
 
Regards croisés des linguistes autour de la polysémie : 
exemple de l’arabe et du français 
 
 
 
La question des représentations  du  sens occupe une place  centrale  dans  une langue arabe 
auscultée  par  linguistes,  grammairiens  et  théologiens  depuis  de  nombreux  siècles.  Nous 
voudrions réinterroger ces représentations en adoptant une double position : comparative et 
diachronique.  La  dimension  comparative  permet  de  mettre  en  regard  les  méthodes  des 
linguistes  français  et  celles  des  linguistes  arabes  sur  la  place  des  sens  dans  la  langue. 
L’approche  diachronique  des  sens  amène  parallèlement  à  restituer  à  la  langue  arabe  une 
polysémie  souvent  occultée  et  à  montrer  comment  le  phénomène  de  l’anachronisme, 
massivement utilisé au cours de l’histoire et jusqu’à nos jours, est source de conflits.  
La comparaison avec la façon d’aborder la polysémie chez certains spécialistes de la langue 
française  nous  donne  des  pistes  de  réflexion  intéressantes  et  jusqu’à  maintenant  très  peu 
exploitées pour la langue arabe. Le fait que la construction nouvelle de sens ne rejette pas 
l’ancien, mais puisse le cumuler est une option qui n’a pas encore fait débat pour la langue 
arabe.  Les  approches  arabes  sont  en  effet  restées  segmentées  et  pèchent  par  une  vision 
tronçonnée. La globalité du concept de polysémie n’a jamais été abordée dans une perspective 
globale  d’évolution  de  la  langue  et  n’a jamais  été  replacée  dans  la  vision  dynamique  et 
cumulative de la langue telle qu’elle est conçue par certains linguistes français.  
Il  est  donc  délicat  actuellement  de  proposer  différents  sens  à  un  moment  où  le  courant 
dominant est d’imposer des conceptions standard du sens. Les traductions, elles-mêmes, sont 
la plupart du temps, influencées par des compréhensions figées et amènent à des impasses. 
Nous aimerions le mettre en évidence et montrer comment il est possible de restituer  une 
polysémie  (actuellement  désactivée)  à  travers  quelques  exemples  de  vocables  qui  nous 
serviront de laboratoire. 
Le mot  ra est particulièrement emblématique de cette situation. La soi-disant interdiction 
de la photo dans l’islam provient justement de l’amalgame entre le mot  ra, dans son sens 
moderne qui signifie la « photo »  ou l’« image » et le même mot  ra, mais dans son sens 
ancien  qui  désignait  les  « tatouages ».  C’était  une  façon  pour  l’islam  de  construire  une 
cohésion  plus  forte  au  sein  de  la  communauté  musulmane  aux  dépens  de  l’appartenance 
tribale. Les femmes de chaque tribu étaient, à l’époque, reconnaissables à leur tatouage. S’il y 
a  interdiction  dans  l’islam,  elle  porte  sur  l’affichage  des  signes  d’appartenance  tribale 
(tatouages) et non pas sur l’image. Nous pourrons aussi nous appuyer sur d’autres vocables, 
tels que isl m ou encore siy a.  
Une des conséquences de ce phénomène de désactivation des mots polysémiques est que la 
compréhension globale des textes anciens se fait par le biais de mots compris dans leur sens 
actuel sans lien avec leurs perceptions plus anciennes. Ce décalage crée un anachronisme qui, 
certes,  permet  une  utilisation  de  mots  dans  leur  conception  moderne  et  permet  un 
« rajeunissement sémantique » des textes de référence anciens, mais consacre en même temps 
une perte polysémique, du fait qu’ils sont utilisés avec leur seul sens moderne. La non-prise 
en compte de l’historicité qui a fait évoluer les sens favorise donc les amalgames. 
La restitution de la pluralité des sens s’avère être actuellement essentielle, non seulement à la 
sauvegarde de la richesse de la langue arabe et de la pluralité de la pensée arabo-musulmane, 
mais aussi à la qualité de leur traduction en français.