Rapport Géraud MEGRET - Ordre des Avocats au Conseil d`Etat et à

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Séance 5 du 20 janvier 2014
Le licenciement d’une salariée d’une crèche privée, au motif qu’elle avait contrevenu
aux dispositions du règlement intérieur de l’établissement imposant le respect des
principes de laïcité et de neutralité en portant un voile islamique, est-il entaché de
nullité ?
Rapport de M. Géraud Mégret – Premier secrétaire de la Conférence
Pour certains, elles sont le simple fruit de l’imaginaire collectif.
D’autres, au contraire, se sont évertués à démontrer leur réalité.
On les critique, on les juge parfois,
D’aucuns les considèrent responsables de tous les maux quand d’autres y voient une
réponse.
Elles ont plusieurs formes.
Certaines sont dites ouvertes, d’autres sont plus fermées.
Ce qui est sûr c’est que l’on peine à les appréhender.
L’aphorisme est célèbre : on ne dîne pas avec des personnes morales.
Mais il n’empêche que les personnes morales sont sujets de droit.
Et ce sont leurs libertés individuelles qui nous occupent aujourd’hui.
Car au risque de vous surprendre, je doute que notre affaire soit affaire de laïcité.
« Laïcité : le mot sent la poudre [écrivait Jean Rivero] il éveille des résonances
passionnelles contradictoires »
Laïcité : le mot sent surtout la poudre aux yeux en ce qui nous concerne.
Sans doute, est-il question du port d’un signe religieux au sein d’une entreprise.
Mais à raisonner en terme de laïcité, on s’égare.
Car faut-il le rappeler, comme toute pièce maîtresse d’un système juridique, la laïcité a
deux faces.
Elle implique, d’abord, une stricte neutralité de l’Etat : « rendez-donc à César ce qui
est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » professait Jésus de Nazareth.
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Mais, par définition, cette neutralité ne s’impose pas au salarié d’une crèche privée.
Lorsque l’on songe d’ailleurs que le même Jésus est né dans une crèche, on comprend
qu’il soit difficile d’y associer un principe de neutralité.
Sans doute, la seule qualité de personne morale de droit privé n’est-elle pas exclusive
de l’application du principe de neutralité.
En effet, lorsque cette personne morale exécute une mission de service public, il faut
alors tenir la nature privée de ce gestionnaire pour indifférente et rendre ainsi à César
ce qui appartient à César.
Mais il est pour le moins douteux qu’un service de crèche relève, par nature, d’une
mission de service public.
Or, Baby Loup n’est pas contrôlée par l’administration ni dotée d’une quelconque
prérogative de puissance publique, ce qui doit conduire à exclure la qualification de
service public.
Demeure alors l’autre face de la laïcité qui n’est qu’un avatar du principe d’égalité : la
loi respecte toutes les croyances et assure à chacun une liberté individuelle de
conscience et de religion.
N’est-ce pas cette émanation du principe de laïcité qui devrait nous conduire à affirmer
que, puisque la neutralité ne s’impose pas à une crèche privée, le salarié est libre
d’exprimer et de manifester sa religion au sein de l’entreprise ?
La poudre, la voilà.
Car elle fait fi de l’existence de la personnalité morale de l’association et de ses droits
subjectifs.
Je ne sais pas si Waldeck-Rousseau s’est interrogé sur cette question mais c’est elle
qui doit retenir notre attention.
Les associations peuvent-elle avoir une identité, une philosophie, une religion ?
La question peut paraître incongrue mais elle a son importance.
Car la crèche Baby Loup n’est pas n’importe quelle crèche de quartier.
C’est une crèche qui a affirmé sa neutralité afin de favoriser l’insertion sociale et
professionnelle des femmes d’un quartier défavorisé et de prévenir toute forme de
communautarisme.
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Et ce n’est pas une identité circonstancielle puisqu’elle résulte des propres statuts de
l’association et de son règlement.
Ma religion à moi, Baby Loup, c’est la neutralité.
Comme souvent, l’affaire Baby Loup, n’est donc qu’un conflit de droits subjectifs.
D’un côté, le droit du salarié de vivre sa religion.
De l’autre, le droit de l’association de vivre sa laïcité.
Or, vu sous cet angle, le principe de laïcité ne règle rien, bien au contraire.
Car la personne morale, comme la personne physique, est sujet de droit de sorte que la
laïcité protège tout autant la liberté de croire du salarié que celle de l’association de
défendre sa neutralité.
En somme, la liberté de l’un contre la liberté de l’autre.
Faut-il se résoudre à un inextricable conflit de droits subjectifs ?
Evidemment non.
Notre jurisprudence, comme celle de la Cour européenne, reconnaît à l’employeur le
droit de revendiquer une identité au détriment des libertés individuelles de son salarié,
à condition que l’atteinte portée, notamment lorsqu’elle est d’ordre vestimentaire, soit
justifiée par la nature de la tâche et proportionnée au but recherché.
Nous voilà ramené à un banal contrôle de proportionnalité.
La montagne Baby Loup a accouché, pour nous juristes, d’une souris.
Les uns et les autres ont tenté de nous convaincre de faire pencher la balance le leur
côté.
Je dois le confesser, je n’ai pas lu Dolto.
Je ne sais pas si la vue quotidienne d’un signe religieux ostensible est de nature à
troubler la structuration « psycho émotionnelle » de l’enfant.
J’en doute même.
En revanche, le port d’un voile islamique comme celui de tout signe religieux
ostensible heurte les convictions de la crèche et son identité.
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Que l’on y adhère ou pas, l’association a un droit subjectif à les défendre et à interdire
– indépendamment même son règlement intérieur – un comportement qui serait
objectivement contraire à ses valeurs, sans qu’une telle restriction n’apparaisse
disproportionnée.
En 1977, Alain Chamfort se faisait l’interprète d’une chanson de Serge Gainsbourg,
Ca faisait :
« j´ai compris ta philosophie Baby Lou
et ta façon de voir la vie Baby Lou
et pourquoi pas si c´est ce qui te va »
Comme Gainsbourg, la Cour d’appel a compris la philosophie de Baby Loup.
Sur ce même air, je répondrai donc par la négative à la question posée.
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Fin alternative
Que l’on y adhère ou pas, l’association a un droit subjectif à les défendre et à interdire
– indépendamment même son règlement intérieur – un comportement qui serait
objectivement contraire à ses valeurs, sans qu’une telle restriction n’apparaisse
disproportionnée.
La personnalité morale, a écrit Saleilles, « met en cause les fondements mêmes du droit
tout entier ; les notions de droit subjectif, de sujet de droit, de personnalité, tout y est
engagé ».
Bien sûr, l’idée qu’une personne morale puisse jouir de libertés individuelles peut
laisser perplexe.
Mais puisque le droit est une fiction, je répondrai par la négative à la question posée.
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