La statuaire royale de Sésostris Ier. Art* et politique au début de la

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La statuaire royale de Sésostris Ier.
Art* et politique au début de la XIIe dynastie
David LORAND – IFAO – FRS-FNRS
Khéperkarê Sésostris Ier est le
deuxième roi de la XIIe dynastie. Il
succède sur le trône du Double-Pays
à son père Séhetepibrê Aménemhat Ier, qui n’appartient pas à la
famille royale du dernier souverain
de la XIe dynastie, Nebtaouyrê Montouhotep IV1. Cette rupture dynastique explique sans doute, en partie
du moins, l’assassinat d’Aménemhat
Ier et les circonstances de l’accession
au trône de Sésostris Ier.
Le caractère exceptionnel d’un tel
événement au début de la XIIe dynastie, couplé à une documentation
littéraire contemporaine qui présente quelques particularités dans
la notation des dates des règnes
d’Aménemhat Ier et Sésostris Ier, est
à l’origine d’un important débat
égyptologique quant à la possible
existence de corégences en Égypte
ancienne – dont celle entre Aménemhat Ier et son fils Sésostris Ier,
longue de dix ans, est considérée
BSFE 180
comme le locus classicus de ce procédé institutionnel2.
*
Sauf mention contraire, toutes les illustrations sont de l’auteur.
1
Voir le propos de la Prophétie de
Neferty ∞∞: Aménemhat est le «∞∞fils d’une
femme de Ta-Sety, (…) le fils d’un homme∞∞».
Cf. l’édition de W. Helck, Die Prophezeiung
des Nfr.tj, Wiesbaden, 19922.
2
L’hypothèse apparaît dès le milieu du
XIXe siècle sous la plume d’E. de Rougé,
avant de connaître plusieurs reprises et de se
cristalliser dans l’ouvrage de W.J. Murnane
en 1977. Cl. Obsomer, à la suite des travaux
de R. Delia, a montré de façon convaincante
qu’il ne pouvait être question de corégence
durant la XIIe dynastie. E. de Rougé, «∞∞Lettre
à M. Leeman, Directeur du Musée d’Antiquités des Pays-Bas, sur une stèle égyptienne de
ce musée∞∞», RevArch 6 (1849), p. 572-574∞∞;
W.J. Murnane, Ancient Egyptian Coregencies (SAOC 40), 1977∞∞; R.D. Delia, «∞∞A New
Look at Some Old Dates. A Reexamination
of Twelfth Dynasty Double Dated Inscriptions∞∞», BES 1 (1979), p. 15-28∞∞; id., «∞∞Doubts
about Double Dates and Coregencies∞∞», BES
4 (1982), p. 55-69∞∞; Cl. Obsomer, Sésostris
Ier. Étude chronologique et historique du
règne (Connaissance de l’Égypte ancienne 5),
1995, part. p. 35-155.
23
Si je m’accorde avec plusieurs
auteurs sur la faiblesse de l’hypothèse «∞∞corégenciste∞∞», tant à propos
des arguments épigraphiques et
philologiques qu’à propos de ceux
relatifs à l’idéologie du pouvoir pharaonique, il importe en outre de
signaler que l’étude du début du
règne de Sésostris Ier s’est très fortement polarisée sur cette question des
corégences putatives3, avec pour
conséquence l’absence de toute
reconstitution du canevas événementiel des premières années passées par
le souverain à la tête de son pays. Ce
constat concerne plus globalement la
totalité des 45 années durant lesquelles le roi exerça son pouvoir,
puisqu’il n’existe, à ma connaissance, aucune étude retraçant le
déroulement diachronique du règne
de Sésostris Ier. Cela ne signifie pas
pour autant que ce champ d’investigation soit une terra incognita, car
de nombreuses publications ont
abordé cette période4, mais force est
de constater que ces diverses contributions ont surtout été thématiques
et n’ont jamais cherché à associer
dans une même trame chronologique
les projets architecturaux du souverain, les productions artistiques, les
campagnes militaires et les expéditions en direction des carrières et
des gisements minéralogiques.
L’assassinat d’Aménemhat Ier a
également suscité le développement
24
des études consacrées aux processus de légitimation du pouvoir royal
au Moyen Empire et en particulier
sous Sésostris Ier. L’analyse des
moyens d’expression du pouvoir et
de son idéologie à travers les productions artistiques de l’Égypte
pharaonique, et notamment la littérature, se caractérise par une abondante production scientifique5 mais,
3
Voir le bref historique de la question fait
par Cl. Obsomer, op. cit., p. 37-41.
4
À titre de seuls exemples∞∞: K. Sethe,
Sesostris (UGAÄ 2), 1964 (reproduction
anastatique de la version de 1900), p. 3-24∞∞;
J. Omlin, Amenemhet I. und Sesostris I. Die
Begründer der XII. Dynastie, 1962∞∞; D. Wildung, L’âge d’or de l’Égypte. Le Moyen
Empire, 1984∞∞; Cl. Vandersleyen, L’Égypte
et la vallée du Nil 2. De la fin de l’Ancien
Empire à la fin du Nouvel Empire, 1995∞∞;
W. Grajetzki, The Middle Kingdom of
Ancient Egypt. History, Archaeology and
Society, 2006∞∞; N. Favry, Sésostris Ier et le
début de la XIIe dynastie, 2009.
5
Voir les travaux pionniers de G. Posener,
Littérature et politique dans l’Égypte de la
XIIe dynastie, 1956∞∞; id., L’enseignement
loyaliste. Sagesse égyptienne du Moyen
Empire, 1976. Voir également les questions
que soulèvent ses recherches, et par exemple
W.K. Simpson, «∞∞Belles Lettres and Propaganda∞∞», dans A. Loprieno (éd.), Ancient
Egyptian Literature, History and Forms
(ProblÄg 10), 1996, p. 435-443∞∞; W. Schenkel, «∞∞„Littérature et politique“∞∞ – Fragestellung oder Antwort∞∞?∞∞», dans E. Blumenthal
– J. Assmann (éd.), Literatur und Politik im
pharaonischen und ptolemaïschen Ägypten.
Vorträge der Tagung zum Gedenken an
Georges Posener, 5.-10. September 1996 in
Leipzig (BdE 127), 1999, p. 63-74. Quant à
l’idéologie royale et la légitimation, au sein
d’une abondante bibliographie, voir entre
BSFE 180
de nouveau, ces études ne permettent
pas d’aborder la totalité du règne du
souverain. Ce défaut de la recherche,
que pointait déjà Cl. Vandersleyen
en 19956, conduit insidieusement à
une vision monolithique et «∞∞a-chronologique∞∞» des 45 années durant
lesquelles l’Égypte a été gouvernée
par Sésostris Ier.
Parallèlement à ce constat, il ressort avant tout de la littérature consacrée à l’histoire de l’art égyptien
une vision uniforme et décontextualisée de la statuaire de Sésostris Ier∞∞:
l’œuvre présentée est une œuvre de
musée, sa provenance étant subsidiaire et sa portée limitée à une
explication esthétisante de l’apparence iconographique et stylistique
de l’œuvre. Il est en outre symptomatique de constater que le corpus
statuaire ne s’est en apparence pas
enrichi depuis la publication de H.G.
Evers en 19297 et que l’on peine à
dénombrer les œuvres qui le constituent8. Parfois de grande ampleur
comme celle de K. Dohrmann9, les
études existantes discutent ponctuellement d’une œuvre ou d’un groupe
de statues mais la statuaire de Sésostris Ier n’est, en définitive, jamais
abordée comme un corpus.
L’activité architecturale du souverain n’échappe pas à ce constat, et
les trente-cinq sites traditionnellement comptabilisés comme porteurs
des traces du pharaon10 cachent mal
BSFE 180
une disparité pourtant manifeste. Par
ailleurs, la statuaire, en tant que
autres, R. Gundlach, «∞∞Die Legitimationen
des ägyptischen Königs – Versuch einer Systematisierung∞∞», dans R. Gundlach – Chr.
Raedler (éd.), Selbstverständnis und Realität.
Akten des Symposiums zur ägyptischen
Königsideologie in Mainz 15.-17.6.1995,
1997, p. 11-20∞∞; id., «∞∞„Schöpfung“∞∞ und
„Königtum“∞∞ als Zentralbegriffe der ägyptischen Königstitulaturen im 2. Jahrtausend
v. Chr.∞∞», dans N. Kloth – K. Martin –
E. Pardey (éd.), Es werde niedergelegt als
Schriftstück. Festschrift für Hartwig
Altenmüller zum 65. Geburtstag (SAK Beihefte 9), 2003, p. 179-192∞∞; id., Die Königsideologie Sesostris’I. anhand seiner Titulatur
(Königtum, Staat und Gesellschaft früher
Hochkulturen 7), 2008.
6
«∞∞On voudrait pouvoir insérer dans le
tissu historique du règne la construction de
temples, l’érection d’obélisques et de statues.
Malheureusement, l’exploitation de la documentation relative à ces activités-là – dont la
richesse s’accroît d’année en année – exigerait une étude spéciale, une synthèse qui n’a
pas encore été entreprise∞∞»∞∞: Cl. Vandersleyen, op. cit., p. 71.
7
H.G. Evers, Staat aus dem Stein.
Denkmäler, Geschichte und Bedeutung der
ägyptischen Plastik während des mittleren
Reichs, 1929.
8
D’après N. Favry, «∞∞on connaît une trentaine d’exemplaires∞∞», soit moitié moins que
l’actuel corpus des œuvres certifiées et
attribuées au roi∞∞: N. Favry, op. cit., p. 220.
9
K. Dohrmann, Arbeitsorganisation,
Produktionsverfahren und Werktechnik –
eine Analyse der Sitzstatuen Sesostris’ I. aus
Lischt. Dissertation zur Erlangung des Doktorgrades der Philosophischen Fakultät der
Georg-August-Universität Göttingen, 2004
(thèse inédite).
10
Voir par exemple L. Manniche, L’art
égyptien, 1994, p. 92∞∞; Cl. Vandersleyen, op.
cit., p. 71.
25
composante des sanctuaires, n’est
qu’exceptionnellement évoquée alors
que, comme le rappelle D. Laboury,
«∞∞les statues de rois de l’ancienne
Égypte étaient toujours destinées à
fonctionner dans un édifice, ce qui
signifie qu’elles étaient toutes en correspondance avec une architecture.∞∞»11
Les enjeux d’une étude consacrée
à la statuaire de Sésostris Ier se concentrent donc en trois points∞∞:
– établissement d’une chronologie
et sa présentation, non thématique
mais diachronique, permettant
l’insertion et la mise en correspondance éventuelle des chantiers
architecturaux, des expéditions
pacifiques et militaires, et des
œuvres sculptées∞∞;
– élaboration d’un catalogue critique de la statuaire royale de
Sésostris Ier, dont l’ambition est
d’être exhaustif et non simplement illustratif de tendances dans
l’histoire des pratiques artistiques
de l’Égypte pharaonique∞∞;
– nécessaire révision des données
relatives aux activités de bâtisseur
du souverain, notamment en
termes de relocalisation des vestiges et de restitution du plan des
édifices érigés.
L’étude que j’ai menée ambitionnait donc de préciser l’historique du
règne de Sésostris Ier, en mettant en
œuvre des ressources documentaires
26
appartenant tant à la sphère royale
qu’à celle des particuliers. L’accès à
la majorité de ces informations a été
grandement facilité par le dépouillement effectué par Cl. Obsomer à
l’occasion de ses recherches sur plusieurs questions touchant à la chronologie du règne du souverain12. La
disponibilité d’un corpus traduit,
doté d’une bibliographie de référence, m’a ainsi autorisé à retourner
rapidement aux editio princeps de
nombreuses inscriptions et d’y contrôler la portée et les moyens d’expression des informations historiques contenues dans ces monuments,
et d’en proposer systématiquement
une nouvelle traduction. Ce principe
a également été appliqué à la documentation iconographique tout au
long de ce travail.
Aussi, l’étude historique du règne
de Sésostris Ier, qui ne peut raisonnablement pas prendre en considération l’hypothèse d’une corégence
avec son prédécesseur Aménemhat
Ier – pas plus qu’avec son propre fils
Aménemhat II – faute de preuve
11
D. Laboury, La statuaire de Thoutmosis III. Essai d’interprétation d’un portrait
royal dans son contexte historique (AegLeod
5), 1998, p. 70.
12
Cl. Obsomer, Sésostris Ier. Étude chronologique et historique du règne (Connaissance de l’Égypte ancienne 5), 1995.
BSFE 180
objective, m’a aussi amené à proposer une vision plus nuancée et moins
tranchée de la période qui suit
immédiatement l’assassinat d’Amenemhat Ier. Si la prédestination du
jeune prince Sésostris est régulièrement évoquée dans la littérature13,
en particulier sous la forme de son
élection divine et de sa filiation avec
le(s) démiurge(s), c’est sans doute
qu’en plus d’être un topos de l’idéologie pharaonique, cette autojustification s’impose au vu des circonstances dramatiques qui paraissent
avoir présidé à son accession au
trône. Mais il n’en reste pas moins
que les raisons à l’origine de la
conspiration de palais – qui vise tout
autant le pharaon en exercice que
son héritier présomptif – demeurent
floues, et l’identité des conjurés une
inconnue. Par ailleurs, il est difficile,
pour ne pas dire plus, de conclure à
un état de «∞∞guerre civile∞∞» au début
du règne de Sésostris Ier, les inscriptions royales de Tôd et d’Éléphantine ne pouvant prétendre en donner
la preuve, même de façon suggestive14. Néanmoins, confronté à une
violente remise en cause de sa légitimité à l’occasion de l’assassinat de
son père, Sésostris Ier a manifestement cherché à combattre ces velléités, notamment d’un point de vue
formel lors de l’établissement de sa
propre titulature royale qui n’est autre
que le prolongement idéologique de
BSFE 180
celle choisie par son devancier. À
Licht-Nord, les représentations de
Sésostris Ier, dans la décoration d’un
monument de type cultuel dédié
pour son père15, appartiennent probablement à ce même désir de
13
Voir par exemple le texte du rouleau de
cuir de Berlin (8-13), la biographie de
Sinouhé (R93), le texte de fondation du temple de Montou à Tôd (13), la stèle Florence
2540 du général Montouhotep érigée à
Bouhen en l’an 18 (6-7), ou encore la stèle
Caire RT 19-4-22-1 d’Éléphantine (6-8).
A. De Buck, «∞∞The Building inscription of
the Berlin Leather Roll∞∞», AnOr 17 (1938),
p. 48-57∞∞; R. Koch, Die Erzählung des
Sinuhe (BiAeg 17), 1990∞∞; Chr. Barbotin –
J.J. Clère, «∞∞L’inscription de Sésostris Ier
à Tôd∞∞», BIFAO 91 (1991), p. 1-32∞∞; J.H.
Breasted, «∞∞The Wadi Halfa stela of Senwosret I∞∞», PSBA 23 (1901), p. 230-235∞∞;
D. Franke, «∞∞Sesostris I., “∞∞König der beiden
Länder“∞∞ und Demiurg in Elephantine∞∞»,
dans P. Der Manuelian (éd.), Studies in
Honor of William Kelly Simpson, 1996,
p. 275-295.
14
Contra W. Helck, «∞∞Politische Spannungen zu Beginn des Mittleren Reiches∞∞»,
dans Ägypten, Dauer und Wandel. Symposium anlässlich des 75jährigen Bestehens des
Deutschen archäologischen Instituts Kairo
am 10. und 11. Oktober 1982 (SDAIK 18),
1985, p. 52∞∞; id., Politische Gegensätze im
alten Ägypten (HÄB 23), 1986, p. 37∞∞; Chr.
Barbotin – J.J. Clère, loc. cit., p. 1-32.
15
Blocs Metropolitan Museum of Art de
New York MMA 08.200.9, MMA 08.200.10,
MMA 09.180.13∞∞; musée égyptien du Caire
JE 31878. Publiés en dessin au trait par J.-E.
Gautier – G. Jéquier, Mémoire sur les fouilles
de Licht (MIFAO 6), 1902, respectivement
aux fig. 112, 110, 113 et 111.
27
reconnaissance sur le trône d’Égypte
par le biais du culte filial16.
La chronologie du règne de Sésostris Ier indique clairement qu’il n’y a
plus lieu de penser que la plupart des
chantiers dédiés à la construction de
sanctuaires divins, ou que les expéditions en direction des ressources
minéralogiques des déserts orientaux
et occidentaux, sont à situer dans la
deuxième moitié de son règne, après
l’expédition militaire en HauteNubie de l’an 1817. Cette dichotomie
entre une «∞∞période belliqueuse∞∞»
consacrée à la lutte contre des rivaux
puis à la manifestation de la puissance pharaonique en Nubie, et une
«∞∞ère pacifique∞∞» qui aurait vu l’émergence de pratiques artistiques particulièrement développées ne résulte
en réalité que d’une faiblesse documentaire et d’une approche thématique et non diachronique des événements. Or c’est durant la première
décennie que sont initiés les quatre
plus grands chantiers royaux∞∞: celui
du Grand Château d’Atoum à Héliopolis (an 3)18, celui du temple d’Osiris-Khentyimentiou à Abydos (vers
l’an 9)19, celui du Grand Château
d’Amon à Karnak (an 10)20 et enfin
celui du complexe funéraire de
Licht-Sud (au moins dès l’an 10, et
probablement même avant cette
date)21. Au surplus, il reste extrêmement délicat de proposer un schéma
chronologique aussi simple (guerre
28
vs paix) au vu de la très faible quantité de données datées et associées à
des édifices religieux d’une part et,
d’autre part, quand il semble que les
chantiers royaux ne s’interrompent
jamais vraiment, comme c’est le cas
à Karnak et Héliopolis où une activité de construction est encore attestée aux environs de l’an 31 pour la
fête jubilaire du souverain. De même,
l’achèvement du complexe funéraire
à Licht-Sud à partir de l’an 2422
laisse envisager un chantier courant
sur une période de 15 à 20 ans.
16
L. Gabolde, «∞∞Les temples “∞∞mémoriaux∞∞” de Thoutmosis II et Toutânkhamon
(un rituel destiné à des statues sur barques)∞∞»,
BIFAO 89 (1989), p. 127-178.
17
Contra Cl. Vandersleyen, op. cit., p. 59.
18
Le rouleau de cuir de Berlin (pBerlin
3029) mentionne ainsi la date de l’an 3, le
3e mois de la saison akhet, jour 8.
19
Voir notamment la stèle abydénienne
du subsitut du chancelier Méry (Louvre C 3),
datée de l’an 9, 2e mois de la saison akhet,
jour 20.
20
L’audience royale annonçant les
travaux est datée de l’an 10, 4e mois de la
saison peret, jour 24 sur un des blocs conservés du portique de Sésostris Ier à Karnak.
21
Control Notes du chantier de Licht
datées de l’an 10, 1er mois de la saison
chemou, jours 23 à 27.
22
Control Note E5, malheureusement de
localisation incertaine, sans doute dans le
secteur du temple funéraire. F. Arnold,
Control Notes and Team Marks (The South
Cemeteries of Lisht, II / PMMAEE XXIII),
1990, p. 131.
BSFE 180
La plus haute date certifiée pour
le règne de Sésostris Ier remonte à
l’an 45, conformément à la Liste
royale de Turin qui accorde quarante-cinq années complètes de
règne à ce souverain23. Mais on ne
peut exclure la possible existence de
documents datés de l’an 46 puisque
le jour de son accession au trône ne
correspond pas au Jour de l’An et
qu’il existe dès lors un décalage
dans la comptabilisation des années
complètes et des années calendaires.
L’insertion des statues dans ce
canevas chronologique souffre de
nombreuses difficultés, au premier
rang desquelles l’absence de date
explicite sur les œuvres elles-mêmes.
Notons toutefois que la mention
d’une date sur une statue est, par ailleurs, tout à fait exceptionnelle dans
l’Égypte pharaonique. Réalisées en
pierre, elles pourraient être rapprochées des expéditions à destination
des carrières d’où leur matière première a été extraite24∞∞; mais c’est
sans compter l’existence probable de
réserves (et donc de leur utilisation à
moyen et long terme), d’une documentation partielle sur la chronologie
de ces expéditions, et de l’impossibilité qu’il y a, a priori, de distinguer
les statues provenant de deux expéditions dans une même carrière. Le
contexte architectural est, en l’état
actuel de nos connaissances, le moyen
BSFE 180
le plus fiable pour dater une œuvre
puisque celle-ci fait partie intégrante
du bâtiment et de son programme
décoratif. Aussi n’y a-t-il guère que
les statues monumentales du portique de façade appartenant au
Grand Château d’Amon à Karnak et
les statues du complexe funéraire de
Licht-Sud qui soient assurément
datables par ce biais.
La constitution du corpus statuaire de Sésostris Ier repose principalement sur la consultation des
outils bibliographiques de base25 et
sur le croisement des références
acquises de proche en proche, en ce
23
Voir l’édition de A.H. Gardiner, The
Royal Canon of Turin, 1959, pl. II (p. V,
l. 19, fr. 64).
24
Voir par exemple l’expédition au ouadi
Hammamat en l’an 38 censée rapporter la
matière première requise pour la réalisation
de 150 statues et 60 sphinx. Pour des références récentes, se reporter à D. Farout, «∞∞La
carrière du wÌmw Amény et l’organisation
des expéditions au ouadi Hammamat au
Moyen Empire∞∞», BIFAO 94 (1994), p. 143172.
25
B. Porter – R. Moss, Topographical
bibliography of ancient Egyptian hieroglyphic texts, reliefs, and paintings, I-VIII,
1970-1999 (éd. revue et augmentée par J.
Malek)∞∞; J.M.A. Janssen et al., Annual Egyptological Bibliography, à partir de 1947
(publication poursuivie sous Online Egyptological Bibliography, Oxford).
29
compris via les inventaires des
musées et collections. Le corpus
ainsi réuni n’est exhaustif que dans
les limites du matériel publié et qu’il
m’est donné de connaître actuellement. Outre les indispensables
recherches historiographiques destinées à clarifier autant que faire se
peut le parcours des œuvres entre
leur lieu de découverte et les collections muséales, le descriptif des différentes statues procède de l’examen
personnel de visu de chacune des
représentations de Sésostris Ier. Dès
le départ, il apparaissait essentiel de
dépasser le biais que constitue la
publication éclatée du corpus. Mes
premières recherches m’avaient en
effet amené à constater la très grande
variabilité de l’information disponible sur les différentes pièces, tant
d’un point de vue qualitatif que
quantitatif. Le catalogue de cette
étude a sérié les œuvres rassemblées
en quatre catégories∞∞: les statues
dont il est possible de certifier
qu’elles sont des représentations de
Sésostris Ier grâce à leurs inscriptions ou leur contexte de découverte
(C 1-C 51)∞∞; les statues pour lesquelles je propose une attribution au
règne de ce souverain (A 1-A 22)∞∞;
les statues dont l’attribution à Sésostris Ier a été suggérée mais qui
demeure à mes yeux problématique
(P 1-P 12)∞∞; et, enfin, plusieurs fragments de base ou de pilier dorsal
30
appartenant à des statues de Sésostris Ier mais dont l’état de préservation réduit fortement l’intérêt iconographique (Fr 1-Fr 5). Dans le
présent catalogue ne figurent pas
les œuvres dont l’existence est attestée ou déduite des documents de
l’époque du règne de Sésostris Ier
mais qui sont perdues depuis l’Antiquité. De même ont dû être écartées
certaines œuvres dont la mention est
si laconique qu’elle ne permet pas
d’assurer leur identification ou leur
localisation.
La constitution du catalogue des
œuvres statuaires de Sésostris Ier est
inédite. L’étude de ce corpus, qui
comporte 90 pièces, complètes ou
fragmentaires, a permis de clarifier
substantiellement l’identification et
l’attribution des statues, de même
que de présenter des œuvres très peu
connues∞∞: par exemple la base de
statue fragmentaire du musée de
Florence, mise au jour par E. Schiaparelli à Dra Abou el-Naga et appartenant très probablement à une
œuvre du roi en orant26, ou les bouchons des vases canopes délaissés
26
Inv. 6328. D. Lorand, «∞∞Une base de
statue fragmentaire de Sésostris Ier provenant
de Dra Abou el-Naga∞∞», JEA 94 (2008),
p. 267-274.
BSFE 180
par les pillards de la chambre sépulcrale du souverain, à Licht27. Les
principales avancées concernent, au
sein des œuvres certifiées, la mise
en évidence que, contrairement à
une idée très largement répandue, la
statue EA 44 du British Museum
provient bien de Karnak – comme
l’atteste le dessin de son inventeur
R.W.H. Vyse – et non de Memphis28. La restitution de l’apparence
des colosses en granit de Tanis ainsi
que la clarification de leurs conditions de découverte par J.-J Rifaud
et W.M.Fl. Petrie, et de leurs déménagements successifs à Alexandrie,
au Caire et à Berlin29 constituent
également un progrès réel (fig. 1)30.
Quant aux statues en calcaire retrouvées dans une cachette au pied de la
pyramide royale à Licht-Sud (musée
égyptien du Caire CG 411-420),
l’analyse du contexte archéologique
– et en particulier la datation des
structures architecturales voisines de
la cachette – indique que ces dix
œuvres proviennent non de la cour
péristyle où on les replace traditionnellement31 mais, selon toute vraisemblance, du temple de la vallée
d’où elles auraient été transportées à
la fin de la XIIe ou au début de la
XIIIe dynastie (fig. 2). Les statues
attribuées au souverain avaient, dans
l’ensemble, déjà été proposées
comme œuvres appartenant au règne
de Sésostris Ier (sauf la petite tête
BSFE 180
d’Éléphantine en stuc découverte
par l’Institut allemand, inv. El.
K3700)32, ce que la mise en relation
avec les statues certifiées du souverain vient confirmer, y compris pour
27
CG 4001-4. G.A. Reisner, Canopics
(CGC nos 4001-4740 & 4977-5033), revised,
annotated and completed by M.H. Abd-ulRahman, 1967, p. 1-2, pl. LXVIII.
28
R.W.H. Vyse, Operations carried on at
the pyramids of Gizeh in 1837∞∞: with an
account of a voyage into Upper Egypt, and
an appendix (containing a survey by J.S.
Perring Esq., of the pyramids at Abu Roash,
and those to the southward, including those
in the Faiyoum), I, 1840, p. 82.
29
Trône de l’Ägyptisches Museum de
Berlin ÄM 7265, buste du musée égyptien du
Caire CG 384 et fragments du musée égyptien du Caire RT 8-2-21-1.
30
Le trône de Berlin ÄM 7265, le buste
CG 384 du Caire et la base enregistrée sous
le numéro RT 8-2-21-1 du même musée forment ainsi une statue, tandis que le buste et
le trône inventoriés sous le même numéro
RT 8-2-21-1 constituent les vestiges du
jumeau de la précédente. Le Registre temporaire et le Journal d’Entrée du musée égyptien du Caire encodent une relation erronée
entre les fragments RT 8-2-21-1 (de Sésostris
Ier) et la statue JE 37482 (appartenant à
Sésostris II, elle aussi découverte à Tanis par
J.-J. Rifaud).
31
À titre d’exemple J.-E. Gautier – G.
Jéquier, Mémoire sur les fouilles de Licht
(MIFAO 6), 1902, pl. XIV∞∞; S. Aufrère –
J.-Cl. Golvin, L’Égypte restituée, tome 3.
Sites, temples et pyramides de Moyenne et
Basse Égypte, 1997, p. 156.
32
W. Kaiser et alii, «∞∞Stadt und Tempel
von Elephantine. 13./14. Grabungsbericht∞∞»,
MDAIK 43 (1986), p. 113, Taf. 17a.
31
Fig. 1. Restitution graphique du colosse Caire CG 384 et Berlin ÄM 7265∞∞:
à gauche de face, à droite de 3/4. Cliché de l’auteur, fond d’image (trône)
© bpk/Ägyptisches Museum Staatliche Museen zu Berlin.
la petite tête E.2.1974 du Fitzwilliam
Museum de Cambridge33 pourtant
récemment réattribuée à la XXVe ou
XXVIe dynastie.
Les statues problématiques révèlent, quant à elles, les difficultés
liées à l’étude de la statuaire royale
32
du début de la XIIe dynastie, au sein
de laquelle les œuvres certifiées de
33
J. Bourriau, «∞∞Egyptian antiquities
acquired in 1974 by museums in the United
Kingdom∞∞», JEA 62 (1976), p. 146, no 7,
pl. XXIV 3.
BSFE 180
Fig. 2. Buste de l’une des dix statues
provenant de la cachette de Licht –
Caire CG 411.
Fig. 3. Buste appartenant à une dyade
d’Aménemhat Ier ou Montouhotep III –
Caire JE 67345.
Sésostris Ier sont nombreuses par
rapport à celles d’Aménemhat Ier et
Aménemhat II. Dès lors, le manque
d’éléments de comparaison a-t-il
sans doute joué en défaveur de ceuxci, et en particulier d’Aménemhat
Ier. C’est pourquoi je propose d’attribuer plus certainement à ce dernier
trois statues conservées au Caire34
(fig. 3), à Louqsor35 ou encore au
musée du Louvre36. De même, sans
être des représentations stricto sensu
d’Aménemhat II, mais plutôt des
représentations de génies de Haute
et Basse-Égypte, les statuettes en
bois stuqué et peint découvertes
dans une niche du mastaba d’Imhotep à Licht-Sud ont, en toute logique,
BSFE 180
34
Buste JE 67345 découvert dans le temple de Montou à Tôd. Une datation du règne
de Séankhkarê Montouhotep III n’est pas
formellement exclue.
35
Tête J 32 issue de l’Akh-menou de
Thoutmosis III à Karnak, transférée au musée
de Suez en 2008.
36
Tête E 10299 (provenance inconnue,
achat par le musée en 1889).
33
été sculptées sous son règne37. Enfin,
je pense que le groupe statuaire CG
555 du musée égyptien du Caire,
usurpé par Ramsès II à Coptos, a
originellement été produit pour
Amenhotep III et non pour un souverain du Moyen Empire38.
L’attribution ou la réattribution
des statues se fondent sur une
approche stylistique pragmatique,
déduite des caractéristiques plastiques des œuvres certifiées du pharaon. Elles mettent en évidence des
critères convergents quant à l’identification des statues de Sésostris Ier,
notamment dans le dessin des yeux,
celui des sourcils et de la bouche, la
forme générale du visage et la sculpture du cou entre le menton et les
clavicules. Le traitement de certains
regalia, en particulier l’uraeus,
constitue également de potentiels
indices d’attribution.
L’étude typologique des 51 statues certifiées de Sésostris Ier et des
22 œuvres attribuées à ce pharaon a
démontré que la quasi totalité des
formes statuaires étaient connues à
cette époque et ne procèdent pas
d’une innovation, à l’exception peutêtre des deux statues illustrant le roi
en adoration39. Mais plutôt que de se
cantonner à une utilisation servile de
modèles préexistants, leur mise en
œuvre paraît originale et témoigne
34
d’une maîtrise de ce catalogue typologique. Les variations observées
sur la récurrence ou l’absence d’un
item (uraeus etc.) s’expliquent par
l’existence de projets statuaires différents, mais il reste délicat de préciser leur motivation. En effet, il ne
me paraît pas possible de tirer avantage de ces constatations pour délimiter des pratiques propres à une
période du règne, une aire géographique ou une «∞∞école∞∞». Tout juste
peut-on signaler une cohérence de
pratique au sein d’un même groupe.
Enfin, il convient de remarquer que
ce corpus se caractérise par une
importante diversité de tailles. En
effet, les pièces sont généralement
37
Génie de Haute-Égypte conservé au
musée égyptien du Caire (JE 44951) et génie
de Basse-Égypte appartenant aux collections
du Metropolitan Museum of Art de New
York (MMA 14.3.17).
38
Voir D. Lorand, «∞∞Ramsès II admirait
aussi Amenhotep III. À propos du groupe
statuaire CG 555 du Musée égyptien du
Caire∞∞», RdE 62 (2011), à paraître début
2012. Contra Cl. Vandersleyen, «∞∞Ramsès II
admirait Sésostris Ier∞∞», dans E. Goring –
N. Reeves – J. Ruffle (éd.), Chief of Seers,
Egyptian Studies in Memory of Cyril Aldred,
1997, p. 285-290.
39
Statue du Museo Egizio de Florence
(inv. 6328) et statuette d’encensoir du musée
égyptien du Caire JE 35687. Pour cette dernière voir M. Hill (dir.), Gifts for the Gods.
Images from Egyptian temples, 2007, p. 9,
201, fig. 4-5, cat. no 1.
BSFE 180
plus grandes que nature, parfois
même gigantesques et pour de similaires à celles-ci il faut remonter au
règne de Chépseskaf (Ve dynastie)40.
L’essentiel des statues certifiées et
attribuées à Sésostris Ier atteint ou
dépasse en effet les 2 m (y compris
des statues assises du souverain) avec
53 items sur 6541, dont dix font
plus de 3 m (notamment CG 384/
ÄM 7265 et JE 37465, deux statues
assises du souverain découvertes à
Tanis), cinq plus de 4 m (dont la série
provenant du portique de façade du
temple d’Amon-Rê à Karnak) et sept
dépassent les 7 m (dont le fameux
«∞∞colosse debout de Ramsès II∞∞» à
Memphis42). La hauteur moyenne des
65 statues de ce corpus s’établit aux
alentours de 2,80 m de haut.
Dans un contexte chronologique
défini, l’étude stylistique des statues
de Sésostris Ier permet de comprendre
l’apparente diversité des styles dans
le corpus, diversité que J. Vandier
avait proposé en son temps d’attribuer à «∞∞Quatre Écoles d’Art∞∞»43. Ce
concept souffre aujourd’hui de nombreuses critiques, essentiellement
épistémologiques et heuristiques. La
principale est précisément de questionner ces variations sans regard sur
la chronologie probable des œuvres,
toute analyse étant dès lors rapportée
à un vide temporel et à une hyperconsistance géographique44.
BSFE 180
Il est pourtant possible de constater, dans le cas de la statuaire
d’Aménemhat Ier, que les œuvres
portant effectivement son nom, sans
qu’il s’agisse de palimpsestes45, présentent plusieurs caractéristiques
stylistiques communes avec des
œuvres de Sésostris Ier datables du
40
Tête du musée égyptien du Caire JE
52501 faisant 75 cm, soit une hauteur totale
restituée de près de 4 m, si le souverain était
assis.
41
Total des statues certifiées et attribuées,
compte non tenu du sphinx CG 42007, de
l’encensoir JE 35687, des quatre bouchons
de vases canopes CG 4001- CG 4004, et des
colosses de Bubastis pour lesquels nulles
dimensions ne sont données.
42
Pour son attribution au règne de
Sésostris Ier, cf. la démonstration de H. Sourouzian, «∞∞Standing royal colossi of the
Middle Kingdom reused by Ramesses II∞∞»,
MDAIK 44 (1988), p. 229-254, Tf. 65-68.
43
J. Vandier, Manuel d’archéologie égyptienne, III, Les grandes époques∞∞: la statuaire, 1954, p. 173-179.
44
La critique de cette approche a été
présentée par l’auteur dans une communication intitulée∞∞: «∞∞The “∞∞Four Schools of Art∞∞”
of Senwosret I∞∞: Is It Time for a Revision∞∞?∞ »,
à l’occasion du colloque international Art
and Society∞∞: Ancient and Modern Contexts
of Egyptian Art organisé au musée des
Beaux-Arts de Budapest en mai 2010. Les
actes de cette rencontre sont en préparation.
45
Statues Caire JE 37470 et Caire JE
60520. H. Sourouzian, «∞∞Features of Early
Twelfth Dynasty Royal Sculpture∞∞», Bull.
Eg.Mus. 2 (2005), p. 104, pl. I-II∞∞; H. Gauthier, «∞∞Une nouvelle statue d’Amenemhêt
Ier∞∞», dans P. Jouget (dir.), Mélanges Maspero I/1 (MIFAO 66), 1935-1938, p. 43-53.
35
Fig. 4. Détail du pilier osiriaque
découvert à Karnak – Caire JE 48851.
début de son règne, comme les
colosses osiriaques en calcaire de
Karnak46 (fig. 4) ou le sphinx issu du
même site47. À l’autre extrémité du
règne de Sésostris Ier, les statues
monumentales de ce roi découvertes
à Tanis48, suite à leur usurpation par
Mérenptah, annoncent les œuvres
regroupées par B. Fay et attribuées
par elle à l’époque d’Aménemhat
II49. Le corps puissant, presque musculeux dans sa construction des
épaules, de la poitrine, de l’abdomen,
des jambes et des bras, va de pair
avec un visage plus carré, travaillé
36
autour de la bouche – large, horizontale et aux commissures tombantes
– et doté d’yeux grands ouverts,
avec une paupière supérieure très
incurvée et surmontée d’un sourcil
en relief partant de la racine du nez.
On retrouve ces éléments caractéristiques dans les statues datables
d’Aménemhat II conservées au
Museum of Fine Arts de Boston
(MFA 29.1132) ou au musée du
Louvre (sphinx A 23). Le rapprochement entre la statue JE 37465 de
Sésostris Ier et le sphinx A 23 du
Louvre incite même, ainsi que l’a
très justement fait remarquer B. Fay,
à considérer ces deux œuvres comme
issues d’un même atelier royal à peu
d’années d’écart, montrant une transition insensible entre les deux
règnes successifs50.
Au milieu du règne, à partir de
la seconde moitié de la troisième
décennie, deux ensembles doivent
sans doute coexister. À Karnak d’une
part, avec les œuvres osiriaques en
46
Musée égyptien du Caire JE 48851 et
musée d’art égyptien ancien de Louqsor J
174.
47
Musée égyptien du Caire CG 42007.
48
Voir notamment le buste CG 384 et la
statue JE 37465 du musée égyptien du Caire.
49
B. Fay, The Louvre Sphinx and Royal
Sculpture from the Reign of Aménemhat II,
1996.
50
B. Fay, op. cit., p. 57-58.
BSFE 180
Fig. 5. Tête d’un colosse osiriaque en grès
trouvée à Karnak – Caire JE 71963.
Fig. 6. Détail d’un colosse en granit de
Karnak – Caire JE 38286.
grès51 (fig. 5) provenant très certainement du portique occidental de
Sésostris Ier – sans doute construit
sous la supervision du «∞∞responsable
des choses scellées∞∞» Montouhotep à
l’approche du Heb-Sed de l’an 31 –,
lot de statues complété, par comparaison stylistique, avec les statues
en granit JE 38286 et JE 38287
du musée égyptien du Caire (fig. 6).
La face du souverain est sub-rectangulaire, sensiblement arrondie,
avec des pommettes marquées et
une bouche horizontale légèrement
souriante. Les yeux sont plus petits
que dans les colosses osiriaques
adossés à un pilier de Karnak, ou
dans celles trouvées à Tanis. L’autre
ensemble est formé par les pièces du
temple funéraire de Sésostris Ier à
Licht, dont la mise en place dans les
BSFE 180
51
Voir leur publication initiale par J.-Fr.
Carlotti – L. Gabolde, «∞∞Nouvelles données
sur la Ouadjyt ∞∞», CahKarn XI/1 (2003),
p. 259-261, fig. 5, pl. IV-VIII.
37
Fig. 7. Détail d’une statue osiriaque
ornant la chaussée montante de Licht –
Caire CG 398.
Fig. 8. Buste de Berlin ÄM 1205.
Cliché de l’auteur, avec l’aimable
autorisation de bpk/Ägyptisches Museum
Staatliche Museen zu Berlin.
niches de la chaussée montante a
pu être effective dès l’an 25 – statues osiriaques CG 397 à CG 402
(fig. 7) – et sans doute dans un laps
de temps similaire pour les statues
assises en calcaire (CG 411-CG 420)
(fig. 2).
modèles. L’étude stylistique montre
en effet que ce monarque reprend,
dans un premier temps, une partie
des caractéristiques plastiques des
statues de son père Aménemhat Ier
ainsi que, en filigrane et sans doute
par cet intermédiaire, des éléments
Dans la totalité du corpus, la statuaire de Sésostris Ier associe un
corps athlétique et jeune – indépendamment de la chronologie des
œuvres statuaires52 – à un visage
construit à la confluence de plusieurs
52
L’évolution stylistique aurait même une
tendance contra-naturelle en renforçant progressivement le traitement naturaliste du
corps et en insistant sur la sculpture des musculatures dans les œuvres monumentales
attribuées à la fin du règne de Sésostris Ier.
38
BSFE 180
sous-jacents remontant à Montouhotep III et Montouhotep II (fig. 8). La
distance temporelle entre le second
pharaon de la XIIe dynastie et l’artisan de l’unification de l’Égypte au
milieu de la XIe dynastie, associée à
une rupture généalogique manifeste
dans la lignée royale à l’issue du
règne de Montouhotep IV, exclut
définitivement d’y voir le reflet de
quelconques traits physiques familiaux transmis de génération en génération53, compte non tenu du fait que
l’art égyptien n’est pas un art photographique et objectif et n’aurait en
aucun cas pu véhiculer ces traits
physionomiques héréditaires54. Cette
proximité plastique des œuvres du
début du règne de Sésostris Ier avec
celles de ses devanciers s’explique
très certainement par la volonté d’exprimer un rattachement politique et
idéologique à de prestigieux ancêtres,
au-delà de la mise en place d’une
nouvelle lignée familiale et du déplacement de la capitale de Thèbes à
Licht. Dans la mesure où la «∞∞selfpresentation∞∞» définie par J. Assmann met en image non plus la personne physique et individuelle du
pharaon, mais donne un réceptacle
bi- ou tridimensionnel à l’Institution
divine de la royauté transcendant le
corps biologique du souverain55, la
statuaire de Sésostris Ier inscrit donc
ce dernier dans la Royauté de ses
prédécesseurs plutôt que dans leur
BSFE 180
généalogie réelle. Ce rapport trouve
d’autres expressions dans la dédicace
de monuments – telle la table d’offrandes d’Abydos pour Montouhotep
III56 – ou l’enfouissement in situ des
vestiges architecturaux des états
antérieurs de divers édifices cultuels,
comme à Tôd57. Une telle démarche
autorise le roi à asseoir son pouvoir
dans une tradition iconographique
qui a tout autant valeur programmatique que la définition de son identité
anthroponymique58.
La mobilisation des ancêtres ne
se limite toutefois pas au Moyen
Empire∞∞: la production des œuvres
mises au jour dans le complexe
53
M. Müller, «∞∞Die Königsplastik des
Mittleren Reiches und ihre Schöpfer∞∞: Reden
über Statuen – Wenn Statuen reden∞∞», Imago
Aegypti 1 (2005), p. 57.
54
Contra Cl. Vandersleyen, «∞∞Objectivité
des portraits égyptiens∞∞», BSFE 73 (1975),
p. 5-27.
55
J. Assmann, «∞∞Preservation and Presentation of Self in Ancient Egyptian Portraiture∞∞»,
dans P. Der Manuelian (éd.), Studies in Honor
of William Kelly Simpson, 1996, p. 63.
56
Musée égyptien du Caire CG 23005.
A.B. Kamal, Tables d’offrandes (CGC nos
23001-23256), 1, 1906, p. 5-6.
57
D. Arnold, «∞∞Bemerkungen zu den
frühen Tempeln von El-Tôd∞∞», MDAIK 31
(1975), p. 175-186.
58
Sur ce thème, voir l’étude de L. Postel,
Protocole des souverains égyptiens et dogme
monarchique au début du Moyen Empire.
Des premiers Antef au début du règne
d’Aménemhat Ier (MRE 10), 2004.
39
funéraire de Sésostris Ier à Licht utilise sans nul doute comme référent
la statuaire – royale – de l’Ancien
Empire. Les statues assises en calcaire CG 411-CG 420 (fig. 3) reprennent un modèle développé sous
Chéphren pour son temple d’accueil
à Giza, et ce n’est sans doute pas un
hasard que le deuxième pharaon de
la XIIe dynastie, cherchant à restaurer l’image et la puissance de la
royauté, réinvestisse le règne de
celui qui est probablement l’artisan
des représentations nouvelles de
Pharaon en tant que garant d’une
institution. D’après R.E. Freed,
l’émulation de l’Ancien Empire au
cours de la XIIe dynastie n’a jamais
été aussi forte que dans la conception de la statuaire ornant le temple
funéraire de Sésostris I59. De manière
générale, l’adoption pour le complexe pyramidal de Licht de formes
architecturales funéraires conçues au
début de la IVe dynastie, et continuellement développées jusqu’à la
fin de la VIe dynastie, marque un
attachement symbolique et idéologique à une royauté solaire dans
laquelle le souverain n’est plus un
simple administrateur foncier mais
bien une manifestation du démiurge60. La pyramide du roi est d’ailleurs le plus grand monument funéraire de ce type depuis le règne de
Néferirkarê-kakaï de la Ve dynastie,
tandis que le temple cultuel est un
40
avatar des complexes érigés durant
la VIe dynastie61. Ainsi Sésostris Ier
marque-t-il tant le paysage archéologique que l’imagerie royale à l’aide
d’un référent puissant, et magnifie-til l’aura de sa propre gouvernance en
tissant un lien étroit avec ces pharaons du passé. Ces liens sont aussi
à l’œuvre dans la dédicace à Karnak
de plusieurs statues de monarques,
notamment de la Ve dynastie62, pour
former ce qui pourrait être un prototype de la chapelle des Ancêtres
thoutmoside.
59
Même si Mme Freed reconnaît que
«∞∞Though they may demonstrate superficial
mastery of the Old Kingdom style, particularly in their attempt to reproduce the ideal
body, they lack the inner strength and nobility of spirit that are the hallmarks of the
Pyramid Age.∞∞», cf. R.E. Freed, «∞∞Sculpture
of the Middle Kingdom∞∞», dans A.B. Lloyd
(éd.), A Companion to Ancient Egypt
(Blackwell Companions to the Ancient
World), II, 2010, p. 892.
60
B.J. Kemp, Ancient Egypt. Anatomy of
a Civilization, 2006, p. 108.
61
D. Arnold, The Pyramid of Senwosret I
(The South Cemeteries of Lisht, I / PMMAEE
XXII), 1988, p. 56-57, 64.
62
Statue de Sahourê conservée au musée
égyptien du Caire (CG 42004) et statue acéphale de Niouserrê (British Museum EA 870)∞∞;
cette dernière n’a pas de provenance connue,
mais on ne peut exclure formellement le site de
Karnak, G. Legrain, Statues et statuettes de
rois et de particuliers (CGC nos 42001-42138),
1, 1906, p. 3-4, pl. II∞∞; H.G. Evers, Staat aus
dem Stein. Denkmäler, Geschichte und Bedeutung der ägyptischen Plastik während des mittleren Reichs, 1929, p. 36, Abb. 7.
BSFE 180
L’image du roi véhicule dès lors
non seulement une identité politique
de préservation des structures et fondements du pouvoir pharaonique tel
que renouvelé par Montouhotep II
lors de l’unification du Double-Pays,
mais également une justification au
rétablissement de la royauté solaire
de l’Ancien Empire depuis le déménagement de la capitale vers ItjTaouy sous le règne d’Aménemhat
Ier, peut-être de façon concomitante
à son changement de titulature,
passant de Séhétepibtaouy Aménemhat Ier à Séhétepibrê Aménemhat Ier.
Cette identité plastique tendra à se
modifier au fil du règne, laissant
progressivement place à un «∞∞naturalisme∞∞» qui doit sans doute se
comprendre comme une évolution
de la perception de la royauté égyptienne. Il semble en effet qu’à partir
du règne de Sésostris Ier – et en tout
cas après ses débuts – on assiste à
une transition entre d’une part une
Institution pharaonique dominée par
la présence des dieux et leur volonté
et, d’autre part, un «∞∞portrait∞∞» royal
présentant le souverain comme responsable de ses décisions, même s’il
doit toujours en rendre compte à ses
créateurs63.
Le règne de Sésostris Ier se caractérise donc principalement par une
monumentalisation des réalisations
statuaires. Le souverain se présente
BSFE 180
de façon imposante dans le pays tout
entier, et son image absorbe de multiples référents chronologiques prestigieux remontant à la fois aux
règnes qui précèdent immédiatement
le sien et à ceux des pharaons de
l’Ancien Empire. Ces références
caractérisent le moment crucial de
son accession au trône et du lancement de sa politique architecturale
durant, au moins, la première décennie de son règne. Le «∞∞portrait∞∞» de
Sésostris Ier tendra par la suite à
s’autonomiser davantage, en orientant l’iconographie royale vers ses
futurs développements «∞∞naturalistes∞∞» de la fin de la XIIe dynastie,
et annonce les corpus statuaires de
Sésostris III et Aménemhat III64.
63
D. Wildung, «∞∞Une présence éternelle.
L’image du roi dans la sculpture∞∞», dans Chr.
Ziegler (dir.), Les Pharaons, 2002, p. 203204. L’aboutissement de ce processus durant
le Moyen Empire se concrétise dans la statuaire de Sésostris III et Aménemhat III, sans
pour autant que l’on puisse prétendre à une
approche «∞∞psychologisante∞∞» de la personnalité individuelle de ces souverains, le
«∞∞naturalisme∞∞» des traits ne signifiant pas
l’abandon de conventions sémiotiques. Voir
l’article de R. Tefnin, «∞∞Les yeux et les
oreilles du Roi∞∞», dans M. Broze – Ph. Talon
(éd.), L’atelier de l’orfèvre. Mélanges offerts
à Ph. Derchain (Lettres Orientales 1), 1992,
p. 147-156.
64
F. Polz, «∞∞Die Bildnisse Sesostris’ III.
und Amenemhets III. Bemerkungen zur
königlichen Rundplastik der späten 12.
Dynastie∞∞», MDAIK 51 (1995), p. 227-254.
41
Fig. 9. Détail de la scène 10’ de la Chapelle blanche – musée de plein air à Karnak.
Cliché de l’auteur, avec l’aimable autorisation du CFEETK.
42
BSFE 180
Cette évolution est également perceptible dans le traitement des reliefs
des temples∞∞: l’on observe ainsi une
très nette différence entre les représentations datées de l’an 10 du
temple d’Amon-Rê à Karnak65 – peu
modelées et peu détaillées – et celles
de la Chapelle blanche une vingtaine
d’années plus tard (fig. 9), voire les
reliefs de l’Entrance Chapel de Licht
sculptés à l’extrême fin du règne de
Sésostris Ier sinon sous celui d’Aménemhat II66.
Cette mise en image de sa politique se fait à son propre bénéfice
puisqu’il est tant le commanditaire
d’un produit fini que le détenteur
des matières premières et des forces
logistiques et administratives autorisant leur exploitation. Le pays dans
son ensemble tourne autour d’un
projet conçu de manière cohérente et
visant manifestement à magnifier
l’institution dont le roi est le dépositaire. Œuvres de gloire pour l’éternité, elles révèlent cependant que
le pharaon tire une part certaine
de sa légitimité de la bonne volonté
des dieux qui lui ont accordé de
BSFE 180
s’emparer de ce pays. C’est donc
aussi, peut-être même avant tout,
un investissement sans précédent,
témoignant de sa reconnaissance et
de son entière dévotion à ce qui se
dessine comme un projet divin dont
l’exécution lui est confiée.
En l’absence de la momie de
Sésostris Ier, qui nous empêche de
rapporter cette iconographie construite à la réalité biologique du souverain, seule la représentation façonnée par et pour le pharaon nous est
parvenue… ce qui n’est en définitive, et le hasard aidant, peut-être
pas étranger à l’intention qu’avait le
pharaon de voir son corps idéologique et politique se substituer à sa
personne physique, et d’être ainsi au
monde pour l’éternité.
65
Notamment le pilier du musée égyptien
du Caire JE 36809. L. Gabolde, Le «∞∞Grand
château d’Amon∞∞» de Sésostris Ier à Karnak.
La décoration du temple d’Amon-Rê au
Moyen Empire (MAIBL 17), 1998, p. 89-93,
§130-134, pl. XXV, XXVIII-XXIX.
66
Relief du musée égyptien du Caire JE
63942. Voir D. Arnold, op. cit., p. 78-83,
pl. 49-51, 53-56.
43
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