès à bon compte, de nature à faire oublier ses échecs en
Grèce et à Berlin. Mais Truman envoie des troupes en Corée sous le pavillon
des Nations unies, dont l’approbation a été sollicitée in extremis. Après une
série de revers, elles remontent jusqu’aux abords de la frontière mandchoue,
ce qui entraîne l’intervention de «volontaires» chinois. C’est alors aux soldats
de l’O.N.U. de battre en retraite. Un débat dramatique s’engage entre le
commandant en chef Douglas MacArthur, partisan de bombarder la
Mandchourie en employant au besoin l’arme atomique, et Truman qui
redoute une guerre mondiale et finalement le destitue. Bientôt le front se
stabilise autour de l’ancienne ligne de démarcation et des pourparlers
d’armistice s’ouvrent à Kaesong (juill. 1951); mais ils conduisent vite à une
impasse complète. Il ne faut rien de moins que la mort de Staline pour que les
combats s’arrêtent.
Le réarmement de l’Allemagne
Entre-temps, la guerre de Corée aura poussé les États-Unis à réclamer le
réarmement de la république fédérale d’Allemagne, contrairement aux
dispositions les plus formelles des accords de Potsdam comme aux
engagements pris au moment de la signature du pacte atlantique. Ils justifient
ce reniement par la nécessité de recruter assez de soldats pour faire face à une
éventuelle répétition en Europe de la guerre de Corée. Il s’y ajoute que
l’U.R.S.S. a essayé en 1949 sa première bombe atomique, et que Washington
est en passe de perdre l’avantage énorme que lui donnait son monopole dans
ce domaine.
Opposé au réarmement de l’Allemagne, mais soumis à une forte pression de
ses alliés, le gouvernement de Paris, alors présidé par René Pleven, essaye d’en
limiter la portée, et en même temps de le faire contribuer au progrès de la
«construction européenne». Depuis juin 1950, un «pool charbon-acier» unit la
France, l’Allemagne, l’Italie et les pays du Benelux. Il s’agit d’appliquer la
même méthode aux problèmes de défense, et ainsi de se diriger vers une
fédération européenne capable d’arracher l’Allemagne aux tentations de la
revanche et de rendre à l’Europe une place de premier plan dans les affaires
du monde. L’U.R.S.S. déclenche une violente action de propagande contre le
projet, qui se heurte en France même à une vive opposition. Dans les pays de
l’Est, où tout paraît dirigé vers la préparation à la guerre, l’épuration prend
des proportions dramatiques.
La mort de Staline et l’armistice de Corée
Le dictateur soviétique succombe, le 5 mars 1953, à une congestion cérébrale.
Une «troïka» de trois membres – Malenkov, dauphin désigné, Molotov, chef de
la diplomatie, et Beria, chef de la police – s’installe au pouvoir. Son premier
souci est de détendre la situation, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. D’où les
décisions prises en faveur de l’armistice, de la baisse des prix, de la reprise des
relations avec la Yougoslavie et des négociations de Corée. L’armistice est
enfin conclu le 27 juillet après une guerre qui avait fait des centaines de
milliers de victimes.
Ce «dégel» va-t-il permettre d’en finir avec la guerre froide? Churchill,
redevenu Premier ministre l’année précédente, Eisenhower qui vient de
succéder à Truman multiplient les déclarations favorables à la négociation
avec l’Est, deux problèmes devant être réglés en priorité, ceux de l’Allemagne
et de l’Indochine.
Des incidents entre ouvriers et policiers est-allemands survenus à Berlin en
juin 1953 soulignent la gravité du premier de ces problèmes. Ils coûtent sa
place – et la vie – à Beria, accusé non seulement d’avoir été responsable en
tant que chef de la police stalinienne d’innombrables violations de la légalité,
mais d’avoir voulu abandonner le socialisme en Allemagne. Ce dernier grief
sera repris beaucoup plus tard par Nikita Khrouchtchev contre Malenkov.
Lui-même sera renversé quelques jours après avoir annoncé son intention de
se rendre à Bonn.
En tout cas, les dirigeants du Kremlin n’entendent pas payer une éventuelle
neutralisation de l’ancien Reich de l’abandon du système communiste en
Allemagne de l’Est. La conférence des ministres des Affaires étrangères qui se
déroule à Berlin en janvier-février 1954 ne peut pour cette raison parvenir à
aucun résultat. À défaut d’accord sur l’Allemagne, les Quatre s’entendent
pour convoquer à Genève, en mai de la même année, une conférence destinée à
régler les problèmes coréen et indochinois.
Les accords de Genève et la fin de l’armée européenne
Sur le problème coréen, les débats de cette rencontre tournent court
rapidement. Il n’en va pas de même de la négociation sur l’Indochine, qui
s’ouvre en mai à Genève dans un climat dramatique; le camp retranché de
Diên Biên Phu est tombé la veille après un terrible siège. Quelques jours plus
tôt, les États-Unis ont rejeté une requête de Paris tendant à faire exécuter par
leur aviation un raid contre les assaillants; ils ne peuvent s’opposer à
l’armistice conclu le 20 juillet par Pierre Mendès France, devenu le mois
précédent président du Conseil. Le Vietnam est provisoirement partagé entre
le Viêt-minh au Nord et, au Sud, le gouvernement pro-américain de Ngô Dinh
Diem , qui refuse d’approuver les accords . La déclaration finale, non signée,
de la conférence prévoit que des élections auront lieu dans un délai de deux
ans pour réunifier le pays. Le Cambodge et le Laos se voient en fait
neutralisés. En 1956, le refus de Saigon de procéder aux élections entraînera
rapidement une reprise des hostilités, dans lesquelles les États-Unis vont se
trouver impliqués, au point d’y envoyer, en 1968, jusqu’à 520
000 hommes
et d’écraser le Vietnam du Nord sous les bombes.
Dans la foulée du succès que lui vaut l’armistice, Mendès France s’attaque au
dossier de l’armée européenne. Il élabore un compromis destiné à mettre
d’accord partisans et adversaires du projet, mais ne réussit pas à y rallier les
autres gouvernements signataires. Après l’échec d’une conférence tenue à
Bruxelles, l’Assemblée nationale rejette le traité, le 30 août 1954. Il s’ensuit
une phase de vive tension entre la France et ses alliés, à laquelle met fin, le
23 octobre, la conclusion des accords de Paris. Ceux-ci autorisent l’adhésion
de l’Allemagne au pacte atlantique et son réarmement dans le cadre d’une
Union de l’Europe occidentale (U.E.O.) associant les Six et la GrandeBretagne et instituant un contrôle des niveaux d’effectifs et des armements des
pays membres. L’Allemagne renonce à fabriquer sur son sol les armes
atomiques, bactériennes et chimiques, entre autres. L’Union soviétique, qui
avait peut-être cru que l’Assemblée nationale rejetterait ces accords, comme
elle avait rejeté le traité de Paris, déclare qu’ils rendent la réunification de
l’Allemagne impossible, dénonce ses traités d’alliance avec la France et la
Grande-Bretagne et met sur pied le pacte de Varsovie, rival et symétrique du
pacte atlantique.
On aurait pu penser que le réarmement de l’Allemagne, qu’elle avait si
longtemps combattu, allait pousser l’U.R.S.S. à durcir son attitude. Une vive
tension régnait déjà en Asie, où les Américains manifestaient, par la voix de
leur secrétaire d’État, John Foster Dulles, anticommuniste acharné, leur
volonté de conserver le Vietnam du Sud à l’abri des infiltrations du Viêt-minh.
Pour ce faire, ils avaient provoqué la constitution, en septembre 1954, du pacte
de Manille, complémentaire du pacte atlantique et auquel avaient adhéré la
Grande-Bretagne, la France, les Philippines, la Thaïlande, le Pakistan,
l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Ils n’avaient eu de cesse que la France leur
transférât les responsabilités qu’elle assumait jusque-là pour l’entraînement
des troupes sud-vietnamiennes.
Peut-être en réplique à la signature du pacte, nettement contraire à l’esprit des
accords de Genève, les communistes chinois déclenchent un violent
bombardement sur les îles Quemoy et Matsu, avant-postes de Formose
(Taiwan), où Tchiang Kai-chek, après la défaite de ses troupes sur le
continent, avait établi son gouvernement . De part et d’autre, le ton devient
très menaçant et Eisenhower se fait donner par le Congrès le droit d’engager
les troupes américaines pour défendre Formose si nécessaire. Subitement,
cependant, la tension retombe. Le 25 avril 1955, devant la première conférence
afro-asiatique réunie à Bandung, Zhou Enlai, chef de la délégation chinoise, se
déclare prêt à négocier avec les États-Unis au sujet de la situation dans la
région de Taiwan.
L’équilibre de la terreur
Les signes de détente les plus spectaculaires devaient intervenir en Europe.
Renonçant à lier plus longtemps la solution du problème autrichien à celle du
problème allemand, l’U.R.S.S. acceptait, au printemps de 1955, la
neutralisation et l’évacuation de l’Autriche qui retrouvait quelques mois plus
tard sa liberté. Khrouchtchev, devenu en septembre 1953 premier secrétaire
du Parti communiste de l’Union soviétique, se rendait en mai à Belgrade pour
présenter à Tito les excuses de son pays. C’est dans ce climat que s’ouvrit à
Genève, le 18 juillet, la première rencontre «au sommet» à quatre de l’aprèsguerre. Étaient présents: Dwight D. Eisenhower, Nikolaï Boulganine – depuis
février chef du gouvernement soviétique, mais en fait simple porte-parole de
Khrouchtchev –, Harold Macmillan pour la Grande-Bretagne et Edgar Faure
pour la France.
Deux sujets dominèrent les débats: l’éternel problème allemand, sur lequel les
progrès enregistrés furent de pure forme, et le désarmement. Les États-Unis,
depuis 1953, et l’U.R.S.S., depuis 1954, disposaient de la bombe à hydrogène,
plusieurs centaines de fois plus puissante que l’engin utilisé à Hiroshima: un
«équilibre de la terreur» se dessinait ainsi entre les deux «Super-Grands» qui
ne pouvaient plus raisonnablement espérer se contraindre l’un l’autre à quoi
que ce fût; dans ces conditions, il pouvait paraître raisonnable de chercher à
organiser une réduction, ou au moins une limitation des armements, dans le
double but d’économiser sur les sommes fantastiques englouties dans une
course désormais sans espoir ni objet, et de réduire les risques de
déclenchement d’une guerre. À cet effet, Eisenhower proposa un plan de
«cieux ouverts» destiné à permettre le contrôle aérien du dispositif militaire du
camp opposé. Khrouchtchev le rejeta, assurant qu’il ne s’agissait que
d’espionnage. Le résultat fut que ces missions furent assurées par la suite sans
sa permission par des appareils U2, en attendant que des satellites artificiels
viennent fournir à la C.I.A. tous les renseignements qu’elle pourrait désirer.
D’autres signes de détente, et notamment la visite d’Adenauer à Moscou,
conduisant à l’établissement de relations diplomatiques entre Bonn et
l’U.R.S.S., étaient encore enregistrés à l’automne de 1955, mais peu à peu la
guerre froide reprenait, au Moyen-Orient cette fois.
II. Le temps des crises
L’affaire de Suez
Bien que l’U.R.S.S. se fût passablement intéressée au Moyen-Orient pendant
la guerre, elle s’y était peu manifestée par la suite, se contentant d’être la
première, en 1948, à reconnaître de facto l’État d’Israël, qu’elle aida
discrètement à venir à bout de ses ennemis arabes. Staline pensait ainsi faire
échec à l’«impérialisme» britannique, dont la Ligue arabe pouvait paraître
l’instrument. Mais très vite il s’avéra que l’État juif n’avait aucune intention
de s’inspirer de la ligne soviétique. À l’O.N.U., le Kremlin donna bien un
appui de principe aux mouvements d’indépendance nationale, notamment au
docteur Mossadegh qui, en 1951, nationalisa les pétroles iraniens; mais lorsque
celui-ci fut renversé par la C.I.A., en août 1953, il ne leva pas le petit doigt.
D’une manière générale, les Occidentaux vivaient dans l’illusion que le
Moyen-Orient était pour eux une chasse gardée, comme en témoignent leur
déclaration tripartie de 1950, destinée à garantir le statu quo dans cette
région, de même que les efforts de Foster Dulles pour enrôler les pays arabes
dans un «pacte de Bagdad» destiné à compléter le réseau d’alliances
«contenant» l’U.R.S.S.
À partir de 1955, cependant, et de la conférence de Bandung qui marque la
prise de conscience du Tiers Monde, la diplomatie soviétique se rend compte
des possibilités d’action qui lui sont ouvertes dans les pays sous-développés, et
plus spécialement dans le monde arabe. En septembre, la Tchécoslovaquie
conclut avec l’Égypte un accord de livraison d’armes qui provoque la plus vive
inquiétude à Tel-Aviv. Quelques mois plus tard, le refus de Washington de
participer au financement du barrage d’Assouan, indispensable au
développement de l’économie égyptienne, amène Gamal Abdel Nasser à
décider, en représailles, la nationalisation du canal de Suez (juill. 1956). La
Grande-Bretagne ressent la décision comme une menace directe pour ses
approvisionnements en pétrole, tandis qu’en France le gouvernement Guy
Mollet, aux prises avec la guerre d’Algérie, pense qu’en renversant le régime
du Caire, dont l’appui à la rébellion est avéré, il porterait à celle-ci un coup
décisif. Israël, de son côté, sentant se développer le potentiel arabe, est tenté
par une guerre préventive. C’est ainsi que naît l’idée d’une expédition
commune. Le 29 octobre, l’armée israélienne envahit le Sinaï, et quelques
jours plus tard un corps expéditionnaire franco-britannique débarque à PortSaïd.
La révolte hongroise
Au moment où débutent les hostilités, des événements dramatiques se
produisent en Europe centrale. Khrouchtchev a, quelques mois plus tôt,
devant le XXe congrès du Parti communiste de l’Union soviétique, prononcé
contre les crimes de Staline un véhément réquisitoire qui, en Pologne et en
Hongrie, encourage les éléments désireux d’en finir avec la terreur. Si, à
Varsovie, Wladyslaw Gomulka réussit à imposer à Khrouchtchev un modus
vivendi qui donne satisfaction à la population, il n’en va pas de même à
Budapest où l’agitation tourne vite à la contre-révolution, entraînant le
4 novembre 1956 l’intervention des blindés soviétiques, qui écrasent durement
l’insurrection .
Les deux affaires, de Suez et de Hongrie, provoquent un vif regain de la
tension internationale; l’O.N.U. est le théâtre de débats passionnés et Moscou
accable l’Occident de mises en demeure. Sa pression concorde avec celle des
États-Unis, hostiles à tout recours à la force au Moyen-Orient, pour
contraindre les troupes françaises, britanniques et israéliennes à se retirer
d’Égypte. Des « casques bleus» mandatés par l’O.N.U. sont chargés de
surveiller la ligne de démarcation. En revanche, les forces russes demeurent en
Hongrie où s’installe un gouvernement de collaboration présidé par János
Kádár , lui-même ancienne victime des persécutions staliniennes.
Si l’U.R.S.S. conserve un certain prestige auprès de l’opinion arabe, qui lui est
reconnaissante de son attitude au moment de l’affaire de Suez, elle doit faire
face à une vigoureuse contre-offensive américaine, menée dans le cadre de la
«doctrine Eisenhower », visant à étendre au Moyen-Orient les promesses
d’assistance militaire et économique jadis contenues dans la «doctrine»
formulée dix ans plus tôt par Truman à propos de la Grèce et de la Turquie.
Le résultat est une lutte incessante entre d’une part les proaméricains comme
les rois d’Arabie, d’Irak et de Jordanie et le président du Liban, Camille
Chamoun, et d’autre part les «progressistes» du Caire et de Damas. Plusieurs
crises se succèdent qui conduiront, à l’été de 1958, à la guerre civile au Liban
et à une révolte sanglante en Irak où périssent le roi Fayçal et le dictateur
Noury Saïd (Nuri as-Sa‘id). Le débarquement de marines américains à
Beyrouth porte la tension à son comble, mais l’unanimité se refait
provisoirement entre les pays arabes, au mois d’août, pour définir à leur usage
une sorte de doctrine de Monroe mettant fin pour une dizaine d’années aux
interventions étrangères les plus voyantes.
Le spoutnik
En Europe, l’invasion de la Hongrie a eu pour effet un net isolement de
l’Union soviétique qui ne prendra fin qu’en octobre 1957 avec le lancement du
premier spoutnik. C’est pour le prestige de la science et de l’idéologie
soviétiques un succès énorme. En Occident, on se persuade rapidement qu’il
signifie que les fusées russes sont désormais capables d’atteindre les États-Unis
alors qu’aucun engin américain ne peut toucher le sol de l’U.R.S.S. D’où
l’accélération de la production outre-Atlantique d’armes «intercontinentales»
et des négociations fiévreuses avec les alliés sur l’installation en Europe
occidentale de fusées dites «intermédiaires».
En même temps, à Moscou, se déroule une conférence des Partis communistes
au pouvoir. Un débat s’engage à mots couverts entre Mao et Khrouchtchev sur
les conséquences stratégiques du triomphe du spoutnik. Le premier croit qu’il
n’y a plus désormais de ménagements à observer vis-à-vis de l’Occident; si,
contre toute vraisemblance, celui-ci voulait la guerre, eh bien! même si elle
faisait des dizaines de millions de morts, le socialisme vaincrait. Le chef du
parti soviétique, qui vient de renforcer son pouvoir en se débarrassant de ses
rivaux Molotov et Malenkov, et qui va bientôt prendre personnellement la
direction du gouvernement, se montre beaucoup plus prudent. Aussi bien des
pourparlers s’engagent-ils avec l’Ouest sur l’opportunité d’une conférence à
quatre. Des projets de désatomisation de l’Europe centrale sont lancés et, en
mars 1958, l’U.R.S.S., dont les Anglo-Saxons suivront bientôt l’exemple,
suspend ses essais nucléaires. Le terme de « coexistence pacifique» revient
constamment dans les textes de l’Est, qui a officiellement enterré le vieux
dogme de la guerre inévitable entre le socialisme et l’impérialisme, et il
commence à être employé à l’Ouest.
Épreuve de force à Berlin
En novembre 1958, cependant, après la crise déjà signalée du Moyen-Orient et
une nouvelle épreuve de force, qui tourne court, dans le détroit de Formose, le
Kremlin se lance dans une opération aventurée en mettant en demeure les
Occidentaux de consentir à la transformation de Berlin-Ouest en ville libre
neutralisée. À défaut, il signera avec la République démocratique allemande
un traité de paix donnant à celle-ci le droit de s’opposer aux mouvements des
troupes alliées entre la république fédérale d’Allemagne et l’ancienne capitale.
Les Trois ayant repoussé cette exigence, une crise s’ouvre qui va durer des
années.
En septembre 1959, une certaine détente est enregistrée grâce à un voyage de
Khrouchtchev aux États-Unis, au cours duquel Eisenhower reconnaît le
caractère «anormal» de la situation à Berlin. Le leader soviétique en déduit
que les Occidentaux sont prêts à lâcher du lest. Il tombe de haut lorsque,
quelques mois plus tard, se réunit à Paris un nouveau sommet à quatre, auquel
participent, outre Eisenhower et lui-même, le général de Gaulle et Macmillan.
Non seulement les Occidentaux n’envisagent aucune concession importante
sur Berlin, mais le président des États-Unis refuse de présenter des excuses
pour le survol de l’U.R.S.S. par un avion espion, abattu quelques jours avant
l’ouverture de la conférence. Khrouchtchev repart pour Moscou après une
extraordinaire explosion de fureur, sans même que la conférence ait
officiellement commencé ses travaux. Mais, au lieu de procéder à la signature
redoutée du traité avec la R.D.A., il déclare qu’il reprendra l’examen de la
question avec le futur président des États-Unis. Le mandat d’Eisenhower
approche en effet de son terme. L’été sera marqué de violentes passes d’armes
à l’O.N.U., notamment à propos du Congo-Léopoldville (futur Zaïre) où
l’indépendance a été suivie d’une période de confusion extrême.
En mai 1961, Khrouchtchev rencontre à Vienne le nouveau président
américain, John Kennedy . Il l’avertit de son intention de signer avant la fin de
l’année le fameux traité, si les Occidentaux ne cèdent pas auparavant. En
juillet, l’U.R.S.S. reprend ses essais nucléaires et, le 13 août, la police estallemande établit un mur qui, en coupant Berlin-Est des secteurs occidentaux,
met fin au départ ininterrompu vers l’Ouest de milliers d’Allemands de l’Est
mécontents du régime. L’indignation et les protestations des Occidentaux n’y
changent rien, mais Khrouchtchev n’insiste pas lorsqu’ils rejettent sa
prétention d’interdire aux ressortissants ouest-allemands d’utiliser leurs
avions pour aller à Berlin. À l’automne, il renonce à fixer un délai pour la
neutralisation de Berlin-Ouest et des négociations s’engagent. Il apparaît vite
cependant qu’elles ont peu de chance d’aboutir.
La crise des fusées
À l’été de 1962, le Kremlin se fait une fois de plus menaçant . Ce n’est pas à
Berlin, cependant, que l’orage éclate, mais à Cuba, où s’est établi en 1959 un
régime socialiste, dirigé par Fidel Castro, dont les rapports avec les États-Unis
se sont détériorés rapidement. En avril 1961, peu après son arrivée au pouvoir,
Kennedy avait autorisé la C.I.A. à faire débarquer dans l’île un groupe
d’opposants émigrés. Voyant que la population était loin de se soulever,
comme on le lui avait prédit, il avait presque aussitôt donné un contrordre,
mais les Cubains en avaient ressenti de graves inquiétudes pour leur sécurité
et avaient fait appel à l’aide de l’U.R.S.S. Celle-ci avait envoyé d’importantes
fournitures militaires, et les États-Unis avaient fait savoir qu’ils ne resteraient
pas indifférents devant l’arrivée d’armes «stratégiques»; Moscou avait
aussitôt répondu qu’il n’en était pas question. Or, le 18 octobre 1962, des
appareils de reconnaissance, survolant Cuba, repéraient les travaux
d’installation de fusées capables d’atteindre le territoire américain .
Le 22 octobre, Kennedy ordonnait l’établissement d’une surveillance navale
autour de Cuba pour empêcher la livraison de nouvelles fusées et mettait
l’Union soviétique en demeure de retirer celles qui s’y trouvaient déjà. Après
une semaine dramatique, Khrouchtchev se décidait à obtempérer, les ÉtatsUnis renouvelant en contrepartie l’engagement qu’ils avaient pris quelques
mois plus tôt de ne pas envahir l’île tant qu’il ne s’y trouverait pas d’armes
stratégiques, et confirmant leur décision de retirer leurs fusées de Turquie.
Les alliances en question
L’interdiction des essais nucléaires
Cet affrontement direct des États-Unis et de l’U.R.S.S., le seul qui se soit
produit entre eux, a introduit dans la guerre froide une sorte d’armistice.
Ayant frôlé la guerre nucléaire, les deux parties en ont tiré la conclusion qu’il
leur fallait tout faire pour éviter de se trouver placées de nouveau au bord du
gouffre. L’assassinat de Kennedy (nov. 1963) et la destitution de
Khrouchtchev (oct. 1964) n’ont pas changé ces dispositions qui ont conduit à
l’établissement entre Washington et Moscou du fameux «téléphone rouge».
Non seulement on n’a plus entendu parler de crise à Berlin, mais les ÉtatsUnis et l’U.R.S.S. ont successivement conclu divers traités interdisant l’un la
plupart des essais nucléaires, l’autre la dissémination des armes nucléaires, un
autre encore réservant l’espace aux usages pacifiques.
Malgré son peu d’effet pratique, le premier de ces traités a marqué un
véritable tournant dans les relations Est-Ouest, en faisant apparaître la
profondeur des failles existant dans les «blocs» de la guerre froide. Pour la
première fois depuis vingt ans, les leaders des deux camps passaient outre,
pour s’entendre, à l’opposition d’un de leurs principaux alliés: dans un cas la
France, dans l’autre la Chine.
Le général de Gaulle, de plus en plus, faisait bande à part. Faute d’avoir pu
obtenir la création d’une organisation occidentale où la France aurait été
l’égale des États-Unis et de la Grande-Bretagne, il avait décidé de réduire
progressivement sa participation à l’Organisation du traité de l’Atlantique
Nord (O.T.A.N.). Il entendait de toute façon rendre au pays sa pleine
souveraineté, ce qui impliquait qu’il dispose rapidement et librement de
l’arme nucléaire. Il avait exprimé sa conviction qu’un jour viendrait où
disparaîtraient les «blocs» de la guerre froide. Dans ces conditions, il était
impensable qu’il adhérât à un traité de nature à consacrer la «double
hégémonie» soviéto-américaine.
Par la suite, il prendra de plus en plus de champ avec la politique des ÉtatsUnis, retirant la France de l’O.T.A.N., critiquant la guerre du Vietnam,
esquissant un rapprochement général avec Moscou, où il se rendra en juin
1966, condamnant Israël pour la «guerre des Six Jours» , cherchant enfin à
«casser» la suprématie du dollar. La révolte de mai 1968, en mettant son
prestige à l’épreuve, l’invasion de la Tchécoslovaquie, en montrant les limites
de la politique de «l’Atlantique à l’Oural» qu’il préconisait, devaient porter à
ses ambitions un coup dont elles ne se sont pas relevées. La visite du président
Richard Nixon à Paris, en mars 1969, sera l’occasion d’une réconciliation que
l’élection de Georges Pompidou à la présidence de la République, quelques
semaines plus tard, confirmera, et qui ne sera jamais sérieusement mise en
cause par la suite, même lorsqu’en 1981 un gouvernement socialiste à
participation communiste s’installe à l’hôtel Matignon.
La rupture sino-soviétique
Les relations entre Pékin et Moscou ont mis vingt ans de plus à se détendre. Il
n’est pas impossible que l’installation des fusées à Cuba ait eu pour objet de
démontrer la supériorité des méthodes soviétiques. Mais son échec ne pouvait
que relancer la polémique. Il est significatif, de ce point de vue, que la
conclusion du traité sur les essais nucléaires ait coïncidé avec la première
dénonciation publique par le Kremlin de l’hérésie chinoise. Malgré une
tentative de l’U.R.S.S. pour reprendre le contact, après la chute de
Khrouchtchev, la controverse s’est développée entre les deux grands du
socialisme, allant jusqu’à provoquer, en 1969, de graves incidents armés et à
conduire, à partir de 1971, à la normalisation progressive des relations sinoaméricaines à tel point qu’on a pu parler un moment d’une alliance de fait.
Ce renversement d’alliances, d’ailleurs temporaire puisque à partir de 1982 on
a vu la Chine s’installer dans une position d’équidistance vis-à-vis de la
Maison-Blanche et du Kremlin, n’a pas empêché les relations soviétoaméricaines, après la conclusion du premier traité sur la limitation des
armements stratégiques (SALT I, 1972), et l’accord sur la cessation des
hostilités au Vietnam (1973), de revêtir un caractère de plus en plus cordial.
Des visites ont été échangées entre le président Nixon et Leonid Brejnev,
conduisant à un accord sur la prévention de la guerre nucléaire, où Michel
Jobert, alors ministre français des Affaires étrangères, n’était pas seul à voir
l’amorce d’un condominium puisque le secrétaire général du P.C. soviétique
lui-même employait la formule. Entre-temps, le succès de la politique à l’Est
du chancelier social-démocrate Willy Brandt, entraînant la normalisation des
relations entre la R.F.A. et ses voisins orientaux, la consolidation du statut de
Berlin-Ouest et l’entrée aux Nations unies des deux Républiques allemandes,
avait créé l’impression que la détente avait pour de bon supplanté la guerre
froide.
La déception devait rapidement suivre. Le scandale du Watergate entraînait,
fait sans précédent dans l’histoire des États-Unis, la démission de Richard
Nixon, semant le doute au Kremlin sur la crédibilité de ses partenaires
américains. Le Sénat de Washington s’opposait à l’octroi à l’U.R.S.S. de la
clause de la nation la plus favorisée aussi longtemps qu’elle ne laisserait pas
émigrer tous ceux de ses ressortissants juifs qui le souhaiteraient, ce à quoi
Moscou réagissait avec vivacité. Un putsch militaire renversait, au Chili, en
septembre 1973, le gouvernement d’union populaire de Salvador Allende . Et
surtout, le mois suivant, une nouvelle guerre éclatait au Proche-Orient,
mettant un instant en péril l’existence d’Israël et portant un coup très sérieux,
avec le rapide quadruplement du prix du pétrole, aux bases mêmes de la
croissance et de la prospérité occidentales.
Par-dessus le marché, on allait bientôt s’apercevoir que l’équilibre de la
terreur, dont on avait cru qu’il assurerait la paix pour toujours, avait surtout
pour effet d’empêcher les États-Unis de brandir la menace nucléaire pour
contenir les poussées locales d’un adversaire qui avait désormais les moyens de
leur infliger de terribles représailles. Les successeurs de Richard Nixon:
Gerald Ford et Jimmy Carter, devaient assister, impuissants, au passage de
toute l’Indochine, par Vietnam interposé, dans la zone d’influence soviétique,
à l’établissement de régimes marxistes-léninistes (parfois avec l’aide de
l’armée cubaine) dans les anciennes colonies portugaises d’Afrique, comme en
Éthiopie, jadis chasse gardée israélo-américaine, au Yémen du Sud et en
Afghanistan, à l’écroulement du trône d’Iran, longtemps principal relais de
l’hégémonie des États-Unis dans la région, et enfin au développement, en
Amérique centrale, d’une guerre civile de plus en plus généralisée menaçant, à
long terme, le canal de Panamá et leur frontière méridionale. Le changement
de cap de l’Égypte, revenue dans le camp occidental et, seule du monde arabe,
désormais en paix avec Israël, ne compensait que partiellement cette série
d’échecs.
La réunification
L’invasion, en décembre 1979, de l’Afghanistan – révolté contre ses maîtres
communistes –, par les troupes soviétiques, intervenant ainsi pour la première
fois depuis 1945 hors de la zone d’influence tacitement reconnue à Moscou,
devait porter l’inquiétude du monde occidental à son comble. Cette
inquiétude, jointe au sentiment d’humiliation ressenti, après tant d’échecs, par
le peuple américain, a largement contribué à l’élection, à la tête des ÉtatsUnis, en la personne de Ronald Reagan, d’un homme déterminé à rétablir leur
image dans le monde et à s’opposer aux empiétements de l’adversaire.
Sa première décision a été de renforcer considérablement le budget militaire
de son pays, espérant que les grandes difficultés économiques que connaissait
l’U.R.S.S. l’obligeraient à jeter du lest. Une dure bataille diplomatique s’est
vite engagée dont l’enjeu, une fois de plus, était l’Allemagne et l’objet
l’installation, sur son sol et sur celui d’autres pays du continent, de plusieurs
centaines de fusées américaines à moyenne portée destinées à équilibrer la
menace découlant du déploiement de quelque deux cent cinquante SS-20
soviétiques pointés sur l’Europe occidentale. L’U.R.S.S. et les mouvements
pacifistes et neutralistes s’y opposent avec vigueur.
Outre le fait qu’elle constitue un enjeu, l’Allemagne se trouve également en
position d’arbitre en attendant sans s’en douter de devenir le vrai vainqueur
de cette partie de bras de fer. Le 22 novembre 1983, le Bundestag, qui a été
fortement encouragé dans ce sens par François Mitterrand, donne son aval à
la mise en place des Pershing II. Le Kremlin, qui ne s’attendait pas à ce
résultat, multiplie les menaces. On croit revenus les pires moments de la
guerre froide. On en vit, en réalité, les derniers soubresauts.
En mars 1985, la gérontocratie soviétique, durement frappée par la mort, à
peu de distance, de Brejnev et de ses successeurs Andropov et Chernenko, se
décide à donner le pouvoir à Mikhaïl Gorbatchev qui, à cinquante-quatre ans,
fait figure de jeune homme. Très vite, il se montre déterminé à tirer les leçons
du marasme où la course aux armements et à l’espace, l’engagement outremer et l’inertie propre à la bureaucratie ont plongé le pays. À l’intérieur, ce
sera la perestroïka (reconstruction) et la glasnost (transparence); à l’extérieur,
une nouvelle détente, d’autant plus nécessaire que Reagan, inspiré par ses
souvenirs de Hollywood, s’est maintenant mis en tête de se préparer à une
apocalyptique «guerre des étoiles» à laquelle Moscou est hors d’état de faire
face.
La catastrophe nucléaire de Tchernobyl, le 25 avril 1986, accélère le
mouvement, dans la mesure où elle met brutalement en évidence l’impéritie
générale et la nécessité de faire appel, pour limiter les dégâts, à l’aide
étrangère. Dès le 8 décembre 1987, Mikhaïl Gorbatchev signe avec Reagan, à
Washington, un traité éliminant tous les «euromissiles» de l’Est comme de
l’Ouest: c’est «l’option zéro» que Moscou n’avait cessé de rejeter avec
hauteur. Bientôt, les deux Supergrands s’entendront pour détruire, sous
contrôle, une partie de leurs armements stratégiques. Et le numéro un
soviétique déclarera, à l’automne de 1988, devant l’Assemblée générale des
Nations unies, que «l’idéologie doit être exclue des relations entre États»,
celles-ci devant être désormais «guidées par la primauté des valeurs
universelles». Il est difficile de renvoyer plus nettement au musée de l’histoire
le célèbre mot d’ordre de Lénine qui avait été pendant trois quarts de siècle
celui du mouvement communiste universel: «ce sera eux, ou nous».
Bientôt, les Soviétiques évacuent l’Afghanistan et les Vietnamiens le
Cambodge. Un cessez-le-feu est conclu au Nicaragua entre les sandinistes,
soutenus par La Havane et par Moscou, et la Contra armée par Washington .
Un accord intervient entre l’Afrique du Sud, l’Angola et Cuba sur
l’indépendance de la Namibie. Dans tous les pays du pacte de Varsovie, y
compris l’U.R.S.S., la réhabilitation des victimes de Staline va bon train et
l’intelligentsia retrouve une liberté d’expression perdue depuis la révolution
d’Octobre. La Hongrie s’éloigne de plus en plus du communisme. Sept ans
après avoir dissous Solidarnosc et envoyé ses chefs en prison, Jaruzelski
consacre WaLesa dans la position d’interlocuteur privilégié du pouvoir.
Deux ans plus tard, il aura passé la main, sans qu’un seul communiste
demeure dans le gouvernement. Même situation en Tchécoslovaquie où Václav
Havel, condamné à neuf mois de prison ferme, le 21 février 1989, pour
participation à un rassemblement illégal, est élu à l’unanimité, le 29 décembre,
président de la République par un parlement dont pas un membre ne lui
aurait donné sa voix six mois plus tôt.
Il faut dire qu’entre-temps l’incroyable s’est produit en Allemagne de l’Est où
la population, à force de regarder chaque jour les émissions de la télévision de
l’Ouest, prenait de plus en plus mal son parti de la grisaille et de la pauvreté
spartiates maintenues par un régime tout à fait imperméable au vent de la
perestroïka. Grâce au démantèlement du rideau de fer entre la Hongrie et
l’Autriche, un sas s’est soudain ouvert qui permet de fuir la R.D.A. sans
risquer sa vie: des dizaines de milliers de jeunes et de moins jeunes s’y
engouffrent, tandis que d’immenses cortèges défilent dans les rues de Leipzig,
de Dresde ou de Berlin-Est pour réclamer la destruction du Mur. Venu pour
les fêtes du quarantième anniversaire de la R.D.A., en octobre 1989,
Gorbatchev fait savoir qu’en aucun cas, et à la différence de ce qui s’est passé
auparavant ou ailleurs (Pologne de 1980 et 1981 exceptée), l’Armée rouge ne
participera à une éventuelle répression. Une attitude opposée n’aurait abouti
qu’à lui faire perdre en un instant tous les bénéfices de son rapprochement
avec l’Occident et à consolider un régime qui ne se cachait guère de souhaiter
sa perte. Le chef de l’État soviétique se doute-t-il pour autant qu’il vient sans
doute de prendre la décision la plus importante de sa carrière? Un processus
est en route, qui va rapidement conduire à la réunification de Berlin et de
l’Allemagne, et à la réconciliation des deux Europe.
L’ouverture du Mur, le 9 novembre 1989, bien loin, comme certains l’avaient
espéré, de tarir l’exode des Allemands de l’Est ne fait que l’amplifier, et la
R.D.A., de plus en plus vidée de sa substance, n’a plus qu’à aller se jeter dans
les bras de la République fédérale qui, le 3 octobre 1990, l’accueille
solennellement en son sein. Gorbatchev, qui avait imprudemment déclaré,
quelques mois plus tôt: «la réunification? on en parlera dans cent ans», s’est
vu obligé de l’entériner et même d’accepter que le nouvel État demeurât au
sein de l’O.T.A.N. Il faut dire que Kohl, pour arriver à ce résultat, n’a pas
lésiné sur l’ouverture au Kremlin des crédits dont celui-ci a tant besoin.
La guerre froide, en tout cas, est finie et bien finie. Une ère nouvelle s’ouvre,
au début des années quatre-vingt-dix, marquée par la crise du Golfe,
l’éclatement de l’U.R.S.S. et la dissolution idéologique, institutionnelle et
militaire du bloc communiste en Europe centrale et orientale.
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