La statuaire royale de Sésostris Ier. Art* et politique au début de la XIIe dynastie David LORAND – IFAO – FRS-FNRS Khéperkarê Sésostris Ier est le deuxième roi de la XIIe dynastie. Il succède sur le trône du Double-Pays à son père Séhetepibrê Aménemhat Ier, qui n’appartient pas à la famille royale du dernier souverain de la XIe dynastie, Nebtaouyrê Montouhotep IV1. Cette rupture dynastique explique sans doute, en partie du moins, l’assassinat d’Aménemhat Ier et les circonstances de l’accession au trône de Sésostris Ier. Le caractère exceptionnel d’un tel événement au début de la XIIe dynastie, couplé à une documentation littéraire contemporaine qui présente quelques particularités dans la notation des dates des règnes d’Aménemhat Ier et Sésostris Ier, est à l’origine d’un important débat égyptologique quant à la possible existence de corégences en Égypte ancienne – dont celle entre Aménemhat Ier et son fils Sésostris Ier, longue de dix ans, est considérée BSFE 180 comme le locus classicus de ce procédé institutionnel2. * Sauf mention contraire, toutes les illustrations sont de l’auteur. 1 Voir le propos de la Prophétie de Neferty ∞∞: Aménemhat est le «∞∞fils d’une femme de Ta-Sety, (…) le fils d’un homme∞∞». Cf. l’édition de W. Helck, Die Prophezeiung des Nfr.tj, Wiesbaden, 19922. 2 L’hypothèse apparaît dès le milieu du XIXe siècle sous la plume d’E. de Rougé, avant de connaître plusieurs reprises et de se cristalliser dans l’ouvrage de W.J. Murnane en 1977. Cl. Obsomer, à la suite des travaux de R. Delia, a montré de façon convaincante qu’il ne pouvait être question de corégence durant la XIIe dynastie. E. de Rougé, «∞∞Lettre à M. Leeman, Directeur du Musée d’Antiquités des Pays-Bas, sur une stèle égyptienne de ce musée∞∞», RevArch 6 (1849), p. 572-574∞∞; W.J. Murnane, Ancient Egyptian Coregencies (SAOC 40), 1977∞∞; R.D. Delia, «∞∞A New Look at Some Old Dates. A Reexamination of Twelfth Dynasty Double Dated Inscriptions∞∞», BES 1 (1979), p. 15-28∞∞; id., «∞∞Doubts about Double Dates and Coregencies∞∞», BES 4 (1982), p. 55-69∞∞; Cl. Obsomer, Sésostris Ier. Étude chronologique et historique du règne (Connaissance de l’Égypte ancienne 5), 1995, part. p. 35-155. 23 Si je m’accorde avec plusieurs auteurs sur la faiblesse de l’hypothèse «∞∞corégenciste∞∞», tant à propos des arguments épigraphiques et philologiques qu’à propos de ceux relatifs à l’idéologie du pouvoir pharaonique, il importe en outre de signaler que l’étude du début du règne de Sésostris Ier s’est très fortement polarisée sur cette question des corégences putatives3, avec pour conséquence l’absence de toute reconstitution du canevas événementiel des premières années passées par le souverain à la tête de son pays. Ce constat concerne plus globalement la totalité des 45 années durant lesquelles le roi exerça son pouvoir, puisqu’il n’existe, à ma connaissance, aucune étude retraçant le déroulement diachronique du règne de Sésostris Ier. Cela ne signifie pas pour autant que ce champ d’investigation soit une terra incognita, car de nombreuses publications ont abordé cette période4, mais force est de constater que ces diverses contributions ont surtout été thématiques et n’ont jamais cherché à associer dans une même trame chronologique les projets architecturaux du souverain, les productions artistiques, les campagnes militaires et les expéditions en direction des carrières et des gisements minéralogiques. L’assassinat d’Aménemhat Ier a également suscité le développement 24 des études consacrées aux processus de légitimation du pouvoir royal au Moyen Empire et en particulier sous Sésostris Ier. L’analyse des moyens d’expression du pouvoir et de son idéologie à travers les productions artistiques de l’Égypte pharaonique, et notamment la littérature, se caractérise par une abondante production scientifique5 mais, 3 Voir le bref historique de la question fait par Cl. Obsomer, op. cit., p. 37-41. 4 À titre de seuls exemples∞∞: K. Sethe, Sesostris (UGAÄ 2), 1964 (reproduction anastatique de la version de 1900), p. 3-24∞∞; J. Omlin, Amenemhet I. und Sesostris I. Die Begründer der XII. Dynastie, 1962∞∞; D. Wildung, L’âge d’or de l’Égypte. Le Moyen Empire, 1984∞∞; Cl. Vandersleyen, L’Égypte et la vallée du Nil 2. De la fin de l’Ancien Empire à la fin du Nouvel Empire, 1995∞∞; W. Grajetzki, The Middle Kingdom of Ancient Egypt. History, Archaeology and Society, 2006∞∞; N. Favry, Sésostris Ier et le début de la XIIe dynastie, 2009. 5 Voir les travaux pionniers de G. Posener, Littérature et politique dans l’Égypte de la XIIe dynastie, 1956∞∞; id., L’enseignement loyaliste. Sagesse égyptienne du Moyen Empire, 1976. Voir également les questions que soulèvent ses recherches, et par exemple W.K. Simpson, «∞∞Belles Lettres and Propaganda∞∞», dans A. Loprieno (éd.), Ancient Egyptian Literature, History and Forms (ProblÄg 10), 1996, p. 435-443∞∞; W. Schenkel, «∞∞„Littérature et politique“∞∞ – Fragestellung oder Antwort∞∞?∞∞», dans E. Blumenthal – J. Assmann (éd.), Literatur und Politik im pharaonischen und ptolemaïschen Ägypten. Vorträge der Tagung zum Gedenken an Georges Posener, 5.-10. September 1996 in Leipzig (BdE 127), 1999, p. 63-74. Quant à l’idéologie royale et la légitimation, au sein d’une abondante bibliographie, voir entre BSFE 180 de nouveau, ces études ne permettent pas d’aborder la totalité du règne du souverain. Ce défaut de la recherche, que pointait déjà Cl. Vandersleyen en 19956, conduit insidieusement à une vision monolithique et «∞∞a-chronologique∞∞» des 45 années durant lesquelles l’Égypte a été gouvernée par Sésostris Ier. Parallèlement à ce constat, il ressort avant tout de la littérature consacrée à l’histoire de l’art égyptien une vision uniforme et décontextualisée de la statuaire de Sésostris Ier∞∞: l’œuvre présentée est une œuvre de musée, sa provenance étant subsidiaire et sa portée limitée à une explication esthétisante de l’apparence iconographique et stylistique de l’œuvre. Il est en outre symptomatique de constater que le corpus statuaire ne s’est en apparence pas enrichi depuis la publication de H.G. Evers en 19297 et que l’on peine à dénombrer les œuvres qui le constituent8. Parfois de grande ampleur comme celle de K. Dohrmann9, les études existantes discutent ponctuellement d’une œuvre ou d’un groupe de statues mais la statuaire de Sésostris Ier n’est, en définitive, jamais abordée comme un corpus. L’activité architecturale du souverain n’échappe pas à ce constat, et les trente-cinq sites traditionnellement comptabilisés comme porteurs des traces du pharaon10 cachent mal BSFE 180 une disparité pourtant manifeste. Par ailleurs, la statuaire, en tant que autres, R. Gundlach, «∞∞Die Legitimationen des ägyptischen Königs – Versuch einer Systematisierung∞∞», dans R. Gundlach – Chr. Raedler (éd.), Selbstverständnis und Realität. Akten des Symposiums zur ägyptischen Königsideologie in Mainz 15.-17.6.1995, 1997, p. 11-20∞∞; id., «∞∞„Schöpfung“∞∞ und „Königtum“∞∞ als Zentralbegriffe der ägyptischen Königstitulaturen im 2. Jahrtausend v. Chr.∞∞», dans N. Kloth – K. Martin – E. Pardey (éd.), Es werde niedergelegt als Schriftstück. Festschrift für Hartwig Altenmüller zum 65. Geburtstag (SAK Beihefte 9), 2003, p. 179-192∞∞; id., Die Königsideologie Sesostris’I. anhand seiner Titulatur (Königtum, Staat und Gesellschaft früher Hochkulturen 7), 2008. 6 «∞∞On voudrait pouvoir insérer dans le tissu historique du règne la construction de temples, l’érection d’obélisques et de statues. Malheureusement, l’exploitation de la documentation relative à ces activités-là – dont la richesse s’accroît d’année en année – exigerait une étude spéciale, une synthèse qui n’a pas encore été entreprise∞∞»∞∞: Cl. Vandersleyen, op. cit., p. 71. 7 H.G. Evers, Staat aus dem Stein. Denkmäler, Geschichte und Bedeutung der ägyptischen Plastik während des mittleren Reichs, 1929. 8 D’après N. Favry, «∞∞on connaît une trentaine d’exemplaires∞∞», soit moitié moins que l’actuel corpus des œuvres certifiées et attribuées au roi∞∞: N. Favry, op. cit., p. 220. 9 K. Dohrmann, Arbeitsorganisation, Produktionsverfahren und Werktechnik – eine Analyse der Sitzstatuen Sesostris’ I. aus Lischt. Dissertation zur Erlangung des Doktorgrades der Philosophischen Fakultät der Georg-August-Universität Göttingen, 2004 (thèse inédite). 10 Voir par exemple L. Manniche, L’art égyptien, 1994, p. 92∞∞; Cl. Vandersleyen, op. cit., p. 71. 25 composante des sanctuaires, n’est qu’exceptionnellement évoquée alors que, comme le rappelle D. Laboury, «∞∞les statues de rois de l’ancienne Égypte étaient toujours destinées à fonctionner dans un édifice, ce qui signifie qu’elles étaient toutes en correspondance avec une architecture.∞∞»11 Les enjeux d’une étude consacrée à la statuaire de Sésostris Ier se concentrent donc en trois points∞∞: – établissement d’une chronologie et sa présentation, non thématique mais diachronique, permettant l’insertion et la mise en correspondance éventuelle des chantiers architecturaux, des expéditions pacifiques et militaires, et des œuvres sculptées∞∞; – élaboration d’un catalogue critique de la statuaire royale de Sésostris Ier, dont l’ambition est d’être exhaustif et non simplement illustratif de tendances dans l’histoire des pratiques artistiques de l’Égypte pharaonique∞∞; – nécessaire révision des données relatives aux activités de bâtisseur du souverain, notamment en termes de relocalisation des vestiges et de restitution du plan des édifices érigés. L’étude que j’ai menée ambitionnait donc de préciser l’historique du règne de Sésostris Ier, en mettant en œuvre des ressources documentaires 26 appartenant tant à la sphère royale qu’à celle des particuliers. L’accès à la majorité de ces informations a été grandement facilité par le dépouillement effectué par Cl. Obsomer à l’occasion de ses recherches sur plusieurs questions touchant à la chronologie du règne du souverain12. La disponibilité d’un corpus traduit, doté d’une bibliographie de référence, m’a ainsi autorisé à retourner rapidement aux editio princeps de nombreuses inscriptions et d’y contrôler la portée et les moyens d’expression des informations historiques contenues dans ces monuments, et d’en proposer systématiquement une nouvelle traduction. Ce principe a également été appliqué à la documentation iconographique tout au long de ce travail. Aussi, l’étude historique du règne de Sésostris Ier, qui ne peut raisonnablement pas prendre en considération l’hypothèse d’une corégence avec son prédécesseur Aménemhat Ier – pas plus qu’avec son propre fils Aménemhat II – faute de preuve 11 D. Laboury, La statuaire de Thoutmosis III. Essai d’interprétation d’un portrait royal dans son contexte historique (AegLeod 5), 1998, p. 70. 12 Cl. Obsomer, Sésostris Ier. Étude chronologique et historique du règne (Connaissance de l’Égypte ancienne 5), 1995. BSFE 180 objective, m’a aussi amené à proposer une vision plus nuancée et moins tranchée de la période qui suit immédiatement l’assassinat d’Amenemhat Ier. Si la prédestination du jeune prince Sésostris est régulièrement évoquée dans la littérature13, en particulier sous la forme de son élection divine et de sa filiation avec le(s) démiurge(s), c’est sans doute qu’en plus d’être un topos de l’idéologie pharaonique, cette autojustification s’impose au vu des circonstances dramatiques qui paraissent avoir présidé à son accession au trône. Mais il n’en reste pas moins que les raisons à l’origine de la conspiration de palais – qui vise tout autant le pharaon en exercice que son héritier présomptif – demeurent floues, et l’identité des conjurés une inconnue. Par ailleurs, il est difficile, pour ne pas dire plus, de conclure à un état de «∞∞guerre civile∞∞» au début du règne de Sésostris Ier, les inscriptions royales de Tôd et d’Éléphantine ne pouvant prétendre en donner la preuve, même de façon suggestive14. Néanmoins, confronté à une violente remise en cause de sa légitimité à l’occasion de l’assassinat de son père, Sésostris Ier a manifestement cherché à combattre ces velléités, notamment d’un point de vue formel lors de l’établissement de sa propre titulature royale qui n’est autre que le prolongement idéologique de BSFE 180 celle choisie par son devancier. À Licht-Nord, les représentations de Sésostris Ier, dans la décoration d’un monument de type cultuel dédié pour son père15, appartiennent probablement à ce même désir de 13 Voir par exemple le texte du rouleau de cuir de Berlin (8-13), la biographie de Sinouhé (R93), le texte de fondation du temple de Montou à Tôd (13), la stèle Florence 2540 du général Montouhotep érigée à Bouhen en l’an 18 (6-7), ou encore la stèle Caire RT 19-4-22-1 d’Éléphantine (6-8). A. De Buck, «∞∞The Building inscription of the Berlin Leather Roll∞∞», AnOr 17 (1938), p. 48-57∞∞; R. Koch, Die Erzählung des Sinuhe (BiAeg 17), 1990∞∞; Chr. Barbotin – J.J. Clère, «∞∞L’inscription de Sésostris Ier à Tôd∞∞», BIFAO 91 (1991), p. 1-32∞∞; J.H. Breasted, «∞∞The Wadi Halfa stela of Senwosret I∞∞», PSBA 23 (1901), p. 230-235∞∞; D. Franke, «∞∞Sesostris I., “∞∞König der beiden Länder“∞∞ und Demiurg in Elephantine∞∞», dans P. Der Manuelian (éd.), Studies in Honor of William Kelly Simpson, 1996, p. 275-295. 14 Contra W. Helck, «∞∞Politische Spannungen zu Beginn des Mittleren Reiches∞∞», dans Ägypten, Dauer und Wandel. Symposium anlässlich des 75jährigen Bestehens des Deutschen archäologischen Instituts Kairo am 10. und 11. Oktober 1982 (SDAIK 18), 1985, p. 52∞∞; id., Politische Gegensätze im alten Ägypten (HÄB 23), 1986, p. 37∞∞; Chr. Barbotin – J.J. Clère, loc. cit., p. 1-32. 15 Blocs Metropolitan Museum of Art de New York MMA 08.200.9, MMA 08.200.10, MMA 09.180.13∞∞; musée égyptien du Caire JE 31878. Publiés en dessin au trait par J.-E. Gautier – G. Jéquier, Mémoire sur les fouilles de Licht (MIFAO 6), 1902, respectivement aux fig. 112, 110, 113 et 111. 27 reconnaissance sur le trône d’Égypte par le biais du culte filial16. La chronologie du règne de Sésostris Ier indique clairement qu’il n’y a plus lieu de penser que la plupart des chantiers dédiés à la construction de sanctuaires divins, ou que les expéditions en direction des ressources minéralogiques des déserts orientaux et occidentaux, sont à situer dans la deuxième moitié de son règne, après l’expédition militaire en HauteNubie de l’an 1817. Cette dichotomie entre une «∞∞période belliqueuse∞∞» consacrée à la lutte contre des rivaux puis à la manifestation de la puissance pharaonique en Nubie, et une «∞∞ère pacifique∞∞» qui aurait vu l’émergence de pratiques artistiques particulièrement développées ne résulte en réalité que d’une faiblesse documentaire et d’une approche thématique et non diachronique des événements. Or c’est durant la première décennie que sont initiés les quatre plus grands chantiers royaux∞∞: celui du Grand Château d’Atoum à Héliopolis (an 3)18, celui du temple d’Osiris-Khentyimentiou à Abydos (vers l’an 9)19, celui du Grand Château d’Amon à Karnak (an 10)20 et enfin celui du complexe funéraire de Licht-Sud (au moins dès l’an 10, et probablement même avant cette date)21. Au surplus, il reste extrêmement délicat de proposer un schéma chronologique aussi simple (guerre 28 vs paix) au vu de la très faible quantité de données datées et associées à des édifices religieux d’une part et, d’autre part, quand il semble que les chantiers royaux ne s’interrompent jamais vraiment, comme c’est le cas à Karnak et Héliopolis où une activité de construction est encore attestée aux environs de l’an 31 pour la fête jubilaire du souverain. De même, l’achèvement du complexe funéraire à Licht-Sud à partir de l’an 2422 laisse envisager un chantier courant sur une période de 15 à 20 ans. 16 L. Gabolde, «∞∞Les temples “∞∞mémoriaux∞∞” de Thoutmosis II et Toutânkhamon (un rituel destiné à des statues sur barques)∞∞», BIFAO 89 (1989), p. 127-178. 17 Contra Cl. Vandersleyen, op. cit., p. 59. 18 Le rouleau de cuir de Berlin (pBerlin 3029) mentionne ainsi la date de l’an 3, le 3e mois de la saison akhet, jour 8. 19 Voir notamment la stèle abydénienne du subsitut du chancelier Méry (Louvre C 3), datée de l’an 9, 2e mois de la saison akhet, jour 20. 20 L’audience royale annonçant les travaux est datée de l’an 10, 4e mois de la saison peret, jour 24 sur un des blocs conservés du portique de Sésostris Ier à Karnak. 21 Control Notes du chantier de Licht datées de l’an 10, 1er mois de la saison chemou, jours 23 à 27. 22 Control Note E5, malheureusement de localisation incertaine, sans doute dans le secteur du temple funéraire. F. Arnold, Control Notes and Team Marks (The South Cemeteries of Lisht, II / PMMAEE XXIII), 1990, p. 131. BSFE 180 La plus haute date certifiée pour le règne de Sésostris Ier remonte à l’an 45, conformément à la Liste royale de Turin qui accorde quarante-cinq années complètes de règne à ce souverain23. Mais on ne peut exclure la possible existence de documents datés de l’an 46 puisque le jour de son accession au trône ne correspond pas au Jour de l’An et qu’il existe dès lors un décalage dans la comptabilisation des années complètes et des années calendaires. L’insertion des statues dans ce canevas chronologique souffre de nombreuses difficultés, au premier rang desquelles l’absence de date explicite sur les œuvres elles-mêmes. Notons toutefois que la mention d’une date sur une statue est, par ailleurs, tout à fait exceptionnelle dans l’Égypte pharaonique. Réalisées en pierre, elles pourraient être rapprochées des expéditions à destination des carrières d’où leur matière première a été extraite24∞∞; mais c’est sans compter l’existence probable de réserves (et donc de leur utilisation à moyen et long terme), d’une documentation partielle sur la chronologie de ces expéditions, et de l’impossibilité qu’il y a, a priori, de distinguer les statues provenant de deux expéditions dans une même carrière. Le contexte architectural est, en l’état actuel de nos connaissances, le moyen BSFE 180 le plus fiable pour dater une œuvre puisque celle-ci fait partie intégrante du bâtiment et de son programme décoratif. Aussi n’y a-t-il guère que les statues monumentales du portique de façade appartenant au Grand Château d’Amon à Karnak et les statues du complexe funéraire de Licht-Sud qui soient assurément datables par ce biais. La constitution du corpus statuaire de Sésostris Ier repose principalement sur la consultation des outils bibliographiques de base25 et sur le croisement des références acquises de proche en proche, en ce 23 Voir l’édition de A.H. Gardiner, The Royal Canon of Turin, 1959, pl. II (p. V, l. 19, fr. 64). 24 Voir par exemple l’expédition au ouadi Hammamat en l’an 38 censée rapporter la matière première requise pour la réalisation de 150 statues et 60 sphinx. Pour des références récentes, se reporter à D. Farout, «∞∞La carrière du wÌmw Amény et l’organisation des expéditions au ouadi Hammamat au Moyen Empire∞∞», BIFAO 94 (1994), p. 143172. 25 B. Porter – R. Moss, Topographical bibliography of ancient Egyptian hieroglyphic texts, reliefs, and paintings, I-VIII, 1970-1999 (éd. revue et augmentée par J. Malek)∞∞; J.M.A. Janssen et al., Annual Egyptological Bibliography, à partir de 1947 (publication poursuivie sous Online Egyptological Bibliography, Oxford). 29 compris via les inventaires des musées et collections. Le corpus ainsi réuni n’est exhaustif que dans les limites du matériel publié et qu’il m’est donné de connaître actuellement. Outre les indispensables recherches historiographiques destinées à clarifier autant que faire se peut le parcours des œuvres entre leur lieu de découverte et les collections muséales, le descriptif des différentes statues procède de l’examen personnel de visu de chacune des représentations de Sésostris Ier. Dès le départ, il apparaissait essentiel de dépasser le biais que constitue la publication éclatée du corpus. Mes premières recherches m’avaient en effet amené à constater la très grande variabilité de l’information disponible sur les différentes pièces, tant d’un point de vue qualitatif que quantitatif. Le catalogue de cette étude a sérié les œuvres rassemblées en quatre catégories∞∞: les statues dont il est possible de certifier qu’elles sont des représentations de Sésostris Ier grâce à leurs inscriptions ou leur contexte de découverte (C 1-C 51)∞∞; les statues pour lesquelles je propose une attribution au règne de ce souverain (A 1-A 22)∞∞; les statues dont l’attribution à Sésostris Ier a été suggérée mais qui demeure à mes yeux problématique (P 1-P 12)∞∞; et, enfin, plusieurs fragments de base ou de pilier dorsal 30 appartenant à des statues de Sésostris Ier mais dont l’état de préservation réduit fortement l’intérêt iconographique (Fr 1-Fr 5). Dans le présent catalogue ne figurent pas les œuvres dont l’existence est attestée ou déduite des documents de l’époque du règne de Sésostris Ier mais qui sont perdues depuis l’Antiquité. De même ont dû être écartées certaines œuvres dont la mention est si laconique qu’elle ne permet pas d’assurer leur identification ou leur localisation. La constitution du catalogue des œuvres statuaires de Sésostris Ier est inédite. L’étude de ce corpus, qui comporte 90 pièces, complètes ou fragmentaires, a permis de clarifier substantiellement l’identification et l’attribution des statues, de même que de présenter des œuvres très peu connues∞∞: par exemple la base de statue fragmentaire du musée de Florence, mise au jour par E. Schiaparelli à Dra Abou el-Naga et appartenant très probablement à une œuvre du roi en orant26, ou les bouchons des vases canopes délaissés 26 Inv. 6328. D. Lorand, «∞∞Une base de statue fragmentaire de Sésostris Ier provenant de Dra Abou el-Naga∞∞», JEA 94 (2008), p. 267-274. BSFE 180 par les pillards de la chambre sépulcrale du souverain, à Licht27. Les principales avancées concernent, au sein des œuvres certifiées, la mise en évidence que, contrairement à une idée très largement répandue, la statue EA 44 du British Museum provient bien de Karnak – comme l’atteste le dessin de son inventeur R.W.H. Vyse – et non de Memphis28. La restitution de l’apparence des colosses en granit de Tanis ainsi que la clarification de leurs conditions de découverte par J.-J Rifaud et W.M.Fl. Petrie, et de leurs déménagements successifs à Alexandrie, au Caire et à Berlin29 constituent également un progrès réel (fig. 1)30. Quant aux statues en calcaire retrouvées dans une cachette au pied de la pyramide royale à Licht-Sud (musée égyptien du Caire CG 411-420), l’analyse du contexte archéologique – et en particulier la datation des structures architecturales voisines de la cachette – indique que ces dix œuvres proviennent non de la cour péristyle où on les replace traditionnellement31 mais, selon toute vraisemblance, du temple de la vallée d’où elles auraient été transportées à la fin de la XIIe ou au début de la XIIIe dynastie (fig. 2). Les statues attribuées au souverain avaient, dans l’ensemble, déjà été proposées comme œuvres appartenant au règne de Sésostris Ier (sauf la petite tête BSFE 180 d’Éléphantine en stuc découverte par l’Institut allemand, inv. El. K3700)32, ce que la mise en relation avec les statues certifiées du souverain vient confirmer, y compris pour 27 CG 4001-4. G.A. Reisner, Canopics (CGC nos 4001-4740 & 4977-5033), revised, annotated and completed by M.H. Abd-ulRahman, 1967, p. 1-2, pl. LXVIII. 28 R.W.H. Vyse, Operations carried on at the pyramids of Gizeh in 1837∞∞: with an account of a voyage into Upper Egypt, and an appendix (containing a survey by J.S. Perring Esq., of the pyramids at Abu Roash, and those to the southward, including those in the Faiyoum), I, 1840, p. 82. 29 Trône de l’Ägyptisches Museum de Berlin ÄM 7265, buste du musée égyptien du Caire CG 384 et fragments du musée égyptien du Caire RT 8-2-21-1. 30 Le trône de Berlin ÄM 7265, le buste CG 384 du Caire et la base enregistrée sous le numéro RT 8-2-21-1 du même musée forment ainsi une statue, tandis que le buste et le trône inventoriés sous le même numéro RT 8-2-21-1 constituent les vestiges du jumeau de la précédente. Le Registre temporaire et le Journal d’Entrée du musée égyptien du Caire encodent une relation erronée entre les fragments RT 8-2-21-1 (de Sésostris Ier) et la statue JE 37482 (appartenant à Sésostris II, elle aussi découverte à Tanis par J.-J. Rifaud). 31 À titre d’exemple J.-E. Gautier – G. Jéquier, Mémoire sur les fouilles de Licht (MIFAO 6), 1902, pl. XIV∞∞; S. Aufrère – J.-Cl. Golvin, L’Égypte restituée, tome 3. Sites, temples et pyramides de Moyenne et Basse Égypte, 1997, p. 156. 32 W. Kaiser et alii, «∞∞Stadt und Tempel von Elephantine. 13./14. Grabungsbericht∞∞», MDAIK 43 (1986), p. 113, Taf. 17a. 31 Fig. 1. Restitution graphique du colosse Caire CG 384 et Berlin ÄM 7265∞∞: à gauche de face, à droite de 3/4. Cliché de l’auteur, fond d’image (trône) © bpk/Ägyptisches Museum Staatliche Museen zu Berlin. la petite tête E.2.1974 du Fitzwilliam Museum de Cambridge33 pourtant récemment réattribuée à la XXVe ou XXVIe dynastie. Les statues problématiques révèlent, quant à elles, les difficultés liées à l’étude de la statuaire royale 32 du début de la XIIe dynastie, au sein de laquelle les œuvres certifiées de 33 J. Bourriau, «∞∞Egyptian antiquities acquired in 1974 by museums in the United Kingdom∞∞», JEA 62 (1976), p. 146, no 7, pl. XXIV 3. BSFE 180 Fig. 2. Buste de l’une des dix statues provenant de la cachette de Licht – Caire CG 411. Fig. 3. Buste appartenant à une dyade d’Aménemhat Ier ou Montouhotep III – Caire JE 67345. Sésostris Ier sont nombreuses par rapport à celles d’Aménemhat Ier et Aménemhat II. Dès lors, le manque d’éléments de comparaison a-t-il sans doute joué en défaveur de ceuxci, et en particulier d’Aménemhat Ier. C’est pourquoi je propose d’attribuer plus certainement à ce dernier trois statues conservées au Caire34 (fig. 3), à Louqsor35 ou encore au musée du Louvre36. De même, sans être des représentations stricto sensu d’Aménemhat II, mais plutôt des représentations de génies de Haute et Basse-Égypte, les statuettes en bois stuqué et peint découvertes dans une niche du mastaba d’Imhotep à Licht-Sud ont, en toute logique, BSFE 180 34 Buste JE 67345 découvert dans le temple de Montou à Tôd. Une datation du règne de Séankhkarê Montouhotep III n’est pas formellement exclue. 35 Tête J 32 issue de l’Akh-menou de Thoutmosis III à Karnak, transférée au musée de Suez en 2008. 36 Tête E 10299 (provenance inconnue, achat par le musée en 1889). 33 été sculptées sous son règne37. Enfin, je pense que le groupe statuaire CG 555 du musée égyptien du Caire, usurpé par Ramsès II à Coptos, a originellement été produit pour Amenhotep III et non pour un souverain du Moyen Empire38. L’attribution ou la réattribution des statues se fondent sur une approche stylistique pragmatique, déduite des caractéristiques plastiques des œuvres certifiées du pharaon. Elles mettent en évidence des critères convergents quant à l’identification des statues de Sésostris Ier, notamment dans le dessin des yeux, celui des sourcils et de la bouche, la forme générale du visage et la sculpture du cou entre le menton et les clavicules. Le traitement de certains regalia, en particulier l’uraeus, constitue également de potentiels indices d’attribution. L’étude typologique des 51 statues certifiées de Sésostris Ier et des 22 œuvres attribuées à ce pharaon a démontré que la quasi totalité des formes statuaires étaient connues à cette époque et ne procèdent pas d’une innovation, à l’exception peutêtre des deux statues illustrant le roi en adoration39. Mais plutôt que de se cantonner à une utilisation servile de modèles préexistants, leur mise en œuvre paraît originale et témoigne 34 d’une maîtrise de ce catalogue typologique. Les variations observées sur la récurrence ou l’absence d’un item (uraeus etc.) s’expliquent par l’existence de projets statuaires différents, mais il reste délicat de préciser leur motivation. En effet, il ne me paraît pas possible de tirer avantage de ces constatations pour délimiter des pratiques propres à une période du règne, une aire géographique ou une «∞∞école∞∞». Tout juste peut-on signaler une cohérence de pratique au sein d’un même groupe. Enfin, il convient de remarquer que ce corpus se caractérise par une importante diversité de tailles. En effet, les pièces sont généralement 37 Génie de Haute-Égypte conservé au musée égyptien du Caire (JE 44951) et génie de Basse-Égypte appartenant aux collections du Metropolitan Museum of Art de New York (MMA 14.3.17). 38 Voir D. Lorand, «∞∞Ramsès II admirait aussi Amenhotep III. À propos du groupe statuaire CG 555 du Musée égyptien du Caire∞∞», RdE 62 (2011), à paraître début 2012. Contra Cl. Vandersleyen, «∞∞Ramsès II admirait Sésostris Ier∞∞», dans E. Goring – N. Reeves – J. Ruffle (éd.), Chief of Seers, Egyptian Studies in Memory of Cyril Aldred, 1997, p. 285-290. 39 Statue du Museo Egizio de Florence (inv. 6328) et statuette d’encensoir du musée égyptien du Caire JE 35687. Pour cette dernière voir M. Hill (dir.), Gifts for the Gods. Images from Egyptian temples, 2007, p. 9, 201, fig. 4-5, cat. no 1. BSFE 180 plus grandes que nature, parfois même gigantesques et pour de similaires à celles-ci il faut remonter au règne de Chépseskaf (Ve dynastie)40. L’essentiel des statues certifiées et attribuées à Sésostris Ier atteint ou dépasse en effet les 2 m (y compris des statues assises du souverain) avec 53 items sur 6541, dont dix font plus de 3 m (notamment CG 384/ ÄM 7265 et JE 37465, deux statues assises du souverain découvertes à Tanis), cinq plus de 4 m (dont la série provenant du portique de façade du temple d’Amon-Rê à Karnak) et sept dépassent les 7 m (dont le fameux «∞∞colosse debout de Ramsès II∞∞» à Memphis42). La hauteur moyenne des 65 statues de ce corpus s’établit aux alentours de 2,80 m de haut. Dans un contexte chronologique défini, l’étude stylistique des statues de Sésostris Ier permet de comprendre l’apparente diversité des styles dans le corpus, diversité que J. Vandier avait proposé en son temps d’attribuer à «∞∞Quatre Écoles d’Art∞∞»43. Ce concept souffre aujourd’hui de nombreuses critiques, essentiellement épistémologiques et heuristiques. La principale est précisément de questionner ces variations sans regard sur la chronologie probable des œuvres, toute analyse étant dès lors rapportée à un vide temporel et à une hyperconsistance géographique44. BSFE 180 Il est pourtant possible de constater, dans le cas de la statuaire d’Aménemhat Ier, que les œuvres portant effectivement son nom, sans qu’il s’agisse de palimpsestes45, présentent plusieurs caractéristiques stylistiques communes avec des œuvres de Sésostris Ier datables du 40 Tête du musée égyptien du Caire JE 52501 faisant 75 cm, soit une hauteur totale restituée de près de 4 m, si le souverain était assis. 41 Total des statues certifiées et attribuées, compte non tenu du sphinx CG 42007, de l’encensoir JE 35687, des quatre bouchons de vases canopes CG 4001- CG 4004, et des colosses de Bubastis pour lesquels nulles dimensions ne sont données. 42 Pour son attribution au règne de Sésostris Ier, cf. la démonstration de H. Sourouzian, «∞∞Standing royal colossi of the Middle Kingdom reused by Ramesses II∞∞», MDAIK 44 (1988), p. 229-254, Tf. 65-68. 43 J. Vandier, Manuel d’archéologie égyptienne, III, Les grandes époques∞∞: la statuaire, 1954, p. 173-179. 44 La critique de cette approche a été présentée par l’auteur dans une communication intitulée∞∞: «∞∞The “∞∞Four Schools of Art∞∞” of Senwosret I∞∞: Is It Time for a Revision∞∞?∞ », à l’occasion du colloque international Art and Society∞∞: Ancient and Modern Contexts of Egyptian Art organisé au musée des Beaux-Arts de Budapest en mai 2010. Les actes de cette rencontre sont en préparation. 45 Statues Caire JE 37470 et Caire JE 60520. H. Sourouzian, «∞∞Features of Early Twelfth Dynasty Royal Sculpture∞∞», Bull. Eg.Mus. 2 (2005), p. 104, pl. I-II∞∞; H. Gauthier, «∞∞Une nouvelle statue d’Amenemhêt Ier∞∞», dans P. Jouget (dir.), Mélanges Maspero I/1 (MIFAO 66), 1935-1938, p. 43-53. 35 Fig. 4. Détail du pilier osiriaque découvert à Karnak – Caire JE 48851. début de son règne, comme les colosses osiriaques en calcaire de Karnak46 (fig. 4) ou le sphinx issu du même site47. À l’autre extrémité du règne de Sésostris Ier, les statues monumentales de ce roi découvertes à Tanis48, suite à leur usurpation par Mérenptah, annoncent les œuvres regroupées par B. Fay et attribuées par elle à l’époque d’Aménemhat II49. Le corps puissant, presque musculeux dans sa construction des épaules, de la poitrine, de l’abdomen, des jambes et des bras, va de pair avec un visage plus carré, travaillé 36 autour de la bouche – large, horizontale et aux commissures tombantes – et doté d’yeux grands ouverts, avec une paupière supérieure très incurvée et surmontée d’un sourcil en relief partant de la racine du nez. On retrouve ces éléments caractéristiques dans les statues datables d’Aménemhat II conservées au Museum of Fine Arts de Boston (MFA 29.1132) ou au musée du Louvre (sphinx A 23). Le rapprochement entre la statue JE 37465 de Sésostris Ier et le sphinx A 23 du Louvre incite même, ainsi que l’a très justement fait remarquer B. Fay, à considérer ces deux œuvres comme issues d’un même atelier royal à peu d’années d’écart, montrant une transition insensible entre les deux règnes successifs50. Au milieu du règne, à partir de la seconde moitié de la troisième décennie, deux ensembles doivent sans doute coexister. À Karnak d’une part, avec les œuvres osiriaques en 46 Musée égyptien du Caire JE 48851 et musée d’art égyptien ancien de Louqsor J 174. 47 Musée égyptien du Caire CG 42007. 48 Voir notamment le buste CG 384 et la statue JE 37465 du musée égyptien du Caire. 49 B. Fay, The Louvre Sphinx and Royal Sculpture from the Reign of Aménemhat II, 1996. 50 B. Fay, op. cit., p. 57-58. BSFE 180 Fig. 5. Tête d’un colosse osiriaque en grès trouvée à Karnak – Caire JE 71963. Fig. 6. Détail d’un colosse en granit de Karnak – Caire JE 38286. grès51 (fig. 5) provenant très certainement du portique occidental de Sésostris Ier – sans doute construit sous la supervision du «∞∞responsable des choses scellées∞∞» Montouhotep à l’approche du Heb-Sed de l’an 31 –, lot de statues complété, par comparaison stylistique, avec les statues en granit JE 38286 et JE 38287 du musée égyptien du Caire (fig. 6). La face du souverain est sub-rectangulaire, sensiblement arrondie, avec des pommettes marquées et une bouche horizontale légèrement souriante. Les yeux sont plus petits que dans les colosses osiriaques adossés à un pilier de Karnak, ou dans celles trouvées à Tanis. L’autre ensemble est formé par les pièces du temple funéraire de Sésostris Ier à Licht, dont la mise en place dans les BSFE 180 51 Voir leur publication initiale par J.-Fr. Carlotti – L. Gabolde, «∞∞Nouvelles données sur la Ouadjyt ∞∞», CahKarn XI/1 (2003), p. 259-261, fig. 5, pl. IV-VIII. 37 Fig. 7. Détail d’une statue osiriaque ornant la chaussée montante de Licht – Caire CG 398. Fig. 8. Buste de Berlin ÄM 1205. Cliché de l’auteur, avec l’aimable autorisation de bpk/Ägyptisches Museum Staatliche Museen zu Berlin. niches de la chaussée montante a pu être effective dès l’an 25 – statues osiriaques CG 397 à CG 402 (fig. 7) – et sans doute dans un laps de temps similaire pour les statues assises en calcaire (CG 411-CG 420) (fig. 2). modèles. L’étude stylistique montre en effet que ce monarque reprend, dans un premier temps, une partie des caractéristiques plastiques des statues de son père Aménemhat Ier ainsi que, en filigrane et sans doute par cet intermédiaire, des éléments Dans la totalité du corpus, la statuaire de Sésostris Ier associe un corps athlétique et jeune – indépendamment de la chronologie des œuvres statuaires52 – à un visage construit à la confluence de plusieurs 52 L’évolution stylistique aurait même une tendance contra-naturelle en renforçant progressivement le traitement naturaliste du corps et en insistant sur la sculpture des musculatures dans les œuvres monumentales attribuées à la fin du règne de Sésostris Ier. 38 BSFE 180 sous-jacents remontant à Montouhotep III et Montouhotep II (fig. 8). La distance temporelle entre le second pharaon de la XIIe dynastie et l’artisan de l’unification de l’Égypte au milieu de la XIe dynastie, associée à une rupture généalogique manifeste dans la lignée royale à l’issue du règne de Montouhotep IV, exclut définitivement d’y voir le reflet de quelconques traits physiques familiaux transmis de génération en génération53, compte non tenu du fait que l’art égyptien n’est pas un art photographique et objectif et n’aurait en aucun cas pu véhiculer ces traits physionomiques héréditaires54. Cette proximité plastique des œuvres du début du règne de Sésostris Ier avec celles de ses devanciers s’explique très certainement par la volonté d’exprimer un rattachement politique et idéologique à de prestigieux ancêtres, au-delà de la mise en place d’une nouvelle lignée familiale et du déplacement de la capitale de Thèbes à Licht. Dans la mesure où la «∞∞selfpresentation∞∞» définie par J. Assmann met en image non plus la personne physique et individuelle du pharaon, mais donne un réceptacle bi- ou tridimensionnel à l’Institution divine de la royauté transcendant le corps biologique du souverain55, la statuaire de Sésostris Ier inscrit donc ce dernier dans la Royauté de ses prédécesseurs plutôt que dans leur BSFE 180 généalogie réelle. Ce rapport trouve d’autres expressions dans la dédicace de monuments – telle la table d’offrandes d’Abydos pour Montouhotep III56 – ou l’enfouissement in situ des vestiges architecturaux des états antérieurs de divers édifices cultuels, comme à Tôd57. Une telle démarche autorise le roi à asseoir son pouvoir dans une tradition iconographique qui a tout autant valeur programmatique que la définition de son identité anthroponymique58. La mobilisation des ancêtres ne se limite toutefois pas au Moyen Empire∞∞: la production des œuvres mises au jour dans le complexe 53 M. Müller, «∞∞Die Königsplastik des Mittleren Reiches und ihre Schöpfer∞∞: Reden über Statuen – Wenn Statuen reden∞∞», Imago Aegypti 1 (2005), p. 57. 54 Contra Cl. Vandersleyen, «∞∞Objectivité des portraits égyptiens∞∞», BSFE 73 (1975), p. 5-27. 55 J. Assmann, «∞∞Preservation and Presentation of Self in Ancient Egyptian Portraiture∞∞», dans P. Der Manuelian (éd.), Studies in Honor of William Kelly Simpson, 1996, p. 63. 56 Musée égyptien du Caire CG 23005. A.B. Kamal, Tables d’offrandes (CGC nos 23001-23256), 1, 1906, p. 5-6. 57 D. Arnold, «∞∞Bemerkungen zu den frühen Tempeln von El-Tôd∞∞», MDAIK 31 (1975), p. 175-186. 58 Sur ce thème, voir l’étude de L. Postel, Protocole des souverains égyptiens et dogme monarchique au début du Moyen Empire. Des premiers Antef au début du règne d’Aménemhat Ier (MRE 10), 2004. 39 funéraire de Sésostris Ier à Licht utilise sans nul doute comme référent la statuaire – royale – de l’Ancien Empire. Les statues assises en calcaire CG 411-CG 420 (fig. 3) reprennent un modèle développé sous Chéphren pour son temple d’accueil à Giza, et ce n’est sans doute pas un hasard que le deuxième pharaon de la XIIe dynastie, cherchant à restaurer l’image et la puissance de la royauté, réinvestisse le règne de celui qui est probablement l’artisan des représentations nouvelles de Pharaon en tant que garant d’une institution. D’après R.E. Freed, l’émulation de l’Ancien Empire au cours de la XIIe dynastie n’a jamais été aussi forte que dans la conception de la statuaire ornant le temple funéraire de Sésostris I59. De manière générale, l’adoption pour le complexe pyramidal de Licht de formes architecturales funéraires conçues au début de la IVe dynastie, et continuellement développées jusqu’à la fin de la VIe dynastie, marque un attachement symbolique et idéologique à une royauté solaire dans laquelle le souverain n’est plus un simple administrateur foncier mais bien une manifestation du démiurge60. La pyramide du roi est d’ailleurs le plus grand monument funéraire de ce type depuis le règne de Néferirkarê-kakaï de la Ve dynastie, tandis que le temple cultuel est un 40 avatar des complexes érigés durant la VIe dynastie61. Ainsi Sésostris Ier marque-t-il tant le paysage archéologique que l’imagerie royale à l’aide d’un référent puissant, et magnifie-til l’aura de sa propre gouvernance en tissant un lien étroit avec ces pharaons du passé. Ces liens sont aussi à l’œuvre dans la dédicace à Karnak de plusieurs statues de monarques, notamment de la Ve dynastie62, pour former ce qui pourrait être un prototype de la chapelle des Ancêtres thoutmoside. 59 Même si Mme Freed reconnaît que «∞∞Though they may demonstrate superficial mastery of the Old Kingdom style, particularly in their attempt to reproduce the ideal body, they lack the inner strength and nobility of spirit that are the hallmarks of the Pyramid Age.∞∞», cf. R.E. Freed, «∞∞Sculpture of the Middle Kingdom∞∞», dans A.B. Lloyd (éd.), A Companion to Ancient Egypt (Blackwell Companions to the Ancient World), II, 2010, p. 892. 60 B.J. Kemp, Ancient Egypt. Anatomy of a Civilization, 2006, p. 108. 61 D. Arnold, The Pyramid of Senwosret I (The South Cemeteries of Lisht, I / PMMAEE XXII), 1988, p. 56-57, 64. 62 Statue de Sahourê conservée au musée égyptien du Caire (CG 42004) et statue acéphale de Niouserrê (British Museum EA 870)∞∞; cette dernière n’a pas de provenance connue, mais on ne peut exclure formellement le site de Karnak, G. Legrain, Statues et statuettes de rois et de particuliers (CGC nos 42001-42138), 1, 1906, p. 3-4, pl. II∞∞; H.G. Evers, Staat aus dem Stein. Denkmäler, Geschichte und Bedeutung der ägyptischen Plastik während des mittleren Reichs, 1929, p. 36, Abb. 7. BSFE 180 L’image du roi véhicule dès lors non seulement une identité politique de préservation des structures et fondements du pouvoir pharaonique tel que renouvelé par Montouhotep II lors de l’unification du Double-Pays, mais également une justification au rétablissement de la royauté solaire de l’Ancien Empire depuis le déménagement de la capitale vers ItjTaouy sous le règne d’Aménemhat Ier, peut-être de façon concomitante à son changement de titulature, passant de Séhétepibtaouy Aménemhat Ier à Séhétepibrê Aménemhat Ier. Cette identité plastique tendra à se modifier au fil du règne, laissant progressivement place à un «∞∞naturalisme∞∞» qui doit sans doute se comprendre comme une évolution de la perception de la royauté égyptienne. Il semble en effet qu’à partir du règne de Sésostris Ier – et en tout cas après ses débuts – on assiste à une transition entre d’une part une Institution pharaonique dominée par la présence des dieux et leur volonté et, d’autre part, un «∞∞portrait∞∞» royal présentant le souverain comme responsable de ses décisions, même s’il doit toujours en rendre compte à ses créateurs63. Le règne de Sésostris Ier se caractérise donc principalement par une monumentalisation des réalisations statuaires. Le souverain se présente BSFE 180 de façon imposante dans le pays tout entier, et son image absorbe de multiples référents chronologiques prestigieux remontant à la fois aux règnes qui précèdent immédiatement le sien et à ceux des pharaons de l’Ancien Empire. Ces références caractérisent le moment crucial de son accession au trône et du lancement de sa politique architecturale durant, au moins, la première décennie de son règne. Le «∞∞portrait∞∞» de Sésostris Ier tendra par la suite à s’autonomiser davantage, en orientant l’iconographie royale vers ses futurs développements «∞∞naturalistes∞∞» de la fin de la XIIe dynastie, et annonce les corpus statuaires de Sésostris III et Aménemhat III64. 63 D. Wildung, «∞∞Une présence éternelle. L’image du roi dans la sculpture∞∞», dans Chr. Ziegler (dir.), Les Pharaons, 2002, p. 203204. L’aboutissement de ce processus durant le Moyen Empire se concrétise dans la statuaire de Sésostris III et Aménemhat III, sans pour autant que l’on puisse prétendre à une approche «∞∞psychologisante∞∞» de la personnalité individuelle de ces souverains, le «∞∞naturalisme∞∞» des traits ne signifiant pas l’abandon de conventions sémiotiques. Voir l’article de R. Tefnin, «∞∞Les yeux et les oreilles du Roi∞∞», dans M. Broze – Ph. Talon (éd.), L’atelier de l’orfèvre. Mélanges offerts à Ph. Derchain (Lettres Orientales 1), 1992, p. 147-156. 64 F. Polz, «∞∞Die Bildnisse Sesostris’ III. und Amenemhets III. Bemerkungen zur königlichen Rundplastik der späten 12. Dynastie∞∞», MDAIK 51 (1995), p. 227-254. 41 Fig. 9. Détail de la scène 10’ de la Chapelle blanche – musée de plein air à Karnak. Cliché de l’auteur, avec l’aimable autorisation du CFEETK. 42 BSFE 180 Cette évolution est également perceptible dans le traitement des reliefs des temples∞∞: l’on observe ainsi une très nette différence entre les représentations datées de l’an 10 du temple d’Amon-Rê à Karnak65 – peu modelées et peu détaillées – et celles de la Chapelle blanche une vingtaine d’années plus tard (fig. 9), voire les reliefs de l’Entrance Chapel de Licht sculptés à l’extrême fin du règne de Sésostris Ier sinon sous celui d’Aménemhat II66. Cette mise en image de sa politique se fait à son propre bénéfice puisqu’il est tant le commanditaire d’un produit fini que le détenteur des matières premières et des forces logistiques et administratives autorisant leur exploitation. Le pays dans son ensemble tourne autour d’un projet conçu de manière cohérente et visant manifestement à magnifier l’institution dont le roi est le dépositaire. Œuvres de gloire pour l’éternité, elles révèlent cependant que le pharaon tire une part certaine de sa légitimité de la bonne volonté des dieux qui lui ont accordé de BSFE 180 s’emparer de ce pays. C’est donc aussi, peut-être même avant tout, un investissement sans précédent, témoignant de sa reconnaissance et de son entière dévotion à ce qui se dessine comme un projet divin dont l’exécution lui est confiée. En l’absence de la momie de Sésostris Ier, qui nous empêche de rapporter cette iconographie construite à la réalité biologique du souverain, seule la représentation façonnée par et pour le pharaon nous est parvenue… ce qui n’est en définitive, et le hasard aidant, peut-être pas étranger à l’intention qu’avait le pharaon de voir son corps idéologique et politique se substituer à sa personne physique, et d’être ainsi au monde pour l’éternité. 65 Notamment le pilier du musée égyptien du Caire JE 36809. L. Gabolde, Le «∞∞Grand château d’Amon∞∞» de Sésostris Ier à Karnak. La décoration du temple d’Amon-Rê au Moyen Empire (MAIBL 17), 1998, p. 89-93, §130-134, pl. XXV, XXVIII-XXIX. 66 Relief du musée égyptien du Caire JE 63942. Voir D. Arnold, op. cit., p. 78-83, pl. 49-51, 53-56. 43