Les obstacles à la connaissance chez différents auteurs

MC Séminaires année 03-04
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Les obstacles à la connaissance chez différents auteurs
Bacon (1561-1626)
Tiré de : Filloux, J.-C., Maisonneuve, J., Anthologie des sciences de l’homme, (I. Des
précurseurs aux fondateurs), Dunod, Paris, 1991.
Selon Bacon, il faut combattre les préjugés qu’il nomme idoles. Il en distingue trois
catégories:
- celles qui tiennent à des généralisations abusives et à l’imagination, et qui
engendrent de fausses sciences comme l’astrologie ou l’alchimie ;
- celles qui tiennent à des notions creuses ou confuses, par exemple à
l’invocation du hasard ;
- celles qui se réfèrent au prestige de certains auteurs dont on ne discute pas les
conceptions.
Cette critique des idoles est reprise en sciences humaines par Durkheim (prénotions)
et préfigure la définition des “ obstacles épistémologiques ” de Bachelard.
Descartes (1591 - 1650)
R. Descartes, Méditations métaphysiques (1641), Première médiation ”. GF - Flammarion, Paris,
1979, pp.67-69
In : Pratique de la philosophie de A à Z, Hatier, Paris, 1994.
Le doute cartésien
Il y a déjà quelque temps que je me suis aperçu que, dès mes premières années, j’avais
reçu quantité de fausses opinions pour véritables, et que ce que j’ai depuis fondé sur des
principes si mal assuré, ne pouvait être que fort douteux et incertain ; de façon qu’il me
fallait entreprendre sérieusement une fois en ma vie de me défaire de toutes les opinions
que j’avais reçues jusques alors en ma créance, et commencer tout de nouveau dès les
fondements, si je voulais établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences.
Mais cette entreprise me semblant être fort grande, j’ai attendu que j’eusse atteint un
âge qui fût si mûr que je fusse plus propre à l’exécuter (...). Maintenant donc que mon
esprit est libre de tous soins, et que je me suis procuré un repos assuré dans une paisible
solitude, je m’appliquerai sérieusement et avec liber à détruire généralement toutes
mes anciennes opinions. Or il ne sera pas nécessaire, pour arriver à ce dessein, de
prouver qu’elles sont toutes fausses, de quoi peut-être je ne viendrais jamais à bout ;
mais d’autant que la raison me persuade déjà que je ne dois pas moins soigneusement
m’empêcher de donner créance aux choses qui ne sont pas entièrement certaines et
indubitables, qu’à celles qui nous paraissent manifestement fausses, le moindre sujet de
douter que j’y trouverai suffira pour me les faire rejeter. Et pour cela il n’est pas besoin
que je les examine chacune en particulier, ce qui serait d’un travail infini ; mais, parce
que la ruine des fondements entraîne nécessairement avec soi tout le reste de l’édifice, je
m’attaquerai d’abord aux principes sur lesquels toutes mes anciennes opinions étaient
appuyées.
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Durkheim (1858 - 1917)
Bourdieu, P., Chamborédon, J.-C. & Passeron, J.-C., Le métier de sociologue. Préalables
épistémologiques, Mouton, Paris-La Haye, 1983.
Texte 4. E. Durkheim, Les règles de la méthode sociologique.
Les prénotions comme obstacle épistémologique
Ce n’est pas seulement à la base de la science que se rencontrent ces notions vulgaires,
mais on les retrouve à chaque instant dans la trame des raisonnements. Dans l’état actuel de
nos connaissances, nous ne savons pas avec certitude ce que c’est que l’Etat, la souveraineté,
la liberté politique, la démocratie, le socialisme, le communisme, etc., la méthode voudrait
donc que l’on s’interdît tout usage de ces concepts, tant qu’ils ne sont pas scientifiquement
constitués. Et cependant les mots qui les expriment reviennent sans cesse dans les discussions
des sociologues. On les emploie couramment et avec assurance comme s’ils correspondaient
à des choses bien connues et définies, alors qu’ils ne réveillent en nous que des notions
confuses, mélanges indistincts d’impressions vagues, de préjugés et de passions. Nous nous
moquons aujourd’hui des singuliers raisonnements que les médecins du moyen âge
construisaient avec les notions du chaud, du froid, de l’humide, du sec, etc., et nous ne nous
apercevons pas que nous continuons à appliquer cette même méthode à l’ordre de
phénomènes qui le comporte moins que tout autre, à cause de son extrême complexité.
(...)
Il faut donc que le sociologue, soit au moment il détermine l’objet de ses recherches, soit
dans le cours de ses démonstrations, s’interdise résolument l’emploi de ces concepts qui se
sont formés en dehors de la science et pour des besoins qui n’ont rien de scientifique. Il faut
qu’il s’affranchisse de ces fausses évidences qui dominent l’esprit du vulgaire, qu’il secoue,
une fois pour toutes, le joug de ces catégories empiriques qu’une longue accoutumance finit
souvent pas rendre tyrannique. Tout au moins, si, parfois, la nécessité l’oblige à y recourir,
qu’il le fasse en ayant conscience de leur peu de valeur, afin de ne pas les appeler à jouer
dans la doctrine un rôle dont elles ne sont pas dignes .
Bachelard (1884 - 1962)
In : La formation de l’esprit scientifique. Contribution à une psychanalyse de la connaissance
objective, Librairie philosophique J. Vrin, Paris, 1977.
L’opinion comme obstacle épistémologique
La science, dans son besoin d’achèvement comme dans son principe, s’oppose absolument
à l’opinion. S’il lui arrive, sur un point particulier, de légitimer l’opinion, c’est pour d’autres
raisons que celles qui fondent l’opinion; de sorte que l’opinion a, en droit, toujours tort.
L’opinion pense mal; elle ne pense pas: elle traduit des besoins en connaissance. En
désignant les objets par leur utilité, elle s’interdit de les connaître. On ne peut rien fonder sur
l’opinion: il faut d’abord la détruire. Elle est le premier obstacle à surmonter. Il ne suffirait
pas, par exemple, de la rectifier sur des points particuliers, en maintenant, comme une sorte
de morale provisoire, une connaissance vulgaire provisoire. L’esprit scientifique nous
interdit d’avoir une opinion sur des questions que nous ne comprenons pas, sur des questions
que nous ne savons pas formuler clairement. Avant tout, il faut savoir poser des problèmes.
Et quoi qu’on dise, dans la vie scientifique, les problèmes ne se posent pas d’eux-mêmes.
C’est précisément ce sens du problème qui donne la marque du véritable esprit scientifique.
Pour un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une question. S’il n’y a pas
eu de question, il ne peut y avoir de connaissance scientifique. Rien ne va de soi. Rien n’est
donné. Tout est construit.
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La notion de doxa et celle d’idée reçue
La Doxa
Tiré de : Lafrance, Y., La théorie platonicienne de la doxa, Les Belles Lettres, Paris, 1981.
La doxa est un terme grec qui, étymologiquement, recouvre deux sens : l’apparence et
l’opinion. Le premier est qualifié d’objectif (ce qui apparaît objectivement), le second de
subjectif (ce qui me semble à moi subjectivement).
a) Selon le sens objectif, la doxa désigne la manière dont une personne ou une chose
apparaissent aux yeux des autres. De ce premier sens étymologique en dérivent d’autres,
littéraires : réputation, gloire, prestige, renommée.
b) Selon le sens subjectif, la doxa désigne la manière dont apparaissent à un sujet quelconque
les personnes ou les choses. Comme sens dérivés, on trouve par exemple : idée, pensée,
croyance, façon de voir, jugement.
Le second sens est le plus courant.
L’emploi de ce terme par les philosophes grecs (non seulement Platon mais d’autres avant lui)
s’apparente fortement à la notion d’obstacles à la connaissance définie plus haut. En effet, ils
utilisent ce terme dans le contexte d’une critique de la valeur de la connaissance humaine :
l’homme doit se contenter de l’obscure opinion, la vérité et la connaissance parfaite des
choses revient aux dieux
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. Autrement dit, ils opposent l’opinion à la science. D’autres
oppositions s’articulent à celle-ci pour exprimer la même idée :
connaissance divine connaissance humaine
connaissance imparfaite connaissance parfaite
opinion science
apparence réalité
instabilité stabilité
conjecture certitude
Bourdieu (1930 2002)
Pierre Bourdieu, sociologue, reprend le terme de doxa qu’il forge en concept dont les
caractéristiques spécifiques s’insèrent dans un système théorique global. On peut néanmoins
le définir :
La doxa est l’ensemble de ce qui est admis comme allant de soi (...). (...) ce sur quoi tout le
monde est d’accord, tellement d’accord qu’on n’en parle même pas, ce qui est hors de
question, qui va de soi. (Questions de sociologie, Minuit, Paris, 1984, p.83)
Toute tentative pour instituer une nouvelle division doit en effet compter avec la résistance de ceux
qui, occupant la position dominante dans l’espace ainsi divisé, ont intérêt à la perpétuation d’un
rapport doxique au monde social qui porte à accepter comme naturelles les divisions établies ou à les
nier symboliquement par l’affirmation d’une unité (nationale, familiale, etc.) plus haute. Ce que
parler veut dire, Fayard, 1982, p. 154.
1
Pour Platon, la science n’est pas une propriété exclusive des dieux, elle est accessible à l’homme laborieux.
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Idées reçues
Nordon, D. Introduction In : Bouvet, J.-F., Du fer dans les épinards et autres idées reçues, Seuil,
Paris, 1997.
La différence entre un étudiant et une idée, c’est qu’un étudiant doit faire ses preuves,
alors qu’une idée ne doit subir aucun examen pour être reçue. C’est même cela qui
caractérise une idée reçue. Non pas le fait d’être inexacte ou banale, mais le fait d’être
acceptée sans qu’on y réfléchisse. ce n’est donc pas en soi qu’une idée est, ou non,
reçue: c’est selon son public. Pour moi, par exemple, qui m’intéresse peu aux sciences
de la nature, la loi de la gravitation est une idée reçue. On me l’a enseignée, je l’ai
accepté telle quelle, j’aurais accepté aussi bien une autre loi. Par contre, un physicien
fera les observations ou les manipulations nécessaires pour se convaincre de la validité
de cette loi; il lira les textes théoriques qui montrent quels problèmes elle résout et
quelles difficultés elle pose, etc. Bref, il la fera sienne; elle n’aura rien pour lui d’une
idée reçue.
Rejeter par principe toute idée reçue comme une faiblesse dont il faut se libérer serait
absurde. Existe-t-il homme capable de remettre en cause absolument tout ce qu’on lui
dit, et de le réexaminer par lui-même ? Non, bien sûr. Nous absorbons la plupart des
idées reçues sans y songer. Il le faut. Si nous agissions autrement, et attendions de savoir
avant de parler, nous resterions interdits devant le monde, paralysés par un scepticisme
total, muets à jamais! D’où la nécessité d’une doxa - “ensemble des opinions reçues sans
discussion, comme une évidence naturelle, dans une civilisation donnée (dictionnaire
Robert). Les idées reçues sont une espèce de milieu ambiant aussi nécessaire à l’esprit
que l’oxygène au corps. Le problème, évidemment, est que, tout comme l’air nécessaire à
la vie est parfois vicié, de même, lorsqu’on admet une idée sans l’examiner, on risque de
gober aussi bien le fer dans les épinards que la gravitation universelle.
(...)
Nécessaires à la vie quotidienne, les idées reçues sont indispensables à la science. Car le
corpus scientifique est un corpus d’idées reçues! En effet, une fois qu’un résultat a été
publié dans une revue reconnue -ce qui signifie qu’il a obtenu l’aval d’un comité de
lecture réputé sérieux- il est admis sans autre examen par la profession. Seuls les plus
scrupuleux parmi les chercheurs amenés à utiliser ce résultat prendront la peine et le
temps de le réexaminer de plus près. Les autres font confiance ”. Ce résultat a donc
pour eux un statut d’idée reçue. Et même un statut d’idée reçue obligatoire: de la part
d’un chercheur, ne pas se tenir au courant de tout ce qui se publie dans son domaine est
une faute.
(...)
Caractériser la science comme élaboration d’idées reçues n’est pas irrespectueux. Cela
ne revient aucunement à l’accuser d’être simpliste. Un théorème de mathématiques par
exemple, n’a rien d’une “ triviali”, même si je fais de lui une idée reçue en l’acceptant
sans le redémontrer, parce que son auteur est fiable ”. Par ailleurs, le point de vue
esquissé ici a ses lettres de noblesse. Remplaçons le terme idée reçue par celui de
paradigme dominant -façon distinguée de désigner presque la même chose: mon
point de vue paraîtra alors classique, et pourvu de cautions sérieuses dans la sociologie
de la science.
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