Spéculation immobilière, ralentissement économique Quand la finance prend le monde en otage Par Frédéric Lordon Le Monde diplomatique Septembre 2007 http://www.monde-diplomatique.fr/2007/09/LORDON/15074 « La tourmente que traversent actuellement les marchés financiers va peser sur la croissance mondiale », estime le directeur général adjoint du Fonds monétaire international (FMI), M. John Lipsky. Plus soucieux que lui de rassurer l’opinion (et les investisseurs), les gouvernants des Etats-Unis, d’Europe et du Japon prétendent que les fluctuations boursières ne constitueraient qu’un simple accident de parcours dans un ciel dégagé. L’agitation a été enclenchée par la faillite aux Etats-Unis d’un marché de l’immobilier gorgé de crédits distribués sans discernement : pour le seul segment des prêts les plus risqués, dits « subprime », les créances hypothécaires en circulation atteindraient 1 300 milliards de dollars ; de un à trois millions d’Américains pourraient devoir vendre leur habitation. Propageant le risque à l’ensemble de l’économie mondiale, une innovation financière débridée a, tour à tour, favorisé la bulle immobilière, la crise du logement et la spéculation. Un nouveau relâchement du crédit contiendrait peut-être (ou différerait) certains des dégâts. Mais il encouragerait à la récidive les « mathématiciens fous de Wall Street ». La prochaine crise est-elle donc déjà annoncée ? Hegel, il y a deux siècles, déplorait l’incapacité chronique des Etats à tirer les leçons des expériences de l’histoire. Les gouvernements ne sont pas les seules puissances incapables d’apprentissage. Le capital – tout particulièrement financier – semble lui aussi condamné à la persévérance dans l’erreur, à l’aberration récurrente et à l’éternel retour de la crise financière. Quoique portant sur des « objets » nouveaux, la crise actuelle des marchés de crédit donne à voir une fois de plus les ingrédients chimiquement purs du désastre, offrant à qui voudra bien s’en saisir une occasion de plus de méditer sur les « bienfaits » de la libéralisation des marchés de capitaux. C’est qu’il faut tout de même avoir la foi chevillée au corps pour continuer de chanter, contre toute évidence, les vertus de la financiarisation qui répand la prospérité générale, contribue à la stabilité économique et au progrès du genre humain. Mais la croyance financière ne désarme pas facilement et, elle qui se targue d’être le principe de réalité incarné, elle qui soumet les entreprises à la seule « validation par les faits », sous les critères du reporting (livraison trimestrielle des comptes) et du track record (« historique » des performances), demeure bêtement ignorante de ce que l’histoire récente – sa propre histoire – lui livre, de manière pourtant accablante. C’est qu’en effet le track record de la libéralisation financière n’est pas bien fameux... Il faut tout de même rappeler que, depuis qu’elle sévit, il aura été difficile de passer plus de trois ans d’affilée sans un accident majeur, presque chaque fois appelé à entrer dans les livres d’histoire économique : 1987, krach mémorable des marchés d’actions ; 1990, krach des « junk bonds » (« obligations pourries ») et crise des Savings and Loans (caisses d’épargne américaines) ; 1994, krach obligataire américain ; 1997, première tranche de crise financière internationale (Thaïlande, Corée, Hongkong) ; 1998, deuxième tranche (Russie, Brésil) ; 20012003, éclatement de la bulle Internet... Et nous voici en 2007. Lecture des dévots : « Une mondialisation heureuse mais heurtée (1)»... Dans Le Monde, Pierre-Antoine Delhommais se gargarise de la résilience de la bête face à tant de secousses majeures, dont on s'est chaque fois demandé si elles n'allaient pas la tuer, et qui, chaque fois, non seulement se relève mais repart de plus belle. Le fait est qu'on ne peut pas ne pas être étonné avec lui. A ceci près que le journaliste oublie ce qu'il en a coûté à chaque fois aux salariés de régler les ardoises de l’ébriété financière. Car, invariablement, la dégringolade des marchés frappe les banques, donc le crédit, plus l'investissement, la croissance... et l'emploi. Aussi faudra-t-il sans doute une reprise de son journal par un fonds d'investissement un peu brutal pour que, faisant l'expérience concrète du « downsizing » («dégraissage»), Delhommais soit plus incité à faire le compte du cumul de points de croissance perdus et d'emplois détruits du fait des pratiques de la finance et (plus encore) de ses crises, et que les « heurts » de la mondialisation lui deviennent personnellement pénibles pour cesser de la trouver « heureuse ». La crise des marchés du crédit qui frappe l'économie américaine offre pourtant un panorama presque idéal des enchaînements fatals de la spéculation libérée. Comme à la parade défilent à nouveau les toxines générales de la finance, toujours les mêmes et identiquement ordonnancées : 1. les tendances « Ponzi » de la spéculation ; 2. le laxisme de l'évaluation des risques dans la phase haussière du cycle financier; 3. la vulnérabilité structurelle à une petite modification d'environnement et l'effet catalytique d'une défaillance locale qui précipite le retournement ; 4. la révision en catastrophe des évaluations ; 5. la contagion latérale des doutes à d'autres compartiments du marché ; 6. le choc sur les banques trop exposées ; 7. la menace d'un accident systémique, c'est-à-dire d'un effondrement global, puis d'une récession généralisée par strangulation du crédit... et l'appel au secours adressé aux banques centrales par tous ces grands fanatiques de la libre initiative privée... 1. Les tendances « Ponzi » des marchés Nul probablement mieux que Hyman Minsky n'a mis en évidence cet enchaînement de la finance des marchés, résumé par lui sous l'appellation parlante d'« aveuglement face au désastre » (2). Or Minsky prête une particulière attention aux déboires de Charles Ponzi, spéculateur des années 1920, qui avait écrémé l'épargne de gogos alléchés par des promesses de rendements extraordinaires. Faute de tout actif réel capable de livrer les performances annoncées, Ponzi servait ses premiers clients non pas avec d'inexistants dividendes... mais avec le capital apporté par les derniers arrivés, la « soutenabilité » de l'ensemble supposant donc de maintenir impérativement un flux de nouveaux entrants ! A l'escroquerie près, c'est sur un mécanisme assez semblable que reposent toutes les bulles, qui nécessitent un afflux constant de liquidités investies pour maintenir un marché haussier et l'illusion que tout le monde y gagne. L'enrôlement spéculatif, voilà le secret de la bulle, et, bien sûr, passé l'engagement des premiers initiés, ce sont des agents de plus en plus ordinaires, donc de moins en moins avertis - mais de plus en plus nombreux - qui sont invités à former le gros des bataillons. Pour que se prolonge, si possible ad aeternam, la croissance du marché immobilier américain, il fallait donc que des cohortes toujours plus importantes de ménages soient poussées vers le marché de l'emprunt hypothécaire. Il n'a pas été trop difficile, rêve américain de la propriété aidant, de les y convaincre au départ, et cela d'autant plus qu'échaudés par la débâcle des actions de la bulle Internet les ménages étaient à la recherche d'autres formules d'investissement. Mais le contingent des emprunteurs « sains » étant vite épuisé, et le marché devant impérativement être soutenu, les courtiers de prêts immobiliers sont allés de plus en plus loin chercher de nouvelles recrues... Pieds plats ? asthmatiques ? décalcifiés ? P4 ? Pas de problème, bons pour le service ! Et comment la guerre ne serait-elle pas fraîche et joyeuse ? Les acquéreurs entrent en rangs serrés sur le marché et les prix s'envolent. Même si on ne peut pas rembourser, se disent uniment ménages et courtiers, on revendra la maison avec plus-value pour les uns et commission pour les autres. Et puisque, sur la foi de la croissance indéfinie du marché, tout le monde finit par être déclaré apte, les robinets du crédit sont maintenant grands ouverts, et la hausse spéculative ainsi nourrie semble donner raison à tous. Voilà comment émerge la catégorie, appelée à passer à la postérité, des « subprime mortgages », ces prêts immobiliers dont les attributaires, inconnus des établissements de crédit, sont d'une solvabilité plus que douteuse. Et puisque l'euphorie est à son comble, toutes les limites s'offrent à être franchies : en la matière, on fera difficilement mieux que les prêts dits « Ninja », pour « no incarne, no job or asset », soit « pas de revenu, pas d'emploi ni d'actif (à mettre en garantie) », et le Champagne en prime sans doute... 2. Le laxisme dans l'évaluation des risques Mais la finance a de la ressource, ne se dit-elle pas d'ailleurs experte en traitement des risques ? Le fait est en tout cas qu'elle ne manque pas d'inventivité. Sa botte secrète ? Les « produits dérivés ». Le problème d'un crédit, à plus forte raison quand il est risqué, c'est qu'il reste dans les livres du prêteur jusqu'à conclusion - bonne... ou mauvaise. La grande trouvaille, qui remonte au début des années 1990, consiste à « fondre » ensemble un certain nombre de crédits pour en faire une ligne de titres obligataires négociables. Le grand avantage de cette opération, adéquatement nommée « titrisation », tient au fait que les titres ainsi « manufacturés » peuvent être vendus sur les marchés par petits paquets aux divers investisseurs (institutionnels) qui voudront bien les acheter. Voilà donc les crédits douteux sortis du bilan de la banque - dont on comprend maintenant qu'elle les accorde avec d'autant plus de légèreté qu'elle sait pouvoir s'en débarrasser sitôt titrisés ! Mais pourquoi des investisseurs voudraient-ils acheter ce dont la banque désire se défaire ? D'abord parce qu'ils les prennent par plus petites quantités, et surtout parce que ces titres sont négociables, c'est-à-dire susceptibles d'être à nouveau cédés. Ensuite parce que la ligne de titres dérivée du groupe initial de crédits est en fait découpée en différentes tranches de risques homogènes. Selon son propre profil et son aversion pour le risque, chaque investisseur institutionnel piochera dans la tranche qui lui convient, sachant qu'il s'en trouvera toujours notamment les hedge funds (fonds d'investissement spéculatifs) pour vouloir de la tranche la plus risquée... puisqu'elle est aussi la plus rémunératrice - tant que tout va bien. Evidemment, tous les droits (flux financiers) et risques (de défaut) attachés aux crédits initiaux sont transférés aux porteurs de ces titres dits « RMBS » (residential mortgage backed securities, soit « titres adossés à des crédits immobiliers »), mais ces porteurs sont tellement nombreux - et changeants - qu'il en résulte une formidable dispersion du risque global. Là où la banque génératrice faisait face seule au défaut (de paiement) d'un de ses prêts, non seulement elle en est maintenant totalement débarrassée, mais les conséquences en sont fragmentées entre une myriade d'investisseurs dont chacun n'assume qu'une part tout à fait minime, qui plus est diluée dans l'ensemble de son propre portefeuille. (2. bis) Risques dilués... ou surmultipliés ? Mais alors, dira-t-on, pourquoi s'alarmer si, avec la panacée de la titrisation, la finance a résolu la quadrature du cercle ? Et ceci d'autant plus que l'opération de titrisation va être réitérée à partir des RMBS, dont les plus vilaines tranches demandent un retraitement spécial pour être plus facilement écoulées. A partir de leurs RMBS, certains investisseurs vont ainsi émettre une nouvelle sorte de titres négociables, les CDO (collateralised debt obligations). L'émission de CDO, titres dérivés de titres, réarrange la fraction concernée du portefeuille de RMBS en différentes tranches. La tranche supérieure, dite « investment grade », soustrait ses porteurs aux premiers 20 ou 30 % de défauts sur les crédits immobiliers initiaux. Suit une tranche intermédiaire, dite « mezzanine », puis enfin une tranche basse qui, elle, prendra le choc des premières défaillances. On nomme pudiquement cette tranche « equity », mais le langage des marchés dit les choses plus carrément : « toxic waste », soit « déchets toxiques », voilà le nom réservé à ces produits qui élèvent en quelque sorte le risque au carré puisqu'ils représentent la tranche la plus risquée (des CDO) dérivée de la tranche la plus risquée (des RMBS) tirée du portefeuille de crédits initial... Mais tant que le marché immobilier monte et que les ménages continuent de rembourser, il y aura toujours preneur, puisque, la toxicité n'étant pas encore matérialisée, ne restent que les formidables rémunérations. Les hedge funds, qui peuvent lever des fonds à des taux plutôt bas, investissent dans des titres à haut risque -qu'on croit pouvoir revendre ad libitum tant que le marché est supposé liquide -et qui rapportent en conséquence -c'est-à-dire beaucoup. Les marges sont énormes, on prend les « déchets toxiques » pour de l'or et les golden boys font la fête. Les profits faramineux masquent les risques objectifs, que personne ne veut voir pour laisser vivre le plus longtemps possible la vache à lait, et, pendant ce temps, les courtiers immobiliers continuent de recruter à la pelle. 3. De la vulnérabilité structurelle à la défaillance qui frappe les esprits La dispersion des risques par les opérations de titrisation empilées a fini par faire croire qu'ils n'existaient plus. C'est une illusion. D'autant plus que cette douce ivresse a logiquement induit, à la base, des comportements de plus en plus aventureux. Puisque je me défais de mes crédits même les plus mauvais, se dit le prêteur immobilier, autant y aller franchement ; et tant que le marché des dérivés est liquide, se dit à l'autre bout le fonds spéculatif, pourquoi ne pas prendre les CDO les plus défaillants puisqu'ils sont aussi les plus juteux ? Les risques sont certes dilués, mais la dilution même a poussé à la croissance totalement incontrôlée de leur volume global, et la situation, pour finir, devient de plus en plus critique. La fragilité structurelle de l'édifice est maintenant telle qu'il devient vulnérable à des modifications d'environnement a priori insignifiantes. Les quarts de point supplémentaire de relèvement de taux d'intérêt par la Réserve fédérale semblent infimes. Sauf qu'à l'autre bout de la courbe des risques, le crédit immobilier de Mrs Brimmage est passé de 6,3 % en 2005 à 11,25 %, et ses mensualités de 414 à 691 dollars (3)... C'est plus qu'il ne lui en faut pour aller à la cessation de paiement. Comme elle, 14 % des emprunteurs « subprime » sont défaillants au premier trimestre 2007. Pour être modestes, les hausses de taux d'intérêt de la banque centrale ont un double effet de cisaillement. D'une part, il y a moins de nouveaux entrants sur le marché immobilier et les prix commencent à baisser; d'autre part, ceux qui y sont déjà voient leurs mensualités devenir insupportables et la « sortie » compromise. De fait, la réalisation de leur actif non seulement se solde par une moins-value pour eux-mêmes, mais accentue la pression baissière pour tout le monde. Comme toujours dans les crises financières, un organisme spécialisé boit le bouillon et c'est sa déconfiture qui, frappant les esprits, donne le signal du grand retournement. En l'espèce, deux défaillances - aux deux extrémités de la chaîne - viennent dégriser les marchés. C'est d'abord la banque d'investissement Bear Stearns qui doit fermer deux de ses fonds « dynamiques », sans doute un peu trop, et en fait dopés aux CDO. Mais c'est aussi American Home Mort-gage Investment (AHMI), courtier immobilier, qui doit carrément se mettre sous la protection du chapitre XI de la loi sur les faillites (4). Cette mésaventure-là est plus inquiétante que la précédente. Car AHMI n'est pas spécialement engagé dans le compartiment des subprimes qu'est-ce que ça doit être ailleurs ?... 4. La révision en catastrophe de l'évaluation des risques Cette fois, un léger vent de panique s'est levé. Les déchets toxiques sentent déjà bien mauvais et l'on commence aussi à se dire que les triples ou doubles A (5) des tranches « investment grade » de CDO sont peut-être passablement frelatés. Mais comment a-t-on pu en arriver à des erreurs d'évaluation aussi monumentales ? Certes, la complexité objective de l'évaluation des produits dérivés n'y est pas pour rien. Certes, c'est par centaines que les agences de notation évaluent les tranches de CDO et de RMBS. Pour autant, elles ne sont pas que ces bonnes ouvrières ployant quelque peu sous l'ampleur de la tâche. Leur chiffre d'affaires même leur vient des institutions financières, émettrices en folie de ces titres à évaluer - 40 % des revenus 2006 de Moody's ont été réalisés avec les évaluations de produits structurés... Or, pour qu'il y en ait de nouveaux à traiter, il est sans doute préférable que les précédents soient déclarés bien portants... A quoi s'ajoute une démonstration supplémentaire que les agences de notation n'ont jamais vraiment su être indépendantes des engouements du marché, qu'il leur reviendrait de tempérer, alors que, de fait, elles les ont la plupart du temps aimablement accompagnés. C'est qu'il est difficile, quand on est si proche de la finance, et qu'accessoirement on vit à son crochet, de crier « casse-cou » quand tout le monde s'en met plein les poches... Catastrophiquement procycliques là où elles devraient être contraclyliques, les agences laissent faire à la hausse... et se mettent, paniquées, à réviser dès que le retournement s'amorce, contribuant ainsi à le changer en effondrement. Et la crise n'en est probablement qu'à ses commencements. C'est que les défaillances immobilières à venir des ménages s'accumulent silencieusement dans l’antichambre des teasing rates, ces taux d'appel très attrayants à l'aide desquels les courtiers appâtent les chalands selon la règle dite des « 2 + 28 » - les deux premières années au taux sympathique, les vingt-huit suivantes au taux plein qui fait mal. On n'a donc pas encore vu débouler la promotion 2006, et à peine celle de 2005, celles du plus fort de la bulle immobilière, et qui vont sans doute faire des étincelles. Tout comme les admirables fonds spéculatifs gavés de leurs produits dérivés. Et comme la mondialisation mondialise la finance, et avec elle la bêtise financière, rien de tout cela ne se limite aux frontières américaines. Certes, c'est bien là-bas que le marché hypothécaire délire, mais la titrisation dérivée s'offre magnifiquement à tous les fonds spéculatifs de la planète ! Les Allemands, longtemps réputés ternes et ennuyeux, accrochés à leurs banques de détail grisâtres, ont, au tournant du siècle, décidé de devenir « modernes », et de s'orienter plus franchement vers les activités de marché. Résultat des courses : après le grand frisson de 1998 (risque russe), les raclées de l'Internet (2001), voici qu'une banque, IKB, se trouve au bord de la faillite pour cause de surexposition aux subprimes... 5. Contagion de la suspicion Tout s'enchaîne maintenant d'un bout à l'autre du globe et des marchés. Le fragile équilibre des produits dérivés résistait tant que... personne ne le sollicitait, c'est-à-dire tant que tout le monde feignait de croire liquide le marché où ils s'échangent. Mais sitôt qu'un des acteurs souffre exagérément et commence à vouloir se dégager en vendant ses CDO, la crainte latente se cristallise et tous les acheteurs disparaissent. La liquidité évaporée, les actifs, formellement négociables, cessent pratiquement de l'être, et deviennent même inévaluables puisque leurs prix peuvent virtuellement tomber à zéro. Hilarant - avant qu'on en pleure -, le communiqué de BNP Paribas qui, le 9 août, ferme trois de ses fonds -« dynamiques » eux aussi : « La disparition sur certains segments du marché de la titrisation aux Etats-Unis conduit à une absence de prix de référence et à une illiquidité quasi totale des actifs [des fonds], quelle que soit leur qualité ou leur rating (6). » Ce qui n'avait pas empêché un instant M. Baudoin Prot, patron de la banque, d'affirmer catégoriquement une semaine auparavant que la liquidité des trois fonds était assurée. C'est dire surtout que l'inquiétude dépasse largement le périmètre des produits les plus risqués et contamine les tranches réputées les plus sûres. Or la contagion ne va pas s'arrêter en si bon chemin. Non seulement elle gagne toutes les classes de risque dans le compartiment des RMBS et dérivés, mais elle s'étend à d'autres compartiments de marché, qui n'ont rien à voir avec celui-là. Sauf de s'être adonnés, eux aussi, à l'orgie de crédits indiscriminés. C'est tout particulièrement le cas du secteur de la private equity, ces fonds d'investissement, vedettes de la finance de ces dernières années, qui rachètent intégralement des entreprises jugées prometteuses, les font sortir de la Bourse, les restructurent au knout pour les revendre deux à quatre années plus tard avec force plus-values. Or ces fonds n'engagent que très peu de leurs capitaux propres et « carburent » massivement à la dette - dont ils font d'ailleurs payer le service par l'entreprise rachetée ! Les bénéfices qui en résultent sont tout simplement exceptionnels. Ceux-ci ont atteint de tels niveaux que les banques se sont littéralement précipitées pour financer ces opérations. Dans un état de quasi-mystification et persuadées qu'à tous les coups on gagne, elles ont consenti à ces fonds des conditions d'emprunt proprement ahurissantes. Ainsi celles des prêts dits « covenant-lite », c'est-à-dire allégés de toutes les clauses respectant les ratios financiers élémentaires, auxquelles sont normalement soumis les emprunteurs - « faites n'importe quoi, nous vous suivons ! »... Mieux encore, les prêts dits «PIK» (payment in kind), ou encore « IOY» (I owe you), dont les intérêts et le principal sont remboursés non pas en cash, mais en supplément de dette ajouté à la dette initiale ! Les encours de crédit dirigés vers les fonds de private equity ont ainsi atteint des volumes faramineux. O^ les opérations de ce type sont particulièrement vulnérables au moment de leur « débouclage » puisqu'il s'agit de ; revendre des actifs notoirement « illiquides » : non pas des blocs d'actions mais des entreprises tout entières ! Que vienne le premier accident de débouclage" - revente impossible, différée, ou avec moins-value et tout le secteur de la private equity connaîtra à son tour son moment de stupéfaction. Des opérations de levée de fonds récemment lancées s'achèvent plutôt laborieusement, par rapport à l'aisance triomphante des mois précédents. C'est que les banques, de complices laxistes^ deviennent soudainement réticentes. Car, par un effet d'amalgame typique des crises financières, la soudaine révélation des risques dans un secteur suscite des interrogations dans d'autres où l'euphorie a, à peu près, autant dégénéré. De même que les déboires du Mexique en 1994 avaient induit le doute sur la Thaïlande -pourtant pas la porte à côté !- par pur effet d'amalgame avec la catégorie « marchés émergents », de même ici l'immobilier produit des effets sur la private equity, qui n'a rien à voir avec lui... sinon qu'il s'y est commis des excès à peu près aussi pendables. 6. Choc sur les banques Si elles ont réussi dans l'ensemble à se défaire de leurs portefeuilles de crédits immobiliers par le jeu de la titrisation, les banques encaissent tout de même le retour de manivelle, et par de multiples voies. D'abord, elles ont laissé leurs fonds de gestion se charger des produits dérivés, et le risque hypothécaire, chassé par la porte, est revenu par la fenêtre. Mais c'est aussi la contagion latérale qui les menace, et notamment via la private equity, où elles sont, là, directement exposées. Or la régulation prudentielle du secteur bancaire ne plaisante pas : les banques sont priées de maintenir soigneusement des ratios dits « de solvabilité » entre leurs capitaux propres et leurs engagements. Si des moins-values, même latentes, se manifestent - et les voici qui s'annoncent d'autant plus fortes que les agences de notation sont en train de se réveiller et de revoir toutes les évaluations à la baisse -, les banques doivent passer dans leurs comptes les provisions correspondantes, et, pour maintenir leurs ratios, il leur faudra réduire le dénominateur (les crédits accordés) en proportion de la contraction du numérateur (les capitaux propres entamés par les provisions). Au total, et comme toujours, ce sont les agents de l'économie réelle, entreprises et salariés, éloignés de toutes les turpitudes de la spéculation, qui se retrouveront face à des robinets à crédit fermés sans même comprendre ce qu'ils ont pu faire pour mériter ça. Car, pour restaurer les bilans des banques, la contraction du crédit sera générale, tous emprunteurs confondus. 7. Les banques centrales sont appelées à la rescousse Ils ont maintenant fière allure les héros de la finance. Modernes et arrogants quand les marchés étaient haussiers, les voilà, tel le juge de Brassens face au gorille, « criant maman, pleurant beaucoup », et se jetant dans le giron de la « mamma étatique » qu'ils vomissent quand la fortune leur fait lâcher toutes les vannes de la régurgitation idéologique. Certes, la banque centrale, priée de venir les tirer de la déconfiture en baissant ses taux pour restaurer la liquidité générale, n'est pas l'Etat lui-même, mais elle est le pôle public, le « hors-marché », abhorré quand les profits coulent à flots, supplié quand il fait mauvais temps. Jim Cramer, qui tient sur la chaîne boursière CNBC une émission de conseil financier tout en hurlements et en chemisette à manches courtes, sur fond de hard rock saturé, de buzzers et de bulls (7) en surimpression, pique une crise de nerfs (8), vitupérant M. Ben Bernanke, le président de la Réserve fédérale, aux cris de « eut ! eut ! (9) ». Et comme M. Bernanke semble prendre son temps, M. Cramer lui décoche l'insulte suprême : il ne comprend rien, car c'est un «universitaire» (académie) (10)... Mieux habillés et moins ostensiblement vulgaires, les autres gestionnaires de fonds interrogés sur la même chaîne sont tout à fait d'accord. Ah ! que de regrets pour M. Alan Greenspan, qui « coupait » les taux sans rechigner. Un vrai praticien, lui, pas encombré d'inutiles études, et à qui il suffisait de tâter le cul de la bête pour savoir qu'il fallait lâcher du lest. Les moins dingues commencent pourtant à se dire que cette longue tolérance monétaire aux excès de la finance n'a pas été complètement étrangère à la formation et à l'accumulation des risques qui crèvent aujourd'hui telles des bulles. Quant à M. Bernanke, il semble pour l'heure plutôt d'avis de laisser les opérateurs les plus imprudents supporter les conséquences de leur inconséquence. Mais il ne faut pas s'y tromper. Cette position du banquier central n'est tenable que si les défaillances demeurent localisées. Qu'elles « coagulent » et précipitent un « risque de système » - c'est-à-dire, par effet domino, d'effondrement général -, et il n'aura pas d'autre choix que d'intervenir, et massivement. C'est bien là d'ailleurs le plus insupportable dans les méfaits de la finance, toujours encouragée à aller trop loin, c'est-à-dire au-delà du seuil où les autorités ne peuvent plus se désintéresser de ses infortunes et doivent plonger pour lui sauver la mise - la parfaite prise d'otages. FRÉDÉRIC LORDON Cet article est mis en débat sur notre site Internet, avec des propositions de l'auteur : http://blog.mondediplo.net/-En-DebatNotes : (1) Pierre-Antoine. Delhommais, Le Mande du 9 aoûi 2007 (2) Hyman P. Minsky, Stabilizing an Unstable Economy, Yale University Press, New Haven, 1986. (3) Gretchen Morgenson, « Mortgage maze may increase foreclosures », The New York Times, 6 août 2007. (4) Cette disposition permet aux entreprises de à pas sombrer en les protégeant de créanciers trop impatients (moratoire des dettes sociales). Elle déliç aussi l'employeur de ses engagements et permet de renégocier les accords salariaux. (5) La notation financière désigne par AAA et AA les titres les plus sûrs. (6) Communiqué BNP Paribas, 9 août 2007. (7) Le taureau (bull) est l'animal représentatif de la hausse boursière. (8) CNBC, 3 août 2007; www.youtube.com/ watch?v=GKZgfrs!tmw (9) C'est-à-dire « baisse ! baisse ! » (les taux d'intérêt). (10) M. Ben Bernanke a un long passé d'économiste universitaire Spéculation immobilière, ralentissement économique Comment protéger l’économie réelle Par Frédéric Lordon Le Monde diplomatique Septembre 2007 http://www.monde-diplomatique.fr/2007/09/LORDON/15165 En complément de son article publié dans Le Monde diplomatique de septembre, et qui analyse la crise financière partie cet été du marché américain du crédit immobilier (lire « Quand la finance prend le monde en otage »), Frédéric Lordon livre, dans cet article exclusif pour notre site Internet, ses pistes de réflexion sur la finance... et les moyens de limiter sa suprématie. Cet ensemble d’articles fait l’objet d’un débat sur notre site http://blog.mondediplo.net/-En-debat- . Il se pourrait qu’il y ait du vrai dans l’adage populaire voulant qu’« à quelque chose malheur [soit] bon » — mais encore faut-il aller débusquer ce « quelque chose » là où il se cache… De la crise des marchés de crédit à laquelle assistent médusés les salariés, pressentant confusément, mais pertinemment, qu’en bout de course ce sont eux qui pourraient bien en faire les frais, on peut au moins dire qu’elle offre une occasion, à ne louper sous aucun prétexte, de prendre la mesure de ce qu’il en coûte de tout accorder à la finance et de se décider enfin à lui briser les reins. Or, seul le sidérant spectacle du tumulte des marchés, les images des traders hystériques, des gestionnaires de fonds suant l’angoisse et des banquiers centraux blafards d’insomnie peuvent, à chaud, frapper suffisamment les esprits pour soutenir une demande politique d’action contre la spéculation. La fenêtre « spectaculaire » est hélas à peu près d’aussi courte durée que les effets réels de la crise financière peuvent être longs (et pénibles) à digérer. En témoignent la force des effets d’oubli et l’incapacité à établir dans la conscience collective la connexion entre les recrudescences successives de chômage et les accidents financiers qui les ont précédées, et dont un décalage de six mois suffit à faire perdre de vue qu’ils en ont été la cause. Il y a lieu de croire que la libéralisation financière aurait passé un sale quart d’heure si le corps politique avait clairement perçu le lien de cause à effet entre la crise spéculative immobilière de la fin des années 1980 — celle-là même qui a failli emporter le Crédit Lyonnais — et le violent retournement conjoncturel du début des années 90, entre les monumentales crises monétaires qui ont manqué volatiliser le SME (Système Monétaire Européen) en 1992-1993 et le pic assassin de chômage des années 19931996, entre l’éclatement de la bulle internet en 2000 et la rupture de croissance des années 2001-2004… Si donc la crise financière de 2007 peut être d’une quelconque « utilité » politique, et en attendant les dégâts qu’elle pourrait diffuser dans l’épaisseur de l’économie réelle, c’est comme opportunité d’une prise de conscience, préalable à une frappe politique. 1. Transparence » et « régulation », ou politique du « cause toujours » Du train où vont les choses, on n’en prend pourtant pas le chemin — mais comment s’en étonner : pour ne pas être le plus grand nombre, les ennemis de cette aperception demeurent sans aucun doute les plus puissants. Il suffit pour s’en rendre compte de considérer les dérisoires mesures que le président français Nicolas Sarkozy met en regard de ses martiales déclarations d’arraisonnement de la finance — c’est « Verdun, on ne passe pas ! », mais armé d’un pistolet à bouchon… Le bouchon en question est d’ailleurs passablement émietté pour avoir déjà trop servi, puisqu’il s’agit de l’increvable appel à la « transparence ». Argument de troisième zone, délibérément ignorant des mécanismes fondamentaux des marchés, tels qu’ils expriment les caractéristiques les plus profondes des structures actuelles de la finance, la « transparence » — ou plutôt le « déficit de transparence » — fait typiquement partie de ces peccadilles qu’on lâche d’autant plus facilement qu’elles permettent de sauver l’essentiel. La crise financière internationale de 19971998, qui avait failli emporter la totalité du système financier, avait déjà été mise sur le compte de « l’opacité », et avec d’autant meilleure conscience, quoique mêlée de relents douteux, qu’il s’agissait des « marchés émergents » — comprendre d’une partie du monde « pas tout-à-fait développée », et à qui il reste encore « des progrès à faire » pour se mettre aux normes occidentales… Le problème du diagnostic d’arriération, c’est qu’il s’effondre sitôt que le « monde avancé », en 2000, connaît à son tour la panique financière et ceci en fait parce qu’il est victime des mêmes causes — génériquement celle de la finance libéralisée. On aurait pu au moins croire que cette pantalonnade désarmerait le topos de la « transparence », réservé aux « sauvages ». Pas un instant ! Sous des formes à peine différentes, c’est l’opacité des Enron et autres Worldcom, ripoux opportunément poussés sur le devant de la scène, qui a porté tous les péchés du monde pour mieux faire oublier ce que la crise devait aux structures déréglementées des marchés de capitaux. Quelques années plus tard, faute de n’avoir rien appris, ou plutôt de n’avoir rien voulu apprendre, les mêmes causes, laissées invariantes, produisent les mêmes effets… et c’est le même brouet de la transparence qui nous est servi à nouveau comme purgation de mauvaises humeurs qu’on espère passagères. Si la transparence comme arme de stabilisation de la finance n’était pas une illusion parfaite (1), il y aurait au moins une bonne raison de ne pas s’attendre à la voir mise en œuvre : il est impératif que l’opacité demeure aussi longtemps que possible le candidat récurrent à l’explication de la crise. Or, plus d’opacité, plus de dérivatif ! Tout le temps où elle dure, au moins les élites gouvernementales et financières peuvent-elles prendre des poses avantageuses en faisant résonner de vibrants appels à « la régulation ». Aussi l’éternel retour de la crise financière est-il également l’éternel retour des déclarations vides et des propos sans suite, de la cécité volontaire et des analyses qui regardent ailleurs, éternel retour d’une séquence-type dont on voit déjà se dérouler, impeccablement ordonnées, toutes les étapes : 1) exhortations politiques solennelles « à la régulation », 2) protestation du capital financier qui déclare absolument nuisible toute intervention législative, 3) proposition alternative par ses soins d’une « auto-régulation », moyennant la création d’un « groupe de travail » rendant rapport et faisant du vent, le tout piloté selon un calendrier qui, le temps passant et l’oubli gagnant, aidera toute l’affaire à mieux finir dans les sables. A l’expérience, et contre toutes les idées reçues ordinairement véhiculées par les experts stipendiés ou les amis du système, il apparaît que les Etats-Unis sont passablement moins libéraux que les Européens. Au moins l’éclatement de la bulle internet y at-il donné lieu à une vraie loi — cris d’horreur étouffés de justesse en France et vraiment parce que ce sont eux, les Américains, les seuls qui peuvent se permettre de légiférer dans le capitalisme puisque, par ailleurs, leurs créances libérales sont insoupçonnables. La loi Sarbanes-Oxley (2002) aura ainsi drastiquement durci les dispositifs de contrôle des comptes — les chefs d’entreprise s’en plaignent assez d’ailleurs, sans qu’on sache véritablement faire la part de la gêne réelle et de la propension à geindre à tout propos. Mais cette loi reposait entièrement sur l’hypothèse « ripoux », et ne pouvait en aucun cas prétendre s’attaquer aux véritables causes de l’instabilité financière. Et la France pendant ce temps ? A l’époque sous gouvernement « socialiste », puis à la période Jean-Pierre Raffarin, et très attachée à l’idée de faire passer comparativement les américains pour stalinoïdes, elle… n’a rien fait. Les hurlements patronaux au totalitarisme de la loi y ont immédiatement rencontré un écho compréhensif et l’on a laissé le Mouvement des entreprises de France (Medef) piloter lui-même groupes de travail et rédaction de rapports qui, tel le rapport de M. Daniel Bouton (2)], n’avaient pas d’autre finalité que de prouver la supériorité de la régulation du capital par le capital, équivalent dans son ordre d’un appel à la chasteté par la vertu de réfrènement dans un bordel militaire de campagne. 2. La spéculation comme art de la prise d’otages Il faut rappeler tous ces faits si l’on veut éviter la reproduction de la séquence maintes fois parcourue et déjà prête à resservir « Régulation / Auto-régulation / Rien »… et nouvelle crise dans quatre ans. Et il le faut d’autant plus qu’une nouvelle fois la finance spéculative aura démontré son habileté à prendre en otages ceux-là mêmes qui sont supposés la surveiller, à savoir les banques centrales — et en fait, bien au-delà, l’économie tout entière. L’instrument stratégique de ce renversement complet du rapport de force entre surveillants et surveillés a pour nom « l’aléa moral ». On nomme aléa moral la propension d’un agent à se surexposer à un certain risque quand il se sait assuré contre ce risque. Mais, dira-t-on, personne n’assure formellement le risque spéculatif. Les opérateurs financiers qui ont pris des positions aventureuses n’enregistrent-ils pas dans leurs comptes les pertes correspondantes avec, à la clé, l’éventuelle sanction de la faillite ? Sans doute, mais — et tel est précisément le paradoxe de l’aléa moral — pas au-delà d’un certain niveau de risque. Ou, plus exactement, pas lorsque se concentre en l’agent considéré un risque global qui dépasse son risque local. C’est qu’en effet la déconfiture d’un petit nombre d’agents peut avoir des conséquences bien au-delà de leurs seuls comptes individuels. Car le défaut (3) de l’un interrompant les paiements promis à d’autres, met ces derniers en péril à leur tour, éventuellement jusqu’à provoquer leur propre défaut, donc une propagation plus lointaine des interruptions de règlements, etc. Relativement limitée et « tolérable » dans l’économie réelle, cette propagation peut s’avérer foudroyante et d’une exceptionnelle gravité lorsqu’elle touche au secteur financier et bancaire. Cette transmission collatérale des tensions financières, des agents en défaut vers les agents a priori sains, porte le nom « d’externalités ». Or le propre des crises de marché est précisément d’activer ces externalités négatives, le long desquelles se propagent les détresses financières en cascade. Ce sont là des situations où le risque de collapsus général devient tel que le banquier central, devant l’énormité des conséquences, n’a plus d’autre choix que de sauver tout le monde, et en tout premier lieu les « joueurs » les plus exposés, ceux dont la faillite menace d’emporter la totalité du système. Aussi ces modernes hérauts de la finance déréglementée, arrogants et portant beau quand les marchés sont à la hausse, cette avant-garde de l’idéologie des marchés qui, sans doute à la recherche des justifications de ses gains obscènes, n’a que le « mérite » et la « responsabilité » individuels à la bouche, sont-ils en fait de parfaits irresponsables à qui il faut sauver la mise parce que leurs turpitudes s’exercent en un lieu très particulier de la structure du capitalisme d’où elles sont susceptibles de ravager l’économie tout entière… 3. L’irresponsabilité jusqu’au cynisme Reconduisant l’éternelle partition des dominants entre les imbéciles et les cyniques, et se séparant de la cohorte des irréparables dévots qui continueront de faire l’éloge de la mondialisation financière même sur un tas de ruines fumantes, il s’en est trouvé quelques-uns dans la finance pour saisir les immenses possibilités stratégiques offertes par cette position privilégiée qu’il leur est donné d’occuper. Si les conséquences de nos pertes vont si loin qu’il est impossible au banquier central de s’en désintéresser et de ne pas nous éviter la faillite, pourquoi ne pas prendre les risques les plus démentiels sachant que dans le cas favorable les gains seront hors de toute mesure… et que dans le cas défavorable la disproportion même des risques, donc des pertes, sera telle qu’il faudra nous tirer d’affaire ?... Beaucoup prêtent à John Merrywether, patron du Hedge Fund LTCM d’avoir, en 1998, tiré toutes les conséquences de ce raisonnement et délibérément pris d’insensés paris en spéculant ouvertement sur des anticipations de taux d’intérêt qui ont mal tourné, mais sur lesquelles il avait engagé, par effets de levier successifs, des sommes excédant ses capitaux propres dans des proportions faramineuses. C’est donc d’un seul tenant que se sont avérées colossales, non seulement ses propres pertes, mais celles subies par les investisseurs qui lui avaient confié leurs fonds, parmi lesquels de nombreuses institutions financières. Trop de pertes pour trop d’acteurs importants au cœur du système financier : sans intervenir directement elle-même, la Réserve Fédérale a dû commander un secours de place (4) pour tirer LTCM de son inévitable faillite, et sauver la mise de ses apporteurs de fond… exactement de la même manière que neuf ans plus tard le ministre de l’économie Peer Steinbrück ordonne à quelques banques allemandes de se porter à la rescousse de leur consœur IKW qui a perdu tant et plus sur le marché des dérivés de subprime… C’est bien cette menace combinée de l’aléa moral et du risque systémique qui plane au dessus de la crise actuelle et dont la probabilité d’occurrence fait l’objet de toutes les conjectures. Car les pertes enregistrées par les divers fonds de placement qui se sont chargés de titres dérivés hypothécaires, RMBS ou CDO (5), font régner un climat de suspicion générale, périodiquement alourdi par l’arrivée de nouvelles inquiétantes — le naufrage de deux fonds de la banque Bear Stearns, la quasi-faillite de l’allemand IKW, la fermeture successives de fonds investis en subprime chez Oddo puis BNP-Paribas… Or ce goutte-à-goutte est d’autant plus ravageur que tous les acteurs de la finance se savent pertinemment les uns et les autres investis dans ces produits dérivés catastrophiques. Mais à quel degré exactement et avec quel niveau de pertes potentielles ? Cette incertitude, particulièrement avivée par la situation de crise, jette le doute sur toutes les signatures et, chacun redoutant l’annonce prochaine de nouveaux cadavres dans les placards, plus personne ne veut plus prêter à personne. Il en résulte de vives tensions sur le marché monétaire sur lequel les banques se refinancent mutuellement. Ainsi les jours de crise aiguë (9 août, 16 août) se signalent-ils en particulier par des pics des taux d’intérêt overnight (6) du crédit interbancaire. Or la continuité du crédit interbancaire est absolument vitale puisqu’elle conditionne le maintien des banques dans la capacité d’assurer leurs engagements. C’est bien ici l’épicentre du risque de système potentiellement porté par la crise actuelle. Que quelques banques particulièrement soupçonnées ne puissent plus se refinancer et rencontrent de sérieux problèmes de liquidité, et ce pourrait être la panique générale. 4. La banque centrale ligotée Nous n’en sommes pas encore là. Mais tous les mécanismes de la finance agissant de concert pour le pire en situation de crise, la tornade des marchés met le crédit interbancaire sous haute tension puisque le mouvement naturel des investisseurs est de retirer leurs capitaux investis dans les fonds de placement gérés par les banques, lesquelles doivent alors faire face à des sorties de liquidité imprévues. A quoi s’ajoute que lorsqu’elles ne sont pas elles mêmes directement investies au travers de leurs propres fonds, les banques n’en continuent pas moins d’être exposées du fait d’avoir largement prêté à d’autres acteurs, les Hedge Funds qui, eux, n’y sont pas allés avec le dos de la pelle en matière d’investissement scabreux… et ne tarderont pas à rencontrer des problèmes dans le service de leur propre dette bancaire. Ainsi la crise financière voit-elle une accumulation de risques de provenances diverses mais en mortelles synergies, et dont la totalisation s’effectue dans le marché du crédit interbancaire, le saint des saints, le mécanisme central de toute l’horlogerie financière — et, bien au-delà, de toute l’économie — la chose à maintenir impérativement dans un bain d’huile. On comprend sans peine que les banquiers centraux soient sur le pied de guerre à la moindre tension puisque les défaillances de quelquesuns peuvent entrer en résonance et provoquer le grippage de l’ensemble. Voici donc la loi à laquelle, inversant complètement les rôles, les surveillés soumettent les surveillants : la finance privée joue, s’amuse beaucoup, gagne énormément d’abord, puis prend peur de ses propres aventures et, si elle a fait suffisamment de bêtises, force la paternelle figure du banquier central à renoncer à la morigéner pour venir la tirer d’affaire — « suffisamment de bêtises » signifiant que les défaillances individuelles sont si profondes qu’elles ne pourront rester simplement locales mais menacent, par le jeu des externalités, d’activer un risque global. Et voilà le banquier central pris en otage. S’il ne tenait qu’à lui, il laisserait volontiers les plus imprudents boire une tasse bien méritée — entendre : aller à la faillite qui sanctionne normalement les paris les plus irréfléchis. Mais ces irréfléchis-là sont objectivement en position d’entraîner à leur suite trop de monde et avec trop de conséquences. C’est donc un rapport de force qui se noue entre banques centrales et opérateurs financiers, les seconds cherchant en permanence jusqu’où aller trop loin… c’est-à-dire jusqu’où le banquier central n’a plus que le choix de leur venir en aide. Il suffit d’ailleurs d’observer la tête pleurnicharde des gestionnaires de fonds qui défilent sur les chaînes boursières américaines pour réclamer de Ben Bernanke, le président de la Réserve Fédérale, une baisse immédiate des taux, comme si elle leur était due. Confortablement installé dans l’aléa moral, ils ont bamboché trois bonnes années à coup de produits dérivés aussi risqués que juteux, et maintenant que la party est finie, ils attendent que le banquier central vienne passer la serpillière. A leur décharge, concédons qu’ils ont été mal habitués. Car ils sortent de presque vingt années de félicité sous la bienveillante indulgence d’un Alan Greenspan qui a toujours tout accordé à ses chers petits. Toute l’explosion de la libéralisation financière, ils l’auront vécue dans un bonheur parfait sous la houlette d’un aimable tuteur qui, ayant longuement médité les leçons du krach de 1929, peut-être un peu trop, se sera montré dès le début parfaitement enclin à baisser les taux d’intérêt à la première alarme des marchés. Et c’est bien ainsi que « Magic Greenspan » a construit son aura de sorcier auprès d’une finance trop pressée de transfigurer le service de ses intérêts en vertu chamane. Le mémorable krach de 1987 aura été son coup d’éclat inaugural, tant il est vrai que les réputations se forgent dans les premières épreuves. Le fait est qu’en cette matière, Alan Greenspan aura été servi, assailli par un effondrement boursier dont on avait pas vu l’équivalent depuis presque soixante ans, et ceci quelques mois à peine après avoir assumé la difficile succession de Paul Volcker, sortant auréolé. Personne, rétrospectivement, ne contestera sans doute le bien-fondé de l’immédiate décision qu’il prit à l’époque. Il n’empêche que les investisseurs n’ont pas tardé à comprendre qu’ils tenaient là un ami. Et, de fait, sous mandature Greenspan, la Réserve Fédérale n’aura jamais manqué d’ouvrir grand le robinet à liquidités chaque fois que les investisseurs un peu trop turbulents s’étaient mis dans un mauvais cas. L’habitude a été si bien prise que la finance a fini par y voir un filet de sécurité à toute épreuve. C’est peut-être à la suite de l’éclatement de la bulle internet que le déplorable pli se sera le plus profondément confirmé. Car, passé le temps de l’amortissement de la crise, c’est dans l’orgie continuée de liquidités à bon marché qu’aura pris naissance… la crise suivante, celle d’aujourd’hui. Ultime talent : Alan Greenspan est parti pile à temps, alors que la fête battait son plein et juste avant que les lampions ne dégringolent. On aurait dû avoir la puce à l’oreille du tombereau d’éloges déversé par Wall Street au moment où il a tiré sa révérence… 5. 2007, ou la rébellion avortée du banquier central Mais avec Ben Bernanke (7), c’est autre chose. La finance glapit qu’elle s’étrangle, et il ne fait rien. Ambiance hargneuse sur CNBC (8) : des mieux costumés de la place aux plus vulgaires des marchands de soupe financière (9), tous ont l’écume à la bouche à mesure que Ben Bernanke résiste à leurs injonctions de baisser les taux. Ah ces têtes allongées, distordues, grimaçantes, éructantes ! La bonne petite baisse des taux qui était quasiment devenue un acquis social de la finance n’est pas au rendez-vous. On ne les avait pas prévenus que la chose pouvait s’interrompre un jour, et si au moins on le leur avait dit, peut-être auraient-ils arrêté la java un peu plus tôt. Mais là, sans même un mot d’avertissement, il y a presque atteinte aux droits de l’homme et de l’investisseur, et la colère gronde. Il faut prendre ces pitreries et ses démonstrations furibardes au sérieux. Wall Street est très mécontente et ce mécontentement n’a rien de superficiel. Il est le signe qu’un combat de titans s’est engagé dès les premières heures de la crise. L’expression n’est pas exagérée car les forces en présence sont effectivement gigantesques. D’un côté la finance et les sommes faramineuses qu’elle met en mouvement, les risques colossaux qu’elle prend pour elle-même et qu’elle fait courir du même coup à toute l’économie ; de l’autre le banquier central qui a le pouvoir de lui infliger de sérieux dommages… ou le devoir de venir à sa rescousse. Or la grande nouveauté dans ce paysage stratégique, c’est que M. Bernanke n’a pas d’abord semblé décidé à laisser reconduire en l’état le rapport de force, ou plutôt de servitude, dont il a hérité de son prédécesseur. Bien conscient, comme Alan Greenspan en son temps, que les premiers coups sont décisifs, Ben Bernanke a manifestement saisi l’opportunité offerte par cette crise pour renouer à chaud et aussi violemment qu’il le faudra un autre rapport avec les marchés. Ainsi l’épreuve de force s’est-elle ouverte, avec sans doute pour arrière-pensée de la part de M. Bernanke que la révision en profondeur des habitudes de la finance ne peut passer que par un événement cuisant. Mais quelle est exactement la marge de manœuvre stratégique dans cette guerre de mouvement, et jusqu’où Ben Bernanke peut-il aller dans l’affrontement sans mettre en péril des choses autrement plus graves que sa propre réputation à construire ? Car l’aléa moral et la prise d’otage qui en résulte ne sont pas que l’effet d’un défaut de volonté du banquier central précédent, mais bien celui d’une structure objective d’interactions telle qu’elle s’impose à lui. M. Bernanke est le dernier à l’oublier, c’est pourquoi il tente de conduire au plus fin sa propre stratégie au milieu des tensions contradictoires dans lesquelles il se trouve pris. Ce délicat cheminement passe nécessairement par des compromis, quotidiennement ajustables. C’est ainsi que, campant d’abord (10) sur sa position de refus de baisser les taux, mais confronté à l’impératif de maintenir la continuité vitale du crédit interbancaire, Ben Bernanke aura consenti à alimenter le marché monétaire d’un très abondant surplus de liquidités à plusieurs reprises dans la semaine du 9 au 16 août. Mais combien de temps ce compromis, qui ne lâche pas sur les taux mais cède sur les volumes, pouvait-il durer ? La réponse n’a pas tardé à venir. De fait, la pression n’a pas cessé de monter sur le banquier central. C’est que, outre l’agitation verbale, quotidienne et continue, la finance sait joindre le geste à la parole. Dès le 16 août, les opérateurs avaient ainsi incorporé dans les prix de certains produits à terme (futures) une baisse d’un quart de point du taux overnight de la Réserve Fédérale, au surplus attendue avant même sa prochaine réunion du FOMC (11) programmée pour le 18 septembre ! — à la fois une manière d’exprimer ouvertement leur wishful thinking… et de forcer un peu plus la main au banquier central qui, s’il ne leur donnait pas raison, serait coupable d’occasionner de nouvelles pertes… — « retenez moi où je me défenestre ! ». Le 17 août, la Réserve Fédérale a fini par mettre les pouces et consenti une baisse très substantielle de son taux de réescompte. Il faut croire que le revirement a été négocié dans l’urgence si l’on en juge par le retard à l’allumage de certains des membres du FOMC, encore sur la ligne initiale de fermeté le matin même, et déclarant que nulle baisse n’interviendrait « sauf calamité »… avant, fait rarissime, d’être formellement démentis par un porte-parole, et que le demi-point tant attendu soit enfin lâché à la finance. M. Bernanke a beau tenter de garder la face en menaçant que ce taux peut de nouveau être relevé à tout moment, la finance lui a incontestablement tordu le bras. 6. Une politique monétaire « dédoublée » pour contrer la spéculation Le problème de M. Bernanke est qu’il intervenait dans une situation déjà beaucoup trop mûre et où les degrés de liberté avaient presque totalement disparu — un combat quasiment perdu d’avance. A défaut de spéculer sur les meilleures stratégies pour sortir d’un guêpier de ce genre — car le plus probable est qu’on n’en sort pas —, il est donc plus utile de réfléchir dès maintenant aux moyens d’éviter qu’il ne s’en forme un nouveau d’ici quelques années. Disons d’emblée clairement les choses : la véritable solution en la matière, celle qui doit impérativement demeurer à l’horizon d’une politique alternative, consistera à fermer pour de bon le casino et à mettre les roulettes au feu ! Car il est évidemment de la dernière hypocrisie de vitupérer, index levé à la façon de M. Sarkozy, les aberrations de la finance quand on n’a pas la moindre envie de transformer les structures qui leur donnent invariablement naissance. Mais l’on sait aussi combien cette perspective politique demeure lointaine, notamment dans le cadre de l’Union Européenne qui a eu l’excellent goût de ranger la liberté de mouvement des capitaux dans la « Charte des droits fondamentaux » de son Traité constitutionnel… et dont les tendances idéologiques, aussi bien que les intérêts vitaux de certains de ses membres, le Royaume-Uni notamment, désirent ardemment la déréglementation en général, et celle des marchés financiers en particulier. Aussi, gardant en tête cet idéal de la re-réglementation radicale de la finance, est-il pertinent de penser tout ce qu’il est possible de faire dès maintenant, à structures constantes, pour mettre des bâtons dans les roues des marchés en folie. L’idée du SLAM (12), comme plafond imposé à la rémunération actionnariale pour désarmer ses exigences sans limite, s’inscrit typiquement dans ce programme de moyen terme. Mais le SLAM ne met bon ordre qu’à l’hubris de la propriété financière, c’est-à-dire au seul compartiment des marchés d’actions. Et il n’aurait été d’aucun secours dans le compartiment des marchés de crédit où la crise actuelle trouve ses origines. Il est cependant une condition vitale pour ce dernier compartiment — mais elle en fait si générale qu’elle les concerne tous — : il s’agit de sa bonne alimentation en liquidités. C’est le déversement constant de fonds qui est au principe de l’inflation des prix d’actifs. Mais d’où proviennent ces fonds eux-mêmes ? D’abord des épargnes salariales collectées par les grands investisseurs institutionnels (fonds de pension, fonds mutuels (13)), mais aussi — comme si ces premières masses étaient insuffisantes pour bien s’amuser — des liquidités supplémentaires accordées aux divers opérateurs de la finance spéculative au travers des crédits bancaires. Or voilà bien, en cette deuxième source de financement de la spéculation, un point d’appui pour l’action politique, et au moyen de l’un de ses plus classiques instruments : la politique monétaire. Le joyeux délire sur les produits dérivés — en l’occurrence hypothécaires mais ç’aurait pu être n’importe quoi d’autre — n’aurait jamais pris les mêmes proportions s’il n’avait été complaisamment alimenté par des tombereaux de liquidités obtenus du crédit bancaire, luimême encouragé par des refinancements à bon marché auprès de la banque centrale dont les taux ont été maintenus à des niveaux très bas depuis les premières coupes de 2001-2002 jusqu’à la mi-2004. On dira d’abord que le crédit bancaire ne fait pas tout à l’affaire puisque le carburant injecté dans les marchés provient aussi, et largement, des épargnes préalablement accumulées. Sans doute, mais au moins n’y est-il pas pour rien ! Et, à concurrence de ses montants propres, il y a là déjà une contribution à l’activité spéculative qui s’offre immédiatement à une régulation coercitive par les prix (les taux). Mais on objectera surtout que si les taux d’intérêt sont relevés pour asphyxier la spéculation, ce sera du même coup toute l’économie réelle qui se trouvera à son tour privée d’air. Objection à coup sûr recevable. Mais pas imparable. Recevable en effet, puisque les mêmes taux d’intérêt qu’on voudrait assassins pour la finance sont aussi ceux qui conditionnent le crédit des ménages, des entreprises et qui pourraient bien eux aussi les laisser raides morts. Voilà donc le dilemme dans lequel se trouve empêtrée la banque centrale à l’époque de la libéralisation financière : elle ne dispose que d’un instrument pour deux objectifs. Si elle baisse les taux pour soutenir l’activité réelle, elle ouvre ce faisant nolens volens grand les portes de l’euphorie spéculative. Souhaite-t-elle au contraire contrôler strictement l’inflation des prix des actifs financiers, elle pénalise par là même l’économie réelle qui n’y est pour rien. On sait le choix qu’a fait la Réserve Fédérale sous la présidence d’Alan Greenspan : la croissance réelle et la bulle financière. Mais c’est un calcul à courte vue et qui est voué aux heurts d’un stop and go qu’on croyait disparu depuis les années 1970, mais qui revient sous une autre forme : pendant la croissance la bulle bat son plein… jusqu’à l’effondrement spéculatif dans lequel peut se trouver entraînée l’économie réelle par le canal de la contraction du crédit lorsque les banques, mitraillées de mauvaises créances, arrêtent brutalement les frais et pour tout le monde. On ne sortira pas de ce dilemme tant que demeurera le déficit d’instruments eu égard au nombre des objectifs. Mais pourquoi, tout simplement ne pas envisager un dédoublement de l’instrument (le taux d’intérêt), dont on réserverait chaque déclinaison à un groupe d’agents spécifiques : un taux pour l’économie réelle, un taux pour les amateurs de montagnes russes spéculatives ? Rien n’empêcherait dès lors de conserver un premier taux d’intérêt dit « économique » pour les agents de l’économie productive, et d’en attribuer un second dit « spéculatif » à l’usage exclusif de la finance de marché. A cette dernière, on pourra donc serrer la vis sans la moindre crainte de conséquences néfastes pour l’économie réelle, avec la perspective d’enrayer avant même qu’ils ne prennent naissance ses emballements spéculatifs, ceci pour le double avantage, d’une part, de sortir le banquier central de ces impossibles situations de prise d’otage — tout simplement en évitant d’emblée que ces situations n’aient la possibilité de se développer — et, d’autre part, de considérablement stabiliser l’environnement de l’activité productive, désormais soustraite à l’alternance bulle-krach. 7. Frapper la finance, préserver l’économie Mais comment concrètement opérer ? La banque centrale noue avec les banques privées deux sortes de relation de refinancement. Les premières sont strictement bilatérales. Périodiquement, chaque banque privée s’adresse à la banque centrale pour lui soumettre une demande individuelle de refinancement. Il est très possible que cette dernière y réponde en fractionnant son volume accordé en deux, au prorata des encours de crédits respectivement accordés par la banque privée à l’économie réelle et à l’activité financière pendant la période écoulée. Il va sans dire que ces deux volumes de refinancement seront alloués moyennant leurs taux d’intérêt différenciés, le refinancement des crédits à l’économie s’effectuant au taux « économique », celui des crédits à l’activité de marchés au taux « spéculatif », dont rien n’interdit dès lors qu’il soit porté à des niveaux prohibitifs. Mises à part ces relations bilatérales, il arrive aussi que la banque centrale s’adresse à l’ensemble du marché interbancaire (14) dans lequel elle se comporte comme un intervenant « ordinaire », en achetant ou vendant des titres, c’est-à-dire en détendant ou resserrant la liquidité globale. Dans cette deuxième procédure, dite d’open market, la manœuvre précédente est clairement plus difficile à accomplir puisque la formule du prorata prenait surtout son sens dans un concours individualisé de la banque centrale aux banques privées. On peut imaginer plusieurs sortes de solutions, peut-être un peu grossières et pas parfaitement satisfaisantes pour l’esprit — sachant qu’en même temps il ne s’agit pas non plus d’un concours d’élégance, et qu’en matière de grossièretés, la spéculation s’en autorise bien d’autres… Ainsi par exemple, on pourrait envisager que la banque centrale divise la masse globale de ses concours au marché interbancaire en fonction de la proportion crédits économiques/crédits spéculatifs moyenne réalisée par l’ensemble des banques — avec pour inconvénient que les banques « modérées » (davantage tournée vers l’économie réelle) paieront pour les incartades des autres. On pourrait aussi imaginer que la banque centrale « ré-individualise » ses concours à l’open market. Après tout elle a les moyens de savoir avec qui elle transacte et d’appliquer à chaque interlocuteur le prorata qu’elle lui impose déjà dans la procédure bilatérale. Nul doute que les amis de la finance trouveront à redire, eux à qui rien n’est possible quand il s’agit de mettre au pas les marchés. Et sans doute la formule avancée ici est-elle encore passablement mal dégrossie. Au moins a-t-elle le mérite de rappeler cette évidence en fait assez simple, et presque tautologique, qu’on ne se débarrassera pas des nuisances faites à l’économie productive par la spéculation sans une forme ou une autre de découplage entre sphère réelle et sphère financière. On pourrait dire d’une certaine manière que ce découplage existe déjà puisqu’on voit plus souvent qu’à son tour la finance euphorique alors que la croissance se traîne et que le chômage grimpe ! Mais ce découplage là est asymétrique : si la finance sait se bien porter quand la production est à plat, l’inverse n’est pas vrai. Et les déboires spéculatifs retentissent trop souvent dans l’économie réelle. Par l’effet propre de l’amnésie historique, à quoi s’ajoute celui de l’intérêt des dominants à l’oubli collectif, on a perdu de vue les dispositifs assez judicieux que le New Deal avait eu la sagesse de mettre en place à la suite du krach de 1929. Le Glass Steagall Act n’y était pas allé de main morte à l’époque… Il y était même allé d’une main très vive puisqu’il avait drastiquement séparé les banques en banques commerciales d’une part et banques dites d’investissement de l’autre, avec interdiction formelle aux premières de s’aventurer dans le champ des secondes, et réciproquement. Ainsi les banques commerciales restaient-elles au contact des agents de l’économie réelle et d’eux seulement, et nul n’avait à redouter qu’un bouillon spéculatif affecte cette activité là. « Interdiction formelle »… des mots qui font rêver, et dont il semble que le sens, pourtant parfois très salubre, ait été totalement perdu de vue. Faut-il que le travail idéologique du néolibéralisme ait été dévastateur pour que les prononcer apparaisse comme une audace suprême. Pourquoi cette hermétique séparation instaurée par le Glass Steagall ne pourrait-elle être refaite aujourd’hui ? N’y va-t-il pas du destin de millions de salariés, comparé aux extravagants bonus de quelques milliers de traders ? Ce que cet acte législatif élémentaire ferait très bien, mais qu’on ne voit pas venir puisqu’il manque l’audace, en fait élémentaire, d’en prendre la décision, la politique monétaire anti-spéculative, en attendant, peut le faire à sa place. 8. Post-Scriptum. Quelles « prises d’otages » ? Quels « privilégiés » ? Comme il est des clous qui méritent d’être bien enfoncés, notamment à l’usage des habituels malentendants, ceux à qui le spectacle des crises financières se succédant ne fait venir aucune idée et qui continuent de trouver la mondialisation heureuse, il est sans doute utile de revenir un instant sur la signification réelle des termes un peu techniques d’« externalité », d’« aléa moral » et de « risque de système », mais dont il est possible de mieux pénétrer le sens, dans le cas présent, en les synthétisant tous sous la catégorie pratique de la « prise d’otage ». C’est, redisons-le, qu’on ne voit pas comment nommer autrement cette aptitude, conférée par l’occupation d’une certaine position dans la structure du capitalisme, à lier son sort pour le pire à celui de la totalité des autres agents — car, pour le meilleur, évidemment ceux-là repasseront… On devrait normalement convenir sans difficulté que conserver pour soimême les immenses profits de la spéculation mais répandre sur tous les désastres du krach, que compter avec un cynisme parfois ouvert sur le secours des autorités monétaires qui devront inévitablement agir pour soi afin d’éviter que ses propres calamités ne deviennent aussitôt celle de la population entière, on devrait convenir, donc, que tous ces comportements sont adéquatement compris dans la catégorie de « prise d’otages ». Aussi la racaille éditorialiste, qui n’a jamais assez de voix pour hurler à la « prise d’otages » quand une grève de transport, dans l’espoir de décrocher quelques dizaines d’euros de plus ou quelques heures de moins, gêne les déplacements plus de deux jours de suite, pourrait-elle s’interroger sur les superlatifs à inventer pour qualifier cette situation à peu près aussi invraisemblable qu’inaperçue comme telle, dans laquelle l’infime minorité des parvenus de la finance met le pistolet sur la tempe de corps sociaux tout entiers et menace — armés des moyens objectifs de la menace — de tirer si l’on ne vient pas immédiatement lui éviter la déconfiture. Que la baisse des taux et la rescousse quasi-automatique soient devenues des garanties de fait extorquées par la finance du fait de sa situation stratégique n’empêche pas que seuls la retraite à 60 ans et le Smic soient d’archaïques acquis sociaux. Que les traders se goinfrent à millions pendant la bulle n’empêche pas que ce sont les cheminots et les fonctionnaires les ignobles privilégiés. On se demande parfois d’où vient et combien de temps durera ce mélange de myopie satisfaite et d’imbécillité donneuse de leçons. Il est vrai que l’aristocratie d’ancien régime, du temps où elle menait grand train, disposait déjà de sa classe satellite de curés avec strapontin au banquet et vocation à tout justifier… Frédéric Lordon Economiste, auteur de Et la vertu sauvera le monde… Après la débâcle financière, le salut par l’« éthique » ?, Raisons d’agir, 2003. Notes : (1) Voir Frédéric Lordon, « Finance internationale : les illusions de la transparence », Critique Internationale, n° 10, 2001. (2) Cf. www.technip.com/fran cais/pdf/Rappor... (PDF). (3) NDLR. Le « défaut de paiement », autrement dit l’incapacité à rembourser une dette. (4) C’est-à-dire une action de refinancement par les principales banques saines de la place. (5) RMBS pour Residential Mortgage Backed Securities, CDO pour Collateralised Debt Obligations, voir pour une présentation de ces titres : Frédéric Lordon, « Quand la finance prend le monde en otage », Le Monde diplomatique, septembre 2007. (6) Overnight : du jour pour le lendemain. (7) Ben Bernanke a succédé à Alan Greenspan à la tête de la Réserve Fédérale en 2006. (8) Chaîne américaine d’information boursière en continu. (9) Dont Jim Cramer, animateur sur cette même CNBC d’une émission délicatement appelée Mad Money est un des représentants les plus hauts en couleurs. (10) Ce texte a été écrit le 19 août 2007. (11) Le Federal Open Market Committee, qui fixe les taux d’intérêt. (12) Frédéric Lordon, « Une mesure contre la démesure de la finance : le SLAM ! », Le Monde diplomatique, février 2007. (13) Dont les versions françaises ont pour noms Sicav et FCP (Fonds communs de placement). (14) Marché sur lequel entrent en transaction banques à excédent temporaire et banques à déficit temporaire de liquidités pour se prêter mutuellement.