(Introduction) Le progrès technique a longtemps été assimilé à un facteur de croissance indispensable pour les sociétés
industrialisées, car il a engendré de nombreuses révolutions technologiques, sociales et scientifiques. Cependant, depuis
quelques années déjà, la question se pose : le progrès technique est-il réellement au service de l’homme ou l’homme en est-
il devenu l’esclave ?
Le corpus de documents va permettre de répondre en partie à cette brûlante interrogation ; il est en effet composé de deux
extraits d’articles de magazines spécialisés : « Entretien avec Edgar Morin » de A. Rapin, extrait de Label France du
Ministère des Affaires Etrangères et « Les ratés de l’âge industriel » de J. Marseille , extrait du numéro 239 de L’Histoire ,
mais également de deux documents illustratifs, à savoir une illustration datant de 1880 pour un poème de V. Hugo et un
extrait du roman Voyage au bout de la nuit de Céline.
Ces documents semblent tous souligner la nette domination de la machine sur l’homme qu’a engendré le progrès technique.
Ils montrent également que c’est l’homme qui doit supporter les conséquences néfastes de ce progrès technique, censé à
l’origine le soulager de ses peines.
Finalement, il apparaîtrait que c’est la société toute entière qui est la victime de ce processus délétère, car elle ne peut
désormais plus se passer du progrès technique, devenu un élément fondamental des sociétés industrialisées.
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En effet, l’homme semble être devenu la victime de sa propre création : le progrès technologique est devenu, d’une
certaine manière, son bourreau. Ainsi c’est l’être vivant qui est devenu dépendant de la machine et qui doit s’y adapter.
L’illustration datant de 1880, à l’époque de la première révolution industrielle, évoque déjà ce problème majeur, à travers la
dénonciation du travail des enfants. La machine est représentée sous la forme d’un monstre, d’une sorte de dragon, dont les
rouages constituent les yeux. La fumée qui s’échappe semble s’enfuir de naseaux et la créature apparaît alors infernale. Les
enfants sont à l’intérieur de la gueule du monstre, asservis car ils sont en position accroupie, pieds nus. La machine a donc
englouti les êtres vivants et les a asservis. On retrouve la même forme de critique chez Céline, lorsqu’il dépeint l’ouvrier
comme l’esclave de la machine dont il se sert. En effet, l’auteur écrit que la machine est « en catastrophe cette infinie boîte
aux aciers et nous on tourne dedans et avec les machines et avec la terre »(l.23). L’être humain n’est plus libre de ses
mouvements, il doit suivre le mouvement initié par la machine. Jacques Marseille dénonce lui aussi ce retournement de la
hiérarchie entre l’homme et la machine ; il compare ainsi le métier de tisserand avant et après l’apparition des machines. Le
constat est sans appel : l’homme est contraint de suivre le rythme de la machine, sans possibilité d’arrêt. Il décrit en ces
mots la situation désormais cruelle de l’être humain : « il faut bien que l’homme se conforme au métier, que l’être de sang
et de chair, où la vie varie selon les heures, subisse l’invariable de cet être d’acier » (l.52). L’homme se retrouve donc pris
au piège du progrès technique : les machines qu’il a créées pour soulager sa peine sont en train de lui imposer leur loi.
Par conséquent, l’homme ne peut plus s’épanouir dans son travail, car il est privé de sa liberté de mouvement et de
pensée. Céline, dans son roman, décrit très bien l’état déplorable dans lequel est plongé l’ouvrier prisonnier du système
fordiste : « On résiste tout de même, on a du mal à se dégoûter de sa substance, on voudrait bien arrêter tout ça pour qu’on
y réfléchisse, […] mais ça ne se peut plus » (l.20-22). Le personnage est résigné et il accepte d’être la victime malheureuse
de ce système. De même, J. Marseille explique que c’est surtout la disparition de l’imaginaire au travail qui rend le
travailleur esclave de la machine et malheureux : « Le travail solitaire du tisserand était bien moins pénible. Pourquoi ?
C’est qu’il pouvait rêver. » (l.45). Cependant, il ne faut pas pour autant diaboliser le progrès technique comme le suggère le
magazine du Ministère des Affaires Etrangères de juillet 1997 ; en effet, il y est affirmé qu’en soi le développement de
l’économie ne constitue pas forcément un obstacle à l’épanouissement des hommes : « le développement, envisagé
uniquement sous un angle économique, n’interdit pas, au contraire, un sous-développement humain et moral »(l.32). Il
n’est donc a priori pas impossible de conjuguer développement technique et développement personnel de l’être humain ;
cependant, l’ensemble des documents note que ce n’est pas la voie sur laquelle sont engagées les sociétés industrialisées.
L’homme subit donc un renversement de hiérarchie entre lui et la machine, mais quelles sont exactement les
conséquences néfastes de cette nouvelle situation ?
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En effet, l’homme est asservi par le progrès technique, au point de s’en retrouver déshumanisé. Il perd son humanité en
devenant dépendant des machines. C’est d’ailleurs ce que montre l’illustration du poème de V. Hugo, car les enfants qui
travaillent au service du progrès technique deviennent eux-mêmes les rouages de la machine. Ils ne sont plus des êtres
vivants, mais des parties mécaniques du monstre. De même, chez Céline, cette transformation est clairement décrite, car
l’ouvrier subissant le système fordiste s’animalise ou se chosifie. Ainsi, le chef d’entreprise déclare au héros : «c’est de
chimpanzés dont nous avons besoin… » (l.4) ce qui montre clairement que les ouvriers ne sont plus considérés comme des
êtres humains. Le personnage reconnaît de lui-même qu’il a perdu son humanité au contact des machines : « on en devenait
machine soi-même à force » (l.13). La nuisance des machines est donc établie : certes elles facilitent le travail des hommes,
mais elles contribuent également à rendre ses tâches plus mécaniques et par conséquent plus éprouvantes et
déshumanisantes.