PERCEPTION Christophe CASTANO 1 et Gabriel MOSER 2 INFORMATIONS, PERCEPTION DE LA POLLUTION DE L’AIR ET ACTIONS PRÉVENTIVES : LES RAISONS DE DISCORDANCES MULTIPLES RÉSUMÉ 1 Chargé d’études à l’APPA Comité NordPas de Calais, [email protected] 2 Professeur de Psychologie Environnementale, Laboratoire de Psychologie Environnementale, CNRS, Université Paris 5. gabriel.moser @univ-paris5.fr On constate couramment dans le public comme chez les acteurs de la prévention de la pollution de l'air des surestimations ou des sous-estimations de nuisances et de risques liés à l'exposition, comparés aux diagnostics des experts. Ces discordances peuvent avoir des conséquences dommageables sur la qualité de vie et la santé des personnes. Elles peuvent aussi altérer la confiance mutuelle entre le public et les acteurs de la prévention. Cet article vise à donner des éléments de compréhension de ces discordances en se centrant préférentiellement sur le point de vue du public. Trois critères d'expression de la gêne et de la perception du risque sont présentés : l'exposition perçue, la capacité perçue de contrôle et la relation au cadre de vie. INTRODUCTION On constate couramment dans le public comme chez les acteurs de la prévention (pouvoirs publics, agences, associations, etc.) des surestimations ou des sous-estimations de nuisances et de risques sur l'exposition, par rapport aux diag- nostics opérés par les experts. En effet, l'information en matière de pollution atmosphérique rencontre des difficultés car la pollution de l'air est multiforme, difficilement détectable, et les effets sur la santé comportent de nombreuses incertitudes spatio-temporelles. Ces discordances peuvent avoir des conséquences dommageables, à la fois sur les comportements adoptés ou non par les personnes exposées, ce qui peut perturber leur qualité de vie et leur santé, mais aussi sur la confiance mutuelle entre le public et les acteurs de la prévention. Dans ces conditions, comment rendre l'information plus compréhensible et utilisable ? Cet article vise à donner des éléments de compréhension de ces discordances en se centrant préférentiellement sur le point de vue du public. Ce faisant, il y a lieu de distinguer la capacité de l'individu à traiter l'information et à apprécier son exposition à la pollution de l'air d'une part, et sa perception de l'opportunité et de la capacité à réagir à ces informations et ses réactions ou non réactions, d'autre part. Air Pur N° 73 - Deuxième semestre 2007 - 5 I - DES DISCORDANCES ENTRE L'INFORMATION SUR L'EXPOSITION ET LA PERCEPTION DU PUBLIC Il existe deux cas particulièrement emblématiques de discordance. Dans le premier cas, les acteurs de la prévention alertent les populations sur leur exposition à des conditions environnementales nocives sans que toutefois ces dernières n'estiment la situation comme préoccupante, ni qu'elles mettent en pratique les comportements de protection adéquats préconisés. Dans le second cas, les populations estiment subir des nuisances dangereuses et intolérables alors que les mesures de pollution effectuées n'indiquent pas d'exposition à de telles conditions nocives. Autrement dit, la mesure de l'exposition ne coïncide pas toujours avec la gêne ou le risque perçu par les populations. On peut résumer schématiquement ces différents cas à travers la figure suivante : Figure 1 : Relation entre l’exposition et l’expression de la gêne et/ou le risque perçu (adaptée de Moser, 2007) Alors que dans les cas 1a et 2b, la gêne ressentie et le risque perçu rejoignent les mesures effectuées, c'est-à-dire le degré de pollution constaté, les deux autres cas de figure (1b et 2a) font apparaître des discordances que les acteurs de la prévention doivent non seulement clairement identifier, mais aussi auxquelles ils doivent tenter de proposer des solutions pour y remédier. Quelles sont les difficultés rencontrées pour informer la population sur son niveau d'exposition, sur les causes et les effets de cette exposition, et sur les moyens à mettre en œuvre pour réagir ? Tenter de répondre à ces questions nécessiterait de multiples éclairages que l'on ne peut exposer ici de façon exhaustive. Il faut d'une part analyser pourquoi et comment les acteurs de la prévention construisent des outils de mesure et de communication sur l'exposition. Il faut d'autre part considérer les raisons qui amènent les individus à exprimer ou non une gêne et à déterminer le degré de risque associé à l'exposition. C'est ce deuxième aspect que nous allons aborder à présent. 6 - Air Pur N° 73 - Deuxième semestre 2007 II - LES CRITÈRES D’EXPRESSION DE LA GÊNE ET DE LA PERCEPTION DU RISQUE Nous présentons ici trois critères interdépendants qui ont une incidence plus ou moins importante sur l'expression de la gêne et/ou la perception du risque. 1 - La perception de l’exposition à des conditions environnementales nocives Il est difficile pour les individus de connaître leur niveau d'exposition à la pollution de l'air. Selon une enquête récente réalisée auprès de 1504 Français représentatifs de la région parisienne, de la région Nord-Pas de Calais et de la communauté urbaine d'Angers, environ 88% déclarent ne pas connaître le niveau de la pollution de l'air là où ils habitent (Charles et al., 2007). Mais près d'une personne sur deux a déjà constaté des effets de la pollution de l'air sur sa santé ou celle de ses proches. Et 80% des personnes interrogées estiment que la pollution constitue un facteur de stress, qu'elles habitent en milieu rural ou urbain (Moser et al., 2006). Quels liens les individus établissent-ils entre l'exposition et les effets sur la santé ? Ils peuvent d'une part déduire leur niveau d'exposition à partir des manifestations physiques ou des risques perçus. Ils peuvent aussi déduire l'existence d'effets sur la santé à partir de leur exposition perçue. Ces deux modes de pensée peuvent parfois s'exprimer conjointement dans certaines plaintes des individus. C'est notamment le cas du syndrome psychogène (voir section 3 sur le syndrome du bâtiment malsain). Ces estimations peuvent se révéler en décalage avec les avis des experts qui ne mesurent en routine que la pollution de l'air extérieur, alors que chaque individu passe 80% de son temps environ chez lui. Par ailleurs, la gêne ou le risque que représente la pollution de l'air peuvent être surévalués ou sous évalués en fonction de l'importance que l'on accorde à la visibilité des effets ou au contraire à leur invisibilité. Les confusions observées s'expliquent par la multiplicité des causes et des effets liés aux conditions d'exposition. Ainsi, un effet de la pollution peut se rapporter à des causes multiples agissant conjointement ou indépendamment l'une de l'autre. De même, une même cause peut entraîner de multiples effets, plus ou moins nocifs, et agissants à différentes échelles spatio-temporelles. 2 - La capacité perçue de contrôle Pour différentes pollutions comme celle de l'air, l'expression de la gêne et/ou la perception du risque est modulée par la perception de la capacité à lui faire face. Si une capacité perçue éle- vée peut parfois entraîner une diminution de la gêne et/ou du risque perçu, une incapacité perçue peut entraîner des effets divers et opposés. Ainsi, selon les contextes et les individus, elle intensifie l'impression de danger (par exemple concernant les risques perçus d'un accident industriel). Ces craintes peuvent alors entraîner un stress additionnel perturbant la qualité de vie des individus. Elle peut aussi au contraire entraîner sur le long terme une minimisation, un oubli ou un déni du risque et/ou de la nuisance. Il peut ainsi s'agir d'un processus de réduction de la dissonance cognitive, consistant à minimiser l'inconfort dû à l'exposition atmosphérique, et à revaloriser le confort procuré par d'autres aspects environnementaux. Par ailleurs, les nouveaux risques atmosphériques placent le public comme les acteurs en face d'un dilemme : agir dans l'incertitude ou ne rien faire, car le temps de la mesure ne correspond pas au temps de l'action. En effet, il existe des menaces dont on ne peut clairement identifier les effets éventuels que rétrospectivement. Face à des risques mal connus, l'expérience ne peut aider à anticiper tous les effets d'une décision, qui de surcroît peuvent s'avérer irréversibles. Dans un schéma inhabituel, l'action précède et détermine la connaissance (Charles, 2007). C'est dans ce contexte que se pose la pertinence du principe de précaution face à ces risques atmosphériques (nanoparticules, champs électromagnétiques, dissémination des OGM...). Comment décider d'agir si l'on ne peut s'appuyer sur des mesures claires et instantanées ? L'incertitude des effets place souvent le public comme les acteurs en face d'un choix délicat : agir au risque de s'exposer à des effets irréversibles, ou ne rien faire au risque de se passer d'effets potentiellement bénéfiques pour la qualité de vie. 3 - La place de la pollution de l’air dans le cadre de vie De nombreuses études ont montré que l'expression de la gêne et/ou la perception d'un risque dans un environnement familier dépend de la satisfaction que l'on éprouve à évoluer dans cet environnement. Par exemple, un individu insatisfait de son cadre résidentiel peut exprimer cette insatisfaction à travers une nuisance, surtout si celle-ci est reconnue socialement et dont l'origine est une source hautement probable (la pollution en provenance d'une usine ou d'une voie à grande circulation). On peut identifier ainsi une explication au cas 2a de la figure 1. A l'inverse, le cas où l'individu est exposé à une pollution atmosphérique, sans qu'il n'exprime de gêne conséquente (cas 1b) peut s'expliquer par trois différents cas de figure : soit par un défaut de perception de la part du sujet exposé (il n'identifie pas de pollution), soit par un phénomène d'adaptation à la pollution, soit par un dénie dans le cas d'une satisfaction résidentielle élevée, ceci dans un souci de congruence cognitive. L'exposition à la nuisance et/ou au risque est alors, dans l'esprit de l'individu, compensée par d'autres aspects positifs composant l'environnement de résidence (Moser, 2007). Le rôle de la satisfaction par rapport à son lieu de vie prend parfois une importance capitale pour comprendre des situations ambiguës dans lesquelles des individus se plaignent de symptômes somatiques alors qu'aucune preuve scientifique formelle n'est établie. Un exemple est donné à la section suivante. Mais précisons que parfois des doutes subsistent dans certaines situations, notamment au regard d'événements passés où ni le public, ni surtout les autorités compétentes, n'ont reconnus suffisamment tôt les effets néfastes de l'exposition à certaines conditions environnementales (l'affaire de l'amiante, le nuage de Tchernobyl...). III - LE SYNDROME DU BÂTIMENT MALSAIN Il existe des cas où des personnes évoluant dans un même bâtiment souffrent de symptômes somatiques (manifestations allergiques, maux de tête ou de ventre, nausées, etc.) qu'ils attribuent à une mauvaise qualité de l'air, alors que les experts ne peuvent détecter avec certitude une relation avec la qualité de l'air ambiant. Dans certains cas, de possibles facteurs entraînant des effets sur la santé (ventilation défectueuse par exemple) sont isolés, sans que toutefois des seuils de dangerosité soient atteints. Les épisodes ont lieu le plus souvent en milieu scolaire ou professionnel et peuvent toucher de quelques individus à plusieurs centaines. On parle à ce sujet de syndrome psychogène collectif ou d'épidémie de malaises d'étiologie non expliquée (pour une définition et des exemples, voir bulletin épidémiologique de l'InVS, 2007). Les populations et lieux concernés étant très diversifiés, il est difficile d'identifier des caractéristiques communes aux populations touchées. On remarque toutefois que les femmes sont plus souvent concernées que les hommes (Jones, 2000; Vandentorren et al., 2007). 1 - La relation au cadre de vie Ces manifestations psychosomatiques illustrent les difficultés à prendre en compte les craintes des individus et à apporter des réponses satisfaisantes. En milieu professionnel, "il n'est pas rare de retrouver des situations de conflits sociaux sous-jacents, des mauvaises conditions de travail, des rapports hiérarchiques problématiques ou des situations de management défectueux" (Vandentorren et al., op. cit.). On retrouve alors l'explication donnée plus haut au cas 2a : les perAir Pur N° 73 - Deuxième semestre 2007 - 7 sonnes insatisfaites de leur cadre de travail expriment cette insatisfaction à travers une nuisance liée à la pollution de l'air. 2 - Une dynamique collective Une autre difficulté dans la gestion de ces situations concerne le caractère dynamique de ce syndrome. Le nombre d'individus se plaignant de symptômes peut augmenter ou diminuer très rapidement, en fonction notamment des informations circulant dans le bâtiment et de l'importance que l'on accorde aux personnes les diffusant. On est ici en face d'un phénomène de contagion de groupe similaire à celui à l'œuvre dans les rumeurs, et qui remplit des fonctions bien connues : renforcer la cohésion à l'intérieur du groupe, renforcer le sentiment d'appartenance des membres à ce groupe, donner des explications aux aspects inconnus de l'environnement qui les entoure, et enfin renforcer le contrôle sur cet environnement. Lors de certains épisodes, le simple fait de prendre des mesures dans le bâtiment peut légitimer et renforcer la conviction d'un lien entre l'exposition et les manifestations somatiques observées. Cela peut alors aussi multiplier le nombre de personnes se plaignant de symptômes. La gestion de ce type de situation nécessite donc des compétences managériales. Certaines directions sont tentées d'évacuer les préoccupations des employés afin de ne pas amplifier la crise. Toutefois, pendant ou en dehors des moments de crise, la prise en compte de l'environnement de travail, notamment par des interventions sur le bâtiment, entraîne le plus souvent des effets bénéfiques, tant au niveau du bien-être des employés que de leur efficacité au travail, comme l'a montré E. Mayo dans ses recherches (Mousli, 2007). Dans bien des cas, il est donc préférable de surveiller de manière préventive et régulière plutôt que d'attendre l'apparition de telles crises qui peuvent entraîner de lourdes conséquences sur le fonctionnement des établissements. IV - PERSPECTIVES 1 - Renforcer la confiance Qu'il s'agisse de la qualité de l'air ou d'autres aspects environnementaux, une donnée centrale en jeu est la confiance mutuelle entre le public et les acteurs de la prévention, et au premier rang les pouvoirs publics. De nombreuses études indiquent un important déficit de confiance envers les autorités publiques (enquête AFSSET, 2006, par exemple). Il est intéressant de noter à ce propos, que le public accorde moins de confiance aux autorités nationales et européennes qu'à celles plus locales. 8 - Air Pur N° 73 - Deuxième semestre 2007 Une manière d'aborder la question de la confiance mutuelle consiste à s'interroger sur notre modèle de gouvernance, et sur le rôle des pouvoirs publics dans la gestion de la qualité de l'air. Il s'agit notamment de remédier au fait que les pouvoirs publics ne sont pas perçus comme exemplaires, qu'ils sont souvent considérés comme illégitimes car ne représentant pas l'intérêt général mais plutôt leurs intérêts particuliers. Se pose aussi la question des séquences d'intervention des pouvoirs publics. Bien souvent, c'est lors des crises médiatisées que l'action des pouvoirs publics devient visible. Ces crises permettent parfois de restaurer leur légitimité auprès du public, mais elles peuvent aussi au contraire détruire en quelques instants le long travail de confiance instauré sur la durée. Pour prévenir les crises, certaines voix appellent les pouvoirs publics à partager davantage les prises de décisions, notamment en instaurant de nouveaux dispositifs de concertation : forums hybrides, conférences citoyennes, etc. (voir par exemple Callon et al., 2001). Ces dispositifs ont pour objectif d'intégrer les citoyens comme des acteurs à part entière de la prévention, en leur faisant tenir leur rôle d'"usager expert". Ils visent ainsi à faciliter l'acceptation des décisions par l'ensemble des acteurs, et à permettre d'assumer plus collectivement les risques associés à ces décisions. Par ailleurs, ces dispositifs sont une réponse directe au fait que les instances locales proches du public, ont un crédit de confiance plus important. 2 - Diversifier et relativiser les indicateurs Afin d'optimiser les effets informatifs et les incitations comportementales, d'étendre la crédibilité et d'augmenter ainsi la capacité opérationnelle des indicateurs de la qualité de l'air, il nous semble qu'il faille diversifier et relativiser ces derniers. Pour informer le public sur les actions collectives, il pourrait être utile de mettre en avant des indicateurs de degré d'avancement d'objectifs à atteindre pour réduire la pollution atmosphérique. Il serait ainsi possible de mieux faire comprendre les liens complexes entre la connaissance et l'action en matière de gestion de la qualité de l'air. Cela nécessiterait alors d'analyser la pertinence, l'efficacité et la visibilité des objectifs fixés par les autorités locales dans le cadre des nombreux dispositifs publics de prévention de la pollution de l'air (Plan de Protection de l'Atmosphère, Plan Régional de la Qualité de l'Air, Plan de Déplacements Urbains, Plan Climat, Agenda 21, etc). Par ailleurs, il pourrait être utile non seulement de compléter les indicateurs sur la qualité de l'air extérieur par un indicateur de la qualité de l'air intérieur, mais également par d'autres indicateurs environnementaux pertinents sur un territoire donné, relatifs notamment à l'espace public, aux transports, ou bien encore relatifs aux lieux de travail (niveau sonore, accidentologie…). Cela aiderait à ce que les individus soient plus à même de comprendre la place de la pollution de l'air dans leur cadre de vie, et de saisir les enjeux de leurs expositions aux conditions environnementales et sociales sur un territoire donné. Par ailleurs, la mise au point, dans le cadre des exigences du développement durable, d'indicateurs prenant en compte des aspects plus subjectifs tels que le confort perçu, les inégalités environnementales ressenties ou plus généralement la perception de la qualité de vie, permettraient d'intégrer l'exposition aux nuisances environnementales et les effets conjugués de leur exposition. Ainsi les propositions d'indicateurs de développement durable de l'IFEN (2001) intègrent-elles les préférences et insatisfactions déclarées. BIBLIOGRAPHIE AFSSET (2006). Expert et grand public : quelles perceptions face au risque ? Recherche "Perplex : étude comparative de la perception des risques par le public et par les experts" du programme "Environnement et Santé" de l'AFSSET. Callon M., Lascoumes P., Barthe Y. (2001). Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Editions du Seuil, Paris, 358 p. Charles, L. (2007). 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