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Spéculation immobilière, ralentissement économique
Quand la finance prend le monde en otage
Par Frédéric Lordon
Le Monde diplomatique Septembre 2007
http://www.monde-diplomatique.fr/2007/09/LORDON/15074
« La tourmente que traversent actuellement les marchés
financiers va peser sur la croissance mondiale », estime le
directeur général adjoint du Fonds monétaire international (FMI),
M. John Lipsky. Plus soucieux que lui de rassurer l’opinion (et les
investisseurs), les gouvernants des Etats-Unis, d’Europe et du
Japon prétendent que les fluctuations boursières ne
constitueraient qu’un simple accident de parcours dans un ciel
dégagé. L’agitation a été enclenchée par la faillite aux Etats-Unis
d’un marché de l’immobilier gorgé de crédits distribués sans
discernement : pour le seul segment des prêts les plus risqués,
dits « subprime », les créances hypothécaires en circulation
atteindraient 1 300 milliards de dollars ; de un à trois millions
d’Américains pourraient devoir vendre leur habitation. Propageant
le risque à l’ensemble de l’économie mondiale, une innovation
financière débridée a, tour à tour, favorisé la bulle immobilière, la
crise du logement et la spéculation. Un nouveau relâchement du
crédit contiendrait peut-être (ou différerait) certains des dégâts.
Mais il encouragerait à la récidive les « mathématiciens fous de
Wall Street ». La prochaine crise est-elle donc déjà annoncée ?
Hegel, il y a deux siècles, déplorait l’incapacité chronique des
Etats à tirer les leçons des expériences de l’histoire. Les
gouvernements ne sont pas les seules puissances incapables
d’apprentissage. Le capital – tout particulièrement financier –
semble lui aussi condamné à la persévérance dans l’erreur, à
l’aberration récurrente et à l’éternel retour de la crise financière.
Quoique portant sur des « objets » nouveaux, la crise actuelle
des marchés de crédit donne à voir une fois de plus les
ingrédients chimiquement purs du désastre, offrant à qui voudra
bien s’en saisir une occasion de plus de méditer sur les «
bienfaits » de la libéralisation des marchés de capitaux.
C’est qu’il faut tout de même avoir la foi chevillée au corps pour
continuer de chanter, contre toute évidence, les vertus de la
financiarisation qui répand la prospérité générale, contribue à la
stabilité économique et au progrès du genre humain. Mais la
croyance financière ne désarme pas facilement et, elle qui se
targue d’être le principe de réalité incarné, elle qui soumet les
entreprises à la seule « validation par les faits », sous les critères
du reporting (livraison trimestrielle des comptes) et du track
record (« historique » des performances), demeure bêtement
ignorante de ce que l’histoire récente – sa propre histoire – lui
livre, de manière pourtant accablante. C’est qu’en effet le track
record de la libéralisation financière n’est pas bien fameux... Il
faut tout de même rappeler que, depuis qu’elle sévit, il aura été
difficile de passer plus de trois ans d’affilée sans un accident
majeur, presque chaque fois appelé à entrer dans les livres
d’histoire économique : 1987, krach mémorable des marchés
d’actions ; 1990, krach des « junk bonds » (« obligations pourries
») et crise des Savings and Loans (caisses d’épargne
américaines) ; 1994, krach obligataire américain ; 1997, première
tranche de crise financière internationale (Thaïlande, Corée,
Hongkong) ; 1998, deuxième tranche (Russie, Brésil) ; 20012003, éclatement de la bulle Internet...
Et nous voici en 2007. Lecture des dévots : « Une mondialisation
heureuse mais heurtée (1)»... Dans Le Monde, Pierre-Antoine
Delhommais se gargarise de la résilience de la bête face à tant
de secousses majeures, dont on s'est chaque fois demandé si
elles n'allaient pas la tuer, et qui, chaque fois, non seulement se
relève mais repart de plus belle. Le fait est qu'on ne peut pas ne
pas être étonné avec lui. A ceci près que le journaliste oublie ce
qu'il en a coûté à chaque fois aux salariés de régler les ardoises
de l’ébriété financière. Car, invariablement, la dégringolade des
marchés frappe les banques, donc le crédit, plus l'investissement,
la croissance... et l'emploi.
Aussi faudra-t-il sans doute une reprise de son journal par un
fonds d'investissement un peu brutal pour que, faisant
l'expérience concrète du « downsizing » («dégraissage»),
Delhommais soit plus incité à faire le compte du cumul de points
de croissance perdus et d'emplois détruits du fait des pratiques
de la finance et (plus encore) de ses crises, et que les « heurts »
de la mondialisation lui deviennent personnellement pénibles
pour cesser de la trouver « heureuse ».
La crise des marchés du crédit qui frappe l'économie américaine
offre pourtant un panorama presque idéal des enchaînements
fatals de la spéculation libérée. Comme à la parade défilent à
nouveau les toxines générales de la finance, toujours les mêmes
et identiquement ordonnancées : 1. les tendances « Ponzi » de la
spéculation ; 2. le laxisme de l'évaluation des risques dans la
phase haussière du cycle financier; 3. la vulnérabilité structurelle
à une petite modification d'environnement et l'effet catalytique
d'une défaillance locale qui précipite le retournement ; 4. la
révision en catastrophe des évaluations ; 5. la contagion latérale
des doutes à d'autres compartiments du marché ; 6. le choc sur
les banques trop exposées ; 7. la menace d'un accident
systémique, c'est-à-dire d'un effondrement global, puis d'une
récession généralisée par strangulation du crédit... et l'appel au
secours adressé aux banques centrales par tous ces grands
fanatiques de la libre initiative privée...
1. Les tendances « Ponzi » des marchés
Nul probablement mieux que Hyman Minsky n'a mis en évidence
cet enchaînement de la finance des marchés, résumé par lui
sous l'appellation parlante d'« aveuglement face au désastre »
(2). Or Minsky prête une particulière attention aux déboires de
Charles Ponzi, spéculateur des années 1920, qui avait écrémé
l'épargne de gogos alléchés par des promesses de rendements
extraordinaires. Faute de tout actif réel capable de livrer les
performances annoncées, Ponzi servait ses premiers clients non
pas avec d'inexistants dividendes... mais avec le capital apporté
par les derniers arrivés, la « soutenabilité » de l'ensemble
supposant donc de maintenir impérativement un flux de
nouveaux entrants !
A l'escroquerie près, c'est sur un mécanisme assez semblable
que reposent toutes les bulles, qui nécessitent un afflux constant
de liquidités investies pour maintenir un marché haussier et
l'illusion que tout le monde y gagne. L'enrôlement spéculatif, voilà
le secret de la bulle, et, bien sûr, passé l'engagement des
premiers initiés, ce sont des agents de plus en plus ordinaires,
donc de moins en moins avertis - mais de plus en plus nombreux
- qui sont invités à former le gros des bataillons.
Pour que se prolonge, si possible ad aeternam, la croissance du
marché immobilier américain, il fallait donc que des cohortes
toujours plus importantes de ménages soient poussées vers le
marché de l'emprunt hypothécaire. Il n'a pas été trop difficile, rêve
américain de la propriété aidant, de les y convaincre au départ, et
cela d'autant plus qu'échaudés par la débâcle des actions de la
bulle Internet les ménages étaient à la recherche d'autres
formules d'investissement. Mais le contingent des emprunteurs «
sains » étant vite épuisé, et le marché devant impérativement
être soutenu, les courtiers de prêts immobiliers sont allés de plus
en plus loin chercher de nouvelles recrues... Pieds plats ?
asthmatiques ? décalcifiés ? P4 ? Pas de problème, bons pour le
service ! Et comment la guerre ne serait-elle pas fraîche et
joyeuse ? Les acquéreurs entrent en rangs serrés sur le marché
et les prix s'envolent.
Même si on ne peut pas rembourser, se disent uniment ménages
et courtiers, on revendra la maison avec plus-value pour les uns
et commission pour les autres. Et puisque, sur la foi de la
croissance indéfinie du marché, tout le monde finit par être
déclaré apte, les robinets du crédit sont maintenant grands
ouverts, et la hausse spéculative ainsi nourrie semble donner
raison à tous. Voilà comment émerge la catégorie, appelée à
passer à la postérité, des « subprime mortgages », ces prêts
immobiliers dont les attributaires, inconnus des établissements de
crédit, sont d'une solvabilité plus que douteuse. Et puisque
l'euphorie est à son comble, toutes les limites s'offrent à être
franchies : en la matière, on fera difficilement mieux que les prêts
dits « Ninja », pour « no incarne, no job or asset », soit « pas de
revenu, pas d'emploi ni d'actif (à mettre en garantie) », et le
Champagne en prime sans doute...
2. Le laxisme dans l'évaluation des risques
Mais la finance a de la ressource, ne se dit-elle pas d'ailleurs
experte en traitement des risques ? Le fait est en tout cas qu'elle
ne manque pas d'inventivité. Sa botte secrète ? Les « produits
dérivés ». Le problème d'un crédit, à plus forte raison quand il est
risqué, c'est qu'il reste dans les livres du prêteur jusqu'à
conclusion - bonne... ou mauvaise. La grande trouvaille, qui
remonte au début des années 1990, consiste à « fondre »
ensemble un certain nombre de crédits pour en faire une ligne de
titres obligataires négociables. Le grand avantage de cette
opération, adéquatement nommée « titrisation », tient au fait que
les titres ainsi « manufacturés » peuvent être vendus sur les
marchés par petits paquets aux divers investisseurs
(institutionnels) qui voudront bien les acheter. Voilà donc les
crédits douteux sortis du bilan de la banque - dont on comprend
maintenant qu'elle les accorde avec d'autant plus de légèreté
qu'elle sait pouvoir s'en débarrasser sitôt titrisés !
Mais pourquoi des investisseurs voudraient-ils acheter ce dont la
banque désire se défaire ? D'abord parce qu'ils les prennent par
plus petites quantités, et surtout parce que ces titres sont
négociables, c'est-à-dire susceptibles d'être à nouveau cédés.
Ensuite parce que la ligne de titres dérivée du groupe initial de
crédits est en fait découpée en différentes tranches de risques
homogènes. Selon son propre profil et son aversion pour le
risque, chaque investisseur institutionnel piochera dans la
tranche qui lui convient, sachant qu'il s'en trouvera toujours notamment les hedge funds (fonds d'investissement spéculatifs) pour vouloir de la tranche la plus risquée... puisqu'elle est aussi la
plus rémunératrice - tant que tout va bien.
Evidemment, tous les droits (flux financiers) et risques (de défaut)
attachés aux crédits initiaux sont transférés aux porteurs de ces
titres dits « RMBS » (residential mortgage backed securities, soit
« titres adossés à des crédits immobiliers »), mais ces porteurs
sont tellement nombreux - et changeants - qu'il en résulte une
formidable dispersion du risque global. Là où la banque
génératrice faisait face seule au défaut (de paiement) d'un de ses
prêts, non seulement elle en est maintenant totalement
débarrassée, mais les conséquences en sont fragmentées entre
une myriade d'investisseurs dont chacun n'assume qu'une part
tout à fait minime, qui plus est diluée dans l'ensemble de son
propre portefeuille.
(2. bis) Risques dilués... ou surmultipliés ?
Mais alors, dira-t-on, pourquoi s'alarmer si, avec la panacée de la
titrisation, la finance a résolu la quadrature du cercle ? Et ceci
d'autant plus que l'opération de titrisation va être réitérée à partir
des RMBS, dont les plus vilaines tranches demandent un
retraitement spécial pour être plus facilement écoulées. A partir
de leurs RMBS, certains investisseurs vont ainsi émettre une
nouvelle sorte de titres négociables, les CDO (collateralised debt
obligations). L'émission de CDO, titres dérivés de titres,
réarrange la fraction concernée du portefeuille de RMBS en
différentes tranches. La tranche supérieure, dite « investment
grade », soustrait ses porteurs aux premiers 20 ou 30 % de
défauts sur les crédits immobiliers initiaux. Suit une tranche
intermédiaire, dite « mezzanine », puis enfin une tranche basse
qui, elle, prendra le choc des premières défaillances.
On nomme pudiquement cette tranche « equity », mais le
langage des marchés dit les choses plus carrément : « toxic
waste », soit « déchets toxiques », voilà le nom réservé à ces
produits qui élèvent en quelque sorte le risque au carré puisqu'ils
représentent la tranche la plus risquée (des CDO) dérivée de la
tranche la plus risquée (des RMBS) tirée du portefeuille de
crédits initial... Mais tant que le marché immobilier monte et que
les ménages continuent de rembourser, il y aura toujours
preneur, puisque, la toxicité n'étant pas encore matérialisée, ne
restent que les formidables rémunérations.
Les hedge funds, qui peuvent lever des fonds à des taux plutôt
bas, investissent dans des titres à haut risque -qu'on croit pouvoir
revendre ad libitum tant que le marché est supposé liquide -et qui
rapportent en conséquence -c'est-à-dire beaucoup. Les marges
sont énormes, on prend les « déchets toxiques » pour de l'or et
les golden boys font la fête. Les profits faramineux masquent les
risques objectifs, que personne ne veut voir pour laisser vivre le
plus longtemps possible la vache à lait, et, pendant ce temps, les
courtiers immobiliers continuent de recruter à la pelle.
3. De la vulnérabilité structurelle à la défaillance qui frappe
les esprits
La dispersion des risques par les opérations de titrisation
empilées a fini par faire croire qu'ils n'existaient plus. C'est une
illusion. D'autant plus que cette douce ivresse a logiquement
induit, à la base, des comportements de plus en plus aventureux.
Puisque je me défais de mes crédits même les plus mauvais, se
dit le prêteur immobilier, autant y aller franchement ; et tant que le
marché des dérivés est liquide, se dit à l'autre bout le fonds
spéculatif, pourquoi ne pas prendre les CDO les plus défaillants
puisqu'ils sont aussi les plus juteux ? Les risques sont certes
dilués, mais la dilution même a poussé à la croissance totalement
incontrôlée de leur volume global, et la situation, pour finir,
devient de plus en plus critique.
La fragilité structurelle de l'édifice est maintenant telle qu'il
devient vulnérable à des modifications d'environnement a priori
insignifiantes. Les quarts de point supplémentaire de relèvement
de taux d'intérêt par la Réserve fédérale semblent infimes. Sauf
qu'à l'autre bout de la courbe des risques, le crédit immobilier de
Mrs Brimmage est passé de 6,3 % en 2005 à 11,25 %, et ses
mensualités de 414 à 691 dollars (3)... C'est plus qu'il ne lui en
faut pour aller à la cessation de paiement. Comme elle, 14 % des
emprunteurs « subprime » sont défaillants au premier trimestre
2007.
Pour être modestes, les hausses de taux d'intérêt de la banque
centrale ont un double effet de cisaillement. D'une part, il y a
moins de nouveaux entrants sur le marché immobilier et les prix
commencent à baisser; d'autre part, ceux qui y sont déjà voient
leurs mensualités devenir insupportables et la « sortie »
compromise. De fait, la réalisation de leur actif non seulement se
solde par une moins-value pour eux-mêmes, mais accentue la
pression baissière pour tout le monde.
Comme toujours dans les crises financières, un organisme
spécialisé boit le bouillon et c'est sa déconfiture qui, frappant les
esprits, donne le signal du grand retournement. En l'espèce, deux
défaillances - aux deux extrémités de la chaîne - viennent
dégriser les marchés. C'est d'abord la banque d'investissement
Bear Stearns qui doit fermer deux de ses fonds « dynamiques »,
sans doute un peu trop, et en fait dopés aux CDO. Mais c'est
aussi American Home Mort-gage Investment (AHMI), courtier
immobilier, qui doit carrément se mettre sous la protection du
chapitre XI de la loi sur les faillites (4). Cette mésaventure-là est
plus inquiétante que la précédente. Car AHMI n'est pas
spécialement engagé dans le compartiment des subprimes qu'est-ce que ça doit être ailleurs ?...
4. La révision en catastrophe de l'évaluation des risques
Cette fois, un léger vent de panique s'est levé. Les déchets
toxiques sentent déjà bien mauvais et l'on commence aussi à se
dire que les triples ou doubles A (5) des tranches « investment
grade » de CDO sont peut-être passablement frelatés. Mais
comment a-t-on pu en arriver à des erreurs d'évaluation aussi
monumentales ? Certes, la complexité objective de l'évaluation
des produits dérivés n'y est pas pour rien. Certes, c'est par
centaines que les agences de notation évaluent les tranches de
CDO et de RMBS. Pour autant, elles ne sont pas que ces bonnes
ouvrières ployant quelque peu sous l'ampleur de la tâche. Leur
chiffre d'affaires même leur vient des institutions financières,
émettrices en folie de ces titres à évaluer - 40 % des revenus
2006 de Moody's ont été réalisés avec les évaluations de
produits structurés... Or, pour qu'il y en ait de nouveaux à traiter,
il est sans doute préférable que les précédents soient déclarés
bien portants...
A quoi s'ajoute une démonstration supplémentaire que les
agences de notation n'ont jamais vraiment su être indépendantes
des engouements du marché, qu'il leur reviendrait de tempérer,
alors que, de fait, elles les ont la plupart du temps aimablement
accompagnés. C'est qu'il est difficile, quand on est si proche de la
finance, et qu'accessoirement on vit à son crochet, de crier «
casse-cou » quand tout le monde s'en met plein les poches...
Catastrophiquement procycliques là où elles devraient être
contraclyliques, les agences laissent faire à la hausse... et se
mettent, paniquées, à réviser dès que le retournement s'amorce,
contribuant ainsi à le changer en effondrement.
Et la crise n'en est probablement qu'à ses commencements.
C'est que les défaillances immobilières à venir des ménages
s'accumulent silencieusement dans l’antichambre des teasing
rates, ces taux d'appel très attrayants à l'aide desquels les
courtiers appâtent les chalands selon la règle dite des « 2 + 28 »
- les deux premières années au taux sympathique, les vingt-huit
suivantes au taux plein qui fait mal. On n'a donc pas encore vu
débouler la promotion 2006, et à peine celle de 2005, celles du
plus fort de la bulle immobilière, et qui vont sans doute faire des
étincelles. Tout comme les admirables fonds spéculatifs gavés de
leurs produits dérivés.
Et comme la mondialisation mondialise la finance, et avec elle la
bêtise financière, rien de tout cela ne se limite aux frontières
américaines. Certes, c'est bien là-bas que le marché
hypothécaire délire, mais la titrisation dérivée s'offre
magnifiquement à tous les fonds spéculatifs de la planète ! Les
Allemands, longtemps réputés ternes et ennuyeux, accrochés à
leurs banques de détail grisâtres, ont, au tournant du siècle,
décidé de devenir « modernes », et de s'orienter plus
franchement vers les activités de marché. Résultat des courses :
après le grand frisson de 1998 (risque russe), les raclées de
l'Internet (2001), voici qu'une banque, IKB, se trouve au bord de
la faillite pour cause de surexposition aux subprimes...
5. Contagion de la suspicion
Tout s'enchaîne maintenant d'un bout à l'autre du globe et des
marchés. Le fragile équilibre des produits dérivés résistait tant
que... personne ne le sollicitait, c'est-à-dire tant que tout le
monde feignait de croire liquide le marché où ils s'échangent.
Mais sitôt qu'un des acteurs souffre exagérément et commence à
vouloir se dégager en vendant ses CDO, la crainte latente se
cristallise et tous les acheteurs disparaissent. La liquidité
évaporée, les actifs, formellement négociables, cessent
pratiquement de l'être, et deviennent même inévaluables puisque
leurs prix peuvent virtuellement tomber à zéro.
Hilarant - avant qu'on en pleure -, le communiqué de BNP
Paribas qui, le 9 août, ferme trois de ses fonds -« dynamiques »
eux aussi : « La disparition sur certains segments du marché de
la titrisation aux Etats-Unis conduit à une absence de prix de
référence et à une illiquidité quasi totale des actifs [des fonds],
quelle que soit leur qualité ou leur rating (6). » Ce qui n'avait pas
empêché un instant M. Baudoin Prot, patron de la banque,
d'affirmer catégoriquement une semaine auparavant que la
liquidité des trois fonds était assurée. C'est dire surtout que
l'inquiétude dépasse largement le périmètre des produits les plus
risqués et contamine les tranches réputées les plus sûres.
Or la contagion ne va pas s'arrêter en si bon chemin. Non
seulement elle gagne toutes les classes de risque dans le
compartiment des RMBS et dérivés, mais elle s'étend à d'autres
compartiments de marché, qui n'ont rien à voir avec celui-là. Sauf
de s'être adonnés, eux aussi, à l'orgie de crédits indiscriminés.
C'est tout particulièrement le cas du secteur de la private equity,
ces fonds d'investissement, vedettes de la finance de ces
dernières années, qui rachètent intégralement des entreprises
jugées prometteuses, les font sortir de la Bourse, les
restructurent au knout pour les revendre deux à quatre années
plus tard avec force plus-values.
Or ces fonds n'engagent que très peu de leurs capitaux propres
et « carburent » massivement à la dette - dont ils font d'ailleurs
payer le service par l'entreprise rachetée ! Les bénéfices qui en
résultent sont tout simplement exceptionnels. Ceux-ci ont atteint
de tels niveaux que les banques se sont littéralement précipitées
pour financer ces opérations. Dans un état de quasi-mystification
et persuadées qu'à tous les coups on gagne, elles ont consenti à
ces fonds des conditions d'emprunt proprement ahurissantes.
Ainsi celles des prêts dits « covenant-lite », c'est-à-dire allégés
de toutes les clauses respectant les ratios financiers
élémentaires, auxquelles sont normalement soumis les
emprunteurs - « faites n'importe quoi, nous vous suivons ! »...
Mieux encore, les prêts dits «PIK» (payment in kind), ou encore «
IOY» (I owe you), dont les intérêts et le principal sont remboursés
non pas en cash, mais en supplément de dette ajouté à la dette
initiale ! Les encours de crédit dirigés vers les fonds de private
equity ont ainsi atteint des volumes faramineux. O^ les opérations
de ce type sont particulièrement vulnérables au moment de leur
« débouclage » puisqu'il s'agit de ; revendre des actifs
notoirement « illiquides » : non pas des blocs d'actions mais des
entreprises tout entières ! Que vienne le premier accident de
débouclage" - revente impossible, différée, ou avec moins-value et tout le secteur de la private equity connaîtra à son tour son
moment de stupéfaction.
Des opérations de levée de fonds récemment lancées s'achèvent
plutôt laborieusement, par rapport à l'aisance triomphante des
mois précédents. C'est que les banques, de complices laxistes^
deviennent soudainement réticentes. Car, par un effet
d'amalgame typique des crises financières, la soudaine révélation
des risques dans un secteur suscite des interrogations dans
d'autres où l'euphorie a, à peu près, autant dégénéré. De même
que les déboires du Mexique en 1994 avaient induit le doute sur
la Thaïlande -pourtant pas la porte à côté !- par pur effet
d'amalgame avec la catégorie « marchés émergents », de même
ici l'immobilier produit des effets sur la private equity, qui n'a rien
à voir avec lui... sinon qu'il s'y est commis des excès à peu près
aussi pendables.
6. Choc sur les banques
Si elles ont réussi dans l'ensemble à se défaire de leurs
portefeuilles de crédits immobiliers par le jeu de la titrisation, les
banques encaissent tout de même le retour de manivelle, et par
de multiples voies. D'abord, elles ont laissé leurs fonds de
gestion se charger des produits dérivés, et le risque
hypothécaire, chassé par la porte, est revenu par la fenêtre. Mais
c'est aussi la contagion latérale qui les menace, et notamment via
la private equity, où elles sont, là, directement exposées.
Or la régulation prudentielle du secteur bancaire ne plaisante pas
: les banques sont priées de maintenir soigneusement des ratios
dits « de solvabilité » entre leurs capitaux propres et leurs
engagements. Si des moins-values, même latentes, se
manifestent - et les voici qui s'annoncent d'autant plus fortes que
les agences de notation sont en train de se réveiller et de revoir
toutes les évaluations à la baisse -, les banques doivent passer
dans leurs comptes les provisions correspondantes, et, pour
maintenir leurs ratios, il leur faudra réduire le dénominateur (les
crédits accordés) en proportion de la contraction du numérateur
(les capitaux propres entamés par les provisions).
Au total, et comme toujours, ce sont les agents de l'économie
réelle, entreprises et salariés, éloignés de toutes les turpitudes de
la spéculation, qui se retrouveront face à des robinets à crédit
fermés sans même comprendre ce qu'ils ont pu faire pour mériter
ça. Car, pour restaurer les bilans des banques, la contraction du
crédit sera générale, tous emprunteurs confondus.
7. Les banques centrales sont appelées à la rescousse
Ils ont maintenant fière allure les héros de la finance. Modernes
et arrogants quand les marchés étaient haussiers, les voilà, tel le
juge de Brassens face au gorille, « criant maman, pleurant
beaucoup », et se jetant dans le giron de la « mamma étatique »
qu'ils vomissent quand la fortune leur fait lâcher toutes les
vannes de la régurgitation idéologique. Certes, la banque
centrale, priée de venir les tirer de la déconfiture en baissant ses
taux pour restaurer la liquidité générale, n'est pas l'Etat lui-même,
mais elle est le pôle public, le « hors-marché », abhorré quand
les profits coulent à flots, supplié quand il fait mauvais temps.
Jim Cramer, qui tient sur la chaîne boursière CNBC une émission
de conseil financier tout en hurlements et en chemisette à
manches courtes, sur fond de hard rock saturé, de buzzers et de
bulls (7) en surimpression, pique une crise de nerfs (8), vitupérant
M. Ben Bernanke, le président de la Réserve fédérale, aux cris
de « eut ! eut ! (9) ». Et comme M. Bernanke semble prendre son
temps, M. Cramer lui décoche l'insulte suprême : il ne comprend
rien, car c'est un «universitaire» (académie) (10)...
Mieux habillés et moins ostensiblement vulgaires, les autres
gestionnaires de fonds interrogés sur la même chaîne sont tout à
fait d'accord. Ah ! que de regrets pour M. Alan Greenspan, qui «
coupait » les taux sans rechigner. Un vrai praticien, lui, pas
encombré d'inutiles études, et à qui il suffisait de tâter le cul de la
bête pour savoir qu'il fallait lâcher du lest.
Les moins dingues commencent pourtant à se dire que cette
longue tolérance monétaire aux excès de la finance n'a pas été
complètement étrangère à la formation et à l'accumulation des
risques qui crèvent aujourd'hui telles des bulles. Quant à M.
Bernanke, il semble pour l'heure plutôt d'avis de laisser les
opérateurs les plus imprudents supporter les conséquences de
leur inconséquence. Mais il ne faut pas s'y tromper. Cette
position du banquier central n'est tenable que si les défaillances
demeurent localisées. Qu'elles « coagulent » et précipitent un «
risque de système » - c'est-à-dire, par effet domino,
d'effondrement général -, et il n'aura pas d'autre choix que
d'intervenir, et massivement.
C'est bien là d'ailleurs le plus insupportable dans les méfaits de la
finance, toujours encouragée à aller trop loin, c'est-à-dire au-delà
du seuil où les autorités ne peuvent plus se désintéresser de ses
infortunes et doivent plonger pour lui sauver la mise - la parfaite
prise d'otages.
FRÉDÉRIC LORDON
Cet article est mis en débat sur notre site Internet, avec des
propositions de l'auteur : http://blog.mondediplo.net/-En-DebatNotes :
(1) Pierre-Antoine. Delhommais, Le Mande du 9 aoûi 2007
(2) Hyman P. Minsky, Stabilizing an Unstable Economy, Yale
University Press, New Haven, 1986.
(3) Gretchen Morgenson, « Mortgage maze may increase
foreclosures », The New York Times, 6 août 2007.
(4) Cette disposition permet aux entreprises de à pas sombrer en
les protégeant de créanciers trop impatients (moratoire des
dettes sociales). Elle déliç aussi l'employeur de ses engagements
et permet de renégocier les accords salariaux.
(5) La notation financière désigne par AAA et AA les titres les
plus sûrs.
(6) Communiqué BNP Paribas, 9 août 2007.
(7) Le taureau (bull) est l'animal représentatif de la hausse
boursière.
(8)
CNBC,
3
août
2007;
www.youtube.com/
watch?v=GKZgfrs!tmw
(9) C'est-à-dire « baisse ! baisse ! » (les taux d'intérêt).
(10) M. Ben Bernanke a un long passé d'économiste universitaire
Spéculation immobilière, ralentissement économique
Comment protéger l’économie réelle
Par Frédéric Lordon
Le Monde diplomatique Septembre 2007
http://www.monde-diplomatique.fr/2007/09/LORDON/15165
En complément de son article publié dans Le Monde
diplomatique de septembre, et qui analyse la crise financière
partie cet été du marché américain du crédit immobilier (lire «
Quand la finance prend le monde en otage »), Frédéric Lordon
livre, dans cet article exclusif pour notre site Internet, ses pistes
de réflexion sur la finance... et les moyens de limiter sa
suprématie.
Cet ensemble d’articles fait l’objet d’un débat sur notre site
http://blog.mondediplo.net/-En-debat- .
Il se pourrait qu’il y ait du vrai dans l’adage populaire voulant qu’«
à quelque chose malheur [soit] bon » — mais encore faut-il aller
débusquer ce « quelque chose » là où il se cache… De la crise
des marchés de crédit à laquelle assistent médusés les salariés,
pressentant confusément, mais pertinemment, qu’en bout de
course ce sont eux qui pourraient bien en faire les frais, on peut
au moins dire qu’elle offre une occasion, à ne louper sous aucun
prétexte, de prendre la mesure de ce qu’il en coûte de tout
accorder à la finance et de se décider enfin à lui briser les reins.
Or, seul le sidérant spectacle du tumulte des marchés, les
images des traders hystériques, des gestionnaires de fonds suant
l’angoisse et des banquiers centraux blafards d’insomnie
peuvent, à chaud, frapper suffisamment les esprits pour soutenir
une demande politique d’action contre la spéculation. La fenêtre
« spectaculaire » est hélas à peu près d’aussi courte durée que
les effets réels de la crise financière peuvent être longs (et
pénibles) à digérer. En témoignent la force des effets d’oubli et
l’incapacité à établir dans la conscience collective la connexion
entre les recrudescences successives de chômage et les
accidents financiers qui les ont précédées, et dont un décalage
de six mois suffit à faire perdre de vue qu’ils en ont été la cause.
Il y a lieu de croire que la libéralisation financière aurait passé un
sale quart d’heure si le corps politique avait clairement perçu le
lien de cause à effet entre la crise spéculative immobilière de la
fin des années 1980 — celle-là même qui a failli emporter le
Crédit Lyonnais — et le violent retournement conjoncturel du
début des années 90, entre les monumentales crises monétaires
qui ont manqué volatiliser le SME (Système Monétaire Européen)
en 1992-1993 et le pic assassin de chômage des années 19931996, entre l’éclatement de la bulle internet en 2000 et la rupture
de croissance des années 2001-2004… Si donc la crise
financière de 2007 peut être d’une quelconque « utilité »
politique, et en attendant les dégâts qu’elle pourrait diffuser dans
l’épaisseur de l’économie réelle, c’est comme opportunité d’une
prise de conscience, préalable à une frappe politique.
1. Transparence » et « régulation », ou politique du « cause
toujours »
Du train où vont les choses, on n’en prend pourtant pas le chemin
— mais comment s’en étonner : pour ne pas être le plus grand
nombre, les ennemis de cette aperception demeurent sans aucun
doute les plus puissants. Il suffit pour s’en rendre compte de
considérer les dérisoires mesures que le président français
Nicolas Sarkozy met en regard de ses martiales déclarations
d’arraisonnement de la finance — c’est « Verdun, on ne passe
pas ! », mais armé d’un pistolet à bouchon… Le bouchon en
question est d’ailleurs passablement émietté pour avoir déjà trop
servi, puisqu’il s’agit de l’increvable appel à la « transparence ».
Argument de troisième zone, délibérément ignorant des
mécanismes fondamentaux des marchés, tels qu’ils expriment les
caractéristiques les plus profondes des structures actuelles de la
finance, la « transparence » — ou plutôt le « déficit de
transparence » — fait typiquement partie de ces peccadilles
qu’on lâche d’autant plus facilement qu’elles permettent de
sauver l’essentiel. La crise financière internationale de 19971998, qui avait failli emporter la totalité du système financier,
avait déjà été mise sur le compte de « l’opacité », et avec
d’autant meilleure conscience, quoique mêlée de relents douteux,
qu’il s’agissait des « marchés émergents » — comprendre d’une
partie du monde « pas tout-à-fait développée », et à qui il reste
encore « des progrès à faire » pour se mettre aux normes
occidentales… Le problème du diagnostic d’arriération, c’est qu’il
s’effondre sitôt que le « monde avancé », en 2000, connaît à son
tour la panique financière et ceci en fait parce qu’il est victime des
mêmes causes — génériquement celle de la finance libéralisée.
On aurait pu au moins croire que cette pantalonnade désarmerait
le topos de la « transparence », réservé aux « sauvages ». Pas
un instant ! Sous des formes à peine différentes, c’est l’opacité
des Enron et autres Worldcom, ripoux opportunément poussés
sur le devant de la scène, qui a porté tous les péchés du monde
pour mieux faire oublier ce que la crise devait aux structures
déréglementées des marchés de capitaux. Quelques années plus
tard, faute de n’avoir rien appris, ou plutôt de n’avoir rien voulu
apprendre, les mêmes causes, laissées invariantes, produisent
les mêmes effets… et c’est le même brouet de la transparence
qui nous est servi à nouveau comme purgation de mauvaises
humeurs qu’on espère passagères.
Si la transparence comme arme de stabilisation de la finance
n’était pas une illusion parfaite (1), il y aurait au moins une bonne
raison de ne pas s’attendre à la voir mise en œuvre : il est
impératif que l’opacité demeure aussi longtemps que possible le
candidat récurrent à l’explication de la crise. Or, plus d’opacité,
plus de dérivatif ! Tout le temps où elle dure, au moins les élites
gouvernementales et financières peuvent-elles prendre des
poses avantageuses en faisant résonner de vibrants appels à « la
régulation ». Aussi l’éternel retour de la crise financière est-il
également l’éternel retour des déclarations vides et des propos
sans suite, de la cécité volontaire et des analyses qui regardent
ailleurs, éternel retour d’une séquence-type dont on voit déjà se
dérouler, impeccablement ordonnées, toutes les étapes : 1)
exhortations politiques solennelles « à la régulation », 2)
protestation du capital financier qui déclare absolument nuisible
toute intervention législative, 3) proposition alternative par ses
soins d’une « auto-régulation », moyennant la création d’un «
groupe de travail » rendant rapport et faisant du vent, le tout
piloté selon un calendrier qui, le temps passant et l’oubli gagnant,
aidera toute l’affaire à mieux finir dans les sables.
A l’expérience, et contre toutes les idées reçues ordinairement
véhiculées par les experts stipendiés ou les amis du système, il
apparaît que les Etats-Unis sont passablement moins libéraux
que les Européens. Au moins l’éclatement de la bulle internet y at-il donné lieu à une vraie loi — cris d’horreur étouffés de justesse
en France et vraiment parce que ce sont eux, les Américains, les
seuls qui peuvent se permettre de légiférer dans le capitalisme
puisque, par ailleurs, leurs créances libérales sont
insoupçonnables. La loi Sarbanes-Oxley (2002) aura ainsi
drastiquement durci les dispositifs de contrôle des comptes — les
chefs d’entreprise s’en plaignent assez d’ailleurs, sans qu’on
sache véritablement faire la part de la gêne réelle et de la
propension à geindre à tout propos. Mais cette loi reposait
entièrement sur l’hypothèse « ripoux », et ne pouvait en aucun
cas prétendre s’attaquer aux véritables causes de l’instabilité
financière. Et la France pendant ce temps ? A l’époque sous
gouvernement « socialiste », puis à la période Jean-Pierre
Raffarin, et très attachée à l’idée de faire passer
comparativement les américains pour stalinoïdes, elle… n’a rien
fait. Les hurlements patronaux au totalitarisme de la loi y ont
immédiatement rencontré un écho compréhensif et l’on a laissé le
Mouvement des entreprises de France (Medef) piloter lui-même
groupes de travail et rédaction de rapports qui, tel le rapport de
M. Daniel Bouton (2)], n’avaient pas d’autre finalité que de
prouver la supériorité de la régulation du capital par le capital,
équivalent dans son ordre d’un appel à la chasteté par la vertu de
réfrènement dans un bordel militaire de campagne.
2. La spéculation comme art de la prise d’otages
Il faut rappeler tous ces faits si l’on veut éviter la reproduction de
la séquence maintes fois parcourue et déjà prête à resservir «
Régulation / Auto-régulation / Rien »… et nouvelle crise dans
quatre ans. Et il le faut d’autant plus qu’une nouvelle fois la
finance spéculative aura démontré son habileté à prendre en
otages ceux-là mêmes qui sont supposés la surveiller, à savoir
les banques centrales — et en fait, bien au-delà, l’économie tout
entière. L’instrument stratégique de ce renversement complet du
rapport de force entre surveillants et surveillés a pour nom «
l’aléa moral ». On nomme aléa moral la propension d’un agent à
se surexposer à un certain risque quand il se sait assuré contre
ce risque. Mais, dira-t-on, personne n’assure formellement le
risque spéculatif. Les opérateurs financiers qui ont pris des
positions aventureuses n’enregistrent-ils pas dans leurs comptes
les pertes correspondantes avec, à la clé, l’éventuelle sanction de
la faillite ? Sans doute, mais — et tel est précisément le paradoxe
de l’aléa moral — pas au-delà d’un certain niveau de risque. Ou,
plus exactement, pas lorsque se concentre en l’agent considéré
un risque global qui dépasse son risque local. C’est qu’en effet la
déconfiture d’un petit nombre d’agents peut avoir des
conséquences bien au-delà de leurs seuls comptes individuels.
Car le défaut (3) de l’un interrompant les paiements promis à
d’autres, met ces derniers en péril à leur tour, éventuellement
jusqu’à provoquer leur propre défaut, donc une propagation plus
lointaine des interruptions de règlements, etc. Relativement
limitée et « tolérable » dans l’économie réelle, cette propagation
peut s’avérer foudroyante et d’une exceptionnelle gravité
lorsqu’elle touche au secteur financier et bancaire.
Cette transmission collatérale des tensions financières, des
agents en défaut vers les agents a priori sains, porte le nom «
d’externalités ». Or le propre des crises de marché est
précisément d’activer ces externalités négatives, le long
desquelles se propagent les détresses financières en cascade.
Ce sont là des situations où le risque de collapsus général
devient tel que le banquier central, devant l’énormité des
conséquences, n’a plus d’autre choix que de sauver tout le
monde, et en tout premier lieu les « joueurs » les plus exposés,
ceux dont la faillite menace d’emporter la totalité du système.
Aussi ces modernes hérauts de la finance déréglementée,
arrogants et portant beau quand les marchés sont à la hausse,
cette avant-garde de l’idéologie des marchés qui, sans doute à la
recherche des justifications de ses gains obscènes, n’a que le «
mérite » et la « responsabilité » individuels à la bouche, sont-ils
en fait de parfaits irresponsables à qui il faut sauver la mise parce
que leurs turpitudes s’exercent en un lieu très particulier de la
structure du capitalisme d’où elles sont susceptibles de ravager
l’économie tout entière…
3. L’irresponsabilité jusqu’au cynisme
Reconduisant l’éternelle partition des dominants entre les
imbéciles et les cyniques, et se séparant de la cohorte des
irréparables dévots qui continueront de faire l’éloge de la
mondialisation financière même sur un tas de ruines fumantes, il
s’en est trouvé quelques-uns dans la finance pour saisir les
immenses possibilités stratégiques offertes par cette position
privilégiée qu’il leur est donné d’occuper. Si les conséquences de
nos pertes vont si loin qu’il est impossible au banquier central de
s’en désintéresser et de ne pas nous éviter la faillite, pourquoi ne
pas prendre les risques les plus démentiels sachant que dans le
cas favorable les gains seront hors de toute mesure… et que
dans le cas défavorable la disproportion même des risques, donc
des pertes, sera telle qu’il faudra nous tirer d’affaire ?...
Beaucoup prêtent à John Merrywether, patron du Hedge Fund
LTCM d’avoir, en 1998, tiré toutes les conséquences de ce
raisonnement et délibérément pris d’insensés paris en spéculant
ouvertement sur des anticipations de taux d’intérêt qui ont mal
tourné, mais sur lesquelles il avait engagé, par effets de levier
successifs, des sommes excédant ses capitaux propres dans des
proportions faramineuses. C’est donc d’un seul tenant que se
sont avérées colossales, non seulement ses propres pertes, mais
celles subies par les investisseurs qui lui avaient confié leurs
fonds, parmi lesquels de nombreuses institutions financières.
Trop de pertes pour trop d’acteurs importants au cœur du
système financier : sans intervenir directement elle-même, la
Réserve Fédérale a dû commander un secours de place (4) pour
tirer LTCM de son inévitable faillite, et sauver la mise de ses
apporteurs de fond… exactement de la même manière que neuf
ans plus tard le ministre de l’économie Peer Steinbrück ordonne
à quelques banques allemandes de se porter à la rescousse de
leur consœur IKW qui a perdu tant et plus sur le marché des
dérivés de subprime…
C’est bien cette menace combinée de l’aléa moral et du risque
systémique qui plane au dessus de la crise actuelle et dont la
probabilité d’occurrence fait l’objet de toutes les conjectures. Car
les pertes enregistrées par les divers fonds de placement qui se
sont chargés de titres dérivés hypothécaires, RMBS ou CDO (5),
font régner un climat de suspicion générale, périodiquement
alourdi par l’arrivée de nouvelles inquiétantes — le naufrage de
deux fonds de la banque Bear Stearns, la quasi-faillite de
l’allemand IKW, la fermeture successives de fonds investis en
subprime chez Oddo puis BNP-Paribas… Or ce goutte-à-goutte
est d’autant plus ravageur que tous les acteurs de la finance se
savent pertinemment les uns et les autres investis dans ces
produits dérivés catastrophiques. Mais à quel degré exactement
et avec quel niveau de pertes potentielles ? Cette incertitude,
particulièrement avivée par la situation de crise, jette le doute sur
toutes les signatures et, chacun redoutant l’annonce prochaine
de nouveaux cadavres dans les placards, plus personne ne veut
plus prêter à personne. Il en résulte de vives tensions sur le
marché monétaire sur lequel les banques se refinancent
mutuellement. Ainsi les jours de crise aiguë (9 août, 16 août) se
signalent-ils en particulier par des pics des taux d’intérêt
overnight (6) du crédit interbancaire. Or la continuité du crédit
interbancaire est absolument vitale puisqu’elle conditionne le
maintien des banques dans la capacité d’assurer leurs
engagements. C’est bien ici l’épicentre du risque de système
potentiellement porté par la crise actuelle. Que quelques banques
particulièrement soupçonnées ne puissent plus se refinancer et
rencontrent de sérieux problèmes de liquidité, et ce pourrait être
la panique générale.
4. La banque centrale ligotée
Nous n’en sommes pas encore là. Mais tous les mécanismes de
la finance agissant de concert pour le pire en situation de crise, la
tornade des marchés met le crédit interbancaire sous haute
tension puisque le mouvement naturel des investisseurs est de
retirer leurs capitaux investis dans les fonds de placement gérés
par les banques, lesquelles doivent alors faire face à des sorties
de liquidité imprévues. A quoi s’ajoute que lorsqu’elles ne sont
pas elles mêmes directement investies au travers de leurs
propres fonds, les banques n’en continuent pas moins d’être
exposées du fait d’avoir largement prêté à d’autres acteurs, les
Hedge Funds qui, eux, n’y sont pas allés avec le dos de la pelle
en matière d’investissement scabreux… et ne tarderont pas à
rencontrer des problèmes dans le service de leur propre dette
bancaire.
Ainsi la crise financière voit-elle une accumulation de risques de
provenances diverses mais en mortelles synergies, et dont la
totalisation s’effectue dans le marché du crédit interbancaire, le
saint des saints, le mécanisme central de toute l’horlogerie
financière — et, bien au-delà, de toute l’économie — la chose à
maintenir impérativement dans un bain d’huile. On comprend
sans peine que les banquiers centraux soient sur le pied de
guerre à la moindre tension puisque les défaillances de quelquesuns peuvent entrer en résonance et provoquer le grippage de
l’ensemble. Voici donc la loi à laquelle, inversant complètement
les rôles, les surveillés soumettent les surveillants : la finance
privée joue, s’amuse beaucoup, gagne énormément d’abord, puis
prend peur de ses propres aventures et, si elle a fait
suffisamment de bêtises, force la paternelle figure du banquier
central à renoncer à la morigéner pour venir la tirer d’affaire — «
suffisamment de bêtises » signifiant que les défaillances
individuelles sont si profondes qu’elles ne pourront rester
simplement locales mais menacent, par le jeu des externalités,
d’activer un risque global.
Et voilà le banquier central pris en otage. S’il ne tenait qu’à lui, il
laisserait volontiers les plus imprudents boire une tasse bien
méritée — entendre : aller à la faillite qui sanctionne normalement
les paris les plus irréfléchis. Mais ces irréfléchis-là sont
objectivement en position d’entraîner à leur suite trop de monde
et avec trop de conséquences. C’est donc un rapport de force qui
se noue entre banques centrales et opérateurs financiers, les
seconds cherchant en permanence jusqu’où aller trop loin…
c’est-à-dire jusqu’où le banquier central n’a plus que le choix de
leur venir en aide. Il suffit d’ailleurs d’observer la tête
pleurnicharde des gestionnaires de fonds qui défilent sur les
chaînes boursières américaines pour réclamer de Ben Bernanke,
le président de la Réserve Fédérale, une baisse immédiate des
taux, comme si elle leur était due. Confortablement installé dans
l’aléa moral, ils ont bamboché trois bonnes années à coup de
produits dérivés aussi risqués que juteux, et maintenant que la
party est finie, ils attendent que le banquier central vienne passer
la serpillière.
A leur décharge, concédons qu’ils ont été mal habitués. Car ils
sortent de presque vingt années de félicité sous la bienveillante
indulgence d’un Alan Greenspan qui a toujours tout accordé à
ses chers petits. Toute l’explosion de la libéralisation financière,
ils l’auront vécue dans un bonheur parfait sous la houlette d’un
aimable tuteur qui, ayant longuement médité les leçons du krach
de 1929, peut-être un peu trop, se sera montré dès le début
parfaitement enclin à baisser les taux d’intérêt à la première
alarme des marchés. Et c’est bien ainsi que « Magic Greenspan
» a construit son aura de sorcier auprès d’une finance trop
pressée de transfigurer le service de ses intérêts en vertu
chamane. Le mémorable krach de 1987 aura été son coup d’éclat
inaugural, tant il est vrai que les réputations se forgent dans les
premières épreuves. Le fait est qu’en cette matière, Alan
Greenspan aura été servi, assailli par un effondrement boursier
dont on avait pas vu l’équivalent depuis presque soixante ans, et
ceci quelques mois à peine après avoir assumé la difficile
succession de Paul Volcker, sortant auréolé. Personne,
rétrospectivement, ne contestera sans doute le bien-fondé de
l’immédiate décision qu’il prit à l’époque. Il n’empêche que les
investisseurs n’ont pas tardé à comprendre qu’ils tenaient là un
ami. Et, de fait, sous mandature Greenspan, la Réserve Fédérale
n’aura jamais manqué d’ouvrir grand le robinet à liquidités
chaque fois que les investisseurs un peu trop turbulents s’étaient
mis dans un mauvais cas.
L’habitude a été si bien prise que la finance a fini par y voir un
filet de sécurité à toute épreuve. C’est peut-être à la suite de
l’éclatement de la bulle internet que le déplorable pli se sera le
plus profondément confirmé. Car, passé le temps de
l’amortissement de la crise, c’est dans l’orgie continuée de
liquidités à bon marché qu’aura pris naissance… la crise
suivante, celle d’aujourd’hui. Ultime talent : Alan Greenspan est
parti pile à temps, alors que la fête battait son plein et juste avant
que les lampions ne dégringolent. On aurait dû avoir la puce à
l’oreille du tombereau d’éloges déversé par Wall Street au
moment où il a tiré sa révérence…
5. 2007, ou la rébellion avortée du banquier central
Mais avec Ben Bernanke (7), c’est autre chose. La finance glapit
qu’elle s’étrangle, et il ne fait rien. Ambiance hargneuse sur
CNBC (8) : des mieux costumés de la place aux plus vulgaires
des marchands de soupe financière (9), tous ont l’écume à la
bouche à mesure que Ben Bernanke résiste à leurs injonctions
de baisser les taux. Ah ces têtes allongées, distordues,
grimaçantes, éructantes ! La bonne petite baisse des taux qui
était quasiment devenue un acquis social de la finance n’est pas
au rendez-vous. On ne les avait pas prévenus que la chose
pouvait s’interrompre un jour, et si au moins on le leur avait dit,
peut-être auraient-ils arrêté la java un peu plus tôt. Mais là, sans
même un mot d’avertissement, il y a presque atteinte aux droits
de l’homme et de l’investisseur, et la colère gronde.
Il faut prendre ces pitreries et ses démonstrations furibardes au
sérieux. Wall Street est très mécontente et ce mécontentement
n’a rien de superficiel. Il est le signe qu’un combat de titans s’est
engagé dès les premières heures de la crise. L’expression n’est
pas exagérée car les forces en présence sont effectivement
gigantesques. D’un côté la finance et les sommes faramineuses
qu’elle met en mouvement, les risques colossaux qu’elle prend
pour elle-même et qu’elle fait courir du même coup à toute
l’économie ; de l’autre le banquier central qui a le pouvoir de lui
infliger de sérieux dommages… ou le devoir de venir à sa
rescousse. Or la grande nouveauté dans ce paysage stratégique,
c’est que M. Bernanke n’a pas d’abord semblé décidé à laisser
reconduire en l’état le rapport de force, ou plutôt de servitude,
dont il a hérité de son prédécesseur. Bien conscient, comme Alan
Greenspan en son temps, que les premiers coups sont décisifs,
Ben Bernanke a manifestement saisi l’opportunité offerte par
cette crise pour renouer à chaud et aussi violemment qu’il le
faudra un autre rapport avec les marchés. Ainsi l’épreuve de
force s’est-elle ouverte, avec sans doute pour arrière-pensée de
la part de M. Bernanke que la révision en profondeur des
habitudes de la finance ne peut passer que par un événement
cuisant.
Mais quelle est exactement la marge de manœuvre stratégique
dans cette guerre de mouvement, et jusqu’où Ben Bernanke
peut-il aller dans l’affrontement sans mettre en péril des choses
autrement plus graves que sa propre réputation à construire ?
Car l’aléa moral et la prise d’otage qui en résulte ne sont pas que
l’effet d’un défaut de volonté du banquier central précédent, mais
bien celui d’une structure objective d’interactions telle qu’elle
s’impose à lui. M. Bernanke est le dernier à l’oublier, c’est
pourquoi il tente de conduire au plus fin sa propre stratégie au
milieu des tensions contradictoires dans lesquelles il se trouve
pris. Ce délicat cheminement passe nécessairement par des
compromis, quotidiennement ajustables. C’est ainsi que, campant
d’abord (10) sur sa position de refus de baisser les taux, mais
confronté à l’impératif de maintenir la continuité vitale du crédit
interbancaire, Ben Bernanke aura consenti à alimenter le marché
monétaire d’un très abondant surplus de liquidités à plusieurs
reprises dans la semaine du 9 au 16 août.
Mais combien de temps ce compromis, qui ne lâche pas sur les
taux mais cède sur les volumes, pouvait-il durer ? La réponse n’a
pas tardé à venir. De fait, la pression n’a pas cessé de monter sur
le banquier central. C’est que, outre l’agitation verbale,
quotidienne et continue, la finance sait joindre le geste à la
parole. Dès le 16 août, les opérateurs avaient ainsi incorporé
dans les prix de certains produits à terme (futures) une baisse
d’un quart de point du taux overnight de la Réserve Fédérale, au
surplus attendue avant même sa prochaine réunion du FOMC
(11) programmée pour le 18 septembre ! — à la fois une manière
d’exprimer ouvertement leur wishful thinking… et de forcer un
peu plus la main au banquier central qui, s’il ne leur donnait pas
raison, serait coupable d’occasionner de nouvelles pertes… — «
retenez moi où je me défenestre ! ». Le 17 août, la Réserve
Fédérale a fini par mettre les pouces et consenti une baisse très
substantielle de son taux de réescompte. Il faut croire que le
revirement a été négocié dans l’urgence si l’on en juge par le
retard à l’allumage de certains des membres du FOMC, encore
sur la ligne initiale de fermeté le matin même, et déclarant que
nulle baisse n’interviendrait « sauf calamité »… avant, fait
rarissime, d’être formellement démentis par un porte-parole, et
que le demi-point tant attendu soit enfin lâché à la finance. M.
Bernanke a beau tenter de garder la face en menaçant que ce
taux peut de nouveau être relevé à tout moment, la finance lui a
incontestablement tordu le bras.
6. Une politique monétaire « dédoublée » pour contrer la
spéculation
Le problème de M. Bernanke est qu’il intervenait dans une
situation déjà beaucoup trop mûre et où les degrés de liberté
avaient presque totalement disparu — un combat quasiment
perdu d’avance. A défaut de spéculer sur les meilleures
stratégies pour sortir d’un guêpier de ce genre — car le plus
probable est qu’on n’en sort pas —, il est donc plus utile de
réfléchir dès maintenant aux moyens d’éviter qu’il ne s’en forme
un nouveau d’ici quelques années.
Disons d’emblée clairement les choses : la véritable solution en la
matière, celle qui doit impérativement demeurer à l’horizon d’une
politique alternative, consistera à fermer pour de bon le casino et
à mettre les roulettes au feu ! Car il est évidemment de la
dernière hypocrisie de vitupérer, index levé à la façon de M.
Sarkozy, les aberrations de la finance quand on n’a pas la
moindre envie de transformer les structures qui leur donnent
invariablement naissance. Mais l’on sait aussi combien cette
perspective politique demeure lointaine, notamment dans le
cadre de l’Union Européenne qui a eu l’excellent goût de ranger
la liberté de mouvement des capitaux dans la « Charte des droits
fondamentaux » de son Traité constitutionnel… et dont les
tendances idéologiques, aussi bien que les intérêts vitaux de
certains de ses membres, le Royaume-Uni notamment, désirent
ardemment la déréglementation en général, et celle des marchés
financiers en particulier.
Aussi, gardant en tête cet idéal de la re-réglementation radicale
de la finance, est-il pertinent de penser tout ce qu’il est possible
de faire dès maintenant, à structures constantes, pour mettre des
bâtons dans les roues des marchés en folie. L’idée du SLAM
(12), comme plafond imposé à la rémunération actionnariale pour
désarmer ses exigences sans limite, s’inscrit typiquement dans
ce programme de moyen terme. Mais le SLAM ne met bon ordre
qu’à l’hubris de la propriété financière, c’est-à-dire au seul
compartiment des marchés d’actions. Et il n’aurait été d’aucun
secours dans le compartiment des marchés de crédit où la crise
actuelle trouve ses origines.
Il est cependant une condition vitale pour ce dernier
compartiment — mais elle en fait si générale qu’elle les concerne
tous — : il s’agit de sa bonne alimentation en liquidités. C’est le
déversement constant de fonds qui est au principe de l’inflation
des prix d’actifs. Mais d’où proviennent ces fonds eux-mêmes ?
D’abord des épargnes salariales collectées par les grands
investisseurs institutionnels (fonds de pension, fonds mutuels
(13)), mais aussi — comme si ces premières masses étaient
insuffisantes
pour
bien
s’amuser
—
des
liquidités
supplémentaires accordées aux divers opérateurs de la finance
spéculative au travers des crédits bancaires. Or voilà bien, en
cette deuxième source de financement de la spéculation, un point
d’appui pour l’action politique, et au moyen de l’un de ses plus
classiques instruments : la politique monétaire. Le joyeux délire
sur les produits dérivés — en l’occurrence hypothécaires mais
ç’aurait pu être n’importe quoi d’autre — n’aurait jamais pris les
mêmes proportions s’il n’avait été complaisamment alimenté par
des tombereaux de liquidités obtenus du crédit bancaire, luimême encouragé par des refinancements à bon marché auprès
de la banque centrale dont les taux ont été maintenus à des
niveaux très bas depuis les premières coupes de 2001-2002
jusqu’à la mi-2004.
On dira d’abord que le crédit bancaire ne fait pas tout à l’affaire
puisque le carburant injecté dans les marchés provient aussi, et
largement, des épargnes préalablement accumulées. Sans
doute, mais au moins n’y est-il pas pour rien ! Et, à concurrence
de ses montants propres, il y a là déjà une contribution à l’activité
spéculative qui s’offre immédiatement à une régulation coercitive
par les prix (les taux). Mais on objectera surtout que si les taux
d’intérêt sont relevés pour asphyxier la spéculation, ce sera du
même coup toute l’économie réelle qui se trouvera à son tour
privée d’air. Objection à coup sûr recevable. Mais pas imparable.
Recevable en effet, puisque les mêmes taux d’intérêt qu’on
voudrait assassins pour la finance sont aussi ceux qui
conditionnent le crédit des ménages, des entreprises et qui
pourraient bien eux aussi les laisser raides morts. Voilà donc le
dilemme dans lequel se trouve empêtrée la banque centrale à
l’époque de la libéralisation financière : elle ne dispose que d’un
instrument pour deux objectifs. Si elle baisse les taux pour
soutenir l’activité réelle, elle ouvre ce faisant nolens volens grand
les portes de l’euphorie spéculative. Souhaite-t-elle au contraire
contrôler strictement l’inflation des prix des actifs financiers, elle
pénalise par là même l’économie réelle qui n’y est pour rien. On
sait le choix qu’a fait la Réserve Fédérale sous la présidence
d’Alan Greenspan : la croissance réelle et la bulle financière.
Mais c’est un calcul à courte vue et qui est voué aux heurts d’un
stop and go qu’on croyait disparu depuis les années 1970, mais
qui revient sous une autre forme : pendant la croissance la bulle
bat son plein… jusqu’à l’effondrement spéculatif dans lequel peut
se trouver entraînée l’économie réelle par le canal de la
contraction du crédit lorsque les banques, mitraillées de
mauvaises créances, arrêtent brutalement les frais et pour tout le
monde.
On ne sortira pas de ce dilemme tant que demeurera le déficit
d’instruments eu égard au nombre des objectifs. Mais pourquoi,
tout simplement ne pas envisager un dédoublement de
l’instrument (le taux d’intérêt), dont on réserverait chaque
déclinaison à un groupe d’agents spécifiques : un taux pour
l’économie réelle, un taux pour les amateurs de montagnes
russes spéculatives ? Rien n’empêcherait dès lors de conserver
un premier taux d’intérêt dit « économique » pour les agents de
l’économie productive, et d’en attribuer un second dit « spéculatif
» à l’usage exclusif de la finance de marché. A cette dernière, on
pourra donc serrer la vis sans la moindre crainte de
conséquences néfastes pour l’économie réelle, avec la
perspective d’enrayer avant même qu’ils ne prennent naissance
ses emballements spéculatifs, ceci pour le double avantage,
d’une part, de sortir le banquier central de ces impossibles
situations de prise d’otage — tout simplement en évitant
d’emblée que ces situations n’aient la possibilité de se
développer — et, d’autre part, de considérablement stabiliser
l’environnement de l’activité productive, désormais soustraite à
l’alternance bulle-krach.
7. Frapper la finance, préserver l’économie
Mais comment concrètement opérer ? La banque centrale noue
avec les banques privées deux sortes de relation de
refinancement. Les premières sont strictement bilatérales.
Périodiquement, chaque banque privée s’adresse à la banque
centrale pour lui soumettre une demande individuelle de
refinancement. Il est très possible que cette dernière y réponde
en fractionnant son volume accordé en deux, au prorata des
encours de crédits respectivement accordés par la banque privée
à l’économie réelle et à l’activité financière pendant la période
écoulée. Il va sans dire que ces deux volumes de refinancement
seront alloués moyennant leurs taux d’intérêt différenciés, le
refinancement des crédits à l’économie s’effectuant au taux «
économique », celui des crédits à l’activité de marchés au taux «
spéculatif », dont rien n’interdit dès lors qu’il soit porté à des
niveaux prohibitifs.
Mises à part ces relations bilatérales, il arrive aussi que la
banque centrale s’adresse à l’ensemble du marché interbancaire
(14) dans lequel elle se comporte comme un intervenant «
ordinaire », en achetant ou vendant des titres, c’est-à-dire en
détendant ou resserrant la liquidité globale. Dans cette deuxième
procédure, dite d’open market, la manœuvre précédente est
clairement plus difficile à accomplir puisque la formule du prorata
prenait surtout son sens dans un concours individualisé de la
banque centrale aux banques privées. On peut imaginer
plusieurs sortes de solutions, peut-être un peu grossières et pas
parfaitement satisfaisantes pour l’esprit — sachant qu’en même
temps il ne s’agit pas non plus d’un concours d’élégance, et qu’en
matière de grossièretés, la spéculation s’en autorise bien
d’autres… Ainsi par exemple, on pourrait envisager que la
banque centrale divise la masse globale de ses concours au
marché interbancaire en fonction de la proportion crédits
économiques/crédits spéculatifs moyenne réalisée par l’ensemble
des banques — avec pour inconvénient que les banques «
modérées » (davantage tournée vers l’économie réelle) paieront
pour les incartades des autres. On pourrait aussi imaginer que la
banque centrale « ré-individualise » ses concours à l’open
market. Après tout elle a les moyens de savoir avec qui elle
transacte et d’appliquer à chaque interlocuteur le prorata qu’elle
lui impose déjà dans la procédure bilatérale.
Nul doute que les amis de la finance trouveront à redire, eux à
qui rien n’est possible quand il s’agit de mettre au pas les
marchés. Et sans doute la formule avancée ici est-elle encore
passablement mal dégrossie. Au moins a-t-elle le mérite de
rappeler cette évidence en fait assez simple, et presque
tautologique, qu’on ne se débarrassera pas des nuisances faites
à l’économie productive par la spéculation sans une forme ou une
autre de découplage entre sphère réelle et sphère financière. On
pourrait dire d’une certaine manière que ce découplage existe
déjà puisqu’on voit plus souvent qu’à son tour la finance
euphorique alors que la croissance se traîne et que le chômage
grimpe ! Mais ce découplage là est asymétrique : si la finance sait
se bien porter quand la production est à plat, l’inverse n’est pas
vrai. Et les déboires spéculatifs retentissent trop souvent dans
l’économie réelle. Par l’effet propre de l’amnésie historique, à
quoi s’ajoute celui de l’intérêt des dominants à l’oubli collectif, on
a perdu de vue les dispositifs assez judicieux que le New Deal
avait eu la sagesse de mettre en place à la suite du krach de
1929. Le Glass Steagall Act n’y était pas allé de main morte à
l’époque… Il y était même allé d’une main très vive puisqu’il avait
drastiquement séparé les banques en banques commerciales
d’une part et banques dites d’investissement de l’autre, avec
interdiction formelle aux premières de s’aventurer dans le champ
des secondes, et réciproquement. Ainsi les banques
commerciales restaient-elles au contact des agents de
l’économie réelle et d’eux seulement, et nul n’avait à redouter
qu’un bouillon spéculatif affecte cette activité là. « Interdiction
formelle »… des mots qui font rêver, et dont il semble que le
sens, pourtant parfois très salubre, ait été totalement perdu de
vue. Faut-il que le travail idéologique du néolibéralisme ait été
dévastateur pour que les prononcer apparaisse comme une
audace suprême. Pourquoi cette hermétique séparation instaurée
par le Glass Steagall ne pourrait-elle être refaite aujourd’hui ? N’y
va-t-il pas du destin de millions de salariés, comparé aux
extravagants bonus de quelques milliers de traders ? Ce que cet
acte législatif élémentaire ferait très bien, mais qu’on ne voit pas
venir puisqu’il manque l’audace, en fait élémentaire, d’en prendre
la décision, la politique monétaire anti-spéculative, en attendant,
peut le faire à sa place.
8. Post-Scriptum. Quelles « prises d’otages » ? Quels «
privilégiés » ?
Comme il est des clous qui méritent d’être bien enfoncés,
notamment à l’usage des habituels malentendants, ceux à qui le
spectacle des crises financières se succédant ne fait venir
aucune idée et qui continuent de trouver la mondialisation
heureuse, il est sans doute utile de revenir un instant sur la
signification réelle des termes un peu techniques d’« externalité
», d’« aléa moral » et de « risque de système », mais dont il est
possible de mieux pénétrer le sens, dans le cas présent, en les
synthétisant tous sous la catégorie pratique de la « prise d’otage
».
C’est, redisons-le, qu’on ne voit pas comment nommer
autrement cette aptitude, conférée par l’occupation d’une certaine
position dans la structure du capitalisme, à lier son sort pour le
pire à celui de la totalité des autres agents — car, pour le
meilleur, évidemment ceux-là repasseront… On devrait
normalement convenir sans difficulté que conserver pour soimême les immenses profits de la spéculation mais répandre sur
tous les désastres du krach, que compter avec un cynisme
parfois ouvert sur le secours des autorités monétaires qui devront
inévitablement agir pour soi afin d’éviter que ses propres
calamités ne deviennent aussitôt celle de la population entière,
on devrait convenir, donc, que tous ces comportements sont
adéquatement compris dans la catégorie de « prise d’otages ».
Aussi la racaille éditorialiste, qui n’a jamais assez de voix pour
hurler à la « prise d’otages » quand une grève de transport, dans
l’espoir de décrocher quelques dizaines d’euros de plus ou
quelques heures de moins, gêne les déplacements plus de deux
jours de suite, pourrait-elle s’interroger sur les superlatifs à
inventer pour qualifier cette situation à peu près aussi
invraisemblable qu’inaperçue comme telle, dans laquelle l’infime
minorité des parvenus de la finance met le pistolet sur la tempe
de corps sociaux tout entiers et menace — armés des moyens
objectifs de la menace — de tirer si l’on ne vient pas
immédiatement lui éviter la déconfiture. Que la baisse des taux et
la rescousse quasi-automatique soient devenues des garanties
de fait extorquées par la finance du fait de sa situation
stratégique n’empêche pas que seuls la retraite à 60 ans et le
Smic soient d’archaïques acquis sociaux. Que les traders se
goinfrent à millions pendant la bulle n’empêche pas que ce sont
les cheminots et les fonctionnaires les ignobles privilégiés. On se
demande parfois d’où vient et combien de temps durera ce
mélange de myopie satisfaite et d’imbécillité donneuse de leçons.
Il est vrai que l’aristocratie d’ancien régime, du temps où elle
menait grand train, disposait déjà de sa classe satellite de curés
avec strapontin au banquet et vocation à tout justifier…
Frédéric Lordon
Economiste, auteur de Et la vertu sauvera le monde… Après la
débâcle financière, le salut par l’« éthique » ?, Raisons d’agir,
2003.
Notes :
(1) Voir Frédéric Lordon, « Finance internationale : les illusions
de la transparence », Critique Internationale, n° 10, 2001.
(2) Cf. www.technip.com/fran cais/pdf/Rappor... (PDF).
(3) NDLR. Le « défaut de paiement », autrement dit l’incapacité à
rembourser une dette.
(4) C’est-à-dire une action de refinancement par les principales
banques saines de la place.
(5) RMBS pour Residential Mortgage Backed Securities, CDO
pour Collateralised Debt Obligations, voir pour une présentation
de ces titres : Frédéric Lordon, « Quand la finance prend le
monde en otage », Le Monde diplomatique, septembre 2007.
(6) Overnight : du jour pour le lendemain.
(7) Ben Bernanke a succédé à Alan Greenspan à la tête de la
Réserve Fédérale en 2006.
(8) Chaîne américaine d’information boursière en continu.
(9) Dont Jim Cramer, animateur sur cette même CNBC d’une
émission délicatement appelée Mad Money est un des
représentants les plus hauts en couleurs.
(10) Ce texte a été écrit le 19 août 2007.
(11) Le Federal Open Market Committee, qui fixe les taux
d’intérêt.
(12) Frédéric Lordon, « Une mesure contre la démesure de la
finance : le SLAM ! », Le Monde diplomatique, février 2007.
(13) Dont les versions françaises ont pour noms Sicav et FCP
(Fonds communs de placement).
(14) Marché sur lequel entrent en transaction banques à
excédent temporaire et banques à déficit temporaire de liquidités
pour se prêter mutuellement.
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