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Observatoire européen des politiques universitaires
Séance inaugurale
Le 25 novembre 2004
UNIVERSITE, ETAT, CULTURE
I
Qu’est-ce que l’Observatoire européen des politiques universitaires ?
(Alain Renaut)
L’Observatoire se définit comme un centre de recherche et d’expertise
sur les politiques universitaires, abordant ces politiques à la fois de façon
synchronique ( plus particulièrement, à cet égard, dans le cadre de la
communauté européenne ) et de façon diachronique ( c’est-à-dire du point de
vue des transformations qui ont scandé l’histoire des universités depuis leur
invention médiévale ).
Concernant la mission d’expertise, je me borne à quelques mots : elle
consistera, pour l’Observatoire, à être saisi ou à se saisir d’un dossier précis
concernant aujourd’hui les universités et sur lequel il y aurait matière à
documentation et à flexion, c’est-à-dire matière à dresser un état des lieux
et à étudier quels choix possibles s’offrent à l’instance politique en charge
des universités pour infléchir dans tel ou tel sens la trajectoire de
l’institution. C’est ainsi que nous avions fonctionné, à la demande du
Ministère de l’Education Nationale et avant même la naissance de
l’Observatoire, à propos de la question de la place à accorder à la culture
générale dans les formations universitaires dossier complexe qui nous a
mobilisés, dans une autre structure que celle-ci, pendant trois ans et a abouti
à deux rapports remis, l’un à Jack Lang, l’autre à François Fillon, faisant le
point sur ce qui existait à cet égard dans les cursus universitaires et sur ce
qui pourrait exister. Nous pourrions fonctionner sur le même mode, à propos
d’autres dossiers à débrouiller, en nous y trouvant invités soit, à nouveau, au
plan ministériel, soit au plan local ( par la présidence de l’Université ), soit
par nous-mêmes. On trouve ici même, sur le présent site, de quelle manière,
dans l’état actuel de nos projets, cette mission d’expertise pourra trouver à
s’exercer sous la forme de l’ouverture d’une vaste enquête sur les universités
européennes et de la préparation d’un colloque exploitant les résultats de
cette enquête.
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Pour ce qui touche à la mission de recherche, je voudrais être plus
précis et dégager.en quoi il y a matière à recherche, en philosophie politique,
sur l’institution universitaire. Je le ferai en deux étapes : d’abord en
expliquant de quel type de philosophie politique il sagit, à savoir de
philosophie politique appliquée ; ensuite en esquissant ce que peuvent être à
mes yeux, à propos de l’université, les principales problématiques de
philosophie politique appliquée auxquelles nous nous trouvons confrontés.
Dans le cadre de nos activités de recherche dans l’équipe « Rationalités
contemporaines », la création de l’Observatoire des politiques universitaires
a pour objectif de mettre en place une structure de recherche spécialisée en
philosophie politique appliquée, plus spécifiquement : en philosophie
politique appliquée à la « question des universités ». J’ai défendu depuis
quelques années, dans mon séminaire de maîtrise et de DEA, la perspective
selon laquelle, si l’on réfléchit à ce que pourraient être les tâches de la
philosophie politique aujourd’hui, un élément de réponse non négligeable
consiste à envisager de négocier un passage, au moins partiel, de la
philosophie politique fondamentale vers la philosophie politique appliquée.
J’ai repris depuis lors l’explicitation et la justification de cette perspective
par écrit
1
, et je ne compte donc pas y revenir ici au-delà de quelques phrases.
Pour ce qui est de la philosophie morale ou de l’éthique, nous
commençons à peine en France à intégrer à la fois les enjeux et les
interrogations qui se rattachent à l’articulation entre éthique fondamentale et
éthique appliquée : l’éthique fondamentale porte sur les questions de
principes ( en affrontant par exemple la question de savoir comment arbitrer
au plan des principes les débats entre plusieurs types déthique concevables,
par exemple entre l’utilitarisme et les diverses variantes du kantisme, ou
entre les transformations contemporaines du kantisme et les figures du néo-
aristotélisme, par confrontation entre éthiques du devoir et éthiques de la
vertu, ou encore dernier exemple entre réalisme moral et idéalisme
moral
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) ; l’éthique appliquée s’attache à prendre en considération les
questions normatives ( sur ce qu’il faut faire ) dans divers secteurs de la vie
individuelle et collective avec, dans la logique de cette dimension
« applicative » de l’éthique, le veloppement d’éthiques diversifiées, non
plus seulement par leurs principes, mais par leurs objets, comme l’éthique
dicale, l’éthique familiale, léthique des affaires, l’éthique féminine,
l’éthique de l’environnement, etc..
Nous pourrions être placés, en philosophie politique, devant la nécessité
et l’opportunité de gérer une articulation comparable. De fait, le débat sur les
1
A. Renaut, Qu’est-ce qu’une politique juste ?, essai sur la question du meilleur régime,
Paris, Grasset, 2004. Voir notamment : « Annexe méthodologique à l’usage des
philosophes ».
2
Sur cet exemple de débat « principiel », voir Ch. Larmore et A. Renaut, Débat sur l’éthique.
Idéalisme ou réalisme, Paris, Grasset, 2004.
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principes, relevant de la philosophie politique fondamentale, non seulement
a traversé toute l’histoire de la discipline, mais, dans le cadre contemporain
de la réflexion, a été largement ouvert à nouveau depuis trente ans sous la
forme des innombrables discussions suscités par la reformulation et la
refondation rawlsiennes des principes du libéralisme politique : à partir des
principes rawlsiens de justice se sont en effet affrontées de multiples
positions, soit pour les contester, soit pour les récuser, soit pour les
compléter, à travers toute une série de bats sur la justice ( c’est-à-dire au
fond sur les principes d’une société et d’une politique justes ) opposant
tantôt libéralisme et communautarisme, tantôt libéralisme et néo-libéralisme,
tantôt libéralisme et républicanisme, sans oublier les dégradés de débats plus
anciens entre socialisme et libéralisme ou encore, ici aussi, entre les héritiers
de l’utilitarisme et ceux du kantisme, voire entre certains héritiers se
réclamant du même héritage. Ces débats sur les principes sont assurément
passionnants et sans doute ne sont-ils pas clos, mais nous voyons bien que
s’ils deviennent aujourd’hui des objets de recherche, c’est plutôt sous la
forme de leur transformation en objets de recherche quasiment historique ou
historienne je veux dire qu’ils donnent lieu à des contributions savantes, de
plus en plus savantes même, sur la genèse des positions en présence, sur
l’argumentaire de chacune d’elles, sur les oppositions qu’elle a suscitées ou
peut susciter encore : bref, mon sentiment est qu’au plan de la philosophie
politique fondamentale nous sommes en train de vivre depuis quelques
années la fin d’une époque créatrice ( créatrice de positions prises sur les
questions de principe ) pour entrer dans une époque les positions forgées
depuis une trentaine d’années commencent à se figer et à devenir objets
d’histoire de la philosophie politique – des objets d’histoire de la philosophie
politique contemporaine, certes, mais tout de me des objets d’histoire de
la philosophie. Le meilleur symptôme en est au demeurant que, même dans
l’Université française, qui reste dominée, pour des raisons multiples, par une
pulsion historienne forte, ces positions donnent lieu désormais à de
nombreux enseignements, ce qui n’était pas le cas quand j’ai moi-même, il y
a une dizaine d’années, commencé à en parler ici. Bref, dans l’état actuel des
choses, je crois de moins en moins que s’il peut et doit y avoir une activité
créatrice en philosophie politique dans les années qui viennent, ce puisse
encore être, au moins pour un temps, au niveau des questions de principe :
d’une part, ce niveau, qui est celui de la philosophie politique fondamentale,
est largement saturé par la production très intense et de grande qualité qui est
intervenue depuis trente ans ; d’autre part, il me semble de plus en plus que
sur le terrain des questions de principes, soit nous sommes de plus en plus
d’accord sur l’essentiel, soit, si nous sommes en désaccord, les désaccords
sont désormais bien balisés et renvoient à des choix de valeurs dont je ne
suis pas certain que nous puissions les uns ou les autres envisager, en tout
cas si nous en restons sur le terrain des principes, de les faire bouger (
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précisément parce qu’il s’agit là ultimement de choix de valeurs et que nous
tenons aux valeurs que nous défendons et qui s’expriment dans les positions
de principe qui nous satisfont le mieux ). Comme je crois qu’une foule de
bonnes raisons nous incitent à penser que la philosophie politique doit
demeurer vivante, je me suis donc convaincu depuis quelque temps qu’il
fallait, pour assurer cette vie, en tout cas au niveau de la recherche et, plus
précisément, de la recherche non prioritairement historienne, se méfier du
piège actuellement tendu et dans lequel on peut aisément tomber en
consacrant de savants travaux à l’étude de positions extrêmement récentes
prises sur les questions de principes, sur l’égalité, les inégalités, la liberté
positive, la liberté négative, etc. tous travaux intéressants, certes, mais qui
consistent selon moi à redevenir, sans s’en rendre compte, davantage
historien de la philosophie ( politique ) que philosophe ( politique ). Ce
pourquoi je crois donc et essaye de faire partager la conviction que la vie de
la discipline dépendra désormais, au moins pour une séquence dont nul ne
peut prévoir la durée, d’un déplacement du terrain d’investigation, des
positions de principes ( philosophie politique fondamentale ) vers les
questions dapplication ( philosophie politique appliquée ). C’est dans la
logique de ce déplacement que s’inscrit la création d’un lieu de recherche
comme l’Observatoire des politiques universitaires, qui se veut un lieu de
recherche proprement philosophique, mais relevant de ce que j’appelle donc
la philosophie politique appliquée.
Cela dit, la philosophie politique appliquée peut se développer dans
beaucoup d’autres directions que celle qui nous rassemble dans cet
Observatoire. On peut travailler par exemple, comme cela m’est arrivé, sur
des questions d’application procédant d’une thématique comme celle des
droits de lenfant, avec des questions d’application tout à fait intéressantes et
donnant matière à de multiples recherches possibles sur les secteurs de la
famille ou de l’école. Bien d’autres exemples encore sont parfaitement
concevables autour des interrogations sur la reconnaissance politique des
identités culturelles, ou ce que serait une politique de reconnaissance des
identités génériques
3
. Je n’explore pas plus avant la gamme des possibles : je
me concentre maintenant sur ce qui justifie spécifiquement, parmi d’autres,
le choix, aujourd’hui, du « possible » constitué, en philosophie politique
appliquée, par la question des universités.
Qu’engage en effet, quand on passe, en philosophie politique, des
questions de principes aux questions d’application, le choix de l’institution
universitaire ? Pour répondre le plus brièvement possible, je dirai que, de
toutes les institutions qui caractérisent les sociétés contemporaines, en tout
cas les sociétés mocratiques, lUniversité est très certainement celle qui
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Sur ce dernier exemple, je renvoie aux actes de notre Journée d’Etudes Doctorales du 10
novembre 2004, consacrés à l’identité féminine, organisée par Ludivine Thiaw-Po-Une et
Geoffroy Lauvau.
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permet de construire avec le plus de vigueur et de rigueur, pour des raisons
intrinsèques, la problématique de la modernisation. Je prends quelques
instants pour expliciter et justifier ce qui pourrait apparaître comme une
affirmation péremptoire.
Nous savons que l’Université est née en Europe, selon un processus
d’institutionnalisation qui va du XIIe au XIIIe siècle, et qui s’accomplit de
façon à peu près simultanée en Italie, plus précisément à Bologne, à Oxford
et à la Sorbonne. La constitution de cette dernière comme une « université »,
comprise originellement, à Paris, comme la « corporation des maîtres et des
étudiants » ( universitas magistrorum et scholarium Parisiensium ), date de
1215 année où Robert de Courçon, légat du pape, vint apporter aux maîtres
de Paris et à leurs auditeurs un statut organisant pour la première fois le
fonctionnement des écoles qui s’étaient constituées tout au long du XIIe
siècle, autour de la première église Notre-Dame pour former les futurs
clercs. Il s’agit donc d’une très vénérable institution, vieille de bientôt huit
siècles, et nécessairement solidaire, sous sa forme originelle, du monde où
elle est e, c’est-à-dire du monde diéval. Ce monde était un monde de
traditions et de hiérarchies, structuré en corporations ( le terme même
d’universitas signe d’ailleurs originellement toute corporation,
rassemblant autour d’un même métier une diversité d’individus pratiquant
ou apprenant ce métier ), bref un monde qui est pour nous devenu un monde
ancien. Or, tout indique qu’un des plus puissants facteurs de déstabilisation
de linstitution universitaire tient à la façon dont, notamment à partir du
milieu du XVIIIe siècle, l’Université n’a plus cessé, en Europe et dans les
pays l’Europe a exporté cette institution, de s’affronter à de redoutables
interrogations liées à sa capacité de modernisation : ce facteur de
déstabilisation a produit ses effets dès le XVIIIe siècle européen ( au point
d’avoir suscité alors une vaste crise des universités, à laquelle la France
répondit à sa manière, en 1793, en supprimant, on y reviendra tout à l’heure,
purement et simplement les universités, et cela pour un siècle ). On peut
même penser, à constater les difficultés currentes auxquelles l’institution
s’est heurtée depuis lors et continue de se heurter quand elle essaye de se
moderniser, que cette stabilisation d’une institution ancienne par les
exigences de la modernité n’a sans doute pas encore achevé de produire tous
ses effets.
C’est précisément par le biais de cet affrontement entre modernité et
tradition que la question de lUniversité me semble rejoindre le plus
directement certains de nos intérêts contemporains, en philosophie politique,
à commencer par ceux qui tournent autour d’une réflexion critique sur la
dynamique de la modernité. Aucune institution sans doute n’était
originellement à ce point structurée par des valeurs antithétiques de celles du
monde moderne que l’Université : la modernisation impliquait une
égalisation des conditions, l’Université diévale, comme toute corporation,
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