LETTRE SUR L’HUMANISME 1 INTRODUCTION A LA METAPHYSIQUE 30 1/ LA QUESTION FONDAMENTALE DE LA METAPHYSIQUE. 30 II/ SUR LA GRAMMAIRE ET L’ETYMOLOGIE DU MOT “ ETRE ”. 1/ LA GRAMMAIRE DU MOT “ ÊTRE ” II/L'ÉTYMOLOGIE DU MOT “ ÊTRE ” 48 48 56 3/ LA QUESTION SUR L’ESSENCE DE L’ETRE, <SUR L’ ”ESTANCE ” DE L’ETRE> 58 IV/ LA LIMITATION DE L’ETRE 1/ ÊTRE ET DEVENIR 2/ ÉTRE ET APPARENCE III/ ÊTRE ET PENSER 61 62 64 73 IV/ ÊTRE ET DEVOIR CHEMINS QUI NE MENENT NULLE PART 114 119 L’ORIGINE DE L’ŒUVRE D’ART LA CHOSE ET L'OEUVRE L'OEUVRE ET LA VÉRITÉ LA VÉRITÉ ET L’ART POSTFACE SUPPLÉMENT (1960) 119 120 130 139 151 152 L’EPOQUE DES “ CONCEPTIONS DU MONDE ”. 154 HEGEL ET SON CONCEPT DE L’EXPERIENCE 174 LE MOT DE NIETZSCHE “Dieu est mort” 217 POURQUOI DES POETES ? 246 LA PAROLE D’ADAXIMANDRE 274 1 LETTRE SUR L’HUMANISME P 67-69 : “ Nous ne pensons pas de façon assez décisive encore l'essence de l'agir. On ne connaît l'agir que comme la production d'un effet dont la réalité est appréciée suivant l'utilité qu'il offre. Mais l'essence de l'agir est l'accomplir. Accomplir signifie: déployer une chose dans la plénitude de son essence, atteindre à cette plénitude, producere. Ne peut donc être accompli proprement que ce qui est déjà. Or, ce qui “ est ” avant tout est l'Etre (1). La pensée accomplit la relation de l'Etre à l'essence de l'homme. Elle ne constitue ni ne produit elle-même cette relation. La pensée la présente seulement à l'Etre, comme ce qui lui est remis à elle-même par l'Etre. Cette offrande consiste en ceci, que dans la pensée l'Etre vient au langage (2). Le langage est la maison de l'Etre. Dans son abri, habite l'homme. Les penseurs et les poètes sont ceux qui veillent sur cet abri. Leur veille est l'accomplissement de la révélabilité de l'Etre, en tant que par leur dire ils portent au langage cette révélabilité et la conservent dans le langage. La pensée n'est pas d'abord promue au rang d'action du seul fait qu'un effet sort d'elle ou qu'elle est appliquée à... La pensée agit en tant qu'elle pense. Cet agir est probablement le plus simple en même temps que le plus haut, parce qu'il concerne la relation de l'Etre à l'homme. Or, toute efficience repose dans l'Etre et de là va à l'étant. La pensée, par contre, se laisse revendiquer par l'Etre (1) pour dire la vérité de l'Etre. La pensée accomplit cet abandon. Penser est l'engagement par l’Etre pour l’Etre (2) je ne sais si le langage peut unir ce double “ par ” et “ pour ” dans une seule formule comme: penser c'est l'engagement de l’Etre (2) . Ici, la forme du génitif “ de l'... ” doit exprimer que le génitif est à la fois subjectif et objectif. Mais “ sujet ” et “ objet ” sont en l'occurrence des termes impropres de la métaphysique - cette métaphysique qui, sous les espèces de la “ logique ” et de la “ grammaire ” occidentales, s'est de bonne heure emparée de l'interprétation du langage. Ce qui se cèle (3) dans un tel événement, nous ne pouvons qu'à peine le pressentir aujourd'hui. La libération du langage des liens de la grammaire, en vue d'une articulation plus originelle de ses éléments, est réservée à la pensée et à la poésie. La pensée n'est pas seulement l'engagement dans l'action (4) pour et par l'étant au sens du réel de la situation présente. La pensée est l'engagement (4) par et pour la vérité de l'Etre, cet Etre dont l'histoire n'est jamais révolue, mais toujours en attente. L'histoire de l'Etre supporte et détermine toute condition et situation humaine. Si nous voulons seulement apprendre à expérimenter purement cette essence de la pensée dont nous parlons, ce qui revient à l'accomplir, il faut nous libérer de l'interprétation technique de la pensée dont les origines remontent jusqu'à Platon et Aristote. A cette époque, la pensée elle-même a valeur de elle est processus de la réflexion au service du faire et du produire. Mais, alors, la réflexion est déjà envisagée du point de vue de la et de la C'est pourquoi la pensée, si on la prend en elle-même, n'est pas “ pratique ”. Cette manière de caractériser la pensée comme et la détermination du connaître comme attitude “ théorétique ”, se produit déjà à l'intérieur d'une interprétation “ technique ” de la pensée. Elle est une tentative de réaction pour garder encore à la pensée une autonomie en face de l'agir et du faire. Depuis, la “ philosophie ” est dans la nécessité constante de justifier son existence devant les “ sciences ”. Elle pense y arriver plus sûrement en s'élevant elle-même au rang d'une science. Mais cet effort est l'abandon de l'essence de la pensée. La philosophie est poursuivie par la crainte de perdre en considération et en validité, si elle n'est science. On voit là comme un manque qui est assimilé à une non-scientificité. L'Etre en tant que l'élément de la pensée est abandonné dans l'interprétation technique de la pensée. La “ logique ” est la sanction de cette interprétation, en vigueur dès l'époque des sophistes et de Platon. On juge la pensée selon une mesure qui lui est inappropriée. Cette façon de juger équivaut au procédé qui tenterait d'apprécier l'essence et les ressources du poisson sur la capacité qu'il a de vivre en terrain sec. Depuis longtemps, trop longtemps déjà, la pensée est échouée en terrain sec. Peut-on maintenant appeler “ irrationalisme ” l'effort qui consiste à remettre la pensée dans son élément? ” 1. Nous écrivons le mot avec une majuscule, suivant en cela Heidegger lui-même: “ Denken ist l'engagement par l'Eire pour l'Eire ” (p. 74). Et plus loin: “ Penser c'est l'engagement de l'Eire. ” “ 2 Noch wartet das Sein dass Es selbst... ” (p. 88) “ Doch dits Sein - was ist das Sein? Es ist Es selbst ” (p. 101). “ Das Sein selber ist das Verhâltnis insofern Es... ” (p. 103). “ Précisément nous sommes sur un plan où il y a principalement l'Etre ” (p. 106). “ Woheraber kommt und was ist le plan? L'Etre et le plan sind das Selbe. In S. u. Z. ist mit Absicht und Vorsicht gesagt: il y a l'Eire... ” (p. 107). “ Zum Geschick kommt das Sein, indem Es, das Sein, sich gibt ” (p. 109). 2. Zur Sprache kommt. L'expression signifie dans la langue courante: venir en question. De même, plus loin, zur Sprache bringen: mettre en discussion. 1. In den Anspruch nehmen (voir note 1, p. 74). 2. En français dans le texte. 3. Was sich ... verbirgt. 4. En français dans le texte. P 69-70 : “ Les questions de votre lettre s'éclairciraient plus aisément dans un entretien direct. Dans un écrit, la pensée perd facilement sa mobilité. Mais surtout elle ne peut que difficilement faire tenir la pluralité de dimensions propre à son domaine. La rigueur de la pensée ne consiste pas seulement, à la différence des sciences, dans l'exactitude fabriquée, c'est-à-dire technique-théorétique, des concepts. Elle repose en ceci que le dire reste purement dans l'élément de l'Etre et laisse régner ce qu'il y a de simple en ses dimensions variées. Mais, par ailleurs, la chose écrite offre la salutaire contrainte d'une saisie vigilante par le langage. Pour aujourd'hui, je voudrais seulement isoler une de vos questions. L'examen que j'en ferai jettera peut-être aussi quelque lumière sur les autres. ” P 70-72 : “ Vous demandez: Comment redonner un sens au mot “ Humanisme ”? (1) Cette question dénote l'intention de maintenir le mot lui-même. Je me demande si c'est nécessaire. Le malheur qu'entraînent les étiquettes de ce genre n'est-il pas encore assez manifeste? On se méfie certes depuis longtemps des “ ... ismes ”. Mais le marché de l'opinion publique en réclame sans cesse de nouveaux. Et l'on est toujours prêt à couvrir cette demande. Les termes tels que “ logique ”, “ éthique ”, “ physique ” n'apparaissent eux-mêmes qu'au moment où la pensée originelle est sur son déclin. Dans leur grande époque, les Grecs ont pensé sans de telles étiquettes. Ils n'appelaient pas même “ philosophie ” la pensée. Celle-ci est sur son déclin, quand elle s'écarte de son élément. L'élément est ce à partir de quoi la pensée peut être une pensée. L'élément est proprement ce-qui-a-pouvoir: le pouvoir. Il prend charge de la pensée et ainsi l'amène à son essence. En un mot, la pensée est la pensée de l'Etre. Le génitif a un double sens. La pensée est de l'Etre, en tant qu'advenue par l'Etre, elle appartient à l'Etre. La pensée est en même temps pensée de l'Etre, en tant qu'appartenant à l'Etre, elle est à l'écoute de l'Etre (2). La pensée est ce qu'elle est selon sa provenance essentielle, en tant qu'appartenant à l'Etre, elle est à l'écoute de l'Etre. La pensée est - cela signifie: l'Etre a, selon sa destination , chaque fois pris charge de son essence. Prendre charge d'une “ chose ” ou d'une “ personne ” dans leur essence, c'est les aimer: les désirer (3). Ce désir (4) signifie, si on le pense plus originellement: don de l'essence. Un tel désir est l'essence propre du pouvoir (5) qui peut non seulement réaliser ceci ou cela, mais encore faire “ se déployer (6) ” quelque chose dans sa pro-venance, c’est-à-dire faire être (7) . Le pouvoir du désir est cela “ grâce ” à quoi quelque chose a proprement pouvoir d'être. Ce pouvoir est proprement le “ possible (8)”, cela dont l'essence repose dans le désir. De par ce désir, l'Etre peut la pensée. Il la rend possible. L'Etre en tant que désir-qui-s'accomplit-en-pouvoir est le “ pos-sible (9) ”. Il est, en tant qu'il est l'élément, la “ force tranquille ” du pouvoir aimant, c'est-à-dire du possible. Sous l'emprise de la “ logique ” et de la “ métaphysique ”, nos mots “ possible ” et “ possibilité ” ne sont en fait pensés qu'en opposition à “ réalité ”, c'est-à-dire à partir d'une interprétation déterminée métaphysique de l'Etre conçu comme actus et potentia, opposition qu'on identifie avec celle d'existentia et d'essentia. Quand je parle de la “ force tranquille du possible ”, je n'entends pas le possibile d'une possibilitas seulement représentée, non plus que la potentia comme essentia d'un actus de l'existentia, mais l'Etre lui-même qui, désirant, a pouvoir sur la pensée et par là sur l'essence de l'homme, 3 c'est-à-dire sur la relation de l'homme à l'Etre. Pouvoir une chose signifie ici: la garder dans son essence, la maintenir dans son élément. ” 1. En français dans le texte, de même que les autres questions de la lettre de Jean Beaufret. 1. Heidegger rapproche gehören: appartenir, de hören: écouter. 2. Geschicklich: le mot n'existe pas dans la langue courante. Heidegger le forme à partir de Geschick: destin. Geschick est souvent rapproché de schicken: envoyer. Par exemple: “ Das Sein als das Geschick das Wahrheit schickt... ” (p. 115). Le jeu de mots est également possible en français si l'on prend destin au sens de: ce qui destine. C'est pourquoi nous traduisons à chaque fois schicken par destiner et Geschick par destin. 3. Mogen. Dans ce passage, Heidegger joue sur la polyvalence de ce mot qui signifie à la fois: pouvoir, désirer, aimer. 4. Mögen. 5. Vermögen. 6. “ Wesen ”. 7. Sein lassen peut aussi vouloir dire: laisser être; il faut lui maintenir également ce sens. 8. Das “ Mögliche ”. 9. Das Mög-liche. P 72-74 : “ Lorsque la pensée, s'écartant de son élément, est sur son déclin, elle compense cette perte en s'assurant une valeur comme comme instrument de formation, pour devenir bientôt exercice scolaire et finir comme entreprise culturelle. Peu à peu, la philosophie devient une technique de l'explication par les causes ultimes. On ne pense plus, on s'occupe de “ philosophie ”. Dans le jeu de la concurrence, de telles occupations s'offrent alors au domaine public sous forme d' ... ismes et tendent à la surenchère. La suprématie de semblables étiquettes n'est pas le fait du hasard. Elle repose, et particulièrement dans les temps modernes, sur la dictature propre de la publicité. Ce qu'on appelle “ existence privée ” n'est toutefois pas encore l'essentiel, le libre être-homme. Elle n'est qu'un raidissement dans la négation de ce qui est public. Elle reste la marcotte qui en dépend et ne se nourrit que de son retrait devant lui. Elle atteste ainsi malgré elle son asservissement à la publicité. Or celle-ci est l'effort, conditionné métaphysiquement parce qu'il a ses racines dans la domination de la subjectivité, pour diriger l'ouverture de l'étant vers l'objectivation inconditionnée de tout et l'y installer. C'est pourquoi le langage tombe au service de la fonction médiatrice des moyens d'échange, grâce auxquels l'objectivation, en tant que ce qui rend uniformément accessible tout à tous, peut s'étendre au mépris de toute frontière. Le langage tombe ainsi sous la dictature de la publicité. Celle-ci décide d'avance de ce qui est compréhensible, et de ce qui, étant incompréhensible, doit être rejeté. Ce qui est dit dans Sein und Zeit (1927), § 27 et 35, sur le “ on ” n'a nullement pour objet d'apporter seulement au passage une contribution à la sociologie. Pas davantage le “ on ” ne désigne-t-il uniquement la réplique, sur le plan moral-existentiel, à l'être-soi de la personne. Ce qui est dit du “ on ” contient bien plutôt, sur l'appartenance originelle du mot à l'Etre, une indication pensée à partir de la question portant sur la vérité de l'Etre. Sous l'emprise de la subjectivité qui se présente comme publicité, ce rapport demeure celé. Mais quand la vérité de l'Etre, se rappelant à la pensée, est devenue pour elle digne d'être pensée (1), il faut aussi que la réflexion sur l'essence du langage conquière un autre rang. Elle ne peut plus être une simple philosophie du langage. C'est là l'unique raison pour laquelle Sein und Zeit (§ 34) contient une indication sur la dimension essentielle du langage et touche à cette question simple: en quel mode de l'Etre le langage existe-t-il réellement comme Langage? La dévastation du langage qui s'étend partout et avec rapidité ne tient pas seulement à la responsabilité d'ordre esthétique et moral qu'on assume en chacun des usages qu'on fait de la parole. Elle provient d'une mise en danger de l'essence de l'homme. Le soin attentif qu'on peut montrer dans l'utilisation du langage ne prouve pas encore que nous ayons échappé à ce danger essentiel. Il pourrait même être aujourd'hui le signe que nous ne voyons pas du tout ce danger et ne pouvons le voir, parce que nous ne nous sommes jamais encore exposés à son éclat. La décadence du langage, dont on parle beaucoup depuis peu, et bien tardivement, n'est toutefois pas la raison, mais déjà une conséquence du processus selon lequel le langage, sous l'emprise de la métaphysique moderne de la subjectivité, sort presque 4 irrésistiblement de son élément. Le langage nous refuse encore son essence, à savoir qu'il est la maison de la vérité de l'Etre. Le langage se livre bien plutôt à notre pur vouloir et à notre activité comme un instrument de domination sur l'étant. Celui-ci apparaît lui-même comme le réel dans le tissu des causes et des effets. Nous abordons l'étant conçu comme le réel par le biais du calcul et de l'action, mais aussi par celui d'une science et d'une philosophie qui procèdent par explications et motivations. Sans doute maintient-on que ces dernières laissent une part d'inexplicable. Et l'on croit, avec de tels énoncés, être en présence du mystère. Comme s'il se pouvait que la vérité de l'Etre se laisse jamais situer sur le plan des causes et des raisons explicatives ou, ce qui revient au même, sur celui de sa propre insaisissabilité. ” 1. Denk-würdig. P 74-75 : “ Mais si l'homme doit un jour parvenir à la proximité de l'Etre, il lui faut d'abord apprendre à exister dans ce qui n'a pas de nom. Il doit savoir reconnaître aussi bien la tentation de la publicité que l'impuissance de l'existence privée. Avant de proférer une parole, l'homme doit d'abord se laisser à nouveau revendiquer (1) par l'Etre et prévenir par lui du danger de n'avoir, sous cette revendication, que peu ou rarement quelque chose à dire. C'est alors seulement qu'est restituée à la parole la richesse inestimable de son essence et à l'homme l'abri pour habiter dans la vérité de l'Etre. ” 1. Ansprechen. Le premier sens de ce verbe est: aborder quelqu'un, lui adresser la parole (an-sprechen). Par assimilation, Anspruch, qui signifie: revendication, a également ce sens dans la même phrase et au paragraphe suivant, d'où la construction: “ in diesem Anspruch an den Menschen. ” Pour maintenir à la fois l'idée de parole adressée et de revendication, on pourrait traduire ansprechen par: ré-clamer. L'Etre aborde l'homme, il le ré-clame, c'est-à-dire, dans la parole qu'il lui adresse, le revendique. (Et cette parole qu'il lui adresse l'avertit par elle-même du danger de n'avoir, en réponse, que peu ou rarement quelque chose à dire.) Lorsque, dans la traduction, revient ce mot de “ revendication ” ou le verbe “ revendiquer ”, l'idée de parole adressée, plus explicite en ce passage, demeure toujours présente. P 75 : “ Mais n'y a-t-il pas, dans cette revendication de l'Etre sur l'homme, comme dans la tentative de préparer l'homme à cette revendication, un effort qui concerne l'homme? Quelle est l'orientation du “ souci ”, sinon de réinstaurer l'homme dans son essence? Cela signifie-t-il autre chose que de rendre l'homme (homo) humain (humanus)? Ainsi l'humanitas demeure-t-elle au coeur d'une telle pensée, car l'humanisme consiste en ceci: réfléchir et veiller a ce que l'homme soit humain et non in-humain, “ barbare ”, c’est-à-dire hors de son essence. Or, en quoi consiste l'humanité de l'homme? Elle repose dans son essence. ” Mais comment et à partir de quoi se détermine l'essence de l'homme? Marx exige que l'“ homme humain ” soit connu et reconnu. Il trouve cet homme dans la “ société ”. L' homme “ social ” est pour lui l'homme “ naturel ”. Dans la “ société ”, la “ nature ” de l'homme, c'est-à-dire l'ensemble de ses “ besoins naturels ” (nourriture, vêtement, reproduction, nécessités économiques), est régulièrement assurée. Le chrétien voit l'humanité de l'homme, l'humanitas de l'homo, dans sa délimitation par rapport à la deitas. Sur le plan de l'histoire du salut, l'homme est homme comme “ enfant de Dieu ”, qui perçoit l'appel du Père dans le Christ et y répond. L'homme n'est pas de ce monde, en tant que le “ monde ”, pensé sur le mode platonico-théorétique, n'est qu'un passage transitoire vers l'au-delà. ” P 75-76 : “ C'est au temps de la République romaine que pour la première fois l'humanitas est considérée et poursuivie expressément sous ce nom. L'homo humanus s'oppose à l'homo barbarus. L'homo humanus est alors le Romain qui élève et ennoblit la viens romaine par l'“ incorporation ” de ce que les Grecs avaient entrepris sous le nom de [mot grec]. Les Grecs sont ici ceux de l'hellénisme tardif dont la culture est enseignée dans les écoles philosophiques. Cette culture concerne l'eruditio et institutio in bonas artes. On traduit par “ humanitas ” la [mot grec] ainsi comprise. C'est en- une telle humanitas que consiste proprement la romanitas de l'homo 5 romanus; et c'est à Rome que nous rencontrons le premier humanisme. Aussi celui-ci reste-t-il dans son essence une manifestation spécifiquement romaine, résultant- d'une rencontre de la romanité avec la culture de l'hellénisme tardif. Ce qu'on appelle la Renaissance des XlVe et Xv'e siècles en Italie est une renascentia romanitatis. Puisqu'il s'agit de la romanitas, il y est question de l'humanitas et par suite de la [mot grec] grecque. Mais l'hellénisme est toujours considéré sous sa forme tardive et plus précisément romaine. L'homo romanus de la Renaissance s'oppose, lui aussi, à l'homo barbarus. Mais ce qu'on entend alors par non humain est la prétendue barbarie de la scolastique gothique du moyen age. C'est pourquoi l'humanisme, dans ses manifestations historiques, comporte toujours un studium humanitatis qui renoue expressément avec l'antiquité, et se donne à chaque fois de la sorte comme une reviviscence de l'hellénisme. C'est ce que révèle chez nous l'humanisme du XVIIIe siècle, tel que l'ont illustré Winckelmann, Goethe et Schiller. Hölderlin, par contre, n'appartient pas à l'“ humanisme ” pour la bonne raison qu'il pense le destin de l'essence de l'homme plus originellement que cet “ humanisme ” ne peut le faire. ” P 76-77 : “ Mais si l'on comprend par humanisme en général l'effort visant à rendre l'homme libre pour son humanité et à lui faire découvrir sa dignité, l'humanisme se différencie suivant la conception qu'on a de la “ liberté ” et de la “ nature ” de l'homme. De la même manière se distinguent les moyens de le réaliser. L'humanisme de Marx ne nécessite aucun retour à l'Antique, pas plus que celui que Sartre conçoit sous le nom d'existentialisme. Au sens large indiqué précédemment, le christianisme est aussi un humanisme en tant que, dans sa doctrine, tout est ordonné au salut de l'âme (salus aeterna), et que l'histoire de l'humanité s'inscrit dans le cadre de l'histoire du salut. Aussi différentes que soient ces variétés de l'humanisme par le but et le fondement, le mode et les moyens de réalisation,ou par la forme de la doctrine, elles tombent pourtant d'accord sur ce point que l'humanitas de l'homo humanus est déterminée à partir d'une interprétation déjà fixe de la nature, de l'histoire, du monde, du fondement du monde, c'est-à-dire de l'étant dans sa totalité. ” P 77-78 : “ Tout humanisme se fonde sur une métaphysique ou s'en fait lui-même le fondement. Toute détermination de l'essence de l'homme qui présuppose déjà, qu'elle le sache ou non, l'interprétation de l'étant sans poser la question portant sur la vérité de l'Etre, est métaphysique. C'est pourquoi, si l'on considère la manière dont est déterminée l'essence de l'homme, le propre de toute métaphysique se révèle en ce qu'elle est “ humaniste ”. De la même façon, tout humanisme reste métaphysique. Non seulement l'humanisme, dans sa détermination de l'humanité de l'homme, ne pose pas la question de la relation de l'Etre à l'essence de l'homme, mais il empêche même de la poser, en ne la connaissant ni ne la comprenant, pour cette raison qu'il a son origine dans la métaphysique. Inversement, la nécessité et la forme propre de cette question portant sur la vérité de l'Etre, question qui est oubliée dans la métaphysique et à cause d'elle, ne peut venir au jour que si, au sein même de l'emprise de la métaphysique, on pose la question: “ Qu'est-ce que la métaphysique? ” Bien plus, il faut que dès le début toute question portant sur l'“ Etre ”, et même celle qui porte sur la vérité de l'Etre, s'introduise comme une question métaphysique. ” P 78 : “ Le premier humanisme, j'entends celui de Rome, et les genres d'humanisme qui depuis se sont succédé jusqu'à l'heure présente, présupposent tous l'“ essence ” la plus universelle de l'homme comme évidente. L'homme est considéré comme animal rationale. Cette détermination n'est pas seulement la traduction latine des mots grecs elle est une interprétation métaphysique. Une telle détermination essentielle de l'homme n'est pas fausse, mais elle est conditionnée par la métaphysique. Toutefois, c'est sa provenance essentielle, et non pas seulement ses limites, que Sein und Zeit a jugé digne de mettre en question. Ce qui est digne d'être mis en question, loin d'être livré à l'action dissolvante d'un scepticisme vide, est avant tout confié à la pensée comme ce qu’elle a elle-même à-penser. ” 6 P 78-79 : “ Il est vrai que la métaphysique représente l'étant, dans son être et pense ainsi l'être de l'étant. Mais elle ne pense pas la différence de l'Etre et de l'étant. (CE Vom Wesen des Grundes, 1929, p. 8; Kant und das Problem der Metaphysik, 1929, p. 225, et Sein und Zeit, p. 230.) La métaphysique ne pose pas la question portant sur la vérité de l'Etre lui-même. C'est pourquoi elle ne se demande jamais non plus en quelle manière l'essence de l'homme appartient à la vérité de l'Etre. Cette question, non seulement la métaphysique ne l'a pas encore posée jusqu'à présent: elle est inaccessible à la métaphysique comme métaphysique. L’Etre attend toujours que l'homme se le remémore comme digne d'être pensé. Que l'on détermine, en regard de cette détermination essentielle de l'homme, la ratio de l'animal et la raison de l'être vivant comme “ faculté des principes ”, comme “ faculté des catégories ”, ou de toute autre manière, partout et toujours l'essence de la raison se fonde en ceci: pour toute compréhension de l'étant dans son être, l'Etre lui-même est déjà éclairci et advient en sa vérité. De la même manière, le terme d'“ animal ”, implique déjà une interprétation de la “ vie ” qui repose nécessairement sur une interprétation de l'étant comme et , à l'intérieur desquels le vivant apparaît. Mais, en outre, et avant toute autre chose, reste à se demander si l'essence de l'homme, d'un point de vue originel et qui décide par avance de tout, repose dans la dimension de l'animalitas. D'une façon générale, sommes-nous sur la bonne voie pour découvrir l'essence de l'homme, lorsque nous définissons l'homme, et aussi longtemps que nous le définissons, comme un vivant parmi d'autres, en l'opposant aux plantes, à l'animal, à Dieu? On peut bien procéder ainsi; on peut, de cette manière, situer l'homme à l'intérieur de l'étant comme un étant parmi d'autres. Ce faisant, on pourra toujours émettre à son propos des énoncés corrects. Mais on doit bien comprendre que par là l'homme se trouve repoussé définitivement dans le domaine essentiel de l'animalitas, même si, loin de l'identifier à l'animal, on lui accorde une différence spécifique. Au principe, on pense toujours l'homo animalis, même si on pose l'anima comme animus sive mens, et celle-ci, plus tard, comme sujet, personne ou esprit. Une telle position est dans la manière de la métaphysique. Mais, par là, l'essence de l'homme est appréciée trop pauvrement; elle n'est point pensée dans sa provenance, provenance essentielle qui, pour l'humanité historique, reste en permanence l'avenir essentiel. La métaphysique pense l'homme à partir de l'animalitas, elle ne pense pas en direction de son humanitas. ” 1. Frag-würdig. P 79-80 : “ La métaphysique se ferme à la simple donnée essentielle, que l'homme ne se déploie dans son essence qu'en tant qu'il est revendiqué par l'Etre. C'est seulement à partir de cette revendication qu'il “ a ” trouvé là où son essence habite. C'est seulement à partir de cet habiter qu'il “ a ” le langage comme l'abri qui garde à son essence le caractère extatique. Se tenir dans l'éclaircie (1) de l'Etre, c'est ce que j'appelle l'ek-sistence de l'homme. Seul l'homme a en propre cette manière d'être. L'ek-sistence ainsi comprise est non seulement le fondement de la possibilité de la raison, ratio, elle est cela même en quoi l'essence de l'homme garde la provenance de sa détermination. ” 1. Lichtug. Le sens premier est: clairière, percée de lumière. P 80-81 : “ L'ek-sistence ne peut se dire que de l'essence de l'homme, c'est-à-dire de la manière humaine d'“ être, ”; car l'homme seul est, pour autant que nous en ayons l'expérience, engagé dans le destin de l'ek-sistence. C'est aussi pourquoi l'ek-sistence ne peut jamais être pensée comme un mode spécifique parmi d'autres modes propres aux vivants, à supposer qu'il soit destiné à l'homme de penser l'essence de son être, et non pas seulement de dresser des rapports sur sa constitution et son activité, du point de vue des sciences naturelles ou de l'histoire. Ainsi ce que nous avons attribué à l'homme, partant d'une comparaison avec l'“ animal ”, comme animalitas, se fonde elle-même dans l'essence de l'ek-sistence. Le corps de l'homme est quelque chose d'essentiellement autre qu'un organisme animal. L'erreur du biologisme n’est pas surmontée du fait qu'on adjoint l'âme à la réalité corporelle de l'homme, à cette âme l'esprit, et à l'esprit le caractère existentiel, et qu'on proclame plus fort que jamais la haute valeur de l'esprit... 7 pour tout faire retomber finalement dans l'expérience vitale, en dénonçant avec assurance le fait que la pensée détruit, par ses concepts rigides, le courant de la vie et que la pensée de l'Etre défigure l'existence. Que la physiologie et la chimie physiologique puissent étudier l'homme comme organisme du point de vue des sciences naturelles ne prouve nullement que dans ce “ caractère organique ”, c'est-à-dire dans le corps expliqué scientifiquement, repose l'essence de l'homme. Autant vaudrait prétendre enfermer dans l'énergie atomique ressence de la nature. Il se pourrait bien plutôt que la nature celât précisément son essence dans le côté qu'elle offre à la domination technique par l'homme. Pas plus que l'essence de l'homme ne consiste à être un organisme animal, cette insuffisante détermination essentielle de l'homme ne se laisse éliminer ni réduire, du fait qu'on a doté l'homme d'une âme immortelle, d'une faculté rationnelle, ou du caractère qui en fait une personne. A chaque fois, on est passé à côté de l'essence, et cela en raison du même projet métaphysique. ” P 81-83 : “ Ce que l'homme est, c'est-à-dire, dans la langue traditionnelle de la métaphysique, l'“ essence ” de l'homme, repose dans son ek-sistence. Mais l'ek-sistence ainsi pensée n' est pas identique au concept traditionnel d'existentia, qui désigne la réalité en opposition à l'essentia conçue comme possibilité. On trouve dans Sein und Zeit, p. 42, cette phrase imprimée en italique: “ L"'essence" de l'être-là réside dans son existence (1). ” Mais il ne s'agit pas là d'une opposition entre existentia et essentia, car ces deux déterminations métaphysiques de l'Etre en général, et à bien plus forte raison leur rapport, ne sont pas encore en question. La phrase contient moins encore un énoncé général sur l'être-là, si cette appellation surgie au XVIIIe siècle pour le mot “ objet ” doit exprimer le concept métaphysique de la réalité du réel. Bien plutôt veut-elle dire que l'homme déploie son essence de telle sorte qu'il est le “ là (2)”, c'est-à-dire l'éclaircie de l'Etre. Cet “ être ” du là, et lui seul, comporte le trait fondamental de l'ek-sistence, c'est-à-dire de l'in-stance (1) extatique dans la vérité de l'Etre. L'essence extatique de l'homme repose dans l'ek-sistence, qui reste distincte de l'existentia d'un point de vue métaphysique. Cette existentia, la philosophie du Moyen Age la conçoit comme actualitas. Kant la représente comme la réalité au sens de l'objectivité de l'expérience. Hegel la détermine comme l'idée de la subjectivité absolue qui se sait elle-même, Nietzsche la conçoit comme l'éternel retour de l'identique. Quant à savoir si cette existentia, dans ses interprétations comme réalité - interprétations qui ne diffèrent qu'à première vue -, suffit à penser ne fût-ce que l'être de la pierre, ou même la vie, comme être des plantes ou des animaux, nous laisserons la question en suspens. Il reste que les êtres vivants sont ce qu'ils sont sans pour autant, à partir de leur être comme tel état (2) ce qui fait que leur être déploie leur essence. De tout étant qui est, l’être vivant est probablement pour nous le plus difficile à penser, car s'il est, d'une certaine manière, notre plus proche parent, il est en même temps séparé par un abîme de notre essence ek-istante. En revanche, il pourrait sembler que l'essence du divin nous fût plus proche que cette réalité impénétrable des êtres vivants; j'entends: plus proche selon une distance essentielle, qui est toutefois en tant que distance plus familière à notre essence ek-sistante que la parenté corporelle avec l'animal, de nature insondable, à peine imaginable. De telles réflexions projettent une étrange lumière sur la manière courante, et par là même toujours hâtive, de caractériser l'homme comme animal rationale. Si plantes et animaux sont privés du langage, c'est parce qu'ils sont emprisonnés chacun dans leur univers environnant, sans être jamais librement situés dans l'éclaircie de l'Etre. Or seule cette éclaircie est “ monde ”. Mais s'ils sont suspendus sans monde dans leur univers environnant, ce n'est pas parce que le langage leur est refusé. Dans ce mot d'“ univers environnant ” se concentre bien plutôt toute l'énigme du vivant. Le langage, en son essence, n'est pas le moyen pour un organisme de s'extérioriser , non plus que l'expression d'un être vivant. On ne saurait jamais non plus, pour cette raison, le penser d'une manière conforme à son essence, partant de sa valeur de signe, pas même peut-être de sa valeur de signification. Le langage est la venue à la fois éclaircissante et celante de l'Etre lui-même. ” 1. “ Das "Wesen" des Daseins liegt in seiner Existenz. ” 2. Das Da. Heidegger isole dans le mot Dasein, qui désigne couramment rexistence, et partant de son étymologie d'“ être-là ”, l'adverbe “ da ”, “ là ”. 1. Innestehen. 8 2. Stehen. Selon l'étymologie, “ état ” vient de stare: se tenir debout. Nous donnons ici au mot ce sens originel. P 83-84 : “ L' ek-sistence, pensée de façon extatique, ne coïncide, ni dans son contenu, ni dans sa forme, avec l'existentia. Dans son contenu, ek-sistence signifie ex-stase (1) en vue de la vérité de l'Etre. Existentia (existence (2) veut dire par contre actualitas, réalité, par opposition à la pure possibilité conçue comme idée. Ek-sistence désigne la détermination de ce qu'est l'homme dans le destin de la vérité. Existentia reste le nom qu'on donne à la réalisation de ce qu'une chose est, lorsqu'elle apparaît dans son idée. La proposition: “ l'homme ek-siste ” n'est pas une réponse à la question de savoir si l'homme est réel ou non; elle est une réponse à la question portant sur l'“ essence ” de l'homme. Cette question est aussi mal posée, que nous demandions ce qu'est l'homme, ou que nous demandions: qui est l'homme? Car avec ce qui? ou ce quoi? nous prenons déjà sur lui le point de vue de la personne ou de l'objet. Or, la catégorie de la personne, tout autant que celle de l'objet, laisse échapper et masque à la fois ce qui fait que l'ek-sistence historico-ontologique déploie son essence. Aussi est-ce à dessin que la phrase de Sein und Zeit (p. 42) citée plus haut porte ce mot “ essence ” entre guillemets. On indique par là que l'essence ne se détermine plus désormais, ni à partir de l'esse essentiae, ni à partir de l'esse existentiae, mais à partir du caractère ek-statique de l'être-là (1). En tant qu'ek-sistant, l'homme assume lêtre-le-là (2), lorsque pour “ le souci ” il reçoit le là comme l'éclaircie de l'Etre. Mais cet être-le-là déploie lui-même son essence comme ce qui est “ jeté ”. Il déploie son essence dans la projection (3) de l'Etre, cet Etre dont le destin est de destiner. ” 1. Hinaus-stehen. 2. En français dans le texte. 1. Des Daseins. 2- Das Da-sein. Cette traduction est indispensable, si l'on veut rendre exactement la pensée de Heidegger. Elle nous a été demandée par le philosophe lui-même qui l'avait suggérée, déjà à Jean Beaufret, dans la lettre reproduite p. 129. Traduire simplement das Da-sein par: l'être-là, c'est risquer d'interpréter cet existential dans le sens de la facticité sartrienne. L'homme n'est pas cet étant qui est “ là ”, c'est-à-dire jeté dans la contingence d'une existence donnée. Il est le “ là ” de l'Etre, celui qui permet à l’Etre d'être là, de se dévoiler hic et nunc. 3. Wurf. P 84-85 : “ Mais la pire méprise serait de vouloir expliquer cette proposition sur l'essence ek-sistante de l'homme comme si elle était: la transposition sécularisée et appliquée à l'homme d'une pensée de la théologie chrétienne sur Dieu (Deus est suum esse); car l'ek-sistence n'est pas plus la réalisation d'une essence, qu'elle ne produit ni ne pose elle-même la catégorie de l'essence. Comprendre le “ projet ” dont il est question dans Sein und Zeit, comme l'acte de poser dans une représentation, c'est le considérer comme une réalisation de la subjectivité, et ne point le penser comme seule peut être pensée “ l'intelligence de l'Etre ” dans la sphère de l'“ analytique existentiale ” de l'“ être-au-monde ”, c'est-à-dire comme la relation extatique à l'éclaircie de l'Etre. Un achèvement et un accomplissement suffisant de cette pensée autre qui abandonne la subjectivité sont assurément rendus difficiles du fait que lors de la parution de Sein und Zeit, la troisième section de la première partie: Zeit und Sein ne fut pas publiée (voir Sein und Zeit, p. 39). C'est en ce point que tout se renverse. Cette section ne fut pas publiée, parce que la pensée ne parvint pas à exprimer de manière suffisante ce renversement et n'en vint pas à bout avec l'aide de la langue de la métaphysique. La conférence intitulée: Vom Wesen der Wahrheit, qui fut pensée et prononcée en 1930, mais imprimée seulement en 1943, fait quelque peu entrevoir la pensée du renversement de Sein und Zeit en Zeit und Sein. Ce renversement n'est pas une modification du point de vue de Sein und Zeit, mais en lui seulement la pensée qui se cherchait atteint à la région dimensionnelle à partir de laquelle Sein und Zeit est expérimenté et expérimenté à partir de l'expérience fondamentale de l'oubli de l'Etre. ” 9 P 85 : “ Sartre, par contre, formule ainsi le principe de l'existentialisme: l'existence précède l'essence. Il prend ici existentia, et essentia au sens de la métaphysique qui dit depuis Platon que l'essentia précède l'existentia. Sartre renverse cette proposition. Mais le renversement d'une proposition métaphysique reste une proposition métaphysique. En tant que telle, cette proposition persiste avec la métaphysique dans l'oubli de la vérité de l'Etre. Que la philosophie détermine en effet le rapport d'essentia et d'existencia au sens des controverses du Moyen Age, au sens de Leibniz, ou de toute autre manière, il reste d'abord et avant tout à se demander à partir de quel destin de l'Etre cette distinction dans l'Etre entre esse essentiae et esse existentiae se produit devant la pensée. Il reste à penser pourquoi la question portant sur ce destin de l’Etre n’a jamais été posée et pourquoi elle ne pouvait être pensée. Mais n'y aurait-il pas, dans le sort fait à cette distinction entre essentia et existentia, un signe de l'oubli de l'Etre? Nous avons le droit de présumer que ce destin ne repose pas sur une simple négligence de la pensée humaine, encore moins sur une capacité moindre de la pensée occidentale à ses débuts. La distinction, celée dans sa provenance essentielle, entre essentia (essentialité) et existentia (réalité) domine le destin de l'histoire occidentale et de toute l'histoire telle que l'Europe l'a déterminée. ” P 86 : “ Le principe premier de Sartre selon lequel l'existentia précède l'essentia justifie en fait l'appellation d'“ existentialisme ” que l'on donne à cette philosophie. Mais le principe premier de l'“ existentialisme ” n'a pas le moindre point commun avec la phrase de Sein und Zeit, sans parler du fait que, dans Sein und Zeit, une proposition sur le rapport essentia-existentia ne peut absolument pas encore être formulée, puisqu'il ne s'agit dans ce livre que de préparer un terrain pré-alable (1). On n'y parvient, d'après ce qui a été dit que de façon assez imparfaite. Ce qui reste encore à dire aujourd'hui, et pour la première fois, pourrait peut-être donner l'impulsion qui acheminerait l'essence de l'homme à ce que, pensant, elle soit attentive à la dimension sur elle omnirégnante de la vérité de l'Etre. Un tel événement ne pourrait d'ailleurs à chaque fois se produire que pour la dignité de l’Etre et au profit de cet être-le-là que l'homme assume dans l'ek-sistence, mais non à l'avantage de l'homme pour que brillent par son activité civilisation et culture. ” 1. “ ... Ein Vor-laüfiges vorzubereiten. ” p 86–87 “ Si toutefois nous voulons, nous les hommes d'aujourd'hui, atteindre à cette dimension de la vérité de l'Etre, pour être à même de la penser, nous sommes d'abord tenus de montrer clairement comment l'Etre aborde l'homme et comment il le revendique. Une telle expérience essentielle nous est donnée lorsque nous commençons à comprendre que l'homme est, en tant qu'il eksiste. Nous exprimant d'abord dans la langue traditionnelle, nous dirons: l'ek-sistence de l'homme est sa substance. C'est pourquoi la proposition suivante revient à plusieurs reprises dans Sein und Zeit: “ La "substance" de l'homme est l'existence ” (p. 117, 212, 314). Seulement le mot “ substancce ”, pensé sur le plan de l'histoire de l'Etre, est déjà la traduction déformante du mot ούοία, qui indique la présence de ce qui est présent, et la plupart du temps désigne aussi, par une énigmatique ambiguïté, cela même qui est présent. Si nous pensons le terme métaphysique de “ substance ” en ce sens qui déjà s'annonce dans Sein und Ait, conformément à la “ destruction pliénoménologique ” accomplie dans ce livre (cf. p. 25), la proposition: “ la "substance" de l'homme est l'existence ” ne dit rien d'autre que ceci: la manière selon laquelle l'homme dans sa propre essence est présent à l'Etre est l'in-stance extatique dans la vérité de l'Etre. Les interprétations humanistes de l'homme comme animal rationale, comme “ personne ”, comme être-spirituel-doué-d'une-âme-et-d'un-corps, ne sont pas tenues pour fausses par cette détermination essentielle de l'homme, ni rejetées par elle. L'unique propos est bien plutôt que les plus hautes déterminations humanistes de l'essence de l'homme n'expérimentent pas encore la dignité propre de l'homme. En ce sens, la pensée qui s'exprime dans Sein und Zeit est contre l'humanisme. Mais cette opposition ne signifie pas qu'une telle pensée s'oriente à l'opposé de l'humain, plaide pour l'inhumain, défende la barbarie et rabaisse la dignité de l'homme. Si l’on pense contre l'humanisme, c'est parce que l'humanisme ne situe pas assez haut l'humanitas de l'homme. La grandeur essentielle de l'homme ne repose assurément pas en ce qu'il est la 10 substance de l'étant comme “ sujet ” de celui-ci, pour dissoudre dans la trop célèbre “ objectivité ”, en tant que dépositaire de la puissance de l'Etre, l'être-étant de l'étant. ” p 88 : “ L'homme est bien plutôt “ jeté ” par l'Etre lui-même dans la vérité de l'Etre, afin qu'ek-sistant de la sorte il veille sur la vérité de l'Etre, pour qu'en la lumière de l'Etre, l'étant apparaisse comme l'étant qu'il est. Quant à savoir si l'étant apparaît et comment il apparaît, si le dieu et les dieux, l'histoire et la nature entrent dans l'éclaircie de l'Etre et comment ils y entrent, s'ils sont présents ou absents et en quelle manière, l'homme n'en décide pas. La venue de l'étant repose dans le destin de l'Etre. Mais, pour l'homme, la question demeure de savoir s'il trouve la convenance propre (1) de son essence, correspondant à ce destin (2) ; car, suivant ce destin, il a, en tant que celui qui ek-siste, à veiller sur la vérité de l'Etre. L'homme est le berger de l'Etre. C'est cela exclusivement que Sein und Zeit a projet de penser, lorsque l'existence extatique est expérimentée comme “ souci ” (§ 44 a, p. 226 sq.). ” 1. Das Schickliche. 2. Geschick. p 88-89 : “ Mais l'Etre - qu'est-ce que l'Etre? L'Etre est ce qu'il est. Voilà ce que la pensée future doit apprendre à expérimenter et à dire. L'“ Etre ” - Ce n'est ni Dieu, ni un fondement du monde. L'Etre est plus éloigné que tout étant et cependant plus près de l'homme que chaque étant, que ce soit un rocher, un animal, une oeuvre d'art, une machine, que ce soit un ange ou Dieu. L'Etre est le plus proche. Cette proximité toutefois reste pour l'homme ce qu'il y a de plus reculé. L'homme s'en tient toujours, et d'abord, et seulement, à l'étant. Sans doute, lorsque la pensée représente l'étant comme étant, se réfère-t-elle à l'Etre. Mais en vérité elle ne pense constamment que l'étant comme tel, et non point et jamais l'Etre comme tel. La “question de l’Etre ” reste toujours la question qui porte sur l'étant. La question de l'Etre (3) n'est nullement encore ce que prétend indiquer cette dénomination fallacieuse: la question qui porte sur l'Etre (1). Là même où la philosophie se fait “ critique ” comme chez Descartes et Kant, elle suit constamment la ligne de la représentation métaphysique. Elle pense, à partir de l'étant, en direction de cet étant même, passant par la médiation d'un regard sur l'Etre. Car c'est dans la lumière de l'Etre que se situent déjà toute sortie de l'étant et tout retour à lui. ” 3. Die Seinsfrage. 1. Die Frage nach dem Sein. P 89 : “ Mais la métaphysique ne connaît l'éclaircie de l'Etre que comme le regard vers nous de ce qui est présent dans l'“ apparaître ” () ou, d'un point de vue critique, comme ce que la subjectivité atteint au terme de sa visée dans la représentation catégoriale. C'est dire que la vérité de l'Etre, en tant que l'éclaircie elle-même, reste celée à la métaphysique. Ce cèlement (2) toutefois n'est pas une insuffisance de la métaphysique, c'est au contraire le trésor de sa propre richesse qui lui est à elle-même soustrait et cependant présenté. Or, cette éclaircie elle-même est l'Etre. C'est elle qui d'abord accorde, tout au long du destin de l'Etre dans la métaphysique, cet espace de vue du sein duquel ce qui est présent atteint l'homme qui lui est présent, de sorte que seulement dans le percevoir l'homme lui-même peut toucher à l'Etre Aristote, Mét., , 10). Seul cet espace de vue attire à lui la visée. Il se livre à elle, lorsque la perception est devenue la representation-production, dans la perceptio de la res cogitans comme subjectum de la certitudo. ” 2. Verborgenheit. P 89-90 : “ Comment l'Etre se rapporte-t-il (3) donc à l'ek-sistence, s'il nous est toutefois permis de nous poser une telle question? L'Etre lui-même est le rapport (4), en tant qu'Il porte à (5) soi l'ek-sistence dans son essence existentiale, c'est-à-dire extatique, et la ramène à soi comme ce qui, au sein de l'étant, est le lieu où réside la vérité de l'Etre. C'est parce que l'homme, comme ek-sistant, parvient à se tenir dans ce rapport en lequel 11 l'Etre se destine lui-même, en le soutenant extatiquement, c'est-à-dire en l'assumant dans le souci, qu'il méconnaît d'abord le plus proche et se tient à ce qui vient après. Il croit même que c'est là le plus proche. Mais plus proche que le plus proche et en même temps plus lointain pour la pensée habituelle que son plus lointain est la proximité elle-même: la vérité de l'Etre. ” 3. Verhält sich. 4. Das Verhältnis. 5. An sich hâ1t. p 90 : “ Sein und Zeit appelle “ déchéance ” l'oubli de la vérité de l’Etre au profit d'une invasion de l'étant non pensé dans son essence. Le mot ne s'applique pas à un péché de l'homme compris au sens de la philosophie morale et par là même sécularisé, il désigne un rapport essentiel de l'homme à l'Etre à l'intérieur de la relation de l'Etre à l'essence de l'homme. De la même manière, les termes d'“ authenticité ” et d'“ inauthenticité ” qui préludent à cette réflexion n'impliquent aucune différence morale-existentielle ou “ anthropologique ”. Ils désignent cette relation “ extatique ” de l'essence de l'homme à la vérité de l'Etre qui reste encore à penser avant toute autre chose, parce qu'elle est jusqu'ici demeurée celée à la philosophie. Mais cette relation n'est pas ce qu'elle est sur le fondement de l'ek-sistence. C'est au contraire l'essence de l'eksistence qui est existentiale-extatique à partir de l'essence de la vérité de l'Etre. ” p 90-91 : “ Cela seul que voudrait atteindre la pensée qui cherche à s'exprimer pour la première fois dans Sein und Zeit est quelque chose de simple. En tant que cela même, l'Etre reste mystérieux, la proximité nue d'une puissance non contraignante. Cette proximité déploie son essence comme le langage lui-même. Celui-ci toutefois n'est point seulement langage au sens où nous le représentons, c'est-à-dire au mieux comme unité de trois éléments: structure phonétique (graphisme), mélodie et rythme, signification (sens). Nous voyons, dans la structure phonétique et le graphisme, le corps du mot; dans la mélodie et le rythme, l'âme; dans la valeur signifiante, l'esprit du langage. Nous pensons d'ordinaire le langage dans une correspondance à l'essence de l'homme, en tant que cette essence est représentée comme animal rationale, c'est-à-dire comme unité d'un corps, d'une âme et d'un esprit. Mais de même que dans l'humanitas de l'homo animalis l'ek-sistence, et par elle la relation de la vérité de l'Etre à l'homme, reste voilée, de même l'interprétation métaphysique du langage sur le mode animal masque son essence historico-ontologique . Selon cette essence, le langage est la maison de l'Etre, advenue par lui et sur lui ajointée. C'est pourquoi il importe de penser l'essence du la dans une correspondance à l'Etre et en tant que cette correspondance, c'est-à-dire en tant qu'abri de l'essence de l’ homme. ” p 91 : “ Mais l'homme n'est pas seulement un vivant qui, en plus d'autres capacités, posséderait le langage. Le langage est bien plutôt la maison de l'Etre en laquelle l'homme habite et de la sorte ek-siste, en appartenant à la vérité de l'Etre sur laquelle il veille. ” Il ressort donc de cette détermination de l'humanité de l’homme comme ek-sistence que ce qui est essentiel, ce n' est pas l'homme, mais l'Etre comme dimension de l'extatique de l'ek-sistence. La dimension toutefois n'est pas ce qu'on connaît comme milieu spatial. Bien plutôt tout milieu spatial et tout espace-temps déploient-ils leur essence dans le dimensional qui est comme tel l'Etre lui-même. ” P 91-92 : “ La pensée est attentive à ces relations simples. Elle cherche, au sein de la langue longtemps traditionnelle de la métaphysique et de sa grammaire, la parole qui les exprime. Reste à savoir si cette pensée peut encore se caractériser comme humanisme, à supposer que de telles étiquettes puissent avoir un contenu. Assurément pas, dans la mesure où l'humanisme pense d'un point de vue métaphysique. Assurément pas, si cet humanisme est un existentialisme et fait sienne cette proposition de Sartre: Précisément nous sommes sur un plan où il y a seulement des hommes. Si l'on pense à partir de Sein und Zeit, il faudrait plutôt dire: Précisément nous sommes 12 sur un plan où il y a principalement l'Etre. (1). Mais d'où vient le plan (1) et qu'est-ce que le plan (2). L'Etre et le plan se confondent. C'est avec intention et en connaissance de cause qu'il en dit dans Sein und Zeit (p. 212): Il y a l'Etre (1) “ es gibt ” das Sein. Cet “ il y a ” (1) ne traduit pas exactement “ es gibt ”. Car le “ es ” (ce) qui ici “ gibt ” (donne) est l'Etre lui-même. Le “ gibt ” (donne) désigne toutefois l'essence de l'Etre, essence qui donne, qui accorde sa vérité. Le don de soi dans l'ouvert au moyen de cet ouvert est l'Etre même. ” P 92-93 : “ En même temps, la formule “ es gibt ” (il y a) est employée pour éviter provisoirement celle-ci: “ das Sein ist ” (I'Etre est); car ordinairement cet “ est ” se dit de quelque chose qui est. Ce quelque chose, nous l'appelons l'étant. L'Etre “ est ”, mais justement il n'est pas “ l'étant ”. Dire de l'Etre qu'il “ est ” sans autre commentaire, c'est le représenter trop aisément comme un “ étant ” sur le mode de l'étant connu qui, comme cause, produit et, comme effet, est produit. Et pourtant Parménide dit déjà au premier âge de la pensée: “ il est en effet être (2 )”. Dans cette parole se cache le mystère originel pour toute pensée. Peut-être le “ est ” ne peut-il se dire en rigueur que de l'Etre, de sorte que tout étant n'“ est ” pas, ne peut jamais proprement “ être ”. Mais parce que la pensée doit d'abord parvenir à dire l'Etre dans sa vérité, au lieu de l'expliquer comme un étant à partir de l'étant, il faut que, devant l'attention vigilante de la pensée, la question demeure ouverte: l'Etre est-il et comment? ” 1. En français dans le texte, 2. Voir à ce sujet: Le Poème de Parménide, présenté par Jean Beaufret, PUF 1955, p. 81. P 93-94 : “ L’ : de Parménide n'est pas encore pensé aujourd'hui. On peut mesurer par là ce qu'il en est du progrès en philosophie. Lorsqu'elle est attentive à son essence, la philosophie ne progresse pas. Elle marque le pas sur place pour penser constamment le même. Progresser, c'est-à-dire s'éloigner de cette place (1), est une erreur qui suit la pensée comme l'ombre qu'elle projette. C'est parce que l'Etre n'est pas encore pensé qu'il est dit aussi de lui dans Sein und Zeit: “ es gibt ” (il y a). Mais sur cet il y a, on ne peut spéculer tout de go ni sans point d'appui. Cet “ es gibt ” règne comme le destin de l'Etre dont l'histoire (2) vient au langage dans la parole des penseurs essentiels. C'est pourquoi la pensée qui pense en direction de la vérité de l'Etre est, en tant que pensée, historique (3). Il n'y a pas une pensée, “ systématique ” à laquelle s'adjoindrait, à titre d'illustration, une historiographie (4) des opinions passées. Mais il n'y a pas non plus seulement, comme Hegel le croit, une systématique qui pourrait poser la loi de sa pensée comme loi de l'histoire et par là résorber l'histoire dans le système. Il y a, pensé plus originellement, l'histoire de l'Etre, à laquelle appartient la pensée, comme mémorial-pensé-dans-l'Etre (1) de cette histoire et advenu par elle. Le mémorial-pensé-dans-l'Etre se différencie essentiellement d'une pure remémoration de l'histoire prise au sens de passé écoulé. L'histoire n'a pas lieu d'abord comme avoir-lieu, et l'avoir-lieu n'est pas l'écoulement temporel. L'avoir-lieu de l'histoire déploie son essence comme le destin de la vérité de l'Etre à partir de celui-ci (cf. la conférence sur l'hymne de Hölderlin: Wie wenn am Feiertage... (“ Erlaüterungen zu Hölderlins Dichtung ”, 1951, p. 47). L'Etre vient à son destin, en tant que Lui-même, l'Etre, se donne. Ce qui signifie, pensé conformément à ce destin. Il se donne et se refuse à la fois. Toutefois la détermination hégélienne de l'histoire comme développement de l'“ Esprit ” n'est pas fausse. Elle n'est pas non plus en partie juste et en partie fausse. Elle est vraie comme est vraie la métaphysique qui pour la première fois, chez Hegel porte au langage dans le système son essence pensée absolument. La métaphysique absolue, avec les renversements que lui ont fait subir Marx et Nietzsche, appartiennent à l'histoire de la vérité de l'Etre. Ce qui procède d'elle ne saurait être abordé et encore moins éliminé par des réfutations. On ne peut que l'accueillir en tant que sa vérité, ramenée plus originellement à l'Etre lui-même, est celée en lui et soustraite à la sphère d'une opinion purement humaine. Dans le champ de la pensée essentielle toute réfutation est un non-sens. La lutte entre les penseurs est la “ lutte amoureuse ” qui est celle de la chose même. Elle les aide mutuellement à atteindre l'appartenance simple au même, en quoi ils trouvent la conformité à leur destin dans le destin de l'Etre. ” 13 1. Fortschritt: progrès, de forischreiten, dont Heidegger décompose le sens: schreiten fort, s'éloigner d'un point donné. 2. Geschichte. 3. Geschichtlich. 4. Historie. Heidegger relie Geschichte à geschehen: se produire, avoir lieu. L'Historie, par contre, n'est que la recension chronologique des faits dans leur enchaînement, ici, des doctrines. 1. Le mot Andenken évoque normalement l'idée de souvenir (mémorial, remémoration). En fait, Heidegger l'a choisi par opposition à Denken pour désigner une pensée totalement dégagée des modes de représentation du savoir objectivant, qui laisse l'Etre être, c'est-à-dire pense l'Etre dans l'élément de l'Etre: “ Denken am Sein selbst. ” Cf. R. Munier, Visite à Heidegger, Cahiers du Sud, t. XXXV, n' 312, p. 295. P 95 : “ Supposé qu'à l'avenir l'homme parvienne à penser la vérité de l'Etre, il pensera alors à partir de l'ek-sistence. Comme ek-sistant l'homme se tient dans le destin de l'Etre. L'ek-sistence de l'homme est, en tant qu'ek-sistence, historique, mais elle ne l'est point d'abord, ni même seulement, parce qu'avec l'homme et les affaires humaines toutes sortes de choses surviennent dans le cours du temps. C'est parce qu'il s'agit de penser l'ek-sistence de l'être-le-là, qu'il est si essentiel pour la pensée, dans Sein und Zeit, d'avoir expérimenté l'historicité de l'être-là. ” Mais n'est-il pas dit dans Sein und Zeit (p. 212) où la formule “ es gibt ” vient au langage: “ Il n'y a d'Etre qu'autant qu'est l'être-là ”? Sans aucune doute. Cela signifie: l'Etre ne se transmet à l'homme qu'autant qu'advient l'éclaircie de l'Etre. Mais que le “ là ”, l'éclaircie comme vérité de l'Etre lui-même advienne, c'est le décret de l'Etre lui-même. L'Etre est le destin de l'éclaircie. Cette phrase toutefois ne signifie pas que l'être-là de l'homme, au sens traditionnel d'existentia et au sens moderne de réalité de l'ego cogito, soit cet étant par le moyen duquel l'Etre est créé. Elle ne dit pas que l'Etre est un produit de l'homme. Dans l'Introduction de Sein und Zeit (p. 38) se trouve, ceci simplement et clairement exprimé et même en italique: “ l'Etre est le transcendant pur et simple ”. De même que l'ouverture de la proximité spatiale dépasse toute chose proche ou lointaine, quand on la considère du point de vue de cette chose, de même l'Etre est essentiellement au-delà de tout étant, parce qu'il est l'éclaircie elle-même. En cela, l'Etre est pensé à partir de l'étant selon une manière de voir de prime abord inévitable dans la métaphysique encore régnante. C'est seulement dans une telle perspective que l'Etre se découvre en un dépassement en tant que ce dépassement. ” P 95-96 : “ Cette détermination introductive: “ l'Etre est le transcendant pur et simple ”, rassemble en une proposition simple la manière selon laquelle l'essence de l'Etre jusqu'à présent s'éclaircissait pour l'homme. Cette détermination à rebours de l'essence de l'Etre à partir de l'éclaircie de l'étant comme tel demeure inévitable pour toute pensée qui cherche à se poser la question portant sur la vérité de l'Etre. La pensée atteste ainsi la destination propre de son essence. Loin d'elle la prétention de vouloir tout reprendre par le début et de déclarer fausse toute philosophie antérieure. Mais quant à savoir si la détermination de l'Etre comme pur transcendant désigne déjà l'essence simple le la vérité de l'Etre, c'est là l'unique question qu'ait à se poser avant tout une pensée qui cherche à penser la vérité de l'Etre. C'est aussi pourquoi il est dit, p. 230, que c'est seulement à partir du “ sens ”, c'est-à-dire de la vérité de l'Etre, qu'on peut comprendre comment l'Etre est. L'Etre s'éclaircit pour l'homme dans le projet extatique. Mais ce projet ne crée pas l'Etre. ” P 96-97 : “ Du reste, ce projet est, dans son essence, un projet jeté (1). Ce qui jette dans le projeter n'est pas l'homme, mais l'Etre lui-même qui destine l'homme à l'ek-sistence de l'être-le-là comme à son essence. Ce destin advient comme l'éclaircie de l'Etre; il est lui-même cette éclaircie. Il accorde la proximité à l'Etre. Dans cette proximité, dans l'éclaircie du “ là ”, habite l'homme en tant qu'ek-sistant, sans qu'il soit encore à même aujourd'hui d'expérimenter proprement cet habiter et de l'assumer. Cette proximité “ de ” l'Etre qui est en elle-même le “ là ” 14 de l'être-là, le discours sur l'élégie Heimkunft de Hölderlin (1943) qui est pensé à partir de Sein und Zeit l'appelle “ la patrie ”, d'un mot emprunté au chant même du poète et en partant de l'expérience de l'oubli de l'Etre. Le mot est ici pensé en un sens essentiel, non point patriotique, ni nationaliste, mais sur le plan de l'histoire de l'Etre. L'essence de la patrie est nommée également dans l'intention de penser l'absence de patrie de l'homme moderne à partir de l'essence de l'histoire de l'Etre. Nietzsche est le dernier a avoir expérimenté cette absence de patrie. Il ne pouvait lui trouver d'autre issue, à l'intérieur de la métaphysique, que dans le renversement de la métaphysique. Mais c'était là se fermer définitivement toute issue. En fait, Hölderlin, lorsqu'il chante le “ retour à la patrie ”, a souci de faire accéder ses “ compatriotes ” à leur essence. Il ne cherche nullement cette essence dans un égoïsme national. Il la voit bien plutôt à partir de l'appartenance au destin de l'Occident. Toutefois, l'Occident n'est pensé, ni de façon régionale, comme Couchant opposé au Levant, ni même seulement comme Europe, mais sur le plan de l'histoire du monde, à partir de la proximité à l'origine. Nous avons à peine commencé de penser les relations mystérieuses avec l'Est qui sont devenues parole dans la poésie de Hölderlin (cf. Der Ister, Die Wanderung, 3e strophe et suivantes). La “ réalité allemande ” n'est pas dite au monde pour qu'en l'essence allemande le monde trouve sa guérison; elle est dite aux Allemands pour qu'en vertu du destin qui les lie aux autres peuples ils deviennent avec eux participants à l'histoire du monde (cf. Zu Hölderfins Gedicht “ Andenken ”, Tübingen Gedenkschrift, 1943, p. 322). La patrie de cet habiter historique est la proximité à l'Etre. ” 1. Le projet est Ent-wurf. Il est issu (ent) du Wurf de l'Etre. p 97-98 : “ C'est dans cette proximité ou jamais que doit se décider si le dieu et les dieux se refusent et comment ils se refusent et si la nuit demeure, si le jour du sacré se lève et comment il se lève, si dans cette aube du sacré une apparition du dieu et des dieux peut à nouveau commencer et comment. Or le sacré, seul espace essentiel de la divinité qui à son tour accorde seule la dimension pour les dieux et le dieu, ne vient à l'éclat du paraître que lorsque au préalable, et dans une longue préparation, l'Etre s'est éclairci et a été expérimenté dans sa vérité. C'est ainsi seulement, à partir de l'Etre, que commence le dépassement de l'absence de patrie en laquelle s'égarent non seulement les hommes mais l'essence même de l'homme. ” p 98 : “ L'absence de patrie qui reste ainsi à penser repose dans l'abandon de l'Etre, propre à l'étant. Elle est le signe de l'oubli de l'Etre. Par suite de cet oubli, la vérité de l'Etre demeure impensée. L'Oubli de l'Etre se dénonce indirectement en ceci que l'homme ne considère jamais que l'étant et n'opère que sur lui. Mais parc que l'homme ne peut alors s'empêcher de se faire de l'Etre une représentation, l'Etre n'est défini que comme le “ concept le plus général ” de l'étant et par le fait comme ce qui l'englobe, ou comme une création de l'Etant infini ou comme le produit d'un sujet fini. En même temps, et cela depuis toujours, “ l'Etre ” est pris pour “ l'étant ”,- et inversement “ l'étant ” est pris pour “ l'Etre ”, tous deux étant comme mélangés dans une confusion étrange et sur laquelle on n'a pas encore réfléchi. ” L'Etre en tant que le destin qui destine la vérité reste celé. Mais le destin du monde s'annonce dans la poésie sans être manifesté déjà comme histoire de l'Etre. C'est pourquoi la pensée de Hölderlin, aux dimensions de l'histoire du monde, qui s'exprime dans le poème Andenken, est essentiellement plus originelle et par le fait même plus future que le pur cosmopolitisme de Goethe. Pour la même raison, la relation de Hölderlin à l'hellénisme est essentiellement autre chose qu'un humanisme. Aussi les jeunes Allemands qui avaient connaissance de Hölderlin ont-ils pensé et vécu en face de la mort autre chose que ce que l'opinion publique a prétendu être le point de vue allemand. ” P 98-99 : “ L'absence de patrie devient un destin mondial. C'est pourquoi il est nécessaire de penser ce destin sur le plan de l'histoire de l'Etre. Ainsi ce que Marx, partant de Hegel, a reconnu en un sens important et essentiel comme étant l'aliénation de l'homme plonge ses racines dans l'absence de patrie de l'homme moderne. Cette absence de patrie se dénonce, et cela à partir du destin de l'Etre, sous les espèces de la métaphysique qui la renforce en même temps qu'elle la 15 dissimule comme absence de patrie. C'est parce que Marx, faisant l'expérience de l'aliénation, atteint à une dimension essentielle de l'histoire, que la conception marxiste de l'histoire (1) est supérieure à toute autre historiographie. Par contre, du fait que ni Husserl, ni encore à ma connaissance Sartre, ne reconnaissent que l'historique a son essentialité dans l'Etre, la phénoménologie, pas plus que l'existentialisme, ne peuvent parvenir à cette dimension, au sein de laquelle seule devient possible un dialogue fructueux avec le marxisme. ” P 99-100 : “ Mais, pour cela, il faut évidemment se libérer des représentations naïves du matérialisme et des réfutations à bon marché qui pensent l'atteindre. L'essence du matérialisme ne consiste pas dans l'affirmation que tout n'est que matière, mais bien plutôt dans une détermination métaphysique selon laquelle tout étant apparaît comme matériel du travail. Hegel a pensé à l'avance dans la Phénoménologie de l’Esprit l'essence métaphysique et moderne du travail comme le processus s'organisant lui-même de la production inconditionnée, c'est-à-dire comme l'objectivation du réel par l'homme, expérimenté lui-même comme subjectivité. L'essence du matérialisme se cèle dans l'essence de cette technique sur laquelle, à vrai dire, on a beaucoup écrit mais peu pensé. La technique est dans son essence un destin historico-ontologique de la vérité de l'Etre en tant qu'elle repose dans l'oubli. Ce n'est pas seulement selon l'étymologie qu'elle remonte à la des Grecs, mais sa source historique essentielle est à chercher dans la comme mode de l’, c'est-à-dire comme mode de la manifestation de l'étant. En tant qu'elle est une forme de la vérité. la technique a son fondement dans l'histoire de la métaphysique. Cette dernière est elle-même une phrase marquante de l'histoire de l'Etre, la seule qu'on puisse jusqu'ici embrasser du regard. On peut prendre position de différentes manières vis-à-vis des enseignements du communisme et de ce qui les fonde ; sur le plan de l'histoire de l'Etre, il est certain qu'en lui s'exprime une expérience élémentaire du devenir historique du monde. Ne voir dans le “ communisme ” qu'un “ parti ” ou une “ conception du monde ”, c'est penser aussi court que ceux qui sous l'étiquette d“-américanisme ” ne veulent désigner, et qui plus est en le dépréciant, qu'un style de vie particulier. Le danger auquel l'Europe actuelle se trouve toujours plus manifestement acculée, consiste probablement avant tout en ce que sa pensée, qui était autrefois sa grandeur, recule sur le chemin essentiel du destin mondial qui s'annonce, destin qui demeure pourtant européen dans les traits fondamentaux de sa provenance essentielle. Aucune métaphysique, qu'elle soit idéaliste, matérialiste ou chrétienne, ne peut, selon son essence, ni en vertu des seuls efforts qu'elle tente pour se déployer, re-joindre encore le destin; j'entends : atteindre et rassembler dans la pensée ce qui de l'Etre est actuellement accompli. ” 1. Geschichte. 2. Historie. P 100-101 : “ En regard de l'essentielle absence de patrie qui affecte l'homme, et pour la pensée historico-ontologique, le destin futur de l'homme se révèle en ceci qu'il a à découvrir la vérité de l'Etre et à se mettre sur le chemin de cette découverte. Tout nationalisme est, sur le plan métaphysique, un anthropologisme et comme tel un subjectivisme. Le nationalisme n'est pas surmonté par le pur internationalisme, mais seulement élargi et érigé en système. Il accède aussi peu par là même à l'humanitas et s'achève aussi peu en elle que l'individualisme n'y parvient dans le collectivisme sans histoire. Le collectivisme est la subjectivité de l'homme sur le plan de la totalité. Il accomplit la propre affirmation inconditionnée de cette subjectivité. Cette affirmation ne se laisse pas briser. Elle ne se laisse pas même expérimenter d'une manière suffisante par une pensée qui n'en médiatise qu'un côté. Partout l'homme, exilé de la vérité de l'Etre, tourne en rond autour de lui-même comme animal rationale. ” P 101-102 : “ Mais l'essence de l'homme consiste en ce que l'homme est plus que l'homme seul, pour autant qu'il est représenté comme vivant doué de raison. “ Plus ” ne saurait être ici compris en un sens additif, comme si la définition traditionnelle de l'homme devait rester la 16 détermination fondamentale, pour connaître ensuite un élargissement par la seule adjonction du caractère existentiel. Le “ plus ” signifie: plus originel et par le fait plus essentiel dans l'essence. Mais ici se révèle l'énigme: l'homme est dans la situation d'être-jeté (1). Ce qui veut dire: en tant que la réplique (2) ek-sistante de l'Etre, l'homme dépasse d'autant plus l'animal rationale qu'il est précisément moins en rapport avec l'homme qui se saisit lui-même à partir de la subjectivité. L'homme n'est pas le maître de l'étant. L'homme est le berger de l'Etre. Dans ce “ moins ”, l'homme ne perd rien, il gagne au contraire, en parvenant à la vérité de l'Etre. Il gagne l'essentielle pauvreté du berger dont la dignité repose en ceci: être appelé par l'Etre lui-même à la sauvegarde de sa vérité. Cet appel vient comme la projection (3) où s'origine l'être-jeté (4) de l'être-le-là. Dans son essence historico-ontologique, l'homme est cet étant dont l'être comme ek-sistence consiste en ceci qu'il habite dans la proximité de l'Etre. L'homme est le voisin de l'Etre. ” 1. Geworfenheit. 2. Gegenwurf. 3. Wurf. 4. Geworfenheit. P 102 : “ Mais, êtes-vous prêt sans doute à me répliquer depuis longtemps, une telle pensée ne pense-t-elle pas précisément l'humanitas de l'homo humanus? Ne pense-t-elle pas cette humanitas en un sens plus décisif qu'aucune métaphysique ne l'a fait jusqu'alors et n'est capable de le faire ? N'est-ce pas là un “ humanisme ” au sens le plus fort du terme? Assurément. C'est l'humanisme qui pense l'humanité de l'homme à partir de de la proximlité de l'Etre. Mais c'est en même temps l'humanisme dans lequel est en jeu non point l'homme, mais l'essence historique de l'homme en sa provenance du sein de la vérité de l'Etre. Mais alors, l'ek-sistence de l'homme n'entre-t-elle pas en jeu du même coup? Sans aucun doute. ” Il est dit dans Sein und Zeit (p. 38) que toute question de la philosophie “ renvoie à l'existence ”. Mais l'existence dont on parle n'est pas la réalité de l'ego cogito. Elle n'est pas non plus seulement la réalité des sujets produisant en commun les uns pour les autres et par là même venant à soi. Différente en cela fondamentalement de toute existentia et “ existence ” (1), “ l'ek-sistence ” est l'habitation ek-statique dans la proximité de l'Etre. Elle est la vigilance, c'est-à-dire le souci de l'Etre. C'est parce qu'en cette pensée il s'agit de penser quelque chose de simple, que la pensée par représentation reçue traditionnellement comme philosophie y trouve tant de difficulté. Seulement le difficile n'est pas de s'attacher a un sens particulièrement profond ni de former des concepts compliqués. Il se cache bien plutôt dans la démarche de recul qui fait accéder la pensée à une question qui soit expérience et rend vaine l'opinion habituelle de la philosophie. ” 1. En français dans le texte. P 103 : “ On répète partout que la tentative de Sein und Zeit a abouti à une impasse. Laissons cette opinion à elle-même. La pensée qui fait quelque pas dans cet ouvrage aujourd'hui encore demeure en suspens. Mais peut-être entre-temps s'est-elle quelque peu rapprochée de son objet (1). Aussi longtemps toutefois que la philosophie ne s'occupe constamment que de s'ôter à elle-même toute possibilité d'accès à l'objet (1) de la pensée qui n'est autre que la vérité de l'Etre, elle échappe assurément au danger de se rompre jamais à la dureté de son objet (1). C'est pourquoi le fait de “ philosopher ” sur l'échec est separé par un abîme d'une pensée qui elle-même échoue. Si un homme avait l'heur d'accéder à une telle pensée, il n'y aurait là nul malheur. A cet homme serait fait l'unique don qui puisse venir de l'Etre à la pensée. Mais il faut ajouter ceci: l'objet (2) de la pensée n'est pas atteint du fait qu' on met en train un bavardage sur “ la vérité de l'Etre ” et sur l'“ histoire de l'Etre ”. Ce qui compte, c'est uniquement que la vérité de l'Etre vienne au langage et que la pensée atteigne à ce langage. Peut-être alors le langage exige-t-il beaucoup moins l'expression précipitée qu'un juste silence. Mais qui d'entre 17 nous, hommes d'aujourd'hui, pourrait s'imaginer que ses tentatives pour penser sont chez elles sur le sentier du silence? Si elle va assez loin, peut-être notre pensée pourrait-elle signaler la vérité de l'Etre et la signaler comme ce qui est à-penser. Elle serait ainsi soustraite à la pure opinion et conjecture et remise à cet artisanat de l'écriture, devenu rare. Les choses qui sont de poids, quand bien même elles ne sont pas fixées pour l'éternité, viennent encore à leur heure, même si c'est l'heure la plus tardive. ” 1. Seine Sache. Faute de mieux, nous traduisons ce mot par: objet, qu'il faut prendre ici dans son acception courante et hors de tout contexte philosophique. 2. Voir note page précédente. P 104 : “ Quant à savoir si le domaine de la vérité de l'Etre est une impasse ou s'il est la dimension libre où la liberté ménage son essence, chacun en pourra juger quand il aura lui-même tenté de s'engager sur le chemin indiqué ou, ce qui est mieux encore, en aura frayé un meilleur, c'est-à-dire en conformité avec la question. A l'avant-dernière page de Sein und Zeit (p. 437), on peut lire les phrases suivantes : “ Le débat relatif à l'interprétation de l'Etre (je ne dis pas de l'étant, non plus que de l'être de l'homme) ne peut pas être clos parce qu'il n'est pas même encore engagé. Et on ne peut tout de même pas l'imposer de force, mais, pour engager un débat, encore faut-il s'y préparer. C'est vers ce but seul qu'est en route la présente recherche. ” Ces phrases restent valables aujourd'hui encore, après vingt ans. Restons donc, dans les jours qui viennent, sur cette route, comme des voyageurs en marche vers le voisinage de l'Etre. La question que vous posez aide à préciser ce qu'est cette route. ” Vous demandez: Comment redonner un sens au mot “ Humanisme? ” Cette question ne présuppose pas seulement que vous voulez maintenir le mot “ Humanisme ”; elle contient encore l'aveu qu'il a perdu son sens. ” P 104 : “ Il l'a perdu parce qu'on a compris que l'essence de l'humanisme est métaphysique et cela veut dire à présent que non seulement la métaphysique ne pose pas la question portant sur la vérité de l'Etre, mais encore empêche qu'elle soit posée, dans la mesure où la métaphysique persistre dans l'oubli de l'Etre. Mais, justement, la pensée qui conduit à pénétrer ainsi l'essence de l'humanisme qui fait question nous a, en même temps, amenés à penser plus originellement l'essence de l'homme. Au regard de cette plus essentielle humanitas de l'homo humanus s'offre la possibilité de rendre au mot humanisme un sens historique (1) plus ancien que le plus ancien dont on puisse faire état chronologiquement (1). Quand je parle de lui rendre un sens, il ne faut pas entendre par là que le mot “ humanisme ” soit en lui-même dépourvu de sens et un pur flatus vocis. L'“ humanum ”, dans le mot, signale l'humanitas, l'essence de l'homme. L'“ ... isme ” signale que l'essence de l'homme devrait être prise comme essentielle. C'est ce sens que le mot “ humanisme ” a en tant que mot. Lui rendre un sens ne peut signifier que ceci: déterminer à nouveau le sens du mot. Cela exige d'abord qu'on expérimente plus originellement l'essence de l'homme, pour montrer ensuite dans quelle mesure cette essence, en sa manière, est selon sa destination. L'essence de l'homme repose dans l'ek-sistence. C'est l'ek-sistence qui importe essentiellement, c'est-à-dire à partir de l'Etre lui-même, en tant que l'Etre fait advenir l'homme comme celui qui ek-siste pour la vigilance en vue de la vérité de l'Etre, dans cette vérité même. “ Humanisme ” signifie, dès lors, si toutefois nous décidons de maintenir le mot: l'essence de l'homme est essentielle pour la vérité de l'Etre et l'est au point que désormais ce n'est précisément plus l'homme pris uniquement comme tel qui importe. Nous pensons ainsi un “ humanisme ” d'une étrange sorte. Le mot se révèle être un terme qui est un “ lucus a non lucendo ”. 1. Geschichtlich. P 105-106 : “ Cet “ humanisme ” qui s'érige contre tout humanisme antérieur, sans pour autant se faire le moins du monde le porte-parole de l'inhumain, faut-il l'appeler encore “ humanisme ” ? Et cela pour le seul avantage peut-être, en adoptant l'usage de cette étiquette, de nous engager à 18 notre tour dans les courants dominants qui s'asphyxient dans le subjectivisme métaphysique et ont sombré dans l'oubli de l'Etre. Ou bien la pensée ne doit-elle pas tenter, par une résistance ouverte à l'“ humanisme ”, de risquer une impulsion qui pourrait amener à reconnaître enfin l'humanitas de l'homo humanus et ce qui la fonde? Ainsi pourrait s'éveiller, si la conjoncture présente de l'histoire du monde n'y pousse déjà d'elle-même, une réflexion qui penserait non seulement l'homme, mais la “ nature ” de l'homme, non seulement la nature, mais plus originellement encore la dimension dans laquelle l'essence de l'homme, déterminée à partir de l'Etre lui-même, se sent chez, elle. Mais peut-être vaut-il mieux supporter quelque temps encore et laisser s'épuiser d'elles-mêmes lentement les inévitables erreurs d'interprétation auxquelles est exposé le cheminement de la pensée dans l'élément d'Etre et d'Etre et Temps. Ces erreurs d'interprétation sont le naturel reflet de ce qu'on a lu ou seulement pensé après coup, sur ce qu'avant la lecture on croyait déjà savoir. Elles révèlent toutes la même structure et le même fondement. ” 1. Historisch. P 106 : “ Parce que cette pensée est contre l'“ humanisme ”, on craint une défense de l'in-humain et une glorification de la brutalité barbare. Car quoi de plus “ logique ” que ceci, à savoir qu'il ne reste à quiconque désavoue l'humanisme d'autre issue que d'avouer la barbarie? Parce que cette pensée est contre la “ logique ”, on croit qu'abdiquant la rigueur de la pensée elle exige qu'à sa place règne l'arbitraire des instincts et des sentiments et que soit ainsi proclamé comme le vrai l'“ irrationalisme ”. Car quoi de plus “ logique ” que ceci, à savoir que quiconque se prononce contre ce qui est logique défend ce qui est alogique? Parce que cette pensée est contre les “ valeurs ”, on considère avec effroi une philosophie qui ose apparemment livrer au mépris les biens les plus hauts de l'humanité. Car quoi de plus “ logique ” que ceci, à savoir qu'une pensée qui nie les valeurs doit nécessairement déclarer toute chose comme sans valeur? Parce qu'il est dit que l'être de l'homme consiste dans l'“ être-au-monde ”, on trouve que l'homme est réduit à une pure essence de l'en-deçà, ce qui fait sombrer la philosophie dans le positivisme. Car quoi de plus “ logique ” que ceci, à savoir que quiconque affirme la mondanité de l'être-homme n'accorde de prix qu'à l'endeçà, nie l'au-delà et refuse toute “ Transcendance ” ? ” P 107 : “ Parce qu'il est fait renvoi au mot de Nietzsche sur la “ mort de Dieu ”, on tient pour athéisme une telle attitude. Car quoi de plus “ logique ” que ceci, à savoir que quiconque a expérimenté la “ mort de Dieu ” est un sans-Dieu? Parce qu'en tout ce que vient d'être dit, la pensée partout est contre ce que l'humanité tient pour grand et sacré, cette philosophie enseigne un “ nihilisme ” irresponsable et destructeur. Car quoi de plus “ logique ” que ceci, à savoir que quiconque nie partout de la sorte l'étant véritable, se place du côté du non-étant et annonce comme sens de la réalité le pur néant? ” P 107-108 : “ Que se produit-il en fait? On entend parler d'“ humanisme ”, de “ logique ”, de “ valeurs ”, de “ monde ”, de “ Dieu ”. Puis d'une opposition à ces entités. On reconnaît en elles le positif et on les prend comme du positif. Ce qui est dit contre elles, du moins tel qu'on le rapporte par ouï-dire et sans grand examen, on le prend aussitôt comme leur négation, voyant dans cette négation le “ négatif ” au sens de ce qui est destructeur. Il est pourtant expressément parlé quelque part dans Sein und Zeit de la “ destruction phénoménologique ”. Partant de cette logique qu'on ne cesse d'invoquer et de la ratio, on croit que ce qui n'est pas positif est négatif, aboutit à un rejet de la raison et mérite ainsi d'être stigmatisé comme une dépravation. On est si imbu de “ logique ” que l'on range aussitôt dans les contraires à rejeter tout ce qui s'oppose à la somnolence résignée de l'opinion. Tout ce qui ne demeure pas fixé au positif connu et chéri, on le jette dans la fosse à l'avance préparée de la négation pure, celle qui récuse tout, pour finir dans le néant et 19 accomplir ainsi le nihilisme. Sur ce chemin logique, on fait tout sombrer dans un nihilisme que l'on s'est constitué à l'aide de la logique. ” P 108 : “ Mais l'opposition qu'une pensée dresse à l'encontre de l'opinion habituelle mène-t-elle nécessairement à la negation pure et au négatif ? Cela n'arrive en réalité (mais alors de façon inéluctable et définitive, c'est-à-dire sans aucune échappée libre sur autre chose) que si l’on pose au préalable que cette opinion est “ le positif ” et qu'à partir de ce positif on décide absolument et négativement à la fois du champ des oppositions qu'elle pourra rencontrer. Une telle manière de faire dissimule le refus d'exposer à une réflexion ce qu'on a estimé au préalable “ positif ”, ainsi que la position et l'opposition par lesquelles il se croit sauvé. Par une référence constante à ce qui est logique, on donne l'apparence de s'être engagé sur la voie de la pensée, alors qu'on l'a en fait abjurée. Que l'opposition à l'“ humanisme ” n'implique aucunement la défense de l'inhumain, mais ouvre au contraire d'autres échappées, c'est ce qu'on pourrait établir en peu de mots. ” P 108-109 : “ La “ logique ” comprend la pensée comme la représentation de l'étant dans son être, être que la représentation se donne dans la généralité du concept. Mais qu'en est-il de la réflexion sur l'Etre lui-même, c'est-à-dire de la pensée qui pense la vérité de l'Etre ? Cette pensée est la première à atteindre l'essence originelle du qui déjà, chez Platon et chez Aristote, le fondateur de la “ logique ”, se trouve ensevelie et a consommé sa perte. Penser contre “ la logique ” ne signifie pas rompre une lance en faveur de l'illogique, mais seulement: revenir dans sa réflexion (1) au logos et à son essence telle qu'elle apparaît au premier âge de la pensée, c'est-à-dire se mettre enfin en peine de préparer une telle ré-flexion (1). A quoi bon tous les systèmes, si prolixes encore, de la logique, s'ils commencent par se soustraire à la tâche de poser d'abord et avant tout la question portant sur l'essence du logos, et cela sans même savoir ce qu'ils font. Si on voulait retourner les objections, ce qui est assurément stérile, on pourrait dire avec plus de raison encore: l'irrationalisme, en tant que refus de la ratio, règne en maître inconnu et incontesté dans la défense de la “ logique ”, puisque celle-ci croit pouvoir esquiver une méditation sur le et sur l'essence de la ratio qui a en lui son fondement. ” 1. Nachdenken. P 109 : “ La pensée qui s'oppose aux “ valeurs ” ne prétend pas que tout ce qu'on déclare “ valeurs ” - la “ culture ”, l'“ art ”, la “ science ”, la “ dignité humaine. ”, le “ monde ” et “ Dieu ” - soit sans valeur. Bien plutôt s'agit-il de reconnaître enfin que c'est justement le fait de caractériser quelque chose comme “ valeur ” qui dépouille de sa dignité ce qui est ainsi valorisé. je veux dire que l'appréciation de quelque chose comme valeur ne donne cours à ce qui est valorisé que comme objet de l'évaluation de l'homme. Mais ce que quelque chose est dans son être ne s'épuise pas dans son objectité, encore moins si l'objectivité a le caractère de la valeur. Toute évaluation, là même où elle évalue positivement, est une subjectivation. Elle ne laisse pas l'étant: être, mais le fait uniquement, comme objet de son faire-valoir. L'étrange application à prouver l'objectivité des valeurs ne sait pas ce qu'elle fait. Proclamer “ Dieu ” “ la plus haute Valeur ”, c'est dégrader l'essence de Dieu. La pensée sur le mode des valeurs est, ici comme ailleurs, le plus grand blasphème qui se puisse penser contre l'Etre. Penser contre les valeurs ne signifie donc pas proclamer à grand fracas l'absence de valeur et la nullité de l'étant, mais bien ceci: contre la subjectivation qui fait de l'étant un pur objet, porter devant la pensée l'éclaircie de la vérité de l'Etre. ” 1. Nach-denken. P 110-111 : “ Le renvoi à l'“ être-au-monde ” comme au trait fondamental de l'humanitas de l'homo humanus ne prétend pas que l'homme soit uniquement une essence “ mondaine ” comprise au sens chrétien, c'est-à-dire détournée de Dieu et complètement détachée de la “ Transcendance ”. On entend sous ce mot ce qu'il serait plus clair d'appeler: le Transcendant. Le 20 Transcendant est l'étant suprasensible. Il est donné comme l'étant le plus haut, au sens de la Cause première de tout étant. Dieu est pensé comme cette Cause première. Mais dans l'expression “ être-au-monde ”, “ monde ” ne désigne nullement l'étant terrestre en opposition au céleste, pas plus que le “ mondain ” en opposition au “ spirituel ”. Dans cette détermination, “ monde ” ne désigne absolument pas un étant ni aucun domaine de l'étant, mais l'ouverture de l'Etre. L'homme est, et il est homme, pour autant qu'il est l'ek-sistant. Il se tient en extase (1) vers (2) l'ouverture de l'Etre, ouverture qui est l'Etre lui-même, lequel, en tant que ce qui jette (3), s'est acquis l'essence de l'homme en la jetant (4) dans “ le souci ”. Jeté de la sorte, l'homme se tient “ dans ” (5) l'ouverture de l'Etre. Le “ monde ” est l'éclaircie de l'Etre dans laquelle l'homme émerge (6) du sein de son essence jetée. L'“ être-au-monde ” nomme l'essence de l'ek-sistence au regard de la dimension éclaircie, à partir de laquelle se déploie le “ ek- ” de l'ek-sistence. Pensé à partir de l'ek-sistence, d'une certaine manière le “ monde ” est précisément l'au-delà à l'intérieur de l'ek-sistence et pour elle. Jamais l'homme n'est d'abord homme en deçà du monde comme “ sujet ”, qu'on entende ce mot comme “ je ” ou comme “ nous ”. Jamais non plus il n'est d'abord et seulement un sujet qui serait en même temps en relation constante avec des objets, de sorte que son essence résiderait dans la relation sujet-objet. L'homme est bien plutôt d'abord dans son essence, ek-sistant dans (1) l'ouverture de l'Etre, cet ouvert seul éclaircissant l'“ entre-deux ” à l'intérieur duquel une “ relation ” de sujet à objet peut “ être ”. 1 - Er steht ... hinaus. 2. In die. 3. Der Wurf. 4. sich das Wesen des Menschen... erworfen Lat. 5. “ In ” der. 6. In die der Mensch... heraussleht. 1 In die. P 111 : “ La proposition: l'essence de l'homme repose sur l'être-au-monde, ne décide pas non plus si, au sens métaphysico-théologique, l'homme est un être du seul en-deçà ou s'il appartient à l'au-delà. ” P 111-112 : “ C'est pourquoi, avec la détermination existentiale de l’essence de l'homme, rien n'est encore décidé de l'“ existence de Dieu ” ou de son “ non-être ”, pas plus que de la possibilité ou de l'impossibilité des dieux. Il est donc non seulement précipité, mais erroné dans sa démarche même, de prétendre que l'interprétation de l'essence de l'homme à partir de la relation de cette essence à la vérité de l'Etre est un athéisme. Cette classification arbitraire dénote de surcroît un manque d'attention dans la lecture. On ne se soucie pas du fait que, depuis 1929, est porté ce qui suit dans l'écrit Vom Wesen des Grundes (p. 28, notre 1): “ L'interprétation ontologique de l'être-là comme être-au-monde ne décide ni positivement ni négativement d'un possible être pour Dieu. Mais sans doute l'éclairement de la Transcendance permet-il pour la première fois un concept suffisant de l'être-là, en fonction duquel on peut désormais se demander ce qu'il en est sur le plan ontologique du rapport de l'être-là à Dieu. ” Si maintenant l'on pense à courte vue, comme d'habitude, cette remarque même, on déclarera: cette philosophie ne se décide ni pour ni contre l'existence de Dieu. Elle reste cantonnée dans l'indifférence. La question religieuse n'a pas l'intérêt pour elle. Or un tel indifférentisme est la proie du nihilisme. ” P 112 : “ Mais le passage cité plus haut enseigne-t-il l'indifférentisme? Pourquoi dès lors certains mots déterminés et ceux-là seuls sont-ils imprimés en italique dans la note ? Uniquement pour indiquer que la pensée qui pense à partir de la question portant sur la vérité de l'Etre questionne plus originellement que ne peut le faire la métaphysique. Ce n’est qu’à partir de la vérité de l'Etre que se laisse penser l'essence du sacré. Ce n'est qu'à partir de l'essence du sacré qu'est à penser l'essence de la divinité. Ce n'est que dans la lumière de l'essence de la divinité que peut être pensé et dit ce que doit nommer le mot “ Dieu 21 ”. Ne nous faut-il pas d'abord comprendre avec soin et pouvoir entendre tous ces mots, si nous voulons être en mesure en tant qu'hommes, c'est-à-dire en tant qu'êtres ek-sistants, d'expérimenter une relation du dieu à l'homme? Comment l'homme de l'histoire présente du monde peut-il seulement se demander avec sérieux et rigueur si le dieu s'approche ou s'il se retire, quand cet homme omet d'engager d'abord sa pensée dans la dimension en laquelle seule cette question peut être posée ? Cette dimension est celle du sacré, qui déjà même comme dimension reste fermée, tant que l'ouvert de l'Etre n'est pas éclairci et n'est pas proche de l'homme dans son éclaircie. Peut-être le trait dominant de cet âge du monde consiste-t-il dans la fermeture de la dimension de l'indemne (1). Peut-être est-ce là l'unique dam (2). ” 1. Das Heile. 2. Das Unheil. P 112-113 : “ Par cette indication toutefois, la pensée qui signale (3) la vérité de l'Etre comme ce-qui-est-à-penser ne voudrait aucunement s'être décidée en faveur du théisme. Elle ne peut pas peut pas plus être théiste qu'athée. Et cela, non en raison d'une attitude d'indifférence, mais parce qu'elle tient compte des limites qui sont fixées à la pensée en tant que pensée, et le sont par cela même qui se donne à elle comme ce-qui-est-à-penser: la vérité de l'Etre. Dans la mesure où la pensée s'en tient à sa mission, elle donne à l'homme, en ce moment où nous sommes du destin mondial, une assignation à (1) la dimension originelle de son séjour historique. En disant de la sorte la vérité de l'Etre, la pensée s'est remise à ce qui est plus essentiel que toutes les valeurs et que tout étant. La pensée ne dépasse pas la métaphysique en la surmontant, c'est-à-dire en montant plus haut encore pour l'accomplir (2) on ne sait où, mais en redescendant jusqu'à la proximité du plus proche. Là surtout où l'homme s'est égaré dans son ascension vers la subjectivité, la descente est plus difficile et plus dangereuse que la montée. La descente conduit à la pauvreté de l'ek-sistence de l'homo humanus. Dans l'ek-sistence, la sphère de l'homo animalis de la métaphysique est abandonnée. La suprématie de cette sphère est le fondement lointain et indirect de l'aveuglement et de l'arbitraire de ce qu'on caractérise comme biologisme, mais aussi de ce qu'on connaît sous l'étiquette de pragmatisme. Penser la vérité de l'Etre, c'est en même temps penser l'humanitas de l'homo humanus. Ce qui compte, c'est l'humanitas au service de la vérité de l'Etre, mais sans l'humanisme au sens métaphysique. ” 3. Vorweist. I. Eine Weisung in die... 2. Aufhebt. P 113-114 : “ Mais si l'humanitas se révèle à ce point essentielle pour la pensée de l'Etre, l'“ ontologie ” ne doit-elle pas être “ complétée par l’“ éthique ”? L'effort que vous exprimez dans cette phrase n'est-il pas dès lors tout à fait essentiel: “ Ce que je cherche à faire, depuis longtemps déjà, c’est préciser le rapport d'une ontologie avec une éthique possible ” ? Peu après la parution de Sein und Zeit, un jeune ami me demanda: “ Quand écrirez-vous une éthique? ” Là où l'essence de l'homme est pensée de façon aussi essentielle, c'est-à-dire à partir uniquement de la question portant sur la vérité de l'Etre, mais où pourtant l'homme n'est pas érigé comme centre de l'étant, il faut que s'éveille l'exigence que d'une intimation qui le lie, et de règles disant comment l'homme, expérimenté à partir de l'ek-sistence à l'Etre, doit vivre conformément à son destin (1). Le voeu d'une éthique appelle d'autant plus impérieusement sa réalisation que le désarroi évident de l'homme, non moins que son désarroi caché, s'accroissent au-delà de toute mesure. A cet établissement du lien éthique nous devons donner tous nos soins, en un temps où il n'est possible à l'homme de la technique, voué à l'être-collectif, d'atteindre encore à une stabilité assurée qu'en regroupant et ordonnant l'ensemble de ses plans et de son agir conformément à cette technique. ” 22 1. Geschicklich. Comment ignorer cette détresse? Ne devons-nous pas épargner et consolider les liens existants, même s'ils n’assurent que si pauvrement encore et dans l'immédiat seulement la cohésion de l'essence humaine? Certainement. Mais cette pénurie dispense-t-elle pour autant la pensée de se remémorer ce qui principalement reste à-penser et qui est, en tant qu'Etre et avant même tout étant, la garantie et la vérité? La pensée peut-elle s'abstenir encore de penser l’Etre, quand celui-ci, après être resté celé dans un long oubli, s'annonce au moment présent du monde par l'ébranlement de tout étant ? ” P 114-115 : “ Avant d'essayer de déterminer plus exactement la relation entre “ l'ontologie ” et “ l'éthique ”, il faut nous demander ce que sont elles-mêmes “ l'ontologie ” et “ l'éthique ”. Il devient nécessaire de penser si ce que peuvent désigner ces deux termes reste d'accord et en contact avec ce qui est remis à la pensée qui a, comme pensée, à penser avant tout la vérité de l'Etre. ” P 115 : “ Mais que “ l'ontologie ” aussi bien que “ l'éthique ”, et avec elles toute pensée issue de disciplines, se révèlent caduques, et que par là notre pensée se fasse plus disciplinée, qu'en serait-il alors de la question de la relation entre ces deux disciplines de la philosophie? L'“ ethique ” paraît pour la première fois avec la “ logique ” et la “ physique ” dans l'école de Platon. Ces disciplines prennent naissance à l'époque où la pensée se fait “ philosophie ”, la philosophie (science) et la science elle-même, affaire d'école et d'exercice scolaire. Le processus ouvert par la philosophie ainsi comprise donne naissance à la science, il est la ruine de la pensée. Avant cette époque, les penseurs ne connaissaient ni “ logique ”, ni “ éthique ”, ni “ physique ”. Leur pensée n'en était pour autant ni illogique, ni immorale. Mais ils pensaient la selon une profondeur et avec une amplitude dont aucune “ physique ” postérieure n'a jamais plus été capable. Si l'on peut se permettre ce rapprochement, les tragédies de Sophocle abritent plus originellement l’ dans leur dire que les leçons d'Aristote sur l'“ Ethique ”. Une sentence d'Héraclite, qui tient en trois mots, exprime quelque chose de si simple que par elle l'essence de l'éthos s'éclaire immédiatement. Cette sentence est la suivante (fragment 119): Ce qu'on traduit d'ordinaire: “ Le caractère propre d'un homme est son démon.” Cette traduction révèle une façon de penser moderne, non point grecque. signifie séjour, lieu d'habitation. Ce mot désigne la région ouverte où l'homme habite. L'ouvert de son séjour fait apparaître ce qui s'avance vers l'essence de l'homme et dans cet avènement séjourne en sa proximité. Le séjour de l'homme contient et garde la venue de ce à quoi l'homme appartient dans son essence. C'est, suivant le mot d'Héraclite le dieu. La sentence dit: l'homme habite, pour autant qu'il est homme, dans la proximité du dieu. L'histoire que voici, rapportée par Aristote (Parties des Animaux, A 5, 645 a 17), va dans le même sens: CITATION GRECQUE “ D'Héraclite on rapporte un mot qu'il aurait dit à des étrangers désireux de parvenir jusqu'à lui. S'approchant, ils le virent qui se chauffait à un four de boulanger. Ils s'arrêtèrent, interdits, et cela d'autant plus que, les voyant hésiter, Héraclite leur rend courage et les invite à entrer par ces mots: "Ici aussi les dieux sont présents." ” p p 116 : “ L'anecdote parle d'elle-même. Arrêtons-nous-y pourtant quelque peu. ” p 116-117 : “ Dans son mouvement de curiosité importune, la masse des visiteurs étrangers est déçue et décontenancée au premier regard jeté sur le séjour du penseur. Elle croit devoir trouver celui-ci dans des circonstances qui, s'opposant au cours habituel de la vie des hommes, portent la 23 marque de l'exception, du rare et, par suite, de l'excitant. De cette visite, elle espère tirer, au moins pour un temps, la matière d'un divertissant bavardage. Les étrangers qui veulent rendre visite au penseur s'attendent à le surprendre au moment précis peut-être où, plongé dans une méditation profonde, il pense. Les visiteurs veulent vivre ce moment, non pour avoir été si peu que ce soit touchés par la pensée, mais uniquement afin de pouvoir dire qu'ils ont vu et entendu quelqu'un dont on ne dit rien d'autre sinon qu'il est un penseur. ” p 117 : “ Au lieu de cela, les curieux trouvent Héraclite auprès d'un four. Voilà un endroit bien quotidien et sans apparence. C'est là en effet qu'on cuit le pain. Mais Héraclite n'est pas même auprès du four pour cuire du pain. Il n'y séjourne que pour se chauffer. Ainsi trahit-il en cet endroit très ordinaire toute l'indigence de sa vie. Le spectacle d'un penseur qui a froid offre peu d'intérêt, et les curieux déçus y perdent aussitôt l'envie de pousser plus avant. Que feraient-ils en un tel endroit? Cet événement banal et sans relief de quelqu'un qui a froid et se tient auprès du four, chacun peut en être à tout moment témoin chez soi, dans sa propre maison. Pourquoi dès lors aller chercher un penseur? Les visiteurs se disposent à repartir. Héraclite lit sur leurs visages la curiosité déçue. Il sait que priver la masse d'une sensation attendue suffit pour faire rebrousser chemin à ceux qui sont à peine arrivés. Aussi leur rend-il courage et les invite't-il expressément à entrer malgré tout par ces mots: “ ici aussi les dieux sont présents ”. p 117-118 : “ Cette parole situe le séjour () du penseur et son faire dans une autre lumière. Quant à savoir si les visiteurs l'ont comprise sur-le-champ, ou même s'ils l'ont seulement comprise, voyant dès lors différemment toutes choses à cette autre lumière, l'anecdote ne le dit pas. Mais que cette histoire ait été racontée et nous soit encore transmise, à nous, hommes d'aujourd'hui, tient au fait que ce qu'elle rapporte relève de l'ambiance propre de ce penseur et la caractérise. “ ici aussi ”, près du four, en cet endroit sans prétention, où chaque chose et chaque situation, chaque action et chaque pensée sont familières et courantes, c'est-à-dire accoutumées, “ en cet endroit même ”, en ce monde de l'accoutumé, c'est bien là “ que les dieux sont présents ”. p 118 : “ dit Héraclite lui-même: “ le séjour (accoutumé) (1) est pour l'homme le domaine ouvert (2) à la présence (3) du dieu, (de l'in-solite) (4) ”. 1. Geheure. 2. Das Offene. 3. Die Anwesung. 4. Des Un-geheuren. P 118-119 : “ Si donc, conformément au sens fondamental du mot ˜ήος , le terme d'éthique doit indiquer que cette discipline pense le séjour de l'homme, on peut dire que cette pensée qui pense la vérité de l'Etre comme l'élément originel de l'homme en tant qu'ek-sistant est déjà elle-même l'éthique originelle. Cette pensée toutefois n'est pas seulement éthique du fait qu'elle est ontologie. Car l'ontologie ne pense jamais que l'étant () dans son être. Or, aussi longtemps que la vérité de l'Etre n'est pas pensée. toute ontologie reste sans son fondement. C'est pourquoi la pensée qui tentait avec Sein und Zeit de penser en direction de la vérité de l'Etre (5) s'est désignée comme ontologie fondamentale. Celle-ci remonte au fondement essentiel d'où provient la pensée de la vérité de l'Etre. Par l'introduction d'une autre question, cette pensée échappe déjà à l'“ ontologie ” de la métaphysique (y compris celle de Kant). Mais “ l'ontologie ”, qu'elle soit transcendantale ou précritique, ne tombe pas sous le coup de la critique parce qu'elle pense l'être de l'étant et par là 24 même réduit l'être au concept, mais parce qu'elle ne pense pas la vérité de l’Etre et méconnaît ainsi qu'il est une pensée plus rigoureuse que la pensée conceptuelle. La pensée qui tente de penser en direction de la vérité de l'Etre ne porte au langage, dans la difficulté de sa première approche, qu'une part infime de cette tout autre dimension. Le langage lui-même s'altère, tant qu'il ne parvient pas à maintenir l'aide essentielle de la vue phénoménologique, tout en refusant une prétention excessive à la “ science ” et à la “ recherche ”. Toutefois, pour rendre discernable et en même temps compréhensible cette tentative de la pensée à l'intérieur de la philosophie subsistante, il fallait d'abord parler à partir de l'horizon de cette philosophie et se servir des termes qui lui sont familiers. ” 5. In die Wahrheil des Seins vorzudenken. P 119 : “ Entre-temps, l'expérience m'a appris que ces termes mêmes devaient immédiatement et inévitablement induire en erreur. Car ces termes et la langue conceptuelle qui leur est adaptée n'étaient pas repensés par les lecteurs à partir de la réalité qui est d'abord à penser, mais cette réalité même était représentée à partir de ces termes maintenus dans leur signification habituelle. La pensée qui pose la question de la vérité de l'Etre, et par là même détermine le séjour essentiel de l'homme à partir de l'Etre et vers lui, n'est ni éthique ni ontologie. C'est pourquoi la question de la relation entre ces deux disciplines est, dans ce domaine, désormais sans fondement. Toutefois, votre question, pensée plus originellement, conserve un sens et un poids essentiels. Il faut en effet nous demander: cette pensée qui, pensant la vérité de l'Etre, détermine l'essence de l'humanitas comme ek-sistence à partir de l'appartenance de l'eksistence à l'Etre, reste-t-elle seulement une représentation théorique de l'Etre et de l'homme, ou peut-on tirer en même temps d'une telle connaissance des indications valables pour la vie pratique et utilisables par elle? ” P 119-120 : “ La réponse est celle-ci: cette pensée n'est ni théorique ni pratique. Elle se produit avant cette distinction. Pour autant qu'elle est, cette pensée est la pensée de l'Etre dans l'Etre (1) et rien d'autre. Appartenant à l'Etre, parce que jetée par l'Etre en vue de la garde véridique de sa vérité (1) et revendiquée par l'Etre pour cette garde, elle pense l'Etre. Une telle pensée n'a pas de résultat. Elle ne produit aucun effet. Elle satisfait à son essence du moment qu'elle est. Mais elle est, en tant qu'elle dit ce qu'elle a à dire. A chaque moment historique, il n'y a qu'un seul énoncé de ce que la pensée a à dire qui soit selon la nature même de ce qu'elle a à dire. Cette obligeance qui lie cet énoncé à ce qu'il a à dire est essentiellement plus éminente que la validité des sciences, parce qu'elle est plus libre. Car elle laisse l'Etre - être. ” 1. Das Andenken an das Sein (cf. note 1, p. 94). P 120-121 : “ La pensée travaille à construire (2) la maison de l'Etre, maison par quoi l'Etre, en tant que ce qui joint, enjoint à chaque fois à l'essence de l'homme, conforrnément au destin, d'habiter dans la vérité de l'Etre. Cet habiter est l'essence de l'“ être-au-monde ” (cf. Sein und Zeit, p. 54). L' indication donnée en ce passage sur l'“ être-dans ” comme “ habiter ” n'est pas un vide jeu étymologique. De même, dans la conférence de 1936, le renvoi à la parole de Hölderlin: Voll Verdienst, doch dichterisch wohnet der Mensch auf dieser Erde (3) n'est point l'ornement d'une pensée qui, abandonnant la science, cherche son salut dans la poésie. Parler de la maison de l'Etre, ce n'est nullement reporter sur l'Etre l'image de la “ maison ”. Bien plutôt, c'est à partir de l'essence de l'Etre pensée selon ce qu'elle est que nous pourrons un jour penser ce qu'est une “ maison ” et ce qu'est “ habiter ”. 1. In die Wahrnis seiner Wahrheil. Heidegger rapproche Wahrnis à la fois du verbe wahren (bewahren): garder, protéger, mettre à l'abri, et de l'adjectif wahr: vrai. 25 2. Baut am. 3. “ Riche en mérite, et poétiquement pourtant habite l'homme sur cette terre. ” p 121 : “ Jamais toutefois la pensée ne crée la maison de l'Etre. La pensée conduit l'ek-sistence historique, c'est-à-dire l'humanitas de l'homo humanus, au domaine où se lève l'aube de l'indemne. ” p 121-122 : “ En même temps que l'indemne, dans l'éclaircie de l'Etre apparaît le malfaisant. L'essence du malfaisant ne consiste pas dans la pure malice de l'agir humain, elle repose dans la malignité de la fureur. L'un et l'autre, l'indemne et la fureur ne peuvent toutefois déployer leur essence dans l'Etre qu'en tant que l'Etre lui-même est le lieu du combat. En lui se cèle la provenance essentielle du néantiser. Ce qui néantise s'éclaircit comme ce qui a en lui le: ne... pas. On peut l'aborder dans le “ non ”. Le “ ne-pas ” ne provient aucunement du dire-non de la négation. Tout “ non ” qui ne se confond pas avec une manifestation du pouvoir qu'a la subjectivité de se poser elle-même, mais reste un laisser-être de l'ek-sistence, répond à la revendication (1) du néantiser qui s'est éclairci. Tout non n'est que l'aveu du ne-pas, et tout aveu repose dans la reconnaissance. Celle-ci laisse venir à soi ce dont il s'agit. On croit qu'on ne peut nulle part trouver le néantiser dans l'étant lui-même. Cela est vrai tant qu'on cherche le néantiser comme quelque chose d'étant, comme une modalité de l'ordre de l'étant qui affecte l'étant. Mais, cherchant de la sorte, on ne cherche pas le néantiser. L'Etre lui-même n'est pas une modalité de cet ordre qu'on puisse constater dans l'étant. Et pourtant l'Etre est plus étant que tout étant. Parce que le néantiser déploie son essence dans l'Etre lui-même, on ne peut jamais l'apercevoir comme quelque chose d'étant qui affecte l'étant. Assurément, le renvoi à cette impossibilité ne prouve en rien que le ne-pas ait sa provenance dans le dire-non. Une telle preuve ne paraît porter que si l'on pose l'étant comme la réalité objective de la subjectivité. On déduit alors de l'alternative que tout ne-pas, n'apparaissant jamais comme quelque chose d'objectif, doit être sans conteste le produit d'un acte du sujet. Quant à savoir maintenant si le dire-non pose le ne-pas comme un pur objet de pensée, ou si le néantiser revendique d'abord le “ non ” comme ce,qui est à dire dans le laisser-être de l'étant, une réflexion subjective sur la pensée déjà posée comme subjectivité ne peut assurément en décider. Une telle réflexion n'atteint nullement encore à la dimension où cette question peut être posée comme il convient. Reste à se demander, à supposer que la pensée appartienne à l'ek-sistence, si tout “ oui ” et tout “ non ” ne sont pas déjà ek-sistants en vue de la vérité de l'Etre. S'il en est ainsi, le “ oui ” et le “ non ” sont déjà en eux-mêmes à l'écoute et au service de l'Etre (1). En tant (2) qu'ils sont dans cette dépendance , ils ne peuvent jamais (3) poser d'abord ce à quoi ils appartiennent. ” 1. Anspruch (voir note 1. p. 74). 1. Hörig. 2. Als diese Hörigen. 3. Gehôren. P 122-123 : “ Le néantiser déploie son essence dans l'Etre lui-même et nullement dans l'être-là de l'homme, pour autant qu'on pense cet être-là comme subjectivité de l'ego cogito. L'être-là ne néantise nullement, en tant que l'homme, pris comme sujet, accomplit la néantisation au sens du rejet, mais l'être-le-là néantise, en tant que pris comme l'essence au sein de laquelle l'homme ek-siste, il appartient lui-même à l'essence de l'Etre. L'Etre néantise en tant qu'Etre. C'est pourquoi, dans l'idéalisme absolu, chez Hegel et Schelling le ne-pas apparaît comme la négativité de la négation dans l'essence de l'Etre. Mais l'Etre est alors pensé au sens de la réalité absolue comme volonté inconditionnée qui se veut elle-même, et qui se veut comme volonté de savoir et d'amour. Dans cette volonté, l'Etre comme volonté de puissance se cèle encore. Il ne peut toutefois s'agir ici d'examiner pourquoi la négativité de la subjectivité absolue est “ dialectique ”, et pourquoi le néantiser qui vient au jour par la dialectique est en même temps voilé dans l'essence. ” 26 P 123 : “ Le néantisant dans l'Etre est l'essence de ce que j'appelle le Rien (1). C'est pourquoi la pensée, parce qu'elle pense l'Etre, pense le Rien. Seul l'Etre accorde à l'indemne son lever dans la grâce (2) et à la fureur son élan vers la ruine. ” P 123-124 : “ C'est seulement pour autant que l'homme ek-sistant dans (3) la vérité de l'Etre appartient à l'Etre, que de l'Etre lui-même peut venir l'assignation de ces consignes qui doivent devenir pour l'homme normes et lois. Assigner se dit en grec . Le n'est pas seulement la loi, mais plus originellement l'assignation cachée dans le décret de l'Etre. Cette assignation seule permet d'enjoindre (4) l'homme à l'Etre. Et seule une telle injonction (5) permet de porter et de lier. Autrement toute loi n'est que le produit de la raison humaine. Plus essentiel que l'établissement de règles est là découverte par l'homme du séjour en vue de la vérité de l'Etre. Ce séjour (6) seul accorde l'expérience de ce qui tient (7) . La vérité de l'Etre fait don du maintien (8) pour toute contenance (9). Le mot “ Halt ” signifie “ garde ” en notre langue. L'Etre est la garde qui, pour sa vérité, a dans sa garde l'homme en son essence ek-sistante, de sorte qu'elle abrite l'ek-sistence dans le langage. C'est pourquoi le langage est à la fois la maison de l'Etre et l'abri de l'essence de l'homme. C'est seulement parce que le langage est l'abri de l'essence de l'homme que les hommes et les humanités historiques peuvent être sans abri dans leur propre langue, devenue pour eux l'habitacle de leurs machinations. ” 1. Das Nichts. 2. Huld. 3. In die. 4. Verfugen. 5. Fügung 6. Aufenthalt. 7. Haltbar. 8. Halt. 9. Verhalten p 124 : “ Mais dans quelle relation se situe la pensée de l’Etre vis-à-vis du comportement théorique et pratique ? Cette pensée surpasse toute contemplation parce qu'elle se soucie de la lumière en laquelle seule une vision comme theoria peut séjourner et se mouvoir. La pensée est attentive à l'éclaircie de l'Etre, lorsqu'elle insère son dire de l'Etre dans le langage qui est celui de l'abri de l'ek-sistence. C'est ainsi que la pensée est un faire. Mais un faire qui surpasse d'emblée toute praxis. La pensée est supérieure à toute action et production, non par la grandeur de ce qu'elle réalise ou par les effets qu'elle produit, mais par l'insignifiance de son accomplir qui est sans résultat. Car la pensée ne porte au langage, dans son dire, que la parole inexprimée de l'Etre. La tournure ici employée: zur Sprache bringen, “ porter au langage ”, est désormais à prendre en son sens littéral. S'éclaircissant, l'Etre vient au langage. Il est sans cesse en route vers lui. De son côté, la pensée ek-sistante porte au langage, dans son dire, cet avenant. Ainsi le langage est lui-même exhaussé dans l'éclaircie de l'Etre. C'est alors seulement que le langage est de cette manière mystérieuse et qui néanmoins constamment nous gouverne. Lorsque le langage, ainsi porté à la plénitude de son essence, est historique, l'Etre est gardé dans et pour la-pensée-qui-le-pense (1). Lorsqu'elle pense, l'ek-sistence habite la maison de l'Etre. Et il en est de tout cela comme si, par le dire pensant, absolument rien ne s'était produit. ” 1. In das Andenken verwahrt. P 125 : “ Mais, à l'instant même, un exemple s'offre à nous de ce faire inapparent de la pensée. Lorsqu'en effet nous pensons proprement cette tournure, au langage destinée: “ porter au 27 langage ”, cette tournure et rien de plus, lorsque, dans toute l'attention du dire, nous maintenons ce que nous venons de penser comme ce qui désormais sera toujours à-penser, nous avons porté au langage quelque chose où se déploie l'essence de l'Etre lui-même. Le surprenant dans cette pensée de l'Etre, c'est ce qu'elle a de simple. C'est cela justement qui nous éloigne d'elle. Car nous ne recherchons la pensée qui s'est présentée, au cours de l'histoire, sous le nom de “ philosophie ” que sous la forme de l'inhabituel, accessible aux seuls initiés. Nous nous représentons la pensée sur le mode de la connaissance et de la recherche scientifiques. Nous mesurons le faire aux réalisations impressionnantes et couronnées de succès de la praxis. Mais le faire de la pensée n'est ni théorique ni pratique; il ne consiste pas davantage dans l'union de ces deux modes de comportement. Par la simplicité de son essence, la pensée de l'Etre se fait pour nous inconnaissable. Si toutefois nous nous familiarisons avec ce que cette simplicité a d'insolite, une autre difficulté nous guette. Le soupçon nous gagne que cette pensée de l'Etre ne sombre dans l'arbitraire; car elle ne peut se tenir à l'étant. Sur quoi donc la pensée se règlet-elle ? Quelle est la loi de son faire ? C'est ici qu'il nous faut entendre la troisième question de votre lettre: Comment sauver l'élément d'aventure que comporte toute recherche sans faire de la philosophie une simple aventurière? Ne nommons qu'en passant, pour le moment, la poésie. Elle se situe devant la même question et de la même manière que la pensée. Mais le mot à peine remarqué d'Aristote, dans sa Poétique, demeure toujours valable, selon lequel la création poétique est plus vraie que l'exploration méthodique de l'étant. ” P 126 : “ Toutefois la pensée n'est pas seulement, comme recherche et question dirigée sur le non-pensé, une aventure (1). La pensée est, dans son essence, comme pensée de l'Etre, revendiquée par l'Etre. La pensée se rapporte à l'Etre comme à l'avenant (1). La pensée est, comme pensée, liée à la venue de l'Etre, à l’Etre en tant qu'il est la venue. Déjà l'Etre s'est destiné à la pensée. L'Etre est, en tant que le destin de la pensée. Mais le destin est en soi historique. Déjà, dans le dire des penseurs, son histoire est venue au langage. Porter à chaque fois au langage cette venue de l'Etre, venue qui demeure et dans ce demeurer attend l'homme, est l'unique affaire de la pensée. C'est pourquoi les penseurs essentiels disent constamment le même. Ce qui ne veut pas dire: l'identique. Assurément ils ne le disent que pour celui qui s'engage à penser sur leurs traces. Lorsque la pensée, pensant l'Etre historiquement (2), est attentive au destin de l'Etre, elle s'est déjà liée à la convenance qui est conforme à ce destin. Se réfugier dans l'identique n'est pas dangereux. Mais se risquer dans la dissension pour dire le même, voilà le danger. L'ambiguïté menace et la pure discorde. ” P 126-127 : “ La convenance du dire de l'Etre comme destin de la vérité est la loi première de la pensée, et non les règles de la logique qui ne peuvent devenir règles qu'à partir de la loi de l'Etre. Mais être attentif à la convenance du dire pensant n'inclut pas seulement qu'à chaque fois nous réfléchissions à ce qui est à dire de l'Etre et au comment cela est à dire. Tout aussi essentiel reste à penser si on peut dire ce qui est à-penser et jusqu'à quel point, à quel moment de l'histoire de l'Etre et dans quel dialogue avec cette histoire, à partir enfin de quelle revendication. Ces trois points que mentionnait une lettre précédente (1) sont, dans leur parenté, déterminés à partir de la loi de convenance de la pensée historico-ontologique: la rigueur de la réflexion, l'attention vigilante du dire, l'économie des mots. ” 1. En français dans le texte. 2. Geschichtlich andenkend. 1. Nous donnons, à la page 129, une traduction de cette lettre, dont le texte nous a été obligeamment communiqué par Jean Beaufret. 28 P 127 : “ Le moment est venu de cesser de surestimer la philosophie et, par le fait même, de trop lui demander. Tel est bien ce qu'il nous faut dans la pénurie actuelle du monde: moins de philosophie et plus d'attention à la pensée ; moins de littérature et plus de soin donné à la lettre comme telle. La pensee à venir ne sera plus philosophie, parce qu'elle pensera plus originellement que la métaphysique, mot qui désigne la même chose. La pensée à venir ne pourra pas non plus, comme Hegel le réclamait, abandonner le nom d'“ amour de la sagesse ” et devenir sagesse elle-même sous la forme du savoir absolu. La pensée redescendra dans la pauvreté de son essence provisoire. Elle rassemblera le langage en vue du dire simple. Ainsi le langage sera le langage de l'Etre, comme les nuages sont les nuages du ciel. La pensée, de son dire, tracera dans le langage des sillons sans apparence, des sillons de moins d'apparence encore que ceux que le paysan creuse d'un pas lent à travers la campagne. 29 INTRODUCTION A LA METAPHYSIQUE 1/ LA QUESTION FONDAMENTALE DE LA METAPHYSIQUE. p 13 : “ Pourquoi donc y a-t-il l'étant et non pas plutôt rien ? ” Telle est la question. Et il y a lieu de croire que ce n'est pas une question arbitraire. “ Pourquoi donc y a-t-il l'étant et non pas plutôt rien ? ” Telle est manifestement la première de toutes les questions. La première, elle ne l'est pas, bien entendu, dans l'ordre de la suite temporelle des questions. Au cours de leur développement historique à travers le temps les individus, aussi bien que les peuples, posent beaucoup de questions. Ils recherchent, ils remuent, ils examinent quantité de choses, avant de se heurter à la question: “ Pourquoi donc y a-t-il l'étant et non pas plutôt rien? ” Il arrive à beaucoup de ne jamais se heurter à cette question, s'il est vrai qu'il s'agit, non pas seulement d'entendre et de lire cette phrase interrogative comme simplement énoncée, mais de demander la question, c'est-à-dire de faire surgir son horizon, de la poser, de se forcer à pénétrer dans l'horizon de ce questionner. ” Et pourtant chacun de nous se trouve quelque jour, peut-être même plusieurs fois, de loin en loin, effleuré par la puissance cachée de cette question, sans d'ailleurs bien concevoir ce qui lui arrive. A certains moments de grand désespoir par exemple, lorsque les choses perdent leur consistance et que toute signification s'obscurcit, la question surgit. Peut-être ne nous a-t-elle touché qu'une fois, comme le son amorti d'une cloche, qui pénètre en notre être-Là, et se perd de nouveau peu à peu. ” P 14 : “ Mais c'est la première question en un autre sens, à savoir quant à son rang. Ce qu'on peut rendre manifeste à un triple point de vue. La question “Pourquoi donc y a-t-il l'étant et non pas plutôt rien ? ” s'impose à nous comme occupant le premier rang, d'abord parce qu'elle est la plus vaste) ensuite parce qu'elle est la plus profonde, enfin parce qu'elle est la plus originaire. C'est la question qui s'étend le plus loin. Elle ne s'arrête à aucun étant quel qu'il soit. C'est une question qui embrasse tout l'étant, c'est-à-dire non seulement le donné actuel au sens le plus large, mais aussi ce qui fut auparavant et ce qui est à venir. Le domaine auquel s'applique cette question ne trouve sa limite que dans ce qui n'est jamais ni d'aucune façon, dans le néant. Tout ce qui n'est pas néant tombe sous le coup de cette question, et finalement le néant lui-même; non qu'il soit quelque chose, un étant, du fait que nous en parlons tout de même, mais bien parce qu'il “ est ” le néant. L'étendue de notre question est si vaste que nous ne pouvons jamais aller au-delà. Nous n'interrogeons pas ceci ou cela, ni non plus tous les étants en les parcourant successivement, mais bien d'emblée l'étant tout entier, ou, pour employer des termes qui seront expliqués plus tard, l'étant en totalité comme tel. ” P 15 : “ Par cela même qu'elle est de cette façon-ci la plus vaste, cette question est aussi la plus profonde. Pourquoi donc y a-t-il étant ?... Pourquoi, c'est-à-dire quel est le fondement? De quel fondement l'étant est-il issu ? Sur quel fondement se tient l'étant? Vers quel fondement l'étant se dirige-t-il? La question n'interroge pas tel ou tel ceci ou cela dans l'étant, sur ce qu'il est ici ou là, sur la façon dont il est fait, sur ce qui peut le modifier, sur ses usages possibles, et ainsi de suite. Le questionner cherche le fondement de l'étant, en tant qu'il est étant. Chercher le fondement, chercher le fond, cela signifie : approfondir. Ce qui est mis en question vient se rapporter à son fondement, à son fond. Seulement, du fait du questionner lui-même, ceci reste ouvert, à savoir si ce fondement fonde véritablement, réalise la fondation, si c'est un fondement originaire (Ur-grund), ou bien si ce fondement refuse toute fondation, si c'est un abîme, un fond abyssal (Ab-grund), ou encore si ce fondement n'est ni l'un ni l'autre, mais donne seulement l'illusion, peut-être nécessaire, de fondation, si c'est un fond qui n'en est pas un, un pseudo-fondement (Un-grund). Quoi qu'il en soit, la question cherche réponse dans un fondement qui fonde que l'étant est étant, en tant qu'il est étant (als ein solches das es ist).Cette 30 question sur le pourquoi ne cherche pas pour l'étant des causes qui soient de même nature et sur le même plan que lui-même. Cette question sur le pourquoi ne se meut pas sur une quelconque surface ou superficie, elle pénètre dans le domaine situé “ au fond ”, et cela jusqu'au point ultime, jusqu'à la limite; elle se détourne de toute superficie ou platitude, elle s'efforce vers le profond; en tant qu'elle est la plus vaste, elle est en même temps, parmi les questions profondes, la plus profonde. ” P 15-16 : “ En tant qu'elle est la plus vaste et la plus profonde, cette question est finalement la plus originaire. Qu'entendons nous par là? Si nous considérons notre question dans toute l'ampleur de ce qu'elle met en question, à savoir l'étant comme tel en totalité, nous nous trouvons sans doute facilement en présence de ce qui suit : dans la question, nous tenons tout à fait éloigné de nous tout étant particulier et singulier en tant qu'il est précisément ceci ou cela. Nous considérons l'étant dans sa totalité, sans privilégier aucun étant particulier. Seulement, chose curieuse, un étant ne cesse de se présenter avec insistance dans ce questionner les hommes qui posent la question. Mais il ne doit pas s'agir d'un quelconque étant particulier dans cette question. En raison de sa portée illimitée, tous les étants sont équivalents. Un quelconque éléphant, dans une quelconque forêt vierge aux Indes, est aussi bien étant qu'un quelconque processus chimique de combustion sur la planète Mars, ou tout ce qu'on voudra. ” P 16-17 : “ Mais du fait que l'étant dans son ensemble se trouve à un moment quelconque introduit dans la susdite question, le “ questionner ” va à lui, et lui à ce questionner, et tous deux participent ainsi à une relation remarquable parce que unique en son genre. Car c'est par ce questionner que l'étant dans son ensemble est pour la Première fois ex-posé comme tel et en direction de son fondement possible, et maintenu ouvert dans le questionner. Le questionner de cette question n'est pas, relativement à l'étant comme tel dans son ensemble, une quelconque occurrence (Vorkommnis) arbitraire à l'intérieur de l'étant, comme par exemple la chute des gouttes de pluie. La question sur le pourquoi se place pour ainsi dire en face de l'étant dans son ensemble, et par là s'en dégage, quoique jamais complètement. Mais c'est précisément à cela que ce questionner doit sa situation privilégiée. Du fait qu'il se situe en face de l'étant dans son ensemble, mais cependant sans échapper à son étreinte, ce qui est demandé dans cette question rejaillit sur le questionner lui-même. Pourquoi le pourquoi ? Sur quoi se fonde elle-méme la question sur le pourquoi, qui prétend placer l'étant en totalité dans son fondement ? Est-ce que ce pourquoi est encore lui aussi un questionner sur le fondement provisoire (Vordergrund), de sorte qu'on chercherait toujours un nouvel étant devant le fonder? Est-ce à dire que cette “ première ” question, si on la compare à la question de l'être avec ses diverses transformations, n'est tout de même pas la première selon le rang? ” Certes, que la question : “ Pourquoi y a-t-il l'étant et non plutôt rien ? ” soit posée ou non, cela n'affecte en rien l'étant lui-même. Les planètes n'en suivent pas moins leurs cours. L'élan vital ne s'en épanouit pas moins à travers le monde végétal et animal. Mais, si cette question vient à être posée, alors, dans ce questionner, s'il est réellement accompli, a lieu nécessairement un rejaillissement, à partir de ce qui est demandé et de ce qui est interrogé (gefragt und befragt), sur le questionner lui-même. Il en résulte que ce questionner n'est pas une quelconque démarche arbitraire, mais une occurrence remarquable, que nous appelons un événement (Geschehnis). ” P 18 : “ Alors nous faisons l'expérience que cette question éminente sur le pourquoi a son fondement dans un saut (Sprung) par lequel l'homme quitte d'un bond toute la sécurité antérieure, qu'elle ait été authentique ou présumée. Le questionner de cette question est seulement dans le saut, et comme saut, ou sinon n'est pas du tout. Ce que veut dire ici “ saut ” sera éclairci plus tard . Notre questionner n'est pas encore le saut; pour qu'il le soit il faut encore qu'il se transforme; il se tient encore - dans le non-savoir - en face de l'étant. Qu'il suffise d'indiquer maintenant que le saut de ce questionner fait surgir (er-springt) son propre fondement, le réalise en surgissant (springend erwirkt). Un tel saut se faisant surgir comme 31 fondement, nous l'appelons, selon la signification authentique du mot, un surgissement originaire (Ursprung) : le se-faire-surgir-le-fondement. Parce que, pour tout questionner authentique, la question “ Pourquoi y a-t-il l'étant et non pas plutôt rien ? ” fait surgir le fondement, et est ainsi surgissement originaire, nous devons le reconnaître comme la question la plus originaire. En tant qu'elle est la question la plus vaste et la plus profonde, elle est la plus originaire et réciproquement. ” P 18-19 : “ En ce triple sens la question est la première selon le rang, et ce rang ici se réfère à la hiérarchie du questionner à l'intérieur du domaine que cette question ouvre et fonde en en donnant la dimension (mass-gebend). Notre question est la question de toutes les questions véritables, c'est-à-dire qui se fondent sur elles-mêmes et, qu'on s'en rende compte ou non, elle est nécessairement co-demandée (mit-gefragt) en toute question. Aucun questionner - ni par suite le moindre “ problème ” scientifique - ne se comprend soi-même, s'il ne saisit pas la question de toutes les questions, c'est-à-dire ne la demande pas. Il faut, dès la première leçon, que ceci soit bien clair pour nous : il n'est jamais possible de décider objectivement si quelqu'un demande réellement cette question, si nous-mêmes la demandons réellement, c'est-à-dire si nous faisons le saut, ou si au contraire nous n'arrivons pas à nous élever au-dessus de la simple formulation. Dans l'horizon d'un être-Là historique auquel le questionner demeure étranger en tant que puissance originaire, la question perd aussitôt son rang. ” P 20 : “ La philosophie réside dans cette folie. “ Une philosophie chrétienne ” est un cercle carré et un malentendu. Il y a certes une élaboration, par une pensée questionnante, du monde dont on a fait chrétiennement l'expérience, c'est-à-dire de la foi, et c'est la théologie. Seules les époques qui ne croient plus guère à la véritable grandeur de la tâche de la théologie en viennent à concevoir l'idée ruineuse que la théologie pourrait gagner à être soi-disant rajeunie à l'aide de la philosophie, et ainsi mise davantage au goût du jour, ou même remplacée. Pour la foi authentiquement chrétienne la philosophie est une folie. Philosopher, c'est demander : “ Pourquoi donc y a-t-il l'étant et non pas plutôt rien ? ” Questionner véritablement ainsi, cela signifie : courir le risque de questionner jusqu'au bout, d'épuiser l'inépuisable de cette question, par le dévoilement de ce qu'elle exige de demander. Là où quelque chose de ce genre pro-vient (geschieht), il y a philosophie. ” P 20 : “ Tout questionner essentiel de la philosophie demeure nécessairement inactuel (unzeitgemäss). Et ceci, ou bien parce que la philosophie se trouve jetée loin en avant de son propre aujourd'hui, ou bien encore parce qu'elle re-lie l'aujourd'hui à son “ ayant-été ” ancien et originaire (sein früher und anfänglich Gewesenes). Dans tous les cas la philosophie reste un savoir qui non seulement ne se laisse pas rendre actuel (zeitgemäss), mais dont il faut bien plutôt dire l'inverse : qu'il subordonne l'actualité (Zeit) à sa mesure (Mass). ” P 20-21 : “ La philosophie est essentiellement inactuelle parce qu'elle appartient à ces rares choses dont le destin est de ne jamais pouvoir rencontrer une résonance (Widerklang) immédiate dans leur propre aujourd'hui, et de ne jamais non plus avoir le droit d'en rencontrer une. Lorsque quelque chose de tel semble se produire, lorsqu'une philosophie devient une mode, alors, ou bien il n'y a pas philosophie véritable, ou bien celle-ci est détournée de son sens et utilisée abusivement, selon les besoins du jour, à des fins quelconques qui lui sont étrangères. ” P 21 : “ Par suite la philosophie n'est pas non plus un savoir qu'on pourrait acquérir directement comme des connaissances de métier et techniques, ni un savoir qu'on pourrait appliquer directement comme des notions économiques, et plus généralement comme tout savoir professionnel, et évaluer toujours selon son caractère utilisable. Mais ce qui est inutilisable peut tout de même, et même d'autant mieux, être une puissance. Ce qui ne connaît pas de résonance immédiate dans la vie de tous les jours peut être en consonance 32 (Einklang) intime avec le pro-venir (Geschehen) authentique qui est dans la provenance historique (Geschichte) d'un peuple. Ce peut même en être la pré-sonance (Vorklang). Ce qui est inactuel imposera son propre rythme. Cela vaut pour la philosophie. C'est pourquoi on ne peut pas fixer non plus une fois pour toutes, dans l'absolu, la tâche de la philosophie, et en déduire ce qu'il faut exiger d'elle. Chacune des démarches, chacune des amorces de son développement porte en soi sa propre loi. La seule chose qu'on puisse dire, c'est ce que la philosophie ne peut pas être, et ce qu'elle ne peut pas donner. ” P 22 : “ Toute forme essentielle de l'esprit se tient dans l'ambiguïté. Plus cette forme se soustrait à la comparaison avec d'autres, plus la méprise à laquelle elle donne lieu a des aspects multiples. La philosophie est une des rares possibilités, parfois aussi une des rares nécessités, de l'existence humaine, qui soient autonomes et créatrices. Les méprises courantes sur la philosophie, qui d'ailleurs atteignent tout de même quelque chose d'une façon plus ou moins lointaine, sont innombrables. Bornons-nous ici à deux d'entre elles qui sont importantes pour éclairer la situation présente et future de la philosophie. L'une de ces méprises consiste à concevoir de trop grandes prétentions (Überförderung) concernant l'essence de la philosophie; l'autre, à pervertir le sens de son opération, à la mé-vertir (Verkehrung ihres Leistungssinnes). P 22-23 : “ A prendre les choses en gros, la philosophie vise toujours les fondements premiers et derniers de l'étant, et ceci de façon que l'homme lui-même y trouve expressément une interprétation, et aussi une institution des fins, concernant l'être-homme. A partir de là s'accrédite facilement l'apparence selon laquelle la philosophie pourrait et devrait fournir à l'être-Là d'un peuple, en chaque époque, pour le présent et pour l'avenir, ses fondations, sur lesquelles ensuite une civilisation devrait s'édifier. De telles espérances et de telles exigences vont cependant au-delà de ce qu'on est en droit d'attendre du pouvoir et de l'essence de la philosophie. Le plus souvent cet excès d'exigence se manifeste sous forme d'un dénigrement de la philosophie. On dit par exemple : puisque la métaphysique n'a pas contribué à préparer la révolution, il faut la rejeter. C'est exactement aussi intelligent que si on prétendait qu'un établi doit être mis au rancart parce qu'il ne permet pas de s'élever dans les airs. La philosophie ne peut jamais d'une façon immédiate apporter les forces, ni créer les formes d'action et les conditions, qui suscitent une situation historique, ceci déjà pour la simple raison qu'elle ne concerne jamais immédiatement qu'un petit nombre d'hommes. Lesquels? Ceux qui transforment en créant, ceux qui opèrent une transmutation. Ce n'est que médiatement, et par des détours que nous ne pouvons jamais tracer d'avance, qu'elle prend de l'ampleur, pour finalement dégénérer un beau jour - depuis longtemps oubliée en tant que philosophie authentique - en évidence banale de l'être-Là. ” P 23 : “ En revanche, ce que la philosophie peut être et doit être vertu de son essence, c'est : une ouverture - selon le penser - des voies et perspectives d'un savoir qui détermine la mesure et le rang, de ce savoir dans lequel et à partir duquel un peuple comprend et accomplit son être-Là dans le monde proventuel de l'esprit (in der geschichtlichgeistigen Welt), de ce savoir qui aiguillonne, menace et nécessite tout questionnement et toute appréciation. La deuxième méprise que nous avons mentionnée est une mé-version de la tâche de la philosophie. Si celle-ci ne peut fournir les fondations d'une civilisation, elle peut du moins, pense-t-on, contribuer à faciliter, à alléger son édification; soit qu'elle ordonne la totalité de l'étant en vues synoptiques et en systèmes, et prépare, à fins d'utilisation, un tableau-du-monde (Weltbild) - comme une carte du monde - des différentes choses, et des différents genres de choses possibles, permettant ainsi une orientation universelle et la même pour tout (gleichmässig), soit que, plus particulièrement, elle décharge les sciences d'une partie de leur travail, en menant à bonne fin la réflexion (Besinnung) sur leurs présupposés, leurs concepts fondamentaux et leurs principes. On attend de la philosophie qu'elle favorise, voire accélère, le 33 fonctionnement pratique et technique des entreprises “ culturelles ”, c'est-à-dire qu'elle les facilite, les allège. ” P 23-24 : “ Seulement - il est de l'essence de la philosophie de rendre les choses, non pas plus faciles, plus légères, mais au contraire plus difficiles, plus lourdes. Et ceci, non pas incidemment, parce que son mode de communication paraît déconcertant, voire tout à fait extravagant, au sens commun. Non, c'est bien la tâche authentique de la philosophie d'aggraver, d'alourdir, l'être-Là alors historial - et par là, au fond, l'être lui-même. L'aggravation rend aux choses, à l'étant, le poids (l'être). Et cela pourquoi ? Parce que l'aggravation est une des conditions fondamentales décisives pour la naissance de tout ce qui est grand, et nous y comprendrons au premier chef le destin d'un peuple historial et de ses œuvres. Mais il n'y a destin que là où un savoir véritable concernant les choses gouverne l'être-Là. Or, les voies et perspectives d'un tel savoir, c'est la philosophie qui les ouvre. ” P 24 : “ Les méprises dont la philosophie ne cesse d'être entourée sont surtout favorisées par ce que font les gens comme nous, c'est-à-dire les professeurs de philosophie. Leur besogne ordinaire, d'ailleurs justifiée et même utile, est de transmettre une certaine connaissance des philosophies déjà existantes, selon les exigences d'une bonne culture. On a ensuite l'impression que cela même est philosophie, alors que, dans le meilleur des cas, ce n'est que science de la philosophie. ” P 25 : “ Nous avons, en commençant, énoncé une question: “ Pourquoi donc y a-t-il l'étant et non pas plutôt rien? ” Nous soutenons ceci : le questionner de cette question, c'est le philosopher. Si, en regardant autour de nous par la pensée, nous nous mettons en route dans la direction de cette question, cela signifie d'abord un renoncement à tout séjour dans un quelconque des domaines courants de l'étant. Nous allons au-delà de ce qui est à l'ordre du jour. Nous questionnons par-delà le courant et le “ dans-l'ordre ” qui est bien ordonné dans la vie quotidienne. Il est arrivé à Nietzsche de dire (VII, 269) : “ Un philosophe : c'est un homme qui ne cesse de vivre, de voir, de soupçonner, d'espérer, de rêver des choses extraordinaires... ” Philosopher, c'est questionner sur ce qui est en dehors de l'ordre. Cependant, étant donné que, comme nous n'avons encore fait que l'indiquer, ce questionner produit un choc en retour sur lui-même, ce qui est en dehors de l'ordre, ce n'est pas seulement ce sur quoi on questionne, c'est aussi le questionner lui-même. Cela veut dire que ce questionner n'est pas au bord du chemin, de sorte que nous pourrions un beau jour tomber dessus inopinément, voire par mégarde. Il ne se tient pas non plus dans l'ordre habituel de la vie quotidienne, de sorte que nous y serions amenés par force en raison de quelconques exigences, voire de quelconques prescriptions. Ce questionner ne se trouve pas non plus dans le domaine où, de façon pressante, il est pourvu et donné satisfaction aux impérieux besoins du jour. Le questionner lui-même est en dehors de l'ordre. Il est entièrement libre et volontaire, établi pleinement et expressément sur une base secrète de liberté, sur ce que nous avons appelé le saut. Nietzsche dit encore : “ La philosophie... c'est la vie libre et volontaire dans les glaces et la haute montagne ” (XV, 2). Ainsi, nous pouvons maintenant le dire, philosopher, c'est un questionner extraordinaire, en dehors de l'ordre (ausserordentlich), sur ce qui est en dehors de l'ordre (das Ausserordentliche). ” P 25-26 : “ A l'époque du premier et décisif déploiement de la philosophie occidentale chez les Grecs, par lequel le questionner sur l'étant comme tel en totalité prit son véritable départ, on nommait l'étant Ce mot de base des Grecs pour l'étant, on a coutume de le traduire par “ nature ”. On utilise la traduction latine natura, ce qui signifie proprement “ naître ”, “ naissance ”. Mais, par cette traduction latine, on s'est déjà détourné du contenu originaire du mot grec , l'authentique force d'appellation philosophique du mot grec est détruite. Cela ne vaut pas seulement pour la traduction latine de ce mot, mais pour toutes les autres traductions de la langue philosophique grecque en “ romain ”. Cette traduction du grec en romain n'est pas indifférente ni anodine, c'est au contraire la première étape d'un processus de fermeture et d'aliénation de ce qui constitue l'essence originaire de la philosophie grecque. La 34 traduction (Übersetzung) romaine fit ensuite autorité pour le christianisme et le Moyen Age chrétien. Celui-ci se trans-mit (setzte sich über) dans la philosophie moderne, qui se meut dans le monde de concepts du Moyen Age, et crée alors les idées et notions courantes qu'on emploie aujourd'hui encore pour se rendre compréhensible le commencement de la philosophie occidentale. Ce commencement est considéré comme quelque chose que les gens d'aujourd'hui sont censés avoir dépassé et laissé depuis longtemps derrière eux. ” P 26-27 : “ Mais il s'agit maintenant pour nous de sauter par-dessus ce processus de déformation et de dégradation, et de chercher à reconquérir la force d'appellation intacte de la langue et des mots; car les mots et la langue ne sont pas de petits sachets dans lesquels les choses seraient simplement enveloppées pour le trafic des paroles et des écrits. C'est seulement dans le mot, dans la langue, que les choses deviennent et sont. C'est pourquoi aussi le mauvais usage de la langue dans le simple bavardage, dans les slogans de la phraséologie, nous fait perdre la relation authentique aux choses. Or, que dit le mot ? Il dit ce qui s'épanouit de soi-même (par ex. l'épanouissement d'une rose), le fait de se déployer en s'ouvrant et, dans un tel déploiement, de faire son apparition, de se tenir dans cet apparaître et d'y demeurer, bref il dit la perdominance perdurant dans un s'épanouir (das aufgebend-verweilende Walten). Selon le dictionnaire, veut dire croître, faire croître. Mais que signifie croître? Cela désigne-t-il seulement le fait de s'agrandir selon la quantité, de devenir plus, et plus grand? ” P 27 : “ La conçue comme épanouissement (Aufgeben) peut être partout, par exemple dans les phénomènes célestes (lever (Aufgang) du soleil), dans la houle marine, dans la croissance des plantes, dans la sortie de l'animal et de l'homme du ventre de leur mère. Mais la perdominance de ce qui s'épanouit, ne signifie pas seulement ces phénomènes que nous attribuons aujourd'hui encore à la “ nature ”. Cet épanouissement, ce se tenir- en-soi-vers- le-dehors, cela ne peut être considéré comme un processus observé, parmi d'autres, dans l'étant. La est l'être même, grâce auquel seulement l'étant devient observable et reste observable. ” Les Grecs n'ont pas commencé par apprendre des phénomènes naturels ce qu'est la mais inversement : c'est sur la base d'une expérience fondamentale poétique et pensante (dichtend-denkend) de l'être, que s'est ouvert à eux ce qu'ils ont dû nommer . Ce n'est que sur la base de cette ouverture qu'ils purent être à même de comprendre la nature au sens restreint. désigne donc originairement aussi bien le ciel que la terre, aussi bien la pierre que la plante, aussi bien l'animal que l'homme, et l'histoire humaine en tant qu'oeuvre des hommes et des dieux, enfin, et en premier lieu, les dieux mêmes dans le pro-de-stin. désigne la perdominance de ce qui s'épanouit, et le demeurer (Währen) per-dominé (durchwaltet) par cette perdominance. Dans cette perdominance qui perdure dans l'épanouissement se trouvent inclus aussi bien le “ devenir ” que “ l'être ” au sens restreint de persistance immobile. est la venue au jour, <la Pro-sistance> (Ent-stehen), le fait de s'émettre (sich herausbringen) hors du latent (das Verborgene), et par là de porter celui-ci à stance (in den Stand bringen). ” P 27-28 : “ Mais si, comme il arrive le plus souvent, on ne comprend pas dans le sens originaire de perdominance de ce qui s'épanouit et perdure, mais dans le sens ultérieur et actuel de nature, et si l'on pose en outre que la nature se manifeste fondamentalement par les mouvements. des choses matérielles, des atomes, des électrons, c'est-à-dire par la physique moderne soumet à ces investigations comme “ physia ”, alors la philosophie originaire des Grecs devient une philosophie de la nature, une représentation de toutes choses, selon laquelle elles sont proprement de nature matérielle. ” 35 P 28 : “ Or tout ce qui est grand ne peut commencer que grand. C'est même toujours son commencement qui est le plus grand. Ce qui commence petit, c'est seulement le petit, dont la grandeur douteuse consiste à tout rapetisser; ce qui commence petit, c'est la décadence, qui à son tour peut devenir grande au sens de la démesure de l'anéantissement total. Ce qui est grand commence grand, ne se maintient dans sa persistance que par un libre retour de la grandeur, et, si c'est grand, finit aussi dans la grandeur. Il en est ainsi de la philosophie des Grecs. Elle a fini dans la grandeur avec Aristote. Seul le sens commun et l'homme médiocre s'imaginent que ce qui est grand devrait durer indéfiniment, et en outre identifient cette durée avec l'éternel. L'étant comme tel en totalité, les Grecs le nomment . Indiquons seulement en passant que, déjà au sein de la philosophie grecque, le mot commença assez tôt à prendre un sens plus restreint, sans que pour autant sa signification originaire disparût de la philosophie grecque - de son expérience, de son savoir, de son attitude. Lorsque Aristote parle des principes de l'étant comme tel (cf. Met. ri, 1003 à 27), on perçoit encore qu'il a conscience du sens originaire du mot. ” P 28-29 : “ Mais ce rétrécissement du sens de la en allant vers le “ physique ” ne s'est pas produit de la façon dont nous, hommes d'aujourd'hui, nous nous le représentons. Nous opposons au physique le “ psychique ”, le mental, l'animé, le vivant. Mais tout ceci, pour les Grecs, et aussi ultérieurement, appartient encore à la . Comme phénomène opposé se présente ce que les Grecs nomment ., position, statut, ou loi et institution, règle au sens de ce qui est moral (das Sittliche). Mais il ne faut pas entendre par là ce qui relève de la morale (das Moralische), mais ce qui constitue la vertu des moeurs (das Sittenhafte), ce qui repose sur une obligation venant de la liberté et sur un mandat venant de la tradition; ce qui concerne le libre comportement et la libre attitude, la formation de l'être historial de l'homme, l’ ce qui ensuite, sous l'influence de la morale, sera dégradé en éthique. ” P 129 : “ devient plus étroit par opposition à - ce qui ne désigne ni l'art ni la technique, mais un savoir, un savoir qui a à sa disposition la faculté de faire des plans et des aménagements, et de maîtriser ces aménagements (cf. le Phèdre, de Platon). La est un fabriquer, un engendrer, en tant qu'elle est un pro-duire par le savoir. (Ce qui est essentiellement le même en et ne pourrait être élucidé que dans une étude particulière.) Le terme opposé au physique est cependant l'historique, un domaine de l'étant que les Grec-, comprennent néanmoins également sous la notion de , celle-ci étant prise originairement, c'est-à-dire au sens large. Mais cela n'a absolument rien à faire avec une interprétation naturaliste de l'histoire. L'étant comme tel en totalité est - c'est-à-dire qu'il a pour essence et caractère la perdominance qui perdure dans l'épanouissement. Quelque chose de tel, on en fait alors surtout l'expérience dans ce qui s'impose en quelque sorte le plus immédiatement, dans ce que signifie plus tard au sens étroit : , l'étant qui est de l'étoffe de la nature (naturhaft). Quand on questionne sur la en général, c'est-à-dire sur ce qu'est l'étant comme tel, alors donnent un repère, mais à condition que d'emblée le questionner ne s'en tienne pas à tel ou tel règne de la nature (minéral, végétal, animal) mais dépasse ”. 36 P 29-30 : “ En grec “ par-delà ”, “ outre ”, se dit . Le questionner philosophique sur l'étant comme tel est ; il questionne au-delà de l'étant, il est métaphysique. Il n'est pas important maintenant de poursuivre dans le détail l'histoire des origines et de la signification de ce nom. ” P 30 : “ La question qui a été caractérisée par nous comme la première selon le rang, “ Pourquoi donc y a-t-il l'étant et non pas plutôt rien ? ”, est par suite la question métaphysique fondamentale. Et la métaphysique désigne traditionnellement le centre de toute philosophie, qui détermine celle-ci et en constitue le noyau. [Tout ceci est présenté à dessein très sommairement, comme il convient à une introduction, et par suite d'une façon en somme ambiguë. D'après l'explication du mot , celui-ci signifie l'être de l'étant. Si on questionne sur l'être de l'étant, alors le traité sur la “ Physis ”, la “Physique ” au sens ancien, est déjà lui-même au-delà de au-delà de l'étant, auprès de l'être. La “ Physique ” détermine dès l'origine l'essence et l'histoire de la métaphysique. De la même façon, dans la doctrine de l'être comme actus purus (Thomas d'Aquin), comme concept absolu (Hegel), comme éternel retour de la volonté de puissance toujours égale à elle-même (Nietzsche), la métaphysique reste encore immuablement une physique. ” P 30-31 : “ Ce changement de perspective s'opère d'autant plus facilement que, dans Sein und Zeit, il est question d'un “horizon transcendental ”. Mais le “ transcendental ” dont il s'agit alors n'est pas celui de la conscience subjective, il se détermine à partir de la temporalité existentiale-ekstatique de l'être-le-là. Cependant, à quoi tient le glissement par lequel la question vers l'être comme tel tend à s'aligner sur la question vers l'étant comme tel? Avant tout à ce que la provenance essentielle (Wesensherkunft) de la question vers l'étant comme tel, et par suite l'essence de la métaphysique, demeurent dans l'obscurité. Cela mène dans le vague tout questionner qui concerne de quelque façon l'être. ” P 31 :“ Question de l'être ” signifie, d'après l'interprétation courante : questionner sur l'étant comme tel (la métaphysique). “ Question de l'être ” veut dire cependant, pensé à partir de Sein und Zeit : questionner sur l'être comme tel. Cette signification est aussi celle qui est conforme à la chose et à la langue; car la “ question de l'être ”, comprise comme la question métaphysique sur l'étant comme tel, ne questionne précisément pas thématiquement vers l'être. Celui-ci reste oublié. Cependant l'ambiguïté de l'expression “ question de l'être ” se retrouve lorsqu'on parle de l' “ oubliance de l'être ”. On assure à bon droit que la métaphysique questionne tout de même vers l'être de l'étant; il serait donc manifestement insensé de mettre au compte de la métaphysique une oubliance de l'être. Si toutefois nous pensons la question de l'être en tant qu'elle est la question sur l'être comme tel, il est clair alors pour quiconque pense vraiment avec, que l'être comme tel reste précisément caché à la métaphysique, reste dans l'oubliance, et ceci d'une façon si marquée que l'oubliance de l'être qui tombe elle-même dans l'oubli, est le motif ignoré mais constant qui pousse au questionner métaphysique. P 32 : “ Patence veut dire : état ouvert (Aufgeschlossenheit) de ce que l'oubliance de l'être tient enfermé et latent. Par ce questionner tombe aussi une première lumière sur l'estance de la métaphysique, jusqu'ici comprise dans cette latence. “ Intro-duction à la métaphysique ” signifie par suite conduire vers et dans le questionner de la question fondamentale. Or les questions, surtout si ce sont des questions fondamentales, ne se présentent pas aussi simplement que les pierres et l'eau. Il n'y a pas des questions comme il y a 37 des souliers et des vêtements ou des livres. Les questions ne sont que dans la mesure où elles sont réellement demandées. Cette intro-duction au questionner de la question fondamentale n'est donc pas une marche vers quelque chose qui se trouve et se tient quelque part, c'est un conduire-vers qui doit d'abord éveiller et produire le questionner. Ce conduire est un précéder questionnant, c'est un pré-questionner. C'est une conduite (Führung) qui, de par son essence, ne comporte pas de cohorte. Lorsqu'on voit quelque chose de ce genre qui se pavane, par exemple une école philosophique, c'est que le questionner n'est pas véritablement compris. Il ne peut y avoir de telles écoles que dans le domaine du métier scientifique. Ici tout a son ordonnance graduelle bien déterminée. Ce métier appartient aussi, et même nécessairement, à la philosophie, et on a aujourd'hui perdu la main pour cela. Mais le meilleur métier ne remplace jamais la force authentique du voir, du questionner et du dire. ” Quand je m'adresse à vous en ces termes : “ Pourquoi donc y a-t-il l'étant et non pas plutôt rien? ”, le dessein de mon questionner et de mon dire n'est pas de vous faire communication de ceci : que le processus d'un questionner se déclenche en moi. Certes la phrase interrogative prononcée peut aussi être conçut, de cette façon, niais alors précisément le questionner échappe. On n'arrive pas à questionner-avec, ni à questionner soi-même. Il ne s'éveille rien qui ressemble à une attitude questionnante, encore moins quelque chose comme une disposition à questionner. Celle-ci en effet consiste en un vouloir-savoir. Vouloir - ce n'est pas simplement désirer et aspirer à. Qui désire savoir, questionne aussi apparemment; mais il ne dépasse pas le dire de la question; il s'arrête précisément là où la question commence. Questionner,c'est vouloir-savoir. Celui qui veut, qui place tout son être-Là en une seule volonté, est résolu. La résolution <ou déclosion déterminée> ne remet rien, ne se dérobe pas, mais agit déjà et sans relâche. La déclosion déterminée (Ent-schlossenheit) n'est pas simplement un ferme propos (Beschluss) d'agir, mais une amorce de l'agir décisive, précédant tout agir et le pénétrant jusqu'au bout. Vouloir, c'est un être-résolu. L'essence du vouloir est ici ramenée et reprise dans la déclosion déterminée. Mais l'essence de la déclosion déterminée réside dans la dé-latence (Ent-borgenheit) de l'être-Là humain en vue de la lumination (Lichtung) de l'être; et nullement dans l'accumulation d'énergie en vue du fait même d'agir. Cf. Sein und Zeit, § 44 et § 60. Or la relation à l'être est le “ laisser ”. Que tout vouloir doive se fonder sur un “ laisser ”, c'est ce qui déconcerte l'entendement. [Cf. la conférence De l'essence de la vérité, 1930]. ” P 33-34 : “ Savoir ” signifie : pouvoir se tenir dans la vérité. La vérité est la manifestation (Offenbarkeit) de l'étant. Savoir, c'est par suite : pouvoir se tenir dans la manifestation de l'étant, endurer celle-ci. Avoir de simples connaissances, fussent-elles très étendues, ne constitue pas un savoir. Même lorsque ces connaissances sont ramassées en un plan d'études et par des examens, et dirigées vers ce qui est le plus important pratiquement, elles ne constituent pas un savoir. Même lorsque ces connaissances, qu'on a, en les rognant, ramenées à la mesure des besoins les plus urgents, sont “près de la vie ”, leur possession ne constitue pas un savoir. Si quelqu'un promène avec soi de telles connaissances, et s'est exercé en outre à les utiliser habilement par quelques trucs, néanmoins, en face de la réalité réelle, qui est toujours autre chose que ce qu'un bon bourgeois comprend par proximité de la vie et de la réalité, il sera désemparé et deviendra nécessairement un bousilleur. Pourquoi ? Parce qu'il n'a pas de savoir; savoir en effet signifie : pouvoir apprendre. ” P 34 : “ Le sens commun croit bien entendu que celui qui a un savoir, c'est celui qui n'a plus besoin d'apprendre, parce qu'il a fini d'apprendre. Mais non : celui-là seul sait, qui comprend qu'il doit toujours recommencer à apprendre, et qui, sur la base de cette compréhension, s'est avant tout mis en état de toujours pouvoir apprendre. C'est beaucoup plus difficile que de posséder des connaissances. Le pouvoir d'apprendre présuppose le pouvoir de questionner. Questionner, c'est le vouloir-savoir élucidé plus haut : la résolvance déterminée (Ent-schlossenheit) à être capable de se tenir dans la manifestation de l'étant. Comme il s'agit pour nous du questionner de la question qui est la première selon le rang, le vouloir, ainsi que le savoir, sont manifestement de la façon 38 qui leur est originairement propre (von ureigener Art). Ce n'est donc pas la phrase interrogative qui pourra rendre la question d'une façon exhaustive, même si elle est authentiquement dite en questionnant, et entendue en questionnant avec. La question, qui certes s'annonce dans la phrase interrogative, mais y reste néanmoins renfermée et enveloppée, doit d'abord être développée. Par là l'attitude de question doit s'éclaircir, s'assurer, se fortifier en s'exerçant. ” P 34-35 : “ Notre tâche consiste maintenant à déployer la question : “ Pourquoi donc y a-t-il l'étant et non pas plutôt rien? ” Dans quelle direction cela peut-il se faire ? La question est d'abord accessible dans la phrase interrogative. Il y a là comme une vue d'ensemble de la question. Sa formulation doit par là même être large et libre. Envisageons donc à ce point de vue notre phrase interrogative : “ Pourquoi donc y a-t-il l'étant et non pas plutôt rien ?” La phrase contient une coupure: “ Pourquoi donc y a-t-il l'étant ? ” La question n'est-elle pas posée de la sorte ? A la position de la question appartiennent : 1. L'indication précise de ce qui est mis en question, de ce qui est interrogé; 2. L'indication du point de vue auquel l'interrogé est interrogé, l'indication de ce qui est demandé. Car ce qui est interrogé est indiqué en toute netteté : à savoir l'étant. Ce qui est demandé, le demandé, est le pourquoi, c'est-à-dire la raison. Ce qui vient ensuite dans la phrase interrogative, “et non pas plutôt rien ?”, n'est plus guère qu'un appendice, qui surgit tout naturellement si l'on veut parler d'abord plus librement, pour introduire; c'est une locution surajoutée, qui ne dit rien de nouveau sur ce qui est interrogé ni sur ce qui est demandé, une fleur de rhétorique pour l'enjolivement. Bien plus la question, sans la locution additionnelle, qui vient seulement de la surabondance d'un langage relâché, est bien plus nette et plus décidée : “ Pourquoi donc y a-t-il l'étant? ” Mais l'adjonction “ et non pas plutôt rien? ” est superflue non seulement si l'on aspire à une formulation. serrée de la question, mais plus encore parce qu'elle demeure en somme une proposition qui ne dit rien. Car pourquoi questionner encore sur le néant? Le néant est simplement: rien. Le questionner n'a plus rien à chercher ici. Et surtout la mention du néant ne nous avance absolument pas pour la connaissance de l'étant. ” P 36-37 : “ Toutefois, parler ainsi du néant, cela répugne malgré tout à la pensée, et exerce aussi une action dissolvante. Mais, le souci de bien observer les règles fondamentales du penser, et l'angoisse devant le nihilisme, source et angoisse qui voudraient bien nous dissuader de parler du néant, si en réalité, l'un comme l'autre, ils reposaient sur un malentendu ? Il en est bien ainsi en effet. Et certes le mal-entendu qui entre en jeu ici n'est pas fortuit. Il se fonde sur une incompréhension de la question sur l'étant, qui règne déjà depuis longtemps. Cependant cette incompréhension dérive d'une oubliance de l'être qui se durcit de plus en plus. ” P 37-38 : “ Il est certain qu'on ne peut parler et débattre sur le néant comme si c'était une chose telle que sont la pluie là-bas dehors, ou une montagne, ou en général un objet quelconque. Le néant reste fondamentalement inaccessible à toute science. Celui qui veut parler véritablement du néant doit nécessairement être non-scientifique. Mais ceci ne demeure un grand malheur qu'aussi longtemps qu'on estime que la pensée scientifique est la seule pensée rigoureuse à proprement parler, et que, pour le penser philosophique également, elle peut et doit constituer le seul critère. C'est l'inverse qui est vrai. Le penser scientifique n'est jamais qu'une forme dérivée, et, en tant que telle, durcie, du penser philosophique. La philosophie ne prend jamais naissance à partir de la science, ni grâce à la science. La philosophie ne se laisse jamais coordonner avec les sciences. Elle leur est bien plutôt pré-ordonnée, et cela non pas seulement “ logiquement ” ou dans un tableau du système des sciences. La philosophie se trouve dans un tout autre domaine et à un tout autre rang de l'existence spirituelle. Seule la poésie est du même ordre que la philosophie et le penser philosophique. Mais la création poétique et le penser ne sont pas identiques pour autant. Parler du néant restera toujours pour la science une abomination et une absurdité. En revanche, outre le philosophe, le poète peut le faire. Et cela non point à cause d'une rigueur moindre qui, selon le sens commun, serait le lot de la poésie, mais bien parce que dans la poésie (celle qui est authentique et grande) règne une essentielle supériorité de l'esprit par rapport à tout ce qui est purement science. Supériorité en vertu de laquelle le poète parle toujours comme si l'étant était pour la première fois exprimé et interpellé. Dans la création 39 poétique du poète comme dans le penser du penseur, de si grands espaces se trouvent ménagés que, y étant placée, chaque chose particulière - un arbre, une montagne, une maison, un cri d'oiseau- perd totalement son caractère indifférent et habituel. ” P 39 : “ A cet effet tenons-nous-en d'abord à la question réduite, en apparence plus simple, et prétendument plus rigoureuse : “ Pourquoi donc l'étant est-il? ” En questionnant ainsi nous partons de l'étant. Celui-ci est. Il est donné, il est en face de nous, et par suite on peut le trouver à n'importe quel moment, il est aussi connu de nous dans certains domaines. On interroge alors directement cet étant déjà donné de cette façon, pour savoir quel est son fondement. Le questionner s'avance immédiatement vers un fondement. Procéder ainsi, ce n'est pour ainsi dire que l'élargissement et le grossissement d'une démarche effectuée quotidiennement. Supposons par exemple que quelque part dans les vignobles se montre le phylloxéra; c'est quelque chose d'incontestablement subsistant (vorhanden). On demande : d'où vient cette occurrence? Où en est la raison (Grund), quelle en est la raison? De même l'étant, pris en totalité, est subsistant. On demande : où est le fondement (Grund), et quel est-il? Tel est le mode de questionner qui se manifeste dans la formulation simple : “ Pourquoi l'étant est-il? ” Où est son fondement et quel est-il? Sans le dire, on cherche un étant autre, plus élevé. Mais ce n'est pas du tout vers l'étant en totalité comme tel que la question se dirige. ” P 39-40 : “ Si au contraire nous questionnons sous la forme de la phrase interrogative par laquelle nous avons commencé : “ Pourquoi donc y a-t-il l'étant et non pas plutôt rien? ”, le membre de phrase rajouté empêche que notre question se borne à s'articuler immédiatement sur l'étant déjà donné sans faire question, et que, dès ce point de départ, nous nous égarions à la recherche d'un fondement considéré lui aussi comme un étant. Au lieu de cela, cet étant est maintenu, sous forme de question, dans la possibilité du non-être. Le pourquoi acquiert par là dans le questionner une tout autre puissance et emprise. Pourquoi l'étant est-il arraché à la possibilité du non-être? Pourquoi n'y retombe-t-il pas de lui-même et à tout moment? L'étant n’est plus maintenant un simple subsistant, il se met à vaciller, et cela tout à fait indépendamment de la question de savoir si nous le connaissons avec une parfaite certitude, si nous le connaissons ou non dans toute son étendue. Désormais l'étant comme tel vacille, en tant que nous le mettons en question. L'extension de cette oscillation atteint jusqu'à la possibilité opposée à l'étant la plus extrême et la plus poussée, le non-être et le néant. Or, c'est de la même façon que se transforme aussi la recherche du pourquoi. Elle ne vise pas seulement la conquête d'un fondement explicatif du subsistant, qui soit aussi lui-même subsistant, on cherche maintenant un fondement qui puisse fonder la domination de l'étant, c'est-à-dire la victoire sur le néant. Le fondement demandé est maintenant demandé comme fondement d'une décision en faveur de l'étant, contre le néant, plus exactement comme fondement du vacillement de l'étant, de ce vacillement qui nous porte et nous libère, lui qui à moitié est et à moitié n'est pas, d'où il résulte que nous ne pouvons appartenir totalement à aucune chose, même pas à nous-mêmes; cependant l'être-Là est toujours le mien (je meines). ” [L'expression “ toujours le mien ” signifie :l'être-Là adressé afin que le soi-même que je suis (mein Selbst) (1) soit l'être-Là. Mais être-Là veut dire : souci de l'être qui, comme être de l'étant comme tel, et non pas seulement comme être de l'homme, est ouvert extatiquement dans ce souci. L'être-Là est “ toujours le mien ”; cela ne signifie ni “ posé par moi ”, ni “ isolé en un moi singulier ”. C'est par son rapport essentiel à l'être en général que l'être-Là est lui-même. Tel est le sens de la phrase de Sein und Zeit souvent citée : “ A l'être-Là appartient l'intelligence de l'être. ”] 1. Sein und Zeit, § 64. P 41 : “ Par notre question, nous nous plaçons dans l'étant de façon qu'il perde son évidence banale comme étant. Du fait que l'étant perd son équilibre par son inclusion dans le champ de l'alternative la plus vaste qui soit, et en même temps la plus dure, - ou bien l'étant, ou bien le néant -, le questionner lui-même perd toute base. Notre être-Là questionnant lui aussi fait de même, et se maintient en quelque sorte de lui-même en cet état de suspension. 40 Mais l'étant n'est pas changé par notre questionner. Il reste ce qu'il est et comme il est. Notre questionner n'est-il pas un processus psychologique, et qui donc, de quelque façon qu'il se déroule, ne peut nullement avoir prise sur l'étant lui-même ? Il est bien certain que l'étant reste tel qu'il se manifeste à nous. Néanmoins on ne peut pas se défaire de ce qui exige question, à savoir que l'étant, en tant qu'il est cet étant et qu' il est de telle manière, pourrait aussi ne pas être. Cette possibilité, nous n'en faisons nullement l'expérience comme de quelque chose que nous ajoutions, nous, par notre pensée, c'est l'étant lui-même qui manifeste cette possibilité, il se manifeste en tant que tel en cette possibilité. Notre questionner dégage seulement le terrain pour que, dans cette exigence de question, l'étant puisse éclater. ” P 42 : “ Pour le moment cette question a seulement à mettre à découvert l'étant dans son vacillement entre être et non-être. En tant que résistant à l'ultime possibilité du non-être, il se tient lui-même dans l'être sans pour cela avoir dépassé ni surmonté la possibilité du non-être. ” P 42-43 : “ Mais nous parlons ici inconsidérément du non-être et de l'être de l'étant, sans dire quel rapport ce qui est ainsi nommé soutient avec l'étant lui-même. L'étant et son être, est-ce la même chose ? Leur différence ! Qu'est l'étant, par exemple, en ce morceau de craie? La question même est ambiguë, parce que le terme “ l'étant ” peut être compris selon deux points de vue, comme le mot grec . L'étant signifie d'abord ce qui est étant, dans chaque cas; ici, cette masse d'un gris blanchâtre, d'une forme déterminée, légère, friable. L'étant signifie ensuite ce qui “ fait ”, pour ainsi dire, que ce qui est nommé ainsi soit un étant, et ne soit pas plutôt non-étant; il signifie ce qui, dans l'étant, si c'est un étant, constitue son être. Conformément à cette double signification du terme “ l'étant ”, le grec a souvent le deuxième sens et ne désigne donc pas l'étant lui-même, ce qui est étant, mais le “ étant ”, l'étance, l'être-étant, l'être. En revanche, par “ l'étant ” au premier sens, on entend toutes les choses “ étantes ” elles-mêmes, ou chacune d'elles, tout ce qui est rapporté à elles et non à leur étance, à l’ . ” P 43 : “ La première signification de est (entia) la seconde (esse). Ce qu'est l'étant en ce morceau de craie, nous l'avons énuméré; nous avons pu le trouver assez facilement. Nous pouvons en outre facilement comprendre que ce dont nous avons parlé peut aussi bien ne pas être, qu'en fin de compte cette craie n'a pas à être ici, ni à être en général. Qu'est alors, à la différence de ce qui peut se tenir dans l'être ou retomber dans le non-être, qu'est alors, à la différence de l'étant, l'être ? Est-il la même chose que l'étant? Nous répétons cette question. Mais quoi! dans ce qui précède nous n'avons pas compris l'être dans notre énumération, nous avons seulement dit : masse matérielle, gris blanc, légère, de telle ou telle forme, friable. Où se cache donc l'être ? Il faut pourtant bien que quelque chose de tel appartienne à la craie, puisqu'elle-même, cette craie, est. ” P 43-44 : “ On en revient toujours en effet à demander ce qui ressort d'une telle distinction. Mais, sur cette question, nous avons déjà fait quelques remarques. Contentons-nous maintenant d'envisager notre propos. Nous demandons : “ Pourquoi y a-t-il l'étant et non pas plutôt rien ? ” Dans cette question aussi il semble bien que nous nous en tenions à l'étant, et que nous évitions les vaines et creuses spéculations sur l’être. Mais que nous demandons-nous à proprement parler? Pourquoi l'étant comme tel est. Nous cherchons le fondement du fait que l'étant est, et de ce qu'il est, et du fait qu'il n'y a pas plutôt rien. Nous questionnons au fond vers l'être. Mais comment? Nous questionnons vers l'être de l'étant. Nous questionnons l'étant quant à son être. ” P 44 : “ Nous en arrivons au résultat suivant : la question “ Pourquoi y a-t-il l'étant et non pas plutôt rien? ” nous force à poser la question préalable : “Qu'en est-il de l'être? ” Nous questionnons maintenant vers quelque chose que nous avons peine à envisager, qui nous paraît purement verbal, et qui nous expose, dans la suite de notre questionner, à être victimes d'une sorte de fétichisme verbal. Il est d'autant plus nécessaire de nous faire tout de suite une 41 idée nette de la façon dont se présentent pour nous, de prime abord, l'être et notre compréhension de l'être. Ce faisant, il importe avant tout de ne pas se lasser de faire l'expérience de ceci : ni sur l'étant, ni dans l'étant, ni où que ce soit d'autre, nous ne pouvons saisir l'être de l'étant lui-même, directement. ” P 44-45 : “ Eclaircissons cela au moyen de quelques exemples. Là-bas, de l'autre côté de la rue, se dresse le bâtiment du lycée. Quelque chose d'étant. Nous pouvons, de l'extérieur, explorer ce bâtiment de tous côtés, et le parcourir intérieurement, de la cave jusqu'aux mansardes, en notant tout ce que nous trouvons : couloirs, escaliers, salles de classe avec leur équipement. Partout nous trouvons de l'étant, et même selon un ordre déterminé. Or, où est l’être de ce lycée ? Et néanmoins ce lycée est. Le bâtiment est. S'il y a une chose qui appartienne à cet étant, c'est bien son être, et cependant nous ne trouvons pas celui-ci au sein de l'étant. ” P 47 : “ Tout ce que nous avons nommé est pourtant, et néanmoins, lorsque nous voulons saisir l'être, c'est toujours comme si nous refermions la main sur le vide. L'être dont nous nous soucions ici est bien proche du néant, alors que pourtant nous protesterions bel et bien si on voulait nous attribuer l'affirmation que tout cet étant-là n'est pas. ” P 48 : “ Nietzsche dit-il la vérité? Ou n'est-il lui-même que la dernière victime d'une longue erreur et d'une longue omission ? Mais précisément n'est-il pas, en tant qu'il est cette victime, le témoignage non encore reconnu d'une nouvelle nécessité ? Cette confusion tient-elle à l'être même ? Ce vide persistant est-il imputable au mot lui-même? Ou faut-il dire que si, dans toute cette manipulation et cette poursuite de l'étant, nous sommes tout de même tombés hors de l'être, cela tient à nous ? Et si nous n'en étions même pas les premiers responsables, nous, hommes d'aujourd'hui, pas plus que nos ancêtres plus ou moins lointains ? Si cette situation tenait à ce qui, depuis l'origine, est en marche à travers toute la provenance de l'Occident, à un événement que tous les yeux de tous les historiens n'arriveront pas à percevoir, et qui pourtant pro-vient autrefois, aujourd'hui et dans l'avenir ? Que diriez-vous si les choses étaient telles que l'homme, que les peuples, dans leurs plus grandes affaires et machinations, aient bien une relation à l'étant, et cependant, soient tombés depuis longtemps hors de l'être sans le savoir, et que cela même soit la raison la plus intérieure et la plus puissante de leur dé-cadence? (cf. Sein und Zeit, § 38, surtout PP. 79 sqq.). Ces questions, nous ne les posons pas ici en passant, ni pour influer sur les dispositions de votre âme ou votre conception du monde; ce sont des questions dans lesquelles nous force d'entrer la question préalable que la question principale fait jaillir nécessairement. Cette question préalable : “ Qu'en est-il de l'être? ” est une question sobre, peut-être, mais certainement aussi une question très inutile. Mais tout de même une question, la question : “ L'être est-il un pur vocable et sa signification une vapeur, ou bien est-il le destin spirituel de l'Occident? ” P 48-49 : “ Cette Europe qui, dans un incurable aveuglement, se trouve toujours sur le point de se poignarder elle-même, est prise aujourd'hui dans un étau entre la Russie d'une part et l'Amérique de l'autre. La Russie et l'Amérique sont toutes deux, au point de vue métaphysique, la même chose; la même frénésie sinistre de la technique déchaînée, et de l'organisation sans racines de l'homme normalisé. En un temps où le dernier petit coin du globe terrestre a été soumis à la domination de la technique, et est devenu exploitable économiquement, où toute occurrence qu'on voudra, en tout lieu qu'on voudra, à tout moment qu'on voudra, est devenue accessible aussi vite qu'on voudra, et où l'on peut vivre simultanément un attentat contre un roi en France et un concert symphonique à Tokio, lorsque le temps n'est plus que vitesse, instantanéité et simultanéité, et que le temps comme pro-venance a disparu de l'être-Là de tous les peuples, lorsque le boxeur est considéré comme le grand homme d'un peuple, et que le rassemblement en masses de millions d'hommes constitue un triomphe; alors vraiment, à une telle époque, la question : “ Pour quel but? - où allons nous ? et quoi ensuite? ” est toujours présente et, à la façon d'un spectre, traverse toute cette sorcellerie. ” 42 P 49 : “ La décadence spirituelle de la terre est déjà si avancée que les peuples sont menacés de perdre la dernière force spirituelle, celle qui leur permettrait du moins de voir et d'estimer comme telle cette dé-cadence (conçue dans sa relation au destin de “ l'être ”). Cette simple constatation n'a rien à voir avec un pessimisme concernant la civilisation, rien non plus, bien sûr, avec un optimisme; car l'obscurcissement du monde, la fuite des dieux, la destruction de la terre, la grégarisation de l'homme, la suspicion haineuse envers tout ce qui est créateur et libre, tout cela a déjà atteint, sur toute la terre, de telles proportions, que des catégories aussi enfantines que pessimisme et optimisme sont depuis longtemps devenues ridicules. ” P 49-50 : “ Nous sommes pris dans l'étau. Notre peuple, en tant qu'il se trouve au milieu, subit la pression de l'étau la plus violente, lui qui est le peuple le plus riche en voisins, et aussi le plus en danger, et avec tout cela le peuple métaphysique. Mais à partir de cette destination, dont le danger ne nous échappe pas, ce peuple ne se fera un destin que si d'abord il crée en lui-même une résonance, une possibilité de résonance pour ce destin, et s'il comprend sa tradition d'une façon créatrice. Tout cela implique que ce peuple, en tant que peuple proventuel, s'ex-pose lui-même dans le domaine originaire où règne l'être, et par là y ex-pose la pro-venance de l'Occident, à partir du centre de son pro-venir futur. Et si l'on ne veut pas que la grande décision concernant l'Europe se produise sur le chemin de l'anéantissement, c'est précisément par le déploiement de nouvelles forces, spirituelles en tant que proventuelles, issues de ce centre, qu'elle doit se produire. ” Demander : qu'en est-il de l'être? - cela ne signifie rien de moins que re-quérir le commencement de notre être-Là spirituel en tant que proventuel, pour le transformer en un autre commencement. Quelque chose de tel est possible. Cela constitue même la forme d'histoire qui donne la mesure, parce que c'est quelque chose qui se rattache à l'événement fondamental. Pour qu'un commencement se répète, il ne s'agit pas de se reporter en arrière jusqu'à lui comme à quelque chose de passé, qui maintenant soit connu et qu'il n'y ait qu'à imiter, mais il faut que le commencement soit recommencé plus originairement, et cela avec tout ce qu'un véritable commencement comporte de déconcertant, d'obscur et de mal assuré. S'il y a une chose que la répétition telle que nous l'entendons, la re-quête, n'est pas, c'est bien la continuation améliorée de l'usuel avec les moyens usuels. ” P 51 : “ Demeurer à l'intérieur du paysage dans lequel nous entrons ainsi par notre questionner, c'est la condition fondamentale pour reconquérir pour l'être-Là proventuel un enracinement. Il faudra nous demander pourquoi ce fait, que l' “ être ” reste pour nous une vapeur de mot, ad-siste précisément aujourd'hui, nous demander si et pourquoi il subsiste depuis si longtemps. Nous devons apprendre à reconnaître que ce fait n'est pas aussi anodin qu'il en a l'air lorsqu'on le constate pour la première fois. Car, en fin de compte, cela ne vient pas de ce que le mot “ être ” reste pour nous un simple son et sa signification une pure vapeur, mais de ce que nous sommes tombés hors de ce que dit ce mot, et n'arrivons pas, pour le moment, à en retrouver l'accès; c'est pour cette raison, et pour aucune autre, que le mot “ être ”, n'atteint plus rien, et que tout ce que nous voulons saisir se désagrège comme des lambeaux de nuages au soleil. C'est parce qu'il en est ainsi que nous questionnons vers l'être. Et si nous questionnons, c'est aussi parce que nous savons qu'il n'y a jamais eu de peuple pour qui les vérités soient tombées du ciel toutes faites. Le fait que maintenant encore on ne puisse ni ne veuille comprendre cette question, même lorsqu'elle est demandée encore plus originairement, ne lui enlève rien de sa né-cessité. ” P 51-52 : “ Ces raisonnements sont convaincants immédiatement et sans réserve pour tout homme qui pense normalement - et nous voulons tous être des hommes normaux. Mais la question est tout de même, maintenant, la suivante : cette position de l'être comme le concept le plus général, atteint-elle l'essence de l'être, ou bien n'en est-ce pas d'emblée une mésinterprétation qui bouche toute issue au questionner? La question est tout de même celle-ci : l'être ne peut-il être considéré que comme le concept le plus général, qui paraît inévitablement dans tous les autres concepts, ou bien l'être est-il d'une essence totalement différente et, par 43 suite, tout ce qu'on voudra sauf l'objet d'une “ontologie ”, si du moins on prend ce mot dans sa signification traditionnelle? ” P 52-53 : “ Si nous demandons la question : “ Qu'en est-il de l'être? Quel est le sens de l'être ? ” ce n'est pas pour bâtir une ontologie de style traditionnel, ni, encore moins, pour relever de façon critique les fautes qu'on pourrait trouver dans les tentatives antérieures. Il y va de tout autre chose. Il s'agit de ceci : l’être-Là historial de l'homme, et cela veut toujours dire en même temps notre être-Là à venir le plus authentique, cet être-Là, il s'agit, dans la totalité de la pro-venance qui nous est destinée, de le replacer dans la puissance de l'être, lequel doit être rendu patent de façon originaire; tout cela bien entendu seulement dans les limites à l'intérieur desquelles le pouvoir de la philosophie peut quelque chose. ” P 53 : “ Cela veut dire : pour le premier questionner de la question fondamentale, il importe avant tout que, dans le questionner de sa pré-question, nous occupions la position fondamentale décisive, et que nous arrivions à adopter l'attitude essentielle ici, et à la rendre ferme et sûre. C'est pourquoi nous avons mis la question vers l'être en connexion avec le destin de l'Europe, où se trouve décidé le destin de la planète (Erde), et il faut considérer encore qu'à l'intérieur de ce destin, pour l'Europe même, notre être-Là proventuel se révèle comme le centre. ” P 54 : “ Nous affirmons : le questionner de cette pré-question, et par suite le questionner de la question fondamentale de la métaphysique, c'est un questionner intégralement historique. Mais la métaphysique, et plus généralement la philosophie, ne deviennent-elles pas par là des sciences historiques? Or, dira-t-on, la science historique étudie le temporel, la philosophie le supra-temporel. La philosophie n'est historique que dans la mesure où, comme toute œuvre de l'esprit, elle se réalise dans le déroulement du temps. Mais, en ce sens, le caractère historique attribué au questionner métaphysique ne peut pas distinguer la métaphysique, mais seulement rapporter quelque chose qui va tout à fait de soi. Par conséquent cette affirmation, ou bien ne dit rien et se révèle superflue, ou bien est impossible, en tant qu'elle mélange deux espèces de science foncièrement différentes : la philosophie et la science historique. Là-dessus il faut dire ceci : 1. La métaphysique et la philosophie ne sont pas du tout des sciences, et ne peuvent pas non plus le devenir, du fait que leur questionner est au fond un questionner historial. P 54-55 : “ 2. La science historique de son côté ne détermine pas du tout, en tant que science, le rapport originaire à l'histoire, <à la pro-venance,> mais présuppose toujours un tel rapport. Par là seulement la science historique peut, ou bien déformer le rapport à la pro-venance, qui est lui-même un rapport historial, le mésinterpréter, et le réduire à la simple connaissance des antiquités (des Antiquarischen), ou au contraire fournir à ce rapport à la pro-venance, une fois affermi dans ses fondements, des perspectives essentielles, et permettre de faire l'expérience de la pro-venance, avec l'engagement de notre part qui s'y trouve impliqué. Un rapport historial de notre être-Là proventuel à la pro-venance peut devenir objet (Gegenstand), et état (Zustand) élaboré, d'un connaître, mais il n'est pas nécessaire qu'il en soit ainsi. En outre, tous les rapports à la pro-venance ne peuvent pas être objectivés scientifiquement ni établis scientifiquement, et justement ceux qui sont essentiels ne le peuvent pas. La science historique ne peut jamais instituer le rapport historial à l'histoire <conçue comme pro-venance>. Elle peut seulement, de façon toujours nouvelle, éclairer un tel rapport déjà institué et le constituer comme connaissance, ce qui, bien entendu, pour l'être-Là proventuel d'un peuple averti, est une nécessité fondamentale, et ainsi plus que quelque chose d' “ utile ” ou de “ désavantageux ”. Et c'est parce que dans la philosophie et en elle seule - elle se distingue par là de toute espèce de science - se constituent toujours des rapports à l'étant essentiels, que pour nous, aujourd'hui, ce rapport peut, et même doit nécessairement, être un rapport authentiquement historial. ” P 55 : “ Pour comprendre notre affirmation, que le questionner “ métaphysique ” de la pré-question est intégralement historial, il faut avant tout méditer ceci : l'histoire <comme 44 provenance> ne signifie pas pour nous quelque chose comme “ le passé ”; car cela, c'est précisément ce qui ne pro-vient plus. Mais la pro-venance est encore bien moins la simple actualité d'aujourd'hui, qui jamais non plus ne pro-vient, mais qui, venant et passant, “ se passe ” seulement. L'histoire <pro-venance> comme pro-venir, c'est, déterminé à partir de l'avenir, assumant ce qui fut, l'agir et pâtir de part en part à travers le présent. C'est précisément celui-ci qui disparaît dans le pro-venir. ” P 55-56 : “ Notre questionner de la question métaphysique fondamentale est historial parce que, par lui, le pro-venir de l'être-Là humain, dans ses rapports essentiels, c'est-à-dire dans ses rapports à l'étant comme tel en totalité, est ouvert sur des possibilités et des a-venirs non scrutés, parce qu'ainsi notre questionner renoue ce pro-venir à son commencement, et, de cette façon, l'aiguise et l'aggrave dans son présent. Dans ce questionner, notre être-Là est convoqué devant son histoire <c'est-à-dire devant sa pro-venance ->, appelé auprès d'elle pour se décider en elle. Et cela non pas après coup, au sens d'une application pratique axée sur une morale et une conception du monde; non, la position fondamentale et l'attitude du questionner sont en soi historiales, se tiennent et se maintiennent dans le pro-venir, questionnent à partir de celui-ci, pour celui-ci. ” P 56 : “ Mais il nous manque encore de comprendre ceci, qui est essentiel, à savoir que ce questionner de la question de l'être, qui est déjà historial par lui-même, a aussi une certaine connexion profonde avec la pro-venance universelle de la planète. Nous avons dit : sur la terre, pro-vient un obscurcissement du monde. Les événements essentiels de cet obscurcissement sont : la fuite des dieux, la destruction de la terre, la grégarisation de l'homme, la prépondérance du médiocre. P 56-57 : “ Que signifie “ monde ” lorsque nous parlons d'obscurcissement du monde? Le monde est toujours monde de l'esprit. L'animal n'a pas de monde, ni non plus de monde-environnant. L'obscurcissement du monde implique une énervation de l'esprit, sa décomposition, sa consomption, son éviction et sa mésinterprétation. Nous essayons en ce moment d'élucider cette énervation (Entmachtung) de l'esprit, dans une perspective, à savoir celle de la mésinterprétation de l'esprit. Nous avons dit : l'Europe se trouve dans un étau entre la Russie et l'Amérique, qui reviennent métaphysiquement: au même quant à leur appartenance au monde et à leur rapport à l'esprit. La situation de l'Europe est d'autant plus fatale que l'énervation de l'esprit provient de lui-même, et même si elle a été préparée par quelque chose d'antérieur s'est déterminée définitivement, à partir de sa propre situation spirituelle, dans la première moitié du XIXe siècle. Chez nous se produit à cette époque ce qu'on se plaît à appeler sommairement “ l'effondrement de l'idéalisme allemand ”. Cette formule est, pour ainsi dire, le bouclier derrière lequel se mettent à couvert la vacance déjà commencée de l'esprit, la désintégration des forces spirituelles, le refus de tout questionnement originaire vers les fondations, et finalement notre attachement à tout cela. Car ce n'est pas l'idéalisme allemand qui s'est effondré, c'est l'époque qui n'était plus assez forte pour demeurer à la mesure de la grandeur, de l'ampleur et de l'authenticité originelle de ce monde de l'esprit, c'est-à-dire pour le réaliser véritablement, ce qui signifie tout autre chose que d'appliquer simplement des sentences et des idées. L'être-Là a commencé à glisser dans un monde qui n'avait pas la profondeur à partir de laquelle, chaque fois de façon nouvelle, l'essentiel vient à l'homme et revient vers lui, et ainsi le force à une supériorité qui lui permette d'agir en se distinguant. Toutes choses sont tombées au même niveau, qui est semblable à la surface ternie d'un miroir qui n'est plus réfléchissant, qui ne renvoie plus rien. La dimension prédominante est devenue celle de l'extension et du nombre. Savoir-faire (Können), cela ne signifie plus la capacité (Vermögen) et la générosité qui viennent d'un excès de richesse et d'une maîtrise de nos pouvoirs, mais seulement la pratique routinière que tout le monde peut acquérir, non sans suer quelque peu, ni sans déployer de grands moyens. Tout cela s'est accentué ensuite, en Amérique et en Russie, jusqu'à atteindre l'ainsi-de-suite sans bornes de ce qui est toujours identique et indifférent, cela au point que ce quantitatif s'est transformé en une qualité spécifique. Désormais la prédominance d'un niveau moyen où tout est égal et indifférent n'est plus là-bas une chose sans importance et un simple vide désolant, elle signifie l'invasion de ce 45 qui, par ses attaques, détruit, et fait passer pour un mensonge, tout ce qui a de la grandeur et toute mentalité engagée dans quelque chose comme un monde (das welthaft Geistige). C'est l'invasion de ce que nous appelons le démoniaque (au sens de la malveillance dévastatrice). La montée de cette démonie, coïncidant avec le désarroi et l'insécurité croissants de l'Europe en face de cette démonie et en elle-même, se manifeste de façons multiples. L'une d'elles est l'énervation de l'esprit, qui s'accomplit par une mécompréhension de celui-ci, un pro-venir en plein milieu duquel nous nous trouvons encore aujourd'hui. Présentons rapidement quatre aspects de cette mécompréhension de l'esprit. ” P 57-58 : “ 1. Une chose est décisive, la mutation interprétant l'esprit comme intellect, celui-ci étant entendu comme simple faculté de bien raisonner (Verständigkeit) dans la considération théorique et pratique et l'estimation des choses déjà données, des modifications qu'on peut leur faire subir, et de ce qu'il faut fabriquer pour les remplacer. Ce raisonnement est simplement affaire de don, d'exercice et de vulgarisation. Le raisonnement est donc subordonné lui-même à la possibilité de l'organisation, ce qui n'est jamais le cas de l'esprit. Le règne des littérateurs et des esthètes n'est qu'une suite tardive et un sous-produit de cet esprit faussé en intelligence. Se borner à se montrer spirituel, c'est ne montrer qu'un semblant d'esprit et masquer sa carence spirituelle. ” P 58 : “ 2. L'esprit ainsi faussé en intellect se réduit par là au rôle d'un instrument au service d'autre chose, et dont le maniement peut s'enseigner et s'apprendre. Peu importe que ce service de l'intelligence ait trait à la réglementation et à la domination des rapports matériels de production (comme dans le marxisme), ou plus généralement à la systématisation et à l'explication rationnelle de tout ce qui se trouve déjà pro-jacent (vor-liegend), établi, posé (comme dans le positivisme), ou qu'il s'accomplisse en dirigeant l'organisation d'un peuple conçu comme masse vivante et comme race; dans tous les cas l'esprit devient, en tant qu'intellect, la superstructure impuissante de quelque chose d'autre, et cette autre chose, parce qu'elle est sans esprit, voire contraire à l'esprit, est considérée comme le réel véritable. Si l'on comprend l'esprit comme intellect, comme le marxisme l'a fait sous la forme la plus radicale, alors il est pleinement juste de dire, pour se défendre contre lui, que l'esprit, c'est-à-dire l'intelligence, doit toujours être placé, dans l'ordre des forces agissantes de l'être-Là humain, après l'habileté et la force d'un corps sain, et après le caractère. Mais cet ordre n'est plus vrai dès qu'on saisit l'essence de l'esprit dans sa vérité. Car la vraie force et la vraie beauté du corps, la sûreté et la hardiesse de l'épée, et aussi l'authenticité et l'ingéniosité de l'entendement, ont toujours leur racine dans l'esprit, et ne trouvent jamais leur élévation et leur décadence que dans la puissance ou l'impuissance de l'esprit. C'est lui qui porte et qui règne, qui est premier et dernier, il n'est pas seulement un tiers indispensable. ” P 58-59 : “ 3. Aussitôt que cette mésinterprétation instrumentale de l'esprit intervient, les puissances du pro-venir spirituel, poésie et arts plastiques, création d'États et religion, pénètrent dans la zone où il est possible de les entretenir et de les diriger en pleine conscience. Elles sont en même temps réparties en domaines. Le monde de l'esprit devient une civilisation dans la création et dans le maintien de laquelle l'individu essaie en même temps de trouver pour lui-même un accomplissement. Ces divers domaines servent eux-mêmes de champ pour une activité libre, qui se pose à elle-même ses propres critères d'après la signification qu'elle peut tout juste encore atteindre. On appelle valeurs ces critères de validité pour toute production et tout usage. Les valeurs de civilisation ne s'assurent une signification, dans l'ensemble d'une civilisation, que parce qu'elles se bornent à leur propre validation; d'où l'art pour l'art et la science pour la science. ” P 59 : “ Sur l'état de la science, qui ici, à l'Université, nous intéresse particulièrement, on peut juger de notre situation dans les dernières décennies, et ce ne sont certes pas les tentatives récentes d'assainissement qui y auront changé quelque chose. Si on voit aujourd'hui deux conceptions, en apparence différentes, de la science, et qui en apparence se combattent, la science comme savoir professionnel technico-pratique et la science comme valeur de civilisation 46 en soi, il n'en reste pas moins qu'elles se meuvent toutes deux sur la même voie de décadence, celle d'une mésinterprétation et d'une énervation de l'esprit. Elles ne se distinguent qu'en ceci, que la conception technico-pratique de la science comme science spécialisée peut encore revendiquer, dans la situation actuelle, l'avantage d'être logique avec elle-même ouvertement et en toute clarté, tandis que l'interprétation, qui réapparaît aujourd'hui, de la science comme valeur de civilisation, essaie de cacher l'impuissance de l'esprit, avec une duplicité inconsciente. La confusion inhérente à l'absence totale de pensée va même parfois si loin que l'interprétation technico-pratique de la science reconnaît en même temps la science comme valeur de civilisation, de sorte que, dans une égale absence de pensée, toutes deux se comprennent parfaitement bien. Si l'on désire appeler “ Université ” l'organisation d'un enchaînement entre les sciences spécialisées selon les exigences de l'enseignement théorique et de la recherche, soit! mais ce n'est qu'un nom, ce n'est plus une puissance de l'esprit originairement unifiante et qui nous engage. Ce que je disais ici en 1929, dans ma conférence inaugurale, vaut encore aujourd'hui pour l'Université allemande : “ Les domaines des sciences sont séparés par de vastes distances. ” P 60 : “ Elles traitent chacune leur objet d'une manière foncièrement différente. Cette multiplicité de disciplines ainsi émiettées doit le peu de cohésion qui lui reste à l'organisation technique d'Universités et de Facultés; et le peu de signification qui lui reste aux objectifs pratiques des spécialités. En revanche, l'enracinement des sciences dans leur fondement essentiel est bel et bien mort. ” (Was ist Metaphysik, 1929, p. 8). La science est aujourd'hui, dans toutes ses branches, une affaire technique et pratique d'acquisition et de transmission de connaissances. Elle ne peut nullement, en tant que science, produire un réveil de l'esprit. Elle a elle-même besoin d'un tel réveil. 4. La dernière mésinterprétation de l'esprit est due aux falsifications qu'on vient de nommer, qui représentent l'esprit comme pure intelligence, celle-ci comme un instrument pour atteindre un but, et cet instrument, joint à ce qu'il permet de produire, comme un domaine de la civilisation. L'esprit comme intelligence au service d'un but, et l'esprit comme civilisation, font finalement figure de morceaux d'apparat, dont on tient compte à côté de beaucoup d'autres choses; on les expose au public, et on les avance comme des preuves qu'on n'a pas l'intention de répudier la civilisation et qu'on ne veut pas de barbarie. Après une attitude purement négative au début, le communisme russe n'a pas tardé à passer à une telle tactique dans sa propagande. ” p 60-61 : “ Face à cette multiple mésinterprétation de l'esprit, nous déterminerons brièvement l'essence de l'esprit, de la façon suivante (je reprends ici les termes de mon discours de rectorat, parce que tout s'y trouve aussi ramassé que possible, comme il convenait en cette occasion) : “ L'esprit n'est ni une sagacité qui s'exerce à vide, ni le jeu irresponsable du bel esprit, il ne consiste pas à opérer, à n'en plus finir, des dissections intellectuelles, c'est encore moins la raison universelle; l'esprit, c'est, disposée originairement et consciente, l'ouverture déterminée (Entschlossenheit) à l'estance de l'être. , (Discours de rectorat, p. 13). L'esprit est le plein Pouvoir donné aux puissances de l'étant comme tel en totalité. Là où l'esprit règne, l'étant comme tel devient toujours et en toute occasion plus étant. C'est pourquoi le questionner vers l'étant comme tel en totalité, le questionner de la question de l'être, est une des questions fondamentales essentielles pour un réveil de l'esprit, et par là pour le monde originaire d'un être-Là historial, et par là pour maîtriser le danger d'obscurcissement du monde, et par là pour une prise en charge de la mission historiale de notre peuple en tant qu'il est le milieu de l'Occident. Nous devons nous borner ici à ces explications générales pour montrer en quel sens le questionner de la question de l'être est en soi intégralement historial, et que par suite notre question, à savoir si l'être reste pour nous une simple vapeur ou s'il devient le destin de l'Occident, est tout autre chose qu'une exagération et une façon de parler. ” p 61 : “ Mais, si notre question vers l'être a ce caractère essentiel de décision, alors nous devons prendre tout à fait au sérieux cela précisément qui donne à la question son caractère de nécessité immédiate, à savoir le fait que pour nous en effet l'être n'est presque plus qu'un mot, et sa 47 signification une vapeur évanescente. Nous ne sommes pas seulement en présence de ce fait comme de quelque chose d'étranger, d'autre, dont nous puissions seulement constater l'existence, comme si c'était une occurrence quelconque. Non, ce fait est quelque chose en quoi nous nous trouvons. C'est un état de notre être-Là. Non certes au sens d'une propriété que nous pourrions dégager psychologiquement. Nous entendons ici par “ état ” notre constitution tout entière, la façon dont nous sommes situés quant à l'être. Il ne s'agit pas ici de psychologie, mais de notre pro-venance, sous un aspect essentiel. Si ceci, que l'être est pour nous un pur vocable et une vapeur, nous le nommons un fait, il y a là quelque chose de très provisoire. Nous commençons seulement par là à saisir et constater quelque chose qui n'est pas du tout encore pensé à fond, et pourquoi nous n'avons encore aucun lieu, même s'il semble que ce soit quelque chose qui nous arrive, à nous, ces hommes-ci, “ en ” nous, comme on aime à dire. ” p 62 : “ Mais le vide du mot “ être ”, la disparition complète de sa force d'appellation, ce n'est pas là un simple cas particulier de l'usure générale de la langue; en réalité, la destruction de notre relation à l'être comme tel est la raison véritable de l'ensemble de nos mauvais rapports avec la langue. Ce qu'on a organisé pour rendre la langue plus pure, et pour la défendre contre les défigurations croissantes qu'elle subit, mérite considération. Mais, finalement, de telles institutions ne font que mieux prouver qu'on ne sait plus de quoi il s'agit dans la langue. C'est parce que la destinée de la langue repose sur une relation toujours nouvelle d'un peuple à l'être, que la question vers l'être va s'imbriquer pour nous de la façon la plus intime dans la question sur la langue. C'est plus qu'un hasard extérieur si, maintenant que nous commençons à dégager dans toute sa portée le fait, indiqué plus haut, de l'évaporation de l'être, nous nous voyons forcés de partir de considérations linguistiques. ” II/ SUR LA GRAMMAIRE ET L’ETYMOLOGIE DU MOT “ ETRE ”. P 64-65 : “ La détermination de l'essence du langage, et déjà le questionnement sur cette essence, se règlent toujours sur l'opinion qui règne préalablement concernant l'essence de l'étant et la saisie de l'essence. Mais l'essence et l'être parlent toujours déjà dans une langue. S'il est important maintenant d'indiquer ce lien, c'est que nous questionnons vers le mot “ être ”. Si, pour caractériser gram maticalement ce mot, nous faisons usage, ce qui est d'abord inévitable, de la grammaire traditionnelle et de ses formes, néanmoins, dans ce cas précis, nous devons le faire sous la réserve expresse que ces formes grammaticales sont, pour ce que nous visons, insuffisantes. C'est ce que nous aurons bientôt l'occasion de vérifier au sujet d'une forme grammaticale essentielle. ” 1/ LA GRAMMAIRE DU MOT “ ÊTRE ” p 65-66 : “ Tout d'abord, qu'est-ce, morphologiquement, “ l'être ”? De même qu'on dit “ l'être ”, on peut dire < en allemand > : le marcher, le tomber, le rêver, etc. Ces figures de langage ont la même allure que : le pain, la demeure, l'herbe, la chose. Cependant, nous voyons tout de suite que les premières diffèrent, en ce que nous les ramenons facilement aux verbes marcher, tomber.... ce que les secondes semblent ne pas permettre. Il y a bien, pour “ la demeure ”, la forme “ le demeurer ”; “ il demeure dans la forêt ”. Mais le rapport entre “ le marcher ” (la marche) et “ marcher ” est différent dans sa signification grammaticale de celui qui existe entre “ la demeure ” et “ le demeurer ”. D'autre part il y a des mots dont la formation correspond exactement à celle des premiers (“ le marcher ”, “ le voler ”) et qui ont pourtant le même type de mot et la même signification que : “le pain ”, “la demeure”; par exemple : “ L'ambassadeur donna un dîner ”; “ il n'a fait que son devoir”. Ici nous ne remarquons plus du tout l'appartenance à un verbe. De celui-ci on a fait un substantif, un nom, et cela en passant par une forme déterminée du verbe qu'on appelle, d'après le latin, le mode infinitif. ” p 66 : “ Nous trouvons les mêmes rapports dans notre terme “ l'être ”. Ce substantif renvoie à l'infinitif “ être ”, qui est de la famille de : tu es, il est, nous étions, vous avez été. Le substantif “ l'être ” vient du verbe. C'est pourquoi on dit que le terme “ l'être ” est un substantif verbal. En 48 donnant cette forme grammaticale on en a fini avec la caractéristique morphologique du mot “ être ”. Nous nous attardons ici à des choses connues et qui se comprennent de soi. Mais disons mieux et plus prudemment : ce sont là des distinctions grammaticales et linguistiques usées et courantes - car leur compréhension ne va pas du tout de soi. Il faut donc envisager les formes grammaticales qui entrent ici en ligne de compte (verbe, substantif, substantivation du verbe, infinitif, participe). ” P 66-67 : “ Nous voyons facilement que, pour modeler cette forme de mot, “ l'être ”, il a fallu cette forme préalable décisive qu'est l'infinitif “ être ”. C'est cette forme verbale qui se métamorphose en celle d'un substantif. Verbe, infinitif, substantif, sont par suite les trois formes grammaticales à partir desquelles se détermine le type de mot que représente notre terme “ l'être ”. Il s'agirait donc d'abord de comprendre ces formes grammaticales dans leur signification. Parmi les trois que nous avons nommées, le verbe et le substantif sont parmi les premières connues lors de la naissance de la grammaire occidentale, et aujourd'hui encore elles sont considérées comme les formes de base des mots, et de la langue en général. Par suite, avec la question sur l'essence du substantif et du verbe, nous arrivons au cœur de la question sur l'essence de la langue. Car la question de savoir si la forme originaire du mot est le nom (substantif), ou le verbe, ne fait qu'un avec la question plus générale de savoir quel est le caractère originaire du dire et du parler. Cette question contient en même temps la question sur l'origine du langage, à laquelle nous ne pouvons encore accéder de plain-pied. Il nous faut recourir à un expédient. Nous nous bornerons d'abord à cette forme grammaticale qui, dans la constitution du substantif verbal, forme la transition, et qui est l'infinitif (marcher, venir, tomber, chanter, espérer, être, etc.). ” P 67 : “ Que signifie infinitif ? Cette appellation est l'abréviation de l'expression complète : modus infinitivus, c'est-à-dire le mode de l'illimité, de l'indéterminé, cela à la façon dont un verbe en général exerce et dénonce sa signification et la direction qu'elle indique. Cette appellation latine (modus infinitivus) provient, comme toutes les autres, des recherches des grammairiens grecs. Ici aussi, nous nous heurtons de nouveau au processus de traduction mentionné à propos de l'explication du mot Nous n'exposerons pas dans le détail les origines de la grammaire chez les Grecs, sa prise en charge par les Romains, sa transmission ultérieure au Moyen Age et aux Temps modernes. Nous connaissons beaucoup de détails sur tout cela. Mais on n'a jamais encore saisi réellement ce pro-venir si fondamental pour l'instauration et la frappe (Prägung) de l'esprit occidental sous tous ses aspects. Quoique tout ce processus semble se trouver bien loin des préoccupations actuelles, nous ne pourrons longtemps éluder sa méditation, mais une problématique adéquate nous fait encore totalement défaut. Le fait que la formation de la grammaire occidentale soit due à la réflexion grecque sur la langue grecque donne à ce processus toute sa signification. Car cette langue est, avec l'allemande, au point de vue des possibilités du penser, à la fois la plus puissante de toutes. et celle qui est le plus la langue de l'esprit. ” P 67-68 : “ Il reste à méditer avant tout le fait que la distinction déterminante établie entre les formes fondamentales des mots (nom et verbe), telles qu'elles se présentent en grec ( et , est élaborée et fondée pour la première fois en liaison tout à fait directe et intime avec la conception et l'interprétation de l'être, qui, par la suite, sont devenues tout aussi déterminantes pour l'ensemble de l'Occident. L'association intime de ces deux événements nous est accessible sans altération, et dans une présentation parfaitement claire, dans le Sophiste de Platon. Certes les termes et sont déjà connus avant Platon. Mais à cette époque aussi, comme encore chez Platon, ils sont compris comme des termes s'appliquant au langage dans sa totalité. désigne la simple appellation, par opposition à la personne ou à la chose nommée, et désigne en même temps le fait qu'un mot s'énonce, ce qui est plus tard conçu grammaticalement comme Et 49 à son tour désigne le dict, le dire; , c'est le diseur, l'orateur, qui n'emploie pas seulement des verbes, mais aussi des étroit de substantif. ” , au sens plus P 68 : “ Les deux rubriques et qui désignent primitivement tout parler, se rétrécissent ensuite dans leur signification, et deviennent des rubriques pour les deux grandes classes principales de mots. Platon, dans le même dialogue (261 e sqq), donne pour la première fois une interprétation et un fondement de cette distinction. Platon part alors d'une caractérisation générale du rôle du mot. au sens large, est : manifestation, au moyen de la voix, relative à l'être de l'étant et située dans l'horizon de l'être de l'étant. ” P 68-69 : “ Dans le champ de l'étant, on peut distinguer et . Le premier, ce sont les choses auxquelles nous avons affaire, les choses dont il s'agit à chaque fois. La seconde, ce sont l'agir et le faire au sens le plus vaste, qui comprend aussi la . Les mots ont un double genre ( ). Ils sont ( manifestation (Eröffnung) de choses, et (manifestation d'un faire. Là où se produit un une (une imprégnation les imbriquant l'une dans l'autre), là se trouve le le dire le plus court et (pourtant à la fois) le premier (le dire véritable). Néanmoins c'est à Aristote qu'on doit une interprétation métaphysique plus distincte du conçu comme la proposition. Il distingue comme et comme (de interpretatione C. 2-4). Cette conception de l'essence du est devenue exemplaire et normative ultérieurement pour la constitution de la logique et de la grammaire. Et quoique celle-ci n'ait pas tardé à tomber tout à fait dans le scolaire, son objet du moins sut se maintenir sans cesse dans une signification normative. Les traités des grammairiens grecs et latins servirent de manuels scolaires en Occident pendant plus d'un millénaire. On sait que cette époque ne fut rien moins que faible, que ce fut une grande époque. ” P 69 : “ Nous questionnons vers la forme de mot qui chez les Latins s'appelle infinitivus. Déjà l'expression négative de mode infinitif du verbe, renvoie à un mode fini qui est, dans le signifier verbal, un aspect de limitation et de détermination. Or, quel est le modèle grec pour cette distinction ? Ce que les grammairiens romains désignent par le mot faible de modus se nomme chez les Grecs inclination vers un côté. Ce mot se meut dans la même direction de signification qu'une autre rubrique grammaticale des Grecs. Celle-ci est connue de nous par sa traduction latine; c'est casus, le cas au sens de modification du nom. Mais désigne primitivement toute espèce de modification de la forme fondamentale (flexion, déclinaison), non seulement dans les noms, mais aussi dans les verbes. Ce n'est qu'après l'élaboration plus distincte de la différence de ces formes de mots qu'on a aussi désigné leurs modifications respectives par des termes particuliers. La modification 50 du nom se nomme (declinatio). ” (casus) ; celle du verbe se nomme P 69-70 : “ Or comment se fait-il que, dans l'étude de la langue et de ses modifications, ce soient précisément ces deux termes qu'on emploie, et ? La langue est considérée manifestement comme quelque chose qui est aussi, comme un étant parmi d'autres. Il faut par suite, dans la conception et l'élaboration de la langue, mettre plus généralement en valeur la façon dont les Grecs comprenaient l'étant dans son être. Ce n'est qu'à partir de là que nous pourrons saisir ces rubriques qui, devenues pour nous “ mode ” et “ cas ”, sont maintenant tout à fait usées et ne disent plus rien. ” P 70-71 : “ Les noms et signifient tomber, basculer, s'incliner. Il s'y trouve une déviation à partir du se-tenir-debout et droit. Mais ceci, le fait de se tenir là dressé de soi, de venir à stance et de demeurer en stance, les Grecs le comprennent comme être. Ce qui, venant ainsi à stance, devient en soi stable, s'installe par là de soi-même librement dans la nécessité de sa limite, Celle-ci n'est rien qui vienne d'abord de l'extérieur s'ajouter à l'étant. Elle est encore bien moins une manque, une amputation. L'arrêt, la rétention à partir de la limite, le se-posséder dans lequel le stable se tient, c'est cela qui est l'être de l'étant, et qui constitue d'abord l'étant comme tel, en le différenciant du non-étant. Venir à stance signifie par suite : conquérir pour soi une limite, se délimiter. C'est pourquoi un caractère fondamental de l'étant est Et cela ne signifie ni le but visé ni le propos, mais le terme. “ Terme ” n'est nullement compris ici en un sens négatif, comme si par là quelque chose n'allait pas plus loin, ne marchait plus, et s'arrêtait. Le terme est terminaison au sens d'accomplissement. La limite et le terme sont ce par quoi l'étant commence à être. C'est à partir de là qu'il faut comprendre l'appellation suprême utilisée par Aristote pour l'être, l’- le se-tenir (garder)-dans-la-terminaison (limite). L'usage que la philosophie ultérieure, et même la biologie, ont fait du mot “ entéléchie ” (cf. Leibniz) montre combien nous sommes loin de l'esprit grec. Ce qui s'institue dans sa limite en l'accomplissant, et ainsi est constitué, a une forme, . La forme, au sens grec, tient son estance du “ se-in-stituer-dans-la-limite ” qui est épanouissement. ” P 71 : “ Mais ce-qui-se-tient-là-en-soi devient, en tant qu'il est regardé, ce-qui-se-pro-pose, ce qui s'offre en son é-vidence. L'é-vidence (Aussehen) d'une chose est ce que les Grecs nomment ou Dans résonne primitivement ce que nous pensons aussi quand nous disons : la chose a un visage, elle est montrable, cela se tient. La chose “ sied ”. Elle réside dans l'apparaître, c'est-à-dire dans le surgissement de son essence. Cependant toutes les déterminations de l'être énumérées maintenant ont leur fondement - et c'est aussi ce qui les maintient ensemble - dans ce en quoi les Grecs ont l'expérience du sens de l'être, sans même se poser la question, et dans ce qu'ils nomment ou, plus pleinement, La pauvreté intellectuelle courante traduit ce mot par “ substance ”, et par là en manque totalement le sens. Nous avons pour l'expression allemande conforme dans le mot An-wesen. Nous désignons ainsi une propriété rurale fermée sur elle-même. Encore à l'époque d'Aristote est employé à la fois en ce sens et dans la signification du terme philosophique fondamental. Une chose ad-este (west an) ; elle se tient en elle-même et se pro-pose ainsi , elle est. “ Être ” veut dire au fond, pour les Grecs, présence (Anwesenheit). ” Mais la philosophie grecque n'a pas pénétré plus avant pour remonter à ce fondement de l'être, à ce que ce fondement abrite. Elle en est restée à l'adestant lui-même, et a cherché à le considérer suivant les déterminations indiquées plus haut. ” 51 P 71-72 : “ Tout cela nous permet déjà de mieux comprendre l'interprétation grecque de l'être que nous avions mentionnée à propos de l'explication du nom de métaphysique, l'appréhension de l'être comme . Nous devons, disions-nous, nous tenir complètement à l'écart des concepts ultérieurs de “ nature ”; désigne le fait de se dresser en s'épanouissant, de se déployer en demeurant en soi. En cette perdominance, une unité originaire renferme et manifeste le repos et le mouvement. Cette perdominance est l'ad-estance prépotente, et encore indomptée dans le penser, en laquelle l'adestant este comme étant. Mais cette perdominance ne pro-cède hors de la latence - c'est-à-dire, en grec, (non-latence) ne pro-vient - que lorsque la perdominance s'obtient elle-même par lutte comme un monde. Par le monde seulement l'étant devient étant. ” P 72 : “ Héraclite dit (fragment 53) : “ Le s'expliquer-par-la-lutte est, pour tout (pour tout ad-estant), certes celui qui engendre (celui qui fait s'épanouir), mais (aussi), pour tout, le gardien perdominant. Car il fait apparaître les uns comme dieux, les autres comme hommes, il pro-duit les uns comme des esclaves, les autres comme des hommes libres. ” Ce qui est appelé ici [polemos] est un conflit qui perdomine avant qu'il soit question du divin et de l'humain, ce n'est pas une guerre à la manière humaine. Le combat pensé par Héraclite est ce par quoi tout d'abord l'estant se sépare en s'affrontant, ce par quoi d'abord position, état et rang sont occupés dans l'ad-ester. Dans une telle dis-cession s'ouvrent des failles, des distances, des espaces et des jointures. Dans le s'expliquer-l'un-avec-l'autre naît le monde. (Le “ s'expliquer ” ne disloque pas l'unité, encore moins la détruit-il. Il la forme, il est re-cueillement ([logos] et [polemos] sont la même chose.) P 72-73 : “ Le combat désigné ici est un combat originaire; car il fait tout d'abord surgir les combattants en tant que tels; ce n'est pas simplement l'assaut donné à quelque chose de subsistant (vorhanden). Le combat est ce qui d'abord ébauche et développe l'in-ouï, jusque-là non dit et non pensé. Ce combat est ensuite soutenu par ceux qui oeuvrent, poètes, penseurs, hommes d'État. Ils pro-posent à la perdominance prépotente le bloc de l'oeuvre et fixent en cette dernière le monde ainsi rendu patent. Ce n'est qu'avec ces oeuvres que la perdominance, la , vient à stance dans l'ad-estant. Alors seulement l'étant devient, en tant que tel, étant. Ce devenir monde est la pro-venance proprement dite. Le combat ne fait pas seulement pro-sister (ent-stehen) l'étant, mais encore le garde - et est seul à le garder - dans sa stabilité. Lorsque le combat cesse l'étant ne disparaît pas, mais le monde se détourne. L'étant n'est plus soutenu (c'est-à-dire maintenu comme tel). Il n'est plus alors que trouvé là, c'est l'inventorié. L'accompli n'est plus ce qui est installé dans des limites (c'est-à-dire placé dans sa forme), ce n'est plus que le produit fini, qui en tant que tel est à la disposition d'un chacun, le subsistant, en quoi il n'y a plus de monde qui monde - bien plutôt l'homme se fait maintenant le despote et le pilote du disponible. L'étant devient objet, que ce soit (aspect, image) pour le Regarder, ou bien, comme produit et chose calculée, pour le Faire. Le mondant originaire, la tombe maintenant au rang de modèle pour la reproduction et l’imitation. La nature 52 devient maintenant un domaine particulier, par opposition à l'art et à tout ce qu'on peut fabriquer et organiser. Le se-dresser-en-s'épanouissant-originairement des puissances du perdominant, le [phainésthai] comme apparaître, au sens élevé de l'épiphanie d'un monde, cela devient maintenant visibilité montrable des choses subsistantes. L'oeil - la vision - qui, regardant originairement, envisagea par là pour la première fois, en la projetant dans la perdominance, l'ébauche, et, en l'installant ainsi, pro-duisit l'oeuvre, devient maintenant simple apercevoir, simple inspection, simple regard béant. L'aspect n'est plus que quelque chose d'optique (“ l'oeil dit monde ” de Schopenhauer - le pur connaître ... ). ” Il reste bien encore l'étant. Son pèle-mêle fait plus de bruit et prend plus de place que jamais auparavant; mais l'être s'est détourné de lui. L'étant n'est plus maintenu dans l'apparence de sa stabilité qu'en étant fait “ objet ” pour les variations sans fin de l'activité industrieuse (Betriebsamkeit). P 74 : “ Être ”, pour les Grecs, signifie : stabilité, en un double sens : 1. Le se-tenir-en-soi, conçu comme le pro-sistant 2. Ce re-ster-en-soi est “ stable ”, demeurant : la permanence . Ne-pas-être signifie par suite : sortir d'une telle stabilité surgie à elle-même à partir d'elle-même (sich ent-standen) : “ Existence ”, “ exister ” veulent donc dire pour les Grecs justement : ne pas être. La pauvreté de pensée et la suffisance avec lesquelles on se sert des mots “ existence ” et “ exister ” pour désigner l'être attestent une fois de plus l'aliénation à l'égard de l'être, et à l'égard d'une interprétation de l'être qui, à l'origine, était puissante et nette. , désignent le choir, le pencher, c’est-à-dire rien d'autre que : sortir de la stabilité de la stance; d'où une déviation, une déclinaison. Nous posons la question : pourquoi ces deux dénominations linguistiques ont-elles été mises en usage ? La signification des mots présuppose la représentation d'un se-tenir-debout. Nous avons dit : la langue aussi, les Grecs la conçoivent comme quelque chose d'étant; ils la pensent donc selon leur compréhension de l'être. Est étant ce qui est stable et, à ce titre, se propose : l'apparaissant. Celui-ci se manifeste surtout à la vue. Les Grecs considéraient la langue optiquement, en un sens relativement large, à savoir du point de vue de l'écrit. C'est là que le parlé vient à stance. La langue est, c'est-à-dire qu'elle se tient debout dans l'oeil du mot, dans les signes de l'écriture, dans les lettres, C'est pourquoi la grammaire représente la langue étante, tandis que, par le flux des paroles, la langue se perd dans l'inconsistant. Ainsi donc, jusqu'à notre époque, la théorie de la langue a été interprétée grammaticalement. Cependant les Grecs connaissaient aussi le caractère oral de la langue, la Ils fondèrent la rhétorique et la poétique. (Tout cela toutefois était loin de suffire pour une détermination adéquate de l'essence de la langue.) ” p 74-75 : “ L'étude déterminante de la langue reste l'étude grammaticale. Or, parmi les mots et leurs formes, elle en trouve qui sont des déviations et des modifications de formes fondamentales. L'état fondamental du nom (du substantif) est le nominatif singulier : par exemple le cercle. L'état fondamental du verbe est la première personne du singulier du présent de l'indicatif : par exemple je dis. L'infinitif est en revanche un mode particulier du verbe, une De quelle sorte? Il s'agit maintenant de le déterminer. Le mieux est de prendre un exemple. Une forme de ce mot est “ ils (les hommes en question) pourraient être dits et désignés ” par exemple comme traîtres. Cette modification consiste plus exactement en ce 53 que la forme fait apparaître une autre personne (la troisième), un autre nombre (au lieu du singulier, le pluriel), une autre voix (passive au lieu d'active), un autre temps (aoriste au lieu du présent), un autre mode au sens restreint (non l'indicatif mais l'optatif). Ce qui est nommé dans le mot n'est pas pris à partie comme réellement subsistant, mais représenté comme n'étant que d'une façon possible. ” p 75 : “ Tout ceci, la forme de mot fléchie le fait paraître aussi en même temps, le fait comprendre immédiatement. Faire paraître, faire surgir, faire voir autre chose en plus et en même temps, tel est le pouvoir de l’ en qui le mot qui se tenait droit s'incline de côté. C'est pourquoi elle s'appelle Le mot qui la caractérise, est dit authentiquement à partir de la relation fondamentale des Grecs à l'étant, c'est-à-dire ici au stable. Ce mot se trouve, par exemple, chez Platon (Timée, 5o e), dans un contexte important. La question qui s'y trouve posée porte sur l'essence du devenir, du devenant. Devenir signifie : venir à l'être. Platon distingue trois choses : 1. le devenant; 2. ce en quoi il devient, le milieu dans lequel un devenant s'insère pour se former, et hors duquel ensuite, une fois devenu, il ex-siste; 3. ce dont le devenant tire le critère auquel il doit se conformer; car tout devenant, devenant quelque chose, prend d'avance comme modèle ce qu'il devient. ” P 75-77 : “ Pour éclaircir la signification de considérons le deuxième terme de cette distinction. Ce dans quoi quelque chose devient, c'est ce que nous nommons “ espace ”. Les Grecs n'ont pas de mot pour “ espace”. Ce n'est pas un hasard; car ils ne font pas l'expérience du spatial à partir de l'extension (extensio), mais à partir du lieu ( c'est-à-dire comme et il ne faut entendre par là ni lieu ni espace, mais ce qui est pris et occupé par ce qui se trouve là. Le lieu appartient à la chose même. Les différentes choses ont chacune leur lieu. Le devenant est posé dans cet “ espace ” local, et ex-posé à partir de lui. Mais, pour que cela soit possible, il faut que “l'espace ” soit pur de tous les modes de l’é-vidence (Aussehen) et puisse les recevoir d'autre part. Si en effet il était semblable à un quelconque des modes de l'é-vidence qui s'installent en lui, alors, recevant des formes dont les unes seraient d'une essence opposée à la sienne, d'autres d'une essence totalement différente, il laisserait venir à stance une mauvaise réalisation du modèle, car il y porterait à parence aussi en même temps sa propre évidence. Ce dans quoi les choses en devenir sont placées ne doit justement pas offrir un aspect et une évidence qui lui soient propres. (La référence à ce passage du Timée n'est pas seulement destinée à éclaircir la connexité du et du du co-apparaître et de l'être comme stabilité, mais elle doit en même temps indiquer qu'à partir de la philosophie platonicienne, c'est-à-dire 54 dans l'interprétation de l'être comme , se prépare la transformation par laquelle, à l'essence à peine soupçonnée du lieu ( et de la se substitue “ l'espace ” défini par l'extension. ne pourrait-il pas vouloir dire : ce qui se sépare, dévie de toute chose particulière, ce qui s'efface, ce qui ainsi admet justement autre chose et lui “ fait place ” ?) Revenons à notre forme . On peut dire qu'elle fait paraître une de directions de signification. C'est pourquoi elle s'appelle une déviation, une flexion, qui est capable de faire paraître aussi en même temps personne, nombre, temps, voix et mode. Le fondement de cela est que le mot, en tant que tel mot, est, en tant qu'il fait paraître (. Si, à côté de nous plaçons la forme l'infinitif, nous trouvons alors, par rapport à la forme de base , une flexion également, mais où personne, nombre, mode ne paraissent pas. Ici l’ et son faire ad-paraître relatif à une signification, témoignent d'un manque. C'est pourquoi cette forme de mot s'appelle A ce terme négatif correspond en latin le nom de modus in-finitivus. La signification de la forme infinitive n'est pas limitée aux points de vue susdits (personne, nombre, etc.), ni taillée selon eux. La traduction latine du par in-finitivus mérite considération. Le grec originaire qui renvoie à l'aspect, et à l'ad-paraitre, de ce qui se tient en soi ou s'incline, a disparu. Ce qui demeure déterminant, c'est la représentation purement formelle de la limitation. ” P 77 : “ Or bien entendu, et en grec justement, il y a aussi l'infinitif au passif et au moyen, et il y en a un au présent, au parfait et au futur, de sorte que l'infinitif fait paraître au moins la voix et le temps. Cela a conduit, au sujet de l'infinitif, à toutes sortes de questions controversées, dans lesquelles nous n'allons pas entrer ici. Contentons-nous d'éclaircir un point à partir de là. La forme infinitive , dire, peut être comprise de telle façon qu'il lui arrive de ne plus faire penser à la voix et au temps, mais seulement à ce que le verbe en général désigne et fait apparaître. A ce point de vue la désignation grecque primitive exprime les choses particulièrement bien. L'infinitif, tel qu'il est entendu dans l'appellation latine, est une forme de mot qui, pour ainsi dire, coupe ce qui est signifié en elle de tout rapport significatif déterminé. La signification est détachée (abs-traite) de tout rapport particulier. En raison de cette abstraction, l'infinitif se borne à rendre ce qu'on se représente d'une façon générale dans le mot. C'est pourquoi on dit dans la grammaire actuelle : l'infinitif est le “ concept verbal abstrait ”. Ce à quoi on pense, l'infinitif se contente de le saisir et concevoir abstraitement et en général. Il désigne uniquement cette idée générale. Dans notre langue l'infinitif est la. forme d'appellation du verbe. Dans la forme de l'infinitif, et dans la signification qu'elle fait apparaître, réside un manque, un défaut. L'infinitif ne fait plus apparaître ce que le verbe par ailleurs rend manifeste. ” P 77-78 : “ L'infinitif est aussi, dans l'ordre de l'apparition chronologique des formes de mot, une manifestation tardive, et même la plus tardive. C'est ce qu'on peut montrer pour l'infinitif du mot grec dont le caractère problématique est à l'origine de notre exposé. “ Être ” se dit en grec Nous savons qu'une langue fixée s'est développée à partir du dire dialectal enraciné originairement dans le sol et dans l'histoire. Ainsi la langue d'Homère est un mélange de différents dialectes. Ceux-ci conservent la forme primitive du mot. C'est dans la formation de l'infinitif que les dialectes grecs s'éloignent le plus les uns des autres, ce qui a justement incité la linguistique à considérer la différenciation de l'infinitif comme le signe principal qui permet “ de séparer les dialectes les uns des autres et de les grouper ” (cf. Wackernagel, Leçons sur la syntaxe, 1, 257 sq.). ” 55 P 79 : “ Nous disons : “ je suis ”. L'être ainsi désigné, personne ne peut jamais le dire que pour soi : mon être. Où gît-il et en quoi consiste-t-il ? Apparemment c'est celui que nous devrions le plus facilement mettre au jour, étant donné qu'il n'y a pas d'étant dont nous soyons aussi près que celui que nous sommes nous-mêmes. Tout autre étant, nous ne le sommes pas nous-mêmes. Tout autre “ est ” encore, et déjà, lorsque nous-mêmes ne sommes pas. Il semble que d'aucun étant nous ne puissions être aussi proches que de l'étant que nous sommes nous-mêmes. A proprement parler, nous ne pouvons même pas dire que nous soyons proches de l'étant que nous sommes nous-mêmes, puisque enfin nous sommes nousmêmes cet étant. Et pourtant il faut dire : chacun est à soi-même le plus lointain, aussi loin de soi que le moi est loin du toi dans le “ tu es ”. II/L'ÉTYMOLOGIE DU MOT “ ÊTRE ” P 80-81 : “ Les deux premières sont indo-européennes, et apparaissent aussi dans les mots grec et latin pour “ être ”. 1. La plus ancienne, la racine véritable, est es, en sanscrit asus, la vie, le vivant, ce qui de soi et à partir de soi se tient, et va, et repose en soi : le subsistant-par-soi (eigenständig). C'est à quoi se rattachent en sanscrit les formations verbales esmi, esi, esti, asmi. et y correspondent en grec, esum et esse en latin. A la même racine appartiennent sunt en latin, sind (sont) et sein (être) en allemand. Un point digne de remarque est que, dans toutes les langues indo-européennes, le “ est ” (grec latin est, allemand ist ... ) se maintient dès le début. P 81 : “ 2. La seconde racine indo-européenne est bhû, bheu. S'y rattache le grec s'épanouir, perdominer, venir à stance et rester en stance à partir de soi-même. Ce bhû a été jusqu'à présent compris comme nature et comme “ croître ”, selon la conception ordinaire et superficielle de et de A partir de l'interprétation plus originaire, à laquelle on arrive en s'attaquant au point de départ de la philosophie grecque, le “ croître ” se révèle comme un s'épanouir, qui à son tour reste déterminé à partir de l'adester et de l'apparaître. Aujourd'hui on rapproche la racine de -, . La serait ainsi ce qui entre dans la lumière en s'épanouissant, , briller, luire, paraître, et par suite apparaître (cf. Zeitschrift für vergl. Sprachforschung, vol. 59). A la même racine appartiennent le parfait latin fui, fuo, le français “ fus ”; et encore l'allemand bin, bist (suis, es) wir birn, ihr birt (nous sommes, vous êtes) (ces deux dernières formes ont disparu au XIVe siècle). L'impératif bis (sois) s'est maintenu plus longtemps à côté de bin et bist (par ex. bis mein Weib, sois ma femme). 3. La troisième racine apparaît seulement dans le domaine de flexion du verbe germanique sein; c'est wes; sanscrit : vasami; germanique : wesan, habiter, demeurer, re-ster; à ves se rattachent FF, Vesta, vestibulum. A partir de là se forment en allemand : gewesen (été); puis : was, war (était), es west (cela “ este ”), wesen “( ester ”). Le participe wesend se retrouve encore dans an-wesend (présent, ad-estant) et ab-wesend (ab-sent). Le substantif Wesen ne signifie pas originairement la quiddité, l'essence, mais le re-ster constitutif du présent (Gegenwart), la présence (An-wesen) et l'ab-sence (Ab-wesen). Le -sens du latin prae-sens et ab-sens a disparu. La formule Dii con-sentes signifie-t-elle : les dieux ad-estant tous ensemble ? ” p 81-82 : “ De ces trois racines tirons les trois significations qui apparaissent clairement à l'origine : vivre, s'épanouir, demeurer. La linguistique les constate. Elle constate aussi que ces significations primitives ont aujourd'hui disparu; que seule s'est maintenue une signification “ abstraite ” : “ être ”. Pourtant ici se présente une question décisive : comment et en quoi s'accordent ces trois racines ? Qu'est-ce qui porte et dirige le dict de l'être ? En quoi réside notre dire de l'être - d'après toutes les flexions de la langue? Ce dire et la compréhension de l'être 56 sont-ils ou non tous les deux la même chose ? Comment este, dans le dict de l'être, la différence entre l'être ci l'étant ? Si précieuses que soient les conclusions de la linguistique que nous avons rappelées, on ne peut s'en tenir là. Car c'est après ces constatations que doit commencer véritablement le questionner. ” p 82 : “ Nous avons à poser une série de questions qui s'enchaînent : 1. De quelle sorte d' “ abstraction ” s'agissait-il dans la formation du mot “ être ” ? 2. Peut-on d'ailleurs parler ici d'abstraction ? 3. Que reste-t-il encore en fait de signification abstraite ? 4. Est-ce que le processus qui se rend patent ici, à savoir que des significations différentes, et donc des expériences différentes, se développent ensemble pour arriver au système de flexions d'un verbe, et non pas, à coup sûr de n'importe lequel - est-ce que ce processus peut être expliqué simplement en disant qu'en cours de route certaines formes ont disparu ? Une simple disparition ne donne naissance à rien, du moins à rien qui puisse unir et mêler étroitement dans l'unité de sa signification ce qui est originairement divers. 5. Quelle signification fondamentale dominante peut avoir présidé à la compénétration qui s'est produite ici ? 6. Quelle est la signification directrice qui se maintient à travers tout ce qui a pu obscurcir ce mélange ? 7. L'histoire interne de ce mot “ être ” précisément ne doit-elle pas être soustraite à toute comparaison ordinaire avec un autre mot quelconque, dont on recherche l'étymologie, surtout si nous méditons sur ceci, que déjà les significations radicales (vivre, s'épanouir, demeurer) désignent et par là seulement dévoilent - quelque chose qui ne se réduit pas à des particularités quelconques dans le champ du dicible ? ” p 82-83 : “ 8. Le sens de l'être, qui, en raison d'une interprétation purement logique et grammaticale, se présente à nous comme “abstrait et par suite dérivé, peut-il être par lui-même plein et originaire ? ” p 83 : “ 9. Ceci peut-il se montrer à partir d'une estance de la langue qui serait saisie de façon assez originaire ? Nous demandons la question fondamentale de la métaphysique : “ Pourquoi y a-t-il l'étant et non pas plutôt rien ? ” Dans cette question fondamentale s'annonce déjà la préquestion : “ Qu'en est-il de l'être ? ” Que désignons-nous par les mots “ être ”, “ l'être ” ? Un essai de réponse nous met tout de suite dans l'embarras. Nous voulons saisir l'in-saisissable. Cependant nous sommes continuellement pris à partie par l'étant, engagés dans l'étant, ne cessant d'avoir une idée de nous-mêmes “comme d'étants”. “ L'être ”, c'est pour nous tout juste encore un pur vocable, un terme usé. S'il ne nous reste déjà plus que cela, du moins devons-nous essayer de saisir ce dernier reste qui nous appartienne. C'est pourquoi nous demandons : “ Qu'en est-il du mot “être ” ? Nous avons répondu à cette question suivant deux chemins, qui nous ont conduits à la grammaire et à l'étymologie du mot. Résumons le résultat de cette double explication du mot “ être ”. 1. La considération grammaticale de la forme du mot a montré qu'à l'infinitif les modes significatifs du mot n'apparaissent plus; ils sont effacés. De plus la substantivation renforce et objective cet effacement. Le mot devient un nom qui nomme quelque chose d'indéterminé. 2. La considération étymologique de la signification du mot a montré que ce que nous nommons aujourd'hui et depuis longtemps dans le nom “ être ” est, quant à la signification, un mélange 57 niveleur de trois significations radicales différentes. Aucune d'elles ne rentre plus dans la signification du nom en se distinguant d'une façon propre et déterminante. Ce mélange et cet effacement s'appellent l'un l'autre. Ce double processus nous donne par suite une explication suffisante du fait dont nous sommes partis, à savoir que le mot “ être ” est vide, et sa signification, évanescente. 3/ LA QUESTION SUR L’ESSENCE DE L’ETRE, <SUR L’ ”ESTANCE ” DE L’ETRE> P 85 : “ En réalité, l'étant, nous le laissons tel quel, tel que, aussi bien dans la vie quotidienne qu'aux heures et aux instants décisifs, il nous assiège et nous assaille, nous donne des ailes et nous accable. Nous laissons tout l'étant être comme il est. Mais c'est précisément lorsque nous nous tenons ainsi dans le courant de notre être-le-là proventuel, tout naturellement et sans nous creuser l'esprit, c'est précisément lorsque nous laissons l'étant être chaque fois l'étant qu'il est, qu'il s'impose que nous sachions ce que cela veut dire, “ est ” et “ être ”. Or comment constater qu'en un lieu et en un temps quelconques un étant supposé n'est pas, si nous ne sommes pas déjà capables de distinguer clairement entre être et non-être ? Comment exécuter cette distinction, déjà accomplie' d'une manière décisive, si nous ne savons pas d'une façon aussi décisive et déterminée ce que signifient l'être et le non-être, ainsi distingués. Comment, toujours et dans chaque cas, un étant peut-il être pour nous un étant, si nous ne comprenons pas d'abord “ être ” et “ non-être ” ? Or il y a toujours de l'étant qui nous rencontre. Nous le distinguons en son être-ainsi (So-sein) et son altérité (Anderssein), nous jugeons s'il y a de l'être ou du non-être. Nous savons par suite de façon univoque ce que veut dire “ être ”. Ainsi, soutenir que ce mot est vide et indéterminé, ce ne serait qu'une façon de parler superficielle et une erreur. ” P 87 : “ Le mot “ être ” est par suite indéterminé en sa signification, et pourtant nous le comprenons d'une façon déterminée. “ Être ” se révèle comme un pleinement-indéterminé éminemment déterminé. Selon la logique ordinaire il y a ici une contradiction manifeste. Or quelque chose qui se contredit ne peut pas être. Il n'y a pas de cercle carré. Et pourtant il y a cette contradiction-là : l'être conçu comme le pleinement indéterminé qui est déterminé. Si nous ne cherchons pas à nous leurrer nous-mêmes, et si toutes nos affaires et nos dérangements de la journée nous laissent un instant de loisir pour cela, nous nous voyons re-ster en plein milieu de cette contradiction. Cette stance qui est la nôtre est aussi réelle que tout ce que nous pouvons qualifier de réel, plus réelle certes que des chiens ou des chats, des automobiles ou des journaux. ” P 87-88 : “ Le fait que l'être est pour nous un mot vide revêt ainsi soudain un tout autre visage. Nous devenons finalement méfiants à l'égard du prétendu vide de ce mot. Lorsque nous nous penchons davantage sur ce mot, il en ressort en fin de compte ceci : sa signification a beau se trouver effacée et mêlée, et tout à fait générale, nous pensons en elle quelque chose de déterminé. Ce déterminé est si déterminé et unique en son genre que nous devons même dire ceci : l'être qui échoit à tout étant, quel qu'il soit, et se disperse ainsi dans ce qu'il y a de plus courant, est, par excellence, l'unique en son genre. ” P 88 : “ N'importe quoi d'autre, tout étant quel qu'il soit, même unique, peut encore être comparé avec autre chose. Ces possibilités de comparaison augmentent sa déterminabilité. Et c'est en raison de celle-ci qu'il se trouve dans un état d'indétermination à plusieurs égards. En revanche l'être ne peut être comparé avec rien d'autre. Il n'y a que le néant qui soit l'autre pour lui. Et là il n'y a rien à comparer. Si l'être représente ainsi ce qu'il y a de plus unique en son genre et de plus déterminé, alors le mot “être” ne peut pas non plus rester vide. Aussi bien, en vérité, n'est-il jamais vide. Nous nous en convaincrons facilement par une comparaison. Lorsque nous percevons le mot “ être” en l'entendant comme structure sonore, ou en le voyant comme 58 caractère écrit ce qui se présente aussitôt, c'est tout à fait autre chose qu'une suite de sons et de lettres, comme par exemple “abracadabra ”. (..) ” P 89-90 : “ Si frappante que cette considération puisse paraître, elle manque de vérité, cela pour deux raisons au moins : 1. Pour commencer, on peut se demander si la généralité de l'être est bien celle du genre (genus). Déjà Aristote soupçonnait cette question. Par suite il reste douteux qu'un étant singulier puisse jamais être pris comme exemple pour l'être, comme ce chêne peut l'être pour l' “ arbre ” en général. Il est douteux que des modes de l'être (être en tant que nature, être en tant que pro-venance) constituent “ des espèces ” du genre “ être ”. p 90 : “ 2. Le mot “ être ” est certes un nom général et, en apparence, un mot parmi les autres. Mais cette apparence est trompeuse. Ce nom, et ce qui est nommé par lui, c'est quelque chose d'unique en son genre. C'est pourquoi toute illustration au moyen d'exemples est fausse au fond; et cela précisément du fait qu'en l'occurrence tout exemple prouve, non pas trop, mais au contraire toujours trop peu. Si, plus haut, nous avons rendu attentif à la nécessité de savoir déjà d'avance ce que signifie “ arbre ”, pour pouvoir chercher et trouver ce qui caractérise en tant que telle la particularité des espèces d'arbres et des arbres singuliers, cela vaut d'une façon encore plus décisive pour l'être. La nécessité de comprendre déjà auparavant le mot “ être ” est la plus haute, elle est incomparable. C'est pourquoi il ne résulte pas de la “ généralité ” de l' “ être ” par rapport à tout étant, que nous devions aussi vite que possible nous détourner de cette généralité, et nous tourner vers le particulier. C'est bien plutôt le contraire qui en résulte, à savoir que nous devons nous y tenir, et ériger en savoir le caractère unique en son genre de ce nom et de ce qu'il nomme. ” p 91 : “ Supposons qu'il n'y ait pas cette signification indéterminée d'“ être ”, et que nous ne comprenions pas non plus ce que ce signifier veut dire. Qu'y aurait-il alors? Seulement un nom et un verbe de moins dans notre langue? Non. Dans ce cas il n'y aurait pas de langue. Il n'arriverait pas du tout que, dans des mots, l'étant s'ouvre comme tel, qu'il puisse être appelé et discuté. Car dire l'étant comme tel, cela implique : comprendre d'avance l'étant comme étant, c'est-à-dire son être. Supposé que nous ne comprenions pas du tout l’être, supposé que le mot “ être ” n'ait pas même cette signification évanescente, eh bien alors, dans ce cas, il n'y aurait absolument aucun mot. Nous-mêmes ne pourrions jamais, ni d'aucune façon, être des disants. Nous ne serions absolument pas capables d'être ce que nous sommes. Car “ être homme ” signifie : “ être un disant ”. L'homme n'est quelqu'un qui dit oui et non que parce que, dans le fond de son essence, il est un diseur, le diseur. Là réside son éminente distinction, et en même temps sa misère. C'est là ce qui le distingue de la pierre, de la plante, de l'animal, mais aussi des dieux. Même si nous avions des yeux, des oreilles et des mains par milliers, et encore beaucoup d'autres organes, si par ailleurs notre essence ne se trouvait pas en la puissance de la langue, tout l'étant nous resterait fermé : l'étant que nous sommes nous-mêmes non moins que l'étant que nous-mêmes ne sommes pas. ” p 91-92 : “ Ainsi, en jetant un coup d’œil en arrière sur ce qui a été dit, nous voyons que les choses se présentent de la façon suivante : en estimant d'abord comme un fait ceci (sans nom jusqu'à nouvel ordre), que l'être n'est pour nous qu'un mot vide, de signification évanescente, nous avons sous-estimé l'être, et par suite l'avons mésestimé en le faisant déchoir de son rang véritable. En revanche, le fait que nous comprenions l'être, fût-ce d'une façon indéterminée, est ce qui occupe le plus haut rang, pour notre être-Là, en tant que s'y révèle une puissance dans laquelle réside la possibilité essentielle de notre être-Là. Ce n'est pas un fait parmi d'autres, mais quelque chose qui exige d'être mis au plus haut rang, qui est le sien, si du moins notre être-Là, qui est toujours un être-Là historial, ne demeure pas pour nous quelque chose d'indifférent. D'ailleurs, même pour que l'être-Là reste pour nous un étant indifférent, il nous serait nécessaire de comprendre l'être. Sans cette compréhension nous ne pourrions même pas dire non à notre être-Là. ” 59 p 92 : “ Ce n'est qu'en appréciant la prééminence de la compréhension de l'être que nous maintenons celui-ci comme éminence. De quelle façon pouvons-nous apprécier cette éminence, lui garder son prix? Ce n'est pas chose que nous puissions faire à notre gré. C'est parce que la compréhension de l'être se perd d'abord et le plus souvent en une signification flottante et indéterminée, tout en restant pourtant ferme et déterminée en tant que savoir, c'est parce qu'ainsi la compréhension de l'être, en dépit de son éminence, est obscure, embrouillée, couverte et latente, qu'il faut l'éclaircir, la débrouiller, et l'arracher à la latence. Cela ne peut se produire que si nous questionnons vers cette compréhension de l'être, que nous avons commencé par accepter seulement comme un fait, et ainsi la mettons en question. ” P 92 : “ Nous comprenons le mot “ être ”, et par suite toutes ses formes modifiées, quoiqu'il semble que cette compréhension reste indéterminée. Ceci que nous comprenons, et qui toujours s'ouvre à nous de quelque manière dans le comprendre, nous en disons : cela a un sens. L'être, si du moins il est possible de le comprendre, présente un sens. Faire l’expérience de l'être comme de ce qui est le plus digne de question, le concevoir ainsi, re-chercher proprement l'être, ce n'est alors rien d'autre que : questionner vers le sens de l'être. ” P 93-94 : “ Ceci, à savoir que nous comprenons l'être, ce n'est pas seulement réel, c'est nécessaire. Sans une telle ouverture de l'être, nous ne pourrions d'aucune façon être “ les hommes. Que nous soyons, ce n'est certes pas absolument nécessaire. Il est parfaitement possible que l'homme ne soit pas. Il a été un temps en effet, où l'homme n'était pas. Toutefois c'est improprement que nous disons : il a été un temps où l'homme n'était pas. En tout temps l'homme était et est et sera, parce que le temps se temporalise seulement du fait que l'homme est. Il n'y a aucun temps où l'homme n'ait pas été, non que l'homme soit de toute éternité et pour l'éternité, mais parce que le temps n'est pas l'éternité et que le temps ne se temporalise que pour chaque temps, à savoir comme être-Là humain proventuel. Mais lorsque l'homme se trouve dans l'être-Là, il y a alors une condition nécessaire pour qu'il puisse être-le-là : c'est qu'il comprenne l'être. C'est parce qu'une telle condition est nécessaire que l'homme est réel proventuellement. C'est pourquoi nous comprenons l'être, et cela non pas seulement, comme il pourrait d'abord le sembler, à la manière d'une signification de mot évanescente. Ce caractère déterminé de notre compréhension d'une signification indéterminée, on peut bien plutôt le délimiter d'une façon univoque, et cela non pas après coup, mais comme un caractère déterminé qui nous gouverne dès le principe sans que nous le sachions. Pour le montrer, partons de nouveau du mot “ être”. Mais ici il faut rappeler que, conformément à la question métaphysique directrice posée au début, nous employons le mot d'une façon si large qu'il n'est limité que par le néant. Tout ce qui n'est pas absolument néant est, et même le néant “ appartient ” pour nous à l' “ être ”. P 94 : “ Nous avons d'abord envisagé le fait suivant: le mot “ être ” a une signification évanescente, c'est presque un mot vide. En examinant ce fait de près, nous sommes arrivés à ceci : l'évanescence de la signification du mot trouve son explication : 1. dans le caractère estompé de l'infinitif, 2. dans le mélange en lequel les trois significations originaires des racines du mot se sont fondues. ” P 95 : “ En effet l'étant particulier si souvent invoqué peut seulement s'ouvrir à nous en tant que tel si nous comprenons déjà d'avance l'être dans son estance, et dans la mesure où nous le comprenons ainsi. Cette estance s'est déjà luminée. Mais elle demeure encore dans ce qui ne fait pas question. Rappelons-nous maintenant la question posée au début L' “ être ” n'est-il qu'un mot vide? Ou bien l'être et le questionner de la question de l'être constituent-ils le destin de la pro-venance spirituelle de l'Occident? ” P 96 : “ Mais nous ne devons pas en conclure que l'être consiste uniquement dans ce mot et sa signification. En effet, la signification du mot ne constitue pas, en tant que signification, l'estance 60 de l'être. Ce serait dire que l'être de l'étant, par exemple du bâtiment dont nous avons parlé, consiste en une signification de mot. Dire quelque chose de tel serait visiblement inepte. En réalité nous désignons dans le mot “ être ”, dans sa signification, à travers elle, l'être même, mais bien entendu ce n'est pas une chose, si du moins nous entendons par chose un étant quelconque. ” P 96-97 : “ Il en résulte ceci : le mot “ être ”, considéré avec toutes ses modifications et dans toute l'étendue de son domaine linguistique, est finalement celui où le mot et la signification sont liés le plus originairement à ce qu'ils désignent, quoique le contraire soit vrai également. L'être même est attaché au mot en un sens tout autre, et plus essentiel, qu'aucun étant ne l'est. ” P 97 : “ Le mot “ être ”, dans toutes ses modifications, se rapporte à l'être même qui est dit, d'une façon essentiellement différente de celle dont tous les autres noms et verbes de la langue se rapportent à l'étant qui est dit en eux. Il en résulte, pour les explications déjà données sur le mot “ être ”, qu'elles sont d'une autre portée que les considérations similaires qu'on peut faire, à propos de n'importe quoi, sur l'usage des mots et la façon de parler. Mais si, pour le mot “ être ”, il existe une connexion originale entre le mot, la signification et l'être même, alors que la chose même semble manquer, nous ne devons pourtant pas croire qu'il suffise de caractériser la signification du mot pour obtenir l'estance de l'être lui-même. ” P 100 : “ L'“ être ” qui est dit dans le “ est ” signifie : “ réellement présent ”, “ constamment subsistant ”, “ avoir lieu ”, “ être originaire de ”, “ consister ”, “ se tenir ”, “ appartenir ”, “ être voué à ”, “ signifier ”, “ se trouver ”, “ régner ”, “ être en train de ”, “ survenir ”. Il reste difficile, peut-être même impossible parce que contradictoire par essence, de dégager ici une signification commune qui serait le concept générique, auquel les aspects susdits de “ est ” pourraient être subsumés comme des espèces. Ils sont cependant unis par un trait déterminé qui les traverse tous de façon unitaire. Ce trait oriente la compréhension de “ être ” vers un horizon déterminé, à partir duquel elle s'accomplit. La limitation du sens de l'être se maintient dans le champ de la présence et de l'adestance, de la consistance et de la subsistance, de la con-tinuité et de l'ad-venir. Tout cela oriente dans la direction de ce à quoi nous nous sommes heurtés dans notre première tentative pour caractériser l'expérience et l'interprétation grecques de l'être. Un examen attentif de l'interprétation usuelle de l'infinitif nous montre que le mot “ être ” tire son sens du caractère unitaire et déterminé de l'horizon qui en commande la compréhension. Résumons-nous en effet : nous comprenons le substantif verbal “ être ” à partir de l'infinitif, qui de son côté renvoie au “ est ”, et à sa multiplicité que nous avons exposée. La forme verbale déterminée et particulière “ est,”, la troisième personne dit singulier de l'indicatif présent, a ici un privilège. Nous ne comprenons pas l'être en ayant égard à “ tu es ”, “ vous êtes ”, “ je suis ”, ou “ ils seraient ”, qui tous pourtant constituent aussi, et au même titre que le “ est ”, des formes du verbe “ être ”. Nous sommes amenés involontairement, comme si pour un peu il n'y avait pas d'autre possibilité, à nous rendre clair l'infinitif “ être ” à partir du “est ”. IV/ LA LIMITATION DE L’ETRE P 104 : “ 1. L'être est délimité par son opposition à un “ autre ” et, du fait de cette délimitation, il est déjà quelque chose de déterminé. 2. La délimitation se produit à quatre points de vue qui sont liés les uns aux autres. En conséquence, le degré de détermination de l'être doit, ou bien s'élever par ces ramifications, ou bien s'abaisser. 61 3. Ces distinctions ne sont nullement fortuites. Ce qu'elles maintiennent dans un état de scission a une tendance originaire à ne faire qu'un. Ces scissions ont par suite leur nécessité propre. 4. Les oppositions, qui ont d'abord une allure de formules, n'ont donc pas non plus surgi à des occasions purement quelconques, ni ne sont entrées dans la langue comme des expressions toutes faites. Elles se sont formées en rapport étroit avec la figuration selon laquelle pro-vient la patence de l'être, laquelle figuration a été déterminante pour la pro-venance de l'Occident. Elles ont commencé avec le commencement du questionner philosophique. 5. Ces distinctions ne sont pas seulement restées dominantes à l'intérieur de la philosophie occidentale. Elles pénètrent tout savoir, tout faire et tout dire, même lorsqu'elles ne sont pas présentées comme telles ni dans ces termes. 6. L'ordre dans lequel nous avons énuméré ces titres donne déjà une idée de l'ordre qui préside à leur connexion essentielle et de la suite historiale selon laquelle ils ont été forgés. ” Les deux distinctions nommées en premier lieu (être et devenir, être et apparence) prennent déjà forme lors du commencement de la philosophie grecque. Étant les plus anciennes, elles sont aussi les plus courantes. ” p 103-104 : “ La troisième distinction (être et penser), dont l'ébauche remonte aussi loin que celle des deux premières, est certes développée de façon déterminante par la philosophie de Platon et d'Aristote, mais elle ne reçoit sa forme définitive qu'au début des temps modernes. Elle coopère même de façon essentielle à ce début. Elle est, conformément à son histoire, la distinction la plus complexe, celle dont le propos est le plus problématique. (C'est pourquoi elle reste pour nous la plus digne de question.) ” p 104 : “ La quatrième distinction (être et devoir), qui n'est préfigurée que de loin par la qualification de comme appartient intégralement aux temps modernes. Aussi bien détermine-t-elle une des positions prédominantes de l'esprit moderne concernant l'étant en général, surtout depuis la fin du XVIIIe siècle. 7. Un questionner originaire de la question de l'être, qui a compris qu'il s'agissait de déployer la vérité de l'estance de l'être, doit se soumettre à la décision des puissances latentes dans ces distinctions, et ramener ces puissantes à leur vérité propre. Toutes ces remarques préliminaires devraient rester constamment présentes à l'esprit au cours des réflexions qui vont suivre. ” 1/ ÊTRE ET DEVENIR p 104 : “ Cette distinction, cette opposition, se présente au commencement du questionner dirigé vers l'être. Elle est aujourd'hui encore la limitation la plus courante de l'être par quelque chose d'autre; car elle saute immédiatement aux yeux à parti d'une représentation de l'être figée en évidence banale Ce qui devient n'est pas encore. Ce qui n'a plus besoin de devenir, ce qui “ est ”, l'étant, a laissé tout devenir derrière soi, si tant est que jamais il soit devenu ou ait pu devenir Ce qui “ est ” à proprement parler, résiste aussi à toute poussée du devenir. ” p 104-105 : “ Avec un esprit perçant et à la hauteur de la tâche, Parménide, qui a vécu à une époque qui marque la transition du VIe au Ve siècle, a fait ressortir sous forme de penser poétique l'être de l'étant, par opposition au devenir. Son “ poème didactique ” ne nous est parvenu que sous forme de fragments, d'ailleurs étendus et essentiels. Contentons-nous d'en citer ici quelques vers (Fragm., VIII, 1-6) : 62 Mais seule reste encore la légende du chemin (sur lequel s'ouvre) ce qu'il en est d'être ; sur ce (chemin), le montrant, il y a quantité de choses; comment être est sans naître et sans périr, se tenant seul là tout entier aussi bien que sans tremblement en soi et n'ayant jamais eu besoin d'être terminé; il n'était pas non plus autrefois, ni ne sera quelque jour, car, étant le présent, il est tout à la fois; unique, unissant, uni, se rassemblant en soi à partir de soi (tenant ensemble plein de présence). P 105 : “ Cela, qui est dit à partir de l'être, ce sont des non pas des signes de l'être, ni des prédicats, mais ce qui, lorsqu'on tourne les yeux vers l'être, le montre lui-même à partir de lui-même. En effet, dans une telle vue sur l'être, nous devons éloigner de l'être tout naître et tout périr, etc. : par le voir les tenir loin, les éliminer. Ce qui est tenu éloigné par et n'est pas à la mesure de l'être. Sa mesure est tout autre. ” P 105-106 : “ Nous pouvons conclure de tout cela : dans ce dire l'être se montre comme la solidité propre du stable rassemblé sur soi, pur de toute agitation et de tout changement. Aujourd'hui encore, dans l'exposé des origines de la philosophie occidentale, on a coutume d'opposer cette doctrine à celle d'Héraclite, en croyant pouvoir lui attribuer le mot souvent cité : tout est en écoulement. Par suite, il n'y a pas d'être. Tout “ est ” devenir. ” P 106 : “ Si l'on se satisfait parfaitement de voir se manifester de telles oppositions, ici l'être, là le devenir, c'est qu'ainsi on peut déjà attester dès le commencement de la philosophie ce qui est censé se poursuivre à travers toute son histoire, à savoir que là où un philosophe dit A, l'autre dit B, ce qui n'empêche pas celui-ci de dire A lorsque le premier dit B. En revanche si quelqu'un assure que, dans l'histoire de la philosophie, tous les penseurs disent au fond la même chose, c'est là une prétention qui déconcerte le sens commun. A quoi sert encore l'histoire multiforme et embrouillée de la philosophie occidentale, si tous disent en fin de compte la même chose? En ce cas, il suffit d'une philosophie. Tout est toujours déjà dit. Mais ce “ la même chose ” a justement et cela constitue sa vérité interne - la richesse inépuisable de ce qui est chaque jour comme si c'était son premier jour. Héraclite, qu'on oppose brutalement à Parménide en lui attribuant la doctrine du devenir, dit en vérité la même chose que lui. Sinon, s'il disait autre chose, il ne serait pas un des plus grands parmi les grands penseurs grecs. Seulement il ne faut pas interpréter sa doctrine du devenir d'après les idées d'un darwiniste du XIXe siècle. Bien entendu, la présentation ultérieure de l'opposition de l'être et du devenir n'a jamais plus reposé aussi uniquement sur soi qu'elle le fait dans le dire de Parménide. Ici, à cette grande époque, le dire de l'être de l'étant en a lui-même l'estance (latente) de l'être qu'il dit. C'est dans une telle nécessité historiale que réside le secret de la grandeur. Pour des raisons qui apparaîtront clairement dans la suite, nous nous bornerons maintenant à ces indications pour l'exposé de cette première antithèse, “ être et devenir ”. 63 2/ ÉTRE ET APPARENCE p 107 : “ Cette scission est aussi ancienne que la première nommée. Le caractère également originaire des deux scissions (“ être et devenir ”, “ être et apparence ”) signale un rapport plus profond, qui est encore aujourd'hui bien caché. La distinction nommée en second lieu (“ être et apparence”) n'a encore pu en effet jusqu'à présent être re-développée dans son contenu authentique. Pour ce faire il est nécessaire de la concevoir originairement, c'est-à-dire selon la conception grecque. Mais ceci n'est pas facile pour nous, qui portons le poids de la mauvaise interprétation moderne à partir de la théorie de la connaissance, et qui ne nous prêtons que difficilement - et généralement comme à quelque chose de vide - à la simplicité de l'essentiel. D'abord la distinction paraît claire. Être et apparence, cela veut dire : le réel, à la différence de l'irréel et par opposition à lui; l'authentique opposé à l'inauthentique. Dans cette distinction réside en même temps une appréciation, selon laquelle l'être obtient la préférence. Le mot apparence se retrouve en effet dans l'expression “ en apparence ”. On ramène souvent la distinction de l'être et de l'apparence à la première nommée, être et devenir. Le purement apparent est ce qui émerge parfois, et disparaît de nouveau aussi fugitivement et avec aussi peu de persistance, par opposition à l'être conçu comme le stable. La distinction entre l'être et l'apparence est courante pour nous, il faut la ranger elle aussi parmi ces nombreuses monnaies usées que nous nous tendons de main en main sans y faire attention, dans une vie quotidienne devenue banale. Dans le meilleur cas nous employons cette distinction comme un avis moral, et une règle pour la conduite de notre vie : “ Plutôt être que paraître. ” P 107-108 : “ Cependant, quoique cette distinction soit tout à fait courante et semble aller de soi, nous ne comprenons toujours pas comment il se fait que ce soient précisément l'être et l'apparence qui se séparent originairement. Le fait que cela se produise indique une co-appartenance. En quoi consiste-t-elle ? Il s'agit avant tout de concevoir l'unité cachée de l'être et de l'apparence. Nous ne la comprenons plus parce que nous sommes tombés hors du champ dans lequel cette distinction, qui est primitive, a mûri dans la pro-venance, parce que, maintenant, nous nous contentons de la transmettre, comme une chose mise en circulation un beau jour, n'importe où et n'importe quand. ” P 108 : “ Pour concevoir cette scission, il faut que, pour elle aussi, nous remontions à l'origine. ” P 108-109 : “ Cependant, en prenant nos distances en temps utile vis-à-vis de l'absence de pensée et des propos en l'air, nous pouvons trouver, même dans notre langue, une trace qui nous oriente vers la compréhension de cette distinction : nous retrouvons le mot Schein (apparence) dans l'expression Sonnenschein (lumière du soleil). Le soleil luit. Nous disons dans un récit : “ La pièce était éclairée par la faible lueur (Schein) d'une bougie. ” Le dialecte alémanique connaît le mot Scheinholz (bois phosphorescent), c'est-à-dire un bois qui brille dans l'obscurité. Nous connaissons par les images des saints l'auréole (Heiligenschein), l'anneau rayonnant autour de la tête. Mais nous connaissons aussi des faux dévots (Scheinheilige), qui ont l'air de saints, mais n'en sont pas. On appelle combat simulé (Scheingefecht) une opération qui donne l'illusion d'un combat. Le soleil, en paraissant, donne l'apparence de se mouvoir autour de la terre. Que la lune, paraissant à l'horion, mesure deux pieds de diamètre, cela paraît seulement ainsi, c'est seulement une apparence. Nous nous heurtons ici à deux sortes d' “ apparence ” et de “ paraître ”. Mais elles ne se trouvent pas simplement côte à côte; l'une dérive de l'autre. L'apparence, par exemple, de se mouvoir autour de la terre, ne peut appartenir au soleil que parce qu'il paraît, c'est-à-dire luit, et, dans ce luire, vient à l'ad-parence. Et il est évident que, dans ce paraître du soleil considéré comme un luire, comme un rayonnement, nous faisons en même temps l'expérience de la radiation comme chaleur. Le soleil luit : il se montre, et il fait chaud. La splendeur de l'auréole qui paraît dans l'éclat des lumières de l'église porte à ad-parence comme saint celui qui porte cette auréole. ” 64 P 109 : “ En examinant les choses de plus près nous trouvons trois modes de l'apparence : 1. l'apparence comme éclat et comme luire; 2. l'apparence et le paraître comme apparaître, l'ad-parence; 3. l'apparence comme pure apparence, lorsque quelque chose fait illusion : le semblant. Mais en même temps il devient clair que le “ paraître ” nommé en second lieu, l'apparaître au sens de se montrer, convient aussi bien à l'apparence comme éclat qu'à l'apparence comme semblant et cela non pas comme une propriété quelconque, mais comme le fondement de la possibilité de cette apparence. L'essence de l'apparence réside dans l'apparition. Elle est le se-montrer, le se-présenter, l'ad-sister, la pro-jacence Le livre longtemps attendu apparaît maintenant, parait, est pro-jacent, subsistant; et par suite on peut l'avoir. Mais si nous disons : il fait clair de lune (der Mond scheint), cela ne veut pas seulement dire : elle répand une lueur, une certaine clarté, mais : elle se trouve dans le ciel, elle ad-este, elle est. Les étoiles brillent (scheinen) : par leur éclat elles sont ad-estantes. Apparence signifie ici exactement la même chose qu'être (les vers de Sappho et la poésie de Matthias Claudius Chanter une berceuse au clair de lune fournissent un point de départ précieux pour méditer sur l'être et l'apparence). En faisant attention à ce qui vient d'être dit, nous touchons à la connexion intime qui unit l'être et l'apparence, mais nous ne pouvons la saisir totalement qu'en comprenant “ l'être ” d'une façon adéquate, c'est-à-dire originairement, et donc ici à partir du grec. Nous savons que l'être s'ouvre aux Grecs comme La perdominance de ce qui perdure dans l'épanouissement est en même temps en elle-même l'apparaître paraissant. Les racines de et désignent la même chose. l'épanouissement reposant en soi, est se mettre à luire, se montrer, apparaître. Ce que nous avons cité en cours de route comme traits déterminés de l'être, plutôt sous forme d'énumération, ce que nous a apporté la référence à Parménide, tout cela nous procure déjà une certaine compréhension de ce mot grec fondamental pour l'être : ” P 110 : “ Il serait instructif d'éclairer en même temps la force nommante de ce mot à partir de la grande poésie des Grecs. Contentons-nous de faire allusion, par exemple, au fait que pour Pindare la constitue le trait fondamental de l'être-Là : Ce qui est à partir de la et par elle est le plus puissant tout à fait (0., IX, ioo); désigne ce que quelqu'un est déjà originairement et véritablement : l'ayant-été-estant-déjà, à la différence des fabrications et des agissements obtenus par force et ayant un caractère forcé. L'être est la détermination fondamentale du noble et de la noblesse (c'est-à-dire de ce qui a, quant à son essence, une haute origine, et repose en elle). C'est en se référant à cela que Pindare forge la sentence : (Pyth., 11, 27)- “ Puisses-tu, en apprenant, te pro-duire comme celui que tu es. ” Or ce se-tenir-en-soi ne signifie pour les Grecs rien d'autre que se-tenir-là, se tenir dans la lumière. “ Être ” veut dire “ apparaître ”. L'apparaître n'est pas quelque chose d'accidentel qui parfois rencontre l'être. L'être este comme apparaître. Par là s'écroule comme construction vide l'idée universellement répandue de la philosophie grecque, selon laquelle elle aurait enseigné “ de façon réaliste ” un être objectif en soi, à la différence du subjectivisme des temps modernes. Cette idée courante repose sur une compréhension superficielle. Il faut laisser complètement de côté des expressions comme “ subjectif ” et “ objectif ”, “ réaliste ” et “ idéaliste ”. P 110-111 : “ En effet il s'agit maintenant, puisque nous disposons d'une conception plus adéquate de l'être tel que l'entendaient les Grecs, d'accomplir enfin le pas décisif, qui nous rendra patente la connexion intime entre l'être et l'apparence. Il s'agit d'obtenir une vue sur une connexion qui 65 est grecque d'une façon originaire et unique, mais qui a produit des conséquences remarquables pour l'esprit de l'Occident. L'être este comme La perdominance qui s'épanouit est apparaître. L'apparaître mène à l'ad-parence. Cela implique déjà : l'être, qui est l'apparaître, fait sortir de la latence. Du fait que l'étant, en tant que tel, est, il se place et se tient dans la non-latence, . Notre absence de pensée traduit ce mot par “ vérité ”, et par la même le trahit. Sans doute maintenant commence-t-on peu à peu à traduire littéralement le mot grec Seulement cela ne sert pas à grand-chose si, aussitôt après, on recommence à comprendre “ vérité ” en un tout autre sens, qui n'est pas grec, et si cet autre sens est glissé derrière le mot grec. Car, pour les Grecs, l'essence de la vérité n'est possible qu'en accord avec ce qu'est pour eux l'estance de l'être comme C'est en se fondant sur la connexion d'essence, unique en son genre, entre et que les Grecs peuvent dire : l'étant est, en tant qu'étant, vrai. Le vrai, en tant que tel, est étant. Cela veut dire : ce qui se montre en perdominant se tient dans le non-latent. Le non-latent comme tel vient à stance dans le se-montrer. La vérité conçue comme non-latence n'est pas surajoutée à l'être. ” P 111 : “ La vérité appartient à l'estance de l'être. Dans “ être étant ” se trouve : venir à l'ad-parence, entrer-en-apparaissant, se pro-poser, effectuer quelque chose. Ne-pas-être signifie en revanche : sortir de l'apparition, de l'adestance. L'essence de l'apparence implique l'entrer et le sortir, le pro- et le ex-. L'être est ainsi dispersé dans la multiplicité de l'étant. C'est ce dernier qui se fait valoir çà et là comme ce qui est tout proche, et présent à tout moment. En tant qu'apparaissant, il se donne une considération, signifie considération, la considération dont jouit quelqu'un. Lorsque cette considération, conformément à ce qui se montre en elle, est excellente, signifie éclat et gloire. Dans la théologie hellénistique et dans le Nouveau Testament, gloria Dei, c'est la gloire de Dieu. La glorification, le fait d'accorder de la considération à quelqu'un et de manifester cette considération, c'est, en pensant grec : installer dans la lumière et, par là, procurer la stabilité, l'être. La gloire n'est pas pour les Grecs quelque chose qu'on reçoive ou non par-dessus le marché; elle est la manifestation de l'être le plus haut. Pour les hommes d'aujourd'hui la gloire n'est plus depuis longtemps que la célébrité, et par suite quelque chose de très douteux, un acquêt jeté et distribué ici et là par les journaux et la radio - presque le contraire de l'être. Si pour Pindare le glorifier constitue l'essence de la pro-duction poétique, et si pro-duire de cette façon c'est “ mettre en lumière ”, cela ne tient en aucune façon à ce que chez lui l'idée de la lumière joue un rôle particulier, mais uniquement au fait qu'il pense et pro-duit poétiquement comme un Grec, c'est-à-dire se tient dans l'estance de l'ètre qui lui est destinée. ” P 112 : “ Il s'agissait de montrer que pour les Grecs l'apparaître appartient à l'être, et de spécifier de quelle façon il en est ainsi, et plus précisément de montrer que l'être a son estance, aussi et surtout, dans l'apparaître, et comment il en est ainsi. Cela a été éclairci à propos de la plus haute possibilité de l'être-homme, conçu sous la forme que les Grecs lui donnaient, à propos de la gloire et du glorifier. Gloire se dit veut dire : je me montre, apparais, entre dans la lumière. Ce qui est plutôt connu ici à partir du voir et de la vue, la considération dont jouit quelqu'un, c'est ce que saisit, plutôt à partir de l'ouïe et du nommer, l'autre mot pour gloire, Ainsi la gloire est le renom dont jouit quelqu'un. Héraclite dit (fr. 29) : “ Il y a en effet une chose que les plus nobles choisissent avant 66 toute autre : la gloire qui reste constante en face de ce qui meurt; mais la multitude est rassasiée comme le bétail. ” P 112-113 : “ A tout cela pourtant doit être jointe une restriction, qui montre en même temps le fond de la chose (Sachverhalt) dans sa plénitude d'estance. est la considération dont jouit quelqu'un et, plus généralement, le “ considérable ” que chaque étant céle et décèle en son é-vidence . Une ville offre un aspect grandiose. Le visage qu'un étant a à soi et qu'il peut seulement ainsi offrir de lui-même, se laisse ensuite saisir diversement à partir de tel ou tel point de vue. La vue qui s'offre devient autre conformément à cette diversité de points de vue. Elle est donc toujours en même temps une vue que nous prenons et formons. Dans l'expérience et la manipulation de l'étant, nous nous formons constamment des vues à partir de son évidence. Souvent cela se produit sans que nous considérions exactement la chose même. Nous arrivons par des chemins quelconques et à partir de motifs quelconques à une vue sur la chose. Nous nous formons une opinion sur elle. Ce faisant, il peut arriver que la vue que nous défendons n'ait pas de base dans la chose. Elle est alors une simple vue, quelque chose que nous admettons. Nous admettons que quelque chose soit de telle ou telle façon. Nous opinons simplement. “ Admettre”, “ accepter ” se dit en grec (L'acceptation est liée à l'offre de l'apparaître.) La en tant que chose admise de telle et telle façon, c'est l'opinion. ” P 113 : “ Nous arrivons maintenant au point que nous voulions atteindre. L'être, parce qu'il consiste dans l'apparaître, dans le fait d'offrir des é-vidences et des vues, peut, selon son estance, et par suite nécessairement et constamment, présenter une évidence qui justement couvre et garde latent ce que l'étant est en vérité, c'est-à-dire ce qu'il est dans la non-latence. Cette considérabilité, dans laquelle l'étant se trouve par là, est la pure apparence, le semblant. Où se trouve la non-latence de l'étant, là réside aussi la possibilité de l'apparence, et inversement; là où l'étant réside dans l'apparence et s'y trouve installé en toute sûreté depuis longtemps, l'apparence peut se briser et s'effriter. ” Le nom sert à nommer des choses multiples : 1. La considération en tant que gloire; 2. Le considérable au sens du simple visage offert par quelque chose; 3. Le fait d'être considéré-comme.... c'est-à-dire d'avoir seulement l'air tel : l' “ apparence ” comme pur semblant; 4. L'avis qu'un homme se forme, l'opinion. Cette diversité de sens du mot ne tient pas à une négligence de la langue, c'est un jeu fondé en profondeur au sein même de la sagesse amenée à maturation par une grande langue, qui garde, enveloppés dans le mot, les traits essentiels de l'être. Ici, pour voir juste dès le commencement, il faut nous garder de tenir l'apparence, sans autre forme de procès, pour quelque chose de seulement “ imaginé ”, de “ subjectif ”, et de la fausser ainsi. Il faut dire bien plutôt : l'apparence, tout comme l'apparaître, appartient à l'étant lui-même. ” P 114 : “ Cependant l'apparence que prennent le soleil et la terre par exemple les premiers rayons sur la campagne, la mer au crépuscule, la nuit - c'est un apparaître. Cette apparence n'est pas rien. Elle n'est pas non plus non-vraie. Elle n'est pas non plus une simple. apparition de rapports qui en réalité sont constitués autrement dans la nature. Cette apparence est historiale, et elle-même pro-venance, elle est découverte et fondée dans la poésie et le dict, elle est ainsi une partie essentielle de notre monde. Ce sont nos esprits forts, tard venus et blasés, qui croient pouvoir se débarrasser de la puissance historiale de l'apparence en la déclarant “ subjective ”, comme si l'essence de cette “ subjectivité ” n'était pas quelque chose de tout à fait problématique. Les Grecs eurent de cela une autre expérience. Ils durent sans cesse arracher l'être à l'apparence et le protéger contre cette apparence. (L'être este à partir de la non-latence.) 67 C'est uniquement en soutenant le combat qui se livre entre l'être et l'apparence qu'ils ont arraché l'être à l'étant, qu'ils ont amené l'étant à la stabilité et à la non-latence : les dieux et la cité, les temples et la tragédie, les jeux et la philosophie; mais tout cela au sein de l'apparence, qui guette partout, et que les Grecs prenaient au sérieux, conscients de sa puissance. Ce n'est que dans la sophistique et chez Platon que l'apparence est déclarée trompeuse et, comme telle, abaissée. Du même coup l'être est élevé, comme en un lieu suprasensible. La cassure, , est marquée entre l'étant purement apparent ici-bas, et l'être réel quelque part là-haut; c'est dans cet intervalle que s'installera plus tard la doctrine du christianisme, qui en même temps, selon un changement de perspective, interprétera l'inférieur comme le créé, et le supérieur comme le Créateur; et c'est avec les armes de l'Antiquité ainsi refondues que le christianisme se fera contre celle-ci (conçue comme paganisme), et de cette façon la dissimulera. Nietzsche a donc raison de dire: le christianisme est un platonisme pour le peuple. ” P 114-115 : “ En revanche, la grande époque de l'être-Là grec est une affirmation de soi créatrice unique dans l'enchevêtrement confus que nous présente l'antagonisme d'Être et Apparence, ces puissances. (Sur la connexion essentielle originaire entre l'être-Là de l'homme, l'être comme tel, et la vérité au sens de non-latence jointe à la vérité comme voilement, cf. Sein und Zeit, § 44 et § 68). ” P 115 : “ Pour le penser des premiers penseurs grecs, l'unité et l'antagonisme de l'être et de l'apparence avaient une puissance originelle. Pourtant c'est dans la poésie dramatique grecque que tout cela a été présenté de la façon la plus haute et la plus pure. Pensons à l'OEdipe-Roi de Sophocle. Œdipe, qui, au début, est le sauveur et le maître de l'État, dans l'éclat de la gloire et la grâce des dieux, est expulsé de cette apparence, laquelle n'est pas une vue simplement subjective qu’Œdipe aurait de lui-même, mais ce en quoi a lieu l'apparaître de son être-Là; et la non-latence finale de son être le dé-cèlera comme meurtrier de son père et auteur du déshonneur de sa mère. Le chemin qui va de ce début de gloire à cette fin d'horreur est un combat absolument unique entre l'apparence (latence et déguisement) et la non-latence (l'être). La latence du meurtrier de l'ex-roi Laïos assiège, pour ainsi dire, la ville. Avec la passion de celui qui se tient dans la patence de la gloire, et est un Grec, Œdipe s'avance vers le dévoilement de ce latent. Ce faisant il doit, pas à pas, se mettre lui-même dans la non-latence, que finalement il ne supporte plus qu'en se crevant lui-même les yeux, c'est-à-dire en se soustrayant à toute lumière, en laissant tomber autour de lui la nuit qui voile tout, et en criant ensuite, comme un homme ébloui, d'ouvrir grand toutes les portes, afin qu'un tel homme se révèle au peuple comme celui qu'il est. Mais nous ne devons pas voir seulement en Œdipe la chute d'un homme, il faut le comprendre comme le type de l'être-Là grec, comme la figure où se hasarde le plus loin et dans ce qu'il y a de plus sauvage la passion fondamentale de l'être-Là grec, qui est passion du dévoilement de l'être, c'est-à-dire passion du combat pour l'être même. Hölderlin dans le poème Dans le bleu aimable fleurit.... dit cette parole de voyant : “ Le roi Œdipe a peut-être un œil de trop. ” Cet œil de trop est la condition fondamentale pour tout grand questionner et tout grand savoir, et aussi leur unique fondement métaphysique. Le savoir et la science des Grecs, telle est cette passion. ” P 116 : “ Si aujourd'hui on recommande à la science d'être au service du peuple, c'est là sans doute une exigence nécessaire et estimable, mais elle n'en est pas moins insuffisante, et ne va pas à l'essentiel. La volonté latente de métamorphose, qui engage l'étant dans la patence de l'être-Là, veut davantage Pour opérer une transformation de la science, et donc d'abord du savoir originaire, notre être-là a besoin d'un tout autre tirant d'eau métaphysique. Il a besoin d'abord de retrouver un rapport fondamental, institué et édifié véritablement, à l'être de l'étant dans son ensemble. P 116 : “ Terminons cette allusion au façonnement poétique du combat entre l'être et l'apparence chez les Grecs en citant un passage de I'OEdipe-Roi de Sophocle. Ce texte nous donne l'occasion d'établir tout naturellement le rapport que ce façonnement poétique soutient avec la façon dont 68 nous avons provisoirement caractérisé l'être grec comme stabilité, et dont maintenant nous arrivons à caractériser l'être comme apparaître. Ces quelques vers, tirés du dernier choeur de la tragédie (vers 118q sqq.), sont : P 117 : “ Qui donc, quel homme, apporte plus de l'être-Là dompté et ajusté qu'autant qu'il se tient dans la parence, pour alors - en sa parence - décliner? (du se-tenir-là-droit-en-soi). Lorsque nous avons éclairci l'essence de l'infinitif, il a été question de mots qui présentent une une dé-clivité, un fléchissement (casus). Nous voyons maintenant ceci : le paraître, en tant que cas de l'être, est la même chose que le fléchissement. C'est un cas de l'être compris comme le se-tenir-là-debout-et-droit-en-soi. Ces deux déclinaisons de l'être sont déterminées à partie de l'être conçu comme la stabilité du se-tenir-dans-la-lumière, c'est-à-dire de l'apparaître. Ceci maintenant doit devenir plus clair : l'apparence appartient à l'être lui-même considéré comme apparaître. L'être comme apparence n'est pas moins puissant que l'être comme non-latence. L'apparence a lieu dans l'étant même, et concerne l'étant lui-même. Mais l'apparence ne fait pas seulement apparaître l'étant comme ce qu'il n'est pas vraiment, l'apparence ne se contente pas de dissimuler l'étant dont elle est l'apparence, elle se couvre elle-même par là comme apparence, en se montrant comme être. C'est parce que l'apparence se dissimule ainsi elle-même essentiellement, en couvrant et en dissimulant, que nous disons à bon droit : l'apparence trompe. Cette tromperie réside dans l'apparence même. Ce n'est que parce que l'apparence même trompe, qu'elle peut tromper l'homme, et ainsi le transporter dans une illusion. Mais le se-faire-illusion n'est qu'une des manières, parmi d'autres, selon lesquelles l'homme se meut dans le “ tri-monde ” où s'entrelacent l'être, la non-latence et l'apparence. ” P 117-118 : “ L'espace, pour ainsi dire, qui s'ouvre dans l'entrelacs de l'être, de la non-latence et de l'apparence, est ce que j'appelle l'errance. Apparence, tromperie, illusion, errance, ont entre elles, quant à leur essence et à leur accomplissement, certains rapports qui, depuis longtemps, sont mésinterprétés - par la psychologie et la théorie de la connaissance, et qui par suite, dans l'être-Là quotidien, ne peuvent plus guère être connus et reconnus en toute clarté comme des puissances. ” P 118 : “ Il s'agissait d'abord de bien voir de quelle façon, sur la base de l'interprétation grecque de l'être comme et seulement à partir de là, aussi bien la vérité, au sens de non-latence, que l'apparence, en tant que mode déterminé du se-montrer qui s'épanouit, appartiennent nécessairement à l'être. C'est parce qu'être et apparence s'impliquent l'un l'autre, et à ce titre vont toujours de pair, et que, allant de pair, ils nous présentent aussi un changement perpétuel de l'un en l'autre, par suite une confusion constante et, à partir de celle-ci, la possibilité de nous égarer et de confondre les choses, c'est pour cela qu'au commencement de la philosophie, c'est-à-dire lors de la première patéfaction de l'être de l'étant, l'effort principal de la pensée a dû consister à maîtriser la nécessité où se trouve l'être dans l'apparence, à séparer l'être de l'apparence. Cela à son tour demande de faire prévaloir la vérité comme non-latence sur la latence, le “ dé-celer ” sur le “ celer” considéré comme un couvrir et un dissimuler. Mais, comme il faut séparer l'être de ce qui 69 est autre que lui et le consolider comme il s'accomplit une scission entre l'être et le non-être, mais en même temps aussi une distinction entre le non-être et l'apparence. Les deux couples distingués ne se recouvrent pas. C'est parce qu'il en est ainsi de l'être, de la non-latence, de l'apparence et du non-être, que trois chemins sont nécessaires pour l'homme, lequel se tient au milieu de l'être qui s'ouvre à lui et, à partir toujours d'une telle tenue, se comporte de telle et telle façon envers l'étant. Il faut que l'homme, s'il veut assumer son être-Là dans la clarté de l'être, porte celui-ci à stance, le soutienne dans l'apparence et contre l'apparence, arrache à la fois l'apparence et l'être à l'abîme du non-être. ” P 118-119 : “ Il faut que l'homme dis-cerne ces trois voies, et d'après cela se décide pour ou contre chacune d'elles. L'ouverture et le frayage de ces trois voies, c'est cela, la pensée, au commencement de la philosophie. Ce dis-cernement place l'homme sur ces chemins comme quelqu'un qui sait, et le met par là dans une constante décision. C'est avec celle-ci que commence la pro-venance. C'est en cette décision, et seulement en elle, qu'il est même décidé de la présence possible des dieux. (En conséquence “ décision ” ne signifie pas ici jugement et choix humain, mais une scission dans l'ensemble constitué par l'être, la non-latence, l'apparence et le non-être.) ” P 119 : “ Ce qui nous est parvenu comme le plus ancien frayage de ces trois chemins est la philosophie de Parménide, contenue dans le poème didactique déjà nommé. Nous allons caractériser ces trois voies en citant quelques fragments du poème didactique, sans donner toutefois de celui-ci une interprétation complète, qui n'est pas possible ici. Voici ce que donne le fragment 4 en traduction Eh bien ! je dis ceci : toi, prends en ta garde la parole que tu entends (sur ceci) : quelles voies sont à envisager comme les seules pour un questionner. L'une : comment c'est (ce que cela, l'être, est) et comment aussi (est) impossible le non-être. Cela c'est le chemin de la confiance fondée, il suit en effet la non-latence. Et l'autre : comment cela n'est pas, et aussi comment est nécessaire le non-être. Celui-ci donc, je le déclare, est un sentier qu'on ne peut pas du tout conseiller; en effet, ni tu ne saurais lier connaissance avec le non-être, car il ne peut être présenté, ni tu ne pourrais l'indiquer avec des mots. Il y a d'abord ici deux chemins qui se trouvent très nettement séparés et opposés : 1. Le chemin vers l'être; il est en même temps le chemin qui va dans la non-latence. Ce chemin est nécessaire. ” p 119-120 : “ 2. Le chemin vers le non-être; il ne peut certes pas être pratiqué, mais précisément pour cela, ce chemin, en tant qu'impraticable, doit être intégré au savoir, et cela en ayant égard à ceci, qu'il conduit au non-être. Ce fragment nous donne aussi le plus ancien document de la philosophie sur ceci, à savoir que la voie du néant doit être pensée expressément en même temps que la voie de l'être, et que par suite c'est méconnaître la question sur l'être que de tourner le dos au néant avec l'assurance que le néant n'est manifestement pas (le fait que le néant ne soit pas quelque chose d'étant n'exclut nullement qu'il appartienne à l'être à sa façon). ” p 120 : “ Ce n'est qu'au sein de la méditation sur les deux voies indiquées que réside la possibilité de s'expliquer avec une troisième, qui s'oppose à la première d'une façon caractéristique. Le troisième chemin a même apparence que le premier, mais il ne conduit pas à l'être. C'est pourquoi il donne l'impression de n'être lui aussi qu'un chemin vers le non-être conçu comme néant. Le fragment 6 commence par opposer rigoureusement les deux chemins indiqués dans le fragment 4, celui de l'être et celui du néant. Mais en même temps s'en trouve indiqué, par 70 opposition au deuxième - celui du néant, qui est inaccessible et par suite sans issue - un troisième : Il est nécessaire de poser ceci en le recueillant, ainsi que de l’appréhender : le “ étant ” dans son être; Le “ étant ”, en effet, a l'être; le non-être n'a aucun “ est ”; ceci donc, - je t'ordonne de te le faire savoir. Avant tout, en effet, tiens-toi éloigné de ce chemin du questionner. Mais alors aussi de celui que manifestement les hommes – ceux qui ne savent pas s'aménagent, en bicéphales qu'ils sont ; car l'incapacité de s'y retrouver est pour eux la norme dans leur appréhender errant; mais ils sont jetés de côté et d'autre, à la fois stupides et aveugles, ébahis; la tribu de ceux qui ne discriminent pas, qui ont pour règle que la présence et la non-présence sont la même chose et aussi ne sont pas la même chose, ceux pour qui en toutes choses le chemin revient toujours en sens contraire. Le chemin désigné maintenant est celui de la au sens d'apparence. Sur ce chemin l'étant a tantôt telle figure, tantôt telle autre. Ici ne règnent jamais que des avis. Les hommes glissent d'un avis à l'autre, dans un va-et-vient perpétuel. Ils brouillent ainsi l'être et l'apparence. Ce chemin est pratiqué constamment, de sorte que les hommes s'y perdent totalement. ” P 212 : “ Il est d'autant plus nécessaire de connaître ce chemin comme tel afin que, dans l'apparence et contre l'apparence, ce soit l'être qui se dévoile. C'est ainsi que nous trouvons l'indication de ce troisième chemin, et de sa coordination au premier, dans le fragment 1,vers, 28-32 : Or il est nécessaire aussi (pour toi qui t'engages maintenant sur le chemin de l'être) d'apprendre tout : aussi bien le coeur non-tremblant de la non-latence à la belle sphéricité, que les vues humaines en lesquelles n'habite aucun fondement pour le non-latent. Mais dans tout cela, tu dois tout de même aussi apprendre comment l'apparent reste tenu de traverser tout apparemment (à sa manière), contribuant à l'achèvement de tout. Le troisième chemin est celui de l'apparence, et cela de façon que, sur ce chemin, on fasse l'expérience de l'apparence comme appartenant à l'être. Pour les Grecs, les paroles citées avaient une vigueur originelle. Être et vérité puisent leur estance dans la Le se-montrer de l'apparent appartient immédiatement à l'être, mais aussi (au fond, en définitive) ne lui appartient pas. C'est pourquoi le paraître doit en même temps être dégagé comme pure apparence, et cela toujours à nouveau. Le triple chemin donne cet avis, qui a en soi son unité : Le chemin de l'être est nécessaire. Le chemin du néant est inaccessible. Le chemin de l'apparence est toujours accessible et pratiqué, mais peut être éludé. ” P 121-122 : “ C'est pourquoi un homme qui sait vraiment n'est pas un homme qui poursuit aveuglément une vérité, mais celui-là seul qui sait constamment les trois chemins, celui de l'être, celui du non-être et celui de l'apparence. Le savoir supérieur - mais tout savoir est supériorité n'est accordé qu'à celui qui a connu sur le chemin de l'être la tempête qui soulève tout, à qui l'effroi sur la deuxième voie vers l'abîme du néant n'est pas resté étranger, et qui cependant a assumé comme misère constante le troisième chemin, celui de l'apparence. ” P 122 : “ A ce savoir appartient ce que les Grecs de la grande époque nommaient : oser se mesurer à la fois avec l'être, le non-être et l'apparence, c'est-à-dire prendre sur soi 71 l'être-Là en l'amenant à la décision entre être, non-être et apparence. C'est à partir d'une telle position fondamentale en face de l'être qu'un de leurs plus grands poètes, Pindare, dit (Nem., 111, 70) : : c'est dans l'épreuve tentée, risquée, au milieu de l'étant, que se porte à parence l'achèvement, la délimitation de ce qui a été porté et est venu à stance, bref l’être. Ce qui parle ici, c'est cette même position fondamentale qui éclate dans le mot d'Héraclite déjà cité sur le Le s'ex-pliquer-l'un-avec-l'autre (Aus-einander-setzung) c'est-à-dire non pas simplement les querelles et les disputes, mais le conflit des militants, établit dans leurs limites l'essentiel et l'inessentiel, le supérieur et l'inférieur, et les amènent à parence. Ce qu'on ne peut se lasser d'admirer, ce n'est pas seulement la sûreté naturelle de ce rapport fondamental à l'être, c'est aussi en même temps la richesse de sa figuration dans la parole et dans la pierre. Concluons cet éclaircissement de l'opposition entre l'être et l'apparence, et par là-même en même temps de leur unité, par un mot d'Héraclite (fragment 123) : : l'être (l'apparaître s'épanouissant) incline de soi même au cèlement de soi. C'est parce que “ être ” signifie “ apparaître en s'épanouissant, sortir de la latence ” que lui appartiennent essentiellement la latence et la provenance à partir de celle-ci. Cette provenance constitue l'estance de l'être, de l'apparaissant comme tel. L'être reste replié sur elle, que ce soit dans la grandeur de ce qui étend un voile et entoure de silence, ou au contraire dans la dissimulation et le camouflement les plus plats. La proximité immédiate de et de manifeste l'intimité de l'être et de l'apparence, unis en tant qu'ils se combattent. ” P 122-123 : “ Si nous comprenons l'opposition traditionnelle “ être et apparence ” dans la vigueur intégrale de la scission que les Grecs ont obtenue originairement par la lutte, ce qui devient alors compréhensible, ce n'est pas seulement la délimitation de l'être par opposition à l'apparence et par suite leur différence, mais en même temps l'appartenance foncière de ces deux termes à la scission “ être et devenir ”. Ce qui se maintient en devenir, d'un côté n'est plus le néant, mais n'est pas encore non plus ce que c'est destiné à être. En raison de ce “ ne plus et pas encore ”, le devenir reste imprégné de non-être. Toutefois il n'est pas un pur néant, mais n'est plus ceci et pourtant n'est pas encore cela, et par là-même est toujours autre. C'est pourquoi il a tantôt telle figure, tantôt telle autre. Il présente un aspect foncièrement instable. Le devenir, à ce point de vue, est une apparence de l'être. ” P 123 : “ Il faut donc, dans la patéfaction originaire de l'être de l'étant, que le devenir, tout comme l'apparence, soit opposé à l'être. D'un autre côté cependant le devenir, en tant qu' “ épanouissement ”, appartient à la Si, à la façon des Grecs, nous comprenons le devenir comme venir-en-la-présence et sortir de celle-ci, l'être comme présence qui-apparaît-en s'épanouissant, le non-être comme absence, alors l'alternance entre l'épanouissement et l'évanouissement est l'apparaître, l'être même. De même que le devenir est l'apparence de l'être, de même l'apparence, conçue comme un apparaître, est un devenir de l'être. Nous pouvons déjà en déduire qu'il n'est pas indifférent de ramener la scission “ être et apparence ” à celle de l'être et du devenir, ou inversement celle-ci à celle-là. Par suite le rapport des deux scissions doit d'abord demeurer ouvert. La réponse dépend de l'authenticité, de l'ampleur et de la solidité avec lesquelles est fondé le domaine d'estance de l'être de l'étant. Aussi bien la philosophie, à ses origines, ne s'est pas arrêtée a des phrases isolées. Sans doute les présentations ultérieures de son histoire peuvent-elles donner cette impression. Elles sont en 72 effet doxographiques, c'est-à-dire qu'elles sont une description des opinions et vues des grands penseurs. Mais celui qui écoute et explore ceux-ci pour connaître leurs avis et leurs points de vue peut être sûr de se méprendre et de faire fausse route, avant même d'avoir obtenu le résultat, c’est-à-dire la formule ou l'enseigne qu'il cherche pour une philosophie. Quant au penser et à l'être-Là des Grecs, ils combattent pour une décision entre les grandes puissances que sont Être et Devenir, Être et Apparence. Ainsi ces “ explications ” devaient développer le rapport de la pensée et de l'être jusqu'à lui donner une certaine forme, de sorte que le façonnement de la troisième scission se prépare déjà aussi chez les Grecs. ” III/ ÊTRE ET PENSER P 124 : “ Nous avons déjà fait allusion à plusieurs reprises à la souveraineté normative de la scission “être et penser” dans l'être-Là occidental. Cette scission doit trouver dans son essence même le fondement de sa prépondérance, ce en quoi et par quoi elle se détache des deux premières nommées, et aussi de la quatrième. C'est pourquoi nous voudrions, dès le début, indiquer ce qu'elle a de particulier. Comparons d'abord cette scission avec les deux dont nous venons de parler. Dans celles-ci ce qui est distingué de l'être, pour lui être opposé, se présente à nous à partir de l'étant lui-même. Nous le trouvons dans le domaine de l'étant. Non seulement le devenir, mais aussi l'apparence, se présentent à nous dans l'étant comme tel (cf. le soleil levant et couchant, le bâton brisé, et ainsi de suite). Le devenir et l'apparence se trouvent, pour ainsi dire, au même niveau que l'être de l'étant. ” P 124-125 : “ En revanche, dans la scission être et penser, ce qui est opposé à l'être, la pensée, n'est pas seulement en soi autre chose que le devenir et l'apparence; la direction de l'opposition aussi est essentiellement autre. La pensée se pose en face de l'être d'une façon telle que celui-ci lui est pro-posé, et par suite s'oppose comme un ob-jet. Tel n'est pas le cas dans les scissions précédentes. On voit donc par là pourquoi cette scission peut acquérir la prépondérance. Elle a la supériorité en tant qu'elle ne se place pas entre les trois autres scissions, au milieu d'elles, mais se les re-présente toutes, et ainsi, en se les pro-posant, les encercle pour ainsi dire. Il arrive ainsi que la pensée n'est pas seulement le terme opposé d'une distinction qui soit en quelque sorte d'une autre nature que les précédentes, mais devient la base et le pôle à partir desquels l'ob-posé est déterminé de façon décisive, et cela au point que l'être même reçoit son sens à partir de la pensée. ” P 125 : “ C'est en regardant de ce côté qu'il faut apprécier l'importance que revêt tout spécialement cette scission dans l'ensemble de notre recherche. Car nous demandons, au fond, ce qu'il en est de l'être, de quelle façon et à partir d'où il est fixé dans son estance et, en celle-ci, compris, connu et posé normativement. Il faut que, dans la scission, en apparence indifférente, être et penser, nous reconnaissions cette position fondamentale de l'esprit de l'Occident, à laquelle nous nous attaquons essentiellement. On ne peut la surmonter qu'originairement, c'est-à-dire en renvoyant sa vérité primitive dans ses propres frontières, et en la fondant par là à nouveau. ” P 125-126 : “ A partir du point où nous nous trouvons maintenant dans la marche de notre questionner, nous pouvons dominer un autre aspect. Nous avons expliqué précédemment que le mot “ être ”, contrairement à l'opinion communément admise, a une signification très nettement délimitée. Ceci implique que l'être même soit compris d'une manière déterminée. En tant qu'ainsi compris, il nous est manifeste. Or, toute compréhension, en tant que mode fondamental d'ouverture, doit se mouvoir dans un champ d'in-spection déterminé. Cette chose, par exemple cette montre, nous reste fermée dans ce qu'elle est, aussi longtemps que nous ne savons pas déjà d'avance ce que peuvent bien être des choses comme le temps, le fait de compter avec le temps, la mesure du temps. Le champ d'inspection de ce que nous voyons doit être déjà ouvert d'avance. Nous le nommons le champ préalable d'inspection, la “ perspective ”. Il apparaîtra donc non seulement que l'être n'est pas compris d'une manière indéterminée, mais aussi que la compréhension déterminée de l'être se meut elle-même dans un champ préalable d'inspection 73 (Vorblickbahn) déjà déterminé. Les allées et venues, les glissades et les faux pas dans ce champ, sur cette voie, nous ont si bien passé dans le sang que nous ne connaissons pas du tout cette voie et que, même la question sur elle, nous n'y faisons pas attention et ne la comprenons pas. Cette anté-spection, cette per-spection, qui porte et dirige toute notre compréhension de l'être, nous y sommes plongés (pour ne pas dire perdus) d'autant plus profondément et, en même temps, d'une façon d'autant plus latente que les Grecs, ayant ouvert ce champ préalable d'inspection, ne l'ont pas mis en lumière comme tel; et s'ils ne le purent, cela tient à des raisons essentielles, ce n'est pas par défaillance. Mais la compréhension grecque de l'être se meut déjà dans ce champ préalable d'inspection, et le déploiement de la scission entre être et penser participe essentiellement à l'élaboration et à la consolidation de celui-ci. ” P 126 : “ Commençons donc, comme précédemment, par caractériser en général ce qui est maintenant opposé à l'être. Que signifie penser? On dit “ L'homme propose, Dieu dispose ”. Proposer implique imaginer ceci et cela, projeter; se proposer signifie : avoir l'intention de le faire. “ Penser à mal ” signifie : préméditer quelque chose de tel; “ penser à quelque chose ” signifie ne pas oublier . La pensée, c'est ici la pensée dirigée vers... (Andenken) et la pensée repliée sur... (Gedenken). Nous employons la tournure “ s'imaginer (sich denken) seulement quelque chose ”, c'est-à-dire “ se figurer cela ”. Quelqu'un dit “ je pense que l'affaire marchera ”, c'est-à-dire “ cela me semble ainsi, je suis de cet avis, je partage cette opinion ”. Penser, au sens fort, signifie penser sur...(nach-denken), méditer quelque chose, une situation, un plan, un événement. “ La pensée ” est aussi la façon dont on désigne le travail et l’œuvre de celui que nous nommons “ un penseur ”. Certes tous les hommes pensent, à la différence des animaux, mais ils ne sont pas tous des penseurs. ” p 126-127 : “ Que retirons-nous de cet usage linguistique? La pensée se rapporte à l'avenir aussi bien qu'au passé, mais aussi au présent. La pensée apporte quelque chose devant nous, le présente-devant, le représente. Cette re-présentation part toujours de nous, elle consiste à disposer du représenté librement, mais non point arbitrairement car, en re-présentant, nous pensons et pesons le représenté, le démembrant, le décomposant et le recomposant. De plus, en pensant, nous ne nous contentons pas de nous re-présenter de nous mêmes quelque chose, de le poser nous-mêmes devant nous, de le démembrer pour que ce soit disséqué; par cette “ pensée sur... ”, nous suivons le représenté. Nous ne l'acceptons pas simplement tel qu'il nous arrive par hasard, nous nous mettons en chemin afin de voir ce qu'il y a derrière, comme nous disons. Arrivés là, nous apprenons ce qu'il en est de la chose même. Nous nous faisons d'elle une notion. Nous cherchons le général. ” p 127 : “ Parmi les caractères, déjà énumérés, de ce qu'on entend ordinairement par “ penser ”, nous en dégagerons d'abord trois: 1. La re-présentation, en tant qu'elle “ vient de nous ”, considérée comportement qui a sa liberté propre; 2. La re-présentation conçue comme composition par démembrement. 3. La saisie représentative du général. comme un Selon la région à l'intérieur de laquelle se meut ce re-présenter, selon le degré de liberté qu'il comporte, selon la rigueur et la sûreté de l'analyse et selon la portée de la saisie, la pensée est superficielle ou profonde, vide ou riche, gratuite ou nécessitante, enjouée ou sérieuse. Cependant tout cela ne nous donne pas encore la raison pour laquelle c'est précisément la pensée qui doit atteindre cette position fondamentale quant à l'être, à laquelle nous avons fait allusion. Le penser est une de nos facultés, à côté du désirer, du vouloir et du sentir. Nous sommes en rapport avec l'étant par toutes nos facultés et tous nos modes de comportement, et non pas seulement par le penser. Sans doute. Mais la distinction “ être et penser ” désigne quelque chose 74 de plus essentiel que le simple rapport à l'étant. Cette distinction prend naissance à partir d'une appartenance première et profonde à l'être de ce qui en est ici distingué et séparé. Le titre “ être et penser ” désigne une distinction qui est pour ainsi dire réclamée par l'être même. ” P 128 : “ Poser cette question, c'est faire comme s'il n'existait pas, depuis des siècles, une “ logique ”, qui est la science du penser, la doctrine concernant les règles du penser, et la théorie des formes de ce qui est pensé. Elle est en outre, à l'intérieur de la philosophie, la science et la discipline où les points de vues et tendances exprimant une Weltanschauung jouent le rôle le moindre, si même ils en jouent un. En outre, la logique est considérée comme une science sûre et digne de confiance. Depuis toujours elle enseigne la même chose. L'un, sans doute, bouleverse la construction de ses parties traditionnelles, en renverse l'ordre; l'autre laisse de côté ceci ou cela; un autre apporte des compléments à partir de la théorie de la connaissance, un autre reprend le tout en sous-oeuvre par la psychologie. Mais dans l'ensemble il se fait sur elle un accord unanime tout à fait réconfortant. La logique nous délivre de toute la peine d'un questionner compliqué sur l'essence du penser. Cependant nous aimerions mettre en évidence encore une question. Que signifie la “ logique ” ? Ce mot est une abréviation pour , science du Et veut dire ici : la proposition. La logique n'est-elle donc pas la doctrine du penser ? Pourquoi est-elle la science de la proposition ? Pourquoi le penser est-il déterminé à partir de la proposition? Cela ne va nullement de soi. Nous avons expliqué précédemment le “ penser ” sans référence à la proposition et au discours. La méditation sur l'essence du penser a par suite quelque chose de bien particulier si elle est entreprise comme méditation sur le et devient ainsi une logique. “ La logique ” et “ le logique ” ne peuvent nullement être considérés de but en blanc comme les modes d'une détermination du penser. Mais d'autre part ce n'est pas en vertu d'un hasard que la doctrine du penser est devenue la “ logique ”. P 128-129 : “ Quoi qu'il en soit, l'appel à la logique pour délimiter l'essence de la pensée est déjà une entreprise douteuse du fait que la logique comme telle reste quelque chose qui appelle question - ce n'est pas seulement le cas pour certaines parties de son enseignement ou quelques-unes de ses théories. C'est pourquoi il faut que “ la logique ” suit mise entre guillemets. Nous ne le faisons pas pour désavouer le “ logique ” (au sens du bien pensé); c'est au contraire pour servir le penser que nous cherchons à atteindre précisément ce à partir de quoi se détermine l'essence du penser, à savoir l’ et la l'être comme non-latence, ce qui précisément a été perdu du fait de la “ logique ”. P 129 : “ Depuis quand la logique existe-t-elle donc, cette logique qui, aujourd'hui encore, gouverne notre penser et notre dire, et contribue à déterminer essentiellement dès le début la conception grammaticale de la langue, et par suite la position fondamentale de l'Occident quant au langage? A quel moment commence la formation de la logique ? Au moment ou la philosophie grecque touche à sa fin et devient une affaire d'école, d'organisation et de technique. Quand l’ l'être de l'étant, apparaît comme et, à ce titre, devient " ob-jet ” de l’ La logique est née dans les perspectives du fonctionnement scolastique des écoles platonicienne et aristotélicienne. Elle est une invention des maîtres d'école et non point des philosophes. Et lorsque les philosophies s'en sont emparés, - ce fut toujours avec des arrière-pensées, et non pas dans l'intérêt de la logique. Ce n'est pas non plus un hasard si les grands efforts décisifs pour surmonter et dépasser la logique traditionnelle sont redevables à trois penseurs allemands, et aux plus grands, Leibniz, Kant et Hegel. ” 75 P 129-130 : “ La logique ne put naître comme édification des formes du penser et comme institution de ses règles, qu'après que la scission de l'être et du penser eut été accomplie, ce qu'elle fut d'une manière déterminée et à un point de vue particulier. C'est pourquoi la logique même, ni son histoire, ne peuvent donner une explication suffisante concernant l'essence et l'origine de cette scission de l'être et du penser. La logique elle-même est incapable d'expliquer et de fonder ce qui concerne sa propre origine et la légitimité de sa prétention à être l'interprétation déterminante du penser. L'origine historique de la logique comme discipline scolaire et le détail de son développement ne nous intéressent pas ici. Il faut en revanche que nous méditions les questions suivantes : ” P 130 : “ 1. Pourquoi l'école platonicienne a-t-elle pu, a-t-elle dû faire naître quelque chose de tel qu'une “ logique ”? 2. Pourquoi cette théorie du penser fut-elle une théorie du proposition? au sens de 3. Sur quoi repose depuis lors la puissance sans cesse croissante du logique, puissance qui trouve son expression finale dans la phrase suivante de Hegel : “ Le logique (est) la forme absolue de la vérité et, bien plus, il est aussi la pure vérité elle-même. ” (Encycl., § 19) C'est en vertu de cette souveraineté du “ logique ” que Hegel nomme sciemment Logique la discipline qui s'appelle communément “ Métaphysique ”. Sa Science de la logique n'a rien à voir avec un traité de logique de style courant. Penser se dit en latin intelligere. C'est l'affaire de l'intellectus. Si nous combattons l'intellectualisme, alors il faut, pour le combattre vraiment, connaître l'adversaire, c'est-à-dire qu'il s'agit de savoir que l'intellectualisme n'est qu'un provin, un prolongement actuel et très déficient d'un primat du penser préparé depuis longtemps et élaboré avec les moyens de la métaphysique occidentale. Il est certes important de couper les excroissances de l'intellectualisme d'aujourd'hui. Mais sa position n'en est pas le moins du monde ébranlée, elle n'est même pas atteinte. Le danger d'une rechute dans l'intellectualisme subsiste précisément pour ceux qui veulent le combattre. Un combat qui veut seulement s'attaquer à l'intellectualisme actuel conduit à ceci, que les défenseurs d'un usage correct de l'intellect conçu de façon traditionnelle se présentent avec l'apparence du bon droit. Ceux-ci ne sont certes pas des intellectualistes, mais ils sont de même origine. Or cette réaction de l'esprit pour revenir à ce qui a précédé, due en partie à une paresse naturelle, en partie à des efforts conscients et suivis, devient maintenant un bon terrain pour la réaction politique. La mésinterprétation du penser et le mésusage du penser mal interprété ne peuvent être surmontés que par un penser authentique et originaire, ils ne peuvent l'être par rien d'autre. La nouvelle élaboration d'une telle pensée exige avant tout le retour à la question concernant le rapport essentiel du penser à l'être, et cela même suppose le déploiement de la question sur l'être comme tel. Dépasser la logique traditionnelle, cela ne signifie pas la suppression du penser et le règne des simples sentiments, mais un penser plus originaire, plus rigoureux, dans l'obédience de l'être. ” P 131 : “ Après avoir ainsi caractérisé d'une façon générale la scission de l'être et du penser, nous demandons maintenant d'une façon plus précise : 1. Comment este l'unité originaire d'être et penser, en tant qu'elle est celle de ? et 2. Comment se produit la dis-cession originaire de et ? 3. Comment en vient-on à la sécession et à la pro-cession du ? 4. Comment le (le “ logique ”) devient-il l'essence du penser ? 76 5. Comment ce en vient-il, comme raison et entendement, à régner sur l'être au commencement de la philosophie grecque ? Conformément aux six principes directeurs indiqués préalablement (cf. supra, p. 103) poursuivons cette scission elle aussi dans son origine proventuelle, c'est-à-dire en même temps essentielle. Par là même nous posons ceci : si la discession de l'être et du penser est une discession intrinsèque et nécessaire, il faut qu'elle ait son fondement dans une co-appartenance originaire de ce qui est scindé. Notre question sur l'origine de la scission est par suite en même temps et d'abord la question sur l'appartenance essentielle du penser à l'être. ” P 131-132 : “ Historialement la question s'énonce ; qu'en est-il de cette appartenance lors du commencement décisif de la philosophie occidentale? Lorsque débute celle-ci, comment le penser est-il compris? Le fait que la doctrine grecque du penser devienne une doctrine du une “ logique ”, pourrait bien nous donner une indication. Ce que nous rencontrons en effet, c'est une connexion originaire entre être, et . Il faut seulement nous libérer de l'opinion suivant laquelle et signifieraient originairement et littéralement quelque chose comme la pensée, l'entendement, la raison. Tant que nous garderons cette opinion, et que même nous prendrons comme critère de l'interprétation du sa conception dans le sens de ce qui sera plus tard la logique, nous ne pourrons arriver qu'à des absurdités dans nos efforts pour retrouver l'accès au commencement de la philosophie grecque. En outre cette conception ne permettra jamais de comprendre : 1. d'une façon générale, pourquoi le a pu être scindé de l'être de l'étant; 2. pourquoi ce a dû ensuite déterminer l'essence du penser et dresser celui-ci en face de l'être. ” P 132-133 : “ Allons tout de suite à la question décisive : que veulent dire et si ce n'est penser? signifie la parole, le discours, et signifie parler. Le dia-logue est le discours alterné de la conversation, le mono-logue est le discours d'un seul. Mais ne signifie pas originairement discours, dire. Le mot même ne désigne rien qui se rapporte d'une façon immédiate au langage. en latin legere, c'est le même mot que notre col-liger (cf. cueillir des cerises, collecte, récolte); la “ lecture ” n'est qu'une espèce du “ colliger ”. Ce mot signifie : poser une chose à côté d'une autre, les mettre ensemble, bref : rassembler; dans cette opération les choses sont en même temps distinguées les unes des autres. C'est ainsi que les mathématiciens grecs emploient le mot. Une collection de monnaies n'est pas un simple amas de pièces accumulées n'importe comment. Dans le mot “ analogie ” (correspondance ) nous trouvons même les deux significations côte à côte : la signification originaire de “ rapport ”) “ relation ”, et celle de “ langage répondant ”; mais dans le mot “ correspondance ” nous ne pensons plus guère à “ répondre ”, de même que, d'une façon “ correspondante ” et inverse, les Grecs, en prononçant ne pensaient pas encore, ou du moins pas nécessairement, à " discours ” et à “ dire ”. P 133 : “ Comme exemple de la signification originaire de dans le sens de “ rassembler ”, voici un passage d'Homère (Odyssée, XXIV, 106). Les prétendants tués rencontrent Agamemnon aux enfers; celui-ci les reconnaît et s'adresse eux en ces termes : “ Amphimédon, après quelle épreuve vous avez été plongés dans l'obscurité de la terre, Vous, tous remarquables et égaux par l'âge ! Et je ne sais guère de quelle autre manière on pourrait rassembler ( en les cherchant dans toute la cité, des hommes aussi nobles. ” 77 Aristote dit (Physique, 1, 252 à 13) : “ or tout ordre a le caractère du rassembler ”. P 133 : “ Rappelons seulement ici que le nom même à une époque où il signifiait depuis longtemps discours et proposition, a gardé sa signification originaire, à savoir “ rapport d'une chose à une autre ”. Mais c'est encore peu de méditer sur la signification fondamentale de (collection, colliger) pour éclaircir la question : “ Dans quelle mesure être -et logos sont-ils pour les Grecs la même chose, c'est-à-dire originairement unis, de façon qu'ensuite ils puissent diverger, comme ils devront le faire pour des raisons déterminées? ” La référence à la signification fondamentale de ne peut nous donner une indication que si nous comprenons déjà ce que l'être veut dire pour les Grecs : Nous ne nous sommes pas seulement efforcés, d'une façon générale, de comprendre l'être suivant la pensée grecque, mais nos dernières considérations pour faire ressortir l'être, par opposition au devenir et à l'apparence, ont délimité sa signification avec une précision croissante. P 133-134 : “ A condition de garder toujours ce qui vient d'être dit bien présent à l'esprit, nous pouvons dire : l'être, en tant qu'il est est la perdominance de ce qui s'épanouit. Par opposition au devenir, il se manifeste comme étant la constance, la présence constante. Celle-ci, par opposition à la simple apparence, se fait connaître comme apparaître, comme la présence manifeste. ” P 134 : “ Qu'est-ce que le logos (collection) a à faire avec l'être ainsi compris? Mais il faut d'abord demander : “ Est-ce que se trouve attesté d'une façon quelconque au commencement de la philosophie grecque un tel rapport entre l'être et le logos? ” C'est bien le cas assurément. Tenons-nous-en de nouveau aux deux penseurs déterminants, Parménide et Héraclite, et essayons encore une fois de trouver entrée dans ce monde grec, dont les traits fondamentaux, même s'ils sont déformés et désajustés, dérangés et obscurcis, déterminent nos propres traits ? Il faut sans cesse insister sur ceci : s'il faut que nous connaissions la tradition, c'est précisément parce que nous affrontons la grande et longue tâche de dégager par déblaiement l'origine d'un monde vieilli, et d'en bâtir un vraiment neuf, c'est-à-dire situé dans l'histoire. Nous devons savoir plus, c'est-à-dire d'un savoir plus rigoureux - et qui nous engage davantage - qu'aucune autre époque antérieure et qu'aucune autre révolution de pensée avant nous. Seul le savoir le plus radicalement historial peut nous faire sentir le caractère insolite de nos tâches et nous éviter de voir survenir à nouveau une simple restauration et une imitation stérile. Pour montrer le rapport intime qu'il y a entre et à l'origine de la philosophie occidentale, nous débuterons par une interprétation d'Héraclite. ” P 134-135 : “ Héraclite est celui des premiers penseurs grecs qui d'une part a été le plus mésinterprété, selon une pensée non grecque, au cours de l'histoire de l'Occident, et qui par ailleurs, dans les temps modernes et contemporains, a donné l'impulsion la plus vigoureuse pour redécouvrir ce qui est proprement grec. Ainsi Hegel et son ami Hölderlin se trouvent-ils tous deux, chacun à leur façon, sous le puissant et fécond empire d'Héraclite, mais avec cette différence que Hegel regarde en arrière et ferme la route, tandis que Hölderlin regarde en avant et ouvre le chemin. Le rapport de Nietzsche à Héraclite est encore différent. Il est certain que Nietzsche a été victime du contraste établi couramment et à tort entre Parménide et Héraclite. C'est là que réside une des raisons essentielles pour lesquelles sa métaphysique n'est absolument 78 pas parvenue à la question décisive, quoique par ailleurs Nietzsche ait compris le grand commencement de tout l'être-Là grec d'une façon qui n'est dépassée que par Hölderlin. ” P 135 : “ Quant à la transformation de la pensée d'Héraclite, elle est imputable au christianisme. Elle commence déjà avec les premiers Pères de l'Église. Hegel se trouve encore dans leur prolongement. La doctrine du logos d'Héraclite passe pour annoncer le Logos dont parle, dans le Nouveau Testament, le Prologue de l'Évangile de Jean. Le Logos est le Christ. Comme Héraclite parle aussi du Logos, les Grecs sont arrivés aux portes mêmes de la vérité absolue, qui est la vérité révélée du christianisme. C'est ainsi que, dans un écrit qui m'est parvenu ces jours-ci, on peut lire ce qui suit : “ L'apparition réelle de la vérité sous forme divino-humaine a confirmé solennellement les penseurs grecs dans leur connaissance philosophique du règne du Logos sur tout ce qui est. Cette confirmation solennelle fonde la classicité de la philosophie grecque. ” D'après cette conception de l'histoire, qui est coutumière sous différentes formes, les Grecs sont les classiques de la philosophie parce qu'ils étaient des théologiens chrétiens non encore pleinement formés. Or, ce qu'il en est d'Héraclite comme précurseur de saint Jean l'Évangéliste, nous allons le voir, après avoir écouté Héraclite lui-même. Commençons par deux fragments dans lesquels Héraclite traite expressément du Dans notre transposition nous laissons à dessein non traduit le mot décisif afin d'arriver à sa signification à partir du contexte. P 135-136 : “ Fragment 1 : “ Or, tandis que le reste constamment celui-ci, les hommes se conduisent comme des incompréhensifs (aussi bien avant d'avoir entendu qu'après avoir entendu. Tout, en effet, devient étant selon ce et en conformité avec lui ; cependant ils (les hommes) ressemblent à ceux qui, manquant d'audace, n'ont jamais fait l'expérience de rien, quoiqu'ils s'essaient aussi bien à des paroles qu'à des œuvres, comme celles que j'exécute lorsque j'analyse chaque chose selon l'être, et que j'explique comment elle se comporte. Mais aux autres hommes (les autres hommes tels qu'ils sont tous, reste caché, latent, ce qu'ils font au juste étant éveillés, de même que ce qu'ils ont fait dans le sommeil redevient ensuite latent pour eux. ” P 136 : “ Fragment 2 : “ C'est pourquoi il y a nécessité de suivre celui-ci, c'est-à-dire de se ranger à ce qui constitue l'ensemble dans l'étant; mais, tandis que le este comme cet ensemble dans l'étant, la foule se laisse vivre comme si chacun avait son intelligence propre (son bon sens). ” Que pouvons-nous tirer de ces deux textes fragmentaires ? Il est dit du logos ceci : 1. Il est caractérisé par la constance, la permanence; 2. Il este comme l'ensemble dans l'étant, l'ensemble du “ étant ”, le rassemblant; 3. Tout ce qui provient, c'est-à-dire vient dans l'être, se tient là en conformité avec cet ensemble stable; celui-ci est le perdominant. Ce qui est dit ici du correspond exactement à la signification véritable du mot allemand Sammlung. Or celui-ci désigne : 1. Le rassembler; et 2. La recollection; de même signifie ici la recollection qui recueille, le rassemblant originaire. ne veut dire ici ni sens, ni parole, ni doctrine, (encore moins “ sens d'une doctrine ”) mais : la recollection perdominant constamment en elle-même et rassemblant originairement. 79 Sans doute le contexte, dans le fragment 1., semble-t-il faire pencher vers une interprétation de dans le sens de parole et discours, et même l'exiger comme la seule possible; car il est question de l' “ entendre ” des hommes. Et il y a un fragment où ce lien entre logos et “ entendre ” est exprimé d'une façon immédiate : “ Si vous avez entendu non pas moi, mais le il est sage de dire, en conformité avec lui : “ L'un est le tout ” (Fragm. 5o). Ici le est bien conçu comme un “ audible ”. Qu'est-ce que ce nom peut alors signifier d'autre qu'énonciation, discours et parole - d'autant plus qu'à l'époque d'Héraclite est déjà usuel dans le sens de dire et parler? Ainsi Héraclite dit-il lui-même (Fragm. 73) : “ Il ne faut pas agir et parler comme en dormant. ” p 136-137 : “ Ici par opposition à ne peut manifestement signifier autre chose que parler, discourir. Il n'en reste pas moins vrai que, dans les passages décisifs des fragments 1 et 2, ne signifie pas discours ni parole. Le fragment 50, qui est celui qui semble parler le plus nettement en faveur de au sens de discours, nous donnera, correctement interprété, une indication pour la compréhension du selon un tout autre point de vue. ” p 137 : “ Pour voir et comprendre clairement ce qui signifie au sens de “ recueillement constant ”, il faut que nous saisissions avec plus de précision le rapport qui existe entre les deux fragments cités pour commencer. ” p 137-138 : “ En face du logos se tiennent les hommes, et cela comme ceux qui ne comprennent pas (le logos. Héraclite emploie souvent ce mot (cf. surtout fragm. 34). C'est la négation de qui signifie “ s'apporter l'un à l'autre ”; : les hommes sont des êtres qui ne s'apportent pas l'un à l'autre... quoi donc ? le ce qui est constamment ensemble, la recollection. Les hommes restent ceux qui ne le mettent pas ensemble, ne le com-prennent pas, ne le saisissent pas de façon à en faire une unité, qu'ils aient ou non déjà entendu. La phrase suivante explique cela. Les hommes ne parviennent pas au logos, même s'ils s'y essaient par les paroles, Sans doute parole et discours sont-ils nommés ici, mais justement comme différents du et même par opposition à lui. Héraclite veut dire : les hommes entendent certes, et entendent des paroles, mais, dans cet entendre, ils ne savent pas “ écouter ”, c'est-à-dire suivre ce qui n'est pas audible en tant que mots, ce qui n'est pas un “ parler ”, mais bien le . C'est ainsi que, correctement compris, le fragment 50 prouve exactement le contraire de ce qu'on a coutume d'en tirer. Il dit : vous ne devez pas rester accrochés aux paroles, mais appréhender le logos. C'est parce que et signifient déjà discours et dire, et que cela n'est pourtant pas l'essence du que est opposé ici aux au discours. De même, au simple entendre et à l'être-aux-écoutes, s'oppose l'écouter authentique. Le simple entendre se disperse et se dissipe dans ce qu'on opine et dit communément, dans l'entendre-dire, dans la dans l'apparence, Or l'écouter authentique n'a rien à voir avec l'oreille et la bouche, mais veut dire faire acte d'obéissance vis-à-vis de ce qu'est le : la recollection de l'étant lui-même. Nous ne pouvons entendre authentiquement qu'à condition d'être déjà dans l'obédience. Or l'obédience n'a rien à voir avec les lobes de l'oreille. Qui n'est pas dans l'obédience, est de ce fait condamné à rester éloigné, exclu du qu'il ait ou non déjà entendu auparavant avec ses oreilles. 80 Ceux qui se contentent d' “ entendre ”, en étant aux écoutes partout et en colportant partout ce qu'ils ont entendu dire, sont et restent les les in-compréhensifs. A quelle espèce ils appartiennent, c'est ce que nous dit le fragment 34 : P 138 : “ Ceux qui ne rassemblent pas l'ensemble stable sont des auditeurs qui ressemblent à des sourds. ” Ils entendent certes des paroles et des discours, mais sont fermés à ce qu'ils devraient entendre. Le proverbe atteste ce qu'ils sont : des présents absents. Ils sont là et pourtant loin. Où sont les hommes, la plupart du temps, et d'où, pourtant, restent-ils loin ? Le fragment 72 donne la réponse : “ Car, ce qu'ils fréquentent le plus continuellement, le ils y tournent le dos, et, ce à quoi ils se heurtent quotidiennement, cela leur apparaît étranger. ” Le est ce dont les hommes s'occupent continuellement, et dont ils sont pourtant en allés, présents absents; ils sont ainsi les les in-com-préhensifs. P 138-139 : “ En quoi consiste donc l'incapacité de prendre et de comprendre des hommes, s'il est vrai qu'ils entendent bien des paroles, mais ne saisissent pas le ? A quoi sont-ils occupés, et de quoi sont-ils loin? Les hommes ont continuellement affaire à l'être, et pourtant il leur est étranger. Ils ont affaire à l'être, vu qu'ils se comportent constamment en fonction de l'étant, mais l'être leur est étranger, vu qu'ils se détournent de lui, parce qu'ils ne le conçoivent pas du tout et pensent que l'étant est seulement de l'étant, rien de plus. Sans doute sont-ils éveillés (en ce qui concerne l'étant), et pourtant l'être leur reste caché. Ils dorment, et même reperdent ce qu'ils ont fait. Ils rôdent dans l'étant et croient toujours que ce qui est à comprendre, c'est ce qui est le plus facile à prendre; et ainsi chacun a quelque chose qui lui tient de près, et qui est palpable pour lui. L'un s'en tient à ceci, l'autre à cela, chacun a en tête son affaire propre, tout n'est qu'entêtement. Cet entêtement interdit aux hommes une juste compréhension anticipée du rassemblé en soi, les prive de la possibilité d'être dans l'obédience, et d'entendre en conséquence. ” P 139 : “ c'est le recueillement stable, la recollection-se-tenant-en-soi de l'étant, c'est-à-dire l'être. C'est pourquoi, dans le fragment 1, signifie la même chose que et sont la même chose. caractérise l'être à un point de vue nouveau et pourtant ancien : ce qui est étant, ce qui se tient en soi droit et bien accusé, cela est recueilli en soi à partir de soi, et se tient dans un tel recueillement. Le le “ étant ”, est, selon son estance, adestance recueillie; ne signifie pas le “ général ”, mais ce qui rassemble toutes choses en soi, et les tient ensemble. Par exemple, selon le fragment 114, ce qui est un tel pour la c'est le la constitution (con-stituer, c'est poser ensemble), la structure interne de la non pas quelque chose de général qui plane au-dessus de tout et ne touche personne, mais bien l'unité originairement unifiante du divergent. L'entêtement, auquel le reste fermé, s'arrête toujours à un aspect ou à l'autre, et pense posséder là la vérité. Le fragment 103 dit : “ Sur la circonférence, le point de départ et le point d'arrivée sont rassemblés l'un sur l'autre, c’est-à-dire sont la même chose. ” Il serait absurde de vouloir concevoir ici comme le “ général ”. 81 P 139-140 : “ Pour les entêtés la vie n'est que vie. La mort leur est mort et rien d'autre. Mais l'être de la vie est en même temps mort. Tout ce qui entre en vie commence déjà aussi par là à mourir, à aller à sa mort, et la mort est en même temps vie. Héraclite dit, dans le fragment 8 : “ Les opposés se transportent l'un vers l'autre. ” Ils se rassemblent à partir d’eux-mêmes. L'antagonisme est recollection qui rassemble, recueille, L'être de tout étant est ce qu'il y a de plus paraissant, c'est-à-dire de plus beau, ce qui est le plus stable en soi. Ce que les Grecs désignaient par “ beauté ” est domptage. Le rassemblement des plus hauts efforts antagonistes est combat au sens du différend dont nous avons parlé. Pour nous hommes d'aujourd'hui le beau est au contraire le délassant, le reposant, et pour cette raison il est destiné à la jouissance. L'art appartient alors au domaine du confiseur. Que la jouissance artistique serve à la satisfaction de l'esprit délié des connaisseurs et des esthètes ou à l'élévation morale de l'âme, cela ne change rien à l'essentiel. Pour les Grecs et disent la même chose (l'adestance est pur paraître). L'esthétique comprend les choses autrement. Elle est aussi ancienne que la logique. L'art est pour elle la représentation du beau au sens de ce qui plaît, c'est-à-dire de l'agréable. Or, en vérité, l'art est patéfaction de l'être de l'étant. Nous devons donner au mot “ art ” et à ce qu'il veut désigner un nouveau contenu, en retrouvant d'abord une position fondamentale originaire quant à l'être. ” P 140 : “ Achevons de caractériser l'essence du logos, telle que la pense Héraclite, en attirant encore spécialement l'attention sur un double aspect qu'elle comporte, et qu'on n'a pas encore dégagé jusqu'à présent. 1. Le dire et l'entendre ne sont véritables que si, en eux-mêmes, ils sont déjà d'avance dirigés vers l'être, vers le logos. Ce n'est que là où celui-ci se découvre que le vocable devient parole. Ce n'est que là où l'être de l'étant, se rendant patent, est appréhendé, que prêter l'oreille devient entendre. Mais ceux qui ne saisissent pas le “ ne sont pas en état d'entendre ni de parler ” (Fragm. 19). Ils ne peuvent pas porter à stance leur être-Là dans l'être de l'étant. Seuls ceux qui en sont capables, les poètes et les penseurs, maîtrisent la parole. Les autres se contentent de tituber dans le champ de leur entêtement et de leur inintelligence. Ils n'accordent crédit qu'à ce qui tombe juste sur leur route, à ce qui les flatte, leur est connu. Ils sont comme les chiens : : “ car les chiens aussi aboient à quiconque ils ne connaissent pas ” (Fragm. 97). Ils sont des ânes : : “ les ânes préfèrent la balle à l'or ” (Fragm. 9). Ils ont affaire à l'étant continuellement et partout. Mais l'être leur reste caché. L'être n'est pas saisissable ni palpable, il ne peut être entendu par les oreilles ni perçu par l'odorat. L'être est tout autre chose qu'une pure vapeur ou une fumée : “ Si tout l'étant s'en allait en fumée, ce seraient les nez qui le discerneraient et le concevraient ” (Fragm, 7). P 141 : “ 2. C'est parce que l'être est, en tant que logos, recueillement originaire, et non pas un fourre-tout, un mélange où tout aurait autant et aussi peu de valeur, que la grandeur et la souveraineté appartiennent à l'être. Si l'être doit se rendre patent, il faut que lui-même ait et garde son rang. Héraclite, en parlant de la multitude comme de chiens et d'ânes, exprime cette attitude. Elle appartient essentiellement à l’être-Là grec. Puisque aujourd'hui on se réfère parfois à la cité grecque avec un zèle excessif, on ne devrait pas passer sous silence cet aspect, sans quoi l'on risque que l'idée qu'on se fait de la polis devienne anodine et sentimentale. Ce qui a un rang 82 est quelque chose de fort. C'est pourquoi l'être, le logos, étant l'unisson comme recollection, n'est pas accessible aisément ni à vil prix, mais demeure caché pour cet autre unisson qui n'est que compromis, élimination de toute tension, nivellement: “ l'unisson qui ne se montre pas (immédiatement et sans plus) est plus puissant que celui qui est toujours notoire ” (Fragm. 54). ” qu'il ne se montre pas à volonté. Le vrai n'est pas pour tout le C'est précisément parce que l'être est monde, mais seulement pour les forts. C'est en considération de cette supériorité immanente et de cette latence de l'être, qu'est prononcée la sentence surprenante qui, justement en raison de son apparence si peu grecque, atteste l'essence de l'expérience grecque de l'être de l'étant : : “ le monde très beau est semblable à un tas de fumier répandu en désordre ” (Fragm. 124). est le concept opposé à : ce qui est seulement versé, par opposition à ce qui se tient en soi, le mélange par opposition à la recollection, le més-être (Unsein) par opposition à l’être. ” p 141 : “ Lorsqu'on présente communément la philosophie d'Héraclite, on la ramène volontiers au mot : “ tout coule ”. Or, si ce mot est d'Héraclite, il ne signifie pas : tout est simple changement, coulant sans cesse et se perdant en s'écoulant, tout est pure instabilité; il veut dire : la totalité de l'étant est, dans son être, jetée sans cesse d'un contraire à l'autre, l'être est la recollection de cette agitation antagoniste. ” p 142 : “ Une fois comprise la signification fondamentale de recueillement et recollection, il faut noter et retenir ceci : comme Le recueillement n'est jamais une simple mise ensemble, un simple entassement. Il retient en une appartenance mutuelle ce qui s'efforce hors de l'autre et contre l'autre. Il ne le laisse jamais s'écrouler dans la simple dispersion du disséminé. En tant que rétention, le a le caractère de la per-dominance (Durchwalten), de la Le recueillement ne dissout pas dans le vide d'une absence de contrastes ce qu'il perdomine, il le maintient, par l'unification des efforts antagonistes, dans la plus haute acuité de sa tension. Il y a lieu ici de revenir brièvement sur la question: “ Qu'en est-il du concept chrétien de Logos, principalement dans le Nouveau Testament? ” Dans un exposé plus rigoureux nous devrions ici distinguer encore entre les Synoptiques et l’Evangile de Jean. Mais, quant à l'essentiel, on peut dire ceci : dans le Nouveau Testament, Logos signifie incontestablement, non pas comme chez Héraclite l'être de l'étant, la recollection des forces antagonistes, mais bien un étant particulier : le Fils de Dieu. Et celui-ci dans sa fonction de médiateur entre Dieu et l'homme. Cette représentation néotestamentaire du Logos est celle de la philosophie religieuse juive que Philon a élaborée; en effet, dans sa doctrine de la Création, ce qui est attribué au Logos, c'est le caractère de de médiateur. A quel titre celui-ci est-il ? Parce que dans la traduction grecque de l'Ancien Testament (les Septante), est le nom donné à la parole; et “ parole ” est pris ici dans la signification bien déterminée d'ordre, de commandement; ce sont les dix commandements de Dieu (le Décalogue). Ainsi signifie : 83 le héraut, le messager, qui transmet les commandements et les ordres; c'est la parole venant de la Croix. L'Évangile de la Croix est le Christ lui-même; il est le Logos de la Rédemption, de la vie éternelle, .Un monde sépare tout cela d'Héraclite. Nous avons essayé de faire ressortir l'appartenance essentielle du à la et cela afin de comprendre, à partir de cette unité, la nécessité interne et la possibilité intrinsèque de cette scission. ” P 143 : “ On serait tenté toutefois de faire l'objection suivante à cette façon de caractériser le logos héraclitéen : l'appartenance essentielle du logos à l'être même est ici tellement intime que ce qui, au contraire, n'est pas clair du tout, c'est la manière dont, à partir de cette unité et de cette identité de et de doit surgir l'opposition entre le logos comme penser et l'être. Assurément c'est une question, c'est la question, et nous n'avons pas du tout l'intention de nous en débarrasser à peu de frais, quoique ce soit très tentant. Nous ne pouvons dire maintenant que ceci : si cette unité de et de est à ce point originaire, la scission doit l'être tout autant. Si en outre cette scission entre être et penser est d'autre nature et autrement orientée que les précédentes, alors la discession doit avoir également ici un autre caractère. C'est pourquoi, de même que nous nous sommes efforcés de préserver l'interprétation du de toutes les falsifications ultérieures et de la fonder à partir de la nous devons essayer aussi de comprendre cet événement de la discession de et de d'une façon purement grecque, c’est-à-dire encore à partir de et de Car, ce en qui concerne la question de la discession et de l'opposition de et de être et penser, nous sommes sujets d'une façon encore plus immédiate et plus tenace au danger de la mésinterprétation moderne que pour l'interprétation de l'unité de et de Qu'est-ce à dire ? ” P 143-144 : “ Quel est en son fondement essentiel, le processus de la discession de et de ? Pour rendre visible ce processus, il faut que nous comprenions l'unité et la co-appartenance de et de avec encore plus de netteté que nous ne l'avons fait. Essayons cela en partant maintenant de Parménide. Cela à dessein, parce que l'opinion courante incline à voir dans la doctrine du logos, quelle que puisse être son interprétation, une particularité de la philosophie d'Héraclite. ” P 144 : “ Parménide et Héraclite occupent le même lieu. Où donc ces deux penseurs grecs, fondateurs du domaine originaire de toute pensée pourraient-ils bien se tenir, si ce n'est dans l'être de l'étant? Pour Parménide aussi l'être est la perdominance se tenant ensemble en soi; unifiant de façon unique; pleinement stable et constante, se montrant constamment et à travers laquelle, constamment aussi, l'apparence de l'unité et de la multiplicité trans-parait. C'est pourquoi le chemin nécessaire vers l'être conduit à travers la non-latence et reste toujours malgré tout un chemin triple. Mais où est-il question du chez Parménide? A plus forte raison où est-il parlé de notre recherche actuelle, de la discession de l'être et du logos? Si l'on peut dire que nous trouvons quelque chose dans Parménide à cet égard, ce qui se montre à nous semble être exactement le contraire d'une discession. Une phrase, dont nous trouvons deux versions chez Parménide, nous est transmise ainsi dans le fragment 5 : 84 En gros, et selon la manière de traduire à laquelle on est accoutumé depuis longtemps, cela veut dire : “ Or le penser et l'être sont la même chose. ” La mésinterprétation de cette célèbre phrase selon un esprit non grec est à peine moindre que la falsification de la doctrine du logos d'Héraclite. On comprend comme penser, et le penser comme activité du sujet. Le penser du sujet détermine ce qu'est l'être. L'être n'est rien d'autre que ce qui est pensé par le penser. Or, comme le penser reste une activité subjective, et que penser et être doivent être, selon Parménide, la même chose, tout devient subjectif. Il n'y a pas d'étant en soi. Or une telle doctrine, s'il faut croire ce qu'on raconte, se trouve chez Kant et dans l'idéalisme allemand. Parménide, au fond, a déjà anticipé sur leur doctrine. Il est loué de cet exploit d'avant-garde, surtout en comparaison d'Aristote qui est pourtant un penseur grec plus tardif. Aristote, par opposition à l'idéalisme de Platon, a défendu un réalisme, et passe pour le précurseur du Moyen Age. ” P 145 : “ Il fallait citer ici expressément cette conception communément admise; non seulement parce qu'elle répand ses insanités dans tous les exposés de l'histoire de la philosophie grecque, non seulement parce que la philosophie moderne a interprété elle-même sa préhistoire en ce sens, mais aussi et surtout parce que la prépondérance des opinions que nous venons de citer nous rend en effet difficile de comprendre la vérité propre de cette phrase foncièrement grecque de Parménide. Or ce n'est que si nous y arrivons que nous pourrons mesurer la transformation qui s'est effectuée dans l'histoire spirituelle de l'Occident, c'est-à-dire dans la pro-venance, non seulement depuis les Temps modernes, mais depuis l'époque hellénistique et les débuts du christianisme. Pour comprendre cette phrase, il faut savoir trois choses : 1. Que signifient et ? 2. Que signifie ? 3. Que signifie ? Sur la troisième question, il semble que nous en sachions assez par ce qui a été dit précédemment de la Mais le mentionné ici en deuxième lieu est obscur, du moins lorsque nous ne le traduisons pas tout de suite par “ penser ”, et ne le réduisons pas au sens logique de mode d'expression analytique. signifie appréhender, appréhension, et cela en deux sens étroitement liés. Appréhender veut d'abord dire : ac-cepter, laisser parvenir à soi - quoi? Ce qui se montre, ce qui apparaît. Appréhender, c'est aussi appréhender un suspect, le faire comparaître, et alors faire un constat, consigner un état de fait, con-stituer l'état d'une affaire. L'appréhension, en ce double sens, veut dire : un laisser-parvenir-à-soi dans lequel il n'y a pas simplement acceptation, mais où est occupée une ligne de résistance en face de ce qui se montre. Quand des troupes occupent une ligne de résistance, elles veulent recevoir l'adversaire qui vient vers elles, et cela de façon à l'amener au moins à stationnement. Amener l'apparaissant à stance par un re-cevoir ré-sistant, c'est dit dans La phrase de Parménide dit, au sujet de l'appréhender, qu'il est la même chose que l'être. Nous arrivons par là à l'éclaircissement de ce qui est demandé en premier lieu : “ Que signifie le même ? ” P 146 : “ Si une chose est la même qu'une autre, nous considérons que les deux n'en font qu'une, qu'elles sont une seule et même chose. Comment faut-il concevoir l'unité lorsqu'on parle de l'un du même? C'est ce que nous ne pouvons déterminer selon notre bon plaisir. Ici au moins où il s'agit du dire de l' “ être”, il faut comprendre l'unité au sens que pense Parménide dans le mot 85 Nous savons que l'unité n'est jamais ici l'uniformité vide, n'est pas l'identité comme pure équivalence. L'unité est l'appartenance réciproque des efforts antagonistes. Là réside l'union originaire. Pourquoi Parménide dit-il ? Parce qu'être et penser sont, dans leur affrontement, unis, c'est-à-dire sont la même chose en tant qu'ils s'appartiennent mutuellement. Comment comprendre cela? Partons de l'être, qui, en tant que nous est devenu plus distinct à plusieurs égards. Être veut dire : se tenir dans la lumière, apparaître, entrer dans la non-latence. Là où quelque chose de tel pro-vient, c’est-à-dire là où l'être perdomine, là perdomine et pro-vient en même temps, comme relevant de lui, l'appréhension, le fait d'amener à stance, par un recevoir résistant, le stable en soi qui se montre. Parménide exprime la même phrase d'une façon encore plus incisive dans le fragment 8, v. 34 : La même chose est l'appréhension et ce pour quoi l'appréhension pro-vient. L'appréhension pro-vient pour l'être. Celui-ci n'este comme apparaître, n'entre dans la non-latence, que lorsque la non-latence, lorsqu'un se-découvrir pro-vient. La phrase de Parménide nous donne, dans ces deux versions, une vue encore plus primordiale sur l'essence de la L'appréhension lui appartient; sa perdominance est condominance de l'appréhension. ” P 146-147 : “ La première remarque à faire est que cette phrase ne dit rien sur l'homme, à plus forte raison sur l'homme comme sujet; il n'y est pas question d'un sujet qui fasse de tout ce qui est objectif quelque chose de simplement subjectif. Notre phrase dit le contraire de tout cela : l'être perdomine, mais, parce qu'il perdomine et en tant qu'il perdomine et apparaît, avec cette apparition pro-vient nécessairement aussi l'appréhension. Et pour que l'homme soit intéressé à l'événement de cette apparition et de cette appréhension, il faut assurément que l'homme lui-même soit, appartienne à l'être. L'essence et la modalité de l'être-homme ne peuvent donc se déterminer qu'à partir de l'estance de l'être. ” P 147 : “ Cependant, si à l'être comme appartient l'apparaître, il faut que l'homme, comme étant, appartienne à cet apparaître. Mais, étant donné que l'être-homme constitue manifestement un être sui generis à l'intérieur de l'étant dans son ensemble, le caractère propre de l'être-homme provient de la singularité de son appartenance à l'être conçu comme un apparaître perdominant. Et, du fait qu'à un tel apparaître appartient l'appréhension -l'appréhender réceptif de ce qui se montre - on peut supposer que c'est précisément à partir de là que se détermine l'essence de l'être-homme. Nous ne devons donc pas, dans l'interprétation de cette phrase de Parménide, procéder de façon à y apporter et à y projeter une représentation quelconque de l'être-homme ultérieure, voire actuelle. C'est au contraire la phrase qui doit nous faire savoir d'elle-même comment, selon elle, c'est-à-dire selon l'estance de l'être, se détermine aussi l'être de l'homme. Qui est l'homme ? Selon le mot d'Héraclite cela ressort seulement (se montre, dans le dans la discession des dieux et des hommes, dans l'événement de l'irruption de l'être lui-même. Qui est l'homme? Cela n'est pas écrit pour la philosophie quelque part dans le ciel. Loin de là il faut dire ceci : 1. La détermination de l'essence de l'homme n'est jamais réponse, mais bien essentiellement question; 2. L'élaboration de cette question et sa décision sont historiales, de façon à constituer même l'estance de la provenance; ” 86 p 147 : “ 3. La question de savoir qui est l'homme doit toujours être posée dans un rapport essentiel avec la question : “ Qu'en est-il de l'être? ” La question concernant l'homme n'est pas anthropologique, mais historialement méta-physique. [La question ne peut être demandée de façon satisfaisante dans le domaine de la métaphysique traditionnelle, qui reste essentiellement une “ physique ”.] ” p 148 : “ Donc, ce que signifient et dans la phrase de Parménide, nous ne devons pas le mésinterpréter d'après un concept de l'homme apporté par nous, il faut au contraire que nous apprenions à faire l'expérience que ce n'est qu'à partir de l'événement de la connexité essentielle de l'être et de l'appréhender que l'être de l'homme se détermine. Qu'est-ce que l'homme, dans cette perdominance de l'être et de l'appréhender? Le début du fragment 6, que nous avons déjà abordé, nous donne la réponse : : “ Est aussi bien que l'appréhender du “ étant ” dans son être. ” nécessité le Rien ne nous autorise encore ici à concevoir le comme penser. Il ne suffit pas non plus de le comprendre comme appréhension si, celle-ci à son tour, notre habitude nous la fait concevoir, sans y penser, comme une faculté, un mode de comportement de l'homme, d'un homme que nous nous représentons selon une biologie et une psychologie vides et plates, ou une théorie de la connaissance de même acabit; ce qui peut se produire aussi sans que nous nous référions expressément à des vues de ce genre. L'appréhension, et ce que la phrase de Parménide en dit , cela ne désigne pas une faculté d'un homme déjà déterminé par ailleurs, l'appréhension est un pro-venir, et c'est seulement en pro-venant dans ce pro-venir que l'homme entre dans la pro-venance comme étant, apparaît, c'est-à-dire (littéralement) vient lui-même à l'être. ” P 148-149 : “ L'appréhension n'est pas un mode de comportement que l'homme possède comme une propriété, mais inversement : l'appréhension est l'événement qui possède l'homme. C'est pourquoi il est toujours parlé, sans plus, de d'appréhension. Ce qui s'accomplit en ce dict n'est rien de moins que l'entrée en scène de l'homme, en pleine conscience, en tant qu'homme historial (gardien de l'être). De même que ce dict est une caractérisation de l'être quant à son estance, il est tout aussi incontestablement la détermination normative de l'être-homme pour l'Occident. C'est dans la coappartenance de l'être et de la nature humaine que leur discession vient en pleine lumière. La scission “ être et penser ” est devenue depuis si longtemps pâle, vide, et sans racines, que nous ne sommes plus capables de connaître son origine; à moins de remonter à son commencement. ” P 149 : “ Si la nature et l'orientation de l'opposition d'être et penser sont si uniques en leur genre, c'est qu'ici l'homme s'avance vis-à-vis de l'être. Cet événement est l'apparition pleinement consciente de l'homme comme homme historial. Ce n'est qu'après que l'homme eut été connu comme étant tel, qu'il fut alors aussi “ défini ” en un concept, à savoir comme animal rationale, être vivant raisonnable. Dans cette définition de l'homme le paraît, mais sous une forme méconnaissable et dans un environnement très curieux. Cette définition de l'homme est au fond zoologique. Le de cette zoologie est digne de question à plus d'un égard. Or c'est dans le cadre de cette définition qu'a été bâtie la conception occidentale de l'homme, tout ce qui est appelé psychologie, éthique, théorie de la connaissance et anthropologie. Depuis longtemps nous sommes ballottés dans un pêle-mêle confus d'idées et de conceptions qui sont empruntées à ces disciplines. ” 87 P 149 : “ L'idée de l'homme communément admise ne constitue pourtant, sous ses formes les plus diverses, qu'une des barrières qui nous excluent de la dimension où l'apparition de l'essence de l'homme pro-vient originairement et vient à stance. L'autre barrière réside dans le fait que même la question vers l'homme, que nous avons rappelée, nous demeure étrangère. P 150 : “ Les allusions précédentes sont seulement destinées à faire sentir combien s'est éloigné de nous le questionner considéré comme événement fondamental de l'être-Là historial. Mais nous avons perdu jusqu'à la compréhension de la question. Il importe donc de fixer maintenant les points de repère essentiels pour l'approfondissement de ce qui va suivre. 1. La détermination de l'essence de l'homme n'est jamais une réponse, mais essentiellement une question; 2. Le questionner de cette question est historial, c’est-à-dire que c'est par lui que pro-vient la pro-venance; 3. Il en est ainsi parce que la question “ Qui est l'homme ? ” ne peut être demandée que dans le questionner sur l'être. ” p 150-151 : “ 4. Ce n'est que là où l'être se découvre dans le questionner que pro-vient la pro-venance, et par là cet être de l'homme en vertu duquel celui-ci ose s'expliquer avec l'étant comme tel. ” p 151 : “ 5. Seule cette “ explication” questionnante ramène l'homme à cet étant que lui-même est, et a à être. 6. Ce n'est qu'en tant qu'il pro-vient en questionnant que l'homme vient à lui-même et est un soi-même. L'ipséité de l'homme signifie ceci : l'être qui s'ouvre à lui, il a à le transformer en pro-venance, et à se constituer en celle-ci. L'ipséité ne veut pas dire qu'il soit en première ligne un “ je ” et un individu. Il l'est aussi peu qu'un nous et une communauté. 7. C'est parce que l'homme, en tant qu'il pro-vient, est lui-même, que la question sur son être propre doit passer de la forme “ Qu'est-ce que l'homme? ” à la forme “ Qui est l'homme ” Ce qu'exprime le dict de Parménide est une détermination de l'essence de l'homme à partir de l'estance de l'être lui-même. ” P 151 : “ Par le dict d'Héraclite cité à plusieurs reprises nous savons que ce n'est que dans le dans le s'ex-pliquer-avec-lui-même (de l'être) que se produit la discession des dieux et des hommes. Seul un tel combat montre. Il fait ressortir les dieux et les hommes dans leur être. Savoir qui est l'homme, c'est ce à quoi nous ne pouvons arriver par une définition savante, mais seulement si l'homme s'avance dans l'explication avec l'étant, en essayant de l'amener à son être, c'est-à-dire en lui donnant limite et forme, c'est-à-dire en pro-jetant du neuf (qui n'adeste pas encore), c'est-à-dire, par une pro-duction poétique originaire, en fondant poétiquement. ” P 152 : “ Nous voulons comprendre la scission “ être et penser ” dans son origine. Elle est la formule qui répond à l'attitude fondamentale de l'esprit occidental. Il s'ensuit que l'être se détermine à partir de l'horizon du penser et de la raison. Et cela tout autant lorsque l'esprit occidental se soustrait à la domination de la raison, en voulant l' “ irrationnel ” et en recherchant l' “ alogique ”. En cherchant l'origine de la scission être et penser nous tombons sur le dict de Parménide : 88 D'après la traduction et la conception ordinaires, cela veut dire : être et penser sont la même chose. Nous pouvons nommer ce dict le principe directeur de la philosophie occidentale, à condition, il est vrai, d'y ajouter une remarque. P 152-153 : “ Si le dict de Parménide est devenu un principe directeur de la philosophie occidentale, c'est pour ne plus avoir été compris, parce qu'on ne fut plus capable de retenir sa vérité originaire. La chute hors de la vérité de ce dict commença aussitôt après Parménide, chez les Grecs eux-mêmes. Des vérités originaires d'une telle portée ne peuvent être retenues qu'en se développant constamment et d'une façon plus originaire encore, mais jamais par leur simple application ou en se contentant de les invoquer. L'originaire ne reste originaire que s'il a la possibilité constante d'être ce qu'il est : origine en tant que surgissement (hors de la latence de l'estance). Nous essayons de reconquérir la vérité originaire de ce dict. La première allusion au changement d'interprétation, nous l'avons faite en traduisant. Le dict ne dit pas : “ Penser et être sont la même chose ”, il dit : “ Dans un lien d'appartenance réciproque sont appréhension et être. ” P 153 : “ Mais qu'est-ce à dire? Ce dict parle, d'une certaine manière, de l'homme. C'est pourquoi il est presque inévitable qu'on commence par y introduire l'idée habituelle de l'homme. P 153-154 : “ Lisons le premier choeur de l'Antigone de Sophocle (v. 332375). Écoutons d'abord la parole grecque, afin d'avoir déjà dans l'oreille quelque résonance. La traduction donne ceci : Multiple l'inquiétant, rien cependant au delà de l'homme, plus inquiétant, ne se soulève en s'élevant. Celui-ci sort sur le flot écumant par un vent du sud hivernal et croise au sein des vagues furieusement crevassées. Des divinités aussi la plus sublime, la terre, il l'épuise, elle l'indestructiblement infatigable, la retournant d'année en année, faisant passer et repasser avec les chevaux les charrues. La bande d'oiseaux au vol léger elle aussi il la prend dans ses filets et il chasse le peuplement animal des contrées sauvages et ce qui dans la mer habite et s'agite, l'homme circonspect. Il prévaut par des ruses sur la bête qui passe la nuit sur les monts et erre, au cheval à la rugueuse crinière et au taureau jamais dompté passant le bois sur l'encolure il leur impose le joug. Dans le retentissement aussi de la parole et dans le tout-comprendre léger comme le vent il finit par s'y retrouver et aussi dans l'ardeur à régir les villes. Et aussi comment se soustraire, il y a pensé, à l'exposition aux traits des intempéries et des gelées déplaisantes. 89 Partout en route faisant l'expérience, inexpert sans issue, il arrive au rien. De l'unique imminence, la mort, il ne peut par aucune fuite jamais se défendre, même s'il a réussi par adresse à se soustraire au désarroi d'un mal tenace. Fabricateur par savoir-faire, il possède l'habileté au delà d'espérance magistralement, une fois il en vient à du vilain tout à fait, tandis qu'une autre du vaillant lui échoit. Entre le statut de la terre et l'ordre juré par les dieux, il poursuit sa route. Dominant de haut le site, exclu du site, tel il est, lui pour qui toujours le mésétant est étant pour l'amour de l'action osée. Que de mon foyer il ne devienne pas un intime, et que ses illusions ne se partagent pas avec moi mon savoir, l'homme qui accomplit cela. ” p 155 : “ Dans le premier parcours, nous ferons ressortir spécialement ce qui constitue la substance authentique du poème et ce qui, d'une façon correspondante, dans le style, porte et traverse le tout. Dans le deuxième parcours, nous suivrons l'ordre des strophes et antistrophes, et arpenterons les limites de tout le domaine ouvert par le poème. Dans le troisième parcours, nous essaierons d'atteindre une position stable au milieu de l'ensemble, pour apprécier qui est l'homme d'après ce dire poétique. Premier parcours. - Nous cherchons d'abord ce qui porte et traverse le tout. A vrai dire, nous n'avons pas besoin de le chercher. En effet triple est l'attaque qui fond sur nous à trois reprises, comme un assaut répété, brisant d'emblée tous les étalons quotidiens du questionner et du déterminer. Le premier assaut, c'est le début. ... Multiple est l'inquiétant, rien cependant au-delà de l'homme, plus inquiétant, ne se soulève en s'élevant. p 155-156 : “ Ces deux premiers vers lancent, avant toute la suite du chant, ce que celui-ci cherche à rejoindre dans le détail de son dire et ce qu'il doit fixer dans la texture verbale. L'homme est, d'un mot, ce qu'il y a de plus inquiétant. Ce dire de l'homme le saisit par les limites extrêmes et les abîmes abrupts de son être. Ce caractère de confins abrupts n'est jamais visible pour ceux qui se contentent de décrire et constater des faits, serait-ce même pour des milliers d'yeux qui voudraient discerner en l'homme des propriétés et des états d'âme. Ce n'est que pour le projet par poésie et pensée que se découvre un tel être de l'homme. Nous ne trouvons rien ici qui ressemble à la description d'exemplaires humains donnés, mais nous ne trouvons pas davantage une quelconque exaltation aveugle et niaise de l'essence de l'homme par en-bas, avec une aigreur mécontente, qui cherche à attraper une importance qu'elle a manquée; rien non plus de l'éminence d'une personnalité. Chez les Grecs il n'y avait pas encore de personnalité (ni rien, par suite, de supra-personnel). L'homme est ce qu'il y a de plus inquiétant parmi l'inquiétant. Le mot grec et notre traduction exigent ici une explication avant de continuer. On ne peut la donner qu'à partir d'une vue préalable, non encore exprimée ici, sur l'ensemble du 90 choeur, qui fournit lui-même et lui seul l'interprétation adéquate des deux premiers vers. Le mot grec est ambigu, de cette inquiétante ambiguïté selon laquelle le-dire des Grecs parcourt les contrariétés des dif-férends de l'être. ” p 156 : “ D'un côté désigne l'effrayant, le terrible, mais non pour de petites frayeurs, encore moins dans le sens dégradé, niais et vide, auquel on emploie aujourd'hui le mot lorsqu'on dit “ terriblement gentil ”. Le est le terrible conçu comme la perdominance prépotente qui provoque aussi bien la terreur panique, la véritable angoisse, que la crainte respectueuse, recueillie, équilibrée, secrète. Le violent, le prépotent, c'est le caractère constitutif, essentiel de la perdominance même. En faisant irruption, celle-ci peut retenir en elle sa puissance prépotente. Cependant elle n'en devient pas inoffensive, mais au contraire d'autant plus terrible et lointaine. ” p 156-157 : “ Mais d'un autre côté signifie le violent conçu comme celui qui emploie la violence, qui non seulement en dispose, mais est faisant-violence, parce que l'usage de la violence est le trait fondamental non seulement de son faire, mais bien de son être-Là. Nous donnons ici au mot Gewalt-tätigkeit, “ activité-de-violence ”, le sens qu'il a selon l'essence, et qui dépasse sa signification usuelle selon laquelle il veut dire le plus souvent : brutalité et arbitraire. La violence est alors considérée dans le domaine où la convention de compensation et d'assistance mutuelle donne le critère de l'être-Là et où par suite toute violence est nécessairement dépréciée comme n'étant que perturbation et violation. ” p 157 : “ L'étant dans l'ensemble est, en tant que perdominance, le prépotent, au premier sens. Or l'homme est d'abord [mot grec] en tant que, appartenant par essence à l'être, il reste exposé à ce prépotent. Mais l'homme est en même temps parce qu'il est le faisant-violence. (Il rassemble le perdominant, et le pro-duit en une patence.) L'homme est le faisant-violence, non pas en plus d'autre chose et à côté d'autre chose, mais seulement en ce sens que, en raison de sa situation active dans la violence (Gewalt-tätigkeit), et en cette situation, il exerce la violence contre le pré-potent. C'est parce qu'il est doublement au sens originairement uni de ce mot, que l'homme est le plus violent faisant-violence au sein du prépotent. Mais pourquoi traduisons-nous par “ in-quiétant ”? Ce n'est pas pour recouvrir, encore moins pour affaiblir le sens du violent, conçu comme le prépotent ou comme le faisant-violence. Tout au contraire, c'est parce que c'est dans son intensité et son ambivalence les plus hautes que le est dit de l'être de l'homme, que l'estance de l'être ainsi déterminé doit être tout de suite envisagé à partir de son aspect décisif. Mais la caractérisation du violent comme étant l'inquiétant n'est-elle pas alors une détermination après coup, à savoir en faisant entrer en ligne de compte la manière dont le violent agit sur nous, alors qu'il s'agit précisément de comprendre le comme il est en lui-même ? Non pas, car nous ne prenons pas l'inquiétant au sens de ce qui fait impression sur notre sensibilité. ” P 157-158 : “ Nous comprenons l'inquiétant comme ce qui nous rejette hors de la “ quiétude ”, c'est-à-dire hors de l'intime, de l'habituel, du familier, de la sécurité non menacée. Ce qui est étranger nous empêche de rester dans notre élément. C'est en cela que réside le pré-potent. Mais, si l'homme est ce qu'il y a de plus in-quiétant, ce n'est pas seulement parce qu'il passe son estance au milieu de l'inquiétant ainsi compris; c'est parce qu'il sort, s'échappe, des limites qui d'abord lui sont habituelles et familières, et la plupart du temps le lui restent; c'est parce que, étant ce qui fait violence, il transgresse les limites du familier, et cela précisément en direction de l'inquiétant compris comme le prépotent. ” 91 P 158 : “ Mais, pour mesurer dans toute sa portée ce mot que le choeur prononce sur l'homme, il faut que nous considérions en même temps ceci : cette parole que l'homme est ce qu'il y a de plus inquiétant, ne vise pas à lui attribuer une propriété particulière, comme si l'homme était par ailleurs encore autre chose; loin de là, cette parole signifie ceci : être ce qu'il y a de plus inquiétant, c'est le trait fondamental de l'essence de l'homme, auquel les autres traits doivent toujours être rapportés. Le dict “ l'homme est ce qu'il y a de plus inquiétant ” donne la véritable définition grecque de l'homme. Nous ne parvenons tout à fait à l'événement de l'inquiétance que lorsque nous avons appris à la fois la puissance de l'apparence et le combat avec celle-ci en tant que ce combat appartient essentiellement à l'être-Là. ” P 158-159 : “ C'est après ces premiers vers et en s'y référant qu'est prononcée, au vers 36o, la deuxième parole portante et saillante. Ce vers constitue le milieu de la deuxième strophe : : “ Partout en route faisant expérience, inexpert sans issue, il arrive au rien. ” Les mots essentiels sont Le mot signifie : passage par... et pour.... voie. L'homme se fraye en toutes directions une voie, il se risque dans toutes les régions de l'étant, de la perdominance prépotente, et c'est alors précisément qu'il est lancé hors de toute voie. Ce n’est que par là que s'ouvre toute l'in-quiétance de celui qui est le plus inquiétant; ce n'est pas seulement qu'il fasse l'épreuve de l'étant dans son ensemble dans son inquiétance, ce n'est pas seulement qu'en cela, du fait de la violence dont il use, il s'expulse lui-même hors de sa quiétude familière, non, en tout cela, il ne devient enfin ce qu'il y a de plus inquiétant que parce que maintenant, allant sur toutes les routes sans trouver d'issue, il est rejeté hors de tout rapport avec la quiétude familière, et que l’ - la ruine, le malheur tombe sur lui. ” P 159 : “ A quel point ce contient une interprétation du c'est ce que nous pouvons soupçonner. L'interprétation s'achève dans la troisième parole saillante (vers 370) : . Nous trouvons cette expression bâtie de même façon, et située de même façon au milieu de l'antistrophe, que le qui précède. Seulement, son dire s'oriente vers une autre direction de l'étant. Il ne parle pas de mais de il ne s'agit pas de toutes les voies vers les différentes régions de l'étant, mais du fondement et du lieu de l'être-Là de l'homme même, du carrefour de toutes ces voies, la . On traduit par État et cité; cela ne rend pas le sens plein. signifie plutôt le site, le là, dans lequel et en vertu duquel l'être-le-là est historial. La est le site de la pro-venance, le là dans lequel, à partir duquel, et pour lequel la pro-venance pro-vient. A ce site de l'histoire appartiennent les dieux, les temples, les prêtres, les fêtes, les jeux, les poètes, les penseurs, le roi, le conseil des anciens, l'assemblée du peuple, l'armée et la marine. Si tout cela appartient à la est politique, ce n'est pas parce que tout cela commence par entrer en rapport avec un homme d'État, un stratège, et les affaires de l'État. Au contraire tout cela est politique, c'est-à-dire dans le site de l'histoire, en tant que par exemple les poètes sont seulement des poètes, mais vraiment des poètes, les penseurs seulement des penseurs, mais vraiment des penseurs, en tant que les prêtres sont seulement des prêtres, mais vraiment des prêtres, les rois seulement des rois, mais vraiment des rois. Or sont veut dire : emploient la violence en tant qu'ils sont situés activement dans la violence, et deviennent éminents dans l'être historial comme des créateurs, des hommes d'action. Éminents dans le site de l'histoire, ils deviennent en même temps des hommes 92 sans ville ni site, solitaires, in-quiétants, sans issue au milieu de l'étant dans son ensemble, ils deviennent en même temps des hommes sans institutions ni frontières, sans architecture ni ordre, parce que, comme créateurs, ils doivent toujours d'abord fonder tout cela. ” P 160 : “ Deuxième parcours. - Nous allons suivre maintenant, à la lumière de ce qui vient d'être dit, la suite des strophes, et prêter l'oreille à la façon dont se déploie l'être de l'homme, qui consiste à être ce qu'il y a de plus inquiétant. Nous examinerons si le est pris dans le premier sens, et comment; si le deuxième sens de se présente associé au premier et comment; si, dans la relation réciproque de ces deux sens, l'être du plus inquiétant s'édifie devant nous dans la structure de son estance, et comment? La première strophe nomme la mer et la terre, chacune étant un prépotent () à sa manière. Le fait de nommer la mer et la terre n'implique naturellement pas que celles-ci soient prises dans le sens purement géographique et géologique dans lequel elles se présentent à nous, modernes, comme des phénomènes naturels, quitte à être ensuite repeintes incidemment avec un petit goût de sentimentalité de circonstance. “ Mer ” - c'est dit ici comme pour la première fois, et nommé en même temps que les vagues hivernales dans lesquelles la mer, constamment, ouvre béant son propre abysse, et se précipite en lui. Immédiatement après le thème central et dominant du début, le choeur continue sans transition par les mots : Il chante la sortie éclatante sur l'abîme sans fond et houleux, l'abandon de la terre ferme. Le départ n'a pas lieu par calme plat, sur les eaux rayonnantes, mais dans une tempête hivernale. La mention de ce départ est ordonnée dans la loi rythmique de la disposition des mots et des vers, de la même façon que le au vers 336, est placé à l'endroit où le mètre change : il abandonne sa place, il se déplace - et s'expose à l'irrésistible puissance du flot marin, où il n'y a point de demeure. Le mot se tient comme une colonne dans la construction de ce vers. ” P 160-161 : “ Or à ce départ, prêt à la violence, contre la prépotence de la mer, se trouve associée intimement l'irruption inlassable dans la perdominance indestructible de la terre. Mais n'oublions pas que la terre est ici la suprême déité. Faisant violence, l'homme dérange le calme de la croissance, la nutrition et la génération de celle qui ne peine point. Ici le prépotent ne perdomine pas à la façon de la férocité qui s'engloutit elle-même, mais comme ce qui, sans peine ni fatigue, porte à maturation et prodigue, avec la supériorité tranquille d'une grande richesse, l'inépuisable qui est au-delà de tout effort. C'est en cette perdominance que fait irruption celui qui fait violence; année après année, il la retourne avec des charrues et excite celle qui ne peine point à l'agitation que connaît son propre effort. La mer et la terre, la sortie violente et le défrichement, ces deux mouvements, sont liés par le (vers 334), auquel correspond au vers 338. ” Écoutons maintenant l'antistrophe qui répond à tout cela. Elle nomme la volée d'oiseaux dans les airs, les innombrables animaux dans l'eau, le taureau et le cheval dans les montagnes. L'être vivant qui, rêvassant, se balance sur lui-même et se meut dans son milieu, et qui, se portant constamment au delà de lui-même, se renouvelle en formes toujours diverses tout en restant dans sa voie toujours une, connaît le lieu où il repose et où il erre. En tant que vivant il est inséré dans la perdominance de la mer et de la terre. C'est dans cette vie qui tourne sur elle-même, mais qui n'habite pas elle-même dans son propre cercle, son propre ajustement et son propre fondement, que l'homme jette ses lacs et ses filets; il l'arrache à son ordre et l'enferme dans ses enclos et ses parcs, et lui impose ses jougs. Nous avions sortie et défrichement, nous avons maintenant capture et domptage. ” P 162 : “ L'erreur fondamentale qui se trouve à la base d'une telle façon de penser consiste à croire que le commencement de l'histoire est constitué par ce qui est primitif et arriéré, maladroit et faible. En vérité c'est le contraire qui se produit. Le commencement est ce qu'il y a 93 de plus inquiétant et de plus violent. Ce qui vient ensuite n'est pas un développement du commencement, mais celui-ci s'affadit en s'étendant, il ne peut se maintenir en lui-même, il devient à la fois anodin et excessif dans la difformité du grand, conçu comme grandeur et extension purement numériques et quantitatives. Le plus inquiétant est ce qu'il est parce qu'il abrite un tel commencement, dans lequel toutes choses, à partir d'un excès de richesse, débouchent toutes à la fois et violemment sur le prépotent, sur ce qu'il s'agit de maîtriser. ” Le caractère inexplicable de ce commencement ne tient pas à une insuffisance et à une impuissance de notre intelligence de l'histoire. Au contraire, c'est dans la compréhension du caractère mystérieux de ce commencement que résident l'authenticité et la grandeur de la connaissance historique. La connaissance de l'histoire à ses origines ne consiste pas à déterrer le primitif et à rassembler des ossements. Elle n'est pas une science de la nature totalement ni même à moitié; si elle est quelque chose, c'est une mythologie. La première strophe et son antistrophe nomment la mer, la terre, l'animal en tant qu'ils constituent le prépotent que le faisant-violence fait éclater dans toute sa prépotence en le manifestant. La deuxième strophe, considérée extérieurement, passe d'une description de la mer, de la terre et des animaux à une caractérisation de l'homme. Mais il n'y est pas plus question de l'homme seul qu'il n'était parlé uniquement de la nature au sens étroit dans la première strophe et son antistrophe. P 162-163 : “ Il faut dire au contraire que ce qu'il s'agit de nommer maintenant - la parole, l'entendement, la Stimmung, la passion et la construction - n'appartient pas moins au violent prépotent que la mer, la terre et l'animal. La différence est seulement que ceci “ circondomine ” l'homme et le porte, l'oppresse et le stimule, tandis que Cela le per-domine, étant ce que l'homme, au titre de l'étant qu'il est lui-même, a proprement à assumer. ” P 163 : “ Ce per-dominant ne perd rien de sa prépotence du fait que l'homme le prend lui-même directement en son pouvoir, et exerce celui-ci comme violence. Ceci ne fait que cacher l'inquiétance du langage et des passions, et que l'homme est disposé comme être historial dans cet inquiétant, alors qu'il croit que c'est lui qui en dispose. L'inquiétance de ces puissances réside en ce qu'elles semblent familières et courantes. Elles ne se donnent à l'homme immédiatement que dans leur inessentialité et, l'égarant ainsi, elles l'expulsent de sa propre essence et le maintiennent en cet exil. De cette manière ce qui, au fond, est encore plus loin et plus prépotent que la mer et la terre, il lui semble que rien n'est plus proche. A quel point l'homme est étranger dans sa propre essence, c'est ce que trahit l'opinion qu'il nourrit de lui-même, croyant avoir créé, avoir pu créer, le langage et l'intelligence, avoir inventé, avoir pu inventer, la construction et la poésie. Comment l'homme pourrait-il jamais inventer ce qui le per-domine et qui est le fondement sans lequel il ne pourrait pas être lui-même comme homme? Lorsque nous croyons que le poète fait ici de l'homme l'inventeur de quelque chose de tel que la construction ou le langage, nous oublions totalement que, dans ce choeur, il est parlé du violent de l'inquiétant. Le mot ne signifie pas : l'homme a inventé, mais : il a trouvé un accès au prépotent, et ne s'est trouvé soi-même qu'en celui-ci, à savoir comme étant lui-même, en cette prépotence, la violence d'un agir. Le “ soi-même ” signifie en même temps, d’après ce qui précède, Celui-là qui sort violemment et défriche, capture et dompte. ” P 163-164 : “ Ce n'est que par cette sortie violente, ce défrichement, cette capture et ce domptage, que l'étant se découvre comme mer, comme terre, comme animal. Cette sortie et ce défrichement ne se produisent que lorsque les puissances de la parole, de l'entendement, de la Stimmung et du bâtir sont elles-mêmes maîtrisées dans le faire-violence. Le faire-violence du dire poétique, de 94 l'esquisse par la _pensée, de la fondation édificatrice, de l'action créatrice d'Etats, n'est pas l'exercice de pouvoirs que l'homme aurait, mais consiste à dompter et à harmoniser les puissances grâce auxquelles l'étant se découvre comme tel du fait que l'homme entre en lui. Cette patence de l'étant est la violence que l'homme a à maîtriser pour que, dans ce faire-violence seulement, au milieu de l'étant, il soit lui-même, c'est-à-dire un être historial. Ce qui est exprimé dans la deuxième strophe, il ne faut pas que nous le mésinterprétions comme invention, ni comme une simple faculté et un don de l'homme. ” P 164 : “ Nous ne comprendrons l'inquiétance de tout faisant-violence que si nous saisissons que l'usage de la violence dans la parole, dans le comprendre, dans le façonner, dans le bâtir, crée en même temps (c'est-à-dire toujours : produit) l'effet de violence que constitue le frayage des chemins dans l'étant circondominant. Car l'homme, en chemin en toutes directions, ne devient pas un être sans issue en ce sens extérieur qu'il se heurte à des bornes extérieures et ne peut aller plus loin. Il peut toujours en effet, à l'intérieur de ces bornes, poursuivre sa route dans l'ainsi-de-suite. L'absence d'issue consiste bien plutôt en ceci, qu'il est toujours rejeté sur les voies qu'il a lui-même frayées : il s'embourbe sur ses propres voies, s'embrouille dans ce qu'il a frayé, trace dans cet embrouillamini le cercle de son monde, s'empêtre dans l'apparence et se barre ainsi le chemin de l'être. De cette façon, en se tournant de tous côtes, il tourne dans son propre cercle. Il sait détourner tout ce qui est contraire à ce milieu où il circule. Il sait appliquer tout savoir-faire d'une façon appropriée. Le faire-violence, qui crée originairement les voies, engendre par là en lui-même le désordre de la versatilité; celle-ci est à ce point absence d'issue qu'elle se barre à elle-même le chemin de la méditation sur l'apparence, laquelle est pourtant son domaine. ” P 164-165 : “ Il n'y a qu'une chose qui fasse échec directement à tout faire-violence. C'est la mort. Elle surachève tout achèvement, elle surlimite toute limite. Il n'y a plus sortie ni défrichement, capture ni domptage. Mais cet in-quiétant, qui expulse l'homme absolument et d'un seul coup de toute quiétude familière, n'est pas un événement particulier qui doive être nommé aussi parmi les autres parce qu'il survient aussi finalement. L'homme est sans issue en face de la mort, non pas seulement quand il vient à mourir, mais constamment et essentiellement. En tant que l'homme est, il se tient dans l'absence d'issue de la mort. Ainsi l'être-le-là est l'inquiétance même pro-venant. (L'inquiétance pro-venante trouve pour nous son fondement primordial comme être-le-là). ” P 165 : “ C'est en nommant ce violent-ci et cet inquiétant-ci que le projet poétique de l'être et de l'être-homme se pose sa propre limite. En effet, la deuxième antistrophe ne nomme plus d'autres puissances encore, mais rassemble en son unité interne tout ce qui a été dit précédemment. La strophe finale reprend le tout dans son trait fondamental. Or, comme nous l'avons souligné dans notre premier parcours, le trait fondamental de ce qu'il faut faire entendre avant tout (le consiste précisément dans la relation réciproque qui accorde les deux sens de . Par suite la strophe finale nomme conjointement trois choses différentes. ” P 165-166 : “ 1. La violence, le violent, en quoi se meut l'agir du faisant-violence, c'est tout le champ de la machination ( confiée à celui-ci. Nous ne prenons pas le mot “ machination ” au sens péjoratif. Nous pensons par là quelque chose d'essentiel, qui s'annonce à nous dans le mot grec . ne signifie ni art, ni métier, pour ne pas parler de la technique au sens moderne. Nous traduisons par “ savoir ”. Mais cela demande explication. Le savoir n'est pas ici le résultat de simples constatations concernant un “ subsistant ” inconnu auparavant. De telles connaissances ne sont jamais que des hors-d’œuvre, d'ailleurs indispensables pour le savoir. Celui-ci, conformément au sens authentique de la , est la vue première et constante au-delà du subsistant. Cet être-au-delà met en oeuvre préalablement, de différentes 95 manières, sur différentes voies et en différents domaines, ce qui confère justement au subsistant son droit relatif, sa qualification possible, et par suite sa limite. Savoir, c'est pouvoir mettre en oeuvre l'être comme un étant qui soit toujours tel ou tel. Si les Grecs appellent tout particulièrement et au sens fort l'art proprement dit et l'oeuvre d'art, c'est parce que l'art est ce qui porte le plus immédiatement à stance en un adestant (en l'oeuvre) l'être, c'est-à-dire l'apparaître qui réside en soi-même. L'oeuvre de l'art n'est pas au premier chef une oeuvre en tant qu'elle est opérée, faite, mais parce qu'elle effectue l'être dans un étant. Effectuer signifie ici mettre en oeuvre et dans cette oeuvre, considérée comme l'apparaissant, vient à parence l'épanouissement perdominant, la Ce n'est que par l'oeuvre d'art, considérée comme l'être étant (das seiende Sein), que tout ce qui apparaît d'autre, et se trouve là, est confirmé et accessible, signifiant et intelligible, à titre d'étant, ou comme ne comptant pas, comme un rien. ” P 166 : “ C'est parce que l'art, au sens restreint et éminent, amène dans l'oeuvre l'être à stance et parence comme étant, qu'il peut être tenu pour le pouvoir-mettre-en-oeuvre tout court, c'est-à-dire la Le mettre-en-ceuvre est un ouvrir qui effectue l'être dans l'étant. Cet ouvrir et tenir ouvert, avec l'éminence et l'efficience qu'il comporte, est le savoir. La passion du savoir est le questionner. L'art est savoir, et par suite . L'art n'est pas parce que son accomplissement demande une habileté “ technique ”, des outils et des matériaux. ” Ainsi donc c'est la qui caractérise le , le faisant-violence, quant à son trait principal et décisif; car le faire-violence est un employer-violence contre le prépotent; c'est, par le combat du savoir, acquérir à l'apparence, à titre d'étant, l'être antérieurement fermé. 2. De même que le , en tant que faire-violence, rassemble son essence dans le terme grec de même, le considéré comme le prépotent, apparaît dans le terme grec Nous traduisons ce mot par Fug, l'ordre qui joint et enjoint. Nous entendons par là, d'abord, jointure et ajustement; puis la disposition, la consigne que le prépotent donne à sa perdominance; et, finalement, l'ajustement disposant, qui force à s'adapter et à se conformer. ” p 166 : “ Si l'on traduit par “ justice ”, en comprenant celle-ci d'une façon juridico-morale, le mot perd son contenu métaphysique essentiel. Il en est de même de l'interprétation de la comme norme. Le prépotent, considéré quant à sa puissance, est, dans tous les domaines où celle-ci s'exerce, l'ordre. L'être, la est, en tant que perdominance, recollection originaire, ; il est l'ordre qui dispose, . ” considéré comme le prépotent ( et le considéré comme le faisant-violence ( se tiennent face à face, d'ailleurs non point comme deux choses subsistantes. Ce face à face consiste bien plutôt en ceci que la se soulève contre la qui de son côté, en tant qu'ordre, dispose de toute . Ce face à face est. Il est seulement en tant que ce qu'il y a de plus inquiétant, l'être-homme, pro-vient, en tant que l'homme este comme histoire. ” p 167 : “ Ainsi le 3. Le trait fondamental du réside dans le rapport réciproque des deux sens de Celui qui sait se jette en plein milieu de l'ordre et (dans une “ 96 déchirure dévoilante ”) esquisse l'être dans l'étant, mais il ne peut jamais maîtriser le prépotent. C'est pourquoi il est ballotté entre l'ordre et le désordre, entre le vilain et le noble. Tout domptage du violent par la violence est victoire ou défaite. L'une comme l'autre rejettent à leur manière hors de ce qui est familier, et ce sont elles qui, chacune à leur manière, déploient le caractère périlleux de ce qui est obtenu par lutte ou perdu, l'être. Toutes deux, de différentes façons, risquent d'aller à leur perte. Celui qui fait violence, le créateur, qui avance dans ce qui n'est pas dit et fait irruption dans ce qui n'est pas pensé, qui obtient par force ce qui n'est pas arrivé et fait apparaître ce qu'on n'a pas vu, celui-là, ce faisant-violence, se tient constamment dans le risque ( vers 371). En se risquant à maîtriser l'être, il doit s'attendre à l'afflux du més-étant, à la dislocation, à l'in-stabilité, à l'in-adaptation et au désordre. Plus éminent est le sommet de l'être-Là historial, plus béant est l'abîme pour la chute soudaine dans le non-historial, dont on peut seulement dire qu'il va à la dérive dans la confusion sans issue et en même temps sans site. Arrivés au bout de ce deuxième parcours, nous sommes tentés de demander quel peut encore être l'objet d'un troisième. ” P 167-168 : “ Le troisième parcours. - La vérité décisive du choeur a été dégagée dans le premier parcours. Le deuxième nous a conduits à travers tous les domaines essentiels du violent et du faisant-violence. La strophe finale accomplit le regroupement du tout dans l'estance de ce qu'il y a de plus inquiétant. (…) Si nous nous bornons à l'explication de ce qui est dit en propres termes dans le poème, l'interprétation est terminée. Et pourtant elle n'en est alors qu'au commencement. Une interprétation véritable doit montrer Cela qui ne se présente plus en mots, et néanmoins est dit. Pour ce faire, l'interprétation doit nécessairement user de violence. L'essentiel doit être cherché là où l'interprétation scientifique ne trouve plus rien, elle qui stigmatise comme non-scientifique tout ce qui franchit ses barrières. ” P 168 : “ Le du , le plus inquiétant de l'inquiétant, réside dans l'affrontement de et de . Le plus inquiétant n'est pas le plus haut point de l'inquiétant, obtenu graduellement. C'est, quant à sa nature, ce qu'il y a d'unique en son genre dans l'inquiétant. Dans l'affrontement de l'étant prépotent en totalité et de l'être-Là faisant violence de l'homme, est réalisée la possibilité de l'effondrement dans ce qui est sans issue et sans site, c'est-à-dire la ruine. Or celle-ci, et la possibilité d'en arriver là, ne surviennent pas seulement pour finir, du fait que le faisant-violence, dans un acte de violence singulier, s'y prend mal et ne parvient pas; cette ruine règne et attend, dès le principe, dans l'opposition du prépotent et de la situation de faire violence. Ce faire-violence exercé contre la prépotence de l'être doit se briser sur celle-ci, si l'être perdomine selon ce qu'il este, comme , perdominance de ce qui s'épanouit. ” P 168-169 : “ Mais, cette nécessité de se briser ne peut exister qu'en tant que ce qui doit se briser est contraint à un tel être-le-là. Or l'homme est nécessité à un tel être-le-là, jeté dans la nécessité d'un tel être, parce que le prépotent comme tel, pour apparaître dans sa perdominance, a besoin pour soi du site de l'ouverture au prépotent. L'essence de l'être-homme ne s'ouvre à nous que lorsqu'elle est comprise à partir de cette nécessité nécessitée par l'être même. L'être-le-là de l'homme pro-ventuel, c'est : être exposé comme étant la brèche en laquelle la prépotence de l'être fait irruption en apparaissant, afin que cette brèche même se brise sur l'être. ” P 169 : “ Le plus inquiétant (l'homme) est ce qu'il est parce que, fondamentalement, il ne cultive et ne sauvegarde le familier que pour faire éruption hors de lui, et laisser le prépotent faire irruption. C'est l'être lui-même qui jette l'homme sur la voie d'un entraînement qui, forçant l'homme à se mettre en marche au delà de lui-même, le lie à l'être pour mettre celui-ci en oeuvre, et par là maintenir ouvert l'étant en totalité. C'est pourquoi celui qui fait violence ne connaît pas la bonté et la conciliation (au sens ordinaire), l'apaisement et le soulagement par les succès et le prestige, et par la confirmation de ce prestige. Dans tout cela, celui qui fait violence, étant 97 créateur, ne voit qu'une apparence d'achèvement, qu'il méprise. Dans sa volonté d'inouï, il rejette toute aide. La ruine est pour lui le consentement le plus profond et le plus vaste au prépotent. Dans le brisement de l’œuvre opérée, dans le savoir qu'elle est une cacophonie et ce (tas de fumier) mentionné plus haut, il livre le prépotent à son ordre ajustant. Mais tout cela non pas sous la forme d' “ états d'âme ” en lesquels l'âme du créateur irait se vautrer, ni sous la forme de petits complexes d'infériorité, mais uniquement sur le mode même du mettre-en-oeuvre. C'est comme histoire que se confirme ouvrièrement le prépotent, l'être. ” P 169-170 : “ En tant que brèche où l'être mis en œuvre s'ouvre dans l'étant, l'être-Là de l'homme pro-ventuel est un in-cident, l'incident dans lequel, soudain, les puissances déchaînées de la prépotence de l'être libérée s'épanouissent et, en tant qu'histoire, deviennent œuvre. Cette soudaineté et cette unicité de l'être-Là, les Grecs les sentaient profondément, y étant nécessités par l'être même, qui s'ouvrait à eux comme et et . Il ne faut pas s'imaginer en effet que les Grecs se proposaient de faire la civilisation pour les prochains millénaires de l’Occident. Mais parce que, dans la nécessité unique où se trouvait leur être-là, ils usèrent uniquement de violence, et ainsi n’éludèrent pas la nécessité mais ne firent que l’accroître, ils se procurèrent à eux-mêmes par force la condition fondamentale d’une vraie grandeur historique. ” P 170 : “ La qualification de l'être-homme, qui le caractérise, avec une intention dépréciative, par l'orgueil et par l'outrecuidance, exclut l'homme de la nécessité d'être un in-cident, qui est la nécessité de son essence. Une telle dépréciation pose l'homme comme un subsistant, le transporte ainsi dans un espace vide, et l'apprécie suivant une échelle quelconque de valeurs, établie de l'extérieur. Mais l'opinion selon laquelle le dire du poète serait en réalité un refus implicite de cet être de l'homme, pour recommander insidieusement la faiblesse d'une modération qui vise seulement à une tranquillité confortable, cette opinion, qui pourrait se croire autorisée par les dernières lignes du choeur, relève du même genre de méprise. Un étant qui est ainsi (le plus inquiétant) doit être exclu du foyer et de la cité. Le choeur ne contredit pourtant pas, dans sa parole finale, ce qu'il dit auparavant sur l'être de l'homme. Le choeur, en se tournant contre ce qui est le plus inquiétant, dit que cette manière d'être n'est pas celle de tous les jours. Un tel être-Là ne peut pas être vu dans le train de vie ordinaire, dans un comportement quelconque. Ce mot final est si peu étrange que c'est de son absence, au contraire, que nous aurions dû nous étonner. Il est, dans son mouvement défensif, la confirmation pleine et immédiate de l'inquiétance de l'essence de l'homme. Par cette parole finale le dire retrouve son commencement. ” P 170-171 : “ Seulement, qu'est-ce que tout cela a à faire avec la phrase de Parménide? Celui-ci ne parle nulle part de l'inquiétance. En des termes presque trop sobres, il dit seulement l'appartenance réciproque de l'appréhender et de l'être. En nous demandant ce que signifie cette appartenance réciproque, nous avons dévié, et avons interprété, Sophocle. A quoi nous sert cette interprétation? Nous ne pouvons tout de même pas l'insérer purement et simplement dans celle de Parménide. Évidemment non. Mais il faut nous rappeler la connexion originaire essentielle du dire poétique et du dire philosophique; surtout ici, où il s'agit de la fondation et de l'institution originelles, par poésie et pensée, de l'être-Là historial d'un peuple. Cependant, par-delà ce rapport essentiel général, nous nous heurtons tout de suite à un trait déterminé de ce produire poétique et de ce penser, qui leur est commun quant au contenu. ” P 171 : “ C'est à dessein que dans le deuxième parcours, pour caractériser en résumé la strophe finale, nous avons fait ressortir le rapport réciproque de et . c'est l'ordre prépotent. , c'est l'activité violente du savoir. Le rapport mutuel des deux est l'événement de l'inquiétance. 98 Nous soutenons maintenant ceci : l'appartenance réciproque de (appréhension) et (être), qu'énonce la phrase de Parménide, n'est rien d'autre que ce rapport réciproque. Ceci une fois établi, l'affirmation précédente se trouvera démontrée, à savoir que cette phrase est ce qui délimite l'essence de l'être-homme, et qu'elle n'en vient pas à parler de l'homme par hasard, à un égard quelconque. ” P 171 : “ Dans le rapport réciproque, dit poétiquement, de et , est mis pour l'être de l'étant en totalité. Déjà antérieurement à Sophocle nous nous heurtons, dans la pensée des Grecs, à cet emploi du mot. La sentence la plus ancienne qui nous ait été transmise, celle d'Anaximandre, parle de l'être, “ dit ” de l'être, dans une connexion essentielle avec la ” P 171-172 : “ De même Héraclite nomme la là où il donne une indication essentielle sur l'être. Le fragment 8o débute ainsi : “ or, il y a nécessité de garder sous le regard le s'expliquer-l'un-avec-l'autre estant comme rassemblant et l'ordre conçu comme affrontement réciproque... ”. En tant qu'ajustement disposant, appartient au s'expliquer-l'un-avec-l’autre-en-s'affrontant selon lequel la en s'épanouissant, fait paraître (adester) l'apparaissant, et ainsi este comme être (cf. frag. 23 et 28). ” P 172 : “ Enfin Parménide reste, même pour l'usage que les penseurs font du mot dans le dire de l'être, un témoin qui donne la norme. est pour lui la déesse. Elle garde les clés qui tour à tour ferment et ouvrent les portes du jour et de la nuit, c'est-à-dire les chemins de l'être (qui dévoile), de l'apparence (qui dissimule), et du néant (fermé). Ceci veut dire : pour que l'étant se révèle, il faut que l'ordre de l'être soit sauvé et préservé. L'être, en tant que est la clé pour l'étant en son ajustement. Ce sens de se laisse tirer, sans aucune ambiguïté, des trente puissants vers introductifs du “ poème didactique ” de Parménide, qui ont été conservés intégralement. Ceci est donc clair : c'est avec le même mot que le dire poétique et le dire pensant de l'être nomment celui-ci, et par là l'instituent et le délimitent. L'autre point qu'il reste à indiquer d'une façon générale, pour établir ce que nous soutenons, est le suivant. Il a déjà été rappelé précédemment comment, dans l'appréhension en tant que préhension réceptive, l'étant est rendu patent comme tel, et ainsi se pro-duit dans la non-latence. La poussée de la contre la est pour le poète le pro-venir par lequel l'homme devient dépaysé. Ce n'est que dans un tel dépaysement que le chez soi s'ouvre comme tel. Mais, par là même, et seulement ainsi, le déconcertant - le prépotent - s'ouvre également à nous comme tel. Dans l'événement de l'inquiétance se révèle ainsi l'étant en totalité. Cette patéfaction est le pro-venir de la non-latence. Celle-ci n'est rien d'autre que l'événement de l'inquiétance. Certes, répliquera-t-on, ceci est valable pour ce que dit le poète, mais, cette inquiétance qui vient d'être caractérisée, nous ne la trouvons pas dans la sobre phrase de Parménide. ” P 172-173 : “ C'est pourquoi il convient maintenant de montrer sous sa vraie lumière la sobriété du penser. Faisons-le par l'interprétation de détail de la phrase. Nous pouvons dès maintenant dire ceci : s'il doit s'avérer que l'appréhension, dans sa co-appartenance avec l'être 99 () est quelque chose qui use de violence, et que, comme situation de violence, elle est un état de nécessité, et, à ce titre, n'est subie que dans l'inéluctabilité, la nécessité d'un combat (au sens de et si, en outre, au cours de cette démonstration, il se révèle que l'appréhension se tient expressément en connexion avec le logos, et que ce logos se manifeste comme le fondement de l'être-homme, alors, notre affirmation de la parenté profonde entre le dire des penseurs et le dire poétique aura trouvé son fondement. ” P 173 : “ Nous montrerons trois choses : 1. L'appréhension n'est pas un simple processus, mais une décision; 2. L'appréhension se tient en intime communauté d'essence avec le logos. Celui-ci est une situation de nécessité; 3. Le logos fonde l'essence du langage. Il est, en tant que tel, un combat, le fond et le fondement de l'être-Là historial de l'homme au milieu de l'étant en totalité. Sur 1. Le l'appréhension, n'est pas encore suffisamment conçu en son essence si nous nous contentons d'éviter son identification avec l'activité pensante et, bien entendu, avec le jugement. L'appréhension, consistant à occuper, de la façon que nous avons montrée, une position de résistance pour accueillir l'apparaître de l'étant, n'est rien d'autre qu'un départ original sur un chemin remarquable. Il faut y voir ceci : l'appréhension est passage par le point de divergence du triple chemin. Or c'est ce qu'elle ne peut devenir qu'en étant radicalement dé-cision pour l'être, contre le néant, et ainsi explication avec l'apparence. Seulement, un tel décider essentiel, pour s'accomplir et se maintenir contre l'enchevêtrement dans le quotidien et l'habituel, qui menace constamment, doit user de violence. L'acte de violence d'un départ ainsi décidé sur le chemin de l'être de l'étant, fait sortir l'homme hors du chez soi que constituent le plus proche et l'usuel. ” P 173-174 : “ Ce n'est qu'en comprenant l'appréhension comme un tel départ que nous pouvons échapper à l'aberration de concevoir l'appréhension comme un comportement quelconque de l'homme, comme un usage allant de soi qu'il ferait de sa capacité intellectuelle, voire comme un processus psychique intervenant fortuitement parmi d'autres. Or, au contraire, l'appréhension est arrachée par lutte à l'activité routinière, et contre elle. Son appartenance à l'être de l'étant ne se fait pas de soi. Nommer cette appartenance, ce n'est pas simplement constater un fait, c'est renvoyer à ce combat, dans ce combat. La sobriété de la phrase de Parménide est une sobriété de pensée, pour laquelle la rigueur de la saisie appréhensive constitue la forme fondamentale du saisissement, de l'être-saisi. ” P 174 : “ Sur 2. Nous avons cité précédemment le fragment 6 pour rendre visible la distinction entre les trois chemins. Nous avons alors sciemment remis à plus tard une interprétation plus poussée du premier vers. Nous pouvons maintenant le lire et l'entendre autrement : Nous traduisions déjà alors: “Il est nécessaire d'exposer ceci, l'ayant recueilli, ainsi que de l'appréhender : le “ étant ” (est) être. ” Nous voyons qu'ici est nommé en même temps que appréhension en même temps que logos. En outre est placé de façon abrupte au début du vers. “ Appréhension et logos sont nécessité. ” Le est nommé avec l'appréhension, comme avènement de même caractère. Le est même nommé d'abord. Logos ne peut pas signifier maintenant la recollection, l'être comme ajointement, mais, ne faisant qu'un ici avec l'appréhension, il doit désigner cet acte (humain) de violence, par lequel l'être est recueilli en sa recollection. C'est une nécessité, ce recueillement inséparable de l'appréhension. Les deux doivent se produire “ en vue de l'être ”. Recueillement signifie ici : se saisir au milieu de la dispersion dans l'in-stable, se ressaisir hors de la confusion dans l'apparence. Mais ce recueillement qui consiste encore à se 100 détourner de... ne peut s'accomplir que grâce au recueillement qui, en tant qu'il se tourne vers.... consomme l'arrachement et le rassemblement de l'étant dans la recollection de son être. Ainsi donc, ici, le logos, au sens de recueillement, entre dans la nécessité, et se distingue du logos au sens de recollection de l'être (). Le en tant que recueillement, acte par lequel l'homme se recueille sur l'ordre, est ce qui d'abord transporte l'être-homme dans son essence, et le place ainsi dans le non-familier, s'il est vrai que le familier est gouverné par l'apparence, par ce qui est habituel, usuel et plat. ” Il reste à demander pourquoi le est nommé avant le . La réponse est : ce n'est qu'à partir du que le trouve son essence comme appréhension recueillante. ” P 174-175 : “ La détermination de l'essence de l'être-homme qui s'accomplit ici, au commencement de la philosophie occidentale, ne s'effectue pas en mettant la main sur quelques propriétés de l'être vivant “ homme ”, par lesquelles il se différencie des autres êtres vivants. L'être de l'homme se détermine par sa relation à l'étant comme tel en totalité. L'estance de l'homme se montre ici comme la relation qui ouvre à l'homme l'être. L'être de l'homme, étant nécessité de l'appréhension et du recueillement, est engagement nécessité (Nötigung) dans la liberté qui assume la la mise en oeuvre de l'être par le savoir. C'est ainsi qu'il y a l'Histoire. ” P 175 : “ De l'essence du comme recueillement découle une conséquence essentielle pour le caractère du . Étant donné que le en tant que recueillement ainsi déterminé, se réfère à la recollection originaire de l'être, et que d'autre part être signifie “ venir- dans-la-non-latence ”, ce recueillir a le caractère fondamental de l'ouvrir, du rendre manifeste. entre ainsi dans une opposition nette et accusée avec le voilement et le cèlement. C'est ce qui est attesté immédiatement et sans ambiguïté par une sentence d'Héraclite. Le fragment 93 dit : “ Le souverain dont la prédiction a lieu à Delphes ne recueille ni ne cèle, mais signifie. ” Recueillir est ici opposé à celer. Recueillir, c'est ici dé-celer, rendre manifeste. ” P 175-176 : “ On peut poser ici une question simple : “ Comment le mot , recueillir, peut-il avoir reçu le sens de “ rendre manifeste ” (déceler), par opposition à celer, si ce n'est en raison de sa relation essentielle au compris comme ? ” La perdominance qui se montre en s'épanouissant est la non-latence. En vertu de cette relation, signifie : pro-duire le non-latent comme tel, pro-duire l'étant en sa non-latence. Ainsi le a le caractère du du manifester, non seulement chez Héraclite, mais chez Platon encore. Aristote caractérise le du comme , amener-à-se-montrer (cf. Sein und Zeit § 7 et § 44). Cette façon de caractériser le comme déceler et manifester, témoigne d'autant plus fortement en faveur du caractère originaire de cette détermination que le déclin de la détermination du - lequel déclin rend la logique possible - commence précisément déjà chez Platon et Aristote. Depuis lors, c'est-à-dire depuis deux millénaires, ces relations entre et demeurent dans l'inintelligible, cachées et couvertes. ” 101 P 176 : “ Mais, au commencement, voici ce qui se passe : le qui est le recueillement rendant manifeste - l'être en tant qu'il est ce recueillement, est l'ordre au sens de la - devient la nécessité de l'essence de l'homme historial. De là il n'y a qu'un pas pour concevoir comment le ainsi compris détermine l'essence de la langue, et comment devient le nom qui désigne le discours. L'être-homme, selon son essence historiale, ouvrant l'histoire, est logos, recueillement et appréhension de l'être de l'étant, est l'avènement de cela qui est le plus inquiétant, en quoi, par le faire-violence, le prépotent vient à apparaître et est amené à stance. Or, dans le choeur de l'Antigone de Sophocle, nous avons appris ceci : en même temps que le départ vers l'être, se produit le se-retrouver dans la parole, dans la langue. ” P 176 : “ Le caractère mystérieux appartient à l'estance de l'origine du langage. Or cela implique ceci : la langue ne peut avoir commencé qu'à partir du prépotent et de l'inquiétant, dans le départ de l'homme vers l'être. Dans cette mise en route la langue, en tant qu'en elle l'être devient parole, fut poésie. La langue est la poésie originelle, dans laquelle un peuple dit l'être. Inversement la grande poésie, par laquelle un peuple entre dans l'histoire, est ce qui commence à donner forme à la langue de ce peuple. Les Grecs, avec Homère, ont créé et connu cette poésie. La langue était présente à leur être-Là comme départ dans l'être, comme un façonnement de l'étant, qui révèle l'étant. ” P 176-177 : “ Que la langue soit logos, recueillement, cela ne va pas tout à fait de soi. Nous comprenons cette interprétation de la langue comme logos à partir du commencement de l'être-Là historial des Grecs, à partir de la direction fondamentale selon laquelle l'être même s'ouvrit à eux, et selon laquelle ils le portèrent à stance dans l'étant. ” P 177 : “ La parole, le nommer, rétablissent dans son être l'étant se découvrant, qui arrive pressant, immédiat et prépotent, et le gardent dans la patence, le caractère délimité et la constance de l'être. Ce n'est pas l'appellation qui pourvoit après coup d'une désignation et d'un signe distinctif, qu'on appelle mot, un étant déjà manifeste par ailleurs; c'est l'inverse : le mot déchoit de la hauteur de son faire-violence originaire, qui est patéfaction de l'être, jusqu'à devenir simple signe, et cela de façon que celui-ci se superpose ensuite lui-même à l'étant. Dans le dire originaire, l'être de l'étant est rendu patent dans l'ajustement de sa récollection. Cette patéfaction est un recueillir au deuxième sens, selon lequel, ce qui est recueilli originairement, le mot le garde, régissant ainsi le perdominant, la L'homme, étant celui qui se tient et agit dans le logos, dans ce recueillement, est le collecteur. Il prend en charge et mène à bonne fin la régie de la perdominance du prépotent. Or nous savons que ce faire-violence est ce qu'il y a de plus inquiétant. Par goût pour la par audace, l'homme en vient nécessairement au vilain, aussi bien qu'au brave et au noble. Là où la langue parle comme recueillement usant de violence, comme domptage du prépotent, comme conservation et préservation, là, et là seulement, il y a nécessairement aussi licence et ruine. C'est pourquoi la langue, qui est un avènement, est toujours aussitôt bavardage également, c'est pourquoi elle couvre l'être au lieu de le rendre patent et, au lieu d'être recueillement sur l'ajustement et l'ordre, est dispersion dans le désordre. Le logos, comme langue, ne se fait pas de lui-même. Le fait nécessité; : fait nécessité l'appréhender recueillant l'être du “ étant ”. (A partir d'où la nécessité nécessite-t-elle ?) ” P 177-178 : “ Sur 3. C'est parce que l'estance de la langue se trouve dans le recueillement de la recollection de l'être, que le langage, en tant que parler quotidien, ne vient à sa vérité que lorsque le dire et l'entendre se rapportent au logos conçu comme la recollection, c'est-à-dire comme l'être. Car, dans l'être et son ajustement, l'étant est - originairement et d'une façon déterminante, c'est-à-dire déjà d'avance en quelque sorte – un quelque chose 102 de recueilli, de dit, qui est présenté et suscité par la parole. Maintenant seulement nous pouvons comprendre dans sa plénitude le contexte dans lequel se trouve le fragment de Parménide disant que l'appréhension a lieu pour l'être. ” P 178 : “ Voici le passage (VIII, 34-36) : Co-appartenants sont l'appréhension et ce pour quoi se produit l'appréhension. Non en effet sans le “ étant ”, dans lequel il (l'être) est déjà comme dire, tu ne trouveras (atteindras) l'appréhension. Le rapport au logos considéré comme fait du , un recueillement appréhendant, et donne à l'appréhension un caractère rassemblant. C'est pourquoi le , pour rester lui-même recueilli, ramassé, doit se détourner de toute simple récitation, du vain discours et de la volubilité. C'est ainsi que nous trouvons chez Parménide l'opposition la plus accusée entre et (Frag., VII, v. 3 sqq.). Le passage correspond au début du fragment 6 où, par référence à l'engagement dans le premier chemin nécessaire vers l'être, il est dit qu'il y a nécessité de se recueillir sur l'être du “ étant ”. Mais il s'agit maintenant des directives pour le parcours du troisième chemin, qui va dans l'apparence. Il conduit à travers l'apparence trompeuse où l'étant se trouve toujours aussi. C'est le chemin habituel. C'est pourquoi l'homme qui sait doit constamment se retirer de ce chemin, s'en arracher, et s'engager dans le et de l'être du “ étant ” : et pas du tout ne doit l'habitude bien madrée te forcer à te diriger vers ce chemin, en sorte que tu te perdes à regarder bouche bée sans voir, et à entendre d'une oreille pleine de bruit et à parler avec faconde, mais toi, décide de façon discriminante, en recueillant ensemble et en présentant devant toi l'exposition du conflit multiple, donnée par moi. P 178-179 : “ se trouve ici dans le lien le plus étroit avec , le fait de discriminer, c'est-à-dire de décider, en effectuant le recueillement sur la recollection de l'être. Le colliger électif fonde et porte la poursuite de l'être et la défense contre l'apparence. Dans la signification du , il faut entendre en même temps : élection, distinction, la norme qui détermine une hiérarchie. ” P 179 : “ Cette triple indication pousse l'interprétation du fragment 3 assez loin pour que soit visible ceci : Parménide aussi traite en fait du logos à des égards essentiels. Le logos est une nécessité et a besoin en soi de violence pour se préserver de la facilité de parole et de la dispersion. Le logos se situe comme en face de la Dans cette discession, le logos, compris comme l'événement du recueillement, devient le fondement qui fonde l'être-homme. C'est pourquoi nous avons pu dire : dans ce dict s'accomplit originairement la détermination décisive de l'estance de l'homme. Être homme, c'est assumer le recueillement, l'appréhension recueillante de l'être de l'étant, la mise en oeuvre de l'apparaître par le savoir, et ainsi gérer la non-latence, la préserver de la latence et du voilement. P 179 : “ Cette connexion de l'être et de l'être-Là (et le questionner correspondant qui s'y rapporte) ne sont absolument pas atteints en se référant à des questions posées en termes de théorie de la connaissance, ni non plus en se bornant à la constatation extrinsèque que toute conception de l'être dépend d'une conception de l'être-Là. (Lorsque la question vers l'être s'enquiert non pas seulement de l'être de l'étant, mais de l'être lui-même en son estance, il faut alors absolument et expressément une fondation de l'être-Là guidée par cette question, et c'est la seule raison pour laquelle cette fondation s'est donnée le nom d' “ ontologie fondamentale ”. Cf. Sein und Zeit, Introduction.) ” 103 P 179-180 : “ Cette patéfaction initiale de l'estance de l'être-homme, nous la qualifions de décisive. Seulement, elle ne fut pas maintenue et retenue dans la grandeur de son commencement. Elle eut pour conséquence quelque chose de tout autre : cette définition de l'homme comme être vivant raisonnable, qui devint courante ensuite pour l'Occident, et qui aujourd'hui encore n'est pas ébranlée dans l'opinion et l'attitude régnantes. Pour rendre sensible la distance qu'il y a entre cette définition et l'ouverture initiale de l'estance de l'homme, opposons en formules le commencement et l'aboutissement. L'aboutissement se montre dans la formule: = : l'homme, le vivant qui a la raison en partage. Le commencement, nous pouvons le saisir dans une formule composée librement, qui résume en même temps notre interprétation précédente : = : l'être, l'apparaître prépotent, nécessite le recueillement qui a en sa possession l'être-homme et le fonde. ” P 180 : “ Dans la première formule, la formule d'aboutissement, il y a certes encore un reste de la connexion du logos et de l'être-homme, mais le logos est depuis longtemps conçu superficiellement comme un pouvoir de l'entendement et de la raison. Ce pouvoir lui-même a son fondement dans l'existence d'êtres vivants d'une espèce particulière, le l'animal le mieux réussi (Xénophon). Dans la deuxième formule, celle qui rend compte de la pensée initiale, c'est au contraire l'être-homme qui a son fondement dans la patéfaction de l'être de l'étant. P 181 : “ et recueillement et appréhension, sont un état de nécessité et un faire-violence contre le prépotent, mais en même temps toujours pour celui-ci. Ainsi, ceux qui font violence devront toujours reculer d'effroi devant cet usage de la violence, et pourtant ne pourront renoncer à en faire usage. Dans ce mouvement d'effroi, qui n'empêche pas de vouloir maîtriser, doit briller par instant une possibilité : que la maîtrise du prépotent soit conquise de la façon la plus sûre, et pleinement, si on garde à l'être - c'est-à-dire à la perdominance de l'épanouissement, qui este en soi comme comme la recollection des contraires - sa pleine latence, en lui refusant ainsi d'une certaine façon toute possibilité d’apparaître. A l'action violente du plus inquiétant appartient cette outre-cuidance (qui est en vérité un suprême hommage); : celle qui consiste, la perdominance apparaissant, à lui refuser toute ouverture, et, par là, à la tenir en échec par violence, à se trouver à sa taille, du fait même qu'à son omnipotence le site de l'apparaître reste fermé. Mais, refuser une telle ouverture en face de l'être ne signifie pour l'être-Là rien d'autre que : renoncer à sa propre estance. Ceci exige de sortir de l'être, ou bien de ne jamais entrer dans l'être-Là. C'est ce que nous trouvons encore exprimé chez Sophocle, dans un choeur d'OEdipe à Colone, vers 1224 sqq. : : “ ne jamais être entré dans l'être-Là prévaut sur la recollection de l'étant en totalité. ” P 181-182 : “ N'avoir jamais assumé l'être-le-là, cela est dit de l'homme comme de quelqu'un qui, de par son essence, est rassemblé avec la : , comme le collecteur de celle-ci. Ici : , sont employés pour l'être de l'homme, tandis que est employé au sens qu'il a chez Héraclite : l'ordre perdominant de l'étant en totalité. Cette parole du poète exprime le rapport intime de l'être-Là à l'être et à sa patéfaction, en nommant la plus grande distance à l'être, le non-être-Là. C'est ici que se montre la plus inquiétante possibilité de l'être-Là : en exerçant la suprême violence contre lui-même, briser la prépotence de l'être. L'être-Là n'a pas cette possibilité comme une issue vide, il est cette possibilité, en tant qu'il est; car, en tant qu’être-là, il faut bien que, dans tout faire-violence, il se brise sur l'être. ” 104 P 182 : “ C'est le non-être-Là qui est la plus haute victoire sur l'être. L'être-Là est la détresse constante de la défaite, et de la résurgence de l'acte de violence contre l'être; et cela d'une façon telle que l'omnipotence de l'être, par sa violence prépotente, contraint l'être-Là à être le site de son apparaître, le circondomine et le per-domine en tant qu'il est ce site, et par là le contient dans l'être. ” P 182-183 : “ Une discession de et se produit. Mais ce n'est pas encore une sécession du logos. Ceci veut dire : si le logos fait face à l'être de l'étant, et s'il pro-cède “ face ” à lui, ce n'est pas encore au point de s'attribuer à lui-même (en tant que raison) une juridiction sur l'être, et d'assumer et régler la détermination de l'être de l'étant. ” P 183 : “ On n'en arrive là que lorsque le logos renonce à son estance originelle, une transformation dans l'interprétation de l'être dérobant à l'être son caractère de . Il en résulte une transformation de l'être-Là de l'homme. Le lent aboutissement de cette histoire, que nous vivons déjà depuis longtemps, est la souveraineté de la pensée conçue comme ratio (comme entendement aussi bien que comme raison) sur l'être de l'étant. A partir de là commence l'alternance entre “ rationalisme et irrationalisme ”, qui se produit jusqu'aujourd'hui sous tous les déguisements possibles et sous les rubriques les plus contradictoires. L'irrationalisme n'est que la faiblesse du rationalisme devenue enfin manifeste, et l'achèvement de son abdication; par là, il est lui-même un rationalisme. L'irrationalisme est une issue hors du rationalisme, mais qui, loin de conduire sur une route libre, ne fait que nous empêtrer encore davantage dans le rationalisme, parce qu'ainsi prend naissance l'idée que celui-ci peut être surmonté par une simple négation, tandis qu'il n'en est alors que plus dangereux, parce que masqué, et pouvant agir d'autant plus à l'aise. ” P 183-184 : “ Cette sécession du logos, et la préparation de celui-ci à la juridiction sur l'être, se produisent encore à l'intérieur de la philosophie grecque. Elles déterminent même la fin de celle-ci. Pour bien maîtriser la philosophie grecque en tant que commencement de la philosophie occidentale, il faut d'abord que, ce commencement, nous le saisissions en même temps dans sa fin initiale; car c'est seulement celle-ci qui devint, pour les époques suivantes, le “ commencement ”, un commencement qui en même temps masqua le commencement initial. Mais elle reste grande, cette fin initiale du grand commencement, la philosophie de Platon et celle d'Aristote, même en faisant totalement abstraction de la grandeur de leur action en Occident. ” P 184 : “ Nous demandons maintenant : “ Comment en vient-on à cette sécession et à ce primat du logos vis-à-vis de l'être? Comment se produit le façonnement décisif de la scission entre être et penser? ” C'est là aussi une histoire que nous ne pouvons esquisser ici qu'à grands traits. Pour ce faire, partons de la fin et demandons: 1. Comment se présente le rapport entre et à la fin de la philosophie grecque, chez Platon et Aristote ? Comment est comprise ici la ? Quelle forme le a-t-il pris, et quel rôle a-t-il joué? 2. Comment en est-on venu à cette fin ? Où réside la véritable raison de la transformation ? Sur 1. Pour l'être () ce qui s'impose à la fin comme nom déterminant et prédominant, c'est le mot idée. Depuis lors l'interprétation de l'être comme idée gouverne toute la pensée occidentale et toute l'histoire de ses variations, jusqu'aujourd'hui. De là provient aussi - et il y trouve son fondement - le fait que, dans la grande et définitive clôture de la première époque de la pensée occidentale, dans le système de Hegel, la réalité du réel - l'être au sens absolu - est conçue comme “ idée”, et 105 expressément nommée ainsi. Mais revenons à Platon : que signifie son interprétation de la comme ? ” P 184-185 : “ Dès les premières caractéristiques que nous avons données de l'expérience grecque de l'être, nous avons cité, parmi d'autres termes, . Si nous abordons directement la philosophie de Hegel ou aussi bien celle de n'importe quel autre penseur moderne, ou encore la scolastique médiévale, et y trouvons partout le terme “ idée ” employé pour l'être, l'honnêteté nous oblige bien à reconnaître que c'est quelque chose d'incompréhensible sur la base des conceptions courantes. En revanche nous comprenons ce fait en remontant au commencement de la philosophie grecque. Nous pouvons alors tout de suite mesurer la distance qui sépare l'interprétation de l'être comme de celle qui le conçoit comme . ” P 185 : “ Le mot veut dire : ce qui est envisagé dans le visible, le spectacle qu'offre quelque chose. Ce qui est offert est l'é-vidence, , de ce qui est rencontré. L'é-vidence d'une chose est ce en quoi elle s'annonce et se présente à nous, se pro-pose, et à ce titre se tient devant nous, ce en quoi et au titre de quoi elle ad-este, c'est-à-dire est au sens grec. Cette station est la constance, la stabilité, de ce qui s'est épanoui de soi-même, la . Or ce re-ster-là du stable est en même temps, pour nous, l'aspect le plus immédiat de ce qui ad-este de soi-même, c'est l'appréhensible. Dans l'é-vidence, l'adestant (l'étant) ad-siste dans soit quoi et son comment. Il est appréhendé et pris, il est la possession d'un re-cevoir, il est la propriété de celui-ci, il est son fonds disponible fondé en tant qu'il adeste (verfügbares Anwesen von Anwesendem) : Ainsi peut avoir deux sens : adestance d'un adestant, et cet adestant, dans le quoi de son é-vidence. C'est là que se cache l'origine de la distinction ultérieure entre existentia et essentia. (Si au contraire on emprunte aveuglément à la tradition cette distinction devenue courante entre existence et essence, on ne pourra jamais apercevoir pourquoi ce sont précisément l'existence et l'essence, ainsi que leur différence, qui, dans l'être de l'étant, ressortent et le caractérisent; tandis que, si nous comprenons l’ (l'é-vidence) comme un adester, celui-ci se montre en un double sens comme constance. Dans l'é-vidence réside d'abord l'ex-sister-hors-de-la-latence, le simple Dans l'é-vidence se montre d'autre part l'é-vident, ce qui adsiste, le . P 185-186 : “ L’ constitue ainsi l'être de l'étant. et sont ici employés en un sens élargi, non pas seulement pour ce qui est visible aux yeux du corps, mais pour tout ce qui peut être appréhendé. Ce que dans chaque cas un étant est, cela réside dans son é-vidence, et celle-ci, à son tour, présente (fait adester) le quoi. ” P 186 : “ Mais, aurons-nous déjà demandé, cette interprétation de l'être comme n'est-elle pas alors authentiquement grecque? Elle résulte bien, avec une inéluctable nécessité, d'une expérience de l'être comme comme perdominance de ce qui s'épanouit, comme un apparaître, un re-ster-dans-la-lumière. Qu'est-ce que l'apparaissant, par son apparaître, montre d'autre que son évidence, l’ ? En quel sens peut-on dire que l'interprétation de l'être comme s'éloigne de la ? N'est-on pas tout à fait en droit de nous transmettre la philosophie grecque à la lumière de la philosophie platonicienne, comme on le fait depuis des siècles ? L'interprétation de l'être comme par Platon représente si peu un décalage - bien moins encore un déclin - par rapport au commencement, qu'elle comprend celui-ci d'une façon même plus 106 développée et plus distincte que les premiers penseurs, et le fonde par la “ doctrine des idées ”. Platon est l'achèvement du commencement. Il n'est pas certes niable que l'interprétation de l'être comme résulte de l'expérience fondamentale de l'être comme . Elle est, pour ainsi dire, une suite nécessaire de l'estance de l'être conçu comme le paraître s'épanouissant. Il n'y a rien là qui indique un éloignement, voire un déclin, à partir du commencement. Il s'en faut de beaucoup. Mais lorsque ce qui est une suite de l'essence est soi-même promu comme essence, et se met ainsi à la place de l'essence, que se passe-t-il? C'est alors le déclin, et celui-ci, de son côté, produit nécessairement d'étranges conséquences. C'est ainsi que cela s'est passé. Ce qui reste décisif, ce n'est pas que la ait été caractérisée comme c'est que l’ s'installe comme l'interprétation unique et déterminante de l'être. ” P 186-187 : “ Nous pouvons facilement apprécier la distance qui sépare les deux interprétations en remarquant la différence des perspectives dans lesquelles se meuvent ces deux déterminations essentielles de l'être : et . est la perdominance de ce qui s'épanouit, le re-ster-là-en-soi; la est constance, stabilité. L l'é-vidence comprise comme l'envisagé, est une détermination du constant – du stable - en tant qu'il s'oppose à un voir, et seulement à ce titre. Mais , la perdominance de ce qui s'épanouit, est cependant aussi déjà un apparaître. Sans doute. Mais l'apparaître est ambigu. Apparaître veut dire d'abord : en se rassemblant, se-porter-à-stance, c'est-à-dire se constituer dans la recollection, ainsi : la station. Mais apparaître signifie ensuite : en tant que re-stant-déjà-là, offrir une façade, une surface; c'est une évidence, une offre pour le regard. ” P 187 : “ Considérée à partir de l'essence de l'espace, la différence entre les deux significations d'apparaître est la suivante : l'apparaître au sens premier et primordial, le se-porter-à-stancedans- la-recollection, occupe l'espace; il est ce qui le conquiert, il se crée son espace en re-stant-là ainsi, il effectue tout ce qui est de son ressort, sans être lui-même copie. L'apparaître au second sens se détache seulement sur un espace déjà constitué, et est envisagé par un regarder qui se meut dans les dimensions, déjà solidement établies, de cet espace. Le visage que fait la chose est maintenant décisif, non plus elle-même. L'apparaître au premier sens est ce qui ouvre l'espace. L'apparaître au deuxième sens n'arrive plus guère à réussir qu'un aménagement de l'espace ainsi ouvert, et son mesurage. Pourtant le fragment de Parménide ne dit-il pas déjà que l'être et l'appréhension, et par conséquent l'envisagé et le voir, sont connexes ? Il est certain qu'au voir appartient un envisagé, mais il ne s'ensuit pas que l'être-envisagé comme tel doive et puisse seul déterminer l'adestance de l'envisagé. Le fragment de Parménide ne dit justement pas que l'être doive être compris à partir de l'appréhension, c'est-à-dire comme seulement appréhendé, il dit que l'appréhension est pour l'amour de l'être. L'appréhension doit manifester l'étant de façon à le ramener en son être et à le saisir à un double point de vue, en considérant que l'étant se pro-pose et ce comme quoi il se pro-pose. D'ailleurs, dans l'interprétation de l'être comme il n'arrive pas seulement qu'une conséquence essentielle soit faussée en étant prise pour l'essence même, mais ce qui est faussé est encore une fois mésinterprété; et cela aussi se produit au cours de l'expérience et de la conception grecques. ” P 187-188 : “ L'idée, en tant qu'é-vidence de l'étant, constitue ce que celui-ci est. Cette “ essence ”, au sens de quiddité - c'est-à-dire le concept d'essence - est à son tour ambiguë : a) Un étant este, il perdomine, il appelle et accomplit ce qui est de son ressort, c'est-à-dire aussi l'antagonisme, et même justement cela. 107 b) Un étant este comme ceci et cela; il est déterminé comme un quid. passage de la à l ‘, le (ce que quelque chose est) se détache-t-il, et comment s'en distingue, en s'y opposant, le (que quelque chose est) ? Nous avons fait allusion à cela, c'est-à-dire à l'origine essentielle de la distinction entre essentia et existantia, mais il n'y a pas lieu de nous y arrêter ici. (Ce fut l'objet d'un cours non publié du semestre d'été 1927.) Comment, dans le Cependant, à partir du moment où l'estance de l'être réside dans la quiddité (l'idée) la quiddité, étant par excellence l'être de l'étant, est aussi ce qu'il y a de plus étant dans l'étant. Elle est ainsi elle-même l'étant véritablement : . L'être en tant qu’, est maintenant promu au rang d'étant véritablement, et l'étant lui-même, ce qui était auparavant le perdominant, tombe au niveau de ce que Platon appelle , ce qui en vérité ne devrait pas être, et aussi bien, à proprement parler, n'est pas, parce qu'il défigure toujours l'idée, la pure évidence, en la réalisant, en l'informant dans la matière. De son côté, l’, devient le , le modèle. L'idée devient en même temps et nécessairement l'idéal. L'imitation n'est pas à proprement parler, elle a seulement part à l'être, Le est chose faite, la faille est ouverte entre l'idée, qui est l'étant véritable, le modèle, l'original, et le non-étant - à proprement parler - l'imitation, la copie. ” P 188-189 : “ L'apparaître reçoit maintenant, à partir de l'idée, un autre sens. L'apparaissant, l'apparition, ce n'est plus la , la perdominance de ce qui s'épanouit, ni davantage le se-montrer de l'é-vidence, l'apparition est maintenant l'émergence de la copie. Comme celle-ci n'atteint jamais l'original, l'apparaissant est simple apparition, c'est une apparence, c'est-à-dire maintenant un manque. Maintenant et se dissocient. Et de là découle une autre conséquence essentielle. Comme l'étant véritable est l’, et que celle-ci est le modèle, il faut que toute patéfaction de l'étant tende à égaler l'original, à devenir adéquate au modèle, à se régler sur l'idée. La vérité de la , l’conçue comme la non-latence qui este dans la perdominance s'épanouissant, devient maintenant l’, l'adéquation, le “ se-régler-sur... ”, la rectitude du voir, de l'appréhender conçu comme un représenter. ” P 189 : “ Si nous comprenons bien tout cela, nous ne mettrons plus en doute qu'avec l'interprétation de l'être comme , s'ouvre un décalage par rapport au commencement authentique. Si nous parlons ici d'un “ déclin ”, il faut bien retenir que ce déclin n'est point chute vers un niveau bas, mais demeure malgré tout à une hauteur considérable. Cette hauteur, nous pouvons l'apprécier d'après ce qui suit. La grande époque de l'être-Là grec est si grande - elle constitue l'unique classicité - que c'est elle qui crée les conditions métaphysiques de possibilité de tout classicisme. Dans les concepts fondamentaux et se trouve préfigurée la métaphysique du classicisme. Platon ne peut bien entendu appartenir au moment classique <défini par l'exemplarité de l'antique> mais il est le classique du classicisme. Le passage de l'être de la à l’ effectue lui-même une des directions essentielles dans lesquelles se meut l'histoire de l'Occident - non pas seulement son art. ” 108 P 189-190 : “ Il y a lieu maintenant de rechercher ce qu'il advient du logos, parallèlement au changement d'interprétation de la . La patéfaction de l'étant se produit dans le logos conçu comme recueillement. C'est dans la langue que celui-ci s'accomplit primordialement. C'est la raison pour laquelle le logos devient la détermination essentielle et normative du discours. L'étant rendu patent est maintenu, en chaque cas, par le langage, conçu comme ce qui est énoncé et dit, et encore à dire. Ce qui est dit peut être redit et colporté. La vérité qui y est maintenue se répand, et cela d'une façon telle que l'étant originairement manifesté dans le recueillement n'est pas chaque fois connu vraiment lui-même par expérience. Dans ce qui est colporté, la vérité se détache en quelque sorte de l'étant. Cela peut aller si loin que le redit devient un simple récité, Tout énoncé est exposé constamment à ce danger (cf. Sein und Zeit, § 44 b). ” P 190 : “ Cela implique que : la décision sur le vrai s'accomplit maintenant comme une “ explication ” entre le dire correct et le simple réciter. Le logos, au sens où il signifie dire et énoncer, devient maintenant le domaine et le lieu où il est décidé de la vérité, c'est-à-dire, originairement, de la non-latence de l'étant, et par là de l'être de l'étant. Initialement le logos, en tant que recueillement, est le pro-venir de la non-latence, il est fondé en elle et est à son service. Maintenant au contraire le logos devient, comme proposition, le lieu de la vérité conçue comme rectitude, justesse. On en vient à la phrase d'Aristote selon laquelle le logos, comme proposition, est ce qui peut être vrai ou faux. La vérité, qui est originairement, en tant que non-latence, l'avènement de l'étant perdominant lui-même, et qui est régie par le recueillement, devient maintenant une propriété du logos. En devenant une propriété de la proposition, la vérité ne déplace pas seulement son lieu; elle transforme son essence. Dans la perspective de la proposition, le vrai est atteint lorsque le dire s'en tient à ce sur quoi il énonce une proposition, lorsque la proposition se règle sur l'étant. La vérité devient la rectitude du logos. Par là le logos est sorti, de sa rétention originaire, dans le provenir de la non-latence, et cela d'une façon telle que maintenant c'est à partir de lui, et en se référant à lui, qu'il est décidé de la vérité, et par là de l'étant; ou plutôt, non pas seulement de l'étant, mais même, et avant tout, de l'être. Logos, c'est maintenant : , dire quelque chose de quelque chose. Ce dont quelque chose est dit est ce qui est sous-jacent à la proposition, ce qui lui est pré-jacent et pro-jacent, (subjectum). Le logos étant devenu indépendant, comme proposition, il en résulte que l'être se présente comme cette pro-jacence. (Tout comme l’cette détermination de l'être est préfigurée dans la quant à sa possibilité. Seule la perdominance de ce qui s'épanouit à partir de soi peut, en tant qu'adestance, se déterminer comme évidence et pro-jacence). ” P 190-191 : “ Dans l'énoncer, le sous-jacent peut être présenté de différentes manières : comme ayant telle ou telle qualité, telle ou telle quantité, comme soutenant telle ou telle relation. Qualité, quantité, relation sont des déterminations de l'être. Du fait que, comme modes de l'être-dit, elles sont tirées du logos, et qu' “ énoncer ” se dit en grec les déterminations de l'être de l'étant s'appellent des catégories. A partir de là, la doctrine de l'être, et des déterminations de l'étant comme tel, devient la doctrine qui étudie les catégories et leur ordre. Le but de toute ontologie est une théorie des catégories. Que les caractères essentiels de l'être soient des catégories, c'est ce qui aujourd'hui, et depuis longtemps, est considéré comme allant de soi. Mais, au fond, cela est très étrange. On ne peut le comprendre que si on conçoit que et comment le logos, entendu comme proposition, n'a pas seulement avec la un rapport de discession, mais aussi d'ob-position, et en même temps se présente comme la région normative qui deviendra le lieu d'origine des déterminations de l'être. ” P 191 : “ Or le logos, le dict au sens de la proposition, décide de l'être de l'étant si originairement que, chaque fois qu'un dict se dresse contre un autre, c'est-à-dire 109 lorsqu'il y a une contra-diction, ce qui se contredit ne peut pas être. Inversement, ce qui ne se contredit pas est au moins pouvant être. Le vieux débat, où l'on demande si le principe de contradiction a chez Aristote une signification “ ontologique ” ou “ logique ”, est mal engagé, parce qu'il n'y a pour Aristote ni “ ontologie ” ni “ logique ”. L'une comme l'autre ne prennent naissance que sur le terrain de la philosophie aristotélicienne. Le principe de contradiction a bien plutôt une signification “ ontologique ” parce qu'il est une loi fondamentale du logos, un principe “ logique ”. C'est pourquoi son dépassement, dans la dialectique de Hegel, n'est pas, au fond, une victoire sur la souveraineté du logos, mais signifie que celle-ci a atteint son plus haut degré. (Le fait que Hegel intitule “ Logique ” ce qui est proprement la métaphysique, c'est-à-dire la “ Physique ”, est un rappel aussi bien du logos au sens de lieu des catégories, que du logos au sens de la initiale). ” P 191-192 : “ Sous la forme de la proposition, le logos est lui-même devenu quelque chose qui se rencontre. Étant ainsi un subsistant, il est quelque chose de maniable, qui est manié pour acquérir la vérité conçue comme justesse, et s'en assurer. De là il n'y a qu'un pas à concevoir comme un instrument, ce maniement pour l'acquisition de la vérité, et à faire ce qui est requis pour rendre cet instrument maniable. Cela est d'autant plus nécessaire que la patéfaction originaire de l'être de l'étant s'est perdue de façon de plus en plus caractérisée au cours du passage de la à l’ et du à la et que la vérité conçue comme justesse n'est plus répandue maintenant dans ce qui est enseigné, discuté et prescrit, et devient ainsi de plus en plus diluée et plate. Le logos doit donc être accommodé de façon à devenir un instrument. L'heure est venue pour la naissance de la logique. ” P 192-193 : “ Résumons la maintenant ce qui a été dit sur et devient la vérité devient justesse. Le logos devient la proposition, le lieu de la vérité conçue comme justesse, l'origine des catégories, le principe qui décide des possibilités de l'être. “ Idée ” et “ catégorie ” sont désormais les deux rubriques sous lesquelles se rangent le penser, l'agir et les évaluations de l'Occident, tout l'être-Là. La transformation de et de et par suite la transformation de leur rapport mutuel, cela représente un déclin par rapport au commencement initial. La philosophie des Grecs n'arrive pas à régner sur tout l'Occident par son commencement original, mais par sa fin initiale, portée à l'accomplissement de façon grandiose et définitive chez Hegel. L'histoire, là où elle est authentique, ne va pas à sa fin en s'arrêtant, en périssant, comme font les animaux, elle ne va à sa fin qu'historialement. ” P 193 : “ Mais que s'est-il produit, que dut-il nécessairement se produire pour qu'on en arrivât, dans la philosophie grecque, à cette fin initiale, à cette transformation de et de ? Cela nous amène à la deuxième question posée. Sur 2. Sur la transformation indiquée, il y a deux remarques à faire. a) Elle s'opère dans l'estance de et de ou plutôt dans une suite de leur essence, et cela d'une façon telle que l'apparaissant montre (dans son paraître) une é-vidence, et que le “ dit ” ne tarde pas à tomber dans le domaine du “ raconté ”. La transformation n'a donc pas une origine externe, mais vient du “ dedans ”. Mais que veut dire ici “ dedans ” ? Ce qui est en question ici, ce ne sont pas et considérés séparément. Nous voyons dans Parménide que les deux sont connexes par essence. C'est leur rapport même qui constitue leur “ intérieur ”, le fondement qui porte et gouverne leur estance; et pourtant, le fondement de ce rapport lui-même, c'est 110 originairement et véritablement dans l'estance de la qu'il réside latent. Mais de quelle espèce est ce rapport ? Pour bien voir ce qui est demandé, il faut envisager, dans la transformation indiquée, un deuxième point. b) Dans chaque cas, tant pour l'idée que pour la proposition, la transformation conduit à ceci, que l'essence originaire de la vérité, l’ (non-latence), s'est transformée en justesse. En effet la non-latence est cet intérieur, c'est-à-dire le rapport perdominant entre et au sens premier. La perdominance este comme un pro-venir-en-la-non-latence. Or l'appréhension et le recueillement sont la régie de la patéfaction de la non-latence dans l'étant. Le passage de et à “ idée ” et “ proposition ” a son fondement intérieur dans un passage de l'essence de la vérité comme non-latence à la vérité comme justesse. ” p 193-194 : “ L'essence de la vérité ne put être fixée et gardée dans son authenticité originelle. La non-latence, c'est-à-dire la dimension octroyée pour l'apparition de l'étant, s'écroula. Ce qui fut sauvé comme ruines de cet écroulement, ce sont “ idée ” et “ proposition ”, et Lorsque ni l'étant ni le recueillement ne purent plus être gardés ni compris à partir de la non-latence, il ne resta plus qu'une possibilité : ces choses mêmes qui étaient disloquées et se trouvaient là comme des subsistants, elles ne pouvaient soutenir entre elles qu'un rapport qui eût lui-même le caractère du subsistant. Un logos subsistant doit se conformer à un autre subsistant, l'étant, en le considérant comme son objet, et s'orienter selon lui. Sans doute se trouve conservée une dernière apparence, une dernière lueur de l'essence originaire de l’ . (Le subsistant pro-vient dans la non-latence, aussi nécessairement que l'énoncer pro-posant, présentant, pro-cède en cette même non-latence). Cependant ce dernier reste d'apparence de l’ n'a plus assez de force ni de ressort pour être le fondement déterminant de l'essence de la vérité. Aussi bien ne l'est-il plus jamais devenu. C'est le contraire qui s'est produit. Depuis que l'idée et la catégorie ont inauguré leur règne, la philosophie s'évertue vainement à expliquer, par tous moyens possibles et impossibles, le rapport entre la proposition (le penser) et l'être; en vain, parce que la question vers l'être n'est pas ramenée au fondement où elle prend racine, pour être déployée à partir de là. ” p 194-195 : “ L'écroulement de la non-latence - c'est ainsi que nous appellerons ce fait - n'est d'ailleurs pas dû à un simple manque, à une incapacité de porter ce qui, avec cette essence et en elle, a été confié à la garde de l'homme historial. La raison de l'écroulement réside d'abord dans la grandeur du commencement, et dans l'essence du commencement lui-même. “( Déclin ” et “ écroulement ” ne conservent l'apparence du négatif que pour une présentation superficielle.) Le commencement, en tant que commencement commençant, doit d'une certaine façon se laisser lui-même derrière lui. (Il se cèle ainsi nécessairement lui-même, mais, se celer, ce n'est pas néant). Le commencement ne peut pas, ne peut jamais garder son commencer dans l'immédiateté avec laquelle il commence, à savoir de la seule manière dont il peut être gardé, en le re-quérant dans son originalité plus originairement encore. Aussi bien ne peut-on traiter adéquatement du commencement et de l'écroulement de la vérité que dans une ré-pétition pensée. La nécessité où se trouve l'être, et la grandeur du commencement de l'être, ne constituent pas l'objet d'une constatation, d'une explication et d'une évaluation ne relevant que de disciplines historiques. Ce qui n'exclut pas - mais au contraire exige - que cet événement de l'écroulement soit rendu visible, autant qu'il est possible, dans son déploiement historique. Ici, dans le chemin que parcourent ces leçons, il faudra nous contenter d'une indication décisive. ” p 195 : “ Nous savons par Héraclite et Parménide que la non-latence de l'étant n'est pas simplement subsistante. La non-latence pro-vient seulement en étant effectuée par l'oeuvre : l'oeuvre de la parole qu'est la poésie, l'oeuvre de la pierre dans le temple et la statue, l'oeuvre de la parole qu'est la pensée, l'oeuvre qu'est la en tant que site de l'histoire fondant 111 et gardant tout cela. (Le mot “ oeuvre ” doit toujours être entendu ici, conformément à ce que nous avons dit, au sens grec d’ c'est-à-dire comme l'adestant pro-duit dans la non-latence). La conquête de la non-latence de l'étant, et par là de l'être même, dans l'oeuvre, cette conquête de la non-latence de l'étant, qui déjà en elle-même ne se produit que sous forme d'un antagonisme constant, est toujours en même temps lutte contre le cèlement, le voilement, contre l'apparence. L'apparence, n'est pas quelque chose à côté de l'être et de la non-latence, elle est partie intégrante de celle-ci. En elle-même cependant la est ambiguë. Elle désigne d'abord l'aspect sous lequel s'offre quelque chose, et d'autre part, en même temps, la façon de voir de tel ou tel homme. L'être-Là se fixe de cette manière en des vues, qui sont exprimées et répétées. La est ainsi une forme du logos. Les vues régnantes interdisent aujourd'hui d'avoir vue sur l'étant. Celui-ci est privé de la possibilité de s'adresser à l'appréhension en apparaissant de lui-même. L'évidence s'adressant habituellement à nous est pervertie, mé-vertie, en façon de voir. Le règne des façons de voir mévertit ainsi et distord l'étant. ” P 195-196 : “ Distordre une chose ” c'est ce que les Grecs appelaient Le combat pour la non-latence de l'étant, devient ainsi le combat contre le contre la distorsion et la méversion. Or il appartient à l'essence du combat que le combattant, vainqueur ou vaincu, peu importe, devienne dépendant de son adversaire. Puisque le combat contre la contre vérité est un combat contre le inversement, à partir du combattu, le combat pour la vérité devient le combat pour l’pour le non-méverti, le non-distordu. ” P 196 : “ Par là se trouve menacée l'expérience originaire de la vérité comme non-latence. Car, pour que le non-méverti puisse être atteint, il faut que l'appréhension et la saisie s'adressent directement à l'étant, c'est-à-dire se dirigent selon lui. Le chemin est ouvert pour la vérité comme rectitude, justesse. L'événement du passage de la non-latence au non-de travers en passant par la méversion, et du non-de-travers à la justesse, au correct, va de pair avec le passage de la à l’ du comme recueillement au comme proposition. A partir de tout cela se dégage et s'accuse maintenant, pour l'être lui-même, l'interprétation définitive que cristallise le mot . Celui-ci désigne l'être au sens de présence constante, de subsistance constante. Ce qui est à proprement parler, c'est donc le toujours-étant, . Ce qui adeste constamment, c'est ce à quoi nous devons recourir d'emblée dans toute saisie et toute production, le modèle, l’ Ce qui est constamment adestant, c'est ce à quoi nous devons recourir comme à ce qui est toujours déjà pro-jacent dans tout toute énonciation: l’subjectum. Ce qui est déjà pro-jacent, c'est, vu du côté de la de l'épanouissement, le l'antérieur, l'a priori. Cette détermination de l’être de l'étant caractérise la façon dont l'étant est ob-posé à toute saisie et à toute énonciation. L’ annonce l'interprétation ultérieure de l'étant comme objet. L'appréhension, le est prise en charge par le logos conçu comme proposition. Le devient ainsi l'appréhender qui, dans la 112 détermination de quelque chose comme quelque chose, per-çoit, per-appréhende () le donné. Ce per-cevoir énonçant, est la caractéristique essentielle de l'entendement conçu comme un se-représenter jugeant. L'appréhension devient l'entendement, l'appréhension devient la raison. ” P 196-197 : “ Le christianisme fait de l'être de l'étant un être-créé. Le penser et le savoir sont distingués de la foi (fides). La montée du rationalisme et de l'irrationalisme n'en est pas empêchée, au contraire elle est préparée par là et renforcée. ” P 197 : “ Du fait que l'étant est une création de Dieu; c'est-à-dire quelque chose de prémédité rationnellement, il arrive nécessairement, aussitôt que le rapport du créé au créateur se dissout, et qu'en même temps la raison humaine prend la prépondérance et se pose même comme absolue, que l'être de l'étant devient pensable dans la pensée pure de la mathématique. L'être ainsi calculable, et mis dans le calcul, fait de l'étant quelque chose de maîtrisable au sein de la technique moderne à structure mathématique, qui est essentiellement autre que tout ce qu'on avait pu connaître en fait d'usage d'outils. N'est étant que le pensé correctement, qui résiste à l'épreuve d'un penser correct. Le terme capital, qui détermine fondamentalement l'interprétation de l'être de l'étant, est Comme notion philosophique, ce mot signifie l'adestance constante. Même à l'époque où il est déjà devenu le concept central de la philosophie, il garde encore en même temps sa signification première : (Isocrate), c'est la propriété subsistante. Mais cette signification fondamentale de l’ ne put se maintenir, ni la voie qu'elle traçait pour l'interprétation de l'être. La transformation de l’ en substantia ne tarda pas à s'annoncer. En cette signification, le terme demeure courant pour le Moyen Age et pour les Temps modernes jusqu'aujourd'hui. La philosophie grecque est alors interprétée rétrospectivement - et totalement faussée à partir de ce concept régnant de substance, dont celui de fonction n'est que la forme mathématisée. Il reste encore à voir comment, à partir de l’ conçue comme le terme maintenant normatif pour l'être, sont également comprises les scissions exposées précédemment : être et devenir, être et apparence. Rappelons donc le schéma des scissions en question : devenir <- être -> apparence penser p 197-198 : “ Ce qui s'oppose au devenir, c'est la permanence constante. Ce qui s'oppose à l'apparence, conçue comme pur semblant, c'est ce qui est envisagé véritablement, l’ Celle-ci à son tour, en tant qu'elle est l’ est le permanent stable en face de l'apparence changeante. Mais devenir et apparence ne sont pas seulement déterminés à partir de l’ car l’ de son côté, a reçu sa détermination normative de son rapport au logos, au juger énonçant, à la . En conséquence, le devenir et l'apparence se déterminent aussi à partir de la perspective du penser. ” p 198 : “ Du point de vue du penser jugeant, qui s'attache toujours à un permanent, le devenir apparaît toujours comme un non-demeurer. Le non-demeurer se montre d'abord au sein du subsistant, comme un ne-pas-demeurer-au-même-lieu. Le devenir apparaît comme changement de lieu, l’ transport. Le changement de lieu devient la forme normative du 113 mouvement, à la lumière de laquelle doit être saisi tout devenir. Lorsque s'établit le règne de la pensée conçue selon le rationalisme mathématique moderne, on ne reconnaît plus aucune autre forme de devenir que celle du mouvement conçu comme changement de lieu. Là où se montrent d'autres espèces de mouvement, on s'efforce de les concevoir à partir du changement de lieu. De son côté, le changement de lieu lui-même, le mouvement, n'est conçu qu'à partir de la vitesse : c = s/t. Descartes, qui a fondé philosophiquement cette manière de penser, rend ridicule, dans la douzième de ses Regulae, tout autre concept du mouvement. P 198-199 : “ L'apparence, qui est, comme le devenir, l'opposé de l'être, est également déterminée, selon l’ à partir du penser (à partir du “ calculer ”). C'est l'incorrect. Le fondement de l'apparence réside dans la méversité du penser. L'apparence devient simple incorrection logique, fausseté. A partir de là on peut mesurer ce que signifie l'opposition du penser à l'être : le penser étend sa domination sur l'être, et en même temps sur ce qui est opposé à l'être (c'est-à-dire qu'il donne la mesure pour leur détermination essentielle). Cette domination s'étend encore plus loin. Car, à partir du moment où le logos, au sens de proposition, établit sa domination sur l'être, et où l'être est appréhendé et conçu comme subsistance - se prépare aussi la scission entre être et devoir. Le schéma des limitations de l'être se présente alors ainsi : devoir devenir <- être -> apparence penser IV/ ÊTRE ET DEVOIR P 199 : “ Comme on le voit d'après notre schéma, cette scission va encore dans une autre direction. Nous avons représenté la scission être et penser comme allant vers le bas. Cela indique que le penser devient le fondement majeur et déterminant de l'être. La scission d'être et devoir est au contraire indiquée vers le haut. Par là se trouve suggéré ce qui suit : de même que l'être a son fondement dans le penser, de même il est dominé par le devoir. Cela veut dire : l'être n'est plus ce qui donne la mesure. Mais il est pourtant idée, modèle? Oui, seulement les idées, précisément en raison de leur caractère de modèle, ne sont plus ce qui donne, en dernière instance, la mesure. Car, au titre de ce qui donne aux choses l'é-vidence, et ainsi est soi-même d'une certaine façon étant () l'idée, en tant qu'elle est cet étant, exige de son côté une détermination de son être, c'est-à-dire, elle aussi, une évidence unique. L'idée des idées, l'idée la plus haute, est pour Platon l’ l'idée du bien. Le “bien ” ne désigne pas ici ce qui est convenable moralement, mais le vaillant, ce qui réalise et peut réaliser ce qui convient. L’ est le régulatif comme tel, ce qui prête à l'être la puissance d'ester comme idée, comme modèle. Ce qui prête une telle puissance est le puissant primordial. Or, du fait que les idées constituent l'être, l’ la plus haute idée, se trouve au-delà de l'être. Ainsi l'être même, non pas considéré en général certes, mais en tant qu'idée, se situe en face d'un “ autre ”, de quelque chose qui est donc assigné à l'être lui-même comme référence. La plus haute idée est le prototype des modèles. ” P 200 : “ Dès lors il n'est pas nécessaire de s'engager en de longs développements pour montrer encore plus précisément comment, dans cette scission aussi, ce qui est scindé de l'être, le devoir, ne vient pas d'un endroit quelconque pour être ensuite apporté et rapporté à l'être. C'est l'être même qui comporte, dans son interprétation déterminée comme idée la référence à ce qui est 114 exemplaire et à ce qui est dû. Et c'est dans la mesure exacte où l'être même se durcit dans son caractère d'idée, qu'il s'efforce de compenser la dégradation qui en résulte pour lui. Mais ceci ne peut plus désormais être atteint que d'une seule façon : en posant au-dessus de l'être quelque chose dont on peut dire à tout moment que l'être ne l'est pas encore, mais doit l'être. Il s'agissait seulement ici de mettre en lumière l'origine essentielle de la scission entre être et devoir, ou, ce qui revient au même, le commencement proventuel de cette scission. Nous n'avons pas à poursuivre ici l'histoire du déploiement et des modifications de cette scission. Bornonsnous à nommer un point essentiel. Dans toutes les déterminations de l'être, et dans les scissions nommées, il y a une chose à ne pas perdre de vue : si l'être s'expose lui-même comme et c'est parce qu'il est initialement perdominance décelant en s'épanouissant. L'exposé <de l'être> ne réside jamais exclusivement ni au premier chef dans <son> interprétation par la philosophie. ” P 200-201 : “ Nous avons vu clairement que le devoir intervient comme oppose de l'être, aussitôt que celui-ci se détermine comme idée. Par cette détermination, le penser, en tant que logos énonçant assume un rôle décisif. Par suite, la scission entre l'être et le devoir se prépare à prendre véritablement forme dès que ce penser, en tant que raison autonome, a assuré sa suprématie. Ce processus trouve son achèvement chez Kant. Pour Kant l'étant est la nature, c'est-à-dire ce qui est déterminable et déterminé par la pensée physico-mathématique. En face de la nature se situe, déterminé également par la raison et comme raison, l'impératif catégorique. Kant le nomme expressément, à plusieurs reprises, le Sollen (devoir), et cela parce que l'impératif s'adresse à l'étant considéré comme nature purement appétitive. Chez Fichte c'est encore plus net ; l'opposition de l'être et du devoir devient l'armature fondamentale de son système. Au cours du XIXe siècle l'étant, compris selon Kant, c'est-à-dire comme ce qui est objet d'expérience pour les sciences - les sciences historiques et économiques s'y ajoutent alors acquiert une prééminence décisive. Cette suprématie de l'étant menace le devoir dans son rôle de critère. Le devoir doit soutenir sa prétention. Il doit essayer de se fonder en lui-même. Ce qui veut témoigner de sa capacité d'exigence impérative doit en trouver en soi la justification. Un “ devoir ” ne peut émaner que de ce qui, en soi-même, est fondé à élever une telle exigence, de ce qui a en soi une valeur, de ce qui est soi-même une valeur. Les valeurs en soi deviennent maintenant le fondement du devoir. Or, comme les valeurs s'opposent à l'être de l'étant, c'est-à-dire ici à l'être des faits, elles-mêmes de leur côté ne peuvent pas être. On dit donc : elles valent. Les valeurs sont, pour toutes les régions de l'étant, c'est-à-dire du subsistant, ce qui donne la mesure. L'histoire n'est rien d'autre que la réalisation de valeurs. ” P 201 : “ Platon a conçu l'être comme idée. L'idée est modèle, et, à ce titre, donne mesure. Quoi alors de plus tentant que de comprendre les idées platoniciennes comme des valeurs, et d'interpréter l'être de l'étant à partir de ce qui vaut ? ” P 201-202 : “ Les valeurs valent. Mais cette expression rappelle encore trop ce qui vaut pour un sujet. Pour étayer davantage le devoir exalté sous forme de valeurs, on attribue aux valeurs mêmes un être. Ici “ être ” ne veut dire au fond rien d'autre que la présence d'un subsistant. Seulement celui-ci ne subsiste pas aussi grossièrement, ni d'une façon aussi maniable, que des tables ou des chaises. En parlant d'un être des valeurs on atteint le comble de la confusion et de l'inconsistance. Seulement, comme le mot “ valeur ” perd peu à peu tout relief, quoiqu'il continue à jouer un rôle en économie politique, on appelle maintenant les valeurs des “ totalités ”. En réalité on n'a fait ainsi que mettre un mot à la place d'un autre. Sans doute n'en voit-on que mieux ce que sont au fond ces totalités, à savoir des demi-mesures. Mais, dans le domaine de l'essentiel, les demi-mesures sont toujours plus funestes que le néant si redouté. En 1928, il a paru une bibliographie générale du concept de valeur, première partie. On y cite 661 publications sur le concept de valeur. Il est probable qu'on a maintenant atteint le millier. Voilà ce qu'on nomme philosophie. Et en particulier, ce qui est mis sur le marché aujourd'hui comme philosophie du national-socialisme, et qui n'a rien à voir avec la vérité interne et la grandeur de ce mouvement (c'est-à-dire avec la rencontre, la correspondance, entre la technique déterminée 115 planétairement et l'homme moderne") fait sa pêche dans les eaux troubles de ces “ valeurs ” et de ces “ totalités ”. Ce qui montre pourtant combien fut tenace l'idée de valeur au XIXe siècle, c'est que Nietzsche lui-même, et même tout spécialement, pense intégralement dans la perspective de la notion de valeur. Le sous-titre de l'oeuvre principale qu'il méditait, La volonté de puissance, est : “ Tentative d'un renversement de toutes les valeurs ”. Le troisième livre est intitulé Essai d'établir une nouvelle échelle des valeurs. C'est pour s'être empêtré dans la confusion du concept de valeur, et n'avoir pas compris que son origine faisait question, que Nietzsche n'a pas atteint le centre véritable de la philosophie. Mais, même si, à l'avenir, quelqu'un devait l'atteindre -nous, hommes d'aujourd'hui, ne pouvons que préparer le terrain - il ne pourra pas non plus éviter de s'empêtrer, il le fera seulement autrement. Nul ne peut sauter par-dessus son ombre. ” P 204-205 : “ Les indications données sur l'emploi courant, et pourtant très varié, de “ est ”, nous ont convaincus de ceci : il est totalement erroné de parler de l'indétermination et du vide de l'être. C'est le “ est ” qui détermine la signification et le contenu de l'infinitif “ être ”; ce n'est pas l'inverse. Maintenant nous pouvons aussi comprendre pourquoi il en est ainsi. Le “ est ” est considéré comme copule, comme “ petit mot de relation ” (Kant) au sein de la proposition. Celle-ci contient le “ est ”. Mais comme la proposition, le a acquis, en tant que la juridiction sur l'être, c'est elle qui, à partir de son “ est ”, détermine l'être. ” P 205 : “ L'être, dont nous sommes partis comme d'un terme vide, doit donc, en dépit de cette apparence, avoir une signification déterminée. Le caractère déterminé de l'être a été mis en lumière par l'exposé des quatre scissions : L'être, dans sa corrélation au devenir, est la permanence. L'être, dans sa corrélation à l'apparence, est le modèle permanent, le toujours-identique. L'être, dans sa corrélation au penser, est le sous-jacent, le subsistant. L'être, dans sa corrélation au devoir, est le toujours projacent, le dû non encore ou déjà réalisé. Permanence, identité, subsistance, pro-jacence, tous ces mots disent au fond la même chose : adestance constante : en tant Ce caractère déterminé de l'être n'est pas fortuit. Il dérive de la vocation qui est celle de notre être-Là historial, du fait de son grand commencement chez les Grecs. Le caractère déterminé de l'être ne relève pas de la simple délimitation du sens d'un mot. Il est la puissance qui, aujourd'hui encore, soutient et régit tous nos rapports avec l'étant en totalité, avec le devenir, avec l'apparence, avec le penser et le devoir. ” P 205-206 : “ La question sur ce qu'il en est de l'être se dévoile en même temps comme la question sur ce qu'il en est (wie es steht) de notre être-Là dans l'histoire : est-ce que nous tenons debout (stehen) dans l'histoire, ou est-ce que nous titubons? Du point de vue de la métaphysique, nous titubons. Nous sommes partout en route au milieu de l'étant, et ne savons plus ce qu'il en est de l'être. Nous ne savons même pas que nous ne le savons plus. Nous titubons encore quand nous nous assurons l'un à l'autre que nous ne titubons pas, et il en est même encore ainsi lorsqu'on s'efforce même de montrer, comme on l'a fait récemment, que ce questionner vers l'être ne fait que mettre de la confusion, qu'il exerce une action destructrice, que c'est du nihilisme. [Cette mésinterprétation de la question vers l'être, à laquelle on assiste de nouveau depuis l'apparition de l'existentialisme, n'est nouvelle que pour les naïfs.] ” P 206 : “ Mais où est à l'oeuvre le véritable nihilisme? Là où on reste collé à l'étant habituel, et où on pense qu'il suffit de prendre l'étant, ainsi qu'on l'a fait jusqu'alors, comme un étant qui se trouve là “ comme ça ”. Car de la sorte on récuse la question vers l'être, et on traite l'être comme un néant (nihil), ce que d'ailleurs d'une certaine façon il “ est ” en tant qu'il este. Rester dans l'oubliance de l'être, et se borner à avoir affaire à l'étant - c'est cela, le nihilisme. C'est le nihilisme 116 ainsi compris qui est le fondement d'un nihilisme qu'on connaît, celui que Nietzsche a mis en évidence dans le premier livre de la Volonté de puissance. Inversement, aller expressément dans la question vers l'être, jusqu'à la limite du néant, et inclure celui-ci dans la question de l'être, c'est le premier pas, et le seul fécond, pour un véritable dépassement du nihilisme. Mais que, dans la question vers l'être considéré comme ce qui est le plus digne de question, nous devions pousser notre questionnement si loin, c'est ce que nous montre l'explication des quatre scissions. Ce par opposition à quoi l'être est délimité - le devenir, l'apparence, le penser, le devoir - n'est pas n'importe quoi de simplement imaginé. Ici perdominent des puissances qui commandent et fascinent l'étant, dans sa patéfaction et son façonnement, sa réclusion et sa défiguration. Le devenir - n'est-il rien? L'apparence - n'est-elle rien? Le penser - n'est-il rien? Le devoir - n'est-il rien? Il est loin d'en être ainsi. Si cependant tout ce qui, dans les scissions, se tient en face de l'être, n'est pas rien, alors il est lui-même étant, et même finalement plus étant que ce qu'on tient pour étant en se référant aux bornes qui déterminent essentiellement l'être. Mais alors, en quel sens d' “ être ” faut-il dire que le “ devenant ” - ou le “ paraissant ”, ou le penser, ou le devoir - est étant? Nullement dans le sens d' “ être ” par opposition auquel ils se situent. Ce sens d' “ être ” est pourtant celui qui, de toute antiquité, fut le sens courant. Ainsi le concept traditionnel de l'être ne suffit pas pour nommer tout ce qui “ est ”. ” P 207 : “ Il faut donc que l'expérience de l'être soit refaite de fond en comble et dans toute l'ampleur de l'estance possible de l'être, si nous voulons mettre en oeuvre, en tant que tel, notre être-là historial. Car, dans leur enchevêtrement multiple, ces puissances, qui sont opposées à l'être, et les scissions elles-mêmes, déterminent, maîtrisent et imprègnent depuis longtemps notre être-Là, et le maintiennent dans la confusion de l' “ être ”. Ainsi un questionner originaire et poussé jusqu'au bout à travers les quatre scissions conduit à comprendre ceci : l'être qu'elles encerclent doit lui-même être transformé en un cercle entourant tout l'étant et le fondant. La scission originaire qui, par sa connexion intime et sa discession originaire, porte l'histoire, est la distinction de l'être et de l'étant. ” P 207 : “ Par suite, pour que l'être lui-même soit rendu patent, et soit fondé, dans sa distinction originaire d'avec l'étant, il faut l'ouverture d'une perspective originaire. L'origine de la scission “ être et penser ”, à savoir la discession de l'appréhension et de l'être, nous montre qu'il s'agit là de quelque chose d'essentiel : il s'agit d'une détermination de l'être de l'homme, jaillissant de l'estance de l'être ( ) laquelle doit être rendue patente. ” P 207-208 : “ A la question sur l'estance de l'être se trouve intimement liée la question : “Qui est l'homme? ” Cependant, la détermination de l'essence de l'homme requise à partir de là n'est pas l'affaire d'une anthropologie sans base, qui au fond représente l'homme de la même façon que la zoologie représente les animaux. La question vers l'être de l'homme est maintenant déterminée uniquement, quant à sa direction et à sa portée par la question vers l'être. L'essence de l'homme doit être comprise et fondée, à l'intérieur de la question de l'être, et conformément à l'indication latente du commencement, comme le site que l'être exige pour soi, pour sa patéfaction. L'homme est le Là, qui est en lui-même patence. En ce Là, et vers lui, l'étant se tient et devient oeuvre. C'est pourquoi nous disons : l'être de l'homme est, au sens strict du mot, "l'être-le-Là ”. C'est dans l'estance de l'être-le-Là, conçu comme ce site de la patéfaction de l'être, que doit être fondée originairement la perspective pour la patéfaction de l'être. ” P 208-209 : “ Mais pourquoi précisément le temps? Parce que la perspective qui, au commencement de la philosophie occidentale, guide la patéfaction de l'être, est le temps, mais cela d'une façon telle que cette perspective restait encore latente comme telle, et ne pouvait pas ne pas le rester. Lorsque finalement l’ - et il faut entendre par là : adestance 117 constante devient le concept fondamental pour l'être, qu'y a-t-il alors de non-dévoilé au fond de l'essence de la constance et de l'essence de l'adestance, sinon le temps? Mais ce “ temps ” n'est pas encore manifesté dans son estance, et d'ailleurs (sur le terrain, dans l'horizon, de la “ physique ”) il ne peut être manifesté. Car dès l'instant où, à la fin de la philosophie grecque, chez Aristote, la méditation se fixe sur l'essence du temps, le temps lui-même doit nécessairement être considéré comme un adestant quelconque, . Cela s'exprime en ceci, que le temps est conçu à partir du “ maintenant ”, du présent toujours unique. Le passé est ce qui “ n'est plus un maintenant ”, l'avenir, un “ non-encore-maintenant ”. L'être au sens de subsistance (présence) devient la perspective pour la détermination du temps. Mais le temps ne devient pas une perspective ouverte expressément pour l'explication de l'être. ” P 209 : “ Être et temps ” désigne, dans une méditation de ce genre, non pas un livre, mais ce qui est proposé comme tâche (das Aufgegebene). Il faut entendre par là : Cela que nous ne savons pas ou que, si nous le savons authentiquement, c'est-à-dire comme tâche proposée, nous ne savons jamais que sur le mode du questionner (fragend). Savoir questionner signifie : savoir attendre, même toute une vie. Une époque toutefois, pour laquelle n'est réel que ce qui va vite et se laisse saisir des deux mains, tient le questionner pour “ étranger à la réalité ”, pour quelque chose qui “ne paie pas ”. Mais ce n'est pas le chiffre qui est l'essentiel, c'est le temps convenable, c'est-à-dire l'instant convenable et la persévérance convenable. Car le Dieu songeant Déteste La croissance prématurée. Hölderlin Du cycle des “ Titans ” (IV, 218). 118 CHEMINS QUI NE MENENT NULLE PART L’ORIGINE DE L’ŒUVRE D’ART P 13 : “ Origine signifie ici ce à partir de quoi et ce par où la chose est ce qu'elle est, et comment elle l'est. Ce qu'une chose est en son être tel, le “ quoi ” en son “ comment ”, nous l'appelons son “ essence ”. L'origine d'une chose, c'est la provenance de son essence. La question de l'origine de l’œuvre art ose celle de sa-provenance essentielle. D'après l'idée commune, l’œuvre surgit de et par l'activité de l'artiste. Par quoi cependant et par où l'artiste à son tour est-il ce qu'il est ? Par l’œuvre ; car si “ à l'oeuvre on connaît l'ouvrier ”, c'est que c'est bien l'oeuvre seulement qui fait de l'artiste un maître de l'art. L'origine de l’œuvre d'art, c'est l'artiste. L'origine de l'artiste, c'est l’œuvre d'art. Aucun des deux n'est sans l'autre. Néanmoins, aucun des deux ne porte l'autre séparément. L'artiste et l’œuvre ne sont en eux-mêmes et en leur réciprocité que par un tiers qui pourrait bien être primordial : à savoir ce d'où artiste et oeuvre d'art tiennent leur nom, l'art. ” P 13-14 : “ Si l'artiste est nécessairement d'une autre manière l'origine de l’œuvre d'art que celle-ci, l'origine de l'artiste, il est certain que l'art est encore d'une autre manière à la fois l'origine de l'artiste et de l’œuvre. Mais l'art peut-il donc être une origine ? Où et comment y a-t-il de l'art ? L'art, ce n'est plus qu'un mot qui ne correspond à plus rien de réel. A la rigueur, ce n'est plus qu'une idée d'ensemble dans laquelle nous rassemblons ce qui seul dans l'art est réel : les oeuvres et les artistes. Même si ce mot d'art désignait un contenu plus dense qu'une idée d'ensemble, ce qui est évoqué par ce mot ne saurait être qu'en vertu de la réalité des oeuvres et des artistes. Ou bien ne serait-ce pas le contraire ? N'y a-t-il des oeuvres et des artistes que dans la mesure où il y a l'art, en tant que leur origine ? ” P 14 : “ Quelle que soit la réponse, la question de l'origine de l’œuvre d'art devient celle de l'essence de l'art. Mais comme il nous faut bien laisser en suspens la question de savoir si, et comment, d'une manière générale, l'art est, nous tâcherons de trouver l'essence de l'art là où, indubitablement et réellement, il règne : dans l'oeuvre. L'art se trouve dans l'oeuvre d'art. Mais qu'est-ce qu'une oeuvre d'art, et comment est-elle ? ” P 14-15 : “ Ce qu'est l'art il nous faut le saisir à partir de l'œuvre. Ce qu'est l'oeuvre, nous ne le recueillerons que par la compréhension de l’essence de l’art. N’est-il pas clair que nous tombons dans un cercle vicieux ? Le bon sens ordonne d'éviter ce cercle qui défie la logique. L'art, on croit pouvoir le saisir à partir des différentes oeuvres d'art, en une contemplation comparative. Mais comment être certains que ce sont bien des oeuvres d'art que nous soumettons à une telle contemplation, si nous ne savons pas auparavant qu'est l'art lui-même ? Pas plus que le cumul d'indices empiriques, la déduction à partir de concepts supérieurs n'est capable de nous donner l'essence de l'art : car cette déduction à son tour vise a priori les déterminations qui suffisent à faire se manifester comme tel ce que nous prenons d'avance pour une oeuvre d'art. L'accumulation d'un certain nombre d’œuvres aussi bien que la déduction à partir de principes s'avèrent ici également impossibles ; celui qui les pratique ne fait que s'illusionner lui-même. ” P 15 : “ Il nous faut ainsi résolument parcourir le cercle. Ce n'est ni un pis aller, ni une indigence. S'engager sur un tel chemin est la force, y rester est la fête de la pensée, étant admis que penser soit un métier (Handwerk). La démarche première de l’œuvre vers l'art, en tant que démarche de l'art vers l’oeuvre, n'est pas seule un cercle ; chaque démarche que nous allons tenter circulera dans ce cercle. Pour découvrir l’essence de l’art résidant dans l’œuvre, nous allons rechercher l’œuvre réelle et l'interroger sur son être. 119 Tout le monde connaît des oeuvres d'art. On trouve sur les places publiques divers monuments construits ou sculptés ; dans les églises et dans les maisons, il y a des peintures. Les oeuvres d'art des époques et des peuples les plus divers sont logées dans les collections et les expositions. Si nous considérons dans ces oeuvres leur pure réalité, sans nous laisser prendre par la moindre idée préconçue, nous nous apercevons que les œuvres sont pas autrement présentes que les autres choses. La toile est accrochée au mur comme un fusil de chasse ou un chapeau. Un tableau, par exemple celui de Van Gogh qui représente une paire de chaussures de paysan, voyage d'exposition en exposition. On expédie les oeuvres comme le charbon de la Ruhr ou les troncs d'arbres de la Forêt Noire. Les hymnes de Hölderlin étaient, pendant la guerre, emballés dans le sac du soldat comme les brosses et le cirage. Les quatuors de Beethoven s'accumulent dans les réserves des maisons d'édition comme les pommes de terre dans la cave. ” P 15-16 : “ Toutes les oeuvres sont ainsi des choses par un certain côté. Que seraient-elles sans cela ? Mais peut-être sommes-nous choqués par cette vue assez grossière et extérieure de l’œuvre. Ce sont là, n'est-ce pas, des façons de voir dignes d'un expéditeur ou de la femme de ménage du musée. Il faut prendre les oeuvres telles qu'elles se présentent à ceux qui les “ vivent ” et en jouissent. Mais l'expérience esthétique, si souvent invoquée, ne peut pas non plus négliger la chose qui est dans l'oeuvre d'art. Il y a de la pierre dans le monument, du bois dans la sculpture sur bois. Dans le tableau, il y a la couleur, dans les oeuvres de la parole et du son (poésie et musique), il y a la sonorité. Le caractère de chose est même à ce point dans l'oeuvre d'art qu'il nous faut plutôt dire : le monument est dans la pierre ; la sculpture sur bois est dans le bois ; le tableau est dans la couleur ; l'oeuvre de la parole est dans le phonème ; l'oeuvre musicale est dans le son. Cela va de soi, nous répondra-t-on. Sans doute. Mais qu'est-ce que cette choséité qui va de soi dans l'oeuvre ? ” P 16 : “ Ou bien devient-il superflu de se poser cette question parce que, de toute façon, l’œuvre d'art est encore autre chose, en plus et au-dessus de sa choséité ? Car c'est cet Autre qui y est qui en fait une oeuvre d'art. L’œuvre d'art est bien une chose, chose amenée à sa finition, mais elle dit encore quelque chose d'autre que la chose qui n'est que chose : L’œuvre communique publiquement autre chose, elle nous révèle autre chose ; elle est allégorie. Autre chose encore est réuni, dans l’œuvre d'art, à la chose faite. Réunir, c'est en grec L’œuvre est symbole. ” P 16-17 : “ L'allégorie et le symbole fournissent le cadre dans la perspective duquel se meut, depuis longtemps, la caractérisation de l'oeuvre d'art. Mais cette unité dans l’œuvre qui révèle autre chose, qui réunit à autre chose, c'est bien le côté chose de l’œuvre d'art. Il semble presque que la choséité soit, dans l’oeuvre, comme le support sur lequel l'autre - c'est-à-dire le propre de l’œuvre - est bâti. Et n'est-ce pas précisément cette choséité de l’œuvre que l'artiste crée grâce à son métier ? ” P 17 : “ Nous voudrions bien saisir la réalité immédiate et entière de l’œuvre d'art ; car ce n'est qu'ainsi que nous trouverons en elle l'art en sa véritable réalité. Il nous faut donc considérer d'abord le côté chose de l’œuvre. Pour cela, il est nécessaire de savoir d'une façon suffisamment claire ce qu'est une chose. C'est alors seulement que nous pourrons dire si l’œuvre d'art est une chose, mais une chose dont autre chose encore fait partie, ou bien si l’œuvre est d'une façon générale autre chose, sans jamais être une chose. ” LA CHOSE ET L'OEUVRE P 17 : “ Qu'est donc, en vérité, une chose, dans la mesure où elle est chose ? La question ainsi posée veut nous faire connaître l'être-chose (la choséité) de la chose. Il s'agit de comprendre en quoi la chose est pourvue de ce caractère d'être chose. Pour cela, il faut connaître la région où se rassemblent tous les étants que nous désignons par le terme de chose. ” 120 P 17-18 : “ La pierre sur le chemin est une chose, ainsi que la motte de terre dans le champ. La cruche est une chose, ainsi que la fontaine au bord du chemin. Mais qu'en est-il du lait dans la cruche et de l'eau dans la fontaine ? Ce sont aussi des choses, si l'on a raison d'appeler de ce nom le nuage dans le ciel, le chardon des champs, la feuille dans le vent d'automne et l'autour au-dessus de la forêt. Tout cela, en effet, il faut bien le nommer chose, si l'on désigne par ce terme même ce qui ne se montre pas manifestement, comme ce que nous venons d'énumérer, c'est-à-dire ce qui n'apparaît pas. Une telle chose qui n'apparaît pas, à savoir une “ chose en soi ”, c'est, d'après Kant, par exemple, le Tout du Monde ; une telle chose, c'est même Dieu lui-même. Les choses en soi ainsi que les choses qui apparaissent, tous les étants qui sont, s'appellent, dans le langage philosophique, des choses. ” P 18-19 : “ Avions et postes de radio font partie, de nos jours, des choses les plus proches ; mais quand nous parlons des choses dernières, nous comprenons tout autre chose. Les choses dernières ce sont la mort et le jugement. En somme, le mot chose désigne ici tout ce qui n'est pas rien. En ce sens, l'oeuvre d'art aussi est une chose, dans la mesure où elle est un étant. (…). L'homme n'est pas une chose. Il est vrai qu'il nous arrive d'appeler une jeune fille qui entreprend une tâche qui la dépasse ein zu junges Ding (“ une trop jeune chose ”), mais c'est parce que, dans ce cas, nous passons à côté de l'humain, en imaginant y trouver plutôt le côté chose de toute chose. Nous hésitons même à appeler chose le chevreuil dans la clairière, le hanneton dans l'herbe, le brin d'herbe lui-même. Une chose, ce serait plutôt le marteau et la chaussure, la hache et la pendule. Mais des choses non plus ne sont pas des choses tout court. Pour nous, les véritables choses ce sont la pierre, la motte de terre, un morceau de bois : les inanimés de la nature et de l'usage. Les choses de la nature et de l'usage sont donc ce qu'on appelle communément des choses. ” P 19 : “ Ainsi, nous nous voyons refoulés de la région la plus vaste, dans laquelle tout est chose (chose = res = ens = un étant), y compris la sublimité des choses dernières, vers le secteur étroit des choses tout court. “ Tout court ” signifie ici d'abord la chose purement chose, qui est chose et rien de plus ; “ tout court ” signifie aussi, en un sens presque péjoratif, ce qui n'est encore que chose. Les choses tout court, d'où l'on exclut même les choses d'usage courant, voilà les choses proprement dites. En quoi consiste maintenant le caractère de chose de ces choses ? C'est à partir d'elles que doit pouvoir se laisser déterminer la choséité des choses. Cette détermination nous mettra alors en état de dire en quoi elles sont pourvues du caractère d'être des choses. Ainsi équipés, nous pourrons caractériser cette réalité tangible des oeuvres qui recèle encore autre chose. ” P 19-20 : “ C'est un fait reconnu que, depuis tout temps, dès que la question de l'être de l'étant a été posée, ce sont les choses qui, en leur choséité, se sont toujours de nouveau mises en avant et par là en évidence comme l'étant par excellence. C'est donc à travers les interprétations traditionnelles de l'étant que nous devons déjà trouver une détermination de la choséité des choses. Nous n'avons plus, donc, qu'à nous assurer expressément du savoir traditionnel concernant la chose, pour être dispensés du labeur assez fastidieux de rechercher par nous-mêmes en quoi les choses ont le caractère d'être des choses. Les réponses à la question concernant l'être de la chose sont devenues si familières qu'on ne soupçonne plus rien de problématique derrière elles. ” P 20 : “ Les interprétations régnant d'un bout à l'autre de la pensée occidentale, interprétations devenues depuis longtemps parfaitement “ naturelles ” et aujourd'hui courantes dans l'usage quotidien, peuvent se ramener à trois. ” P 20-21 : “ Chose tout court est, par exemple, ce bloc de granit. Il est dur, lourd, étendu, massif, informe, rude, coloré, tantôt mat, tantôt brillant. Tout ce que nous venons d'énumérer, nous l'avons remarqué sur le bloc. Nous avons pris connaissance de ce qu'il y a là de marquant. Les marques, c'est bien le propre du bloc même. Elles sont ses propriétés distinctives. La chose les a. La chose ? A quoi pensons-nous quand nous parlons maintenant de la chose ? Manifestement, la 121 chose n'est pas seulement l'agglomération de telles qualités marquantes, non plus que l'accumulation des propriétés, d'où seulement un ensemble surgirait. La chose est ce autour de quoi - comme tout un chacun prétend le savoir - se sont groupées de telles qualités. On parle alors du noyau des choses. C'est ce que, probablement, les Grecs ont appelé Pour eux, cette propriété des choses d'avoir un noyau était ce qui fait fond, et est toujours d'avance donné. Les qualités marquantes, à leur tour, ils les appelaient : ce qui, d'avance, s'est toujours également joint à tout donné et se rencontre avec lui. ” P 20-21 : “ Ces appellations ne sont pas des noms quelconques. En elles parle, plus besoin ici de le faire voir, l'entente essentiellement grecque de l’être de l'étant en général de la présence. Ce sont des déterminations qui ont fondé l'interprétation désormais décisive de la choséité de la chose et l'interprétation occidentale de l'être de l'étant. Elle commence avec la reprise des mots grecs dans la pensée romano-latine. devient subjectum; substantia ; vire en accidens. Mais il est bien vrai que cette traduction des termes grecs en langue latine n'est nullement ce petit événement inoffensif pour lequel on le prend encore de nos jours. Cette traduction apparemment littérale (et par là apparemment sauvegardante) est bien une véritable tra-duction, un transfert de l'expérience grecque en un autre univers de pensée. La pensée romaine reprend les mots grecs, sans l'expérience originale correspondant à ce qu'ils disent, sans la parole grecque. C'est avec cette traduction que s'ouvre, sous la pensée occidentale, le vide qui la prive désormais de tout fondement. ” P 21 : “ Il semble que la détermination de la choséité de la chose comme substance ayant des accidents corresponde à la vue naturelle que nous avons des choses. Il n'est pas étonnant que la relation habituelle aux choses, c'est-à-dire la façon dont on les aborde et dont on parle d'elles, se soit adaptée à cette conception courante de la chose. Une proposition simple se compose d'un sujet ce qui est la traduction latine, c'est-à-dire, du même coup, l'interprétation latine de - et d'un prédicat, qui énonce les qualités marquantes de la chose. Qui oserait toucher à ces rapports fondamentaux entre chose et propos, entre structure de la proposition et structure de la chose ? Pourtant, la question se pose : est-ce que la structure de la proposition simple (enchaînement d'un sujet à un prédicat) est à l'image de la structure de la chose (union de la substance aux accidents) ? Ou bien une telle représentation de la chose n'est-elle pas plutôt conçue à partir de la structure de la phrase ? ” P 21-22 : “ Nous aurons tôt fait de penser que l'homme applique la façon dont il saisit la chose dans l'énoncé à la structure de la chose elle-même. Cette idée peut sembler critique, mais elle n'en est pas moins prématurée. Elle devrait avant tout nous montrer comment l'application de la structure de l'énoncé à la chose serait possible, sans que la chose elle-même se soit préalablement manifestée. La question de la primauté de la structure de l'énoncé ou de la structure de la chose reste en suspens. Il est même douteux que la question puisse jamais être tranchée sous cette forme. ” P 22 : “ Au fond, ce n'est pas la structure de l'énoncé qui donne la mesure de celle de la chose, pas plus que ce n'est la structure de la chose qui est reflétée dans l'énoncé. Les deux structures remontent, dans leur parenté et leur réciprocité possible, à une origine commune plus ancienne. De toute manière, l'interprétation citée de la choséité de la chose - la chose comme support de ses qualités marquantes - ne paraît pas si naturelle, toute courante qu'elle soit. Ce qui nous paraît naturel n'est vraisemblablement que l'habituel d'une longue habitude qui a oublié l'inhabituel dont il a jailli. Cet inhabituel a pourtant un jour surpris l'homme en étrangeté, et a engagé la pensée dans son premier étonnement. ” P 22-23 : “ La confiance dans l'interprétation courante de la chose n'est fondée qu'en apparence. En outre, ce concept de chose (la chose comme support de ses qualités marquantes) ne vaut pas 122 pour la simple chose proprement dite, mais pour tout étant. A l'aide de ce concept il sera donc définitivement impossible de trancher entre l'étant qui est une chose et l'étant qui n'est pas une chose. Pourtant, avant toute méditation, le séjour éveillé dans la zone des choses nous a déjà appris que ce concept de chose est loin d'atteindre ce en quoi les choses sont des choses, c'est-à-dire ce qu'il y a, en elles, de spontané, de dru et d'intime. Par moments, nous avons encore le sentiment que depuis longtemps on a fait violence aux choses en leur intimité, et que la pensée y est pour quelque chose : c'est alors une raison pour renier la pensée, au lieu de s'efforcer de la rendre plus pensante. Mais que peut bien valoir un sentiment, si sûr soit-il, lorsqu'il s'agit de définition essentielle et que seule la pensée a droit à la parole ? Il se pourrait cependant que ce que nous appelons ici, et dans d'autres cas analogues, un sentiment ou un état affectif, soit plus raisonnable et plus sensé, c'est-à-dire plus sensible, parce que plus ouvert à l'être, que toute raison qui, devenue entre-temps ratio, a été faussée par l'interprétation rationnelle. Dans ce processus, le petit coup d’œil vers l'irrationnel, avorton du rationnel impensé, n'a pas été sans rendre d'étranges services. Il est vrai que le concept courant de la chose convient, à chaque moment, à toute chose. Et pourtant, dans cette captation, il ne saisit pas la chose en son essence ; il l'insulte. ” P 23-24 : “ Comment peut être évitée une telle insulte ? Nous n'y arriverons probablement qu'en laissant en quelque sorte le champ libre aux choses, pour qu'elles puissent manifester leur choséité sans aucun barrage. Toute conception et tout énoncé qui font écran entre nous et la chose même doivent d'abord être écartés. C'est alors seulement que nous pourrons nous abandonner à sa présence immédiate (unverstelltes Anwesen). Mais avons-nous seulement besoin de provoquer ou même de demander cette rencontre avec les choses ? Ne se produit-elle pas tout le temps ? Est-ce que dans l'apport de la vue, de l'ouïe et du toucher, dans les sensations corporelles de couleur, de son, de rudesse, de dureté, les choses ne viennent-elles pas, pour ainsi dire, à nous ? La chose, c'est l’ce qui est perceptible, dans les sens de la sensibilité, grâce aux, sensations. A la suite de cela, on a tiré plus tard ce concept de chose suivant lequel elle n'est rien d'autre que l'unité d'une multiplicité sensible donnée. Que cette unité soit conçue comme une somme, un ensemble ou une forme, cela ne change rien au trait fondamental de ce concept. ” P 24 : “ Et voici que cette interprétation de la choséité des choses est aussi juste et aussi confirmable que la précédente. Cela suffit déjà pour nous porter à douter de sa vérité. Si nous méditons à fond ce que nous cherchons, le caractère de chose des choses, ce nouveau concept de chose nous replonge dans la perplexité. Jamais, dans l'apparition des choses, nous ne percevons d'abord et proprement, comme le postule ce concept, une pure affluence de sensations, par exemple de sons et de bruits. C'est le vent que nous entendons gronder dans la cheminée, c'est l'avion trimoteur qui fait ce bruit là-haut, et c'est la Mercédès que nous distinguons immédiatement d'une Adler. Les choses elles-mêmes nous sont beaucoup plus proches que toutes les sensations. Nous entendons claquer la porte dans la maison, et n'entendons jamais des sensations acoustiques ou même des bruits purs. Pour entendre un bruit pur, il nous faut détourner notre écoute des choses, leur retirer notre oreille, c'est-à-dire écouter abstraitement. ” P 24-25 : “ Ici, plutôt qu'à une insulte à la chose, nous avons à faire, avec ce nouveau concept de chose, à une tentative exagérée de mettre les choses aussi immédiatement que possible en rapport avec nous. Mais cela ne saurait réussir tant que nous assignons à la chose, comme étant sa choséité, ce qui est perçu dans la sensation. Tandis que la première interprétation tient les choses à distance en les éloignant trop de nous, dans la seconde elles nous serrent de trop près. Dans les deux interprétations la chose disparaît. Il s'agit donc d'éviter les excès de ces deux interprétations. Il faut laisser les choses reposer en elles-mêmes (Insichruhen). Il faut les prendre dans leur propre consistance. C'est ce que semble réussir la troisième interprétation, aussi ancienne que les deux premières. ” P 25 : “ Ce qui donne aux choses leur consistance et leur drue fermeté, en provoquant ainsi, du même coup, la qualité de leur afflux sensible, cela, la couleur, la sonorité, la dureté, la massivité, 123 c'est leur matérialité. Cette définition de la chose comme matière ( implique et pose immédiatement la forme (. La consistance d'une chose consiste précisément en ce qu'une matière consiste avec une forme. La chose est une matière informée. Cette interprétation de la chose se réclame de l'aspect immédiat sous lequel la chose, de par le visage qu'elle nous offre, nous concerne. La synthèse de matière et forme nous livre enfin le concept de chose convenant aussi bien aux choses de la nature qu'aux choses de l'usage (Gebrauchsdinge). Ce concept de chose nous met en état de répondre à la question concernant le caractère de chose dans l'oeuvre d'art. Le côté chose de l'oeuvre, c'est manifestement la matière en laquelle elle consiste. La matière, c'est le support et le champ d'action de la création artistique. Ne pouvions-nous pas proposer dès le début cette constatation plus que plausible et, par ailleurs, bien connue ? Pourquoi ce détour par les autres concepts en vigueur ? Parce que nous nous méfions également de ce concept qui représente la chose comme matière informée. ” P 25-26 : “ Mais n'est-ce pas précisément le couple matière-forme qui est usité dans la sphère où nous voulons nous mouvoir ? Certainement. La distinction entre matière et forme sert même, et dans toute sa variété, de schéma conceptuel par excellence pour toute théorie de l'art et toute esthétique. Cependant, ce fait indéniable ne prouve ni que la distinction entre matière et forme soit suffisamment fondée, ni qu'elle ressortisse originellement de la zone de l'art et de l’œuvre d'art. De plus, le domaine où a cours ce double concept dépasse largement et depuis longtemps celui de l'esthétique. Forme et contenu, voilà bien des notions bonnes à tout, sous lesquelles on loge à peu près n'importe quoi. Qu'avec ça on rattache la forme au rationnel, et à l'irrationnel la matière, qu'on prenne le rationnel comme le logique et l'irrationnel comme l'illogique, qu'on copule finalement le couple forme-matière avec le couple sujet-objet, et la représentation disposera d'une mécanique conceptuelle à laquelle rien ne saurait plus désormais résister. ” P 26 : “ Si les choses en sont là, comment alors saisir au moyen de la distinction forme-matière la latitude propre aux simples choses, par opposition aux autres étants ? Mais peut-être suffit-il de remédier à la dilatation et à l'écoulement de sens de ces concepts pour que la caractérisation d'après la matière et la forme recouvre son pouvoir déterminateur. Bien sûr. Mais ceci suppose que nous sachions dans quelle zone de l'étant ces concepts remplissent leur vrai pouvoir déterminateur. Que ce soit dans la région des simples choses n'est jusqu'à présent qu'une hypothèse. L'allusion au vaste emploi de ce complexe conceptuel dans le domaine de l'esthétique nous ferait plutôt croire que matière et forme sont des déterminations inhérentes à l'essence de l’œuvre d'art, et qu'à partir d'elle seulement on les a reportées sur les choses. Où donc ce complexe forme-matière a-t-il son origine, dans l'être-chose de la chose ou dans l'être-oeuvre de l’œuvre ? ” P 27 : “ Le bloc de granit reposant en lui-même est une matérialité dans une forme définie, quoique précisément mal dégrossie. Forme signifie donc ici la répartition spatiale des particules de matière s'ordonnant en un contour déterminé, à savoir celui du bloc. Mais la cruche, la hache, la paire de chaussures sont également de la matière prise dans une forme. Bien plus, la forme en tant que contour n'est pas que le résultat d'une répartition de la matière. C'est au contraire la forme qui détermine l'ordonnance de la matière. Elle détermine même la qualité et le choix de la matière : l'imperméabilité pour la cruche, une dureté suffisante pour la hache, de la solidité et de la flexibilité pour les chaussures. Cet alliage-ci de la forme et de la matière se règle d'avance sur l'usage précis auquel sont destinées la cruche, la hache, les chaussures. Une telle utilité n'est jamais assignée ni imposée après coup à des étants du genre de la cruche, de la hache, de la paire de chaussures. Elle n'est pas plus une finalité qui planerait quelque part au-dessus d'eux. ” L'utilité est l'éclair fondamental à partir duquel ces étants se présentent d'un trait à nous, sont ainsi présents et sont les étants qu'ils sont. Sur une telle utilité se fondent à la fois la façon de la forme et le choix de la matière : c'est le règne du complexe forme-matière. L'étant soumis à ce règne est toujours le produit d'une fabrication. En tant que produit, le produit est fabriqué pour quelque chose. Matière et forme, en tant que déterminations de l'étant, demeurent à l'intérieur 124 de l'essence du produit. Ce nom nomme ainsi ce qui est fabriqué expressément pour être utilisé et usé. Matière et forme ne sont nullement des déterminations originelles de la choséité de la simple chose. ” P 27-28 : “ Le produit, par exemple le produit “ chaussures ”, repose en lui-même comme la chose pure et simple , mais sans la présence drue du bloc de granit. Par ailleurs, le produit révèle aussi une parenté avec l’œuvre d'art, dans la mesure où il est fabriqué de main d'homme. Mais, à son tour, l’œuvre d'art, par cette présence se suffisant à elle-même qui est le propre de l’œuvre, ressemble plutôt à la simple chose reposant pleinement en cette espèce de gratuité que son jaillissement naturel lui confère. Cependant nous ne classons pas les oeuvres parmi les simples choses. Car, après tout, ce sont les choses de l'usage (Gebrauchsdinge) qui, autour de nous, sont les choses les plus proches, les choses proprement dites. Ainsi, le produit se trouve être, parce que déterminé par sa nature de chose, à moitié chose, mais aussi plus ; en même temps, il est à moitié oeuvre d'art, et cependant moins, parce que n'ayant pas la suffisance pour elle-même de l’œuvre d'art. Le produit se place ainsi de façon singulière dans l'intervalle entre la chose et l’œuvre, à supposer du moins qu'il soit permis de se livrer à de tels arrangements géométriques. ” P 28 : “ Quant au complexe forme-matière, qui détermine tout d'abord l'être du produit, nous concevons aisément qu'on l'ait pris comme structure immédiate de tout étant, parce que l'homme produisant y participe lui-même, c'est-à-dire participe à la manière dont un produit vient à l'être. Dans la mesure où le produit occupe une place intermédiaire entre la chose pure et l’œuvre, on n'a eu que trop tendance à comprendre choses et oeuvres, et finalement tout étant, à l'aide de l'être-produit (complexe forme-matière). ” P 28-29 : “ La tendance à faire du complexe forme-matière la structure de tout étant trouve encore un encouragement tout particulier dans le fait qu'on se figure d'emblée, en vertu d'une croyance - la foi biblique - l'ensemble des étants comme quelque chose de créé, entendons ici : de fabriqué. Libre à la philosophie de cette foi d'assurer autant qu'elle le voudra que l'activité créatrice de Dieu doit être représentée autrement que celle d'un artisan : quand on pense en même temps, ou même a priori - en vertu de la croyance à la prédestination de la philosophie thomiste pour l'interprétation de la Bible - l'ens creatum à partir de l'unité de la forma et de la materia, on interprète alors la Foi à partir d'une philosophie dont la vérité repose dans une tout autre éclosion de l'étant que le monde auquel on fait foi dans la Foi. ” P 29 : “ L'idée de création, fondée sur la foi, peut maintenant, très bien perdre sa force directrice pour le savoir concernant l'ensemble des étants ; une fois qu'elle est amorcée, l'interprétation théologique de l'étant, empruntée à une philosophie étrangère - celle qui considère le monde suivant le schéma matière-forme - peut fort bien continuer à déployer son autorité. C'est ce qui est arrivé lors du passage du Moyen Age aux Temps Modernes. La métaphysique des Temps Modernes repose pour une bonne part sur le complexe forme-matière créé au Moyen Age, dont les noms seuls rappellent l'essence oubliée de et de C'est ainsi que l'interprétation de la chose par la matière et la forme, qu'elle reste médiévale ou qu'elle devienne kantienne et transcendantale, est devenue courante et comme “ naturelle ”. Mais pour cela, elle n'en est pas moins que les autres interprétations de la choséité de la chose une insulte (Ueberfall) à l'être-chose des choses. ” P 29-30 : “ Le seul fait que nous appelions les choses proprement dites des choses pures et simples est révélateur. Que peut bien vouloir dire ce “ pur et simple ”, sinon le dépouillement du caractère d'utilité et de fabrication ? La chose pure et simple est une espèce de produit, mais un produit précisément dépourvu de sa nature de produit. L'être-chose réside alors à l'intérieur de ce qui reste. Mais voilà que ce reste n'est pas déterminé ontologiquement en lui-même. Il est douteux, en tout cas, que la choséité des choses puisse apparaître à l'occasion d'une soustraction du caractère de produit. La troisième interprétation de la chose, celle qui est guidée par le complexe forme-matière, s'est donc avérée elle aussi comme une insulte à la chose. ” 125 P 30 : “ Les trois manières de définir l'être-chose que nous avons citées comprennent successivement la chose comme support de qualités marquantes, comme unité d'une multiplicité de sensations et comme matière informée. Dans le cours de l'Histoire de la vérité au sujet de l'étant, ces interprétations se sont encore combinées entre elles - qu'on nous permette ici de ne pas entrer dans les détails. Au cours de ces combinaisons, elles ont encore renforcé leur extension innée de telle sorte qu'elles valent aussi bien pour la chose que pour le produit et l’œuvre. Ainsi s'est formée notre façon de concevoir non seulement les choses, les produits et les oeuvres, niais tout étant en général. Cette façon de penser depuis longtemps courante anticipe sur toute appréhension immédiate de l'étant. Cette anticipation lie tout effort pour méditer l’être de chaque genre d'étant. Voilà comment les concepts de chose régnants nous barrent le chemin vers le caractère de chose des choses aussi bien que vers le caractère de produit du produit, sans parler du chemin qui nous conduirait vers le caractère d'oeuvre de l'oeuvre. ” P 30-31 : “ Voilà pourquoi il est nécessaire de bien connaître ces concepts de chose - car il s'agit de méditer en pleine connaissance de cause leur provenance et leur arrogance sans bornes, mais aussi le semblant de leur évidence. Cette connaissance est d'autant plus nécessaire que nous tentons de prendre en vue et d'amener à la parole ce qu'il y a de proprement chose dans la chose, de proprement produit dans le produit et de proprement oeuvre dans l’œuvre. Mais pour cela il ne suffit que de laisser la chose reposer en elle-même, par exemple dans son être-chose, en évitant strictement l'anticipation et l'insulte des théories que nous avons examinées. Qu'y a-t-il de plus facile, apparemment, que laisser un étant être précisément l'étant qu'il est ? Ou bien, aborderions-nous, avec cette tâche, le plus difficile, particulièrement si un tel dessein de laisser être l'étant comme il est représentait exactement le contraire de cette indifférence qui ne fait que tourner le dos aux étants ? Nous devons nous tourner vers l'étant, penser à son contact même, ayant en vue son être, mais précisément de telle sorte que nous le laissions reposer en lui-même, dans son éclosion. ” Cet effort de la pensée semble rencontrer son obstacle le plus résistant lors de la détermination de la choséité de la chose ; comment expliquer autrement l'échec des tentatives énumérées ? C'est la chose, dans sa modeste insignifiance, qui est la plus rebelle à la pensée. Ou bien, cette retenue de la simple chose, cette compacité reposant en elle-même et n'étant poussée vers rien ferait-elle partie de l'essence de la chose ? Une pensée qui tente de penser la chose ne devrait-elle pas, dès lors, faire confiance à cet élément d'étrangeté et de repliement sur soi-même dans l'essence de la chose ? S'il en est ainsi, alors il faut “ précisément nous garder de forcer l'accès à ce qu'il y a de proprement chose dans la chose. P 31-32 : “ Que la choséité de la chose soit particulièrement difficile à dire, l'Histoire ici esquissée de son interprétation en est une preuve, infaillible. Cette Histoire coïncide avec la destinée conformément à laquelle la pensée occidentale dans son ensemble a pensé l'être de l'étant. Mais nous ne faisons pas que le constater. Dans cette Histoire, nous percevons en même temps un avertissement. Est-ce par hasard que, parmi les interprétations de la chose, celle qui se laisse guider par le schéma forme-matière a atteint une prédominance toute particulière ? Cette détermination de la chose provient d'une interprétation de l'être-produit du produit. Cet étant, le produit, est particulièrement proche de l'homme parce qu'il advient à l'être de par notre propre production. Cet étant, le produit, qui nous est ainsi plus familier en son être que les autres, occupe en même temps une place intermédiaire entre la chose et l’œuvre. Suivons donc l'avertissement et cherchons d'abord ce qu'il y a de proprement produit dans le produit. Peut-être qu'à partir de là nous apprendrons quelque chose sur le caractère de chose de la chose et le caractère d’œuvre de l’œuvre, en évitant bien, toutefois, de faire de la chose et de l’oeuvre des variétés du produit. Nous ferons abstraction de la possibilité que se déploient, dans la manière dont est le produit, des différences historiales. ” P 32 : “ Mais quel est le chemin qui conduit à ce qu'il y a de proprement produit dans le produit ? Comment expérimenter ce qu'est le produit en vérité ? La démarche maintenant nécessaire doit se tenir à l'écart des tentatives proposant tout aussitôt les diverses anticipations des 126 interprétations courantes. Nous nous en assurerons au mieux en décrivant tout simplement, sans aucune théorie philosophique, un produit. ” P 32-33 : “ Comme exemple, prenons un produit connu : une paire de souliers de paysan. Pour les décrire, point n'est besoin de les avoir sous les yeux. Tout le monde en connaît. Mais comme il y va d'une description directe, il peut sembler bon de faciliter la vision sensible. Il suffit pour cela d'une illustration. Nous choisissons à cet effet un célèbre tableau de Van Gogh, qui a souvent peint de telles chaussures. Mais qu'y a-t-il là à voir ? Chacun sait de quoi se compose un soulier. S'il ne s'agit pas de sabot ou de chaussures de filasse, il s'y trouve une semelle de cuir et une empeigne, assemblées l'une à l'autre par des clous et de la couture. Un tel produit sert à chausser le pied. Matière et forme varient suivant l'usage, soit pour le travail aux champs, soit pour la danse. ” P 33 : “ Ces précisions ne font qu'exposer ce que nous savons déjà. L'être-produit du produit réside en son utilité. Mais qu'en est-il de cette dernière ? Saisissons-nous déjà, avec elle, ce qu'il y a de proprement produit dans le produit ? Ne devons-nous pas, pour y arriver, considérer lors de son service le produit servant à quelque chose ? C'est la paysanne aux champs qui porte les souliers. Là seulement ils sont ce qu'ils sont. Ils le sont d'une manière d'autant plus franche que la paysanne, durant son travail, y pense moins, ne les regardant point et ne les sentant même pas. Elle est debout et elle marche avec ces souliers. Voilà comment les souliers servent réellement. Au long du processus de l'usage du produit, le côté véritablement produit du produit doit réellement venir à notre rencontre. ” P 33-34 : “ Par contre, tant que nous nous contenterons de nous représenter une paire de souliers “comme ça”, “en général ”, tant que nous nous contenterons de regarder sur un tableau de simples souliers vides, qui sont là sans être utilisés - nous n'apprendrons jamais ce qu'est en vérité l'être-produit du produit. D'après la toile de Van Gogh, nous ne pouvons même pas établir où se trouvent ces souliers. Autour de cette paire de souliers de paysan, il n'y a rigoureusement rien où ils puissent prendre place : rien qu'un espace vague. Même pas une motte de terre provenant du champ ou du sentier, ce qui pourrait au moins indiquer leur usage. Une paire de souliers de paysan, et rien de plus. Et pourtant... ” P 34 : “ Dans l'obscure intimité du creux de la chaussure est inscrite la fatigue des pas du labeur. Dans la rude et solide pesanteur du soulier est affermie la lente et opiniâtre foulée à travers champs, le long des sillons toujours semblables, s'étendant au loin sous la bise. Le cuir est marqué par la terre grasse et humide. Par-dessous les semelles s'étend la solitude du chemin de campagne qui se perd dans le soir. A travers ces chaussures passe l'appel silencieux de la terre, son don tacite du grain mûrissant, son secret refus d'elle-même dans l'aride jachère du champ hivernal. A travers ce produit repasse la muette inquiétude pour la sûreté du pain, la joie silencieuse de survivre à nouveau au besoin, l'angoisse de la naissance imminente, le frémissement sous la mort qui menace. Ce produit appartient à la terre, et il est à l'abri dans le monde de la paysanne. Au sein de cette appartenance protégée, le produit repose en lui-même. ” P 34-35 : “ Tout cela, peut-être que nous ne le lisons que sur les souliers du tableau. La paysanne, par contre, porte tout simplement les souliers. Mais ce “ tout simplement ” est-il si simple ? Quand, tard au soir, la paysanne bien fatiguée, met de côté ses chaussures ; quand chaque matin à l'aube elle les cherche, ou quand, au jour de repos, elle passe à côté d'elles, elle sait tout cela, sans qu'elle ait besoin d'observer ou de considérer quoi que ce soit. L'être-produit du produit réside bien en son utilité. Mais celle-ci à son tour repose dans la plénitude d'un être essentiel du produit. Nous l'appelons la solidité (die Verlässlichkeit). Grâce à elle, la paysanne est confiée par ce produit à l'appel silencieux de la terre -, grâce au sol qu'offre le produit, à sa solidité, elle est soudée à son monde. Pour elle, et pour ceux qui sont avec elle comme elle, monde et terre ne sont là qu'ainsi : dans le produit. Nous disons “ ne... que ”, mais ici la restriction a tort. Car c'est seulement la solidité du produit qui donne à ce monde si simple une stabilité bien à lui, en ne s'opposant pas à l'afflux permanent de la terre. ” 127 P 35 : “ L'être-produit du produit, sa solidité, rassemble toutes les choses en soi, selon le mode et l'étendue de chacune. L'utilité du produit n'est cependant que la conséquence d'essence de sa solidité. Celle-là vibre en celle-ci, et ne serait rien sans elle. Le produit particulier s'use et s'épuise, mais en même temps l'usage lui-même tombe dans l'usure, s'émousse et devient quelconque. L'être-produit lui-même parvient à la désolation, et tombe au niveau du simple “ produit quelconque ”. Cette désolation de l'être-produit, c'est le dépérissement de sa solidité. Mais le dépérissement comme tel, auquel les choses de l'usage doivent leur banalité ennuyeuse et importune, n'est qu'un témoignage de plus en faveur de l'essence originelle de l’être-produit. La banalité usée des produits arrive alors à se faire valoir comme l'unique et exclusif mode d'être propre au produit. On n'aperçoit plus que l'utilité toute nue. Elle fait croire que l'origine du produit réside dans sa simple fabrication, laquelle impose à une matière une forme. Et pourtant, en son authentique être-produit, le produit vient de plus loin. La matière et la forme, ainsi que la distinction des deux, remontent elles-mêmes à une origine plus lointaine. ” P 35-36 : “ Le repos du produit reposant en lui-même réside en sa solidité. C'est elle qui nous révèle ce qu'est en vérité le produit. Cependant, nous ne savons toujours rien au sujet de ce que nous cherchions tout d'abord : ce qu'il y a de proprement chose dans la chose ; nous en savons encore moins sur ce que seul et expressément nous cherchons : ce qu'il y a de proprement oeuvre dans l'oeuvre, au sens d'oeuvre d'art. ” P 36 : “ Ou bien, serait-ce que nous aurions déjà, sans nous en apercevoir et pour ainsi dire en passant, appris quelque chose sur l'essence de l'oeuvre ? L'être-produit du produit a été trouvé. Mais de quelle manière ? Non pas au moyen de la description ou de l'explication d'une paire de chaussures réellement présentes ; non pas par un rapport sur le processus de fabrication des souliers ; non pas par l'observation de la manière dont, ici et là, on utilise réellement des chaussures. Nous n'avons rien fait que nous mettre en présence du tableau de Van Gogh. C'est lui qui a parlé. La proximité de l'oeuvre nous a soudain transporté ailleurs que là où nous avons coutume d'être. L'oeuvre d'art nous a fait savoir ce qu'est en vérité la paire de souliers. Ce serait la pire des illusions que de croire que c'est notre description, en tant qu'activité subjective, qui a tout dépeint ainsi pour l'introduire ensuite dans le tableau. Si quelque chose doit ici faire question, c'est que nous n'ayons appris que trop peu à proximité de l'oeuvre, et que nous ne l'ayons énoncé que trop grossièrement et trop immédiatement. Mais avant tout, l’œuvre n'a nullement servi, comme il pourrait sembler d'abord, à mieux illustrer ce qu'est un produit. C'est bien plus l'être-produit du produit qui arrive, seulement par l’œuvre et seulement dans l’œuvre, à son paraître. ” P 36-37 : “ Que se passe-t-il ici ? Qu'est-ce qui est à l'oeuvre dans l'oeuvre ? La toile de Van Gogh est l'ouverture de ce que le produit, la paire de souliers de paysan, est en vérité. Cet étant fait apparition dans l'éclosion de son être. L'éclosion de l'étant, les Grecs la nommaient Nous autres, nous disons vérité, en ne pensant surtout pas trop ce mot. Dans l'oeuvre, s'il y advient une ouverture de l'étant (concernant ce qu'il est et comment il est), c'est l'avènement de la vérité qui est à l'oeuvre. ” P 37 : “ Dans l’œuvre d'art, la vérité de l'étant s'est mise en oeuvre “ Mettre ” signifie ici : instituer. Un étant, une paire de souliers de paysan vient dans l’œuvre à l'instance dans le clair (das Lichte) de son être. L'être de l'étant vient à la constance de son rayonnement. L'essence de l'art serait donc : le se mettre en oeuvre de la vérité de l'étant. Mais l'art n'avait-il pas affaire jusqu'à présent au Beau et à la Beauté plutôt qu'à la Vérité ? Par opposition aux arts artisanaux qui fabriquent des produits, les arts qui produisent des oeuvres sont appelés les beaux-arts. Mais dans les beaux-arts, ce n'est pas l'art qui est beau ; on les appelle ainsi parce 128 qu'ils créent le Beau. La Vérité, par contre, est du domaine de la Logique, le Beau étant réservé à l'Esthétique. P 37-38 : “ Ou bien le propos : l'art est la mise en oeuvre de la vérité, signifierait-il une renaissance de l'opinion heureusement dépassée selon laquelle l'art serait une imitation et une copie du réel ? La reproduction du réellement donné exige, en effet, la conformité avec l'étant, la prise de mesure sur celui-ci, adaequatio, disait-on au Moyen Age, et disait déjà Aristote. Depuis longtemps, la conformité avec l'étant est considérée comme l'essence de la vérité. Mais croyons-nous vraiment que le tableau de Van Gogh copie une paire donnée de souliers de paysan, et que ce soit une oeuvre parce qu'il y a réussi ? Voulons-nous dire que le tableau a pris copie du réel et qu'il en a fait un produit de la production artistique ? Nullement. ” P 38 : “ C'est donc qu'il s'agit dans l'oeuvre non pas de la reproduction de l'étant particulier qu'on a justement sous les yeux, mais plutôt de la restitution en elle d'une commune présence des choses. Mais où donc et comment est cette “ commune présence ”, pour que les oeuvres d'art puissent lui être conformes ? A quelle présence de quoi un temple grec est-il conforme ? Qui oserait prétendre de bonne foi que dans l'édifice du temple est représentée l'Idée du temple en général ? Et pourtant, dans une telle oeuvre, si c'en est une, c'est bien la vérité qui est à l'oeuvre. Prenons comme autre exemple l'hymne de Hölderlin, Le Rhin. Qu'est-ce qui a été ici donné, et comment, pour être ensuite rendu dans le poème ? Encore qu'on admette ici assez difficilement l'idée d'un rapport d'ordre descriptif entre un “ déjà réel ” et l’œuvre d'art, l'opinion que l’œuvre copie quelque chose semble se voir confirmée de la meilleure façon par une oeuvre telle que le poème de C.F. Meyer La Fontaine romaine. LA FONTAINE ROMAINE Le jet s'élève, et puis retombe Remplissant la vasque de marbre Qui, sous un voile d'eau, déborde Dans l'espace d'une autre vasque ; Celle-ci, trop riche à son tour, Se répand encore en une autre. Et chacune, à la fois, prend et donne Verse et repose. (trad. Jean Beaufret) p 38-39 : “ Il ne s'agit ici ni de la reproduction poétique d'une fontaine réellement donnée ni de la représentation de l'essence générale d'une fontaine romaine. Mais la vérité est mise en oeuvre. Quelle vérité advient en l’œuvre ? La vérité peut-elle seulement advenir et être ainsi historique ? La vérité pourtant, comme chacun sait, est quelque chose d'intemporel, de supra-temporel. ” p 39 : “ Nous cherchons la réalité de l’œuvre d'art, pour y trouver réellement l'art qui s'y recèle. La réalité la plus proche de l'oeuvre, nous l'avons vu, c'est le soubassement chosique. Mais pour saisir cet élément chosique, les concepts traditionnels de chose sont insuffisants, car eux-mêmes passent à côté de la choséité. Le concept prédominant de chose, celui qui conçoit la chose comme matière informée, n'est pas même tiré de l'essence de la chose, mais de celle du produit. Il s'est révélé en outre que, de façon générale, l'être-produit jouit depuis fort longtemps d'une primauté toute particulière parmi les interprétations de l'étant. Cette primauté, qui n'a encore jamais été soumise à une réflexion quelconque, nous a alors poussé à reposer la question de l'être-produit, mais en prenant soin d'éviter les interprétations courantes. Ce qu'est le produit, une oeuvre nous l'a dit. Pour ainsi dire en sous-main, s'est dévoilé par là même ce qui, dans l’œuvre, est proprement à l’œuvre : l'ouverture de l'étant dans son être : l'avènement de la vérité. Si maintenant la réalité de l’œuvre ne peut être définie par rien d'autre que par ce qui est à l’œuvre dans l’œuvre, qu'en est-il de notre propos de rechercher l’œuvre d'art 129 en sa réalité ? Nous faisions fausse route, tant que nous nous attendions à trouver la réalité de l’œuvre d'abord dans le support chosique. Nous voilà donc devant un étrange résultat de nos réflexions, si même on peut appeler cela un résultat. Deux choses sont claires : “ P 40 : “ D'une part, les moyens de saisir le support chosique de l’œuvre, les concepts régnants de chose sont insuffisants. D'autre part, ce que nous voulions saisir comme réalité immédiate de l’œuvre, le support chosique, ne fait pas du tout partie, sur ce mode, de l’œuvre. Dès que nous avons une telle intention à l'égard de l’oeuvre, nous la comprenons inopinément comme un produit auquel nous accordons en outre une superstructure qui contiendrait l'élément artistique. Mais l’œuvre n'est pas un produit qui, par-delà son caractère de produit, serait encore pourvu d'une valeur esthétique. Cela, l’œuvre l'est aussi peu que la simple chose n'est un produit qui ne serait que dépourvu de son caractère propre : l'utilité et la fabrication. ” La façon même dont nous posions la question de l’œuvre se trouve ébranlée, parce que nous n'avons pas cherché l’œuvre, mais en partie une chose et en partie un produit. Mais cette manière de poser la question, ce n'est pas nous qui l'avons développée : c'est l'Esthétique. La façon dont elle considère à l'avance l’œuvre d'art ne sort pas du domaine de l'interprétation traditionnelle de l'étant. L'ébranlement de cette problématique habituelle n'est d'ailleurs pas l'essentiel. Ce qui importe, c'est un premier dégagement de la vue vers la nécessité de penser l'être de l'étant, si nous voulons que le côté proprement oeuvre de l’œuvre, le côté proprement produit du produit et le côté proprement chose de la chose se rapprochent de nous. Pour cela, il faut d'abord que tombent les barrières de l'unanimement admis comme allant de soi (das Selbstverständliche) et que soient écartés les pseudo-concepts habituels. Voilà pourquoi il nous fallait faire un détour, mais un détour qui, en même temps, nous a mis sur le chemin susceptible de nous mener vers une définition de ce qu'il y a de chosique dans l’œuvre. Il ne s'agit pas de nier ce côté chose de l’œuvre -, mais cette qualité de chose, précisément parce qu'elle fait partie de l'être-oeuvre de l’œuvre, veut être pensée à partir de ce qu'il y a de proprement oeuvre dans l’œuvre. S'il en est ainsi, le chemin vers une définition de la réalité chosique de l'oeuvre ne conduit pas de la chose à l'oeuvre, mais de l'oeuvre à la chose. ” P 41 : “ L'oeuvre d'art ouvre à sa guise l'être de l'étant. L'ouverture, c'est-à-dire la déclosion, c'est-à-dire la vérité de l'étant adviennent dans l'oeuvre. Dans l'oeuvre d'art, la vérité de l'étant s'est mise en oeuvre. L'art est la mise en oeuvre de la vérité. Qu'est donc la vérité elle-même, pour s'accomplir de temps en temps comme art ? Et qu'est-ce que cette mise en oeuvre ? L'OEUVRE ET LA VÉRITÉ P 41-42 : “ L'origine de l'oeuvre d'art, c'est l'art. Mais qu'est-ce que l'art ? L'art est réel dans l'oeuvre. C'est pourquoi nous recherchons d'abord la réalité de l'oeuvre. En quoi consiste-t-elle ? Les oeuvres d'art montrent universellement un côté chose, sous les formes les plus diverses. La tentative de saisir la choséité de l'oeuvre à l'aide des concepts courants a échoué. Non seulement parce que ces concepts de chose ne saisissent pas la choséité, mais parce qu'avec la question concernant le support chosique nous contraignons l'oeuvre en un lieu d'anticipation qui ne nous permet plus aucun accès à l'être-oeuvre de l'oeuvre. En somme, il est impossible de rien énoncer sur la choséité de l'oeuvre, tant que l'immanence pure (reines Insichstehen) de l'oeuvre ne s'est pas clairement manifestée. ” P 42 : “ Mais l'œuvre en elle-même est-elle jamais accessible ? Pour cela, il faudrait retrancher l'oeuvre de tous ses rapports avec ce qui n'est pas elle, pour la laisser, seule à elle-même, reposant en soi. Mais ceci n'est-il pas ce à quoi vise l'artiste ? L'oeuvre veut arriver par ses mains à son immanence pure. Dans le grand art, et c'est du grand art seulement qu'il est ici question, 130 l'artiste reste, par rapport à l'oeuvre, quelque chose d'indifférent, à peu près comme s'il était un passage pour la naissance de l'oeuvre, qui s'anéantirait lui-même dans la création. ” Les oeuvres elles-mêmes se trouvent donc dans les collections et les expositions. Mais sont-elles bien là en tant que les oeuvres qu'elles sont ? N'y sont-elles pas plutôt en tant qu'objets de l'affairement autour de l'art (Kunstbetrieb) ? On les met à la portée de la jouissance artistique publique et privée. Des autorités officielles ont soin des oeuvres et s'occupent de leur conservation. Critiques d'art et connaisseurs s'en occupent même intensément. Le commerce des objets d'art veille à pourvoir le marché. L'histoire de l'art transforme les oeuvres en objets d'une recherche scientifique. Mais, au milieu de tout cet affairement, rencontrons-nous encore les oeuvres ? ” P 42-43 : “ Les sculptures d'Égine au musée de Munich, l'Antigone de Sophocle dans la meilleure édition critique sont, en tant qu'oeuvres, arrachées au rayon de présence qui leur est propre. Leur ordre a beau être élevé, leur pouvoir d'impression imposant, leur interprétation sûre : placées dans la collection, elles sont retirées de leur monde. Même si nous nous efforçons d'annuler de tels déplacements, ou du moins de les éviter, par exemple en allant voir sur place le temple de Paestum ou la cathédrale de Bamberg le monde dont ces oeuvres faisaient partie s'est écroulé. ” P 43 : “ Le retrait et l'écroulement d'un monde sont à jamais irrévocables. Les oeuvres ne sont plus ce qu'elles ont été. Ce sont bien elles que nous voyons, mais elles sont elles-mêmes celles qui ont été (die Gewesenen). En tant que telles, elles nous font face sous la latitude de la tradition et de la conservation. Désormais, elles restent pour toujours de tels objets. Leur faire face est bien encore une conséquence de leur première immanence, mais non plus cette immanence même : elle s'est enfuie. Tout l'affairement autour des oeuvres d'art, si poussé et désintéressé qu'il soit, n'atteint jamais les oeuvres que dans leur être-objet. Mais l'être-objet n'est pas l'être-oeuvre. Mais alors l'oeuvre est-elle encore une oeuvre, si elle est placée en dehors de tout rapport ? N'appartient-il pas précisément à l'oeuvre de se situer à l'intérieur de rapports ? Sans doute, mais quels sont ces rapports ? Où donc l'oeuvre est-elle chez elle ? En tant qu'oeuvre, elle est chez elle uniquement dans le rayon qu'elle ouvre elle-même par sa présence. Car l'être-oeuvre de l'oeuvre ne déploie son être que dans une telle ouverture. Nous disions que, dans l'oeuvre, c'est l'avènement de la vérité qui est à l'oeuvre. Le renvoi au tableau de Van Gogh a essayé de nommer cet avènement. Il en est résulté la question de savoir ce qu'était la vérité et comment elle pouvait advenir. ” P 43-44 : “ Nous posons maintenant cette question de la vérité en considération de l'oeuvre. Pour nous familiariser avec ce qui, dans la question, est mis en question, il est nécessaire de rendre à nouveau visible l'avènement de la vérité. Nous choisissons à cet effet et à dessein une oeuvre qu'on ne compte pas parmi les oeuvres de l'art figuratif. ” P 44 : “ Un bâtiment, un temple grec, n'est à l'image de rien. Il est là, simplement, debout dans l'entaille de la vallée. Il renferme en l'entourant la statue du Dieu et c'est dans cette retraite qu'à travers le péristyle il laisse sa présence s'étendre à tout l'enclos sacré. Par le temple, le Dieu peut être présent dans le temple. Cette présence du Dieu est, en elle-même, le déploiement et la délimitation de l'enceinte en tant que sacrée. Le temple et son enceinte ne se perdent pas dans l'indéfini. C'est précisément l'oeuvre-temple qui dispose et ramène autour d'elle l'unité des voies et des rapports, dans lesquels naissance et mort, malheur et prospérité, victoire et défaite, endurance et ruine donnent à l'être humain la figure de sa destinée. L'ampleur ouverte de ces rapports dominants, c'est le monde de ce peuple historial. A partir d'elle et en elle, il se retrouve pour l'accomplissement de sa destinée. ” P 44-45 : “ Sur le roc, le temple repose sa constance. Ce “ reposer sur ” fait ressortir l'obscur de son support brut et qui pourtant n'est là pour rien. Dans sa constance, l'oeuvre bâtie tient tête à 131 la tempête passant au-dessus d'elle, démontrant ainsi la tempête elle-même dans toute sa violence. L'éclat et la lumière de sa pierre, qu'apparemment elle ne tient que par la grâce du soleil, font ressortir la clarté du jour, l'immensité du ciel, les ténèbres de la nuit. Sa sûre émergence rend ainsi visible l'espace invisible de l'air. La rigidité inébranlable de l'oeuvre fait contraste avec la houle des flots de la mer, faisant apparaître, par son calme, le déchaînement de l'eau. L'arbre et l'herbe, l'aigle et le taureau, le serpent et la cigale ne trouvent qu'ainsi leur figure d'évidence, apparaissant comme ce qu'ils sont. Cette apparition et cet épanouissement mêmes, et dans leur totalité, les Grecs les ont nommés très tôt . Ce nom éclaire en même temps ce sur quoi et en quoi l'homme fonde son séjour. Cela, nous le nommons la Terre. De ce que ce mot dit ici, il faut écarter aussi bien l'image d'une masse matérielle déposée en couches que celle, purement astronomique, d'une planète. La Terre, c'est le sein dans lequel l'épanouissement reprend, en tant que tel, tout ce qui s'épanouit. En tout ce qui s'épanouit, la Terre est présente en tant que ce qui héberge. ” P 45 : “ Debout sur le roc, l'oeuvre qu'est le temple ouvre un monde et, en retour, l'établit sur la terre, qui, alors seulement, fait apparition comme le sol natal (heimatlicher Grund). Car jamais les hommes et les animaux, les plantes et les choses ne sont donnés et connus en tant qu'objets invariables, pour fournir ensuite incidemment au temple, qui serait venu lui aussi, un jour, s'ajouter aux autres objets, un décor adéquat. Nous nous rapprochons beaucoup plus de ce qui est, si nous pensons tout cela de façon inverse, à condition, bien sûr, que nous sachions voir avant tout comment tout se tourne autrement vers nous. Le simple renversement (Umkehren), effectué pour lui-même, ne donne rien. ” P 45-46 : “ C'est le temple qui, par son instance, donne aux choses leur visage, et aux hommes la vue sur eux-mêmes. Cette vue reste ouverte aussi longtemps que l'oeuvre est oeuvre, aussi longtemps que le Dieu ne s'en est pas enfui. Il en est de même pour la statue du Dieu, que l'agoniste vainqueur lui consacre. Ce n'est pas une représentation du Dieu, destinée à fixer les idées quant à l'aspect extérieur du Dieu. C'est une oeuvre qui laisse advenir à la présence le Dieu lui-même, et qui est ainsi le Dieu lui-même. De même pour l'oeuvre de la parole (das Sprachwerk). Dans la tragédie, il ne s'agit ni de présentation ni de représentation. La tragédie est le lieu de la lutte entre anciens et nouveaux dieux. Quand l'oeuvre de la parole s'instaure dans le dire d'un peuple, c'est sans discourir qu'elle dit cette lutte ; elle transforme le dire du peuple de telle façon que, désormais, chaque parole essentielle mène elle-même cette lutte et décide du sacré et du profane, du grand et du petit, du hardi et du lâche, du noble et de l'inconsistant, du maître et de l'esclave (cf. Héraclite, fragment 53). P 46 : “ En quoi consiste donc l'être-oeuvre de l'oeuvre ? Sans perdre de vue ce que nous venons d'indiquer assez grossièrement, précisons tout d'abord deux traits essentiels de l'oeuvre. Partons pour cela de l'immédiate tangibilité de l'oeuvre, à savoir de ce côté chose bien connu qui fournit un certain appui à notre comportement habituel par rapport à l'oeuvre. ” P 46-47 : “ Quand on place une oeuvre dans une collection ou dans une exposition, on dit aussi qu'on l'installe. Mais cette installation est essentiellement différente de l'installation au sens de construire un monument, d'ériger une statue, ou même de jouer une tragédie lors de la célébration de la fête. L'installation comme telle signifie : ériger pour vouer et glorifier. Installer, ici, ce n'est plus aménager quelque chose quelque part. Vouer veut dire consacrer, au sens où, par l'installation de l'oeuvre, le sacré est ouvert en tant que sacré, et le Dieu appelé dans l'ouvert de sa présence. Au votif appartient la glorification qui est considération de la dignité et de la splendeur du Dieu. La dignité et la splendeur ne sont pas des qualités accessoires, derrières lesquelles se trouve le véritable Dieu. C'est dans la dignité et dans la splendeur que le Dieu est présent. Et dans le rayonnement issu de cette splendeur brille, c'est-à-dire s'ouvre en lumière (lichtet sich), ce que nous appelions le monde. Ériger veut dire : ouvrir la rectitude correcte dans le sens des directives que nous donne l'essentiel en tant que mesure. Mais comment se fait-il que l'installation de l'oeuvre soit une érection votive et glorifiante ? Parce que l’oeuvre en son être-oeuvre le requiert. Comment l'oeuvre peut-elle requérir une telle installation ? Parce qu'elle 132 est elle même installante en son être-oeuvre. Qu'installe donc l'oeuvre en tant qu'oeuvre ? Quand l'oeuvre d'art en elle-même se dresse, alors s'ouvre un Monde, dont elle maintient à demeure le règne. ” P 47 : “ Etre-oeuvre signifie donc : installer un monde. Mais qu'est cela, un monde ? Nous l'avons esquissé en parlant du temple. Sur le chemin qu'il nous faut suivre ici, nous ne pouvons qu'indiquer ce qu'est un monde. Et encore, cette indication doit se borner à écarter ce qui pourrait troubler la vue de l'essentiel. ” P 47-48 : “ Un monde, ce n'est pas le simple assemblage des choses données, dénombrables et non dénombrables, connues ou inconnues. Un monde, ce n'est pas non plus un cadre figuré qu'on ajouterait à la somme des étants donnés. Un monde s'ordonne en monde (Welt weltet), plus étant que le palpable et que le préhensible où nous nous croyons chez nous. Un monde n'est jamais un objet consistant placé devant nous pour être pris en considération. Un monde est le toujours inobjectif sous la loi duquel nous nous tenons, aussi longtemps que les voies de la naissance et de la mort, de la grâce et de la malédiction nous maintiennent en l'éclaircie de l'être. Là où se décident les options essentielles de notre Histoire, que nous recueillons ou délaissons, que nous méconnaissons ou mettons à nouveau en question, là s'ordonne un monde. Une pierre n'a pas de monde. Les plantes et les animaux, également, n'ont pas de monde, mais ils font partie de l'afflux voilé d'un entourage qui est leur lieu. La paysanne, au contraire, a un monde parce qu'elle séjourne dans l'ouvert de l'étant. Le produit, dans sa solidité, confère à ce monde une nécessité et une proximité propres. L'ouverture d'un monde donne aux choses leur mouvement et leur repos, leur éloignement et leur proximité, leur ampleur et leur étroitesse. Dans l'ordonnance du monde est rassemblée l'ampleur à partir de laquelle la bienveillance sauvegardante des dieux s'accorde ou se refuse. Et même la fatalité de l'absence du Dieu est encore un mode de l'ordonnance du monde. ” P 48 : “ En étant oeuvre, l'oeuvre établit l'espace de cette ampleur. Établir l'espace signifie ici : libérer la plénitude de l'ouvert en son espace, et arranger cette plénitude dans l'ensemble de ses traits. Cet arranger se déploie à partir de l'ériger dont il vient d'être question. L'oeuvre en tant qu'oeuvre érige un monde. L'oeuvre maintient ouvert l'ouvert du monde. Mais l'érection d'un monde n'est que l'un des deux traits essentiels de l'être-oeuvre de l'oeuvre. Nous essaierons de rendre visible l'autre de la même façon : à partir de l'immédiate tangibilité de l'oeuvre. ” P 48-49 : “ Lorsqu'une oeuvre advient à la réalité en telle ou telle “ matière ”, pierre, bois, métal, parole, son -on dit aussi qu'elle en est faite [ car on l'a fait venir à telle ou telle réalité (de bois, de pierre, etc.) ]. Mais, de même que l'oeuvre exige son installation au sens de l'érection votive et glorifiante, parce que l'être-oeuvre de l'oeuvre réside en la mise en place d'un monde, de même ce faire-venir est nécessaire parce que l'être-oeuvre de l'oeuvre possède lui-même ce trait du faire-venir (Herstellung). En tant qu'oeuvre, l'oeuvre en son essence fait venir. Mais qu'est-ce que l'oeuvre fait venir ? Nous n'apprenons à l'expérimenter qu'en suivant le processus tangible du faire-venir, qu'on appelle communément la création des oeuvres. ” P 49 : “ A l'être-oeuvre appartient la mise en place d'un monde. Quelle est maintenant - dans la sphère de cette détermination - l'essence de ce qu'on nomme d'ordinaire le matériau du travail (der Werkstoff) ? Parce qu'il est déterminé par l'utilité, le produit prend ce en quoi il consiste, la matière, à son service. Pour la production du produit, par exemple de la hache, on utilise de la pierre et on l'use. Elle disparaît dans l'utilité. La matière est d'autant meilleure et appropriée qu'elle offre moins de résistance à sa disparition dans l’être-produit du produit. L'oeuvre-temple, au contraire, en installant un monde, loin de laisser disparaître la matière, la fait bien plutôt ressortir : à savoir dans l'ouvert du monde de l'oeuvre. Le roc supporte le temple et repose en lui-même et c'est ainsi seulement qu'il devient roc ; les métaux arrivent à leur resplendissement et à leur scintillation, les couleurs à leur éclat, le son à la résonance, la parole au dire. Tout cela peut ressortir comme tel dans la mesure où l'oeuvre s'installe en retour dans la masse et dans la 133 pesanteur de la pierre, dans la fermeté et dans la flexibilité du bois, dans la dureté et dans l'éclat du métal, dans la lumière et dans l'obscur de la couleur, dans le timbre du son et dans le pouvoir nominatif de la parole. ” P 49-50 : “ Ce vers où l'oeuvre se retire, et ce qu'elle fait ressortir par ce retrait, nous l'avons nommé la terre. Elle est ce qui, ressortant, reprend en son sein (das Hervorkommend-Bergende). La terre est l'afflux infatigué et inlassable de ce qui est là pour rien. Sur la terre et en elle, l'homme historial fonde son séjour dans le monde. Installant un monde, l'oeuvre fait venir la terre (Indem das Werk eine Welt aufstellt, stellt es die Erde her). Ce faire-venir doit être pensé en un sens rigoureux. L'oeuvre porte et maintient la terre elle-même dans l'ouvert d'un monde. L’oeuvre libère la terre pour qu'elle soit une terre. ” P 50 : “ Mais comment se fait-il que ce faire-venir la terre s'accomplisse par le retrait de l'oeuvre en elle ? Qu'est donc la terre pour parvenir à l'éclosion précisément de cette manière ? La pierre pèse, et manifeste ainsi sa lourdeur. Mais pendant que cette pesanteur vient à nous, elle refuse en même temps toute intrusion en elle. Si nous essayons pourtant d'y pénétrer, en cassant le roc, ses morceaux brisés ne montrent jamais quelque chose d'interne qui se serait ouvert à nos yeux. La pierre s'est aussitôt retirée en ses morceaux, dans la même pesanteur sourde et massive. Si nous tentons de saisir cette pesanteur par un autre moyen, en plaçant la pierre sur une balance, nous ne faisons entrer la pesanteur que dans le calcul d'un poids. Cette détermination de la pierre peut être très exacte, mais elle reste un chiffre, et la pesanteur nous a échappé. La couleur irradie, et ne veut qu'irradier. Si nous la décomposons, par une intelligente mesure, en nombre de vibrations, alors elle a disparu. Elle ne se montre que si elle reste non décelée et inexpliquée. La terre fait ainsi se briser contre elle-même toute tentative de pénétration. Elle fait tourner en destruction toute indiscrétion calculatrice. Celle-ci peut bien revêtir l'apparence de la domination et du progrès en prenant la figure de l'objectivation technico-scientifique de la nature : elle n'en reste pas moins une impuissance du vouloir. Ouverte dans le clair de son être, la terre n'apparaît comme elle-même que là où elle est gardée et sauvegardée en tant que l'indécelable par essence, qui se retire devant tout décel, c'est-à-dire qui se retient en constante réserve. Toutes les choses de la terre, elle-même en son tout, s'écoulent dans un unisson de réciprocité. Mais cet écoulement n'aboutit pas à l'indistinction. Ce qui coule ici, c'est le courant de la délimitation, qui limite chaque présent en sa présence. Ainsi, en chacune des choses indécelables, se déploie une égale ignorance de soi. La terre est par essence ce qui se renferme en soi. Faire-venir la terre signifie : la faire venir dans l'ouvert en tant que ce qui se renferme en soi. ” P 51 : “ Ce faire-venir la terre, c'est l'oeuvre qui l'accomplit en s'y installant en retour. Ce retrait en soi-même de la terre n'est aucunement une fermeture uniforme et rigide : bien au contraire, il se déploie en une plénitude inépuisable et simple de formes et de guises. Pourtant le sculpteur use bien de la pierre comme le fait, encore qu'à sa manière, le maçon. Mais il ne l'utilise pas. Cela n'arrive, en un sens, que lorsque l'oeuvre échoue. De même, le peintre use bien de couleurs, mais de telle sorte que leur coloris non seulement n'est pas consommé, mais parvient par là même à l'éclat. Et le poète use bien de mots, mais non pas comme ceux qui parlent ou écrivent communément et, ainsi, usent nécessairement les mots. Il en use de telle sorte que le mot devient et reste vraiment une parole. ” Nulle part, dans l'oeuvre, quelque chose comme un matériau de travail n'a place. Il demeure même douteux que, dans la détermination essentielle du produit, le mot de matière soit suffisant pour atteindre dans son essence ce en quoi le produit est fabriqué. ” P 51-52 : “ Mettre en place un monde et faire-venir la terre sont deux traits essentiels dans l'être-oeuvre de l'oeuvre. Ils s'appartiennent l'un l'autre dans l'unité de l'être-oeuvre. Nous recherchons cette unité lorsque nous pensons l'immanence de l’oeuvre et tentons de dire le calme contenu et le recueil de reposer sur soi. ” 134 P 52 : “ Mais, à supposer qu'il y ait là quelque chose de fondé, ne venons-nous pas, avec ces traits essentiels, de caractériser dans l'oeuvre non pas un repos, mais bien plutôt un avènement ? Qu'est-ce, en effet, que le repos, sinon le contraire du mouvement ? Bien sûr. Mais il n'est pas un contraire qui exclut le mouvement : il l'inclut. Seul ce qui se meut est susceptible de repos. Au mode de mouvement correspond le mode de repos. Si l'on comprend le mouvement comme simple changement de lieu d'un corps, le repos n'est évidemment que le cas limite du mouvement. Si le repos inclut le mouvement, il peut y avoir un repos qui est une condensation intime de mouvement, donc suprême motilité, à supposer que le genre du mouvement donné exige un tel repos. Le repos de l'oeuvre reposant en elle-même est précisément de ce genre. Nous nous approcherons donc de ce repos si nous arrivons à saisir complètement la notion de l'avènement dans l'être-oeuvre. La question se pose ainsi : quel rapport y a-t-il entre l'installation d'un monde et le faire-venir de la terre, au sein de l'oeuvre elle-même ? ” P 52-53 : “ Le monde est l'ouverture ouvrant toute l'amplitude des options simples et décisives dans le destin d'un peuple historial. La terre est la libre apparition de ce qui se referme constamment sur soi, reprenant ainsi en son sein. Monde et terre sont essentiellement différents l'un de l'autre, et cependant jamais séparés. Le monde se fonde sur la terre, et la terre surgit au travers du monde. Cependant, la relation entre monde et terre ne décrépit point en une vide unité d'opposés qui ne se concernent en rien. Reposant sur la terre, le monde aspire à la dominer. En tant que ce qui s'ouvre, il ne tolère pas d'occlus. La terre, au contraire, aspire, en tant que reprise sauvegardante, à faire entrer le monde en elle et à l'y retenir. ” P 53 : “ L'affrontement entre monde et terre est un combat. Nous faussons trop facilement l'essence du combat en la confondant avec la discorde et la dispute ; ainsi nous ne connaissons le combat que comme trouble et destruction. Mais dans le combat essentiel, les parties adverses s'élèvent l'une l'autre dans l'affirmation de leur propre essence. L'auto-affirmation (Selbstbehauptung) de l'essence n'est cependant jamais le raidissement dans un état accidentel, mais l'abandon de soi dans l'originalité réservée de la provenance de l'être propre. Dans le combat, chacun porte l'autre au-dessus de lui-même. Le combat devient ainsi de plus en plus combat, de plus en plus ce qu'il est en propre. Plus âprement le combat s'exalte lui-même, plus rigoureusement les antagonistes se laissent aller à l'intimité du simple s'appartenir à soi-même. La terre ne peut renoncer à l'ouvert du monde si elle doit apparaître elle-même, comme terre, dans le libre afflux de son retrait en soi-même. Le monde, à son tour, ne peut se détacher de la terre s'il lui faut - en tant qu'ordonnante amplitude et trajectoire de toute destinée essentielle - se fonder sur quelque chose d'arrêté. ” P 53-54 : “ Dans la mesure où l'oeuvre érige un monde et fait venir la terre, elle est instigatrice de ce combat. Ceci ne se fait pas pour qu'aussitôt elle l'apaise et l'étouffe par un insipide arrangement, mais pour que le combat reste combat. Installant un monde et faisant venir la terre, l'oeuvre accomplit ce combat. L'être-oeuvre de l'oeuvre réside dans l'effectivité du combat entre monde et terre. Le combat parvient à son apogée dans la simplicité de l'intime ; voilà pourquoi l'unité de l'oeuvre advient dans l'effectivité du combat. L'effectivité du combat, c'est le rassemblement du mouvement de l'oeuvre qui se dépasse constamment lui-même. C'est pourquoi le calme de l'oeuvre reposant en elle-même a son essence dans l'intimité du combat. ” P 54 : “ Ce n'est qu'à partir de ce repos de l'oeuvre que nous commençons à entrevoir ce qui, dans l'oeuvre, est à l'oeuvre. Que ce soit la vérité n'était jusqu'ici qu'une thèse anticipée. Comment se produit dans l'être-oeuvre, c'est-à-dire, maintenant, dans l'effectivité du combat, l'avènement de la vérité ? Qu'est-ce que la vérité ? La négligence avec laquelle nous nous abandonnons à l'usage de ce mot fondamental montre combien piètre et plate est notre connaissance de l'essence de la vérité. Par vérité, on entend le plus souvent “ cette vérité-ci ” à côté de telle autre. Cela signifie : quelque chose de vrai. Vraie, une connaissance peut l'être, qui s'énonce en une phrase. Mais on dit aussi de choses qu'elles 135 sont vraies, quand on parle, par exemple, d'or véritable, par opposition à l'or faux. L'or vrai, c'est ici l'or authentique, l'or réel. Que veut-on dire ici par “ réel ” ? Pour nous, est réel ce qui est en vérité. Est vrai ce qui correspond au réel ; est réel ce qui est en vérité. Le cercle s'est à nouveau fermé. ” P 54-55 : “ Que signifie “ en vérité ” ? La vérité, c'est l'essence du vrai. A quoi pensons-nous quand nous disons essence ? Habituellement, l'essence du vrai passe pour le dénominateur commun de tout ce qui est vrai. L'essence se présente à nous comme la notion du caractère général et générique qui représente l'Un valant pour plusieurs. Mais cette essence indifférente (essence au sens d'essentia) n'est que l'essence précisément inessentielle. En quoi consiste alors l'essence essentielle de quelque chose ? Elle réside probablement en ce que l'étant est en vérité. L'essence vraie d'une chose se définit à partir de son être véritable, à partir de la vérité de l'étant donné. Cependant, nous ne cherchons pas ici la vérité de l'essence, mais l'essence de la vérité. Nous voilà pris en un étrange réseau. N'est-ce qu'une étrangeté ; peut-être même seulement la vide subtilité d'un jeu de concepts ou bien ne serait-ce pas plutôt - un abîme ? ” P 55 : “ Il faut penser la vérité au sens de l'essence du vrai. Nous la pensons à partir de la récollection du mot grec en tant qu'il désigne l'être à découvert de l'étant. Mais est-ce là déjà une détermination de l'essence de la vérité ? Ne voulons-nous pas faire passer la simple adoption d'un autre nom, être à découvert au lieu de vérité, pour une caractérisation de toute la chose ? Il ne s'agit assurément que d'un simple échange de mots, aussi longtemps que nous ne comprenons pas ce qui doit être advenu pour que nous sentions la nécessité de dire l'essence de la vérité dans le mot : Unverborgenheit. ” Faut-il pour cela une renaissance de la philosophie grecque ? Nullement. Une renaissance, même si cette impossibilité était possible, ne nous serait d'aucun secours ; car l'histoire secrète de la philosophie grecque réside, dès le début, en ceci qu'elle ne reste pas conforme à l'essence de la vérité faisant éclair dans le mot et qu'elle doit, en conséquence, situer son savoir et son dire de l'essence de la vérité de plus en plus sur le plan annexe de la mise en question d'une essence dérivée de la vérité. L'essence de la vérité en tant reste impensée dans la pensée grecque et, encore plus, dans la philosophie qui lui succède. L'être à découvert est, pour la pensée, ce qu'il y a de plus clos dans le Dasein grec, mais, simultanément, ce qui y est présence dès son aurore. ” P 55-56 : “ Mais pourquoi ne pas nous tenir à l'essence de la vérité qui nous est familière depuis des siècles ? La vérité, c'est aujourd'hui, et depuis longtemps, la concordance de la connaissance avec son objet. Cependant, pour que la connaissance et la phrase qui l'énonce et la met en forme puissent se régler sur la chose à connaître ; pour que la chose gagne un caractère de contrainte pour l'énoncé, il faut bien d'abord que la chose elle-même se manifeste en tant que telle. Comment devrait-elle se manifester, si ce n'est par la possibilité de sortir hors de sa réserve, si elle ne se situe pas elle-même dans l’être à découvert ? Une thèse est vraie lorsqu'elle se règle sur ce qui est à découvert, c'est-à-dire sur ce qui est vrai. La vérité d'une thèse est toujours, et n'est jamais rien que cet ajustement. Les concepts critiques de la vérité qui, depuis Descartes, partent de la vérité comme certitude, ne sont que des variations de la détermination de la vérité comme justesse (Richtigkeit). Mais cette essence de la vérité qui nous est si courante - la justesse de la représentation - est de fond en comble conditionnée par la vérité comme éclosion primaire de l'étant. ” P 56-57 : “ Quand nous saisissons ici et ailleurs la vérité comme être à découvert, nous ne faisons pas que nous réfugier dans une traduction plus littérale d'un mot grec : nous méditons et nous nous rappelons quel non-appréhendé, quel impensé est au fond de l'essence courante, et par conséquent usée, de la vérité au sens de justesse. Il arrive bien, de temps en temps, que l'on condescende à s'avouer que pour prouver et comprendre la justesse (vérité) d'un énoncé, on ne peut évidemment s'empêcher de remonter à quelque chose de déjà manifeste : on ne saurait, en effet, se passer de cette condition préalable. Tant que nous parlons et opinons ainsi, nous 136 continuons de comprendre la vérité comme justesse, laquelle, il est vrai, exige en outre une condition préalable que nous-même posons sans trop savoir comment ni pourquoi. ” P 57 : “ Or, précisément, ce n'est pas nous qui effectuons la vérité comme être à découvert de l'étant, mais c'est de là que nous sommes déterminés à une essence telle que c'est nous qui, dans nos représentations, sommes assignés à une telle éclosion. Non seulement ce sur quoi une connaissance s'ajuste doit déjà, d'une manière ou d'une autre, être à découvert, mais aussi toute la région où ce “ se régler sur quelque chose ” se meut, ainsi que ce pour quoi une adéquation de la thèse à la chose devient manifeste, doivent déjà se dérouler en entier dans l'ouvert. Nous, et toutes nos représentations adéquates, ne serions rien et ne pourrions même pas présupposer qu'il y ait déjà quelque chose de manifeste à quoi nous conformer, si l'éclosion de l'étant ne nous avait pas déjà exposés en cette éclaircie où tout étant vient se tenir pour nous, et à partir de laquelle tout étant se retire. Mais comment cela se passe-t-il ? Comment la vérité advient-elle à découvert ? Essayons d'abord de dire ce qu'est cette déclosion elle-même. Les choses sont, et les hommes, les dons et le sacrifice sont, l'animal et la plante, le produit et l'oeuvre sont. L'étant se tient en l'être. L'être est régi comme par un fatum voilé suspendu entre ce qui a figure de dieu et ce qui s'oppose au divin. L'homme est impuissant à maîtriser une large part de l'étant. Peu de chose seulement est reconnu. Le connu reste une approximation, ce qu'on domine n'est malgré tout pas sûr. Jamais l'étant, comme il pourrait trop facilement sembler, n'est en notre puissance ; encore moins est-il notre représentation. Si nous recueillons tout ceci en Un, alors, semble-t-il, nous saisissons, encore que de manière assez grossière, tout ce qui est. ” P 58 : “ Et pourtant, en dépassement de l'étant, non pour s'en éloigner, mais le devançant jusqu'à lui, quelque chose d'autre arrive encore. Au milieu de l'étant dans son Tout se déclôt une place vacante. Une clairière s'ouvre. Pensée à partir de l'étant, elle est plus étante que lui. Ce foyer d'ouverture n'est donc pas circonscrit par l'étant, mais c'est lui, radieusement, qui décrit autour de l'étant, tel le Rien que nous connaissons à peine, son cercle. L'étant ne peut être en tant qu'étant que s'il prend place et ressort dans le clair de cette éclaircie. Seule cette éclaircie confère et assure, à nous autres hommes, un passage vers l'étant que nous ne sommes pas, ainsi que l'accès à l'étant que nous sommes nous-mêmes. Grâce à cette éclaircie, l'étant est dévoilé en une certaine et changeante mesure. Mais même voilé, l'étant ne peut l'être que dans l'espace de jeu de l'éclairci. Tout étant qui vient à notre rencontre et nous accompagne maintient cette opposition insolite de la présence, en se retenant toujours à la fois en une réserve. L'éclaircie où l'étant vient se tenir est en elle-même à la fois réserve. Mais la réserve déploie son ordre au milieu de l'étant sur un double mode. ” P 58-59 : “ L'étant se refuse à nous jusqu'à ce point de simplicité et, en apparence, de modicité que nous ne rencontrons nulle part mieux que quand, d'un étant, nous ne pouvons plus que dire : il est. La réserve comme refus est à chaque fois déjà quelque chose de plus que simplement la limite de la connaissance : il est le début de l'éclaircie de l'ouvert. Mais en même temps, il y a aussi une réserve - d'un autre genre, il est vrai - à l'intérieur de l'éclaircie. De l'étant se glisse devant l'étant, l'un voile l'autre, celui-là obscurcit celui-ci, peu de chose en masque beaucoup, l'isolé renie le tout. Ici, la réserve n'est pas le simple refus ; l'étant apparaît bien : mais il se donne pour autre qu'il n'est. ” P 59 : “ Cette réserve-ci, c'est la dissimulation. Si l'étant n'était pas dissimulé par de l'étant, nous ne pourrions pas nous méprendre à son sujet, soit en voyant faux, soit en nous fourvoyant - nous ne pourrions jamais perdre la mesure. Que l'étant en tant qu'apparence puisse égarer, voilà la condition pour que nous puissions nous tromper : et non l'inverse. 137 La réserve peut être un refus, ou n'être que dissimulation. Nous n'avons jamais la certitude directe de savoir si elle est l'un, ou si elle est l'autre. La réserve se réserve et se dissimule elle-même. Cela veut dire : le lieu ouvert au milieu de l'étant, l'éclaircie, n'est jamais une scène rigide au rideau toujours levé et sur laquelle se déroulerait le jeu de l'étant. C'est bien plutôt l'éclaircie qui n'advient que sous la forme de cette double réserve. L'être à découvert de l'étant, ce n'est jamais un état qui serait déjà là, mais toujours un avènement. Être à découvert (vérité) est aussi peu une qualité des choses - au sens de l'étant - qu'il n'est une qualité des énoncés. ” P 59-60 : “ Dans le cercle immédiat de l'étant qui nous entoure, nous nous croyons chez nous. L'étant y est familier, solide, assuré. Néanmoins, une perpétuelle réserve court à travers l'éclaircie sous la double forme du refus et de la dissimulation. L'assuré, au fond, n'est pas assuré ; il n'est pas rassurant du tout. L'essence de la vérité, c'est-à-dire de l'être à découvert, est régie par un suspens. Ce suspens n'est point un manque ou un défaut, comme si la vérité était tenue de n'être qu'une vaine éclosion s'étant défaite de toute réserve. Si elle pouvait cela, elle ne serait plus elle-même. Il appartient à l'essence de la vérité comme être à découvert de se suspendre sur le mode de la double réserve. La vérité est, en son essence, non-vérité. Cela est dit ainsi pour montrer, avec une netteté peut-être déconcertante, qu'il appartient à l'ouvert, en tant qu'éclaircie, de se suspendre sur le mode de la réserve. Par contre, la phrase : l'essence de la vérité, c'est la non-vérité, ne veut pas dire que la vérité soit, au fond, fausseté. Elle ne veut pas dire non plus, en une représentation dialectique, que la vérité n'est jamais elle-même, mais toujours aussi son contraire. ” P 60 : “ La vérité se déploie en tant qu'elle-même, dans la mesure où le suspens secret qu'est la réserve accorde, comme refus, la provenance perpétuelle de l'éclaircie, et dans la mesure où, en tant que dissimulation, il assigne à toute éclaircie l'incessante âpreté qu'est le lot de pouvoir s'égarer. Le suspens secret de la réserve veut nommer ce jeu adverse à l'intérieur de l'essence de la vérité, qui réside, dans l'essence de la vérité, entre éclaircie et réserve. C'est là l'opposition même du combat originel. L'essence de la vérité est en elle-même la source de ce combat où se conquiert le milieu ouvert dans lequel l'étant vient se tenir, et à partir duquel il se dérobe en lui-même. ” P 60-61 : “ Cet ouvert advient au milieu de l'étant. Il manifeste un trait essentiel que nous avons déjà nommé. De l'ouvert fait partie un monde, et la terre. Mais le monde n'est pas tout simplement l'ouvert correspondant à l'éclaircie ; la terre n'est pas l'indécelable correspondant à la réserve. Le monde, c'est bien plutôt l'éclaircie de l'orbite des injonctions essentielles, dans laquelle toute décision s'ordonne. Mais toute décision se fonde sur un non-maîtrisé, sur quelque chose de secrètement égarant : autrement, elle ne serait jamais décision. La terre, à son tour, n'est pas simplement l'indécelable, mais ce qui s'épanouit en tant que ce qui se referme sur soi. ” Monde et terre sont en eux-mêmes, chacun selon son essence, de nature combative et adverse. Ce n'est qu'en tant que tels qu'ils peuvent entrer dans le combat de l'éclaircie et de la réserve. ” P 61 : “ La terre ne surgit à travers le monde, le monde ne se fonde sur la terre que dans la mesure où la vérité advient comme le combat originel entre éclaircie et réserve. Mais comment la vérité advient-elle ? Réponse : elle advient en quelques rares modes essentiels. Un des modes dans lesquels la vérité se déploie, c'est l'être-oeuvre de l'oeuvre. Installant un monde et faisant venir la terre, l'oeuvre est la bataille où est conquise la venue au jour de l'étant dans sa totalité, c'est-à-dire la vérité. La vérité advient en l'instance du temple. Cela ne signifie pas que quelque chose soit ici représenté conformément à la réalité, mais bien que l'étant en son tout est amené à l'ouvert et maintenu en lui. Maintenir (halten) a pour premier sens garder (hüten). Dans la peinture de Van Gogh, la vérité advient. Cela ne veut pas dire qu'un étant quelconque y est dépeint en toute exactitude, mais que, dans le devenir-manifeste de l'être-produit des souliers, l'étant dans sa totalité, monde et terre en leur jeu réciproque, parviennent à l'éclosion. ” 138 P 61-62 : “ Dans l'oeuvre, c'est la vérité qui est à l'oeuvre, et non pas seulement quelque chose de vrai. Le tableau qui montre les chaussures de paysan, le poème qui dit la fontaine romaine, ne font pas seulement savoir - a proprement parler, ils ne font rien savoir du tout - ce que cet étant particulier est en tant que tel ; ils font advenir de l'éclosion comme telle, en relation avec l'étant en son entier. Plus simplement et essentiellement les seules chaussures, plus sobrement et purement la seule fontaine entrent et s'épanouissent dans leur essence, plus immédiatement et manifestement l'étant tout entier gagne avec elles plus d'être. L'être se refermant sur soi est ainsi éclairci. Il ordonne la lumière de son paraître dans l'oeuvre. La lumière du paraître ordonnée en l'oeuvre, c'est la beauté. La beauté est un mode d'éclosion de la vérité. ” P 62 : “ Voilà donc, à quelques égards, l'essence de la vérité saisie de façon plus précise. Ce qui, dans l'oeuvre, est à l'oeuvre devrait donc être devenu plus clair. Cependant, l'être-oeuvre de l'oeuvre à présent visible ne nous dit toujours rien sur cette réalité s'imposant de façon si proche : ce qu'il y a de proprement chose dans l'oeuvre. Il semble presque que notre intention exclusive : saisir le plus purement possible comment l'oeuvre repose en elle-même, nous ait complètement fait oublier un fait primordial, à savoir que l'oeuvre reste toujours une oeuvre, ce qui veut bien dire : quelque chose d'oeuvré. Si quelque chose caractérise une oeuvre comme telle, c'est bien d'avoir été créée. Dans la mesure où l'oeuvre est créée, et où cette création a besoin d'un milieu à partir duquel et dans lequel elle crée, il échoit à l'oeuvre un caractère de chose. C'est incontestable. Il n'en reste pas moins une question : comment l'être-créé fait-il partie de l'oeuvre ? Ceci ne peut s'éclaircir que si deux choses sont préalablement tirées au clair : 1) Que signifie ici être-créé et créer, par opposition à la fabrication et à l'être-fabriqué ? 2) En quoi réside l'essence intime de l'oeuvre elle-même, à partir de laquelle seulement on peut évaluer dans quelle mesure l'être-créé lui appartient et dans quelle mesure celui-ci détermine l'être-oeuvre de l'oeuvre ? p 62-63 : “ Nous pensons ici “ créer ” toujours par rapport à l'oeuvre. L'avènement de la vérité appartient à l'essence de l'oeuvre. D'avance, nous déterminons l'essence de la création à partir de son rapport à l'essence de la vérité comme mise au jour de l’étant. L'appartenance de l'être-créé à l'oeuvre ne peut être mise en lumière qu'à partir d'un éclairement encore plus originel de l'essence de la vérité. La question de la vérité et de son essence se pose à nouveau. ” p 63 : “ Il nous faut la reposer, si nous ne voulons pas que la phrase - dans l'oeuvre c'est la vérité qui est à l'oeuvre, reste une simple affirmation gratuite. Il nous faut même à présent, et seulement à présent, la reprendre plus essentiellement : dans quelle mesure y a-t-il, enfin, dans l'essence de la vérité, une aspiration vers quelque chose de tel qu'une oeuvre ? Quelle est l'essence de la vérité, pour pouvoir être mise en oeuvre, ou même, sous certaines conditions, pour qu'il lui faille être mise en oeuvre afin d'être en tant que vérité ? La mise en oeuvre de la vérité, nous la définissions pourtant comme l'essence de l'art. C'est pourquoi la question à poser en dernier lieu est : Qu'est donc la vérité, pour pouvoir advenir ou même pour devoir advenir comme art ? Dans quelle mesure y a-t-il enfin de l'art ? LA VÉRITÉ ET L’ART P 63-64 : “ L'origine de l'oeuvre d'art et de l'artiste, c'est l'art. L'origine est la provenance de l'essence où se déploie l'être d'un étant. Qu'est-ce que l'art ? Nous cherchons son essence dans l'oeuvre réelle. La réalité de l'oeuvre s'est définie à partir de ce qui, dans l’oeuvre est à l'oeuvre, à partir de l'avènement de la vérité. Cet avènement, nous le pensons comme la bataille entre monde et la terre. Au foyer même où se mouvemente ce combat le repos se déploie. C'est là que prend fond le repos en elle de l'oeuvre. ” 139 P 64 : “ Dans l'oeuvre, c'est l'avènement de la vérité qui est à l'oeuvre. Ce qui, ainsi, est à l'oeuvre est donc aussi bien dans l'oeuvre : ce qui présuppose tout aussitôt l'oeuvre réelle comme support de l'avènement. Et nous voilà de nouveau devant la question de la choséité de l'oeuvre donnée. Un point semble donc enfin se préciser : nous aurons beau poser et reposer avec zèle la question du repos en elle de l'oeuvre, nous passerons toujours à côté de sa réalité, tant que nous n'aurons pas consenti à prendre l'oeuvre comme quelque chose d'oeuvré, c'est-à-dire comme un ouvrage. La prendre ainsi semble être le plus indiqué ; dans le mot oeuvre, nous entendons ouvrage. Ce qu'il y a de proprement oeuvre dans l'oeuvre réside donc dans le fait d'avoir été créée par l'artiste. Il peut paraître assez étrange que cette détermination de l'oeuvre, la plus indiquée et celle qui élucide tout, ne soit donnée que maintenant. Or, il semble évident que l'être-créé de l'oeuvre ne peut se comprendre qu'à partir du processus de la création. Il faut donc bien consentir - par la force des choses - à prendre en considération l'activité même de l'artiste, pour trouver l'origine de l'oeuvre d'art. La tentative pour déterminer l'être-oeuvre à partir de l'oeuvre seulement s'est avérée impraticable. Si maintenant nous nous détournons de l'oeuvre pour rechercher l'essence de la création, nous ne voudrions pas, pour autant, oublier ce qui a été dit plus haut, d'abord au sujet des souliers de paysan dans le tableau, et ensuite au sujet du temple grec. ” P 65 : “ Nous pensons la création de l'oeuvre en tant que production. Mais la fabrication du produit est, elle aussi, justement une production. Bien sûr, les métiers manuels ne créent pas d'oeuvres, même pas lorsque nous distinguons, comme il faut le faire, le produit artisanal de l'article d'usine. En quoi, alors, la production en tant que création se différencie-t-elle de la production sous forme de fabrication ? Il est aussi difficile de suivre les deux modes de la production dans leurs traits essentiels respectifs qu'il est facile de distinguer verbalement entre la création des oeuvres et la fabrication des produits. En nous tenant à l'apparence immédiate, nous constatons le même comportement dans l'activité du potier et du sculpteur, du menuisier et du peintre. La création d'une oeuvre requiert par elle-même le travail artisanal. C'est d'ailleurs le savoir-faire manuel que les grands artistes tiennent en leur plus haute estime. Ils sont les premiers à exiger son entretien à partir de la pleine maîtrise. Ce sont eux surtout qui s'efforcent d'entrer de plus en plus dans le savoir du métier, afin de le posséder à fond. On a déjà assez fait allusion au fait que les Grecs, qui, pour sûr, s'y entendaient aux choses de l'art, usaient du même mot pour métier aussi bien que pour art, et appelaient du même nom de l'artisan ainsi que l'artiste. ” P 65-66 : “ Il semble donc indiqué de déterminer l'essence de la création à partir de son côté artisanal et manuel. Mais l'allusion à l'usage de la langue chez les Grecs, qui dénote leur expérience de ces choses, ne devrait-elle pas plutôt nous faire d'abord réfléchir ? Aussi courante et convaincante que puisse paraître l'indication au sujet de la même appellation grecque ( pour les arts manuels et pour l'art proprement dit, elle n'en reste pas moins torse et superficielle ; car ne signifie ni travail artisanal, ni travail artistique, ni surtout travail technique, au sens moderne. ne signifie jamais quelque genre de réalisation pratique. P 66 : “ Ce mot nomme bien plutôt un mode du savoir. Savoir, c'est avoir-vu, au sens large de voir, lequel est : appréhender, éprouver la présence du présent en tant que tel. L'essence du savoir repose, pour la pensée grecque, dans l’c'est-à-dire dans la déclosion de l'étant. C'est elle qui porte et conduit tout rapport à l'étant. La comme compréhension grecque du savoir est une production de l'étant, dans la mesure où elle fait venir, et produit expressément le présent en tant que tel hors de sa réserve, dans l'être à découvert de son visage ; jamais ne signifie l'activité de la pure fabrication. 140 L'artiste n'est pas un parce qu'il est aussi un artisan, mais parce que le faire-venir des oeuvres, aussi bien que le faire-venir des produits advient en cette production qui, dès l'abord, fait-venir l'étant dans sa présence, à partir de son visage. Cependant, tout ceci advient au sein de l'épanouissement dru de l'étant, au sein de la . Appeler l'art ne veut nullement dire que l'activité de l'artiste soit comprise à partir du travail manuel. Ce qui, dans la création de l'oeuvre, a un air de fabrication artisanale, est d'un autre genre. Cette activité est complètement déterminée et régie par l'essence de la création, et y reste en retenue constante. ” P 66-67 : “ Si ce n'est le travail artisanal et manuel, qu'est-ce qui pourra alors nous guider dans notre recherche de l'essence de la création ? Comment y arriver autrement qu'en partant de ce qui est à créer, c'est-à-dire de l'oeuvre ? Bien que l'oeuvre ne devienne réelle qu'au cours du processus de la création - dépendant ainsi, en sa réalité, de celle-ci - l'essence de la création est déterminée par l'essence de l'oeuvre. Si l'être créé de l'oeuvre a un rapport intime avec la création, il n'en faut pas moins déterminer toujours et l'être-créé et la création à partir de l'être-oeuvre de l'oeuvre. A présent, nous ne nous étonnons plus de ce que nous ayons parlé d'abord et pendant assez longtemps uniquement de l'oeuvre, pour ne considérer qu'en dernier lieu l'être-créé. Et si l'être-créé appartient si essentiellement à l'oeuvre - comme nous l'entendons d'ailleurs dans le mot même - il nous faut alors essayer de comprendre encore plus essentiellement ce qui a pu être déterminé jusqu'ici comme être-oeuvre de l'oeuvre. ” P 67 : “ A partir de la détermination obtenue, qui nous dit que dans l'oeuvre, c'est l'avènement de la vérité qui est à l'oeuvre, nous pouvons caractériser la création comme faire-advenir à un état d'être-produit. Le devenir-oeuvre de l'oeuvre est un mode de devenir et d'advenir propre à la vérité. Tout le problème repose dans l'essence de la vérité. Mais qu'est-ce que la vérité, pour devoir advenir dans une chose telle qu'une oeuvre ? Dans quelle mesure la vérité déploie-t-elle du fond de son être quelque chose comme une aspiration vers l'oeuvre ? Cela est-il concevable à partir de l'essence de la vérité telle qu'elle a été élucidée jusqu ici ? ” P 67-68 : “ La vérité est non-vérité dans la mesure où lui appartient le domaine de provenance du non-encore-éclos, au sens de la réserve. Dans l'être à dé-couvert en tant que vérité se déploie en même temps l'autre dé-, celui d'une double défensive. La vérité se déploie en tant que telle dans l'opposition de l'éclaircie et de la double réserve. La vérité est le combat originel où est conquis pour chaque séjour selon un mode propre - l'ouvert dans lequel vient se tenir, et d'où se tient en retrait tout ce qui se montre et s'érige en tant qu'étant. Où que ce combat éclate et advienne, par lui, les deux du combat, éclaircie et réserve, se distinguent et prennent leurs distances l'un par rapport à l'autre. C'est ainsi qu'est conquis l'ouvert de l'espace du combat. L'ouverture de cet ouvert, c'est-à-dire la vérité, ne peut être ce qu'elle est, à savoir cette ouverture, que si elle s'institue elle-même dans son ouvert, et aussi longtemps qu'elle le fait. C'est pourquoi il faut qu'il y ait toujours dans cet ouvert un étant où l'ouverture puisse prendre son instance et sa constance. Prenant place ainsi elle-même dans l'ouvert, elle tient ouvert celui-ci et le maintient tel. Mettre en place et prendre place sont ici partout pensés à partir du sens grec de la qui signifie une installation dans l'ouvert. ” P 68 : “ Avec ce renvoi à l'ouverture comme s'instituant elle-même dans l'ouvert, la pensée atteint une région qui ne peut encore être exposée ici. Notons toutefois que si l'essence de l'être à découvert de l'étant relève d'une manière ou d'une autre de l'être même (cf. Sein und Zeit, § 44), c'est celui-ci, à partir de son essence propre, qui laisse advenir l'espace de jeu de l'ouverture (l'éclaircie du là), et l'importe comme tel, là où tout étant s'épanouit à sa guise. ” P 68-69 : “ La vérité n'advient que si elle s'institue elle-même dans le combat et dans l'espace de jeu qui s'ouvrent par elle. Parce que la vérité est la réciprocité adverse de l'éclaircie et de la réserve, il lui appartient en propre ce que nous appelons ici l'institution. Mais la vérité n'est pas 141 d'abord présente en soi Dieu sait où, pour ensuite seulement se loger quelque part dans l'étant. Cela est déjà impossible du seul fait que c'est l'ouverture de l'étant, et elle seulement, qui rend possible un quelque part et un lieu empli d'étant. Éclaircie de l'ouverture et institution dans l'ouvert s'appartiennent réciproquement. Elles sont la même essence unie de l'avènement de la vérité. Cet avènement est historial en de multiples guises. ” P 69 : “ Une manière essentielle dont la vérité s'institue dans l'étant qu'elle a ouvert elle-même, c'est la vérité se mettant elle-même en oeuvre. Une autre manière dont la vérité déploie sa présence, c'est l'instauration d'un État. Une autre manière encore pour la vérité de venir à l'éclat, c'est la proximité de ce qui n'est plus tout bonnement un étant, mais le plus étant dans l'étant. Une nouvelle manière pour la vérité de fonder son séjour, c'est le vrai sacrifice. Une dernière manière enfin pour la vérité de devenir, c'est le questionnement de la pensée qui, en tant que pensée de l'être, nomme celui-ci en sa dignité de question. La science, au contraire, n'est pas un avènement inaugural de la vérité, mais toujours l'exploitation d'une région du vrai déjà ouverte, ce qui se fait en concevant et en fondant (sur le mode de la preuve) comme exact ce qui, dans sa sphère, se montre comme tel d'une façon possible et nécessaire. Lorsque, et dans la mesure où une science arrive à dépasser la justesse de l'exact pour percer à la vérité, c'est-à-dire pour arriver à un dévoilement essentiel de l'étant comme tel, elle est philosophie. Parce qu'il appartient à l'essence de la vérité de s'instituer dans l'étant pour, ainsi seulement, devenir vérité, il y a dans l'essence de la vérité cette attraction vers l'oeuvre en tant que possibilité insigne pour la vérité d'avoir elle-même de l'être au milieu de l'étant. ” P 69-70 : “ L'institution de la vérité dans l'oeuvre, c'est la production d'un étant qui n'était point auparavant, et n'adviendra jamais plus par la suite. La production installe cet étant dans l'ouvert de telle manière que c'est précisément ce qui est à produire qui éclaircit l'ouverture de l'ouvert dans lequel il advient. Là où la production apporte expressément l'ouverture de l'étant, -la vérité -, ce qui est produit est une oeuvre. Une telle production, nous l'appelons création (das Schaffen). En tant qu'apport elle est plutôt un recevoir et un puiser à l'intérieur du rapport à l'ouvert. En quoi réside, par conséquent, l'être-créé ? Précisons-le par deux déterminations essentielles. P 70 : “ La vérité s'institue dans l'oeuvre. La vérité ne déploie son être que comme combat entre éclaircie et réserve, dans l'adversité du monde et de la terre. La vérité veut être érigée dans l'oeuvre, en tant que combat entre monde et terre. Le combat ne demande pas à être apaisé dans un étant produit expressément à cet effet il ne demande pas non plus à y être simplement remisé mais il veut précisément être institué, inauguré, ouvert à partir de cet étant. Cet étant doit donc avoir en lui les traits essentiels du combat. Dans le combat est conquise l'unité du monde et de la terre, de haute lutte. Lorsque s'ouvre un monde, il y va, pour une humanité historiale, de ce que disent victoire et déroute, heur et malheur, indépendance et servitude. Le monde naissant fait apparaître précisément ce qui n'est pas encore décidé et ce qui est encore dépourvu de mesure. Il ouvre ainsi la nécessité en retrait d'une mesure en tout ce qu'elle a de décisif. ” P 70-71 : “ Cependant qu'un monde s'ouvre, la terre advient à l'émergence. Elle se révèle comme celle qui porte tout, comme celle qui s'abrite elle-même dans le statut de son propre recel. Le monde exige sa décision et sa mesure et fait parvenir l'étant à l'ouvert de ses voies. La terre aspire, émergence et support, à maintenir sa réserve et à tout confier à son statut. Le combat n'ouvre pas d'un trait une simple entaille entre les adverses. Il est l'intimité d'une appartenance réciproque pour ceux qui s'affrontent en lui. Un tel trait attire les adverses - à partir du fond uni jusqu'à l'origine de leur unité où il les compose. Il est le plan fondamental. Il est le profil essentiel qui dessine à grands traits l'éclaircie de l'étant. Un tel trait ne disloque pas les adverses, mais amène l'adversité de mesure et de limite à l'unité d'un seul contour. ” 142 P 71 : “ La vérité comme combat ne s'institue dans un étant à produire qu'en ouvrant un combat au sein de ce même étant, c'est-à-dire en l'amenant lui-même au trait générateur. Le trait est le foyer des vections qui se manifestent dans le plan, le profil, la coupe, le contour. La vérité s'institue dans l'étant, et cela de telle sorte que c'est cet étant même qui occupe l'ouvert de la vérité. Cette occupation ne peut s'accomplir qu'ainsi : ce qui est à produire, le tracé du trait, se confie à l'indécelable émergeant en l'ouvert. Le tracé du trait doit se restituer dans l'opiniâtre pesanteur de la pierre, dans la muette dureté du bois, dans le sombre éclat des couleurs. Dans la mesure où le trait est récupéré par la terre, le tracé parvient à l'ouvert et est ainsi instauré, c'est-à-dire imposé dans ce qui émerge dans l'ouvert en tant que ce qui se préserve du décel. Le combat ainsi amené au trait et, par là, institué dans la terre, c'est-à-dire restitué en elle et de la sorte constitué, c'est la configuration de la stature (die Gestalt). L'être-créé de l'oeuvre, c'est la constitution de la vérité en sa stature. C'est elle qui constitue la disposition selon laquelle le trait dispose son tracé. Le tracé disposé impose ainsi dans son paraître le contour de la vérité. Ce qui s'appelle ici stature doit toujours être pensé à partir de cette institution et constitution (Ge-stell) en laquelle se déploie l'oeuvre dans la mesure où elle se fait venir et s'installe. ” P 72 : “ Dans la création de l'oeuvre, le combat en tant que trait doit être restitué à la terre, celle-ci devant être tirée de l'obscur en tant que celle qui se retire en elle-même. Il faut ainsi user d'elle. Mais retenons bien que c'est un usage qui, loin d'user la terre ou d'abuser d'elle comme d'un matériau, la libère précisément à elle-même. Cet usage de la terre est un oeuvrer avec elle, ce qui a bien l'air, il est vrai, d'une utilisation industrieuse de matériel. De là l'apparence selon laquelle la création qui réalise une oeuvre serait une activité artisanale et manuelle. Mais, cela, elle ne l'est jamais. La création reste toujours un usage de la terre lors de la constitution de la vérité dans la stature. En revanche, la fabrication du produit n'est jamais immédiatement la réalisation de l'avènement de la vérité. Quand un produit est fini, il est une matière informée prête à l'utilisation. L'être-fini du produit signifie que celui-ci est, pour ainsi dire, abandonné, par-delà lui-même, à son utilité. Rien de tel avec l'être-créé de l'oeuvre. Que ceci se précise à partir de la seconde caractéristique. L'être-fini du produit et l'être-créé de l'oeuvre ont ceci de commun qu'ils dépendent tous deux d'une production. Cependant, la création de l'oeuvre a, par rapport à toute autre production, ceci de particulier qu'elle-même est créée dans la chose créée. Mais ceci ne vaut-il pas pour tout ce qui a été produit et même, de façon générale, pour tout ce qui est venu à être ? L'être-produit n'échoit-il pas nécessairement à tout ce qui est produit ? Certainement. Mais dans l'oeuvre, l'être-créé est expressément introduit par la création dans ce qui est créé, de telle sorte qu'à partir de ce qui est ainsi produit, l’être-créé ressorte expressément. S'il en est ainsi, il doit être possible de comprendre également l'être-créé à partir de l'oeuvre elle-même. ” P 73 : “ Que l'être-créé ressorte de l'oeuvre ne signifie pas qu'on doive remarquer que l’oeuvre a été faite par un grand artiste. Ce qui est créé ne doit pas témoigner de la réussite de celui qui a du métier, pour donner ainsi un prestige public au réalisateur. Ce n'est pas le N. N.fecit qui veut être porté à la connaissance de tous ; c'est le simple factum est qui veut être maintenu dans l'ouvert ; ceci : qu'ici est advenu une éclosion de l'étant, et qu'elle advient encore, précisément en tant que cet être-advenu ; ceci : qu'une telle oeuvre est, plutôt que de n'être pas. Ce choc : que l'oeuvre, soit cette oeuvre, et l'incessance de sa percussion donnent à l'oeuvre la constance de son repos en elle-même. C'est justement là où l'artiste, le processus et les circonstances de la genèse de l'oeuvre restent inconnus, que ce choc, que ce quod de l'être-créé ressort le plus purement de l'oeuvre. ” P 73-74 : “ Qu'il ” soit fabriqué appartient également, il est vrai, à tout produit disponible et en usage. Mais ce “ que ”, loin de ressortir du produit, disparaît dans la maniabilité. Mieux un produit nous est en main, moins il se fait remarquer (par exemple, comme tel marteau), et plus 143 exclusivement le produit se maintient en son être-produit. Nous pouvons d'ailleurs noter en tout étant indifférent : qu'il est ; mais nous ne faisons - si même nous le faisons - que l'enregistrer en passant, pour l'oublier tout aussitôt, ainsi que nous le faisons pour l'ordinaire en général. Mais qu'y a-t-il de plus ordinaire que ceci que de l'étant soit ? Par contre, dans l'oeuvre, ceci qu'elle soit en tant que telle, est précisément l'extraordinaire. Et ce n'est pas que l'oeuvre vibre encore sous l'événement de son être-créé ; c'est bien cet événement : que l'oeuvre soit en tant que cette oeuvre, que l'oeuvre projette au-devant d'elle et a toujours projeté autour d'elle. Plus essentiellement l'oeuvre s'ouvre, plus pleinement fait éclat la singularité de l'événement qu'elle soit, plutôt que de n'être pas. Plus essentiellement ce choc se fait sentir, plus dépaysante et plus unique devient l'oeuvre. Ainsi, c'est dans la production même de l'oeuvre que se trouve cette offrande : “ qu'elle soit ”. P 74 : “ La recherche de l’être-créé de l'oeuvre devait nous rapprocher du caractère d’oeuvre de l'oeuvre et, ainsi, de sa réalité. L'être-créé s'est dévoilé comme l'être-constitué du combat par le trait dans la stature. L'être-créé est lui-même expressément introduit par la création dans l'oeuvre ; il vient se tenir dans l'ouvert comme le choc silencieux du quod. Mais la réalité de l'oeuvre ne s'épuise pas non plus dans l'être-créé. La prise en considération de l'essence de l'être-créé de l'oeuvre va nous mettre en état d'accomplir la démarche vers laquelle tend tout ce qui a été dit jusqu'ici. ” P 74-75 : “ Plus solitairement l'oeuvre, constituée en stature, se tient en elle-même et plus purement elle semble délier tout rapport aux hommes, plus simplement le choc qu'une telle oeuvre soit accède à l'ouvert et plus essentiellement l'é-normité (das Ungeheuere) fait éclat, faisant éclater ce qui jusqu'ici paraissait normal. Cependant, ce multiple éclatement n'a rien de violent ; car, plus purement l'oeuvre se contient dans l'ouverture de l'étant qu'elle a ouverte elle-même, plus simplement elle nous dérange et nous pousse dans cette ouverture et, en même temps, hors de l'ordinaire. Suivre ce dérangement signifie alors : transformer nos rapports ordinaires au monde et à la terre, contenir notre faire et notre évaluer, notre connaître et notre observer courants en une retenue qui nous permette de séjourner dans la vérité advenant en l’oeuvre. Cette retenue dans le séjournement permet à son tour au créé d'être l'oeuvre qu'il est. Ceci : permettre à l'oeuvre d'être une oeuvre, nous l'appellerons la Garde de l'oeuvre. Ce n'est que pour la sauvegarde que l'oeuvre se donne en son être-créé comme réelle, c'est-à-dire comme celle qui est maintenant présente avec son caractère d’oeuvre. ” P 75 : “ Aussi peu une oeuvre peut-elle être sans avoir été créée, tant elle a besoin des créateurs, aussi peu le créé lui-même peut-il demeurer dans l'être sans les gardiens. Et si une oeuvre ne trouve pas ses gardiens, ou ne les trouve pas immédiatement tels qu'ils correspondent, c'est-à-dire répondent à et de la vérité advenant dans l'oeuvre cela ne signifie alors nullement que l'oeuvre reste oeuvre même sans les gardiens. Car toujours, si tant est qu'elle soit oeuvre, elle se rapporte aux gardiens, même et précisément lorsqu'elle ne fait que les attendre pour quérir et acquérir leur entrée dans sa vérité. Même l'oubli dans lequel peut sombrer une oeuvre n'est pas rien : il est lui-même encore une sauvegarde. Il vit encore de l'oeuvre. Car sauvegarde de l'oeuvre, cela signifie : instance dans l'ouverture de l'étant advenant en l'oeuvre. Mais la persistance de la sauvegarde est un savoir. Le savoir n'est pas une simple affaire de connaisseurs, ou un jeu de représentations. Celui qui sait vraiment l'étant, sait ce qu'au milieu de l'étant il veut. ” P 75-76 : “ Le vouloir que nous venons de nommer, le vouloir qui décide aussi peu de savoir qu'il n'applique, par la suite, un tel savoir, est compris ici à partir de ce que, d'une façon fondamentale, la pensée a appris dans Sein und Zeit. Le savoir qui reste un vouloir, et le vouloir qui sait rester un savoir, c'est l'engagement ek-statique de l'homme existant dans l'ouvert de l'être. L'ouverture pour la décision résolue, dans Sein und Zeit, n'est pas l'action décidée d'un sujet, mais l'ouverture du Dasein hors de l'engoncement dans l'étant, 144 jusqu'à l'ouvert de l'être. Cependant, dans l'existence, l'homme ne sort pas d'un dedans pour accéder ensuite à un dehors ; l'essence de l'existence, c'est l'instance qui s'expose dans l'essentielle expansion de l'éclaircie de l'étant. Ni pour la création déjà nommée, ni pour le vouloir cité à présent, nous ne pensons à l'effort et à l'action d'un sujet se posant lui-même comme but et fin de toute réussite à laquelle il peut aspirer. ” P 76 : “ Vouloir, c'est en toute sobriété la mise en liberté d'aller au-delà de soi-même en existant et en s'exposant à l'ouverture de l'étant telle qu'elle se manifeste dans l'oeuvre. Voilà comment l'instance se dispose au statut. La sauvegarde de l'oeuvre est, en tant que savoir, la calme et lucide instance dans l'é-normité de la vérité advenant dans l'oeuvre. Ce savoir qui, en tant que vouloir, prend racine dans la vérité de l'oeuvre et ne reste qu'ainsi un savoir, n'arrache pas l'oeuvre à son repos en elle, ne la traîne pas dans la vaine sphère de l'expérience vécue, et ne la rabaisse pas au rôle de stimulus pour expériences esthétiques. La garde de l'oeuvre n'isole justement pas les hommes sur leur “ vie intérieure ” : elle les fait entrer, au contraire, dans l'appartenance à la vérité advenant dans l'oeuvre, et fonde ainsi l'être avec les autres, les uns pour les autres (das Für - und Miteinandersein) en tant qu'endurance du Dasein s'exposant dans l'Histoire à partir de son rapport à l'ouvert. Le savoir comme sauvegarde est encore plus éloigné de la connaissance des connaisseurs - qui ne fait que goûter le côté formel de l'oeuvre, ses qualités et ses charmes en soi. Savoir, en tant qu'avoir vu, est un être-résolu ; résolu à l'instance dans le combat que loeuvre a ordonné dans le trait. ” P 77 : “ Quant au mode de la sauvegarde rigoureuse de l'oeuvre, l’oeuvre elle-même, et elle seule, le crée et l'indique par avance. La garde advient à des degrés divers du savoir, avec, chaque fois, une portée, une constance et une lumière différentes. Lorsque des oeuvres sont offertes seulement à la simple délectation esthétique, il ne s'ensuit pas encore qu'elles soient sauvegardées en tant qu'oeuvres. Bien au contraire : dès que l'éclatement vers l'é-normité est amorti dans le domaine du connu, du courant et de l'érudit, l'industrie a déjà commencé de s'affairer autour des oeuvres. La scrupuleuse transmission des oeuvres à travers les siècles, les efforts scientifiques tentés pour leur récupération, tout cela ne peut plus jamais atteindre l'être-oeuvre lui-même et n'arrive qu'à en conserver le souvenir. Mais celui-ci peut encore offrir à l'oeuvre un séjour à partir duquel elle contribue à former encore, dans une certaine mesure, l'Histoire. Cependant, la réalité la plus propre de l'oeuvre n'est vraiment grosse d'un avènement que là où elle est gardée dans la vérité qu'elle-même fait advenir. ” P 77-78 : “ La réalité de l'oeuvre est donc déterminée, en ses traits fondamentaux, par l'essence de l'être-oeuvre. A présent, il est temps de reprendre la question du début : qu'en est-il de ce côté purement chose de l'oeuvre, qui devait nous garantir sa réalité immédiate ? La situation est telle que désormais nous ne posons plus la question de la choséité dans l'oeuvre ; car aussi longtemps que nous la posons, nous prenons l'oeuvre a priori et définitivement comme un objet disponible et donné. Si nous posons la question de cette manière, nous ne partons jamais de l'oeuvre, mais seulement de nous. Nous questionnons à partir de nous qui, alors, ne laissons pas l'oeuvre être une oeuvre, mais la représentons comme un objet susceptible de provoquer en nous Dieu sait quels “ états d'âme ”. P 78 : “ Ce qui, dans l'oeuvre prise comme objet, a un air de chose au sens des concepts courants de chose, c'est, compris à partir de l'oeuvre, le côté proprement “ terrestre ” de l'oeuvre. La terre surgit en l'oeuvre, parce que l'oeuvre déploie son être en tant que ce en quoi la vérité est à l'oeuvre, et parce que la vérité à son tour ne déploie son être que lorsqu'elle s'institue dans un étant. C'est dans la terre, en tant que celle qui essentiellement se réserve, que l'ouverture de l'ouvert rencontre sa suprême résistance, et par là même le lieu de sa constante instance où la stature doit être constituée. 145 Dans ce cas, il était donc inutile de prendre en considération la question concernant la choséité de la chose ? Nullement. Il est vrai que ce qu'il y a de proprement oeuvre dans l'oeuvre ne peut se définir à partir de ce qu'il y a de proprement chose dans la chose. Mais, inversement, la question concernant le côté chose de la chose peut fort bien être mise sur la bonne route à partir du savoir qui connaît le côté oeuvre de l'oeuvre. Cela n'est pas rien : nous n'avons qu'à nous rappeler comment les façons de penser courantes insultent depuis toujours la choséité des choses, et font régner une interprétation de l'ensemble de l'étant qui est incapable de comprendre l'essence du produit ou de l'oeuvre, en rendant aveugle par rapport à l'essence originelle de la vérité. ” P 78-79 : “ Pour déterminer la choséité de la chose, il ne suffit pas de renvoyer au support de qualités, ou bien à la multiplicité des données sensibles en son unité, ou bien encore au complexe forme-matière représenté pour soi et qui est d'ailleurs tiré de l'être-produit. Le regard sur la chose qui donnera mesure et poids à l'interprétation de la choséité doit partir de, et aller vers l'appartenance des choses à la terre. Cependant, l'essence de la terre : cette gratuite réserve-de soi-même qui porte tout en son sein, ne se dévoile que lorsqu'elle surgit dans un monde, à l'intérieur d'une opposition réciproque. Ce combat est constitué dans la stature de ]'oeuvre et devient manifeste par cette dernière. Ce qui vaut pour le produit : à savoir que nous ne comprenions et apprenions expressément l'être produit qu'à travers l'oeuvre, cela vaut aussi pour la choséité de la chose. Que nous ne puissions jamais énoncer directement l'être de la chose, ou bien, si nous le tentons quand même, que nous ne le puissions que d'une manière vague : que nous ayons donc besoin de l'oeuvre cela montre médiatement que dans l'être-oeuvre de l’oeuvre, c'est l'avènement de la vérité, l'ouverture de l'étant, qui est à l'oeuvre. ” P 79-80 : “ Mais, pourrions-nous objecter en fin de compte, l'oeuvre ne doit-elle pas, de son côté - et avant d'être créée, précisément pour pouvoir être créée - être déjà mise en rapport avec les choses de la terre, avec la nature, si tant est qu'elle doive faire accéder de manière concluante la choséité à l'ouvert ? Quelqu'un qui devait s'y connaître, Albert Dürer, ne disait-il pas comme on sait : “ Car, en vérité, l'art y est, dans la nature, et celui qui d'un trait peut l'en faire sortir, il le tient ” ? Faire sortir signifie ici faire apparaître le trait, et le tracer à la plume sur la planche à dessin. Mais voici aussitôt la contre-question : comment le trait peut-il être tracé s'il n'apparaît pas comme trait de lumière, c'est-à-dire, dès l'abord, comme combat entre mesure et démesure grâce au projet créateur ? Il y a assurément dans la nature un tracé, une mesure et des limites auxquels est liée une possibilité de production à l'ouvert : précisément l'art. Mais il est aussi certain que cet art dans la nature ne devient manifeste que par l’oeuvre, parce qu'il est originellement chez lui dans l'oeuvre. ” P 80 : “ L'effort pour atteindre la réalité de l'oeuvre doit préparer le terrain à partir duquel pourront être trouvés, dans l'oeuvre réelle, l'art et son essence. A la question qui part à la recherche de l'essence de l'art, à la voie qui en atteindra la connaissance, il faut d'abord redonner un fond. Comme toute réponse authentique, la réponse à cette question ne sera que l'ultime prolongement d'une longue suite de questions. Toute réponse ne garde sa force de réponse qu'aussi longtemps qu'elle reste enracinée dans le questionnement. La réalité de l'oeuvre nous est devenue, à partir de son être-oeuvre, non seulement plus lisible, mais elle a aussi acquis plus de richesse. Les gardiens appartiennent aussi essentiellement à l’être-créé de l'oeuvre que les créateurs. Car c'est l'oeuvre qui rend possibles, en leur essence, les créateurs ; c'est l'oeuvre qui, de par son essence, a besoin des gardiens. Si l'art est l'origine de l'oeuvre, cela veut dire qu'il fait surgir en son essence ce qui, dans l'oeuvre, s'appartient dans la réciprocité : la communauté des créateurs et des gardiens. Mais qu'est donc l'art lui-même pour que nous puissions à juste titre l'appeler une origine ? ” 146 P 80-81 : “ Dans l’oeuvre, c'est l'avènement de la vérité, qui est à l'oeuvre et précisément selon le mode de l'oeuvre. C'est pourquoi nous avions déterminé d'avance l'essence de l'art comme la mis en oeuvre de la vérité. Or cette détermination est sciemment ambiguë. D'une part elle dit : l'art, c'est la constitution, en une stature, de la vérité qui s'institue : ce qui advient par la création comme production de la déclosion de l'étant. Mais, en même temps, mettre en oeuvre signifie : mettre en marche et faire parvenir à l'avènement l'être-oeuvre : ce qui advient par la sauvegarde. L'art est alors : la sauvegarde créant la vérité dans l'oeuvre. L'art est donc un devenir et un advenir de la vérité. Et la vérité ? Provient-elle du Rien ? Assurément, si par Rien on entend la pure et simple négation de l'étant, celui-ci étant représenté comme ce donné habituel et disponible, qui précisément, par la seule instance de l'oeuvre, s'ébranlera et s'avérera être l'étant qui n'était vrai que putativement. Jamais la vérité ne peut se lire à partir du seul donné préhensible et habituel. Bien plus, l'ouverture de l'ouvert et l'éclaircie de l'étant n'adviennent qu'autant que l'état d'ouverture où nous sommes embarqués s'ouvre lui-même à la mesure d'une amplitude. ” P 81 : “ La vérité, éclaircie et réserve de l'étant, surgit alors comme Poème. Laissant advenir la vérité de l'étant comme tel, tout art est essentiellement Poème (Dichtung). Ce en quoi l'oeuvre et l'artiste résident en même temps : l'essence de l'art, c'est la vérité se mettant elle-même en oeuvre. De ce Poème de l'art advient qu'au beau milieu de l'étant éclôt un espace d'ouverture où tout se montre autrement que d'habitude. Grâce au projet mis en oeuvre d'une ouverture de l'étant qui rejaillit sur nous, tout l'habituel, tout ce qui est de mise, devient pour nous, par l'effet de l'oeuvre, non-étant. Tout cela vient de perdre le pouvoir de donner et de maintenir l'être comme mesure. L'étrange, ici, c'est que l'oeuvre n'agit en aucune manière par relation causale sur l'étant jusqu'alors de mise. L'effet de l’oeuvre n'a rien de l'efficient. Il réside, prenant origine de l’oeuvre, en une mutation dans l'ouvert de l'étant, ce qui veut dire de l'être. ” P 81-82 : “ Mais le Poème, ce n'est pas un quelconque vagabondage de l'esprit inventant çà et là ce qui lui plaît ; ce n'est pas un laisser-aller de la représentation et de l'imagination aboutissant à l'irréel. Ce que le Poème, en tant que projet d'éclaircie, déploie et projette en avant dans le tracé de la stature, c'est l'ouvert, qu'il fait advenir, et de telle sorte que ce n'est que maintenant que l'ouvert au sein de l'étant fait parvenir celui-ci au rayonnement et à la résonance. C'est ici, à partir du regard essentiel sur l'essence de l'oeuvre et son rapport à l'avènement de la vérité de l'étant, que l'on peut se demander si l'essence du Poème - et ceci veut dire en même temps : du projet - peut être pensée avec une portée suffisante quand on la dérive de l'imagination comme faculté de l'âme. ” P 82 : “ Cette essence du Poème, comprise et apprise ici dans son ampleur et peut-être, précisément pour cette raison, aucunement de manière indéterminée, maintenons-la comme un point vraiment digne de requérir le questionnement de la pensée. Si tout art est, en son essence, Poème, l'architecture, la sculpture, la musique doivent pouvoir être ramenées à la poésie. Voilà une proposition purement arbitraire. Certainement, aussi longtemps que nous interpréterons ceci comme voulant dire que les arts cités sont des variantes de l'art de la parole, à supposer qu'il soit permis de désigner la poésie par cette appellation prêtant facilement à malentendus. Mais la poésie (Poesie) n'est qu'un mode parmi d'autres du projet éclaircissant de la vérité, c'est-à-dire du Poème (Dichten) au sens large du mot. Cependant, l'oeuvre parlée, la poésie au sens restreint, n'en garde pas moins une place insigne dans l'ensemble des arts. ” P 82-83 : “ Pour voir cela, il suffit d'arriver à une juste notion de la langue. Selon l'idée courante, la langue est une sorte de moyen de communication. Elle sert à converser et à se concerter ; de façon générale à s'expliquer et à se comprendre. Mais la langue n'est pas que - et n'est surtout pas premièrement - l'expression orale et écrite de ce qui doit être communiqué. Elle est plus que la simple mise en circulation de ce qui est déjà manifeste ou caché, signifié comme tel en mots et en 147 phrases : car c'est bien elle, la langue, qui fait advenir l'étant en tant qu'étant à l'ouvert. Là où aucune langue ne se déploie, comme dans l’être de la pierre, de la plante ou de l'animal, là il n'y a pas d'ouverture de l'étant et, par conséquent, pas d'ouverture du Non-étant et du vide. ” P 83 : “ Dans la mesure où la langue nomme pour la première fois l'étant, un tel nommer permet seulement à l'étant d'accéder à la parole et à l'apparaître. Ce nommer, c'est la nomination de l’étant à son être, à partir de l'être. Ce dire est ainsi le projet de l'éclaircie où est dit comment et en tant que quoi l'étant parvient à l'ouvert. Le projet, c'est la libération d'un “ jeter ” sous la figure duquel l'ouvert se destine à entrer dans l'étant comme tel. L'adresse du projet devient aussitôt le refus de toute sourde confusion où l'étant se retire et se cache. Le dire en son projet est Poème : il dit le monde et la terre, l'espace de jeu de leur combat, et ainsi le lieu de toute proximité et de tout éloignement des dieux. Le Poème est la fable de la mise au jour de l'étant. Chaque langue est avènement du dire dans lequel, pour un peuple, s'ouvre historialement son monde, et est sauvegardée la terre comme la refermée. Le dire qui projette est celui qui, dans l'apprêt du dicible, fait parvenir en même temps au monde l'indicible en tant que tel. Ainsi, en un tel dire, se préparent pour un peuple historial les notions de son essence, c'est-à-dire de son mode d'appartenance à l'Histoire du monde. ” P 83-84 : “ Le Poème est donc pensé ici en un sens si vaste et en même temps en si intime union essentielle avec la langue et la parole, que la question reste entière de savoir si l'art en tous ses modes, de l'architecture à la poésie, épuise vraiment l'essence du Poème. ” P 84 : “ La langue elle-même est Poème au sens essentiel. Or, la langue est l’avènement où, pour l'homme, l'étant en tant qu'étant se décèle comme tel ; voilà la raison pour laquelle la poésie, le Poème au sens restreint, est le Poème le plus originel au sens propre. La langue n'est donc pas Poème parce qu'elle est poésie primordiale (Urpoesie) ; au contraire, c'est la poésie qui advient à elle-même dans la langue parce que celle-ci garde en elle l'essence originelle du Poème. Par contre, l'architecture et la sculpture n'adviennent jamais que dans l'ouvert du dire et du nommer : elles en sont régies et guidées. Mais c'est précisément pour cela qu'elles restent des voies et des modes singuliers de l'instauration de la vérité dans l'oeuvre. Elles sont -chacune pour soi - un propre Poème à l'intérieur de l'éclaircie de l'étant déjà advenue, bien que totalement inaperçue, dans la langue. ” “ En tant que mise en oeuvre de la vérité, l'art est Poème. Et c'est non seulement la création, mais aussi la garde de l'oeuvre qui est, en son mode propre, poématique ; car une oeuvre ne reste réelle en tant qu'oeuvre que si nous nous démettons nous-mêmes de notre banalité ordinaire et entrons dans ce que l'oeuvre a ouvert, pour ainsi amener notre essence à se tenir dans la vérité de l'étant. P 84-85 : “ L'essence de l'art, c'est le Poème. L'essence du Poème, c'est l'instauration de la vérité. Cette instauration, nous la prenons ici en un triple sens : comme don, comme fondation et comme initial. Cependant, toute instauration n'est réelle que dans la sauvegarde. Ainsi, à chaque mode d'instauration, correspond un mode de sauvegarde. Cette structure essentielle de l'art, nous ne pouvons ici la montrer qu'en peu de traits, et cela dans la mesure seulement où la caractérisation de l'essence de l’oeuvre donnée plus haut nous livre, à cette fin, une première indication. ” P 85 : “ Le choc qu'est la mise en oeuvre de la vérité, fait sauter les portes de l'é-normité et du même coup rabat le familier, ou tout ce qu'on croit tel. La vérité s'ouvrant dans l'oeuvre n'est donc jamais attestable ni déductible à partir de l'étant jusqu'à présent de mise. C'est, au contraire, l'étant jusqu'à présent de mise qui se trouve réfuté, démenti par l’oeuvre, quant à l'exclusivité de sa réalité. Ce qui est instauré par l'art ne peut donc jamais être contrebalancé ni 148 compensé par le donné habituel et disponible. L'instauration est un surcroît : elle est don. Le projet poématique de la vérité, qui s'institue comme stature dans l'oeuvre, ne s'accomplit jamais non plus dans, et vers le vide et l'indéterminé. La vérité dans l'oeuvre se projette bien plutôt en se destinant aux gardiens à venir, c'est-à-dire à une humanité historiale. Cependant, ce qui est ainsi envoyé en direction des gardiens futurs n'est précisément jamais une quelconque exigence arbitraire. Le projet vraiment poématique est l'ouverture de ce en quoi le Dasein est, en tant qu'historial, déjà embarqué. Cela, c'est la terre, et pour un peuple historial, sa terre, le fonds qui se réserve, sur lequel il repose avec tout ce que, à lui-même encore secret, il est déjà. Mais c'est son monde qui déploie son ordre à partir du rapport du Dasein à l'ouvert de l'être. C'est pourquoi tout ce qui a été donné à l'homme doit être, lors du projet, tiré à la lumière hors du fonds réservé, et doit être expressément fondé sur lui. C'est ainsi seulement que lui-même est fondé comme fond qui porte tout. ” P 85-86 : “ Parce qu'elle est un tel “ tirer à la lumière ”, toute création est un “ puiser ” (ein Schöpfen). Il est vrai qu'aussitôt le subjectivisme moderne interprète la création à sa façon : comme le résultat de l'exercice d'une virtuosité géniale chez un sujet souverain. L'instauration de la vérité n'instaure donc pas seulement au sens d'un libre don, mais aussi dans celui de cette fondation fondant le fondement. Le projet poématique vient du Rien, dans la mesure où il ne puise jamais son don dans l'habituel jusqu'à présent de mise. Il ne vient cependant jamais du Néant, dans la mesure où ce qui nous est envoyé par lui n'est autre que la détermination retenue du Dasein historial lui-même. ” P 86-87 : “ Donation et avènement d'un sol ont en eux l'immédiat de ce que nous appelons Anfang. (1) Cette immédiateté de l'initial, la singularité de son saut hors du non-médiatisable, n'exclut pas, mais précisément inclut que ce soit l'initial qui se prépare le plus longuement, et dans le plus complet inaperçu. Car tout initial authentique a, en tant que saut, une avance, dans laquelle tout à venir, encore que voilé, se trouve déjà devancé. L'initial contient déjà, en réserve, la fin. Notons ici que l'initial authentique n'a jamais l'aspect débutant et primaire du primitif . Le primitif reste toujours dépourvu d'avenir, parce qu'il n'a pas l'avance donatrice et fondatrice du saut originel. Il est incapable de libérer quelque chose, parce qu'il ne détient rien d'autre que ce en quoi il est lui-même détenu. ” 1. Anfang. Pour la compréhension de ce mot essentiel, rien ne convient mieux que citer les paroles mêmes de Heidegger, à Aix-enProvence, le 21 mars 1958, lors d'un séminaire qui se tint au lendemain de la conférence “ Hegel et les Grecs ”. Expliquant la signification du mot Anfang, il invitait les auditeurs à y “ comprendre très littéralement ce qui... nous prend et ne cesse de nous reprendre, ce qui, ainsi, nous saisit en une trame... ”. Poursuivant, il ajoutait : “ Ce mot signifie moins annoncer par avance quelque chose de futur, que convoquer, provoquer à répondre et à correspondre. ” En ce sens, Anfang est l'initial, non pas au sens de l'antériorité chronologique, mais au sens de la détermination historiale. P 87 : “ L'initial, au contraire, détient toujours la plénitude de l'é-normité, c'est-à-dire du combat avec le familier. L'art comme Poème est instauration dans ce troisième sens : initiation du combat de la vérité, instauration au sens d'initial. Toujours, quand l'entier de l'étant en tant que lui-même requiert la fondation dans l'ouvert, l'art parvient à son essence historiale en tant qu'instauration. Celle-ci advint en Occident pour la première fois dans le monde grec. Ce que dorénavant voudra dire “ être ” fut mis en oeuvre de façon canonique. L'entier de l'étant ainsi ouvert fut alors transformé en étant, au sens de ce qui a été créé par Dieu. Cela se produit au Moyen Age. Cet étant, à son tour, fut à nouveau transformé au début et au cours des Temps Modernes. L'étant devint objet calculable, susceptible d'être percé à jour et dominé. Chaque fois s'ouvrit un monde nouveau, avec son essence propre. Chaque fois, l'ouverture de l'étant requit son institution, par la constitution de la vérité dans la stature, dans l'étant lui-même. Chaque 149 fois, une ouverture de l'étant se produisit. Elle s'impose dans l'œuvre ; cette imposition est accomplie par l'art. Chaque fois qu'un art advient, c'est-à-dire qu'initial il y a, alors a lieu dans l'Histoire un choc : l'Histoire commence ou reprend à nouveau. Histoire, cela ne signifie point ici le déroulement de faits dans le temps -faits qui, malgré l'importance qu'ils peuvent avoir, ne restent toujours que des incidents quelconques. L'Histoire, c'est l'éveil d'un peuple à ce qu'il lui est donné d'accomplir, comme insertion de ce peuple dans son propre héritage. ” P 87-88 : “ L'art est la mise en oeuvre de la vérité. Ici se cache une ambiguïté essentielle : la vérité est à la fois sujet et objet de la mise en oeuvre. Mais “ sujet ” et “ objet ” sont ici des noms inappropriés. Ils empêchent précisément de penser cette essence ambiguë - ce qui est une tâche ne faisant plus partie de la présente méditation. L'art est historial et, en tant qu'historial, il est sauvegarde créatrice de la vérité dans l'oeuvre. L'art advient comme Poème : celui-ci est instauration au triple sens de don, de fondation et d'initial. En tant qu'instauration, l'art est essentiellement historial. Ceci ne signifie pas seulement qu'il a une histoire, au sens purement extérieur où, puisqu'il se manifeste au cours des âges, à côté de maints autres phénomènes, il se voit, lui aussi, sujet à des transformations pour finalement disparaître, offrant ainsi à la science historique des aspects changeants. L'art est Histoire en ce sens essentiel qu'il fonde l'Histoire. ” P 88 : “ L'art fait jaillir la vérité. D'un seul bond qui prend les devants l'art fait surgir, dans l'oeuvre en tant que sauvegarde instauratrice, la vérité de l'étant. Faire surgir quelque chose d'un bond qui devance (etwas erspringen), l'amener à l'être à partir de la provenance essentielle et dans le saut instaurateur, voilà ce que nous signifie le mot origine. L'origine de l'oeuvre d'art, c'est-à-dire en même temps l'origine des créateurs et des gardiens, et ceci veut dire : l'origine du Dasein historial d'un peuple -c'est l'art. Il en est ainsi parce que l'art lui-même est, en son essence, une origine, et rien d'autre : un mode insigne d'accession de la vérité à l'être, c'est-à-dire à l’Histoire. ” “ Nous posons la question de l'essence de l'art. Pourquoi la posons-nous ? Nous la posons pour pouvoir plus authentiquement questionner dans notre Dasein historial, est-ce que l'art est une origine ou non ? Est-ce qu'il peut et doit l'être ? Et sous quelles conditions ? ” p 89 : “ Une telle méditation ne saurait forcer le devenir de l'art. Mais ce savoir méditatif est une préparation préalable et par conséquent indispensable pour son devenir. Seul un tel savoir prépare à l'oeuvre son espace, aux créateurs leur voie, aux gardiens leur site. En un tel savoir, qui ne peut croître que lentement, se décide si l'art petit être une origine et s'il doit alors être un devancement, ou bien s'il ne restera qu'une défroque que nous traînons derrière nous, phénomène culturel devenu courant comme les autres. Sommes-nous, dans notre Dasein, historialement à la source ? Savons-nous, c'est-à-dire respectons-nous l'essence de l'origine ? Ou bien, dans notre attitude envers l'art, ne nous réclamons-nous plus que de connaissances érudites de choses passées ? Pour cette alternative et sa résolution, il est un signe qui ne trompe pas. Hölderlin, le poète de l'oeuvre dont il reste encore aux Allemands à s'acquitter, nous l'a nommé lorsqu'il dit : Difficilement il quitte Ce qui près de l'origine a site, le point. La Migration, IV, 167. 150 POSTFACE P 89-90 : “ Depuis que l'on considère expressément l'art et les artistes, cette considération a pris le nom d'Esthétique. L'esthétique prend l'oeuvre d'art comme objet, à savoir comme objet de de l'appréhension sensible au sens large du mot. Aujourd'hui, on appelle cette appréhension : expérience vécue (das Erleben). La façon dont l'art est vécu par l'homme est censée nous éclairer sur son essence. L'expérience vécue est le principe qui fait autorité non seulement pour la jouissance artistique, mais aussi pour la création. Tout est expérience vécue. Mais peut-être l'expérience vécue est-elle bien l'élément au sein duquel l'art est en train de mourir. Il est vrai qu'il meurt si lentement qu'il lui faut, pour mourir, quelques siècles. ” P 90 : “ Il est vrai aussi qu'on parle constamment des oeuvres immortelles de l'art, et de l'art lui-même comme d'une valeur éternelle. On parle ainsi dans ce langage qui, pour toute chose essentielle, n'y regarde pas de si près, parce qu'il craint que regarder une chose de près ne finisse par vouloir dire : penser. Quelle peur est, de nos jours, plus grande que cette crainte de penser ? Cela a-t-il seulement du sens et un contenu que de parler des oeuvres immortelles et de la valeur éternelle de l'art ? Ou bien ne sont-ce là que façons de parler, réflexions irréfléchies d'une époque où le grand art et ses oeuvres ne trouvent plus leur site auprès de l'homme ? ” P 90-91 : “ Dans la méditation la plus vaste - parce que pensée à partir de la métaphysique - que l'Occident possède concernant l'essence de l'art, dans les Leçons sur l'Esthétique, de Hegel, nous pouvons lire les phrases : “ Pour nous, l'art n'est plus le mode suprême dans lequel la vérité se procure existence ” (OEuvres complètes, X, 1, p. 134). “ On peut bien espérer que l'art va toujours davantage s'élever et s'achever, mais sa forme a cessé d'être l'exigence suprême de l'Esprit ” (ibid., p. 135). “ Sous tous ces rapports, et pour ce qui est de sa destination suprême, l'art est et demeure pour nous quelque chose de passé ” (X, 1, p. 16). ” p 91 : “ On ne peut guère esquiver cette parole et tout ce qu'elle recèle, en opposant à Hegel que, depuis la dernière lecture de son Esthétique - hiver 1828-1829 à l'Université de Berlin - on a vu naître maintes nouvelles oeuvres d'art et tendances artistiques. Hegel n'a jamais prétendu nier cette possibilité. Ce qui reste, c'est la question de savoir si l'art est encore, ou s'il n'est plus une manière essentielle et nécessaire d'avènement de la vérité qui décide de notre Dasein historial. Et s'il ne l'est plus, la question reste toujours de savoir pourquoi. Cependant, le dernier mot sur cette parole de Hegel n'a pas encore été dit ; car derrière cette parole, il y a toute la pensée occidentale depuis les Grecs. Cette pensée correspond à une vérité de l'étant déjà advenue. Le dernier mot sera dit - à supposer qu'il doive l’être - à partir de cette vérité de l'étant elle-même et à propos d'elle. Mais d'ici là, la parole de Hegel reste valable. C'est précisément pourquoi la question est nécessaire de savoir si la vérité que cette parole énonce est définitive, et ce qui s'ensuit s'il en est ainsi. De telles questions, qui nous concernent de façon tantôt fortuite, tantôt précise et directe, nous ne pouvons les poser que si, auparavant, nous méditons l'essence de l'art lui-même. Nous tentons de faire quelques pas en posant la question de l'origine de l'oeuvre d'art. Il s'agit surtout de bien voir le caractère d'oeuvre de l'oeuvre. Ce que signifie ici le mot d'origine est pensé à partir de l'essence de la vérité. ” P 91-92 : “ La vérité dont il est question ne fait pas un avec ce qu'on connaît ordinairement sous ce nom, et que l'on assigne à la connaissance et à la science comme une qualité, pour la distinguer du Beau et du Bien qui fonctionnent comme les valeurs du comportement non théorique. ” P 92 : “ La vérité, c'est l'être à découvert de l'étant comme tel. La vérité est la vérité de l’être. La beauté ne se rencontre pas à côté de cette vérité : car lorsque la vérité se met en l'oeuvre, elle 151 apparaît. C'est l'apparaître qui, en tant que cet être de la vérité à l'oeuvre dans l'oeuvre, est la beauté. Ainsi le beau appartient-il à l'événement de l'avènement à soi de la vérité. Le beau n'est pas seulement relatif au plaisir à titre, simplement, d'objet de celui-ci. Pourtant, le beau réside bien dans la forme. Mais ceci seulement parce que jadis la forma s'est éclaircie à partir de l'être comme étantité de l'étant. L'être advint alors comme L’s'ordonne dans la Le le tout uni de et de à savoir l’ est sur le mode de l’ Mais ce mode de présence devient l'actualitas de l'ens actu. L'actualitas devient la réalité. La réalité devient objectivité - et l'objectivité devient expérience vécue. Dans la mesure où, pour le monde déterminé à l'occidentale, l'étant déploie son être en tant que le réel, une étrange concordance de la vérité et de la beauté se révèle secrètement. A la transformation de l'essence de la vérité, correspond une Histoire du déploiement de l'art occidental. Ce dernier est aussi peu compréhensible à partir de la beauté prise en soi qu'à partir de l'expérience vécue, à supposer que le concept métaphysique de l'art puisse seulement atteindre l'essence de l'art. ” SUPPLÉMENT (1960) P 93 : “ P. 71 et p. 81 s'impose au lecteur attentif une difficulté essentielle, du fait que les expressions “ constituer la vérité ” (Feststellen der Wahrheit) et “ laisser advenir l'arrivée de la vérité ” ne semblent pas pouvoir être amenées à consonner. Car, dans le “ constituer ” se trouve un vouloir qui ferme et, ainsi, barre la voie à toute arrivée. Par contre, dans le “ laisser advenir ” s'annonce une soumission et, ainsi, un non-vouloir qui laisse le champ libre. La difficulté disparaît si nous pensons le “ constituer ” dans le sens où l'entend tout le texte et, avant tout, la détermination directrice de “ mise en oeuvre ” (Ins-Werk-Setzen). Au stellen (poser comme le stituere de constituer) et au setzen (poser comme le mettre de mettre en oeuvre appartient aussi le legen (poser comme placer) ; c'est ce qu'entend encore tout uniment le latin ponere. ” P 93-94 : “ Stellen (poser), nous devons le penser au sens de C'est ainsi qu'est dit, p. 68 : “ Mettre en place et prendre place sont ici partout (!) pensés à partir du sens grec de la laquelle signifie une installation dans l'ouvert. ” Le setzen grec veut dire : poser, constituer comme laisser surgir, par exemple une statue ; il veut dire : poser, placer, déposer une offrande. Constituer et placer ont le sens de l'allemand Her-vor-bringen (pro-duire). Her : en rapprochant de nous, dans l'ouvert ; vor : en replaçant dans le déjà présent ; donc : laisser s'étendre là-devant (vorliegenlassen). Mettre et situer ne signifient aucunement, ici, le concept moderne de la provocation qui se pose en s'opposant, en se mettant en face (en face du Je-Sujet). La station de la statue (c'est-à-dire la présence d'un regard dans son rayonnement) est autre que la station de ce qui se tient en face dans l'opposition de l'objet. Stehen (avoir station) est (cf p. 37) la constance du rayonnement. Au contraire, la thèse, l'antithèse et la synthèse veulent dire, à l'intérieur de la dialectique de Kant et de l'Idéalisme allemand, un “ poser ” dans la sphère de la subjectivité de la conscience. Conformément à cela - et, vu sa position, avec juste raison - Hegel a interprété la grecque au sens de la position immédiate de l'objet. C'est pourquoi cette position est, pour lui, encore non vraie : elle n'est pas encore médiatisée par l'antithèse et la synthèse (cf Hegel und die Griechen, Festschrift für H.-G. Gadamer, 19601). P 94 : “ Si, pour le présent essai sur l'oeuvre d'art, nous gardons en vue le sens grec de : laisser s'étendre en son rayonnement et en sa présence, alors le Fest- de Feststellen, le cum de constituer, ne peut nullement avoir le sens de : figé dans l'immeuble de la sécurité. ” 152 P 94-95 : “ Fest- veut dire : cerné d'un contour, enchâssé dans sa limite ( ) amené dans le tracé du trait (p. 70 sq.). Au sens grec, la limite n'enferme pas, mais apporte seulement au rayonnement du paraître le présent lui-même en tant qu'il est pro-duit. La limite met en liberté dans l'ouvert ; c'est par son contour, dans la lumière grecque, que se tient la montagne en son repos éminent. La limite constituante est ce qui repose - à savoir dans la plénitude de la mobilité - tout cela vaut pour l'oeuvre, au sens grec de l’; son “ être ” est l’ qui rassemble en elle infiniment plus de mouvement que les modernes “ énergies ”. P 95 : “ Le “ constituer ” de la vérité, ainsi rigoureusement pensé, n'est aucunement en contradiction avec le “ laisser advenir ”. Car, d'une part, ce “ laisser ” n'est pas une passivité, mais bien accomplissement suprême (cf. Essais et Conférences, p. 53 sq.), au sens de la un “ oeuvrer ” et un “ vouloir ” caractérisés dans le texte ci-dessus p. 75, comme “ engagement ek-statique de l'homme existant dans l'ouvert de l'être ”. D'autre part, le “ advenir ”, dans “ laisser advenir la vérité ”, est la motion qui règne dans l'éclaircie et le retrait, et, plus précisément comme tel, à partir duquel, à nouveau, tout s'éclaircir provient. Cette “ motion ” exige même une con-stitution (Feststellen) au sens de la pro-duction (Her-vor-bringen) où la duction doit être comprise au sens indiqué p. 70, dans la mesure où la pro-duction du travail créateur est “ plutôt un recevoir et un puiser à l'intérieur de l'appartenance à l'ouvert ”. P 95-96 : “ C'est conformément à ce qui vient d'être éclairé que se détermine la signification du mot Ge-stell (p. 7 1) : le rassemblement de la production, du laisser arriver au relief d'une présence dans le tracé comme contour ( ). C'est par le Ge-stell ainsi pensé que s'éclaire le sens de comme stature. Et, en fait, le mot de Ge-stell, employé plus tard expressément comme le mot pour l'essence de la technique moderne, est pensé à partir du Ge-stell qui s'est déterminé ici, dans l'essai sur l'Origine de loeuvre d'art, et non pas à partir du sens courant de Gestell : appareil et appareillage. Cette cohésion est essentielle parce que historiale. Le Ge-stell comme essence de la technique moderne provient du laisser s'étendre devant (Vorliegenlassen), de la et de la grecques. Dans le poser de ce second Ge-stell, c'est-à-dire dans la provocation pour placer tout en sûreté, c'est la parole de la ratio reddenda, i. e. du qui s'adresse à nous, et de telle manière que cette adresse prend sur elle, dans le Ge-stell, la domination de l'inconditionné, et que la représentation se rassemble, à partir de l'entendre, qui est la “ perception ” grecque, jusqu'à la constitution de tout en une ferme sûreté. ” P 96 : “ En entendant les mots Fest-stellen et Ge-stell dans l'Origine de l'oeuvre d'art, nous devons d'une part écarter de notre esprit la signification moderne de stellen (poser, stituere) et de Gestell (appareil) ; mais, d'un autre côté, nous ne devons pas laisser échapper comment l'être qui détermine les Temps Modernes, l'être comme Ge-stell, provient du destin historial de l'Occident, n'est pas un produit abstrait de la pensée des philosophes, mais est bien dispensé à ceux qui pensent (cf Essais et Conférences, p. 28, 53 sq.). Il est difficile d'expliquer les déterminations qui sont données brièvement P. 66 sur l'“ institution ” et l'“ ouverture s'instituant elle-même dans l'étant ”. A nouveau, il nous faut éviter de comprendre “ instituer ” au sens moderne et, d'après la conférence sur l'Essence de la technique, comme “ organiser afin de parfaitement apprêter ”. L“ instituer ” est bien plutôt du côté de l'attraction de la vérité vers l'oeuvre (nommée p. 69) afin qu'au milieu de l'étant, la vérité, étant elle-même sur le mode de l'oeuvre, ait plus d'être. P 97 : “ Si nous méditons la mesure dans laquelle “ vérité ”, comme éclosion de l'étant, ne veut rien dire d'autre que présence de l'étant en tant que tel, c'est-à-dire être (cf. p. 80 sq.), alors parler de l'institution spontanée de la vérité, c'est-à-dire de l'être, dans l'étant, ce parler touche à 153 la mise en question de la différence ontologique (cf. Identität und Differenz, 1957, p. 37 sqq.). C'est pourquoi l'Origine de l'oeuvre d'art s'en tient, p. 68, à ces paroles prudentes : “ Avec ce renvoi à l'ouverture comme s'instituant elle-même dans l'ouvert, la pensée atteint une région qui ne peut encore être exposée et débattue ici. ” Tout l'essai sur l'Origine de l'oeuvre d'art se meut sciemment, et pourtant sans le dire, sur le chemin de la question de l'essence de l'être. La méditation sur ce qu'est l'art est entièrement et décisivement déterminée par la seule question de l'être. L'art n'est pas pris comme domaine spécial de réalisation culturelle, ni comme une des manifestations de l'esprit. L'art advient de la fulguration à partir de laquelle seulement se détermine le “ sens de l'être ” (cf. Sein und Zeit). Ce que peut bien être l'art, voilà une des questions auxquelles l'essai ne donne pas réponse. Et ce qui semble être une réponse n'est qu'un signe qui guide le questionnement (cf. les premières phrases de la Postface). P 97-98 : “ Deux importantes indications, p. 80 et 87, font partie de ces signes. Dans les deux passages, il est question d'une “ ambiguïté ”. Page 87 est nommée une “ ambiguïté essentielle ” qui se rapporte au fait de déterminer l'art comme “ mise en oeuvre de la vérité ”. Car Vérité est d'un côté “ sujet ” et, de l'autre, “ objet ”. Les deux caractérisations restent inappropriées. Si la vérité est le “ sujet ”, alors la détermination “ mise en oeuvre de la vérité ” veut dire : “ se mettre en oeuvre de la vérité ” (cf. p. 80 et p. 37). L'art est ainsi pensé à partir de la fulguration. Mais l'être est assignation et adresse à l'homme ; il n'est pas sans celui-ci. Aussi l'art est-il simultanément déterminé comme “ mise en oeuvre de la vérité ”, et la vérité est maintenant “ objet ” ; l'art est le travail humain de création et de sauvegarde. ” P 98 : “ A l'intérieur du rapport humain à l'art se produit l'autre ambiguïté de la mise en oeuvre de la vérité. Elle est nommée page 81 comme création et sauvegarde. Selon ce qui est dit page 81 et page 64, aussi bien l'oeuvre d'art que l'ouvrier - l'artiste - reposent “ ensemble ” dans ce qui se déploie en l'art. Dans la phrase : “ mise en oeuvre de la vérité ”, où demeure indéterminé, mais déterminable, qui, ou ce qui “ met ” en quelque guise ; dans cette phrase se dissimule le rapport de l “ être et de l'homme en son déploiement essentiel, ce rapport qui, sous cette forme, est déjà pensé de manière inappropriée -difficulté accablante, difficulté clairement vue depuis Sein und Zeit, et qui, depuis, vient au langage sous de nombreuses formes (cf. en dernier lieu Zur Seinsfrage, et le présent essai, p. 68 : “ Notons toutefois que... ”). Ce qui se déploie ici, et qui est digne de question, se recueille alors dans le lieu véritable de l'explication, à sa pointe, là où est effleurée l'essence de la langue et du poème (Dichtung), tout cela, encore une fois, en gardant le regard tourné vers l'appartenance réciproque de l'être et de la parole. Il est inévitablement pénible que le lecteur qui, naturellement, parvient à l'essai par l'extérieur, se représente et interprète d'abord et pour longtemps ce qui y est en question précisément non en partant de la silencieuse région du jaillissement de ce qui est à penser. Pour l'auteur, la peine, c'est à chacune des diverses étapes du chemin, de parler justement la langue qui convient. ” L’EPOQUE DES “ CONCEPTIONS DU MONDE ”. P 99 : “ Dans le cours de la Métaphysique s'accomplit une méditation sur l'essence de l'étant, en même temps que se décide de manière déterminante le mode d'advenance de la vérité. La Métaphysique fonde ainsi une ère, lui fournissant, par une interprétation déterminée de l'étant et une acception déterminée de la vérité, le principe de sa configuration essentielle. Ce principe régit de fond en comble tous les phénomènes caractéristiques de cette ère. Aussi, une méditation suffisamment exhaustive de ces phénomènes doit-elle pouvoir, inversement, faire entrevoir à travers eux ce principe. Reprendre par une méditation plus originelle, c'est ici le courage de mettre en question la vérité de nos propres postulats et de faire de la région de nos propres objectifs ce qui est le plus digne d'être mis en question (1). (1) Voir“ Compléments ”, p. 126. 154 Note p 126-127 : “ Une telle méditation n'est ni nécessaire pour tous, ni possible pour tous, ni seulement supportable par tous. Au contraire, l'absence de méditation fait bien partie des différentes étapes du parachèvement et de l'exploitation organisée requis par l'époque. Cependant, le questionnement de la méditation ne tombe jamais dans le vide, parce que, dès l'abord, il pose la question de l'être. L'être reste pour la méditation ce qu'il y a de plus digne à mettre en question. Dans l'être, la méditation trouve une résistance suprême qui l'engage à s'acquitter de l'étant venu dans la lumière de son être. La méditation de l'essence des Temps Modernes place la pensée et l'action dans la sphère vive des forces essentielles propres à cet âge. Celles-ci agissent, telles qu'elles agissent, indépendamment de toute évaluation quotidienne. Face à elles, il n'y a que la disponibilité pour l'endurance, ou le repli dans l'anhistorial. Cependant, il ne suffit pas, à cet effet, de dire oui, par exemple à la technique, ou bien, à partir d'une position incomparablement plus essentielle, de poser d'une manière absolue la “ mobilisation totale ”, une fois qu'elle est reconnue comme telle. Il s'agit avant tout et toujours de comprendre l'essence de notre âge à partir de la vérité de l'être qui y déploie son règne, parce qu'ainsi seulement s'éprouve du même coup le plus digne de questionnement qui seul donne de fond en comble maintien et cohésion -à une création s'ouvrant sur l'avenir, création laissant sur place tout ce qui est simplement là (das Vorhandene) pour faire advenir la transformation de l'homme comme une nécessité jaillissant de l'être même. Aucune époque ne se laisse mettre de côté par une simple négation : celle-ci n'élimine que le négateur. Les Temps Modernes, pour pouvoir seulement être endurés à l'avenir dans leur essence, exigent de la part de la méditation et en vertu de leur essence une profondeur et une portée à la préparation desquelles nous autres d'aujourd'hui pourrons peut-être contribuer, mais dont nous ne saurions en aucun cas prétendre venir à bout dès maintenant. ” P 99-100 : “ Un phénomène essentiel des Temps Modernes est la science. Un phénomène non moins important quant à son ordre essentiel est la technique mécanisée. Il ne faut pourtant pas mésinterpréter celle-ci, en ne la comprenant que comme pure et simple application, dans la pratique, des sciences mathématisées de la nature. La technique est au contraire elle-même une transformation autonome de la pratique, de telle sorte que c'est plutôt cette dernière qui requiert précisément la mise en pratique des sciences mathématisées. La technique mécanisée reste jusqu'ici le prolongement le plus visible de l'essence de la technique moderne, laquelle est identique à l'essence de la métaphysique moderne. ” P 100 : “ Un troisième phénomène, non moins essentiel, des Temps Modernes, est constitué par le processus de l'entrée de l'art dans l'horizon de l'Esthétique - ce qui signifie que l'oeuvre d'art devient objet de ce qu'on appelle l'expérience vécue, en conséquence de quoi l'art passe pour une expression de la vie humaine. Une quatrième manifestation de la modernité s'annonce dans l'interprétation “ culturelle ” de tous les apports de l'histoire humaine. La culture, c'est alors la réalisation des valeurs suprêmes par le soin consacré aux plus hauts biens de l'homme. Il appartient à la nature de la civilisation en tant que culture de se cultiver elle-même à son tour et de devenir ainsi une politique des problèmes culturels. P 100-101 : “ Une cinquième manifestation des Temps Modernes est le dépouillement des dieux (Entgötterung). Cette expression ne signifie pas la simple mise de côté des dieux, l'athéisme grossier. Le dépouillement des dieux est le processus à double face par lequel, d'un côté, l'idée générale du monde (Weltbild) se christianise, dans la mesure où le fondement du monde est posé comme infini, comme inconditionné, comme absolu, et de l'autre le christianisme transforme son idéal de vie en une vision du monde (la vision chrétienne du monde), et ainsi se met au goût du jour. Le dépouillement des dieux, c'est la vacance par rapport à Dieu et aux dieux. Le christianisme est le principal responsable de son avènement. Cependant, le dépouillement des dieux exclut si peu la religiosité, que c'est plutôt avec lui seulement que le rapport aux dieux se mue en vécu religieux. Quand les choses en viennent là, les dieux disparaissent. Le vide qui en résulte est alors comblé par l'exploration historique et psychologique des mythes. ” 155 P 101 : “ Quelle acception de l'étant et quelle ex-plication de la vérité se trouvent à l'origine de ces phénomènes ? Nous limitons la question au premier phénomène cité, la science. Quelle est, sur quoi repose l'essence de la science moderne ? Quelle acception de l'étant et de la vérité fonde cette essence ? Si nous réussissons à toucher le fond métaphysique qui fonde la science en tant que moderne, il doit être alors possible d'entrevoir à partir de lui l'essence propre de tous les Temps Modernes. P 101-102 : “ Lorsque de nos jours nous employons le mot de science, ce mot signifie quelque chose d'essentiellement différent aussi bien de la doctrina et de la scientia du Moyen Age que de grecque. La science grecque n'a jamais été une science exacte, et cela pour la raison qu'en son essence elle ne pouvait etre exacte et n'avait pas besoin de l’être. C'est pourquoi il est insensé de dire que la science moderne est plus exacte que celle de l'Antiquité. De même, on ne peut pas plus dire que la doctrine galiléenne de la chute libre des corps est vraie, et que celle d'Aristote, qui enseigne que les corps légers lévitent vers le haut, est fausse ; car l'acceptation grecque de la nature du corps et du lieu, et de la relation des deux, repose sur une autre ex-plication de l'étant et conditionne par conséquent une autre façon de voir et de questionner les phénomènes naturels. Il ne viendrait à l'idée de personne d'affirmer que la poésie de Shakespeare fût en progrès sur celle d'Eschyle. Mais il est encore plus impossible de dire que l'appréhension moderne de l'étant est plus correcte que l'appréhension grecque. Si donc nous voulons comprendre l'essence de la science moderne, il nous faut avant tout nous libérer de l'habitude que nous avons de ne distinguer la science moderne de l'ancienne que par une différence de degré d'après le point de vue du progrès. ” P 102 : “ L'essence de ce qu’on nomme aujourd'hui science, c'est la recherche. En quoi consiste l'essence de la recherche ? En ce que la connaissance s'installe elle-même, en tant qu'investigation, dans un domaine de l'étant, la nature ou l'histoire. Par investigation, il ne faut pas seulement entendre la méthode, le procédé ; car toute investigation nécessite un déjà ouvert à l'intérieur duquel son mouvement devient possible. Or c'est précisément dans l'ouverture d'un tel secteur d'investigation que consiste le processus fondamental de la recherche. Il s'accomplit par la projection, dans une région de l'étant, par exemple la nature, d'un plan déterminé des phénomènes naturels. Le projet (Entwurf) marque ainsi d'avance les jalons sur lesquels devra se guider, dans le secteur une fois ouvert, la reconnaissance investigatrice. Être lié par un tel jalonnement constitue la rigueur de la recherche. Par le projet du plan et par la détermination de la rigueur, l'investigation s'assure ainsi, à l'intérieur de la région de l'être, son secteur d'objectifs. Un coup d'oeil sur la plus ancienne et en même temps la plus normative des sciences modernes, la physique mathématique, éclaircira ce que nous voulons dire. Dans la mesure ou la physique nucléaire actuelle reste elle aussi une physique, l'essentiel de notre propos - et c'est ici tout ce que nous avons en vue - vaudra également pour elle. ” P 102-105 : “ La physique moderne est dite mathématique, parce qu'en un sens insigne elle applique une mathématique très déterminée. Et elle ne peut procéder ainsi, c'est-à-dire mathématiquement, que parce qu'elle est elle-même, en un sens plus profond, déjà mathématique. signifie pour les Grecs ce que l'homme connaît déjà d'avance lorsqu'il considère l'étant et lorsqu'il entre en relation avec les choses : des corps, ce qui fait d'eux des corps -, des plantes, ce qui en fait des plantes ; des animaux, ce qui en fait des animaux ; des hommes -l'humanité. De ce connu d'avance - donc de ce mathématique font encore partie les nombres. Quand nous voyons trois pommes sur la table, nous reconnaissons qu'il y en a trois. C'est que le nombre trois, la triplicité, nous la connaissons déjà. Cela veut dire : le nombre est quelque chose de mathématique. Ce n'est que parce que les nombres sont ce qui s'impose en quelque sorte avec le plus d'irréfutabilité comme le 156 toujours-déjà-connu, et constituent, pour ainsi dire, le plus re-connaissable parmi le mathématique, que bientôt le nom de mathématique fut réservé à ce qui a trait aux nombres. Quant à lui, le déploiement essentiel du mathématique n'est à aucun degré déterminé par la numération. La physique, à son tour, est la connaissance de la nature en général, et, par la suite, la connaissance de la corporéité matérielle dans son mouvement en particulier ; car c'est cette corporéité qui se montre immédiatement et partout - encore que de façons diverses - dans tous les phénomènes naturels. Si maintenant la physique prend expressément une tournure mathématique, cela signifie que par elle et devant elle, d'une façon particulièrement aiguë, quelque chose est cité et arrête par avance comme déjà-connu. Cette détermination anticipée ne concerne rien de moins que le projet de ce qui, pour la re-connaissance visée de la nature, sera désormais la nature : à savoir l'ensemble cohérent, fermé sur lui-même, des mouvements spatio-temporelles de différents centres de gravité. Dans ce plan de la nature posé en tant que déterminé a priori sont comprises entre autres les indications suivantes : mouvement signifie changement de lieu -, aucun mouvement ni aucune direction de mouvement n'est privilégiée par rapport aux autres ; chaque lieu est identique aux autres -, aucun moment du temps n'a de priorité sur un autre moment du temps -, toute force ne se définit que d'après, c'est-à-dire n'est que son effet quant au mouvement, qui n'est à son tour que grandeur du changement de lieu dans l'unité du temps. Tout phénomène doit être projeté et vu dans ce plan fondamental de la nature. Ce n'est même que dans la perspective de ce plan qu'un phénomène naturel peut devenir visible comme tel. Ce projet de la nature s'assure en ceci que la recherche physique se lie a priori à lui à chacun des pas de sa démarche exploratrice. La fidélité à ce jalonnement, qui est la rigueur propre de la recherche, a, conformément à ce projet, son caractère propre. Ainsi, la rigueur des sciences mathématiques de la nature est l'exactitude. Tous les phénomènes doivent être déterminés d'avance comme grandeurs spatio-temporelles de mouvement, pour seulement pouvoir arriver à être représentés comme phénomènes naturels. Pareille détermination s'accomplit avec la mesure effectuée à l'aide du nombre et du calcul. Mais l'exploration mathématique de la nature n’est pas exacte parce qu'elle calcule avec précision ; elle est contrainte à calculer ainsi parce que la liaison à son secteur d'objectivité a le caractère de l'exactitude. Au contraire, les sciences de l'esprit (Geistesiwissenschaften) et même toutes les sciences qui ont en vue le vivant, doivent en toute nécessité, justement pour rester rigoureuses, s'établir hors de la dimension de l'exactitude. Il est vrai qu'on peut également concevoir le vivant comme une grandeur spatio-temporelle de mouvement, mais alors on ne saisit plus le vivant. La non-exactitude des sciences historiques de l'esprit, loin d'être un manque, n'est que l'accomplissement d'une exigence essentielle pour ce genre de recherche. En vérité, la projection et l'établissement du rayon d'objectivité des sciences historiques sont non seulement d'un autre genre, mais demandent, par rapport à la pratique des sciences exactes, un labeur bien plus ardu. ” P 105-108 : “ La science devient donc recherche par le projet qui s'assure lui-même dans la rigueur de l'investigation. Cependant, projet et rigueur ne se déploient vers ce qu'ils sont que par la méthode. Celle-ci constitue le second caractère essentiel de la recherche. Pour qu'il accède à une objectivité, le secteur projeté doit être amené à faire face dans toute la multiplicité de ses niveaux et entrelacements. C'est pourquoi l'investigation doit avoir vue libre sur la variabilité de ce qu'elle rencontre. Ce n'est que sous l'horizon de l'incessante nouveauté du changement qu'apparaît la plénitude du détail et des faits. Or, il faut que les faits deviennent objectifs. L'investigation doit donc représenter le variable dans sa variabilité, c'est-à-dire le fixer, tout en laissant son mouvement être un mouvement. La fixité des faits et la constance de leur changement, en tant que tels, constituent la règle. La constance du changement dans la nécessité de son processus, c'est la loi scientifique. Ce n'est que sous l'horizon de la règle et de la loi que les faits peuvent apparaître clairement comme ce qu'ils sont, c'est-à-dire précisément comme faits. Ainsi la recherche par les faits, dans le domaine de la nature, est en elle-même affirmation et confirmation de règles et de lois. Le procédé suivant lequel un secteur d'objectivité accède à la représentation se caractérise par la clarification à partir de ce qui est clair, c'est-à-dire par la mise au clair qu'est l'explication. Toute explication présente deux faces. Elle fonde l'inconnu par le connu tout en avérant le connu par l'inconnu. L'explication s'accomplit dans 157 l'examen des faits - lequel est assumé, dans les sciences de la nature - selon le champ de l'examen et le but de l'explication - par l'expérience (das Experiment). Ce n'est point cependant par l'expérience que les sciences de la nature deviennent essentiellement recherche ; au contraire, l'expérience ne devient possible que là où la connaissance de la nature comme telle s'est transformée en recherche. C'est seulement parce que la physique moderne est mathématique dans son essence qu'elle peut-être expérimentale. Et comme, par ailleurs, ni la doctrina médiévale ni l’ grecque ne sont des sciences au sens de recherche, il n'y a pas place en elles pour une expérience scientifique. Il est vrai que c'est Aristote qui, le premier, a compris ce que signifiait (experientia) : l'observation des choses elles-mêmes, de leurs qualités et modifications sous des conditions changeantes, et par là, la connaissance des façons dont les choses se comportent dans la règle. Mais une observation qui a en vue de telles connaissances, l'experimenturn, reste essentiellement différente de ce qui fait partie de la science comme recherche, à savoir de l'expérience exploratoire (Forschungsexperiment) ; même lorsque les observateurs antiques et médiévaux opèrent avec chiffres et mesures ; et même là où l'observateur se sert d'outils et de dispositifs déterminés. Car ici manque de bout en bout l'élément décisif de l'expérience scientifique moderne. Celle-ci commence avec l'hypothèse d'une loi. Proposer une expérience signifie : représenter une condition d'après laquelle un ensemble de mouvements peut être suivi dans la nécessité de son déroulement, c'est-à-dire : peut d'avance être rendu apte au contrôle du calcul. Or, la position d'une loi s'effectue à partir de la vue d'ensemble sur le plan fondamental du secteur d'objectivité examiné. C'est ce plan qui fournit la mesure, liant ainsi à ses exigences la représentation anticipant la condition. Pareil mode de représentation, dans lequel et par lequel l'expérience commence, n'est donc point arbitraire imagination. C'est pourquoi Newton pouvait dire : hypotheses non fingo, les hypothèses ne sont pas inventées arbitrairement. Car elles ont été déployées à partir du plan de la nature et inscrites en lui. L'expérience, c'est le procédé porté et guidé, en son plan et en son exécution, par la loi hypothétique afin que se produisent les faits confirmant la loi ou lui refusant cette confirmation. Plus le projet du plan de la nature est exact, plus la possibilité de l'expérience devient elle-même exacte. Le scolastique médiéval Roger Bacon, si souvent invoqué, ne saurait être le précurseur du chercheur expérimental moderne : il n'est que le successeur d'Aristote. Car, entre-temps, la possession de la vérité à été proprement transportée dans la foi, c'est-à-dire dans le fait de tenir pour vrais la parole de l'Écriture et le dogme de l’église. La suprême connaissance et doctrine est la Théologie, en tant qu'exégèse des paroles divines de la Révélation inscrite dans l’Ecriture et prêchée par l'Église. Connaissance ne signifie point ici recherche, mais bonne compréhension de la parole faisant loi et des autorités la prêchant. C'est pourquoi, pour la connaissance médiévale, la prééminence revient à la discussion des paroles et doctrines des différentes autorités. C'est le componere scripta et sermones, l'argumentum ex verbo qui est décisif, et c'est en même temps la raison pour laquelle les philosophies platonicienne et aristotélicienne reçues étaient contraintes de devenir dialectique scolastique. Si maintenant Roger Bacon exige l'experimentum - et c'est bien ce qu'il a fait - il n'entend pas sous ce mot l'expérience de la science en tant que recherche : il ne fait qu'exiger, au lieu de l'argumentum ex verbo, l'argumentum ex re ; à la place de la discussion des doctrines, l'observation des choses elles-mêmes, c'est-à-dire l’aristotélicienne. ” P 108-109 : “ L'expérience exploratrice moderne est non seulement une observation plus serrée, plus précise et plus vaste quant au degré et à l'étendue de l'observation, mais elle est le procédé essentiellement différent quant à son genre - de la confirmation de la loi dans le cadre et au service d'un projet exact de la nature. A l'expérience de la recherche scientifique correspond, dans les sciences historiques et philologiques, la critique des sources. Ce nom désigne ici cet ensemble que forment le repérage, le triage, la confirmation, la mise en valeur, la préservation et l'interprétation des différentes sources de recherche. Il est vrai que l'explication historique fondée sur la critique des sources ne ramène pas les faits à des lois et à des règles : mais elle ne se borne pas non plus à une pure relation des faits. Dans les sciences historiques aussi bien que dans les sciences naturelles, le procédé vise à représenter ce qui est constant (beständig) et de faire ainsi de l'histoire un objet (Gegenstand). Or, l'histoire ne peut devenir objet de la 158 représentation que si elle est passée. Ce qui dans le passé est constant, c'est-à-dire ce au compte de quoi l'explication historique peut porter l'unique et le multiple de l'histoire, c'est ce qui a toujours déjà été (das Immer-schoneffimal-Dagewesene), l'ensemble du comparable. A partir de la constante comparaison de tout avec tout se fait alors le compte du compréhensible, lequel est alors confirmé et consolidé comme le plan de l'histoire. Le secteur de la recherche historique ne s'étend qu'aussi loin que porte l'explication historique. L'unique, le rare, le simple, bref ce qui, dans l'histoire, est grand, ne va jamais de soi ; il reste toujours inexplicable. La recherche historique ne nie pas la grandeur, elle l'explique comme exception. Dans cette explication, la grandeur est mesurée à l'aune de l'habituel et de la moyenne. Il ne peut d'ailleurs y avoir d'autre explication historique, aussi longtemps qu'expliquer signifiera : ramener au saisissable, et aussi longtemps que l'histoire restera une recherche, c'est-à-dire une explication. C'est parce qu'en tant que recherche elle projette et objective le passé dans le sens d'un explicable et découvrable enchaînement d'effets, que l'histoire exige comme instrument de son objectivation la critique des sources. Et, dans la mesure où l'histoire se rapproche du journalisme, cette critique voit ses critères changer. ” P 109-110 : “ Toute science est, en tant que recherche, fondée sur le projet d'un secteur d'objectivité délimité ; elle est donc nécessairement science particulière. Toute science particulière doit nécessairement - dans le déploiement du projet par sa méthode - se spécialiser sur des champs délimités d'examen. Or, cette spécialisation n'est en aucune façon l'épiphénomène fatal dû à l'inextricabilité croissante des résultats de la recherche scientifique. Elle est non point un mal nécessaire, mais la nécessité essentielle de la science en tant que recherche. La spécialisation n'est pas la conséquence, mais la raison du progrès de toute recherche. La recherche ne se disperse pas, dans sa progression, à examiner divers ordres de faits choisis n'importe comment, pour s'y perdre ensuite ; car la science moderne est déterminée par un troisième processus fondamental - le mouvement de l'exploitation organisée (der Betrieb) (2). ” Note 2 page 127-128 : “ Ce terme d'exploitation organisée (Betrieb) n'a aucun sens dépréciateur. Dès lors que la recherche est organiquement organisation de son propre progrès, l'“ activisme ” affairé (Betriebsamkeit), constamment possible, de l'organisation pure provoque en même temps l'apparence d'une suprême réalité derrière laquelle précisément s'accomplit l'excavation du travail de recherche. Ainsi, l'exploitation organisée sombre dans l'organisationnisme pur, à chaque fois qu'à l'intérieur de son procédé, elle ne se maintient plus ouverte à l'incessant renouvellement du projet, mais ne fait que laisser celui-ci derrière elle, comme quelque chose de “ donné ”, sans même plus le confirmer, s'évertuant en revanche à pourchasser les résultats s'entassant les uns sur les autres et à en faire le compte. C'est pourquoi l'organisationnisme pur (blosser Betrieb) est constamment à combattre, précisément parce que la recherche est, en son essence, exploitation organisée. Il est vrai que si l'on ne cherche l'élément proprement scientifique de la science que dans la calme érudition du savant, alors le rejet de l'exploitation organisée peut avoir l'air d'une pure et simple négation du mouvement essentiel de la recherche. Mais il est vrai aussi que plus purement la recherche devient organisation de son mouvement, réalisant ainsi son rendement propre, plus constamment croît en elle le danger de l'organisationnisme pur. Finalement, un état est atteint où la différence entre organisation et organisationnisme devient non seulement insaisissable, mais encore irréelle. Or, c'est précisément cet état d'équilibre entre l'organique et le monstrueux qui, évoluant dans la moyenne d'une évidence allant de soi, rend durable la recherche en tant que figure de la science, ainsi que, de façon générale, les Temps Modernes. Mais où la recherche prend-elle le contrepoids contre l'organisationnisme qui la menace à l'intérieur même de son organisation ? ” P 110 : “ On entendra par là tout d'abord le phénomène selon lequel une science, qu'elle soit science de la nature ou science de l'esprit, n'atteint de nos jours vraiment à l'autorité de science que lorsqu'elle est devenue capable de s'organiser dans des instituts. Pourtant, la recherche n'est pas mouvement organisé parce que son travail se fait dans différents instituts. Au contraire, ce sont les instituts qui sont nécessaires parce que la science comme recherche a, en elle-même, ce 159 caractère de mouvement d'exploitation organisée. Le procédé qui conquiert les différents secteurs d'objectivité ne fait pas qu'amasser des résultats. Il se réorganise plutôt lui-même, à l'aide de ses résultats, pour une nouvelle investigation. Ainsi, dans l'installation matérielle qui permet à la physique la désintégration de l'atome est contenue toute la physique moderne depuis ses débuts. De même, les inventaires de sources de la recherche historique ne deviennent-ils mobilisables pour l'explication que si les sources elles-mêmes, en tant que telles, sont assurées à leur tour, et ceci par des explications historiques. Au cours de ces processus, le procédé de la science se fait toujours encercler par ses résultats. Il s'oriente de plus en plus sur les diverses possibilités d'investigation qu'il s'est lui-même ouvertes. Cette obligation de se réorganiser à partir de ses propres résultats, en tant que voies et moyens d'une investigation progressante, constitue l'essence du caractère d'exploitation organisée de la recherche. Ce caractère, à son tour, est la raison interne qui rend nécessaire son caractère “ institutionnel ”. P 110-111 : “ Ce n'est que par le mouvement de l'exploitation organisée que le projet d'un secteur donné d'objectivité est vraiment introduit et fixé dans l'étant. Toutes les institutions qui facilitent un raccord planifiable des modes de procéder entre eux, qui favorisent le contrôle et la communication réciproque des résultats et qui règlent l'échange des forces de travail, ne sont aucunement, en tant que mesures prises, la simple conséquence extérieure du fait que le travail de la recherche s'étende et se ramifie. Ce déploiement de la recherche est bien plutôt le signe lointain et encore incompris indiquant que la science moderne commence à entrer dans la phase décisive de son avènement. Ce n'est que maintenant qu'elle commence à prendre possession de la plénitude du déploiement de sa propre essence. ” P 111-112 : “ Que se passe-t-il dans l'extension et dans la consolidation du caractère institutif des sciences ? Rien de moins que la sécurisation (Sicherstellung) de la primauté du procédé sur l'étant (Nature et Histoire) qui, dans la recherche, devient alors objectif. C'est ainsi, en vertu de leur caractère d'exploitation organisée, que les sciences réalisent leur cohésion et leur unité propres. C'est pourquoi une recherche historique ou archéologique pratiquée en institut est essentiellement plus proche de la recherche physique organisée selon le même principe que de n'importe quelle discipline de sa propre Faculté littéraire qui en serait restée au stade de la pure érudition. Le déploiement décisif de ce caractère moderne de la science forge aussi un autre type d'homme. Le savant disparaît. Il est relayé par le chercheur, engagé dans des programmes de recherches. Ce sont en effet ceux-ci, et non pas l'entretien d'une érudition, qui donnent à son travail son atmosphère acérée. Le chercheur n'a plus besoin chez lui de bibliothèque. Il est d'ailleurs constamment en route : il délibère dans les sessions et s'informe dans les congrès. Il se lie en outre aux commandes des éditeurs, ces derniers ayant maintenant leur mot à dire au sujet des livres à écrire ou à ne pas écrire (3). ” Note 3 page 128-129 : “ L'importance croissante du règne de l'éditeur ne trouve pas seulement sa raison dans le fait que les éditeurs (à travers le commerce des livres, par exemple) acquièrent un meilleur flair quant aux besoins du public ou bien maîtrisent mieux que les auteurs le côté commercial de la chose. C'est bien plutôt que leur travail revêt la forme d'un procédé planifié, et se réorganisant à chaque fois lui-même, orienté sur la question de savoir comment, par l'édition commandée et sériée de livres et d'écrits, l'entrée du monde dans la figure de la publicité* devient possible, et comment il peut y être solidement maintenu. La prépondérance des collections, des séries, des revues et des éditions de poche est déjà une conséquence de cet effort des éditeurs, lequel à son tour concorde avec les intentions des chercheurs, ceux-ci se faisant non seulement plus facilement et plus rapidement connaître et remarquer dans les séries et collections, mais accédant aussitôt, sur un front plus développé, à une efficience pilotée. ” P 112 : “ C'est que le chercheur est poussé de lui-même, et cela nécessairement, dans la sphère du technicien, au sens essentiel où nous prenons ce mot. Ce n'est qu'ainsi qu'il reste efficace, donc, dans l'esprit de l'époque, effectif et réel. A côté de lui, le romantisme de plus en plus mince et vide de l'érudition et de l'Université peut bien se maintenir encore quelque temps en quelques endroits. Cependant l'unité agissante et, par conséquent, la réalité de l'Université ne résident pas 160 en un pouvoir spirituel -émanant d'elle parce que nourri et gardé par elle qui unifierait originellement l'ensemble des sciences. L'Université n'est réelle que dans la mesure où elle est une institution qui, sous une forme restée unique - parce qu'administrativement unie - rend possible et visible la séparation de toutes les sciences se particularisant et, ainsi, l'unité particulière des sciences en tant que mouvements d'une exploitation organisée. Les véritables forces essentielles de la science moderne deviennent immédiatement et clairement effectives dans l'organisation de l'exploitation scientifique ; voilà pourquoi seuls les divers centres de recherche, dans leur mouvement spontané, peuvent désigner et instaurer d'eux-mêmes leur mode approprié d'unité interne avec les autres centres. ” P 112-113 : “ Le véritable système des sciences réside donc dans la synthèse du procédé avec l'attitude à prendre quant à l'objectivation de l'étant, cette synthèse résultant chaque fois de la planification de l'étant visé. L'avantage que l'on exige de ce système n'est donc pas une quelconque unité de relation, controuvée et rigide, des divers secteurs d'objectivité, mais la plus grande mobilité possible, libre mais réglée, de changement et de reprise des recherches concernant les diverses tâches dominantes. Plus la science se spécialise exclusivement dans l'activation et la maîtrise totale de son mode de procéder, plus les sciences organisées, libérées de toute illusion, se concentrent résolument dans des établissements spéciaux et des écoles spéciales de recherche, plus elles entrent irrésistiblement dans la perfection de leur modernité essentielle. Et plus la science et les chercheurs s'acquittent inconditionnellement de la figure moderne de leur essence, plus ils se mettent eux-mêmes nettement et immédiatement à la disposition de l'utilité commune, mais également plus ils sont obligés de se retirer sans restriction dans l'anonymat officiel de tout travail d'utilité générale. ” P 113 : “ La science moderne se fonde et en même temps se spécialise dans les projets de secteurs d'objectivité déterminés. Ces projets se déploient dans le procédé correspondant, assuré par la rigueur. Le procédé, à son tour, s'organise en mouvement d'exploitation dans les centres de recherche. Projet et rigueur, procédé et organisation des divers centres, constituent dans leur interaction continuelle l'essence de la science moderne, et en font une recherche. Nous tentons de reprendre en une méditation l'essence de la science moderne afin d'en reconnaître le fond métaphysique. Quelle acception de l'étant et quel concept de la vérité font que la science puisse devenir recherche ? ” P 113-114 : “ Dans la mesure où elle est recherche, la connaissance demande en quelque sorte compte à l'étant quant à l'étendue de sa disponibilité pour la représentation. La recherche dispose de l'étant lorsqu'elle arrive, soit à le calculer d'avance dans son processus futur, soit à vérifier son compte lorsqu'il est passé. Dans le calcul anticipateur, la Nature est pour ainsi dire forcée ; dans la vérification historique, l’Histoire est pour ainsi dire arrêtée. Nature et Histoire deviennent les objets d'une représentation explicative. Celle-ci compte sur la Nature et fait ses comptes avec l'Histoire. Seul ce qui devient ainsi objet est, est reconnu comme étant. Aussi n'y a-t-il science comme recherche que depuis que l'être de l'étant est recherché dans une telle objectivité. ” P 114 : “ Cette objectivation de l'étant s'accomplit dans une représentation visant à faire venir devant soi tout étant, de telle sorte que l'homme calculant puisse en être sûr (sicher), c'est-à-dire certain (gewiss). Strictement par lant, il n'y a science comme recherche que depuis que la vérité est devenue certitude de la représentation. L'étant est déterminé pour la première fois comme objectivité de la représentation, et la vérité comme certitude de la représentation dans la métaphysique de Descartes. Le titre de son oeuvre principale est : Meditationes de prima philosophia, considérations sur la philosophie première. est la désignation aristotélicienne de ce qu'on appellera plus tard Métaphysique. La Métaphysique moderne entière, Nietzsche y compris, se maintiendra dorénavant à l'intérieur de l'interprétation de l'étant et de la vérité initiée par Descartes (4). 161 Note 4 page 129-131 : “ (4) La position métaphysique fondamentale de Descartes est portée par la métaphysique de Platon et d'Aristote. Elle se meut. malgré le nouveau début, dans l'horizon de la même question : Qu'est-ce que l'étant ? Que cette question ne se rencontre pas formellement dans les Méditations de Descartes ne prouve rien, sinon de quelle façon essentielle la modification de la réponse donnée détermine déjà la nouvelle position fondamentale. Seule l'acception cartésienne de l'étant et de la vérité crée la condition de possibilité d'une théorie de la connaissance ou d'une métaphysique de la connaissance. Ce n'est que par, et après Descartes que le réalisme se voit placé dans l'obligation de prouver la réalité du monde extérieur et de sauver l'étant en soi. Les métamorphoses essentielles de la position cartésienne fondamentale, qui se produisent dans la pensée allemande depuis Leibniz, ne surmontent cette position fondamentale en aucune façon. Elles déploient au contraire sa portée métaphysique, créant ainsi les conditions du XIXe siècle, le plus obscur encore de tous les siècles des Temps Modernes. Elles consolident médiatement la position fondamentale de Descartes sous une forme qui les rend elles-mêmes quasi méconnaissables, mais pour cela non moins réelles. Par contre, la pure et simple “ scolastique ” cartésienne et son rationalisme ont perdu toute force pour la conformation future des Temps Modernes. Avec Descartes commence l'accomplissement de la Métaphysique occidentale. Mais comme un tel accomplissement n'est possible de nouveau que comme Métaphysique, la pensée des Temps Modernes a sa grandeur propre. Avec l'interprétation de l'homme comme subjectum, Descartes crée la condition métaphysique de toute anthropologie future. Dans l'avènement des anthropologies, Descartes fête son suprême triomphe. Par l'anthropologie, la transition de la Métaphysique vers le processus de la pure et simple cessation et suspension de toute philosophie s'est mise en marche. Que Dilthey nie la Métaphysique, ne comprenne plus, au fond, sa question et reste désemparé face à la Logique métaphysique, n'est que la conséquence interne de sa position fondamentalement anthropologique. Sa “ philosophie de la philosophie ” est la forme distinguée d'une suppression anthropologique et non d'un dépassement de la philosophie. Voilà pourquoi, d'un autre côté, toute anthropologie dans laquelle la philosophie est utilisée à loisir, mais déclarée superflue en tant que philosophie, a l'avantage de voir clairement ce qu'amène avec soi l'affirmation de l'anthropologie. Par là, la situation des esprits tend à s'éclaircir, alors que les pénibles ramassis de choses aussi insensées que les philosophies national-socialistes ne provoquent que confusion. Il est vrai que la Weltanschauung a besoin de l'érudition philosophique et qu'elle s'en sert ; mais elle n'a nul besoin de philosophie, ayant pris sur soi, en tant que Weltanschauung, une interprétation et conformation propres de l'étant. Une chose cependant reste impossible pour l'anthropologie : elle est incapable de surmonter Descartes ou même de s'insurger contre lui ; car comment la conséquence s'insurgerait-elle jamais contre le fond sur lequel elle s'élève ? Descartes n'est surmontable que par le dépassement de ce qu'il a fondé lui-même, par le dépassement de la métaphysique moderne, c'est-à-dire en même temps de la Métaphysique occidentale. Or, dépassement signifie ici : questionnement plus originel du sens, c'est-à-dire de l'horizon de projection et ainsi de la vérité de l'être, questionnement qui se dévoile du même coup comme la question de l’être de la vérité. ” P 114-115 : “ Si maintenant la science est, en tant que recherche, un phénomène essentiel des Temps Modernes, ce qui constitue le fond métaphysique de la recherche doit alors d'abord, et longtemps avant elle, déterminer toute l'essence des Temps Modernes. On peut bien voir l'essence des Temps Modernes dans le fait que l'homme se libère des attaches du Moyen Age pour trouver sa propre liberté. Mais cette caractérisation juste n'en reste pas moins superficielle. Elle a pour conséquences ces erreurs qui empêchent de saisir le fond essentiel des Temps Modernes et de mesurer, à partir de cette saisie, la portée de son déploiement. Sans doute les Temps Modernes ont-ils, par suite de l'émancipation de l'homme, amené le règne d'un subjectivisme et d'un individualisme. Mais il est tout aussi certain qu'aucune époque avant les Temps Modernes n'a produit un objectivisme comparable, et qu'en aucune époque précédente le non-individuel n'a eu tant d'importance, sous la forme du collectif. L'essentiel à retenir ici, c'est le jeu nécessaire et réciproque entre subjectivisme et objectivisme. Or, précisément, ce conditionnement réciproque renvoie à des processus plus profonds. ” 162 P 115 : “ Le décisif, ce n'est pas que l'homme se soit émancipé des anciennes attaches pour arriver à lui-même, mais que l'essence même de l'homme change, dans la mesure où l'homme devient sujet. Ce mot de subjectum, nous devons à la vérité le comprendre comme la traduction du grec . Ce mot désigne ce qui est étendu devant (das Vor-Liegende), qui, en tant que fond (Grund), rassemble tout sur soi. Cette signification métaphysique de la notion de sujet n'a primitivement aucun rapport spécial à l'homme et encore moins au “ je ”. Si à présent l'homme devient le premier et seul véritable subjectum, cela signifie alors que l'étant sur lequel désormais tout étant comme tel se fonde quant à sa manière d'être et quant à sa vérité, ce sera l'homme. L'homme devient le centre de référence de l'étant en tant que tel. Or ceci n'est possible que si l'acception de l'étant change de fond en comble. Où ce changement apparaît-il ? Quelle sera, conformément à ce changement, l'essence des Temps Modernes ? ” P 115 : “ Quand nous méditons l'essence des Temps Modernes, nous posons la question de la “ conception moderne du monde ” (neuzeitliches Weltbild). Et nous caractérisons alors cette “ conception du monde ” en la distinguant de la “ conception médiévale du monde ” et de la “ conception antique du monde ”. Mais pour quelle raison nous enquérons-nous d'une “ conception du monde ” lorsque nous tentons d'interpréter une époque ? Chaque époque de l'histoire a-t-elle donc sa “ conception du monde ”, et cela de telle sorte qu'elle se préoccuperait toujours déjà de cette “ conception du monde ” ? Ou bien ne serait-ce pas exclusivement une façon moderne de se représenter les choses que de s'enquérir de la “ conception du monde ” ? Qu'est-ce que cela - une “ conception du monde ” (Weltbild) ? Apparemment une image (Bild) du monde (Welt). Mais que signifie ici monde ? Et que signifie image ? Monde est ici manifestement la dénomination de l'étant dans sa totalité. Ce nom ne se réduit point au Cosmos, à la Nature. Du Monde fait aussi partie l'Histoire. Mais même la Nature et l'Histoire, et les deux se pénétrant réciproquement en se dépassant l'une l'autre, n'épuisent pas le Monde. Cette désignation entend aussi et surtout le Monde en son principe, la façon dont est pensé le rapport du principe au Monde restant indifférente (5). Note 5 page 131 : “ Quant à la notion de “ monde ”, telle qu'elle est développée dans Sein und Zeit, elle n'est à entendre et à comprendre qu'à partir de la question du Dasein, laquelle question, à son tour, reste incluse à l'intérieur de la question fondamentale du sens de l'être (non pas du sens de l'étant). ” P 116-117 : “ Quant au mot d'image, il fait d'abord penser à la reproduction de quelque chose. Un Weltbild serait alors comme un tableau de l'étant dans sa totalité. Cependant Weltbild dit plus. Car nous entendons bien par là le Monde (Welt) lui-même, l'étant dans sa totalité, ainsi qu'il nous impose ses divers ordres de mesures. Image (Bild) désigne donc ici non un simple décalque, mais ce qui se fait entendre dans la tournure allemande : “ Wir sind über etwas im Bilde ” (mot à mot :“ nous sommes, quant à quelque chose, dans l'image ”, c'est-à-dire “ nous sommes au fait de cette chose ”). Ce qui veut dire : l'affaire en question est telle que nous savons précisément de quoi il retourne. Se faire idée de quelque chose de façon à être fixé, c'est donc placer l'étant lui-même devant soi pour voir de quoi il s'agit, et l'ayant ainsi fixé, le maintenir constamment dans cette représentation. Cependant il manque encore un moment décisif pour la détermination du Bild. “ Nous avons idée de, nous sommes fixés quant à quelque chose ”, cela ne veut pas seulement dire que l’étant nous soit présent dans la représentation, mais que nous le tenions devant nous, en tout ce qui relève de lui, en tout ce en quoi il consiste, comme système. Dans “ avoir idée de ”, “ être fixé ”, on sent résonner encore : être à la page, être fin prêt, s'orienter sur la chose visée. Là où le Monde devient image conçue (Bild), la totalité de l'étant est comprise et fixée comme ce sur quoi l'homme peut s'orienter, comme ce qu'il veut par conséquent amener et avoir devant soi, aspirant ainsi à l'arrêter, dans un sens décisif, en une représentation (6). “ Weltbild ”, le monde à la mesure d'une “ conception ”, 163 ne signifie donc pas une idée du monde, mais le monde lui-même saisi comme ce dont on peut “ avoir-idée ”. L'étant dans sa totalité est donc pris maintenant de telle manière qu'il n'est vraiment et seulement étant que dans la mesure où il est arrêté et fixé par l'homme dans la représentation et la production. Avec l'avènement du “ Weltbild” s'accomplit une assignation décisive quant à l'étant dans sa totalité. L’être de l'étant est désormais cherché et trouvé dans l'être représenté de l'étant. ” Note 6 page 131-133 : “ A l'essence de l'image conçue (Bild) appartient la constance (Zusammenstand), le système. Par là, nous n'entendons cependant pas la simplification et l'assemblage artificiels et extérieurs du donné, mais l'unité de structure dans le représenté en tant que tel, unité se déployant à partir du projet de l'objectivité de l'étant. Au Moyen Age, un système est impossible, car ce qui est là seul essentiel, c'est l'ordre des correspondances, à savoir l'ordre de l'étant au sens de créé par Dieu et prévu en tant que tel. Le système est encore plus étranger au monde grec, encore que l'époque moderne parle, mais complètement à tort, du “ système ” platonicien ou aristotélicien. Le mouvement de l'organisation dans la recherche est une conformation et une installation déterminées du systématique, celui-ci déterminant du même coup -dans la réciprocité de leur rapport - l'installation. Là où le monde devient image conçue, le système exerce sa domination, et cela non seulement dans la pensée. Mais là où le système est conducteur, il y a toujours aussi la possibilité de la dégénérescence vers l'extériorité d'un système purement fabriqué et assemblé, ce qui arrive lorsque la force originelle du projet fait défaut. L'unicité - en soi-même différenciée - de la systématique chez Leibniz, Kant, Fichte, Hegel et Schelling n'est pas encore comprise. Sa grandeur réside en ce qu'elle se déploie non pas comme chez Descartes à partir du subjectum en tant qu'ego et substantia finita, mais, chez Leibniz, à partir de la monade -, chez Kant, à partir de la nature transcendantale, ancrée dans l'imagination, de la raison Finie ; chez Fichte, à partir du Je infini ; chez Hegel, à partir de l'Esprit comme Savoir absolu, et chez Schelling, à partir de la Liberté comme Nécessité de tout étant, ce dernier restant déterminé par la différence entre Fond et Existence. Pour l'interprétation moderne de l'étant, l'idée de la valeur est aussi essentielle que le système. Ce n'est que là où l'étant est devenu objet de la représentation que l'étant se voit en quelque sorte privé de son être. Cette privation est ressentie de façon suffisamment vague et obscure pour être prestement comblée par l'administration, à l'étant interprété comme objet, d'une valeur et, de toute façon, par la mesure systématique de l'étant à l'aune des valeurs, ce qui fait des valeurs elles-mêmes le but de toute activité. Celle-ci se comprenant comme culture (Kultur), les valeurs deviennent valeurs culturelles, et ces dernières, de façon générale, l'expression des buts suprêmes de l'activité humaine qui est au service de la confirmation par lui-même (Selbstsicherung) de l'homme comme subjectum. De là à faire des valeurs elles-mêmes des objets en soi, il n'y a qu'un pas. La valeur, c'est l'objectivation des buts assignés par les besoins de l'auto-installation représentative dans le monde devenu image conçue. Les valeurs semblent exprimer que, dans la référence à elles, on pratique précisément ce qui a le plus de valeur : et pourtant, c'est justement la valeur qui n'est rien d'autre que l'impuissant et filandreux oripeau dont on pare l'objectivité de l'étant devenue de plus en plus plate par son manque d'arrière-plan. Nul ne meurt pour de simples valeurs. Remarquable pour l'éclaircissement du XIXe siècle, la singulière position intermédiaire de Hermann Lotze, qui à la fois métamorphose les Idées de Platon en valeurs et entreprend, sous le titre de Microcosmos, l'Essai d'une anthropologie (1856), anthropologie qui, encore toute dans l'esprit de l'idéalisme allemand, en nourrit la noblesse et la simplicité de sa manière de penser, mais l'ouvre en même temps au positivisme. Parce que la pensée de Nietzsche reste prise dans l'idée de valeur, il lui faut énoncer ce qui est essentiel pour elle sous une forme quasi régressive, c'est-à-dire comme inversion de la valeur de toutes les valeurs. Lorsque nous réussirons à comprendre la pensée nietzschéenne indépendamment de l'idée de valeur, alors seulement nous parviendrons en un lieu où l'oeuvre du dernier penseur de la Métaphysique devient une tâche du questionnement ; alors, seulement, nous comprendrons l'hostilité de Nietzsche contre Wagner comme le tournant nécessaire de notre Histoire. ” 164 P 117-118 : “ Partout où l'étant n'est pas interprété en ce sens, le Monde ne peut devenir image conçue ; il ne peut y avoir de Weltbild. Que l'étant devienne étant dans et par la représentation, voilà ce qui fait de l'époque qui en arrive là une époque nouvelle par rapport à la précédente. C'est pourquoi les locutions “ conception du monde des Temps Modernes ” et “ conception moderne du Monde ” disent deux fois la même chose et supposent ce qui n'a jamais été possible auparavant, à savoir une “ conception du monde ” médiévale et une “conception du monde ” antique. Le Monde en tant qu'image conçue ne devient pas, de médiéval, moderne -, mais que le Monde comme tel devienne image conçue, voilà qui caractérise et distingue le règne des Temps Modernes. Pour le Moyen Age, au contraire, l'étant est l'ens creatum, ce qui est créé par le Créateur, Dieu personnel agissant en tant que cause suprême. Être un étant signifie alors : appartenir à un degré déterminé de l'ordre du créé et correspondre, en tant qu'ainsi causé, à la cause créatrice (analogia entis) (7). Jamais l'être de l'étant ne réside ici en ce que, amené devant l'homme en qualité d'objet, il soit fixé et arrêté dans son domaine d'assignation et de disponibilité, devenant étant seulement de cette manière. ” Note 7 page 133 : “ La correspondance (Entsprechung), pensée comme trait fondamental de l'être de l'étant, fournit l'esquisse des possibilités et manières bien déterminées de mettre en oeuvre, au sein de l'étant, la vérité de cet être. L'oeuvre d'art du Moyen Age et l'absence de “ conception du monde ” propre à cette ère vont ensemble. ” P 118-119 : “ L'interprétation moderne de l'étant est encore plus étrangère au monde grec. Un des énoncés les plus anciens de la Pensée grecque sur l’être de l'étant dit : Cette phrase de Parménide veut faire entendre qu'à l’être appartient, parce que par lui requise et déterminée, l'entente de l'étant. L'étant, c'est l'épanouissement de ce qui s'ouvre, de ce qui, en sa présence, arrive à l'homme comme au présent, c'est-à-dire comme à celui qui s'ouvre lui-même à la présence des présents en la laissant entendre, l'entendant ainsi lui-même. L'étant n'accède point à l'être en ce que d'abord l'homme regarderait l'étant - par exemple au sens d'une représentation du genre de la perception subjective. C'est bien plutôt l'homme qui est regardé par l'étant, par ce qui s'ouvre à la mesure de la présence auprès de lui rassemblée. Regardé par l'étant, compris, contenu et ainsi porté dans et par l'ouvert de l'étant, pris dans le cycle de ses contrastes et signé de sa dissension : voilà l'essence de l'homme pendant la grande époque grecque. Voilà pourquoi cet homme, pour accomplir son assignation, doit rassembler ce qui s'ouvre en son ouverture ( le sauver ( ) et le maintenir dans un pareil recueil tout en restant exposé aux déchirements du désarroi (). L'homme grec est en tant qu'il est l'entendeur de l'étant ; voilà pourquoi le monde, pour les Grecs, ne saurait devenir image conçue (Bild). En revanche, que pour Platon l'étantité de l'étant se détermine comme (ad-spect, “ vue ”), voilà la condition lointaine, historiale, souveraine dans le retrait d'une secrète médiation, pour que le Monde (Welt) ait pu devenir image (Bild) (8). ” Note 8 page 133-138 : “ Mais un sophiste n'osait-il pas dire, au temps de Socrate : “ De toutes choses, l'homme est la mesure, de celles qui sont, qu'elles sont, de celles qui ne sont pas, qu'elles ne sont pas ” ? Cette phrase de Protagoras n'a-t-elle pas une résonance cartésienne ? L'être de l'étant n'est-il pas, de plus, compris par Platon comme le visé de la vision, l’ ? Le rapport à l'étant comme tel n'est-il pas pour Aristote la la vision pure ? Mais la phrase sophistique de Protagoras n'est aucunement l'expression d'un subjectivisme ; seul Descartes était à même de mener à bien l'inversion de la pensée grecque. Sans doute y a-t-il eu, dans la pensée de Platon et le questionnement d'Aristote, un changement décisif quant à l'interprétation de l'étant et de l'homme ; mais ce changement continue de se manifester à 165 l'intérieur de l'appréhension fondamentalement grecque de l'étant. Or, cette interprétation, en tant que lutte contre la sophistique, et par là dans la dépendance de celle-ci, est précisément si décisive qu'elle marque la fin du monde grec, laquelle fin aide à préparer médiatement la possibilité des Temps Modernes. Voilà pourquoi la pensée platonicienne et aristotélicienne a pu plus tard, non seulement au Moyen Age, mais encore à travers tous les Temps Modernes, passer pour la pensée grecque par excellence, et toute pensée pré-platonicienne pour rien de plus qu'une préparation à Platon. Parce qu'on voit, sous l'effet d'une longue habitude, le monde grec à travers une interprétation humaniste et moderne, il nous reste refusé de recueillir et de penser lêtre qui s'ouvrit à l'antiquité grecque de telle sorte que nous arrivions à lui laisser vraiment le propre et le déconcertant de sa présence. La phrase de Protagoras est ainsi conçue : ( cf. Platon, Théétète, 152 a). “ De toutes choses (à savoir celles que l'homme a en usage et qu'il a, les utilisant, constamment autour de lui, l'homme (chaque fois) est la mesure, de celles qui sont présentes, qu'elles soient présentes telles qu'elles le sont, de celles auxquelles il n'est pas accordé d'être présentes, de ne pas l'être. ” L'étant sur l'être duquel il y a à décider est compris ici comme ce qui, dans la sphère de l'homme, est présent à partir de lui-même dans cette région. Or, qui est l'homme ? Platon nous renseigne sur ce point dans le même passage, en faisant dire à Socrate : : “ Ne l'entend-il (Protagoras) pas en quelque sorte ainsi ? Ce comme quoi toute chose se montre chaque fois à moi, de tel aspect est-elle pour moi ; ce comme quoi à toi, telle est-elle d'autre part pour toi ? Or, homme, tu l'es aussi bien que moi. ” L'homme est donc ici celui qui est à chaque fois présent (moi et toi, lui et eux). Mais cet ne coïnciderait-il pas avec l'ego cogito de Descartes ? Absolument pas. Car tout ce qui, chez Protagoras comme chez Descartes, détermine, avec une égale nécessité, les deux positions métaphysiques fondamentales, diffère essentiellement. L'essentiel d'une position métaphysique fondamentale comprend : 1/ le mode sur lequel l'homme est homme, c'est-à-dire est lui-même ; le mode d'advenance de son ipséité, laquelle ne fait nullement un avec l'égoïté, mais se détermine à partir du rapport à l'être en tant que tel ; 2/ l'interprétation de l'essence de l'être de l'étant ; 3/ la projection de la vérité en son essence ; 4/ le sens d'après lequel l'homme est - ici et là - mesure. Aucun de ces moments essentiels d'une position métaphysique fondamentale ne peut se comprendre séparément des autres. Chacun caractérise déjà par lui-même l'ensemble d'une position métaphysique fondamentale. Pourquoi et dans quelle mesure ce sont précisément ces quatre moments qui supportent et disposent d'avance une position métaphysique fondamentale 166 comme telle, voilà une question qui ne se pose plus et à laquelle il n'y a plus de réponse à partir de la Métaphysique et par elle - l'énoncé même de ces moments est déjà un effet du dépassement de la Métaphysique. Or, chez Protagoras, l'étant est référé à l'homme en tant De quel genre est cette référence au Je ? Chaque séjourne dans l'orbe du dévoilé qui lui est dévolu, à lui comme étant celui-ci. Ainsi, il entend et comprend comme étant tout ce qui est présent dans cette orbe. L'entente du présent a son fondement dans le séjour à l'intérieur de l'orbe du dévoilé. Par le séjour auprès du présent, l'appartenance du moi à ce qui est présent est. Cette appartenance au présent ouvert délimite celui-ci par rapport à ce qui est absent. C'est à partir de cette limite que l'homme reçoit et garde la mesure, tant pour ce qui se présente que pour ce qui s'absente. Dans la restriction de ce qui est chaque fois dévoilé se donne à l'homme la mesure qui limite chaque fois un “ soi ” par rapport à “ ceci ” et “ cela ”. L'homme ne pose pas d'abord à partir d'une égoïté isolée la mesure à laquelle tout étant en son être aurait à se conformer. L'homme de la relation fondamentalement grecque à l'étant et à son ouverture (Unverborgenheit) est (mesure), pour autant qu'il prend sur soi de ne pas outrepasser la sphère de dévoilement limitée au rayon de présence d'un je, reconnaissant ainsi le retrait de l'étant avec son indécidabilité quant à la présence ou à l'absence de celui-ci, quant au visage, tout aussi bien, de l'ainsi présent-absent. C'est pourquoi Protagoras peut dire dire (Diels, Fragmente der Vorsokratiker; Protagoras, B, 4) : : “Quant à envisager quelque chose au sujet des dieux, j'en suis hors d'état, ni qu'ils soient, ni qu'ils ne soient pas, ni comment ils seraient en leur aspect ” ( “ Car multiples sont les choses qui empêchent d'entendre l'étant comme un tel : aussi bien la non-manifestation (retrait) de l'étant que la brièveté de la carrière humaine. ” Nous étonnerons-nous donc que Socrate, en face d'une telle circonspection de la part de Protagoras, dise de celui-ci (Platon, Théétète, 152 b) : “ Il faut croire qu'il (Protagoras) ne tient pas, étant homme sensé, des discours en l'air (dans sa phrase sur l'homme comme ” La position métaphysique fondamentale de Protagoras n'est qu'une restriction, et cela veut tout de même dire une conservation de la position fondamentale d'Héraclite et de Parménide. La Sophistique n'est possible que sur le fond de la c'est-à-dire de l'acception grecque de l'être comme présence et de la vérité comme ouvert sans retrait (Unverborgenheit), lequel reste à son tour une détermination essentielle de l'être ; c'est d'ailleurs la raison pour laquelle le présent se détermine à partir de l'ouvert sans retrait, et la présence à partir du sans retrait comme tel. Combien Descartes est-il éloigné de l'origine de la pensée grecque, combien différente est l'interprétation de l'homme qui le représente comme sujet ? C'est précisément parce que dans la notion de subjectum résonne encore quelque chose de l'advenance grecque de l'être, de l’ de 167 l’mais sous la forme d'une présence devenue méconnaissable et tombée hors de question (c'est-à-dire sous la forme de la sous-jacence constante de ce qui se trouve là-devant), qu'à partir de ladite notion, l'essence propre de la mutation de la position métaphysique fondamentale devient visible. Sauvegarder l'orbe de l'ouvert sans retrait à chaque fois délimitée par l'entente du présent (l'homme comme est une chose. Une autre est la pénétration investigatrice du rayon affranchi de limites de l'objectivation possible, pénétration s'effectuant par la calculation du représentable accessible à tout le monde et normatif pour tous. Toute espèce de subjectivisme est impossible dans la Sophistique grecque, parce que l'homme n'y peut jamais être sujet ; et il ne saurait le devenir, parce que l'être est ici présence, et la vérité ouvert sans retrait. Dans l'ouvert sans retrait advient à soi la c'est-à-dire le venir au paraître (zum Erscheinen-Kommen) du présent comme tel pour l'homme qui est, de son côté, présent pour ce qui apparaît. L'homme comme sujet représentant, par contre, se livre à des fantaisies, c'est-à-dire se meut dans l'imagination dans la mesure où sa représentation imagine (einbildet) l'étant comme l'objectif dans le monde conçu comme image. P 119-120 : “ Par rapport à l'entente grecque, la représentation moderne signifie tout autre chose. Cette signification s'exprime le plus clairement dans le mot de repraesentatio. Re-présenter signifie ici : faire venir devant soi, en tant qu'ob-stant (Entgegenstehendes) ce qui est-là-devant (das Vorhandene), le rapporter à soi, qui le représente, et le ré-fléchir dans ce rapport à soi en tant que région d'où échoit toute mesure. Où une telle chose advient, l'homme est “ fixé ” quant à l'étant, il s'en fait “ idée ”, il “ y est ” (der Mensch setzt über das Seiende sich ins Bild). Mais en se fixant ainsi soi-même par rapport à l'étant, l'homme se met lui-même en scène, c'est-à-dire dans l'évidence banale de la représentation commune et officielle. Ce faisant, l'homme se pose lui-même comme la scène sur laquelle l'étant doit désormais se présenter, c'est-à-dire être image conçue. Ainsi l'homme devient le représentant de l'étant au sens d'obstant (Gegenständiges). ” P 120 : “ Cependant, la nouveauté de ce processus ne réside nullement dans le fait que maintenant la place de l'homme au milieu de l'étant n'aurait fait que changer par rapport à celle de l'homme médiéval et de l'homme antique. Ce qui vraiment est décisif, c'est que l'homme investit cette place en tant que formellement reconnue par lui, qu'il la maintient volontairement comme par lui investie et qu'il l'assure comme terrain favorable à un déploiement possible de l'humanité. C'est maintenant seulement qu'on a affaire à ce qu'on appelle une situation de l'homme. Réduit à lui-même, l'homme dispose la manière dont il a à se situer par rapport à l'étant en tant qu'objectif. Ici commence cette manière d'être homme qui consiste à occuper la sphère des pouvoirs humains en tant qu’espace de mesure et d'accomplissement pour la maîtrise et possession de l'étant dans sa totalité. L'époque qui se détermine à partir de cet avènement n'est pas seulement, pour la contemplation rétrospective, nouvelle par rapport à la précédente, mais elle se pose elle-même et formellement comme celle des Temps Nouveaux. Etre nouveau : voilà qui appartient au Monde devenu Image conçue. ” P 120-121 : “ Si donc nous précisons le caractère d'image conçue du monde comme, pour l'étant, le fait d'être représenté, il nous faut, pour pouvoir saisir pleinement l'essence moderne de la représentation, entendre et sentir, à partir de cette notion usée de “ représenter ”, la force originelle de nomination de ce mot : amener devant soi en ramenant à soi (vor sich hin und zu sich her Stellen). Par là, l'étant arrive à une constance en tant qu'objet, et reçoit ainsi seulement le sceau de l’être. Que le monde devienne image conçue ne fait qu'un avec l'événement qui fait de l'homme un subjectum au milieu de l'étant (9). ” 168 Note 9 page 138-145 : “ (9) Mais comment les choses en viennent-elles à ce que ce ne soit pas sans attirer l'attention sur lui que l'étant se propose comme sujet et qu'à partir de là le subjectif acquière une préséance ? Car jusqu'à Descartes, et encore chez lui, sujet est la dénomination banale de tout étant comme tel, sub-jectum ( ) ce qui gît là-devant à partir de soi-même et qui en même temps est le fond de ses qualités constantes et de ses états changeants. La prééminence d'un sub-jectum insigne, parce que, d'un point de vue essentiel, inconditionnel (en tant que faisant fond comme fondement), a son origine dans l'exigence, chez l'homme, d'un fundamentum absolutum inconcussum veritatis (d'un fondement reposant en soi et inébranlable de la vérité au sens de la certitude). Pourquoi et comment cette exigence a-t-elle pu acquérir son autorité décisive ? C'est que cette exigence provient de l'émancipation par laquelle l'homme se libère de l'obligation normative de la vérité chrétienne révélée et du dogme de l'Église, en vue d'une législation reposant sur elle-même et pour elle-même. Par cette libération, l'essence de la liberté, c'est-à-dire être maintenu dans les liens d'une obligation, est posée de façon renouvelée. Cependant, comme avec cette liberté, l'homme qui se libère pose lui-même ce qui a pouvoir d'obligation, cet “ obligatif ” peut désormais être déterminé différemment. L'obligatif peut être la Raison humaine et sa loi, ou bien l'étant, établi et ordonné sur le mode de l'objectivité à partir d'une telle raison, ou bien ce chaos non encore ordonné qui, restant justement à maîtriser par l'objectivation, exige, en une époque, la domestication. ” Or, cette libération se libère toujours, sans le savoir, à partir de l'attache à la vérité révélée, dans laquelle le salut de son âme est rendu pour l'homme certain et sûr. L'émancipation qui s'affranchit de la certitude révélée du salut était donc, en elle-même, nécessairement une émancipation vers une certitude dans laquelle l'homme s'assure du vrai en tant que du su de son propre savoir. Cela n'était possible qu'en ce que l'homme se libérant se garantissait à lui-même la certitude de ce qui est susceptible d'être su. Or, cela à son tour ne pouvait se produire que dans la mesure où l'homme décidait, de lui-même et pour lui-même, de ce qu'allait désormais signifier pour lui “ être susceptible d'être su ” “ savoir ” et “ confirmation (Sicherung) du su ”, c'est-à-dire “ certitude ”. La tâche métaphysique de Descartes devint alors celle-ci : créer à l'émancipation de l'homme vers la liberté comme auto-détermination certaine d'elle-même le fond métaphysique. Ce fond, cependant, devait non seulement être lui-même certain, mais il lui fallait, vu que toute autre norme pouvant découler d'une autre sphère était refusée, être de telle sorte que par lui l'essence de la liberté postulée puisse être posée comme certitude de soi. Or, tout ce qui est certain à partir de soi-même doit, en même temps, confirmer comme certain l'étant pour lequel un tel savoir doit être certain et par lequel tout ce qui est susceptible d'être su doit être garanti. Le fundamentum de cette liberté, ce qui lui fait fond, le subjectum, doit donc être quelque chose de certain, et quelque chose qui soit capable de satisfaire aux exigences susdites. Un subjectum insigne quant à tous ces points de vues devient donc nécessaire. Quel est le certain formant et fournissant ce fond ? L'ego cogito (ergo) sum. Le certain se révèle être une thèse (Satz) qui énonce qu'en même temps (simultanément et durant un temps égal), avec la pensée de l'homme, lui-même est indubitablement présent, c'est-à-dire maintenant : est donné à soi-même, en coprésence avec sa pensée. Penser signifie représenter, rapport représentant au représenté (idea en tant que perceptio). Représenter signifie ici : à partir de soi, mettre quelque chose en vue devant soi, en s'assurant, en confirmant et en garantissant l'ainsi fixé (von sich her etwas vor sich stellen und das Gestellte als ein solches sicherstellen). Ce garantir, ce confirmer, il faut qu'il soit un calculer, car seule la calculabilité garantit une certitude anticipée et constante du repraesentandum, de ce qui est à représenter. La représentation n'est donc plus entente du présent dans l'ouvert sans retrait où l'entente elle-même prend place en tant que mode propre de présence ouverte sur ce qui se présente sans retrait. Représenter, ce n'est plus “ se déclore pour... ” ; la représentation est “ saisie et conception de... ”. Ce n'est plus l'étant présent qui déploie simplement son règne : l'attaque de l'emprise domine. La représentation est maintenant, conformément à la nouvelle liberté, le procédé, procédant de 169 lui-même, de l'investigation dans le secteur de l'assuré, ce secteur restant encore lui-même à assurer. L'étant n'est plus simplement ce qui est présent, mais ce qui, dans la représentation, est posé en face, est opposé, est ob-stant comme objet. La représentation est objectivation investigante et maîtrisante. La représentation rabat tout à l'unité de ce qui est ainsi objectif. La représentation est coagitatio. Tout rapport à quelque chose, le vouloir, le prendre position, les sensations, est d'emblée un rapport s'effectuant sur le mode de la représentation ; il est cogitans, ce qu'on traduit par “ pensant ”. Descartes peut désormais affubler tous les modes de la voluntas et de l'affectus, toutes les actiones et passiones du nom tout d'abord déconcertant de cogitatio. Dans l'ego cogito sum, le cogitare est compris en ce sens nouveau et essentiel. Le subjectum, la certitude fondamentale, c'est la simultanéité à toute heure assurée dans la représentation de l'homme représentant avec l'étant représenté, qu'il soit humain ou non humain, et cela veut dire : avec l'objectif. La certitude fondamentale c'est, représentable et représenté à tout instant, l'indubitable me cogitare = me esse. Voilà l'équation fondamentale de tous les calculs de la représentation s'assurant et se garantissant elle-même. Dans cette certitude fondamentale, l'homme peut être sûr qu'il est - en tant que représentant de toute représentation, et ainsi en tant que dimension de tout être-représenté, donc de toute certitude et vérité confirmé et assuré, c'est-à-dire désormais qu'il est. Dans la mesure seulement où l'homme est de la sorte nécessairement co-representé dans la certitude fondamentale (dans le fundamentum absolutum inconcussum du me cogitare = me esse) ; dans la mesure seulement où l'homme, se libérant vers soi-même, fait nécessairement partie du subjectum de cette liberté, dans cette seule mesure l'homme peut et doit devenir lui-même cet étant insigne, ce subjectum qui, par rapport au premier et vraiment (c'est-à-dire certainement) étant, occupe le premier rang parmi tous les autres subjecta. Que dans l'équation fondamentale de la certitude et ensuite dans le subjectum proprement dit, il soit fait mention de l'ego, ne signifie pas que l'homme se détermine désormais selon le mode de l'égoïsme ou de l'égotisme. Cela ne signifie rien de plus que ceci : qu'être sujet est désormais la caractérisation distinctive de l'homme en tant qu'être pensant-représentant. C'est au contraire le je de l'homme qui entre au service de ce nouveau subjectum. La certitude qui est au fond de celui-ci est bien, en tant que telle, subjective, c'est-à-dire s'ordonnant à partir de l'essence du subjectum, mais non pas “ égoïste ”. Car la certitude fait autorité pour tout je, oblige donc tout je comme tel (c'est-à-dire comme subjectum). De même, tout ce qui veut être arrêté et fixé, par l'objectivation représentante, comme assuré et garanti et par là comme étant, est normatif pour tout le monde. Or, cette objectivation, qui décide en même temps de ce qui vaudra comme objet, rien ne peut s'y soustraire. De l'essence de la subjectivité du subjectum et de l'homme comme sujet fait partie l'illimitation inconditionnée de la région d'une objectivation possible et du droit d'en décider. Il s'est éclairci à présent aussi en quel sens l'homme en tant que sujet veut être et doit être mesure et milieu de l'étant, c'est-à-dire, maintenant, des objets. L'homme n'est désormais plus au sens de la mesure qui limite l’entente à l'orbe, chaque fois, de ce qui entre dans l'ouvert sans retrait - orbe où l'homme lui-même à son tour entre en présence. En tant que subjectum, l'homme est la co-agitatio de l'ego. L'homme se fonde lui-même comme le Mètre de toutes les échelles auxquelles on mesure (c'est-à-dire auxquelles on peut faire le compte de) ce qui peut passer pour certain, c'est-à-dire pour vrai, c'est-à-dire pour étant. La liberté est nouvelle en tant que liberté du subjectum. Dans les Meditationes de prima philosophia, la libération de l'homme vers une nouvelle liberté est ramenée au fondement requis, au subjectum. Or, la libération de l'homme moderne ne commence pas seulement avec le cogito ergo sum ; la métaphysique de Descartes, d'autre part, n'est pas plus la “ métaphysique ” ajoutée après coup et extérieurement à cette liberté, à la façon d'une idéologie. C'est dans la co-agitatio elle-même que la représentation rassemble tout ce qui peut être objet dans la simultanéité constitutive de l'être représenté. L'ego du cogitare trouvera désormais son essence dans la simultanéité se cautionnant elle-même - de l'être-représenté, dans la con-scienta. Cette dernière est la constitution représentante qui réunit l'objectif et l'homme représentant dans la dimension de l’être-représenté que l'homme lui-même prend en garde. Tout présent reçoit à partir d'elle le 170 sens et le genre de sa présence, à savoir le sens et le genre de la présence dans la représentation. La con-scienta de l'ego en tant que subjectum de la coagitatio détermine, en tant que subjectivité du subjectum ainsi distingué, l'être de l'étant. Les Meditationes de prima philosophia jettent le plan, de l'ontologie du subjectum à partir de la subjectivité déterminée comme conscientia. L'homme est devenu le subjectum. C'est pourquoi il peut, selon les manières dont il se comprend lui-même et se veut comme tel, déterminer et accomplir l'essence de la subjectivité. L'homme comme être raisonnable de l'époque des lumières n'est pas moins sujet que l'homme qui se comprend comme nation, se veut comme peuple, se cultive comme race et se donne finalement les pleins pouvoirs pour devenir le maître de l'orbe terrestre. Etant donné que l'homme continue, dans toutes ces positions fondamentales de la subjectivité, à être déterminé en tant que je et tu, nous et vous, différentes manières de l'égoïté et de l'égoïsme sont toujours possibles. L'égoïsme subjectif, pour lequel, en général à son insu, le je est d'abord défini comme sujet, peut être réprimé par l'embrigadement dans le Nous. Par là, la subjectivité ne fait qu'accroître sa puissance. Dans l'impérialisme planétaire de l'homme organisé techniquement, le subjectivisme de l'homme atteint son point culminant, à partir duquel il entrera dans le nivellement de l'uniformité organisée pour s'y installer à demeure ; car cette uniformité est l'instrument le plus sûr de l'empire complet, parce que technique, sur la terre. La liberté moderne de la subjectivité se fond complètement dans l'objectivité lui correspondant. L'homme ne saurait quitter ce destin de l'essence moderne, ou bien le suspendre par une sentence souveraine. Mais l'homme peut, en une méditation préparatoire, penser que l'être-sujet de l'homme n'a jamais été, ni ne sera jamais, l'unique possibilité de futurition pour l'homme historial. Une nuée fugitive sur une terre voilée : tel est l'assombrissement que la vérité préparée par la certitude chrétienne du salut répand, comme certitude de la subjectivité, sur un avènement (Ereignis) qu'il n'est pas accordé à cette dernière d'apprendre. ” P 121 : “ Ce n'est que parce que - et dans la mesure où l'homme est devenu, de façon insigne et essentielle, sujet, que par la suite doit se poser pour lui la question expresse de savoir s'il veut et doit être un Je réduit à sa gratuité et lâché dans son arbitraire, ou bien un Nous de la Société ; s'il veut et doit être seul ou bien faire partie d'une communauté ; s'il veut et doit être une personne dans le cadre de la communauté, ou bien être un simple membre du groupe dans le cadre d'un “ corps constitué ” ; s'il veut et doit exister comme État, Nation et Peuple, ou bien comme Humanité générale de l'homme moderne ; s'il veut et doit être le Sujet qu'en tant qu'être moderne, il est déjà. Ce n'est que là où l'homme est déjà, par essence, sujet, qu'est donnée la possibilité de l'aberration dans l'inessentiel du subjectivisme au sens de l'individualisme. Mais ce n'est également que là où l'homme reste sujet que la lutte expresse contre l'individualisme et pour la communauté en tant que champ et but de tout effort et de toute espèce d'utilité a seulement un sens. ” P 121-122 : “ L'entrelacement, décisif pour l'essence des Temps Modernes, de ces deux processus : que le monde devienne image conçue, et l'homme sujet, jette du même coup une lumière sur le processus - presque absurde à première vue - mais non moins fondamental de l'Histoire moderne. En effet, plus complètement le monde semble disponible comme monde conquis, plus objectivement l'objet apparaît, plus subjectivement, c'est-à-dire plus péremptoirement, se dresse le sujet, et plus irrésistiblement la considération du monde, la théorie du monde se change-t-elle en une théorie de l'homme -l'anthropologie. Ne nous étonnons donc pas de voir commencer le règne de l'humanisme seulement là où le monde devient image conçue. Et de même qu'une chose telle qu'une “ conception du monde ” était impossible à la grande époque grecque, de même un humanisme ne pouvait absolument pas y faire apparition. L'humanisme, au sens historique du mot, n'est donc rien d'autre qu'une anthropologie esthético-morale. Ce terme d'anthropologie n'entend nullement ici une exploration scientifique de l'homme. Il n'entend pas non plus le dogme théologique de l'homme créé, déchu et sauvé. Il veut désigner cette 171 interprétation philosophique de l'homme qui explique et évalue la totalité de l'étant à partir de l'homme et en direction de l'homme (10). ” Note 10 page 145 : “ L'anthropologie est une interprétation de l'homme qui, au fond, sait déjà ce qu'est l'homme et ne peut par conséquent jamais se demander qui est l'homme. Par une telle façon de poser la question, elle devrait, en effet se reconnaître elle-même comme ébranlée et dépassée. Or, comment pourrait-on attendre une telle chose de l'anthropologie, alors que celle-ci n'a expressément pour tâche que la consolidation après coup de la certitude de soi du subjectum ? ” P 122-123 : “ L'enracinement de plus en plus exclusif de l'interprétation du monde dans l'anthropologie, qui débute au XVIIIe siècle, s'exprime dans le fait que la position fondamentale de l'homme face à l'étant dans sa totalité se détermine comme Weltanschauung. C'est d'ailleurs depuis l'époque citée que le mot est employé. Dès que le monde devient image conçue, la position de l'homme se comprend comme Weltanschauung. Il est vrai que l'expression de Weltanschauung prête à malentendu : il pourrait peut-être ne s'agir là que d'une placide et inactive contemplation du monde. Aussi a-t-on insisté à bon droit, dès le XIXe siècle, sur le fait que Weltanschauung signifie aussi, et même avant tout : vision et conception de la vie. Que malgré cela, l'expression Weltanschauung, en tant que nom pour la situation de l'homme au milieu de l'étant, se soit maintenue, voilà qui atteste combien résolument le monde est devenu image conçue, sitôt que l'homme a amené sa vie en tant que subjectum au centre de tout rapport. Cela signifie : l'étant n'est censé être que dans la mesure où il est rapporté à cette vie et réfléchi à partir d'elle, de sorte qu'on puisse le vivre dans l'expérience vécue. Aussi inapproprié que pouvait être tout humanisme pour les Grecs, aussi impossible que pouvait être une Weltanschauung médiévale, aussi insensée est une Weltanschauung catholique. Il est nécessaire et normal que toute chose doive devenir expérience vécue pour l'homme moderne, dans la mesure où il s'empare plus délibérément de la conformation de son essence ; mais il est aussi certain que les Grecs n'ont jamais “ vécu ” la célébration de leur Fête Olympique au titre d'une expérience à vivre. ” P 123-124 : “ Le processus fondamental des Temps Modernes, c'est la conquête du monde en tant qu'image conçue. Le mot image signifie maintenant la configuration (Gebild) de la production représentante. En celle-ci, l'homme lutte pour la situation lui permettant d'être l'étant qui donne la mesure à tout étant et arrête toutes les normes. Étant donné que cette situation s'assure, s'articule et s'énonce comme Weltanschauung, le rapport moderne à l'étant devient, dans son déploiement décisif, confrontation des Weltanschauungs, et non pas de Weltanschauungs quelconques, mais uniquement de celles ayant déjà recouvré les situations fondamentales extrêmes de l'homme, et avec la dernière détermination possible. Pour cette lutte entre Weltanschauungs, et conformément au sens de cette lutte, l'homme met en jeu la puissance illimitée de ses calculs, de ses planifications et de sa culture universelle. La science en tant que recherche est une forme indispensable de cette installation spontanée dans le monde, une des voies sur lesquelles les Temps Modernes foncent, à un train insoupçonné des intéressés, vers l'accomplissement de leur essence. C'est avec cette lutte entre Wellanschauungs que les Temps Modernes entrent seulement dans la phase décisive de leur avènement, phase dont, semble-t-il, on n'est pas près de voir la Fin (11). ” Note 11 page 145 : “ Car maintenant la modernité en cours d'accomplissement se fond de plus en plus dans le “ cela va de soi ” (das Selbstverständliche) ; ce n'est que lorsque le “ cela va de soi ” est assuré idéologiquement, c'est-à-dire par des (Weltanschauungs), que d'autre part croît la possibilité d'une originelle mise en question de l'être qui ouvre la dimension dans laquelle se décide si l'être sera encore une fois capable de Dieu, si l'essence de la vérité de l'être replacera l'essence de l'homme dans l'instance d'un appel plus originel. Et ainsi, ce n'est que là où la perfection des Temps Modernes les fait atteindre à la radicalité de leur propre grandeur, que l'Histoire future se prépare. ” 172 P 124-125 : “ Un signe de ce processus : que partout, et sous les formes et travestissements les plus divers, le gigantesque fasse son apparition. Du même coup, le gigantesque s'annonce aussi bien dans la direction du toujours plus petit : nous n'avons qu'à songer aux chiffres de la physique nucléaire. Avec cela, le gigantesque s'impose sous une forme qui semble précisément vouloir le faire disparaître - ainsi l'annihilation des grandes distances par l'avion, la représentation produisible à loisir de mondes inconnus et lointains dans leur quotidienneté, par une simple manipulation du poste de radio. Cependant, c'est penser d'une façon trop superficielle que de ne voir dans le gigantesque que l'extension sans fin du seul quantitatif tournant à vide -, on pense trop court quand on croit que le gigantesque, sous la forme du continuel “ cela ne s'est jamais vu ”, est engendré seulement par la fièvre aveugle de l'exagération et du surpassement ; et on ne pense plus du tout quand on s'imagine avoir expliqué le phénomène du gigantesque à l'aide du seul mot d'américanisme (12). Note 12 page 145-146 : “ L'américanisme est quelque chose d'européen. Il est une variété, encore incomprise, du gigantesque, d'un gigantesque encore sans point d'attache, c'est-à-dire qui ne surgit aucunement encore de la plénitude rassemblée de l'essence métaphysique des Temps Modernes. Quant à l'interprétation américaine de l'américanisme par le pragmatisme, elle reste en dehors du domaine métaphysique. ” P 124-125 : “ Car le gigantesque est bien plutôt ce par quoi le quantitatif devient une qualité propre et, ainsi, un mode insigne du Grand. Chaque époque historiale est non seulement plus ou moins grande par rapport aux autres ; elle a aussi, à chaque fois, sa propre notion de la grandeur. Mais dès que le gigantesque de la planification et du calcul, de la réorganisation et de la sécurisation saute hors du quantitatif pour devenir une qualité propre, le gigantesque et ce qui est apparemment toujours et entièrement calculable devient par cela même l'Incalculable. Celui-ci reste alors l'ombre invisible, partout projetée autour de toute chose, lorsque l'homme est devenu sujet et le monde image conçue (13). Note 13 page 146 : “ (13) L'opinion courante ne voit dans l'ombre que le défaut de lumière, sinon la négation de celle-ci. Mais, en vérité, l'ombre est le témoignage aussi patent qu'impénétrable du radieux en son retrait. Selon cette notion de l'ombre, nous appréhendons l'incalculable comme ce qui, se dérobant à la représentation, n'en est pas moins manifeste au coeur de l'étant, et indique ainsi le retrait de l'être. ” P 125 : “ Par cette ombre, le monde moderne se pose de lui-même dans un espace échappant à la représentation, allouant ainsi à l'Incalculable sa détermination propre et son caractère historialement unique. Mais cette ombre annonce autre chose, dont le savoir nous est présentement suspendu (14). L'homme ne pourra même pas appréhender et prendre en considération ce suspens, tant qu'il persistera à se mouvoir dans la simple négation de son époque. Le repli sur la tradition, frelaté d'humilité et de présomption, n'est capable de rien par lui-même, sinon de fuite et d'aveuglement devant l'instant historial. Note 14 page 146 : “ Or quoi, si ce suspens lui-même, il lui revenait d'être la manifestation la plus haute et la plus puissante de l'être ? Compris à partir de la Métaphysique (c'est-à-dire à partir de la question de l'être sous la forme : qu'est-ce que l'étant ?), l'essence secrète de l'être, le suspens, se dévoile tout d'abord comme le Non-étant par excellence, comme le Rien. Or, le Rien, en tant que rien d'étant, est la contrepartie la plus aiguë du tout simplement “ nul ”. Le Rien n'est jamais rien du tout, pas plus qu'il n'est un “ quelque chose ” au sens d'un objet ; il est l'être lui-même, à la vérité duquel l'homme sera remis (übereignet) lorsqu'il se sera surmonté en tant que sujet, ce qui veut dire : quand il ne représentera plus l'étant comme objet. ” P 125 : “ Savoir l'Incalculable, c'est-à-dire le préserver dans sa vérité, l'homme ne le pourra qu'à partir d'un questionnement créateur, puisant dans la vertu d'une authentique méditation. Celle-ci transpose l'homme du futur dans cet Entre-deux dans lequel il appartient à l'être 173 cependant qu'au milieu de l'étant il reste un étranger (15). Hölderlin en savait quelque chose. Son poème intitulé Aux Allemands se termine ainsi : Bien étroitement limité est le temps de notre vie, Nous voyons et comptons le nombre de nos ans, Mais les années des peuples, Quel oeil mortel les vit jamais ? Et si ton âme s'élance, Nostalgique au-delà de ton propre temps, Triste, alors, tu demeures sur la froide berge Auprès des tiens sans les connaître jamais. Note 15 page 146 : “ Cet entre-deux ouvert est le Da-sein, le mot étant compris au sens du domaine ekstatique de la déclosion et du retrait de l'être. ” HEGEL ET SON CONCEPT DE L’EXPERIENCE “ Science de l'Expérience de la Conscience ”, tel est le titre que Hegel, lors de la publication de la Phénoménologie de l'esprit en 1807. 1) C'est une représentation naturelle de supposer que, avant d'affronter en philosophie la chose même, c'est-à-dire la connaissance effective de ce qui est en vérité, il faille d'abord s'entendre sur la connaissance, qui est considérée comme l'instrument à l'aide duquel on s'empare de l'absolu ou comme le moyen grâce auquel on l'aperçoit. La préoccupation semble justifiée, en partie parce qu'il pourrait - y avoir diverses espèces de connaissances, et que parmi elles l'une conviendrait mieux que l'autre pour atteindre ce but final - justifiée donc par la possibilité d'un choix erroné parmi elles -, en partie aussi parce que, la connaissance étant une faculté d'une espèce et d'une portée déterminées, sans détermination plus précise de sa nature et de ses limites, on risque de saisir les nuées de l'erreur au lieu du ciel de la vérité. A la fin, cette préoccupation doit même se transformer en la conviction que toute l'entreprise de gagner à la conscience, par la connaissance, ce qui est en soi, toute cette entreprise est en son concept un contresens, et qu'il y a entre la connaissance et l'absolu une ligne de démarcation les séparant absolument. Car, si la connaissance est l'instrument pour maîtriser l’essence absolue, il vient de suite à l'esprit que l'application d'un instrument à une chose ne la laisse pas telle qu'elle est pour soi, mais y introduit une mise en forme et une altération. Ou bien encore, si la connaissance n'est pas l'instrument de notre activité, mais une sorte de milieu passif à travers lequel nous parvient la lumière de la vérité, alors encore nous ne recevons pas cette vérité telle qu'elle est en soi, mais comme elle est à travers et dans ce milieu. Dans les deux cas, nous faisons usage d'un moyen qui produit immédiatement le contraire de son but ; ou bien plutôt, le contresens est de faire usage d'un moyen quelconque. Il semble, il est vrai, qu'on puisse remédier à cet inconvénient par la connaissance du mode d'action de l'instrument, car cette connaissance rend possible d’ôter du résultat l'apport de l'instrument dans la représentation de l'absolu obtenue par l'instrument, et ainsi d'obtenir le vrai dans sa pureté. Mais cette correction ne nous ramènerait en réalité qu'à notre point de départ. Si nous ôtons d'une chose mise en forme ce que l'instrument y a fait, alors la chose - c'est-à-dire ici l'absolu - est de nouveau pour nous comme elle était avant cet effort ; l'effort est donc superflu. Si, du fait de l'instrument, l'absolu, comme un oiseau pris à la glu, devait être seulement rapproché quelque peu de nous sans que rien ne soit changé en lui, alors il se moquerait bien de cette ruse, s'il n'était pas et ne voulait pas déjà être en et pour soi auprès de nous. Car une ruse serait en ce cas la connaissance, puisque, par sa peine multiple, elle se donnerait l'air de faire tout autre chose que de produire seulement le rapport immédiat et ainsi libre de peine. Si encore l'examen de la connaissance que nous nous représentons comme un milieu nous apprend à connaître la loi de réfraction des rayons, il ne sert encore à rien de soustraire cette réfraction du résultat ; car ce n'est pas la déviation du rayon, mais le rayon lui-même par lequel la vérité nous touche, qui est la connaissance, et, ce rayon étant soustrait, il ne nous resterait que l'indication d'une pure direction ou le lieu vide. ” 174 P 158-159 : “ Le premier paragraphe nomme ce qui est en cause dans la philosophie : “ Elle considère le présent en sa présence, et (considère) ainsi ce qui y prédomine par avance par lui-même ”, (Aristote, Mét., , 1, 1003 a 21). Cette prédominance concerne le venir à paraître dans l'ouverture sans retrait. La philosophie considère le présent dans sa présence. Cette considération envisage le présent. Elle le vise de telle sorte qu'elle ne regarde le présent qu'en tant que tel. La philosophie regarde : le présent quant à son aspect. Dans la vue de ce regard, aucune profondeur abstruse ne prend ses ébats. La est le désenchantement de toute connaissance. Hegel dit, dans la langue de sa pensée : la philosophie est “ la connaissance effective de ce qui est en vérité ”. Entre-temps, ce qui est en vérité, le vraiment étant, s'est mis en évidence comme le réel effectif dont l'effectivité est l'Esprit. Or, l’essence de l'Esprit réside en la Conscience de soi. ” P 159 : “ Dans les Leçons sur l’Histoire de la Philosophie moderne (WW XV, 328), Hegel dit, après avoir parlé de Bacon et de Jacob Böhme “ A proprement parler, c'est maintenant seulement que nous en arrivons à la philosophie du monde moderne ; nous la ferons commencer par Descartes. Avec lui, nous entrons vraiment en une philosophie autonome, qui sait qu'elle vient de son propre chef de la raison et que la conscience de soi est un moment essentiel du vrai. Ici nous pouvons dire que nous sommes chez nous, et pouvons enfin, comme le navigateur après une longue randonnée sur une mer tumultueuse, crier : terre... En cette nouvelle période, c'est la pensée qui est le principe, c'est-à-dire la pensée qui prend son départ à partir d'elle-même... ” En la certitude inébranlable de ce qu'elle pense, la pensée cherche pour elle son fundamentum absolutum. La terre en laquelle la philosophie s'installe depuis, c'est l'inconditionnelle certitude de soi du savoir. Cette terre ne se conquiert que pas à pas ; sa mesure ne se prend que petit à petit. Elle n'entre en possession totale que lorsque le fundamentum absolutum est, lui-même, pensé comme l'absolu même. L'Absolu, c'est, pour Hegel, l'Esprit : ce qui, dans la certitude du se-savoir inconditionné, est présent auprès de lui-même. La connaissance effective de l'étant comme étant, c'est maintenant la connaissance absolue de l'Absolu en son absoluité. ” P 159-160 : “ Or, cette même Philosophie Moderne, qui habite la terre de la Conscience-de-soi, exige de soi, conformément au climat de cette terre, la certitude préalable de son principe. Elle veut d'abord s'entendre sur ce avec quoi elle connaît absolument, sur la connaissance. Inopinément, la connaissance apparaît ce faisant comme moyen, de la bonne utilisation duquel la connaissance doit se soucier. Il s'agit, une première fois, de reconnaître et de choisir, entre les différents modes de la représentation, celui qui convient seul à la connaissance absolue - ce sera la tache de Descartes. Il faut, une fois choisie la connaissance de l'absolu, prendre sa mesure quant à sa nature et quant à ses limites : ce sera la tâche de Kant. Cependant, dès que la connaissance, prise comme un moyen de maîtriser l'absolu, devient sujet de souci, la conviction doit se faire jour que tout moyen, lequel en tant que moyen est relatif, doit par rapport à l'Absolu se révéler impropre et nécessairement échouer devant lui. Si la connaissance n'est qu'un moyen, toute volonté de connaître l'absolu devient un propos absurde, que le moyen ait le caractère d'un instrument ou celui d'un “ milieu ”. Dans un cas nous nous démenons avec la connaissance comme instrument d'action, dans l'autre nous subissons la connaissance comme un milieu au travers duquel la lumière de la vérité doit nous atteindre. ” P 160-161 : “ A cet état de choses, qui fait que le “ moyen ” ne médiatise précisément pas, on pourrait encore essayer de remédier par un examen du moyen, en essayant de distinguer ce que, lors de la “ saisie ” ou du “ passage ” de l'absolu, il y change, et ce qu'il laisse inchangé. Mais si nous procédons à une soustraction du changement causé par le “ moyen ” -et donc n'utilisons pas ce moyen - celle-là ne nous livre pas non plus le “ reste ” de l'absolu inchangé. Au fond, l'examen 175 du moyen ne sait pas ce qu'il fait. Il lui faut mesurer la connaissance à l'absolu, quant à sa conformité à l'absolu. Il lui faut avoir reconnu l'absolu, et cela en tant que l'absolu, autrement toute délimitation critique tombera dans le vide. De plus, il apparaît encore autre chose : à savoir qu'à cet examen, la discussion de l'instrument tient plus à coeur que la connaissance de l'absolu. Si cependant la connaissance n'avait quand même à cœur que de rapprocher l'absolu à l'aide de l'instrument, alors cette intention ne manquerait pas, au regard de l'absolu, de se tourner en dérision devant celui-ci. A quoi bon tout cet affairement critique autour de la connaissance, si celle-ci tend dès le début, par toutes sortes de détours, à s'arracher de la relation immédiate de l'Absolu au Connaître, sous prétexte de tirer tout d'abord au clair ce qui revient à la besogne critique ? L'examen critique de l'instrument ne tient aucun compte de l'absolu, et cela en dépit de sa prétention immédiate à mieux savoir. Mais l'absolu de son côté ne se moque même pas de l'effort critique ; car, pour cela, il devrait partager avec ce dernier la présupposition selon laquelle la connaissance serait un moyen et lui-même, l'absolu, tellement éloigné de la connaissance que celle-ci aurait d'abord à se soumettre à la peine de s'assurer de l'absolu par une espèce de captation. Mais ainsi l'absolu ne serait pas l'absolu. ” P 161-162 : “ Ce n'est qu'incidemment et de telle sorte qu'il le cache dans une subordonnée, que Hegel nous dit pourtant : “ L'absolu est dès le départ en et pour soi auprès de nous et veut être auprès de nous. ” Cet être-auprès-de-nous () c'est déjà et en lui-même la façon dont la lumière de la vérité, l'absolu lui-même, nous illumine. La connaissance de l'absolu qui se trouve sous le trait de cette lumière, le rend et le reflète, et est ainsi, en son essence, le trait irradiant lui-même, et non pas un “ milieu ” quelconque à travers lequel le rayon aurait d'abord à passer. Le premier pas que la connaissance de l'absolu a à faire, consiste à accepter et à recevoir, en toute simplicité, l'absolu en son absoluité, c'est-à-dire en son être-auprès-de-nous. Cet être-présent auprès de nous, la parousie, est partie intégrante de l'absolu en soi et pour soi. Si la Philosophie, en tant que connaissance de l'absolu, prend au sérieux ce que, en tant que pareille connaissance, elle est, alors elle se trouve déjà être connaissance effective, c'est-à-dire une connaissance qui se représente ce que le réel lui-même est en sa vérité. Au début et dans le cours du premier paragraphe, Hegel semble vouloir répondre aux exigences critiques de la représentation naturelle concernant un examen de la connaissance. Mais en vérité il lui tient à cœur de nous renvoyer à l'absolu en sa parousie auprès de nous. Par ce renvoi, nous ne sommes proprement renvoyés à rien d'autre qu'au rapport à l'absolu en lequel nous nous trouvons déjà. Hegel semble ainsi abandonner toutes les conquêtes critiques de la philosophie des Temps Modernes. Ne rejette-t-il point avec elles tout examen critique au profit d'une rechute dans l'affirmation et l'hypothèse arbitraires ? En aucune façon. Hegel ne fait, au contraire, que préparer la mise à l'épreuve. Le premier pas de la préparation consiste en ce que nous abandonnions l'idée habituelle de la connaissance. Or, si la connaissance n'est pas un moyen, l'examen à son tour ne saurait consister plus longtemps en une estimation de la connaissance quant à son aptitude à la médiation. Peut-être est-ce assez examiner que de tâcher de voir ce qu'est la connaissance lorsque a priori elle ne saurait être un instrument. Non seulement ce qui est à examiner, la connaissance, mais encore l'examen lui-même, se révèlent d'une autre nature. ” 2) Cependant, si la crainte de tomber dans l'erreur introduit une méfiance dans la Science, Science qui, sans de tels scrupules, se met à l’œuvre même et connaît effectivement, on ne voit pas pourquoi, inversement, on n'introduirait pas une méfiance à l'égard de cette méfiance, et pourquoi on ne craindrait pas que cette crainte de se tromper ne fût déjà l'erreur même. En effet, cette crainte présuppose quelque chose, et même beaucoup, comme vérité, faisant reposer ses scrupules et ses déductions sur ce qui est d'abord lui-même à examiner pour savoir si c'est vérité. Elle présuppose précisément des représentations de la connaissance comme d'un instrument et d'un milieu, de même qu'une différence entre nous-mêmes et cette connaissance ; mais surtout elle présuppose que l'absolu se trouvant d'un côté, et la connaissance de l'autre, celle-ci soit néanmoins, pour soi et séparée de l'absolu, quelque chose de réel: en d'autres termes, elle présuppose que la connaissance, laquelle, étant en dehors de l'absolu et donc certainement aussi en dehors de la vérité, est pourtant encore véridique, supposition par 176 laquelle ce qui se nomme crainte de l'erreur se fait plutôt connaître comme crainte de la vérité. ” P 163-164 : “ Le second paragraphe touche au cœur de la critique à laquelle toute critique philosophique de la connaissance jusqu'à présent établie se trouve soumise par la Science. Dans les paragraphes qui suivent, Hegel n'use plus du nom de philosophie. Il parle de la Science. Car, entretemps, la Philosophie des Temps Modernes est parvenue à un accomplissement de son essence en cela qu'elle a pris complètement possession de la terre ferme où elle avait mis les pieds la première fois. Cette terre, c'est la certitude de soi de la représentation quant à elle-même et quant à son représenté. Prendre complètement possession de cette terre signifie : savoir en sa nature inconditionnelle la certitude de soi de la conscience de soi et être en ce savoir comme en le savoir par excellence. La philosophie est maintenant le savoir inconditionné à l'intérieur du savoir de la certitude-de-soi. Le savoir comme tel est devenu le foyer propre de la philosophie. La nature entière de la philosophie est désormais constitué par l'inconditionné se-savoir du Savoir". La philosophie est la Science. Ce nom ne signifie pas que la philosophie ait pris modèle sur les autres Sciences existant à côté d'elle, et qu'elle réalise à la perfection ce modèle dans l'idéal. Si le nom de “ Science ” prend, à l'intérieur de la métaphysique absolue, la place du nom “ philosophie ”, c'est qu'il puise sa signification à partir de la nature de la certitude de soi (ou auto-certitude) du sujet se sachant inconditionnellement. C'est celui-ci qui est désormais ce qui “ sous-gît ” vraiment - c'est-à-dire, à présent : certainement. C'est celui-ci qui est le subjectum, (l’ ) que la philosophie a dès le départ à reconnaître comme ce qui est présent. La philosophie est devenue la Science, parce qu'elle demeure la philosophie. Il lui incombe de considérer l'étant comme étant. Or, l'étant se manifeste, depuis Leibniz, de telle sorte à la pensée que tout ens qua ens est une res cogitans, et, en ce sens, sujet. Qu'il en soit ainsi ne tient pas à la façon de voir de ce penseur, mais à l'être de l'étant. Le sujet n'est certes pas le “ subjectif ” entendu comme l'égoïsme uniquement occupé de soi. Le sujet déploie son être dans le rapport à l'objet, qui est un rapport de représentation. En tant que ce rapport, il est déjà le rapport de la représentation à soi. Car la représentation (Vorstellen) présente l'objet en le représentant au sujet, en laquelle représentation le sujet lui-même se présente comme tel. La présentation est ainsi le trait fondamental du savoir au sens de la conscience-de-soi du sujet. La présentation est un mode d'avènement de “présence” (). Comme tel mode, c'est-à-dire en tant que présence, la présentation est l'être de l'étant qui est dans le genre du sujet. En tant que conscience conditionnée en soi, donc : inconditionnée, la certitude de soi constitue l'étantité (Seiendheit,) du sujet. L'être-sujet du sujet, c'est-à-dire : de la relation sujet-objet, nous l'appelons la subjectité du sujet. La subjectité consiste en la conscience inconditionnée de soi. C'est dans la disposition du Se-savoir qu'advient l'essence du sujet : de sorte que le sujet, pour être comme sujet, n'est “ disposé ” qu'à cette seule disposition, la Science. La subjectité du sujet est, comme absolue certitude de soi, “ la Science ”. L'étant () est en tant qu'étant (), dans la mesure où il entre dans la modalité du se-savoir inconditionné du savoir. C'est pourquoi la présentation qui représente cet étant en tant qu'étant, la philosophie,est elle-même la Science. ” P 164-165 : “ La conscience inconditionnée de soi constitue, en tant que subjectité du sujet, l'absoluité de l'absolu. La philosophie est la connaissance absolue. La philosophie est la Science, parce qu'elle veut la volonté de l'absolu, c'est-à-dire celui-ci en son absoluité. Ainsi voulant, elle veut considérer l'étant comme étant. Ainsi voulant, la philosophie veut sa propre nature. La philosophie est la Science. Dans cette proposition, le “ est ” ne signifie nullement que la philosophie recèle en elle, comme prédicat, la détermination du scientifique, mais il signifie : la philosophie est en tant que connaissance absolue, et n'est que de telle sorte qu'elle appartient à l'absoluité de l'absolu, l'accomplissant sur le mode qui lui est propre. La philosophie comme connaissance absolue n'est donc nullement la Science par cela qu'elle tend de toutes ses forces à rendre sa méthode exacte et ses résultats concluants, c'est-à-dire à se rendre ainsi elle-même identique à ce qui, d'après sa nature et son ordre, reste au-dessous d'elle : la recherche scientifique. ” 177 P 165 : “ La philosophie est la Science dans la mesure où elle connaît absolument, restant ainsi à sa tâche. “ De tels scrupules ”, comme l'analyse critique à l'endroit de la connaissance, lui sont étrangers. C'est avec circonspection cependant que Hegel dit : “ de tels scrupules ”. Il ne prétend pas que la Science puisse se mettre à l’œuvre “ sans scrupules ” et jeter au vent tout examen. La connaissance absolue est au contraire plus scrupuleuse que ne sauraient jamais l'être les scrupules de l'ancienne critique envers la connaissance de l'absolu. Il est vrai que la préoccupation critique habituelle d'une connaissance de l'absolu craint de tomber dans l'erreur. Mais elle ne pourrait tomber dans l'erreur qu'à l'intérieur d'un rapport présupposé sans le moindre scrupule comme vrai, c'est-à-dire à l'intérieur d'un rapport où la connaissance, prise comme moyen, ne peut que devenir errance. La préoccupation apparemment critique de tomber dans l'erreur est elle-même l'erreur. En quelle mesure ? ” P 166 : “ Dès que la connaissance est prise comme moyen (instrument ou milieu) - depuis combien de temps déjà et pourquoi est-elle prise ainsi ? - elle passe pour quelque chose qui se rencontre pour soi entre l'absolu et celui qui connaît. La connaissance existe pour soi, séparée de l'absolu, mais également de nous qui la manions. C'est donc totalement séparés les uns des autres que se trouvent ainsi l'absolu, d'un côté, et ceux qui connaissent, de l'autre. Or, qu'est-ce qu'un absolu se trouvant d'un côté, qu’est-ce même que l'absolu qui se trouve ainsi d'un seul côté ? En aucun cas, il n'est l'absolu. ” P 166-167 : “ En même temps, la critique analysante prend la connaissance pour quelque chose d'effectif, sinon pour ce qui en premier lieu est effectif, pour le réel faisant vraiment autorité. Elle se réclame, agissant ainsi, de quelque chose de vrai, c'est-à-dire, pour elle aussi, de quelque chose de certain, dont la certitude, à vrai dire, est encore censée exister séparément de l'inconditionnée auto-certitude de toute con-science. Cet ens creatum au sens de l'ego cogito, qui est censé être certain, en tant qu'ens certum, sans l'absolu, il faut alors l'assurer, comme le faisait déjà Descartes, par le détour d'une preuve de l'existence de Dieu. La préoccupation critique veut bien arriver à quelque chose d'absolu, mais elle voudrait y arriver sans l'absolu. Il semble même que cette préoccupation pense à la mesure de l'absolu, lorsqu'elle place provisoirement l'absolu dans le non-accessible, le plaçant ainsi apparemment le plus haut possible. Mais la critique, apparemment soucieuse de l'estime qui revient à l'absolu, sous-estime l'absolu. Elle rabaisse l'absolu au niveau limité de ses soucis et expédients. Elle essaie de chasser l'absolu de sa parousie, comme si l'absoluité de l'absolu pouvait se laisser introduire après coup à un moment quelconque. La crainte apparemment critique de l'erreur trop prompte n'est rien d'autre que la dérobade sans critique devant la vérité qui se déploie déjà. Lorsqu'en revanche la Science entreprend sa vraie nature et l'accepte explicitement, elle s'est déjà examinée. Mais c'est un examen qui sait que la Science, comme connaissance de l'absolu, se tient en la parousie de l'absolu. Mais tout cela se fonde dans ce qu'énonce le paragraphe suivant. ” 3) Cette conclusion résulte du fait que l'absolu seul est vrai ou que le vrai seul est absolu. Contre une telle conclusion, on peut faire valoir cette distinction qu'une connaissance qui ne connaît pas l'absolu comme la Science le réclame, est pourtant vraie, et que la connaissance en général, si elle est incapable de saisir l'absolu, pourrait être cependant capable d'une autre vérité. Mais nous voyons, enfin, que de telles tergiversations aboutissent à une trouble distinction entre un vrai absolu et un vrai d'une autre nature, et que l'absolu, la connaissance, etc., sont en réalité des mots qui présupposent une signification qu'il s'agit d'abord d'acquérir. P 167 : “ Le troisième paragraphe dit : L'absolu seul est vrai. Le vrai seul est absolu. Ces propositions sont posées sans être fondées. Elles ne se laissent pas fonder : car aucun fondement n'atteindrait à leur fond. Il n'atteint jamais à leur fond, parce qu'en tant que vouloir-fonder il s'en éloigne constamment. Ces propositions sont non fondées, mais point arbitraires à la façon de l'affirmation gratuite. Ces propositions sont infondables. Elles ont posé ce qui soi-même fonde, ce qui seulement permet tout fondement. En elles parle la volonté de l'absolu qui en soi et pour soi veut déjà être auprès de nous. ” 178 P 167-168 : “ Depuis que la philosophie moderne a posé le pied sur ce qui lui est la terre ferme, la vérité règne comme certitude. Le vrai, c'est ce qui, sous l'horizon de l'inconditionnelle conscience de soi-même, est su. Précédemment, la vérité passait pour la concordance de la représentation avec l'étant. La vérité est un caractère propre de la représentation. Mais comme certitude, la vérité est maintenant la représentation elle-même, dans la mesure où celle-ci se délivre soi-même à elle-même, s'assurant ainsi de soi en tant que représentation. L'état d'être su, qui s'assure de son savoir, et cela devant lui et chez lui-même, s'est, par là, déjà retiré de toute représentation particulière des objets. Il ne s'attache plus aux objets pour obtenir et maintenir, par cette adhésion, le vrai. Le savoir se délivre de la relation aux objets. La représentation qui se sait comme délivrance d'elle-même à elle-même se détache (absolvere) de cette volonté de trouver une sécurité suffisante dans la représentation unilatérale de l'objet. Le détachement laisse persister cette représentation, mais de telle sorte que celle-ci ne fait maintenant plus seulement que se trouver simplement à la traîne de son objet. Cet auto-détachement de la certitude-de-soi, qui la détache de la relation à l'objet, c'est sa puissance d'absolution (Absolvenz). Il lui appartient de concerner toute relation qui ne fait que donner directement sur l'objet. L'absolution n'est ce qu'elle est que si elle est poussée à fond, c'est-à-dire que si elle s'absout complètement. En absolvant son absolution, l'auto-certitude de la représentation accède à la sécurité, ce qui veut dire pour elle : à la liberté de son être. Elle s'acquitte ainsi de la liaison unilatérale aux objets et de la simple représentation de ceux-ci. L'inconditionnelle certitude de soi est ainsi l'absolution d'elle-même par elle-même. L'unité de ce que disent les mots Absolvenz (détachement hors de la relation), Absolvieren (plénitude du détachement) et Absolution (acquittement hors de cette perfection du détachement) constitue l'absoluité de l'absolu. Tous ces moments de l'absoluité ont le caractère de la représentation. En eux, se déploie la parousie de l'absolu. Le vrai - dans le sens de l'inconditionnée certitude de soi - est, seul, l'absolu. L'absoluité ainsi caractérisée de l'auto-représentation est, seule, le vrai. ” P 168-169 : “ Cependant l'explication, même menée aussi loin qu'on veut, laisse vides ces propositions. Elle augmente plutôt le malentendu ; car ce que ces propositions nomment, c'est la phénoménologie de l'esprit. Or, celle-ci est en sa présentation. C'est pourquoi Hegel introduit ces propositions au débotté, quitte à prendre sur lui tous les dehors de l'arbitraire. Cependant, il énonce ces thèses pour nous préparer à ce que la Science veut en tant que connaissance absolue. A sa propre guise, la Science ne veut que ce que veut l'absolu. La volonté de l'absolu, c'est d'être déjà, en soi et pour soi, auprès de nous. Ceci veut dire maintenant : dans la mesure où telle est la volonté de l'absolu, il n'y a auprès de nous, dans la mesure où nous sommes les connaissants, que le vrai absolu. Par conséquent, celui qui continue de dire qu'à côté de la connaissance absolue, que la philosophie s'arroge sans examen préalable, il y a encore d'autres “ vrais ”, celui-là ne sait pas ce qu'il dit. Car dès qu'il nomme un vrai, il a déjà posé l'absolu. Or, aussi longtemps qu'on fait, en apparence soucieux et prudent, une différence entre un vrai absolu et un vrai se rencontrant par ailleurs, on nage dans l'eau trouble d'une différence bien confuse. On a même, ce faisant, érigé l'eau trouble en principe de critique et en critère permettant de décider de la Science. Cependant, il appartient à cette dernière seule d'acquérir pour les mots : l'absolu, la connaissance, le vrai, l'objectif, le subjectif, ce qu'ils signifient. Or ceci demande que la Science accède du premier coup à la parousie de l'absolu, c'est-à-dire qu'elle soit auprès de son absoluité. Autrement, elle ne serait pas la Science. S'il en est ainsi, il y a déjà infraction à sa nature si l'on se laisse aller à des scrupules qui restent en dehors de la région du vrai et au-dessous de son niveau. Si la philosophie se tient de la sorte libre de préoccupations non appropriées à sa nature, elle reste néanmoins toujours suspecte en ce qu'elle s'affirme bien, de manière absolue, comme connaissance absolue, mais sans se justifier de cette qualité. Car ainsi elle manque le plus directement à l'exigence de la certitude dont elle prétend être la réalisation même. La Science doit, par conséquent, se traduire elle-même devant le tribunal qui peut seul déterminer en quoi consiste son épreuve. Ce tribunal ne peut être que la parousie de l'absolu. De nouveau, il s'agit donc d'expliciter l'absoluité de l'absolu. ” 179 4) Au lieu de nous occuper de ces représentations inutiles, et de ces façons de parler de la connaissance comme d'un instrument pour s'emparer de l'absolu, ou comme d'un milieu à travers lequel nous apercevons la vérité, etc., rapports auxquels conduisent enfin de compte toutes ces représentations d'une connaissance séparée de l'absolu, et d'un absolu séparé de la connaissance - au lieu de nous occuper des subterfuges que l'incapacité de la Science tire de la présupposition de telles relations pour se libérer de l'effort scientifique, et se donner en même temps l'apparence d'une activité sérieuse et zélée, nous pourrions, sans nous tracasser pour trouver des réponses à tout cela, rejeter ces représentations comme contingentes et arbitraires, et regarder comme une tromperie l'usage connexe de mois comme l'absolu, la connaissance, l'objectif et le subjectif et beaucoup d'autres dont la signification est supposée universellement connue. Donner en effet à entendre, pour une part que leur signification est universellement connue, pour l'autre, que l'on possède soi-même leur concept, paraît seulement devoir épargner la tâche fondamentale qui est précisément de donner ce concept. A meilleur droit, au contraire, on pourrait épargner la peine de faire seulement attention à de telles représentations et à de telles façons de parler au moyen desquelles la Science elle-même doit être écartée; car elles ne constituent qu’une manifestation vide du savoir, qui disparaît immédiatement devant l'entrée en scène de la Science. Mais, du seul fait qu'elle entre en scène, la Science est elle-même une manifestation ; son entrée n'est pas encore elle-même accomplie et développée en sa vérité. C'est pourquoi il est indifférent de se représenter que c'est la Science qui apparaît, parce qu'elle entre en scène à côté d'un autre savoir, ou de nommer cet autre savoir sans vérité son apparition. La Science doit se libérer de pareilles apparences ; or cela, elle ne le peut qu'en se tournant explicitement contre celles-ci. La Science, en effet, ne peut pas rejeter un savoir qui n'est pas véritable en le considérant seulement comme une vision vulgaire des choses, et en assurant qu'elle-même est une connaissance d'un tout autre ordre, et que ce savoir pour elle est absolument néant ; elle ne peut pas non plus en appeler au pressentiment d'un savoir meilleur dans l'autre savoir. Par une telle assurance elle déclarerait, en effet, que sa force réside en son être ; or, le savoir non vrai fait également appel à ce même fait, qu'il est, et assure que pour lui la Science est néant ; une assurance stérile en vaut une autre. La Science peut encore moins faire appel à un pressentiment meilleur, qui affleurerait dans la connaissance non véritable et qui, en elle, serait l'indication de la Science ; car, d'une part, elle ferait de nouveau appel à un être ; et d'autre part elle ferait appel à elle-même, mais telle qu'elle existe en une connaissance non véritable c'est-à-dire à un mauvais mode de son être et à son apparition plutôt qu'à ce qu'elle est en soi et pour soi. C'est pour cette raison que doit ici être entreprise la présentation du savoir apparaissant. ” P 170 : “ Le quatrième paragraphe annonce ce que, déployée dans la parousie de l'absolu, la volonté d'être en soi et pour soi auprès de nous exige de nous en tant que connaissants. La critique courante de la connaissance philosophique prend celle-ci inconsidérément comme moyen. La critique témoigne ainsi de son ignorance de la connaissance absolue aussi bien que de son incapacité à l'accomplir. L'incapacité d'entendre et d'accepter avant tout la parousie de l'absolu est une incapacité de réaliser la science. L'effort par trop zélé développé autour des scrupules et de l'examination contourne la peine de la science qui consiste justement à s'ouvrir à une telle acceptation. Car le pas vers sa parousie, l'absolu ne nous le donne point pendant notre sommeil. Ce pas n'est pas si étrangement difficile parce qu'il nous faut, ainsi qu'on le croit, d'abord accéder à la parousie en partant de quelque part à l'extérieur, mais bien parce qu'il s'agit, à l'intérieur de la parousie, et ainsi à partir d'elle, de produire notre rapport à elle devant elle. C'est pourquoi le labeur de la Science ne s'épuise pas en ce que le connaissant, persistant à rester sur soi, s'éreinte devant ce pas. La peine de la Science provient plutôt de son rapport à la parousie. ” P 170-171 : “ L'absoluité de l'absolu, l'absolution s'absolvant dans le détachement, c'est le travail du se-comprendre de la certitude inconditionnée de soi. Elle est le douloureux labeur de supporter jusqu'au bout le déchirement, figure sous laquelle est l'infinie relation où la nature de l'absolu s'accomplit. Assez tôt, Hegel note un jour : “ Un bas reprisé est meilleur qu'un bas déchiré : il n'en est point ainsi de la conscience de soi. ” Lorsque Hegel parle du labeur du 180 concept, il n'entend pas la sueur de l'effort cérébral chez les érudits, mais bien l'absolu lui-même luttant pour s'extraire jusqu'à l'absoluité de son auto-compréhension, en partant de la certitude inconditionnelle de soi. La sereine constance qui caractérise la parousie, dans la mesure où elle est le rapport de la présence auprès-de-nous, reste néanmoins compatible avec cette peine de l'absolu. C'est que l'absolu entre tout simplement, en tant qu'absolu, dans ce rapport. A la peine, dans l'absolu, d'amener au paraître sa présence, et soi-même en celle-ci, correspond la peine de La Science. A partir du labeur de celle-là, se détermine l'effort de celle-ci. Par contre, le zèle affairé de l'examination critique se faufile à côté de ce qu'il y a de plus laborieux dans la Science, à savoir méditer que la connaissance, qui est censée être examinée critiquement, est connaissance absolue, c'est-à-dire philosophie. La façon d'agir habituelle de la critique ordinaire concernant la connaissance philosophique ressemble au procédé de ceux qui veulent se représenter un chêne, mais ne prennent pas note du fait qu'il est un arbre. ” P 171-172 : “ On pourrait donc être tenté de prendre pour une tromperie ce comportement critique qui prétend examiner quelque chose qu'en réalité il ne propose même pas à l'effort d'un examen. Car il fait accroire qu'il possède déjà les concepts essentiels, alors que toutretourne de ce qu'il s'agit de tout d'abord donner ces concepts d'absolu, de connaissance, de vrai, d'objectif et de subjectif. La préoccupation critique n'est pas du tout engagée dans la chose dont elle parle constamment. Cette façon d'examiner est une “ manifestation vide du savoir ”. Qu'en serait-il si la Science s'épargnait la peine d'une explication avec pareille critique, puisqu'il lui faut déjà toutes les peines pour se maintenir en sa nature propre ? Qu'en serait-il si la Science se contentait tout simplement d'entrer elle-même en scène sans négociations critiques préliminaires ? Mais ici Hegel place au milieu du paragraphe le “ mais ” décisif : “ Mais la Science, en cela qu'elle entre en scène, est elle-même une manifestation. ” La Science surgit comme les autres savoirs. Elle peut assurer qu'elle est la connaissance absolue devant laquelle toute autre représentation doit disparaître. Mais, se prévalant de la sorte, elle achève de se mettre de plain-pied avec les vides manifestations du savoir. Se contenter d'assurer qu'elles sont là, cela elles le savent aussi. Une assurance est aussi stérile que l'autre. Ce n'est pas la simple assurance qui arrivera à faire couler le suc vivant du savoir réel. Cependant la Science pourrait se délimiter d'une autre manière contre la manifestation vide du savoir. Elle pourrait renvoyer à ce qu'elle est elle-même le Savoir que le savoir non encore vrai cherche, sans le savoir, chez soi. La Science pourrait entrer en scène comme le vrai qui est pressenti dans le non-vrai. Mais ce faisant la Science retomberait à nouveau dans la pure et simple assurance. En outre, elle se réclamerait d'un mode de manifestation qui lui irait, comme connaissance absolue, fort mal. Rester le vrai uniquement pressenti est assez éloigné d'être, en soi et pour soi, le vrai. ” p 172-173 : “ Qu'en est-il de l'entrer en scène de la Science ? Si elle entre en scène, il faut bien qu'elle apparaisse. Mais la question se pose de savoir ce que serait l'apparaître en lequel seule la Science peut apparaître. Apparaître signifie d'abord : surgir dans la simple juxtaposition sur le mode d'affirmer qu'on est là. Apparaître veut dire ensuite : être phénomène et en telle phénoménalité faire signe vers autre chose qui n'apparaît pas encore. Apparaître signifie ici : être le signe précurseur de quelque chose qui, lui-même, ne s'est pas encore montré ou ne se montrera jamais. Ces guises de l'apparaître ne sont pourtant pas conformes à l'entrée en scène de la Science, car elle ne peut jamais s'y développer en tant qu'elle-même et s'y constituer en totalité. D'un autre côté, la Science ne peut pas non plus survenir d'un seul coup comme la connaissance absolue. Il faut qu'elle se produise elle-même à sa vérité, produisant du même coup sa vérité. En chaque phase où la Science apparaît, elle-même entre en scène comme l'absolue, et c'est sur le mode absolu qu'elle entre en scène. La manifestation qui est conforme à la Science ne peut donc consister qu'en l'accomplissement de sa présentation, et cela dans la guise de sa propre production, qui est du même coup sa constitution en savoir absolu. La Science ne peut donc entrer en scène que si elle accomplit la présentation du savoir apparaissant. C'est à cette occasion que doit, c'est à cette occasion seulement que peut se montrer ce qu'est une manifestation en laquelle la Science entre vraiment en scène comme elle-même. ” 181 p 173-174 : “ En son apparaître la Science se présente dans la plénitude de son essence. Aussi les manifestations vides du savoir ne disparaissent-elles pas par le fait qu'on les rejette ou qu'on les laisse tout simplement de côté. Le savoir qui ne fait que se manifester de la sorte n'a de toute façon pas à disparaître, mais à entrer complètement en son apparaître. Il se trouve qu'il apparaît comme le savoir non encore vrai à l'intérieur de la vérité du savoir absolu. La présentation du savoir apparaissant doit par conséquent, lors de l'entrée en scène du savoir - laquelle entrée en scène est précisément le début de l'auto-production de la Science - doit, disons nous, se tourner contre l'apparence de la Science, mais en cette guise réconciliatrice qui jusque dans la pure apparence fait resplendir le pur rayonnement de l'apparition. Si, au contraire, l'apparence est simplement rejetée comme fausse, elle n'a même pas été perçue en son apparaître. De toute façon le déploiement de l'entrée en scène de la Science ne réside jamais en ce que celle-ci ne ferait que surmonter l'apparence. De cette manière, le vrai resterait dans la servitude du non-vrai. L'apparition de la Science a sa nécessité dans cet apparaître dont a besoin même la semblance elle-même pour être une pure apparence. ” p 174-175 : “ La phrase de Hegel : “ Mais la Science en cela qu'elle entre en scène est elle-même une manifestation ” est dite avec ambiguïté, et cela en une haute intention. La Science n'est pas seulement une manifestation au sens où l'apparition vide du savoir non-vrai est elle aussi une manifestation dans la mesure où il faut bien qu'elle se montre. La Science est plutôt déjà en elle-même “ apparition ”, épiphanie, en ce sens unique qu'elle est, en tant que connaissance absolue, le rayonnement par lequel l'absolu, la lumière de la vérité elle-même, nous éclaire. Apparaître à partir de cette épiphanie, signifie alors : déployer sa présence dans le plein éclat de la représentation se présentant. L'apparaître est proprement la présence elle-même : la parousie de l'absolu. Conformément à son absoluité, l'absolu est ainsi, de son propre chef, auprès de nous. C'est en sa volonté d'être auprès de nous que l'absolu est présent. S'apportant ainsi en soi à la présence, il est pour soi. C'est uniquement en vue de cette volonté de parousie que la présentation du savoir apparaissant est nécessaire. Elle est tenue de rester tournée vers cette volonté de l'absolu. La présentation est elle-même une volonté, c'est-à-dire non pas un désir ou une aspiration, mais l'action elle-même, dans la mesure où elle se ramasse sur son déploiement. Au moment où nous reconnaissons cette nécessité, il nous faut méditer ce qu'est cette présentation, afin de savoir comment elle est, pour devenir ainsi capables d'être à sa guise, c'est-à-dire capables de l'accomplir. ” 5) Maintenant, puisque cette présentation n’a pour objet que le savoir apparaissant, elle ne paraît pas être elle-même la Science libre se mouvant dans sa figure originale ; mais, de ce point de vue, cette présentation peut être considérée comme le chemin de la conscience naturelle qui subit une impulsion la poussant vers le vrai savoir, ou comme le chemin de l'âme parcourant la série de ses formations comme les stations qui lui sont prescrites par sa nature, afin qu'en se purifiant elle s'élève à l'esprit en ce qu'elle parvient, à travers la complète expérience d'elle-même, à la connaissance de ce qu'elle est en soi-même. P 175 : “ Le cinquième paragraphe entame cette méditation. La Science doit elle-même, en cela qu'elle présente le savoir apparaissant, apparaître complètement par et au cours de cette présentation. De la sorte, elle n'entre pas tapageusement quelque part en scène. Son entrée en scène consiste en ce qu'elle se démontre elle-même, pas à pas, comme ce qu'elle est. Sur quelle scène se produit cette démonstration ? Où, ailleurs que sous les yeux de la représentation naturelle ? Celle-ci suit pas à pas le savoir apparaissant à travers la multiplicité de ces phénomènes, et ainsi poursuit comment, de station en station, le savoir phénoménal se défait successivement de ses apparences et se présente finalement comme le vrai savoir. La présentation du savoir phénoménal reconduit la représentation naturelle, à travers le vestibule du savoir, jusqu'à la porte du savoir absolu. La présentation du savoir apparaissant semble être le chemin de la conscience naturelle vers la Science. Parce qu'en cours de route, les apparences du non-vrai tombent de plus en plus, le chemin est une voie de la purification de l'âme vers les hauteurs de l'esprit. La présentation de la pure manifestation du savoir est un itinerarium mentis in Deum. ” 182 P 175-176 : “ Quoi de plus bienvenu pour la conscience naturelle et de plus utile pour la philosophie que l'itinéraire de ce chemin ? Comme, en effet, le chemin à décrire mène le long des phénomènes, il est un chemin de l'expérience. L'empirie, qui suit ce qui est donné, mérite, entre toutes les connaissances, la priorité sur la pure construction et déduction. La présentation de la manifestation du savoir, la phénoménologie, s'en tient aux phénomènes. Elle emprunte le chemin de l'expérience. Elle conduit la représentation naturelle pas à pas dans la région de la Science qu'est la philosophie. ” P 176-177 : “ C'est ainsi en effet qu'il en est de la présentation du savoir apparaissant si on la considère à travers l'optique de la représentation naturelle. Celle-ci reste constamment occupée par ce qu'elle suppose avoir sous les yeux, à chaque moment respectif. Mais cette supposition relative peut-elle jamais apercevoir le savoir absolu ? Non. Ce qui se présente à la conscience naturelle sous le nom du savoir ne faisant qu'apparaître et devant seulement conduire au vrai savoir, cela est une pure apparence. Cependant, la philosophie elle-même croit, encore aujourd'hui, que la Phénoménologie de l’esprit est un itinéraire, une description de voyage conduisant la conscience quotidienne à la connaissance scientifique de la philosophie. Mais ce que la Phénoménologie de l’esprit ainsi prise semble être, elle ne l'est pas en sa nature. Or cette apparence ne trompe pas fortuitement. Elle provient de sa nature, se pousse devant elle et la masque. Prise pour soi, cette apparence désoriente. La représentation naturelle, qui s'est ici glissée dans la philosophie, prend le savoir apparaissant pour une pure apparition du savoir, derrière laquelle un savoir non-apparaissant se tiendrait caché. Or, la présentation n'est nullement la présentation du savoir seulement apparaissant par opposition au savoir vrai, vers lequel la présentation devrait après coup nous mener. Par contre, la présentation n'est bien que la présentation du savoir apparaissant en son apparaître. Le “ ne... que ” ne veut pas dire que la présentation n'est pas encore Science : il veut dire qu'elle n'est pas encore la Science à tous les égards. L'apparaître du savoir apparaissant est la vérité du savoir. La présentation du savoir apparaissant en son apparaître est elle-même la Science. Dès le moment où la présentation commence, elle est déjà la Science. Hegel dit : “ Maintenant, puisque cette présentation n'a pour objet que le savoir apparaissant, elle ne paraît pas... être elle-même la Science... mais... cette présentation peut être considérée... etc. ” Hegel ne parle pas d'un savoir ne faisant qu'apparaître ; il ne dit pas non plus que la présentation se développe seulement pas à pas vers la Science ; il n'affirme pas que cette présentation ne peut être comprise autrement que comme un itinéraire si on veut la comprendre en sa nature. ” P 177 : “ Cependant cette présentation ne promène aucunement la représentation naturelle dans le musée des formes de la conscience pour la conduire ensuite, à la fin de la visite, et par une porte spéciale, au savoir absolu. Au contraire, dès son premier pas, sinon même avant ce pas, la présentation donne son congé à la conscience naturelle comme à ce qui reste organiquement tout bonnement incapable de la suivre. La présentation du savoir apparaissant n'est pas un chemin parcouru par la conscience naturelle. Mais elle n'est pas plus un chemin s'éloignant pas à pas de la conscience naturelle, pour ensuite déboucher, à un point déterminé de son parcours, quelque part dans le savoir absolu. Pourtant, cette présentation est bien un chemin. Pourtant elle se meut constamment en un va-et-vient, en un entre-deux s'ouvrant entre la conscience naturelle et la Science. ” 6) La conscience naturelle s'avérera être seulement concept du savoir ou savoir non réel. Mais en ce qu'elle se prend immédiatement elle-même pour le savoir réel, ce chemin a pour elle une signification négative, et ce qui est la réalisation du concept lui est plutôt la perte d'elle-même; car sur ce chemin, elle perd sa vérité. C'est pourquoi il peut être considéré comme le chemin propre du doute (Zweifel), ou, plus proprement, comme le chemin du désespoir (Verzweiflung); car il n'y arrive pas ce qu'on a coutume d'entendre par doute, c'est-à-dire un ébranlement passager de telle ou telle vérité supposée, suivi d'une seyante redisparition du doute et d'un retour à cette vérité, de sorte qu'à la fin la chose est prise comme au début. Mais ce chemin est pénétration consciente dans la non-vérité du savoir apparaissant, savoir auquel tient lieu de 183 suprême réalité ce qui plutôt, en vérité, n'est que le concept non réalisé. Ce scepticisme qui s'accomplit n'est pas ce qu'un zèle plein de gravité pour la vérité et la science s 'imagine avoir apprêté et équipé pour elles, à savoir: cette résolution de ne pas se rendre à l'autorité des pensées d'autrui, mais d'examiner tout par soi-même et de suivre seulement sa propre conviction, ou mieux encore de produire tout soi-même et de tenir seule sa propre action pour le vrai. La série des figures que la conscience parcourt sur ce chemin est plutôt l'histoire détaillée de la formation de la conscience elle-même à la Science. Cette résolution présente la formation, dans la simple manière d'une résolution, comme immédiatement réglée et advenue. En face d'une telle non-vérité, le chemin est le développement effectivement réel. Suivre sa conviction propre vaut certainement mieux que se rendre à l'autorité ; mais par la transformation d'une croyance par autorité en une croyance par la propre conviction, le contenu de la croyance n'est pas nécessairement changé, ni l'erreur remplacée par la vérité. Etre pris dans le système de l'opinion et du préjugé en vertu de l'autorité d'autrui ou par conviction propre, ne diffère que par la vanité inhérente à la seconde manière. Le scepticisme qui s'oriente sur toute l'étendue de la conscience apparaissante rend au contraire l'esprit capable d'examiner ce qu'est la vérité, en ce qu'il réussit tout d'abord à faire désespérer l'esprit des représentations, des pensées et des avis dits naturels, qu'il est indifférent d'appeler propres ou étrangers et desquels est encore remplie et chargée la conscience qui se propose directement l'examen de la vérité – par quoi elle est en fait incapable d'amorcer ce qu'elle veut entreprendre. P 177-178 : “ Le sixième paragraphe commence à marquer le chemin qu'est la présentation, ainsi qu'à clarifier cet entredeux à l'intérieur duquel elle se meut nécessairement dans la mesure où elle fait advenir le savoir apparaissant, en tant qu'apparaissant, au Paraître. Conformément à cela, le paragraphe débute par une distinction qui ressortira de paragraphe en paragraphe à de multiples égards, tandis qu'il reste obscur en quelle mesure ces égards peuvent faire un ensemble et ce qui constitue le fond de leur unité. Il s'agit d'abord de rendre perceptible au regard philosophique la distinction entre la conscience naturelle et le savoir réel. ” P 178-179 : “ Hegel emploie les termes de “ conscience ” “( Bewusstsein ”) et “ savoir ” pour signifier le Même. Les deux s'expliquent réciproquement. Conscience - Bewusst-sein, c'est-à-dire être conscient - veut dire : être en état de science. Le savoir lui-même délivre, présente et détermine ainsi le mode de l'“ être ” dans “ être-conscient ”. En pareil état, il y a à la fois ce qui est su, c'est-à-dire ce que celui qui sait représente immédiatement; et il y a lui, celui qui représente, ainsi que la représentation, comme son “ comportement ”. Or, savoir signifie : vidi : j'ai vu, j'ai eu l'aspect de quelque chose, je l'ai inspecté. Le parfait de l'avoir-vu est le présent du savoir. Ce qui est vu est présent en cette présence. Voir est pensé ici comme l'avoir devant-soi dans la représentation. Celle-ci nous présente les choses, que le présent soit un perçu sensible ou un pensé, voulu, ressenti, non sensible. La représentation revoit d'emblée, est révision apriorique du visage de son vu, est idea, mais au sens de la perceptio. Se soumettant un présent, elle le passe en revue, l'inspecte et s’en assure. La représentation règne dans tous les modes de conscience. Elle n'est ni simple intuition, ni déjà pensée au sens d'un jugement conceptuel. La représentation rassemble (co-agitat) par avance en un avoir-vu. En pareil rassemblement, ce qui est vu est présent. La conscientia est le rassemblement à la présence, ayant le présent du représenté pour mode. La représentation, en tant que guise de l'avoir vu, induit l'aspect, l'image d'une chose dans la présence. La représentation est l'induction productrice de l'image qui se déploie dans le savoir en tant qu'avoir-vu : l'imagination. Conscience, c'est-à-dire être conscient, signifie : déployer sa présence dans l'induction à partir de l'être-représenté. En telle guise sont, et sont en co-appartenance : le représenté, le représentant et sa représentation. ” P 179-180 : “ Le nom de conscience, en tant qu'être-conscient, nomme un être. Mais cet “ être ” ne doit pas rester pour nous un flatus vocis. Il signifie : la présence sur le mode du rassemblement de ce qui est vu. Or, ce mot de “ être ” entend, du même coup, conformément à une longue habitude de son usage, l'étant lui-même qui se trouve être sur pareil mode. L'autre nom pour cet étant qui est sur le mode du savoir, c'est “ sujet ” : ce qui partout, toujours déjà 184 présent, et se déployant comme présence, accompagne ainsi toute conscience : le représentant lui-même, dans l'acte de présenter, qui rapporte à soi le représenté et ainsi le récupère. La représentation (Vor-stellen) présente sur le mode de la représentation (Repräsentation). L'être de ce qui prévient ainsi tout représenté, l'être du sujet comme relation sujet-objet réfléchie en elle-même, s'appelle la subjectité. Elle est la présence sur le mode de la représentation. Etre-présent en l'état d'être-représenté veut dire : se présenter dans le savoir en tant que savoir : ce qui est se manifester au sens immédiat d'apparaître en ouvert sans retrait : se déployer en présence, “ être le là ”, Dasein. La conscience en tant que telle est en elle-même l'apparaître. L'existence immédiate de la conscience ou du savoir, c'est l'apparaître, et cela de telle sorte que le lieu de l'apparaître se constitue, comme sa scène, en l'apparaître et par celui-ci même. A présent, sera devenu plus clair ce que signifie la locution “ Présentation du savoir apparaissant ”. Elle ne signifie pas la présentation de l'apparence (extérieure) de quelque chose ne faisant que surgir entre les autres. Elle signifie uniquement : présenter en son apparaître le savoir qui n'est immédiatement rien d'autre que ce qui apparaît par excellence. La présentation expose, avec le savoir apparaissant, la conscience en son être-présent en tant qu'il est présent, et ainsi l'expose comme savoir effectif, comme savoir réel. ” P 180 : “ La réalité de ce réel, la subjectité du sujet, c'est : l'apparaître lui-même. Or, l'être de cet étant, la manifestation, n'advient à la représentation - comme tout être de tout étant en toute Métaphysique - que de telle sorte que l'étant se présente comme l'étant ( ). Mais le est maintenant le ens qua ens perceptum. Il est présent en la présentation par les cogitationes, lesquelles sont en tant que conscientia. Ce qui est désormais à présenter, c'est donc le sujet en tant que sujet, ce qui apparaît en tant que ce qui apparaît. La présentation du savoir apparaissant est l'ontologie de la conscience effective comme telle. Si cette présentation est un chemin, elle n'est pas le parcours de la représentation préphilosophique à la philosophie. C'est la philosophie elle-même qui est le chemin, et cela comme la marche de la représentation présentante. Le mouvement de cette marche devra se déterminer à partir de ce que suit la présentation - à partir de la manifestation de la conscience comme telle, c'est-à-dire à partir du savoir réel qui est la vérité du savoir naturel. ” P 181 : “ C'est pourquoi Hegel ne peut commencer la caractérisation de la nature de la présentation autrement que par une phrase par laquelle il distingue le savoir réel comme tel. “ La conscience naturelle s'avérera être seulement concept du savoir, ou savoir non-réel. ” P 181-182 : “ Le savoir naturel est distingué du savoir réel. Donc ce qui est naturel n'est pas ce qui est réel et ce qui est réel n'est pas naturel. On pourrait croire que les deux sont la même chose. Le naturel c'est ce qui provient de la nature, lui appartient et lui correspond. La Nature est l'étant qui est lui-même sans effort. Et celui-ci ne serait pas le Réel, par lequel on entend pourtant l'effectif qui, lui-même, n'est rien d'autre que l'étant lui-même, la Nature ? C'est que Hegel emploie la distinction de naturel et de réel par rapport au savoir ou à la conscience, qui, en elle-même, est l'apparaître. Dans le mode de l'apparoir, est présent le sujet, avec lequel du même coup, et cela en son rapport à lui, est présent l'objet. Le sujet apparaissant, c'est le savoir présent, la conscience naturelle. Or, d'après la phrase de Hegel la présentation du savoir apparaissant avérera la conscience naturelle comme ce qui n'est pas le savoir réel. La conscience naturelle s'avère même “ être seulement concept du savoir ”. On pourrait croire que Hegel pense que la nature est un pur concept et par conséquent rien d'effectif. On pourrait croire qu'il s'agirait, face à cet évanouissement de la nature en une pure abstraction, d'instaurer en ses droits la Nature comme l'effectif. Mais Hegel ne nie point que la nature soit quelque chose d'effectif; ce qu'il montre, c'est qu'elle ne peut être l'effectivité, l'être de l'étant. Aussi Hegel ne dit-il nullement que la nature n'est qu'un concept. Mais il dit bien : la conscience naturelle s'avérera “ être seulement concept du savoir ou savoir non réel ”. Ce que veut dire ici “ seulement concept du savoir ” ne se déterminera qu'à partir de ce que Hegel pense dans l'expression “ savoir réel ”. 185 P 182-183 : “ Le réel, c'est ce qui est vraiment. Le vrai, l'ens verurn, est depuis Descartes l'ens certum : ce qui dans la certitude se sait soi-même, ce qui est présent dans le savoir. Mais l'ens certum n'est vraiment su que s'il est su qua ens. Ceci se produit lorsque l'esse de l'ens est représenté explicitement et que l'étant est su en son être, le réel en sa réalité. Le savoir réel, c'est le savoir qui partout et toujours représente l'étant en son étantité (réalité), l'apparaissant en son apparoir. C'est pourquoi le savoir de la réalité du réel s'appelle le savoir réel. Si le savoir naturel s'avère être le savoir non-réel, cela signifie qu'il ressort comme le savoir qui, partout, ne représente pas l'étant comme tel, mais, lors de sa représentation, ne fait que s'accrocher à l'étant. Quand il cherche l'étant en sa vérité, il essaiera toujours d'expliquer l'étant à partir de l'étant. Aussi, l'étant immédiat, en lequel la conscience surgit, lui est-il seul ce qui a du relief et de la sorte passe pour le naturel. Parce que pareille représentation surgit dans l'étant immédiat comme en son propre relief, restant ainsi complètement entourée par lui, ce savoir est le savoir naturel. Mais même ce dernier ne pourrait surgir complètement dans l'étant et prendre tout partout pour l'étant, si, ce faisant, et sans le savoir, il n'avait pas déjà dans la représentation l'étantité de l'étant en général. La représentation naturelle de l'étant est déjà en elle-même et nécessairement cette représentation de l'étantité, et cela de telle sorte qu'elle n'a pas conscience explicite de cette étantité de l'étant, de la réalité du réel. Lors de sa représentation de l'étant, la conscience naturelle ne prête pas attention à l'être et doit cependant lui prêter attention. Elle ne peut s'empêcher de co-représenter, d'une manière générale, l'être de l'étant, parce que sans la lumière de l'être elle ne pourrait même pas se perdre dans l'étant. La conscience naturelle n'est, à cet égard, que la représentation de l'étantité en général et dans l'indéterminé ; elle “ est seulement concept du savoir ”, et non pas le savoir devenant certain de la réalité du réel. ” P 183-184 : “ Ici Hegel use du mot “ concept ” dans la signification traditionnelle de l'enseignement de la Logique, qui détermine la pensée naturelle en ses formes et règles. Le concept est la représentation de quelque chose en général ; “ seulement concept ” signifie que ce représenter ne saisit même pas explicitement ce qu'il représente. Or, il appartient au caractère de la conscience naturelle, non seulement de surgir constamment dans l'étant par elle représenté, mais de tenir, en même temps, cet étant pour le seul vrai et ainsi son savoir pour le savoir réel. C'est pourquoi Hegel continue dans le texte : “ Mais en ce qu'elle (la conscience naturelle) se prend immédiatement elle-même pour le savoir réel, ce chemin (à savoir le chemin de la présentation du savoir apparaissant en son apparaître) a pour elle une signification négative... ” Le savoir réel a beau mettre en lumière l'être de l'étant, le savoir naturel ne s'en occupe point ; et cela parce que, s'il s'en occupait, son vrai à lui serait contesté. Le savoir naturel s'en tient au sien. Tout ce qui lui arrive et tout ce qu'il rencontre tombe aussitôt sous la déclaration suivante : m'est avis que cela est et demeure le mien ; en tant que pareil avisé (als dieses Ge-meinte), c'est l'étant. Quand Hegel comprend la représentation comme opinion (rneinen), il entend dans ce mot plusieurs significations : “ Meinen ” comme l'aviser qui se dresse immédiatement vers ce qu'il “ vise ” ; “ Meinen ” comme l'acceptation confiante du donné (minne) ; et “ Meinen ” au sens de garder quelque chose comme le sien auprès de soi et l'y affirmer. Cette opinion est la constitution fondamentale de toute représentation en laquelle se meut la conscience naturelle. C'est pourquoi Hegel peut dire, dans ce paragraphe, que la conscience naturelle se trouve “ prise dans le système de l'opinion ”. P 184 : “ Ce que Hegel appelle la conscience naturelle ne recouvre aucunement la conscience sensible. Le savoir naturel est vivant dans toutes les figures de l'esprit ; chacune d'elles est vécue par lui dans sa manière propre, même la figure du savoir absolu, et surtout elle, ce savoir absolu advenant (sich ereignet) comme métaphysique absolue - événement visible seulement à peu de pensants, et de temps en temps. Cette métaphysique s'est si peu effondrée devant le positivisme du XIXe et du XXe siècle, qu'au contraire le monde moderne de la technique n'est, en sa mainmise inconditionnée, rien d'autre que cette conscience naturelle qui accomplit, à sa manière, en opinant, la productibilité, inconditionnelle et s'assurant elle-même, de tout étant à l'intérieur de l'objectivation irrésistible de tout en général et de chaque chose en particulier. La métaphysique absolue n'est néanmoins pas la cause de ce qui s'établit, en sa manière propre, comme la confirmation de ce qui advient dans le déploiement de la Technique. La naturalité de la 186 conscience ne réside pas dans le sensible et dans ce qui est perceptible par les sens, mais en ces choses qui s'ouvrent immédiatement à la conscience et, s'ouvrant ainsi, entrent immédiatement en elle. La conscience naturelle reçoit aussi de cette manière tout le non-sensible, que ce soit l'insensible du raisonnable et du logique, ou le suprasensible du spirituel. ” P 184-185 : “ En revanche, dès que paraît l'apparaître du savoir apparaissant, il y va, dans le savoir, de cette épiphanie. La conscience naturelle se trouve placée en une autre lumière, sans pourtant pouvoir jamais apercevoir cette lumière comme telle. En cette lumière, le savoir naturel perd son vrai à lui, dans la mesure où ce vrai s'avère comme le non-encore-vrai ; car l'apparaître de l'apparaissant qu'il est lui-même, est sa propre vérité et réalité. La présentation de l'apparaître réalise ce qui était “ seulement concept du savoir ”. Elle produit le réel à sa réalité et celle-ci, dans le réel, au règne. Par une telle production, l'apparaissant n'est ni éliminé, ni séparé du savoir réel. Celui-là est sauvegardé en celui-ci, qui est en vérité le sien, à savoir sa réalité et sa vérité. La conscience naturelle et le savoir réel sont en fait le Même, dans la mesure où la première en tant que non-encore vraie, et le second, en tant que sa vérité, font nécessairement partie d'un même tout. Mais, précisément pour cela, les deux choses ne sont pas pareilles. ” P 185-186 : “ Vue à partir de la conscience naturelle, la présentation du savoir apparaissant en son apparaître ébranle continuellement les fondements de ce qui, pour celle-là, passe pour vrai. Pareil ébranlement de vérités peut être pris comme le chemin du doute. Mais le chemin du doute pur et simple est, comme le montre la marche des Méditations de Descartes, d'un autre genre. Il est vrai qu'il met en question beaucoup de modes de la représentation, mais il le fait uniquement pour rester dans la position initiale de laquelle la méditation était partie pour apprendre le doute qui, lui-même, n'est pourtant jamais mis en doute. Aussi ce chemin du doute précise-t-il uniquement que le doute s'est déjà mis en une sûreté qui vaut comme fundamentum absolutum. L'absoluité de cet absolu n'est cependant pas mise en doute, pas mise en question, pas même nommée en son essence. Le chemin de Hegel est autre en cela qu'il sait qu'un savoir absolu ne peut être que s'il commence, de quelque manière que ce soit, avec l'absoluité. C'est pourquoi la conscience naturelle apparaît pour la première fois dans la pensée hégélienne en son paysage propre, alors que Descartes, s'il met bien les pieds le premier sur la terre de la philosophie moderne, à savoir le subjectum comme ego cogito, ne voit au fond pas du tout le paysage. ” P 186 : “ Dans la présentation absolue du savoir apparaissant, il n'y a pas, pour la conscience naturelle, de retour à sa vérité. Le chemin de la présentation de l'apparaissant en son apparaître est “ la pénétration consciente dans la non-vérité du savoir apparaissant, savoir auquel tient lieu de suprême réalité ce qui plutôt, en vérité, n'est que le concept non réalisé. ” La conscience naturelle perd définitivement sur ce chemin sa vérité d'antan, sans cependant jamais se perdre elle-même. Elle s'établit bien plutôt, selon son ancienne manière, dans la nouvelle vérité. Vu de la Science du savoir apparaissant, le chemin de la présentation est, pour la conscience naturelle, et à son insu, le chemin du désespoir. Mais la conscience naturelle elle-même ne désespère jamais. Le doute, au sens du désespoir, est chose de la présentation, c'est-à-dire de la connaissance absolue. Mais, sur ce chemin, elle ne désespère pas non plus de soi ; elle désespère de la conscience naturelle dans la mesure où celle-ci ne veut jamais réaliser le simple concept du savoir, n'est constamment que simple concept du savoir, mais ne cesse pas pour autant de s'arroger la vérité du savoir et de se faire passer pour l'unique mesure du savoir. Plus la présentation va jusqu'au bout du chemin du désespoir, plus la Science accomplit rapidement son propre apparaître. ” P 186-187 : “ La présentation du savoir apparaissant s'induit elle-même dans la constance du désespoir. Elle est l'accomplissement du désespoir. Hegel dit qu'elle est “ le scepticisme s'accomplissant ”. Nous regagnons ainsi au mot de “ sceptique ” sa signification originelle ; car signifie la vue, le regard, l'in-spect, qui re-specte ce qu'est l'étant et comment il est en tant qu'étant. La skepsis ainsi comprise suit, regardant, l'être de l'étant. Son inspect a vu 187 d'emblée l'être de l'étant. A partir de cette vue, elle considère la chose en cause. Les penseurs sont originairement les Sceptiques de l'étant à partir de la skepsis dans l'être. ” P 187188 : “ La skepsis se meut et se tient dans la lumière du rayon en la figure duquel l'absoluité de l'absolu, qui en soi et pour soi est auprès de nous, nous touche déjà. L'avoir-vu de la skepsis est ce vidi (J'ai vu et vois maintenant) qui a en vue la réalité du réel. Or si cette réalité est l'apparaître du savoir apparaissant, alors l'apparaître n'advient à une présentation que si celle-ci suit l'apparaître et se meut comme pareille séquence. En ce mouvement, l'apparaître de l'apparaissant parvient à la présentation. En pareille venue, l'apparaissant lui-même s'en va, dans la mesure où il se prend pour le réel. Cet aller-et-venir uni en soi constitue le mouvement qu'est la conscience elle-même. Elle est dans l'unité du savoir naturel et du savoir réel, unité dans laquelle, selon qu'elle se déploie chaque fois comme savoir, elle se pose de par elle-même pour aboutir à elle-même, apparaissant ainsi en sa positivité. Ainsi la conscience est, à chaque moment respectif, une figure. La skepsis entre dans la conscience elle-même, qui se déploie dans le scepticisme. Celui-ci produit, lors de l'apparaître de l'apparaissant, le mouvement d'une figure de la conscience à l'autre. La conscience est la conscience dans la guise du scepticisme s'accomplissant. Ce dernier est l'histoire de la conscience elle-même, laquelle n'est ni seulement la conscience naturelle en soi, ni seulement le savoir réel pour soi, mais d'abord l'unité originelle des deux, en soi et pour soi. Quant à ce mouvement du venir de l'apparaître et de l'aller de l'apparaissant, il est l'événement qui, de figure en figure, transporte la conscience devant l'aspect, c'est-à-dire devant la forme de son déploiement. L'histoire de la conscience produit, avec sa forme, la conscience elle-même à son apparaître. Cette histoire est “ l'histoire de la formation de la conscience elle-même à la Science ”. Hegel ne dit pas : la formation de la conscience naturelle à la conscience philosophique ; car il ne pense qu'à l'apparaître de la conscience apparaissante, au regard de son apparition complète, figure sous laquelle la conscience est déjà la Science elle-même. ” P 188-189 : “ Le scepticisme s'accomplissant est l'historicité de l'histoire, qui est la figuration de la conscience dans l'apparaître du savoir absolu. Le scepticisme n'est plus ici un simple comportement du sujet humain isolé. Pris ainsi, il ne resterait que la résolution subjective de ne se fier nulle part à aucune autorité étrangère, mais d'examiner tout soi-même, c'est-à-dire dans le sens de ce sujet. Ce scepticisme-là se réclame bien du jugement propre d'un Je se représentant, mais il n'est pas skepsis de l'être de l'étant. Celle-ci ne se réfléchit pas en l'horizon étroit d'une évidence bornée. Dans la mesure où elle expecte l'apparaître du savoir apparaissant, elle est circonspection de toute l'étendue du savoir apparaissant. L'ego cogito se représentant isolément reste emprisonné à l'intérieur de ce périmètre. Mais peut-être cette circonspection également, pensée plus essentiellement que Hegel ne pouvait la penser, n'est-elle que le souvenir de l'esse de l'ens certum de l'ego cogito, et cela dans la forme de son élargissement à la réalité du savoir absolu. Il est vrai que cet élargissement nécessite, précisément, une skepsis préalable dans l'ampleur de l'apparaître à soi de la subjectivité absolue. Mais ce processus constitue du même coup le repli décidé et total en cette vérité de l'étant qui, en tant que certitude absolue, se prend pour l'être lui-même. ” P 189 : “ Ici, il n'est plus possible d'éviter un éclaircissement de langage devenu entre-temps nécessaire. Depuis l'époque où sa terminologie s'est décidée et fixée, Hegel appelle du nom d'“ étant ” ce qui, dans la représentation immédiate, devient objectif à la conscience. Cet objectif est ce qui est unilatéralement et uniquement représenté du côté de son ob-stance, sans considération du représenter et de celui qui représente. L'être, comme nom pour l'étant ainsi nommé, est le nom pour ce qui en vérité n'est pas encore le vrai et le réel. “ Être ”, Hegel l'emploie pour nommer la réalité non encore vraie ainsi qu'il l'entend. Aussi son interprétation de la philosophie antique est-elle conforme à cet emploi. Parce que celle-ci n'a pas encore mis pied sur la terre de la philosophie, c'est-à-dire la conscience de soi (Selbstbewusstsein) en laquelle seulement l'objet représenté peut être comme tel, elle pense le réel seulement comme l'étant. “ Être ” ne vaut pour Hegel que dans la restriction du “ seulement être ”, car le vraiment étant est l'ens actu, l'effectif, dont l'actualitas, l'effectivité, réside dans le savoir de la certitude se sachant 188 elle-même. Cette dernière seule peut en vérité, c'est-à-dire à présent : toujours à partir de la certitude du savoir absolu, prétendre “ être ” toute réalité, “ être ” la réalité. Voilà donc que là où il était censé avoir disparu, l'être réapparaît. Mais de cela, le savoir absolu de la Science ne prend pas connaissance. ” P 189-190 : “ A la différence de l'usage hégélien, nous employons le mot “ être ” aussi bien pour ce que Hegel appelle avec Kant l'objectivité (Gegenständlichkeit et Objektivität), que pour ce qu'il représente comme le véritablement effectif et nomme effectivité de l'esprit. Quant à l'être des Grecs, nous ne l'interprétons pas, dans l'optique de Hegel, comme l'objectivité de la représentation immédiate d'une subjectivité non encore parvenue jusqu'a soi-même ; nous ne l'interprétons donc pas à partir de cette subjectivité, mais à partir de grecque, en tant que déploiement de présence à partir de, et dans l'ouvert sans retrait. Mais la présence (Präsenz) qui advient dans la représentation de la skepsis de la conscience, est un mode de présenteté (Anwesenheit) qui, tout comme des Grecs, se déploie à partir de l'essence encore impensée d'un temps en retrait. L'étantité de l'étant qui, depuis le début de la pensée grecque jusqu'à la doctrine nietzschéenne de l'éternel retour du pareil, est advenue comme vérité de l'étant, n'est pour nous qu'une guise parmi d'autres, encore que décisive, de l'être, lequel ne doit aucunement apparaître de manière nécessaire seulement comme présenteté du présent. Vu la manière dont il emploie le mot d'être, Hegel ne devrait plus, à la rigueur, appeler ce qui est pour lui la vraie effectivité de l'effectif, c'est-à-dire l'esprit, en usant d'un nom qui contient encore le mot “ être ”. C'est pourtant ce qui advient partout dans la mesure où l'essence de l'esprit est justement l'être-conscient-de-soi (Selbstbewusst-sein). Ce flottement de langage n'est certes pas la conséquence d'une terminologie inexacte et inconséquente, mais il est fondé en cette façon en retrait dont l'être lui-même se dévoile et se retire. ” P 190-191 : “ Si, au contraire, notre coup d'oeil à travers le texte de Hegel investit l'apparaître du savoir apparaissant, de même que l'absoluité de l'absolu, du nom d'“ être ”, cela peut paraître d'abord un procédé arbitraire. Mais un tel langage n'est ni arbitraire, ni un cas de pure terminologie, à supposer qu'on ait le droit de faire coïncider la langue de la pensée avec une terminologie qui, d'après sa nature, est un instrument des sciences. Mais la langue d'une pensée qui a grandi à partir de son destin convoque ce qui est pensé dans une autre pensée à la clarté de ce qu'elle pense pour libérer l'autre à sa propre essence. ” P 191 : “ Que se passe-t-il lorsque la skepsis de la conscience exspecte d'avance l'apparaître du savoir apparaissant et le fait advenir à une présentation ? En quelle mesure la présentation advient-elle elle-même à une apparition de sorte qu'elle cesse d'être un simple entrer en scène ? Elle n'échappe à cela que si elle est sûre qu'en elle paraît l'entière histoire de la formation de la conscience, figuration en laquelle la conscience naturelle peut trouver la vérité de toutes ses figures. ” 7) Le système complet des formes de la conscience non réelle résultera de la nécessité du processus et de la connexion même de ces formes. Pour rendre cela concevable, on peut remarquer en général, à titre préliminaire, que la présentation de la conscience non vraie en sa non-vérité n'est pas un mouvement purement négatif. Une telle manière unilatérale de voir la présentation est de toute façon celle qu'en a la conscience naturelle; et un savoir qui de cette unilatéralité fait son essence, est précisément une des figures de la conscience incomplète tombant sous le développement du chemin lui-même et s'y présentant. Cette unilatéralité est justement le scepticisme qui, dans le résultat, ne voit toujours que le pur néant, et fait abstraction du fait que ce néant est, de façon très déterminée, le néant de ce dont il résulte. Mais le néant n'est en fait rien d'autre, pris comme le néant de ce dont il résulte, que le véritable résultat ; par quoi il est un néant déterminé avec un contenu. Le scepticisme, qui finit avec l'abstraction du néant ou avec le vide, ne saurait en effet aller plus loin, à partir de là, mais il doit attendre jusqu'à ce que quelque chose de nouveau se présente à lui pour le jeter dans le même vide abîme. Par contre, dans la mesure où le résultat est compris, comme il l'est en vérité, c'est-à-dire comme négation déterminée, alors immédiatement une nouvelle forme naît, 189 et dans la négation est effectuée la transition par laquelle le processus à travers la série complète des figures de la conscience résulte de lui-même. ” p 191 : “ Le septième paragraphe déploie la question concernant le “ système complet des formes de la conscience non réelle. ” Ce sont les figures du savoir apparaissant, dans la mesure où il ne s'est pas encore apparu à lui-même en son apparaître et de la sorte posé en sa réalité. Le système complet des figures apparaissantes ne peut résulter que du procès même de l'apparaître. Ce dernier est le processus de l'apparoir. Il faut donc qu'il ait le caractère de la nécessité. Car ce n'est qu'ainsi que lui est garantie la rigueur conclusive qui ne laisse nulle part s'infiltrer le hasard. En quoi réside la nécessité du processus dans la marche de la présentation ? En quoi consiste l'essence du processus ? ” p 191-192 : “ Pour bien répondre à cette question, nous ne devons point suivre la manière de voir que la conscience naturelle a en général de la présentation du savoir apparaissant. Cette manière de voir est en son principe unilatérale ; car la représentation naturelle ne regarde toujours que d'un côté - qui pour elle n'est pas un côté, mais le tout - du côté de la rencontre directe des choses. De l'autre côté, à savoir du côté de l'être de l'étant, la conscience naturelle ne regarde jamais. Cette unilatéralite essentielle de la conscience naturelle peut même paraître comme une figure spéciale de la conscience. Elle doit nécessairement se présenter à l'intérieur de l'histoire de sa formation. Elle se montre comme le scepticisme qui, en toute connaissance et en tout comportement, aboutit partout à la constatation que toute connaissance présumée acquise est nulle. N'étant rien d'autre que la rage de doute du sophisme inconditionnel, ce scepticisme a constamment le néant vide comme résultat. ” p 192-193 : “ En quelle mesure, dans cette figure de la conscience, l'unilatéralité du savoir naturel est-elle élevée à un principe conscient ? Dans la mesure où la conscience naturelle ne trouve partout et toujours que de l'étant, de l'apparaissant, et juge tout ce qu'elle rencontre d'après cette constatation. Ce qui n'est pas du genre de cette constatation tombe sous l'arrêt sans appel que de pareilles choses n'existent pas. L'être ne rentre pas dans le genre de trouvailles que fait la conscience naturelle, qui ne trouve que de l'étant. C'est pourquoi l'apparaître de l'apparaissant, la réalité du réel passe, dans l'horizon de la conscience naturelle, pour quelque chose de nul. D'après le jugement de la conscience naturelle, tout pas que peut faire la présentation du savoir apparaissant, n'aboutit à rien. Même plus : elle ne dépasse jamais son premier pas qui l'a déjà conduit à rien. Comment alors la présentation irait-elle plus loin à partir de là, et où irait-elle ? Toute progression est bel et bien refusée à la présentation, si ce n'est l'attente continuelle de recevoir de quelque part une autre figure du savoir apparaissant, afin de trouver en celle-ci l'apparaître présumé et tomber de nouveau avec lui dans le néant. ” p 193 : “ La manière de voir que professe la conscience naturelle partout où elle juge de la présentation du savoir apparaissant, nous la trouvons aussi, et point rarement, dans les objections prétendues philosophiques que l'on avance contre la philosophie de Hegel. Pour les écarter, Hegel lui-même dit dans ce paragraphe que le néant auquel la présentation du savoir apparaissant en son apparaître est prétendument censé aboutir n'est pas un néant vide, mais le “ néant de ce dont il résulte. ” Or, l'apparaître résulte de l'apparaissant lui-même. Si donc ce qui s'ensuit, pour celle-ci, dans le progrès de la présentation, s'ensuit à partir du lieu dont le progrès résulte, et non de là où sa démarche prochaine ne fait qu'aller, alors il n'est pas étonnant que la marche de la présentation reste dépaysante pour la conscience naturelle. Il est d'autant plus nécessaire, dès le début, d'empêcher que la manière de voir unilatérale que la conscience naturelle a de la marche de la présentation embrouille tout. ” 8) Mais le but est fixé aussi nécessairement au savoir que la série de la progression. Il est là où le savoir n'a plus besoin d'aller au-delà de soi-même, où il se trouve lui-même et où le concept correspond à l'objet, l'objet au concept. C'est pourquoi la progression vers ce but est également sans halte possible, et ne se satisfait en aucune station antérieure. Ce qui est limité à une vie naturelle n’a pas, par soi-même, le pouvoir d'aller au-delà de son existence immédiate ; mais il 190 est poussé au-delà de cette existence par un autre, et pareil arrachement à soi au-delà de soi-même, est sa mort. La conscience est pour soi-même son concept, elle est donc immédiatement le dépassement du limité, et, ce limité lui appartenant, le dépassement de soi-même. Avec l'existence singulière, l’au-delà est en même temps posé dans la conscience, ne fût-ce que, comme dans l'intuition spatiale, à côté du limité. La conscience souffre donc cette violence de se gâter la satisfaction limitée à partir de son existence même. Dans le sentiment de cette violence, l'angoisse peut bien reculer devant la vérité et tendre à conserver ce dont la perte menace. Mais elle ne peut s'apaiser; en vain elle veut se fixer dans une inertie sans pensée ; la pensée trouble l'absence de pensée et son inquiétude dérange la paresse, en vain aussi elle s'établit comme sentimentalité, laquelle assure tout trouver bon en son genre ; cette assurance souffre autant de violence de la part de la raison qui précisément ne trouve pas quelque chose bon, dans la mesure où c'est un genre. Ou bien encore la crainte de la vérité peut bien se dissimuler à soi-même et aux autres derrière l'apparence selon laquelle ce serait justement le zèle ardent pour la vérité elle-même qui rendrait si difficile, et voire impossible de trouver une autre vérité que la vérité unique de la vanité d'être toujours plus avisé que ne vient de l'être n'importe quelle pensée venant de soi-même ou des autres. Cette vanité qui s'entend à rendre vaine toute vérité pour ensuite retourner à elle-même et se repaître de ce sien entendement qui, dissolvant toute pensée, ne sait que retrouver, au lieu de tout contenu, le je tout sec - cette vanité est une satisfaction qu'on doit abandonner à elle-même, car elle fuit l'universel et cherche seulement l’être-pour-soi. ” p 193-194 : “ Le huitième paragraphe esquisse le caractère propre du procès historique en lequel l'histoire de la formation de la conscience suit son cours. La progression à travers la série complète des figures du savoir doit découler d'elle-même. “ D'elle-même ” ne peut signifier ici qu'une chose : à partir de la manière dont la conscience est en soi un progrès. C'est pourquoi la conscience doit maintenant être inspectée par la pensée. Conformément à cela, ce paragraphe conduit à la première des trois thèses sur la conscience que Hegel énonce dans ce texte. “ Formation de la conscience ” veut dire : la conscience se fixe elle-même quant à sa propre essence, qui est d'être la Science au sens du savoir absolu. Ceci implique deux choses : la conscience s'apparaît en son apparaître, et en même temps elle s'établit, dans la lumière de sa propre essence, selon les égards essentiels de son épiphanie, et s'organise ainsi comme l'empire de ces figures. La conscience elle-même n'est ni seulement la conscience naturelle, ni seulement la conscience réelle. Elle n'est pas non plus la simple combinaison des deux. La conscience elle-même est l'unité originelle des deux. Cependant, le savoir réel et le savoir naturel ne se trouvent pas dans la conscience comme des éléments inanimés. La conscience est l'unité des deux dans la mesure où elle s'apparaît dans l'unité originelle des deux et en tant que celle-ci. Les deux sont distingués dans la conscience. La distinction se déploie dans la mesure où elle règne comme l'inquiétude du savoir naturel à l'égard du réel et du savoir réel à l'égard du naturel. La conscience elle-même est en soi l'inquiétude de l'autodistinction entre le savoir naturel et le savoir réel. Le mouvement du progrès historique réside en cette inquiétude de la conscience et en reçoit aussi son orientation. La conscience n'est pas mise après coup en mouvement ; on ne lui montre pas d'abord son orientation. ” p 194-196 : “ Dans le cours de l'histoire de sa formation, la conscience naturelle s'avère “ n'être que concept du savoir ”. Mais ce “ ne... que ” suffit déjà. Dans la mesure, en effet, où la conscience naturelle, dans sa représentation de l'étant, co-représente inévitablement l'étantité de cet étant, encore qu'inexplicitement, la conscience naturelle se trouve déjà en elle-même au-delà de soi sans être pour cela hors de soi. La conscience naturelle, non seulement ne prend pas connaissance du “ concept ” qu'elle est pourtant toujours déjà, mais croit même pouvoir se passer de lui, alors qu'en vérité la région de l'étant en laquelle la conscience naturelle séjourne se détermine, en son ampleur et selon le genre de sa dominabilité, uniquement à partir de ce qu'est la conscience elle-même en tant que savoir de l'étantité de l'étant. Mais la conscience naturelle se cache à elle-même l'inquiétude qui, en elle, veut l'entraîner au-delà de soi-même. Elle fuit devant elle, s'enchaînant ainsi, en sa manière, à elle. Elle prend son opiner pour le vrai, prétendant ainsi, pour soi, à la vérité et témoignant ainsi que ce qu'elle prend pour le sien, n'est pas le sien. Car son 191 propre opiner trahit constamment l'inquiétude de l'emportement irrésistible dans l'au-delà de soi. La présentation du savoir apparaissant n'a qu'à se laisser emporter par cette inquiétude pour être aussitôt dans le cours de la progression. Or, l'irrésistible de ce mouvement ne peut se déterminer qu'à partir de ce à quoi l'inquiétude est tenue en soi. Elle se tient à ce qui l'emporte. Cela, c'est la réalité du réel qui n'est que dans la mesure où elle s'apparaît en sa vérité. La réalité du réel est, vue à partir de l'orientation du progrès, le but de la progression. Pensé à partir de l'inquiétude de la conscience, le progrès commence par le but. Il est un mouvement à partir du but, ceci de telle manière que ce dernier n'est pas laissé derrière soi, mais arrive justement, avec le mouvement lui-même, à son déploiement. Le but de sa progression est proposé au savoir en sa propre essence en tant que celle-ci même. La conscience est, en son inquiétude elle-même, l'autoproposition du but. C'est pourquoi le huitième paragraphe commence la caractérisation du mouvement de la conscience par la phrase : “ Mais le but est fixé aussi nécessairement au savoir que la série de la progression. ” Cependant, le paragraphe ne discute pas le but, du moins pas dans le sens où l'on se représente un but en le prenant pour ce vers quoi quelque chose se propulse. Si à titre de pis-aller, la façon de parier propre à la mécanique était autorisée ici, nous pourrions dire : le progrès dans la marche historique de l'histoire de la formation de la conscience n'est pas poussé en avant, vers l'encore indéterminé, par la figure respective de chaque moment de la conscience, mais il est attiré à partir du but déjà pro-posé. Le but attirant se produit lui-même à l'apparaître en son attirance et induit d'emblée la marche de la conscience dans la plénitude de son intégralité. ” p 196-197 : “ Le scepticisme s'accomplissant a, par sa skepsis, déjà pris en vue ce but ; par là, il l'intègre dans le milieu de l'inquiétude de la conscience. Parce que ce milieu commence constamment le mouvement, la skepsis se déployant dans l'essence du savoir a déjà compris en elle toutes les figures possibles de la conscience. Conformément à cette compréhension, le périmètre des formes du savoir non-réel est complet. La guise selon laquelle la présentation représente tout savoir apparaissant en son apparaître, n'est rien d'autre que le co-accomplissement de la skepsis régnant dans l'essence de la conscience. Celle-ci supporte d'avance l'irrésistibilité par-laquelle la conscience est emportée au-delà de soi, et le savoir naturel arraché jusqu'au savoir réel. Par cet arrachement à soi au-delà d'elle-même, la conscience naturelle perd ce qu'elle prend pour son vrai et sa vie. Aussi cet arrachement est-il la mort de la conscience naturelle. En cette mort constante, la conscience fait le sacrifice de sa mort afin de gagner, à partir du sacrifice, sa résurrection à soi-même. La conscience naturelle souffre, en cet arrachement, une violence. Mais celle-ci vient de la conscience elle-même. Cette violence est le règne de l'inquiétude à l'intérieur de la conscience elle-même. Ce règne est la volonté de l'absolu, lequel en son absoluité veut être en soi et pour soi auprès de nous, auprès de nous qui séjournons constamment au milieu de l'étant sur le mode de la conscience naturelle. ” p 197-198 : “ A présent, la phrase que nous appelons la première thèse sur la conscience doit être devenue évidente : “ Or, la conscience est pour soi-même son concept... ” Cette phrase dit autre chose que l'indication au début du sixième paragraphe : “ La conscience naturelle s'avérera n'être que concept du savoir. ” A présent il n'est pas question de la conscience naturelle, mais de la conscience tout court. Le mot de “ concept ” est maintenant explicitement mis en évidence. “ Concept ” signifie ici : le s'apparaître soi-même de la conscience en sa vérité. L'essence de cette dernière, c'est la certitude inconditionnelle. Conformément à celle-ci, quelque chose de su n'est pas encore saisi conceptuellement s'il n'est que représenté en général. Il doit plutôt, en son être-su, être rapporté au savoir lui correspondant, et être représenté en ce rapport, avec celui-ci même. C'est uniquement ainsi que le su est omnilatéralement dans le savoir, lequel devient par là une représentation générale (concept) en un sens à la fois compréhensif et inconditionnel. Par rapport à ce concept où la conscience se conçoit elle-même, la conscience naturelle ne reste chaque fois “ que concept ”. En effet, dans la mesure où elle est conscience, elle a, en général, une représentation de ce que c'est qu'être-su. Or, c'est uniquement parce que la conscience est pour elle-même son concept, que la conscience naturelle peut, tout d'abord en tant que faisant partie de la conscience même, en rester là, à savoir : n'être “ que concept ” du savoir. Cependant, nous ne comprendrons suffisamment la première thèse sur la conscience, que si nous observons la 192 différence soulignée par Hegel entre “ concept ” et “ seulement concept ”, et surtout si nous pensons ce qui dans le cours des derniers paragraphes était le sujet de la méditation. Dans la phrase : “ or la conscience est pour elle-même son concept ”, l'accent porte sur le “ est ”. Il signifie : la conscience accomplit elle-même son apparaître à soi, et cela de telle sorte qu'elle constitue pour soi, dans l'apparaître à soi, la scène de l'apparaître, laquelle scène fait partie de son essence. De la sorte, la conscience se trouve elle-même en son concept. ” p 198-199 : “ Parce qu'avec la première thèse sur la conscience, la vérité de la conscience devient visible, Hegel peut maintenant élucider aussi la conscience naturelle quant au fait qu'elle est le savoir non réel. Il appelle également la conscience naturelle : conscience non vraie. Mais ceci ne signifie nullement que la conscience naturelle n'est que le débarras du faux, du trompeur et de l'aberrant. Ceci signifie plutôt : la conscience naturelle est chaque fois la conscience non encore vraie qui se trouve submergée par la violence l'entraînant dans sa vérité. La conscience naturelle ressent cette violence, et est poussée dans l'angoisse en vue de sa propre existence. Hegel, dont on ne peut pas assez célébrer et diffamer le rationalisme, parle à l'endroit décisif, là où il nomme le rapport du savoir naturel à l'être de l'étant, du “ sentiment de la violence ”. Ressentir la violence de la volonté, figure sous laquelle est l'absolu, caractérise la guise en laquelle la conscience naturelle “ n'est que concept du savoir ”. Mais il serait sot de croire que Hegel pense que l'angoisse naturelle qui fait reculer la conscience devant l'être de l'étant est aussi, dans la mesure où elle est rapport naturel à l'être, la guise en laquelle, voire l'organe par lequel la philosophie pense l'être de l'étant, comme si, là où la pensée doit nécessairement renvoyer au sentiment, la philosophie était en un tournemain livrée aux purs sentiments, au lieu d'être fondée sur la Science. Cette opinion superficielle qui aujourd'hui comme toujours fait école, appartient elle-même à cette vanité de l'entendement qui se repaît de l'inertie propre à son absence de pensée et dissout tout en celle-ci. A la fin du même paragraphe qui, par sa première thèse sur la conscience, lance ses regards vers la vérité du savoir, la non-vérité du savoir apparaît dans la figure du “ je tout sec ”, qui trouve son unique satisfaction dans sa limitation à l'étant qu'il rencontre. ” p 199-200 : “ Le “ je tout sec ” est le nom pour le comportement arbitraire de l'opinion ordinaire à l'intérieur de la philosophie. Ce nom ne nomme cependant pas le je isolé sur soi, par opposition à la communauté se réalisant dans le nous. Le “ je tout sec ” est bien plutôt le sujet de ceux qui sont beaucoup en leur commun bon sens. Le “ je tout sec ” vit dans l'égoïsme du “ on ”, qui se sauve de l'angoisse devant l'accomplissement du scepticisme en se précipitant dans le dogmatisme de l'opinion. Le principe de ce dogmatisme, c'est de fermer les yeux devant la présentation du savoir apparaissant et de refuser d'accompagner la progression de la présentation. C'est pourquoi le dogmatisme des avis courants doit être abandonné à lui-même. La philosophie ne rejette pas, par cette décision, la conscience naturelle. Comment le ferait-elle puisque la Science est la vérité du non-encore-vrai et par là justement celui-ci même, mais en sa vérité. La philosophie découvre au contraire la conscience naturelle en sa naturalité et la reconnaît. Par contre, la philosophie passe bien à côté de la conscience naturelle, lorsque celle-ci se pare du nom de philosophie pour effacer les frontières de la philosophie et lui tourner le dos en tant qu'elle est reconnaissance de l'être de l'étant. Cependant la philosophie ne néglige alors que ce qui s'est déjà détourné d'elle en lui tournant le dos ; et néanmoins, négligeant cela, la philosophie s'ouvre pourtant à la conscience naturelle, mais seulement à elle, pour être la progression en laquelle la vérité de la conscience apparaît. ” P 200-201 : “ La présentation du savoir apparaissant est le scepticisme s'accomplissant. En s'accomplissant, il s'exécute. La présentation se présente elle-même en tant que telle, au lieu de se contenter de seulement entrer en scène. Le chemin de la présentation ne va pas de la conscience naturelle à la conscience réelle, mais la conscience elle-même, qui se déploie comme cette différence du naturel et du réel en chacune de ses figures, progresse d'une figure à l'autre. La progression est une marche dont le mouvement est déterminé à partir du but, c'est-à-dire à partir de la violence de la volonté de l'absolu. La présentation suit l'apparaître du savoir apparaissant venant à sa rencontre. La représentation naturelle de la connaissance absolue selon 193 laquelle elle serait un moyen, a maintenant disparu. La connaissance ne se laisse plus mettre à l'épreuve, en tout cas pas comme instrument applicable à un objet. Comme, de plus, la présentation se présente elle-même, la mise à l'épreuve semble être devenue tout bonnement superflue. Ainsi donc, après cet éclaircissement, la présentation pourrait commencer immédiatement. Mais elle ne commence pas - à supposer qu'elle n'ait pas déjà commencé. De nouveaux paragraphes continuent la méditation. Ceci nous indique que l'essence de la présentation du savoir apparaissant ne nous a pas encore rapprochés suffisamment et que notre propre rapport à elle n'est pas encore acquis. La façon dont la présentation fait partie de ce qui doit être présenté, et la question de savoir si, et en quelle mesure les deux sont le Même, sans pourtant se confondre en une uniformité, restent obscures. Si l'absolu est déjà en soi et pour soi auprès de nous, comment la connaissance absolue peut-elle être un chemin vers l'absolu ? A supposer que l'on puisse même encore parler ici d'un chemin, alors c'est seulement du chemin que l'absolu fait lui-même, dans la mesure où il est ce chemin. La présentation du savoir apparaissant pourrait-elle être ce chemin ? L'essence de la présentation est devenue encore plus énigmatique. Ce qui reste clair, c'est que la présentation ne vient pas, séparée de l'absolu, lui faire face à partir de quelque lieu indéterminé, à la manière dont la conscience naturelle se représente la connaissance. ” 9) Ceci dit au préalable et en général au sujet du mode et de la nécessité de la progression, il peut être encore utile de mentionner quelque chose à propos de la méthode du développement. Cette présentation est présentée comme un comportement de la Science à l'égard du savoir apparaissant, et comme recherche et examen de la réalité de la connaissance, mais elle ne semble pas pouvoir avoir lieu sans une certaine présupposition qui, comme critère, serait établie à la base. Car l'examen consiste en l'application à la chose à examiner d'un critère admis ; et dans l'égalité ou l'inégalité de ce qui est mis à l'épreuve, par rapport au critère, se décide si la chose est juste ou non ; le critère en général, et aussi bien la Science si elle était ce critère, sont acceptés alors comme l'essence ou comme l'en-soi. Mais ici seulement, où la Science surgit, ni elle-même ni quoi que ce soit ne se justifie comme l'essence ou comme l'en-soi ; et sans quelque chose de tel, aucun examen ne paraît pouvoir avoir lieu. ” P 201-202 : “ Le neuvième paragraphe reprend pourtant justement cette représentation naturelle de la connaissance. Il est vrai que cela ne se fait que pour poser à nouveau la question de la mise à l'épreuve de la connaissance absolue. Cette mise à l'épreuve de la connaissance ne devient pas caduque du simple fait que la connaissance s'est avérée n'être pas un moyen ; au contraire, c'est maintenant seulement que la connaissance peut se faire valoir comme ce qui est vraiment digne d'être mis en question. Si la présentation produit le savoir apparaissant à son apparaître, alors elle institue la conscience non-encore-vraie en sa vérité. Elle mesure l'apparaissant comme tel d'après son apparaître. C'est ce dernier qui est le critère. D'où la présentation le prend-elle ? Dans la mesure où la Science prend sur soi l'examen du savoir apparaissant, elle entre elle-même en scène comme l'instance, et ainsi comme mesure de l'examen. Son entrée en scène peut bien consister en l'exécution de la présentation ; il faut bien pourtant qu'elle apporte avec soi dès son premier pas le critère de l'examination, et en tant que légitimé. D'un côté, la Science a besoin, pour s'exécuter, d'un critère, de l'autre côté son critère ne peut résulter que de l'exécution - étant admis qu'une connaissance absolue ne peut pas aller chercher quelque part son critère. La présentation doit, si tant est qu'il lui faut mesurer le savoir non vrai en sa vérité, réunir l'incompatible. L'impossible lui barre le chemin. Comment pourra-t-elle être débarrassée de cet obstacle ? ” 10) Cette contradiction et sa résolution se produiront d'une façon plus précise si on se souvient des déterminations abstraites du savoir et de la vérité telles qu'elles se trouvent dans la conscience. Car la conscience distingue quelque chose de soi, à quoi, en même temps, elle se rapporte ; ou bien comme on l'exprime encore : il y a quelque chose pour elle-même , et le côté déterminé de ce rapporter, ou de l’être de quelque chose pour une conscience est le savoir. Mais de cet être pour un autre, nous distinguons l’être-en-soi ; ce qui est rapporté au savoir est aussi bien distinct de lui et posé comme étant aussi à l'extérieur de ce rapport. Le côté de cet 194 en-soi se nomme vérité. Ce qui est proprement contenu dans ces déterminations ne nous concerne en rien ici. Car le savoir apparaissant étant notre objet, ses déterminations aussi sont d'abord prises comme elles s'offrent immédiatement ; et elles s'offrent bien ainsi qu'elles ont été prises. P 202 : “ Le dixième paragraphe continue la méditation d'une manière qui montre que Hegel n'équilibre ni n'élimine par des arguments logiques ce qui, dans l'essence de la présentation, se contredit. Car l'apparemment incompatible ne tient pas à l'essence de la présentation. Il tient à la façon insuffisante dont nous autres, toujours dominés par le mode de représentation de la conscience naturelle, voyons la présentation. La présentation concerne l'apparaître du savoir. La présentation aussi est un savoir. Les deux rentrent dans la conscience elle-même. Si la question du critère et de l'examen doit avoir un appui, alors elle ne peut, pour aborder ce qu'elle demande, qu'interroger la conscience elle-même et à partir d'elle-même. La conscience elle-même serait-elle en soi, en tant que conscience, quelque chose comme une mesure et un critère ? La conscience en tant que telle serait-elle, à partir de soi, un examen ? Voilà que la conscience elle-même entre plus précisément en la skepsis. Pourtant n'apparaît pas encore quel trait fondamental dans l'essence de la conscience est visé par la méditation. ” P 202-203 : “ Comme si, dans les paragraphes précédents, rien n'avait encore été dit sur la conscience, Hegel commence par signaler deux déterminations “ telles qu'elles se trouvent dans la conscience ”. Il les appelle le savoir et la vérité. Elles se nomment des “ déterminations abstraites ”, en cela qu'elles résultent d'un regard sur la conscience qui se détourne de la pleine essence de la constitution de la conscience et de son unité. La conscience est ici prise ainsi telle qu'elle se présente immédiatement, ce qui veut dire toujours : unilatéralement, à la représentation naturelle. ” P 203-204 : “ Conscience (Bewusst-sein, c'est-à-dire être-conscient) veut dire que quelque chose est dans l'état d'être su. Or, le su est dans le savoir, et est en tant que savoir. Le su, c'est ce à quoi se rapporte la conscience dans la guise du savoir. Ce qui est ainsi en rapport, c'est le su. Il est, dans la mesure où il est, “ pour ” la conscience. Ce qui est ainsi, est dans la guise de l'“ être pour... ”. Mais “ être pour ” est un mode du savoir. Sur ce mode, quelque chose est “ pour cette dernière ”, à savoir pour la conscience, pour laquelle il est pourtant, en tant que su, autre chose. Dans le savoir en tant que l'“ être-pour ”, que ce soit ceci ou cela, c'est toujours “ pour elle-même ”, à savoir pour la conscience. Or, le su est non seulement, dans le savoir, représenté généralement, mais cette représentation entend le su comme un étant qui est en soi, c'est-à-dire vraiment. Cet être-en-soi du su s'appelle la vérité. La vérité aussi est ceci (un représenté) et cela (un étant en soi) “ pour elle-même ”, pour la conscience. Ces deux déterminations de la conscience, le savoir et la vérité, se distinguent comme l'“ être-pour ” et l'“ être en soi ”. Hegel ne fait que signaler ces deux déterminations sans entrer dans le détail de “ ce qui est proprement contenu en elles”. Néanmoins, par là, Hegel a, imperceptiblement, mais avec intention, signalé un trait fondamental et précellent de la conscience. Les premières phrases du paragraphe le nomment même en passant. ” P 204 : “ Dans la conscience, quelque chose est distinct d'elle et distingué par elle. Elle est, en tant qu’elle-même, et par elle-même l'Un par rapport à un Autre. Mais ce qui, en cette distinction, est discerné (à savoir l'objet pour le sujet dans le sujet), reste, par la distinction, précisément pris dans le rapport au discernant. Représentant, la conscience détache quelque chose de soi, tout en le rattachant à soi. La conscience est en soi un discernement qui n'en est pas un. La conscience est, en tant que cette différence qui n'en est pas une, en son essence, ambiguë. Cette ambiguïté est l'essence de la représentation. De cette ambiguïté vient, que partout dans la conscience, les deux déterminations, le savoir et la vérité - l'“ être-pour ” et l'“ être en soi ” paraissent immédiatement, et cela de telle sorte qu'elles sont elles-mêmes ambiguës. Qu'est maintenant la présentation, qui reste elle-même, en tant que représentation de quelque chose, un mode de la conscience, vue à partir de ces deux déterminations ? Elle présente 195 l'apparaissant en son apparaître. Elle explore le savoir quant à sa vérité. Elle fait l'examen de celui-là quant à celle-ci. Elle se meut dans le distinguer de la distinction qu'est la conscience elle-même. Ainsi s'ouvre avec la vue sur la distinction une échappée sur cette possibilité essentielle, que la présentation reçoive le critère et le caractère de l'examination à partir de l'élément même en lequel elle se meut. Cette échappée se précisera dès que ressortira ce qui est, vu à partir de la conscience elle-même, proprement intentionné par l'examination mesurante. ” 11) Si maintenant nous recherchons la vérité du savoir, il semble alors que nous recherchions ce qu'il est en soi. Mais, dans cette recherche, le savoir est notre objet, il est pour nous ; et l'en-soi du savoir qui en résulterait serait ainsi plutôt son être pour nous ; ce que nous affirmerions comme son essence, ce ne serait pas sa vérité, mais seulement notre savoir de lui. L'essence ou le critère tomberaient en nous, et ce qui devrait être comparé avec lui, et sur quoi une décision devrait être prise à la suite de cette comparaison, ne serait pas nécessairement tenu de le reconnaître. P 204-205 : “ Le onzième paragraphe met immédiatement en question ce que la présentation du savoir apparaissant explore. Cependant, cette question n'est posée immédiatement que lorsqu'elle s'enquiert non seulement de ce qui est exploré, mais aussi de celui qui explore. Car ce qui est à explorer est, si tant est qu'il soit un su, dans notre savoir pour nous, à nous qui explorons. Avec cette caractérisation de la Science qui présente le savoir apparaissant en son apparaître, nous nous trouvons nous-mêmes pris à notre insu dans le jeu de la présentation. Il s'avère que nous sommes déjà en jeu dans la mesure où le présenté de la présentation est “ pour nous ). C'est pourquoi devient inévitable la question de savoir quel rôle échoit au “ pour nous ” dans la Science. Sa portée atteint à une dimension qu'à présent nous présumons à peine. ” P 205 : “ Qu'explorons-nous quand nous examinons le savoir quant à sa vérité ? La vérité est l'être-en-soi. Le savoir est l'être pour une conscience. Si nous explorons la vérité du savoir, nous recherchons ce que le savoir est en soi. Cependant, par notre exploration, le savoir deviendrait notre objet. Il serait devenu, si nous le posions en son être-en-soi devant nous, un être pour nous. Nous ne saisirions pas la vérité du savoir, mais seulement notre savoir du savoir. L'être pour nous serait alors le critère avec lequel nous mesurerions l'être-en-soi du savoir. Seulement, comment le savoir en viendrait-il à se fier à un critère qui pervertirait ce qui doit être mesuré en la mesure elle-même ? Si la présentation du savoir apparaissant devait s'accomplir sur le mode qui résulte de la considération des deux déterminations de la conscience, le savoir et la vérité, alors il ne resterait plus à la présentation qu'à pervertir continuellement son propre comportement en son contraire. ” 12) Mais la nature de l'objet que nous examinons dépasse cette séparation ou apparence de séparation et de présupposition. La conscience donne sa mesure en elle-même, et la recherche sera, de ce fait, une comparaison de la conscience avec soi-même ; car la distinction faite plus haut tombe en elle. Il y a en elle un pour un autre, ou bien elle a en général la détermination du moment du savoir en elle ; en même temps, cet autre ne lui est pas seulement pour elle, mais il est aussi à l'extérieur de ce rapport ou en soi ; le moment de la vérité. Donc dans ce que la conscience désigne à l'intérieur de soi comme l'en-soi ou le vrai, nous avons la mesure qu'elle érige elle-même pour mesurer sur lui son savoir. Si nous nommons d'une part le savoir : le concept, et d'autre part l'essence ou le vrai : l'étant ou l'objet, alors l'examen consiste à voir si le concept correspond à l'objet. Si au contraire nous nommons l'essence ou l'en-soi de l'objet : le concept, et si par objet nous entendons par contre lui, le concept en tant qu'objet, c'est-à-dire le concept comme il est pour un autre, l'examen consiste alors à voir si l'objet correspond à son concept. On voit bien que les deux sont la même chose ; mais l'essentiel est de retenir pour toute la recherche ce fait que les deux moments, concept et objet, être-pour-un-autre et être-en-soi, tombent eux-mêmes à l'intérieur du savoir que nous étudions, et que nous n'avons donc pas besoin d'apporter des critères et d'appliquer nos occurrences de pensée dans le cours de la recherche - c'est, au contraire, en les laissant de côté que nous aboutirons à considérer la chose comme elle est en soi et pour soi. 196 P 205-206 : “ Le douzième paragraphe libère la présentation de cette difficulté nouvellement surgie. Le simple renvoi à la nature de l'objet qu'elle présente nous conduit à cette libre région. L'objet, c'est la conscience elle-même. Sa nature, c'est ce qui à partir de soi-même s'épanouit en l'apparaître. La conscience a-t-elle, de nature, un caractère de critère ? Si elle l'a, alors la conscience doit offrir par elle-même la possibilité d'être à la fois la mesure et le mesuré. Il faut qu'elle soit quelque chose qui, en soi et à cet égard, est distinct mais aussi, en même temps, ne l'est pas. Pareille chose a paru dans la discussion du dixième paragraphe. L'ambiguïté essentielle de la conscience, celle d'être cette différence de la représentation, laquelle représentation, en même temps, n'est pas une différence, indique une dualité dans la nature de la conscience. Il y a là la possibilité d'être en son essence à la fois l'un et l'autre : mesure et mesuré. Si maintenant nous prenons cette ambiguïté non pas comme un manque d'univocité, mais comme caractérisation de sa propre unité d'essence, alors la conscience montre, dans l'ambiguïté, la co-appartenance des déterminations représentées d'abord de manière séparée : le savoir et la vérité. De la nature de la conscience même résulte la possibilité du mesurer et celle de la mesure. ” P 206-207 : “ Hegel caractérise, par une deuxième thèse sur la conscience, la nature de l'objet de la présentation qui représente le savoir apparaissant. La première thèse, énoncée dans le huitième paragraphe, disait : “ Or, la conscience est pour elle-même son concept. ” Elle est suivie maintenant par la deuxième : “ La conscience donne son critère en elle-même. ” Cette thèse se fait remarquer par son langage. Mais ce langage singulier pour nous est familier à Hegel, et cela à partir de ce qui se montre à lui comme la nature de l'objet. Pourquoi Hegel dit-il “ en elle-même ” au lieu de “ en soi-même ” ? Parce qu'il appartient à la conscience qu'il y ait pour elle un critère. Car le critère n'est pas tiré de quelque part pour que la conscience le prenne en soi et l'ait ainsi pour soi. Le critère n'est pas non plus d'abord appliqué à la conscience. Il se trouve en elle et cela parce que la possibilité de la mesure résulte déjà d'elle-même, pour autant qu'elle est, doublement, mesure et mesurée. Mais ne serait-il pas aussi bien ou même mieux de dire que la conscience donne sa mesure en soi-même ? Mais qu'est donc la conscience en soi-même ? En soi, la conscience l'est lorsqu'elle est auprès de soi, et auprès de soi, elle l'est lorsqu'elle est explicitement pour soi, et de la sorte en et pour soi. Si la conscience donnait son critère en soi-même, alors cela voudrait dire, rigoureusement pensé : la conscience se donne le critère pour soi-même. Or de ce qu'elle est en vérité, la conscience, ordinairement, ne s'occupe justement pas. D'un autre côté, la vérité ne vient pas à la conscience de n'importe où. Elle-même est déjà pour elle-même son concept. C'est pourquoi elle a son critère en elle. C'est pourquoi elle met elle-même le critère à la disposition d'elle-même. Le “ en elle-même ” signifie cette double chose : la conscience tient le critère en son essence. Mais ce qui est ainsi contenu en elle et non point en quelque chose d'autre, cela la conscience ne le donne pas aussitôt et directement à soi-même. Elle donne la mesure en elle-même. Elle donne, tout en ne donnant pas. ” P 207-209 : “ Dans la mesure où la conscience naturelle représente l'étant en soi, le représenté est le vrai et cela “ pour elle ”, pour la conscience immédiatement représentante. Conformément au “en elle-même ”, Hegel emploie ce “ pour elle ” lorsqu'il veut dire que la conscience prend pour le vrai ce qu'elle représente directement. Directement représentant, la conscience surgit dans le représenté et ne le rapporte pas expressément à soi en tant que représentante. La conscience a bien son représenté en sa représentation, mais non pour soi, seulement “ pour elle ”. Or, avec le vrai qu'elle représente pour elle, elle a, du même coup, donné “ pour nous ”, qui sommes attentifs à la vérité du vrai, en elle-même la vérité du vrai, c'est-à-dire le critère. En présentant le savoir apparaissant en tant que tel, nous prenons l'apparaître comme critère pour mesurer sur lui le savoir qui prend cet apparaissant pour le vrai. Dans le savoir apparaissant, le su de celui-ci est le vrai. Si nous nommons ce vrai l'objet, et le savoir le concept, alors la présentation examinante de l'apparaissant quant à son apparaître consiste en ceci que nous inspections si le savoir, c'est-à-dire ce que la conscience naturelle tient pour son savoir, correspond à ce qui est vrai. Ou bien, si, inversement, nous nommons le savoir que nous examinons l'objet, et l'en-soi du su le concept, l'examen consistera dans l'inspection de la correspondance de l'objet au concept. 197 L'élément décisif qu'il s'agit de saisir dans ce renvoi, c'est : chaque fois que nous représentons l'apparaissant en son apparaître, aussi bien ce que nous mesurons que ce avec quoi nous mesurons rentrent dans la conscience elle-même. Les deux moments essentiels de l'examination, la conscience les produit en elle-même. Pour nous qui présentons, il en résulte la maxime qui guide toute représentation de l'apparaissant en son apparaître. Cette maxime s'énonce : laissez de côté vos idées et opinions sur l'apparaissant. Conformément à cela, l'attitude fondamentale de la connaissance absolue ne consiste pas à envahir la conscience apparaissante avec un grand déploiement de connaissances et d'arguments, mais à laisser tout cela de côté. Ainsi, nous accédons au pur spectacle qui nous donne à voir l'apparaître. Dans cette vision, nous arrivons “ à considérer la chose telle qu'elle est en et pour soi-même. ” Or, cette chose, c'est le savoir apparaissant en tant qu'apparaissant. L'essence de la chose, la réalité du réel, c'est l'apparaître lui-même. ” P 209 : “ La conscience apparaissante est en elle-même à la fois ce qui est à mesurer et le critère. La façon dont Hegel précise que les deux rentrent dans la conscience elle-même, nous semble faire l'effet d'un dangereux jeu de mots qui nous laisse quelque peu soupçonneux. De la conscience fait partie le savoir et le vrai qui est su en celui-ci. Il semble revenir au même que nous appelions celui-là le concept et celui-ci l'objet, ou, inversement, celui-ci le concept et celui-là l'objet. En effet, cela revient au même. Mais cela n'est pas du tout pareil, et la manière dont nous employons les noms de concept et d'objet n'est donc pas indifférente. Si le vrai représenté dans la conscience naturelle s'appelle l'objet, alors cet objet est “ pour elle ”, pour la conscience naturelle. Si au contraire c'est le savoir qui est appelé l'objet, alors le savoir est, en tant qu'apparaissant, l'objet “ pour nous ”, pour nous qui considérons l'apparaissant quant à son apparaître. Si le savoir par lequel la conscience naturelle représente ce qui est su s'appelle le concept, alors le concevoir est la représentation de quelque chose en tant que quelque chose. Le mot de “ concept ” est pris dans le sens de la logique traditionnelle. Si, en revanche, nous nommons concept le vrai représenté dans la conscience, concept sur lequel le savoir est mesuré en tant qu'objet pour nous, alors le concept est la vérité du vrai, l'apparaître en lequel le savoir apparaissant est produit à lui-même. ” P 209-210 : “ L'emploi apparemment quelconque des noms “ objet ” et “ concept ” n'est aucunement arbitraire. Car il s'est lié d'avance : il s'est lié à la nature de la conscience énoncée par la première thèse sur la conscience : “ La conscience est pour soi-même son concept ”. Dans ce que la conscience tient pour son vrai, elle réalisera une figure de sa vérité. Le vrai est l'objet “ pour elle ”. La vérité est l'objet “ pour nous ”. Parce que la conscience est pour soi-même son concept, elle donne son critère en elle-même. Dans l'apparaissant, apparaît non certes “ pour elle ”, mais bien “ pour nous ” l'apparaître de l'apparaissant. C'est ce qu'énonce Hegel dans la phrase que nous comprenons maintenant de façon plus précise à l'aide de la nouvelle accentuation que nous y avons ajoutée : “ Donc, dans ce que la conscience désigne à l'intérieur de soi comme l'“ en-soi ” ou le “ vrai ”, nous (c'est-à-dire nous qui connaissons absolument) avons la mesure qu'elle érige elle-même pour mesurer sur lui son savoir. ” P 210-211 : “ Parce que, pour l'examen, nous avons le critère à notre disposition à partir de la conscience elle-même, il ne faut pas, à cet égard, une intervention de notre part. Cependant, ce que, dans la mesure où nous sommes nous-mêmes conscience, nous avons à notre disposition, n'est pas pour cela déjà expressément à notre disposition. Si la présentation est placée sous la maxime de la vision pure, alors reste justement obscur comment nous sommes censés recevoir quelque chose par le simple abandon de nos idées, et avoir déjà le critère en tant que tel. Nous sommes bien d'accord : le savoir à mesurer et le critère le mesurant tombent dans la conscience, de sorte qu'il ne nous reste plus qu'à les recevoir -, il serait pourtant étonnant que la mesure et son accomplissement s'effectuassent sans notre intervention. L'essentiel de la présentation n'échoit-il pas, en fin de compte, à notre propre agir ? Qu'en est-il de l'examen lui-même sans lequel ni le mesuré ni la mesure ne sont ce qu'ils sont ? ” 198 13) Non seulement nous n'avons pas à intervenir du fait que concept et objet, la mesure et la matière à examiner, sont présents dans la conscience elle-même ; mais encore nous sommes dispensés de la peine de la comparaison des deux moments et de l'examen dans le sens strict du terme, de sorte que, quand la conscience s'examine elle-même, il ne nous reste de ce point de vue que le pur acte de voir ce qui se passe. Car la conscience est d'un côté conscience de l'objet, de l'autre, conscience de soi-même ; conscience de ce qui lui est vrai et conscience du savoir qui est le sien. En ce que les deux sont pour le même, elle est elle-même leur comparaison ; elle devient pour le même, que son savoir de l'objet lui corresponde ou qu'il ne lui corresponde pas. L'objet semble, il est vrai, être seulement pour elle-même comme elle le sait ; elle semble incapable d'aller pour ainsi dire derrière son objet afin de se rendre compte de ce dernier, non plus comme il est donc pour elle, mais comme il est en soi ; elle semble de la sorte incapable de faire l'épreuve de son savoir sur ce dernier. Or, justement en cela que la conscience est tout bonnement le savoir d'un objet, la différence que quelque chose lui soit l'en-soi, et que le savoir ou l'être de l'objet pour la conscience soit un autre moment, cette différence est déjà donnée. C'est sur cette distinction existante que repose l'examen. Si, dans cette comparaison, les deux moments ne correspondent pas, alors la conscience paraît devoir modifier son savoir pour le rendre adéquat à l'objet ; mais dans la modification du savoir se modifie en fait aussi l'objet-même, car le savoir donné était essentiellement un savoir de l'objet : avec le savoir, lui aussi, l'objet, s'altère, car il appartenait essentiellement à ce savoir. Il arrive donc à la conscience que ce qui lui était précédemment l'en-soi n'est pas en soi, ou qu'il était seulement en soi pour elle. Quand la conscience trouve donc dans son objet que son savoir ne correspond pas à cet objet, l'objet non plus ne résiste pas ; ou bien le critère de l'examen change si ce dont il devait être le critère ne subsiste pas au cours de l'examen ; et l'examen n'est pas seulement un examen du savoir, mais aussi un examen de son critère. ” p 211 : “ Le treizième paragraphe répond à cette question en énonçant et en explicitant la troisième thèse sur la conscience. Cette thèse est cachée, à peine visible, dans une subordonnée. Dans la forme d'une principale, elle s'énonce “ La conscience s'examine soi-même. ” Cela veut dire dans la mesure où elle est conscience, la conscience est l'examen. Le mot fondamental de la Métaphysique moderne, la conscience (Bewusstsein, c'est-à-dire être-conscient), n'est pensé suffisamment que lorsque, dans l'être impliqué dans l'état nommé par ce mot, nous pensons aussi ce trait de l'examination, d'une examination qui est déterminée par la consciosité (1) (Bewusstheit) du savoir. P 211-212 : “ Dans l'examen, les deux, ce qui est à mesurer aussi bien que la mesure, sont réunis. Aussi ne se trouvent-ils pas, dans la conscience, tout d'un coup nez à nez ensemble par une application ultérieure de l'un à l'autre. La nature de la conscience consiste en la cohésion des deux. Cette nature s'est déjà montrée à de multiples égards. La conscience naturelle est savoir immédiat de l'objet qu'elle tient pour le vrai. La conscience naturelle est en même temps un savoir de son savoir de l'objet, même quand elle ne se retourne pas expressément vers ce savoir. La conscience de l'objet et la conscience du savoir sont le Même, pour lequel les deux, objet et savoir, sont quelque chose de su. Objet et savoir “ sont pour le même ”. Pour le Même, la conscience elle-même est à la fois l'un et l'autre. La conscience est pour elle la distinction l'un contre l'autre des deux. La conscience est, d'après sa nature même, la comparaison de l'un avec l'autre. Cette comparaison est l'examen. “ La conscience s'examine soi-même. ” 1. C'est le mot de Leibniz. dans les Nouveaux Essais. (N d.T.) p 212 : “ Mais la conscience n'est, en réalité, à chaque moment l'examen que dans la mesure où il lui devient avant tout indispensable de savoir si son savoir correspond à l'objet et est ainsi l'objet en sa vérité, et si l'objet correspond à ce que le savoir sait, au fond, déjà. L'examen n'est que dans l'exacte mesure où un tel devenir advient à la conscience. Pareil devenir survient à la conscience, lorsqu'elle découvre ce qu'est en vérité cela qui, pour elle, passe immédiatement pour le vrai ; lorsqu'elle découvre ce qu'il y a derrière ce vrai, ce qu'elle sait dès lors avec certitude dès qu'elle représente l'objet en son objectivité. Ainsi, il y a pour la conscience, aussi bien derrière son objet 199 que derrière sa représentation immédiate de l'objet, quelque chose à quoi elle doit parvenir, vers où elle doit tout d'abord se mettre en chemin. Se mettre en chemin signifie ici également : se tenir prêt pour... et : s'ouvrir à ... ” p 212-212 : “ Lors de l'explication de la première thèse sur la conscience, il s'est montré que la conscience naturelle “ n'est que concept du savoir ”. Elle a bien une représentation générale de son objet en tant qu'objet, de même que de son savoir en tant que savoir. Mais c'est justement cet “ en tant que ” que la conscience naturelle n'admet pas, parce qu'elle ne laisse valoir que l'immédiatement représenté, encore que toujours à l'aide de cet “ en tant que ” seulement. Parce qu'avec entêtement elle n'accepte pas l'“ en tant que ”, elle ne va, entêtée comme elle est, jamais de soi-même derrière ce qu'elle a, assez bizarrement, devant soi, comme son arrière-plan. Ainsi, la conscience est comparaison, et ne l'est pourtant pas. D'après sa nature, la conscience est en sa représentation de l'objet la distinction entre “ l'être-en-soi ” et “ l'être pour elle ”, entre vérité et savoir. La conscience est non seulement cette distinction qui, en même temps, n'en est pas une, mais elle est, en unité avec cela, une comparaison de l'objet avec son objectivité, du savoir avec son être-su. La conscience elle-même est la comparaison que, assurément, la conscience naturelle n'accomplit jamais. ” p 212 : “ Dans la nature de la conscience, le savoir et l'objet sont divisés et pourtant ne peuvent jamais se séparer l'un de l'autre. Dans la nature de la conscience, l'objet et le concept sont de même divisés dans l'“ en-tant-que ”, et pourtant ne peuvent jamais se séparer l'un de l'autre. Dans la nature de la conscience, ce couple lui-même est divisé et pourtant ne peut jamais se scinder. Que Hegel distingue tout cela, et pourtant nivelle toutes ces différences en un distinguer très général, et, ce faisant, ne les laisse pas s'éclore en leur être propre, voilà qui a sa raison cachée dans l'essence de la Métaphysique et non pas dans la position métaphysique fondamentale de la philosophie hégélienne. En même temps, il tient à l'essence secrète de la Métaphysique que le niveau auquel les différences sont nivelées, se détermine à partir de la discrétion de l'Un et de l'Autre, laquelle discrétion se présente dans la distinction de la ratio. La distinction, Hegel la conçoit comme la négation de la négation. ” p 213-215 : “ Avec la prudence requise et les réserves nécessaires, il peut être parlé, ayant en vue les différences posées par Hegel, d'une différence (Differenz) dont il a été parlé ailleurs antérieurement. La conscience naturelle pourrait s’appeler, dans la mesure ou elle va directement sur son objet comme sur quelque chose d'étant, de même que sur son savoir comme sur quelque chose d'étant, et en reste là constamment, la conscience naturelle pourrait s'appeler la conscience ontique. Le mot “ ontique ”, tiré du grec , l'étant, signifie ce qui concerne l'étant. Mais le grec “ étant ”, recèle en lui un déploiement propre d'étantité qui ne reste point égal à lui-même dans le cours de son Histoire. Si nous employons les mots de et d'“ étant ” en les pensant, la première condition est alors de penser, c'est-à-dire d'être attentifs à la façon dont leur signification change à chaque moment historial et comment elle se fixe à chaque fois. Quand l'étant apparaît comme l'objet - dans la mesure où l'étantité s'est éclaircie comme l'objectivité – et qu'en conséquence on requiert l'être comme le Non-objectif, alors tout ceci repose déjà sur l'ontologie à travers laquelle l’ a été déterminé comme l’, celui-ci comme le subjectum, et l'être de celui-ci à partir de la subjectité de la conscience. Parce que signifie aussi bien “ quelqu'étant ” que “ étant ”, l’ en tant que l'étant peut être recueilli ( eu égard au fait qu'il soit étant. L’ conformément à son ambiguïté en tant que l'étant, se trouve être déjà recueilli eu égard à son étantité. Il est ontologique. Mais avec le déploiement de l’ et à partir de ce déploiement se transforme aussi chaque fois le Recueil, le et avec lui l'ontologie. Depuis que l’ le Présent, s'est épanoui comme la Présence du Présent repose, pour les penseurs grecs, dans le , dans l'apparaître-se-montrant du non en retrait. Conformément à 200 cela, la multiplicité de ce qui est présent, est pensée comme ce qui, en son apparaître, est tout simplement reçu comme le présent. Recevoir signifie ici : accepter sans plus, et s'en tenir à ce qui est présent. L'acceptation ( reste sans prolongement. Car elle ne pense pas plus loin, plus loin vers la présence du présent. Elle reste dans la En revanche le est cette Entente qui entend explicitement le Présent en sa Présence et l'entreprend là-dessus. ” P 215 : “ L'ambiguïté de l’ nomme aussi bien le Présent que la Présence. Elle nomme les deux à la fois et aucun en tant que tel. A cette ambiguïté essentielle de l’ correspond, qu'à la “ des c'est-à-dire des appartienne également, le de l’de l’ Ce qu'entend le ce n'est pas le vraiment étant à la différence de la pure apparence. La ,quant à elle, entend très bien directement l'étant-présent lui-même, mais non pas la présence du présent, laquelle présence est entendue par le ” P 215-216 : “ Si nous pensons - ce qui pour l'avenir s'avérera nécessaire - l'essence de la Métaphysique dans la percée du dédoublement entre ce qui est présent et sa présence à partir de l'ambiguïté secrète de l’ alors le début de la Métaphysique coïncide avec le début de la Pensée occidentale. Si, au contraire, on prend comme essence de la Métaphysique la séparation entre un monde suprasensible et un monde sensible, et que celui-là passe pour le vraiment étant en face de celui-ci comme n'étant qu'en apparence, alors la Métaphysique commence avec Socrate et Platon. Or, ce qui commence avec leur pensée n'est qu'une interprétation spécialement orientée de cette initiale ambiguïté dans l’. Avec elle commence la défaillance (Unwesen) de la Métaphysique. Ceux qui sont venus après mésinterprètent jusqu'à nos jours, à partir de cette défaillance, la véritable essence de la Métaphysique. Cependant, la défaillance à penser ici n'est rien de négatif, si nous méditons que, dès le début du déploiement de la Métaphysique, la différence qui règne dans l'ambiguïté de l’ reste impensée, et cela précisément de telle sorte que ce rester impensé constitue l'essence même de la Métaphysique. Conformément à cet Impensé, le reste également infondé. Mais c'est cet infondé qui donne à l'Ontologie l'irrésistibilité de son déploiement. ” P 216 : “ Derrière ce nom, se recèle pour nous l'Histoire de l'être. Ontologie, cela signifie : accomplir le rassemblement de l'étant sur son étantité. Cet être est ontologique qui, d'après sa nature, se tient en cette Histoire en la supportant selon l'ouvert chaque fois sans retrait de l'étant. Conformément à cela, nous pouvons dire : en son représenter immédiat de l'étant, la conscience est conscience ontique. Pour elle l'étant est l'objet. Mais la représentation de l'objet représente, sans y penser, l'objet en tant qu'objet. Elle a déjà recueilli l'objet en son objectivité et est pour cela conscience ontologique. Mais parce qu'elle ne pense pas l'objectivité en tant que telle, tout en la représentant déjà, la conscience naturelle est ontologique tout en ne l'étant pas. Nous disons que la conscience ontique est pré-ontologique. En tant que telle, la conscience naturelle ontique-préontologique est, de manière latente, la distinction du Vrai ontique et de la Vérité ontologique. Parce que être-conscient (Bewusst-sein) signifie : être cette différence, la conscience est, à partir de sa nature, la comparaison de ce qui est représenté ontiquement et ontologiquement. En tant que cette comparaison, elle se déploie dans l'examen. Son représenter est en soi-même, par nature, un se mettre à l'épreuve. ” P 216-217 : “ C'est pourquoi la conscience n'est jamais la conscience naturelle seulement de telle sorte qu'elle soit pour ainsi dire délimitée par ce qu'est son objet en vérité et ce qu'est son savoir en certitude. La conscience naturelle repose en sa nature. Elle est selon une de ses guises. Mais elle n'est pas elle-même sa nature. Car il lui est plutôt justement “ naturel ” de ne jamais 201 parvenir, par elle-même, à sa nature, et ainsi à ce qui se passe constamment derrière son dos. Néanmoins elle est toujours déjà, en tant que conscience naturellement préontologique, mise sur le chemin de sa vérité. Mais, en cours de route, elle rebrousse toujours constamment chemin, et veut rester pour elle. L'opiner naturel ne tient pas du tout à voir vraiment ce qu'il y a derrière ce qu'il tient pour le vrai et ce qui ainsi s'y cache. Il se ferme à toute inspection de la skepsis pour voir ce qui en vérité se trouve en tant que la vérité derrière le vrai. Et un jour, la skepsis pourrait bien arriver à voir que ce qui, pour l'opiner de la philosophie, reste un arrière plan, est en réalité un avant-plan qui s'étend là, tout devant. La vérité de la conscience naturelle, derrière laquelle comme en son arrière-plan cette conscience ne va jamais, est elle-même, c'est-à-dire en vérité, le premier plan de la lumière à l'intérieur de laquelle toute espèce de savoir et de conscience, en tant qu'avoir-vu, se trouvent déjà. ” P 217-218 : “ Mais la philosophie elle-même se défend, de temps à autre, contre la skepsis. Elle préfère s'en tenir à l'opinion ordinaire de la conscience naturelle. Elle avoue, il est vrai, qu'à l'objet en tant qu'objet appartient l'objectivité. Mais l'objectivité n'est pour elle que l'inobjectif. La philosophie s'en tient à l'opiner ordinaire, et même encourage ce dernier en lui assurant qu'au fond il a raison ; car cet inobjectif ne se laisse représenter que dans les représentations de la conscience ordinaire, lesquelles sont pour cela insuffisantes et ne sont qu'un pur jeu de signes -, ces assurances pénètrent facilement dans la conscience naturelle et lui communiquent même l'impression que de telles assurances sont de la philosophie critique, puisqu'elles se comportent sceptiquement par rapport à l'ontologie. Mais ce genre de scepticisme n'est que l'apparence de la skepsis, et donc rien d'autre que la fuite devant la pensée et vers le système de l'opinion. ” P 218 : “ Si en revanche la skepsis s'accomplit comme scepticisme complet, alors la pensée est en marche, à l'intérieur de la Métaphysique, comme comparaison de la conscience ontique et préontologique expressément accomplie par la conscience ontologique. La conscience ontologique ne se sépare pas de la naturelle, mais retourne au contraire à la nature propre de la conscience comme unité originelle du représenter ontique et préontologique. Quand la comparaison advient, l'examen est en marche. Dans cet avènement, la conscience est son propre apparaître à soi dans l'apparaître. Elle est se déployant en présence vers elle-même. Elle est. La conscience est en ce qu'elle se devient en sa vérité. Le devenir à son tour est, en ce que l'examen, qui est un comparer, se produit. L'examen ne peut procéder que s'il se précède. La skepsis pro-specte et ré-specte, elle regarde devant et elle regarde derrière : la skepsis est la circon-spection de ce que le savoir et son objet sont en leur vérité. Le sixième paragraphe avait déjà fait allusion à ce que la conscience naturelle, sur le chemin de l'examination, perd sa vérité. Si le présumé vrai de la conscience naturelle est considéré quant à sa vérité, il ressort que le savoir ne correspond pas à son objet, dans la mesure où il ne se laisse pas concerner par l'objectivité de son objet. Aussi, pour devenir conforme à la vérité de l'objet, la conscience doit-elle altérer son savoir jusqu'ici de mise. Or, pendant qu'elle altère son savoir de l'objet, l'objet lui-même s'est altéré. ” P 218-219 : “ C'est l'objectivité qui est maintenant l'objet, et ce qui s'appelle maintenant objet ne peut plus être arrêté à partir de l'ancien opiner sur l'objet, c'est-à-dire sur les différents objets. Or celui-ci poursuit ses menées là-même où l'objectivité n'est représentée qu'à partir de l'ancien objet, et ce faisant est proclamée de façon négative, et de plus en plus négative, comme l'inobjectif. La philosophie trouve une occupation en magnifiant l'impuissance à penser de l'opiner ordinaire. ” P 219 : “ Dans la comparaison examinante qui expecte l'apparaître du savoir apparaissant, non seulement le savoir naturel de l'objet comme présumé seul et vraiment vrai ne résiste pas, mais encore l'objet lui-même perd sa consistance comme critère de l'examen. Dans l'examination qu'est la conscience elle-même, ni l'examiné ni le critère ne “ passent ” l'examen. Les deux ne résistent pas devant ce qui vient de se susciter soi-même à l'intérieur de l'examen. ” 202 14) Ce mouvement dialectique que la conscience exerce en elle-même, en son savoir aussi bien qu'en son objet, dans la mesure où le nouvel objet vrai en jaillit pour elle, est proprement ce qu'on nomme expérience. A cet égard, dans le processus considéré plus haut, il est encore un moment à faire ressortir, grâce à quoi une nouvelle lumière se répandra sur le côté scientifique de la présentation qui va suivre. La conscience sait quelque chose, cet objet est l'essence ou l'en-soi ; mais il est aussi l'en-soi pour la conscience, avec cela entre enjeu l'ambiguïté de ce vrai. Nous voyons que la conscience a maintenant deux objets, l'un, le premier en-soi, le second, l'être-pour-elle de cet en-soi. Ce dernier ne paraît être, au premier abord, que la réflexion de la conscience en soi-même, une représentation non d'un objet, mais seulement de son savoir du premier objet. Cependant, comme il a été montré précédemment, le premier objet s'altère dans ce processus ; il cesse d'être l'en-soi et devient à la conscience un objet qui est l'en-soi seulement pour elle ; de façon que ceci, l'être-pour-elle de cet en-soi, est alors le vrai, ce qui signifie qu'il est l'essence, ou son objet. Ce nouvel objet contient la nullité du premier, il est l'expérience faite sur lui. P 219-220 : “ Le quatorzième paragraphe commence avec la phrase : “ Ce mouvement dialectique que la conscience exerce en elle-même, en son savoir aussi bien qu'en son objet, dans la mesure où le nouvel objet vrai en jaillit pour elle, est proprement ce qu'on nomme expérience. ” Que nomme Hegel avec le mot “ expérience ” ? Il nomme l'être de l'étant. L'étant est devenu entre-temps sujet et, avec celui-ci, objet et objectif. Être signifie depuis l'aurore de la pensée : se déployer en présence. La guise en laquelle la conscience, c'est-à-dire l'étant qui est à partir de l'être-su, est présente, c'est l'apparaître. En tant que l'étant qu'elle est, la conscience est le savoir apparaissant. Avec le mot d'expérience, Hegel nomme l'apparaissant en tant qu'apparaissant, l’ Dans ce mot d'expérience est pensé le A partir du (qua, en tant que), l'étant est pensé en son étantité. Expérience n'est plus maintenant le nom pour un genre de connaissance. Expérience est maintenant la parole de l'être, dans la mesure où celui-ci a été entendu à partir de l'étant en tant que tel. Expérience nomme ainsi la Subjectité du sujet. Expérience dit ce que signifie, dans le mot de Bewusst-sein le “ -sein ” mais cela de telle sorte que c’est seulement à partir de ce “ -sein ” que se précise et devient normatif ce qui reste à penser dans le mot “ Beiwusst- ”. P 220 : “ Le mot d'expérience, assez singulier ici, échoit dans la méditation comme nom de l'être de l'étant parce qu'il est venu à échéance. Il est vrai que son emploi tombe complètement hors de l'usage aussi bien du langage habituel que du langage philosophique. Mais il tombe comme le fruit de la chose elle-même devant laquelle la pensée de Hegel ici persévère. La justification de cet emploi de langage - lequel est quelque chose d'essentiellement autre qu'une simple façon de parler - est contenue dans ce que, quant à la nature de la conscience, Hegel a fait venir à la vision à travers les paragraphes précédents. Il s'agit des trois thèses sur la conscience qui dessinent la disposition de cette nature en son plan. La conscience est pour soi-même son concept. La conscience donne son critère en elle-même. La conscience s'examine soi-même. P 220-221 : “ La seconde thèse explique la première à cet égard qu'elle dit que “ son concept ”, ce en quoi la conscience se conçoit en sa vérité, est, pour la marche de cette auto-conception, lui-même la mesure, mesure qui, avec le mesuré, tombe dans la conscience. La troisième thèse fait signe vers l'unité originelle du mesuré et de la mesure, unité qui est la figure de déploiement de la conscience en tant qu'elle est elle-même la comparaison examinante, à partir de laquelle les deux se montrent, et cela avec l'apparaître de l'apparaissant. L'essence de l'apparaître est l'expérience. Ce mot doit garder maintenant la signification qu'il a reçue à partir du renvoi à la nature de la conscience. ” P 221 : “ Cependant, de la méditation précédente, quelque chose a résulté des trois thèses sur la conscience qu'il était impossible de ne pas évoquer parce qu'en sa guise cela est inévitable. Hegel 203 l'énonce lui-même dans le paragraphe où tombe le mot décisif d'expérience. Les verbes des trois thèses sont ambigus : le “ est ” dans la première, le “ donne ” dans la deuxième, et le “ examine ” dans la troisième. La conscience est pour soi-même son concept et ne l'est, en même temps, pas. Elle est son concept de telle sorte qu'il le devient à elle et qu'elle se trouve en lui. La conscience donne son critère en elle-même et en même temps ne le donne pas. Elle le donne dans la mesure où la vérité de la conscience provient d'elle-même, d'elle-même qui advient en son apparaître comme la certitude absolue. Elle ne le donne pas dans la mesure où elle retient toujours de nouveau le critère qui, comme objet respectivement non vrai à chaque moment, ne résiste jamais et ainsi se dérobe toujours à nouveau. La conscience s'examine elle-même tout en ne s'examinant pas. Elle s'examine dans la mesure où elle est en tout cas ce qu'elle est à partir de la comparaison de l'objectivité et de l'objet. Elle ne s'examine pas dans la mesure où la conscience naturelle s'obstine en son opiner et fait passer son vrai sans aucun examen pour le vrai absolu. P 221-222 : “ Avec cette ambiguïté, la conscience trahit le trait fondamental de son essence : être quelque chose qu'en même temps elle n'est pas encore. L’être dans le sens de l'être-conscient (Bewusstsein) signifie : se tenir dans le pas-encore du déjà, et ceci de telle sorte que ce Déjà déploie sa présence dans le Pas-encore. Cette présence est en soi le renvoi de soi dans le Déjà. Elle se met en chemin vers celui-ci. Elle se crée soi-même le mouvement de ce chemin. L'être de la conscience consiste dans le cheminement à travers ses moments. L'être que Hegel pense comme l'Expérience a le trait fondamental du mouvement. Hegel commence la phrase qui énonce l'essence de l'expérience par les mots : “ ce mouvement dialectique... ” est proprement ce qui est appelé expérience, et cela, ici, à l'intérieur de la méditation qui médite ce que présente la science du savoir apparaissant. La pire mésinterprétation du texte serait de croire que Hegel ne caractérise que la présentation comme une espèce d'expérience pour souligner qu'elle doit s'en tenir aux phénomènes et se garder de dégénérer en une construction. L'expérience qu'il faut penser ici ne fait pas partie de la présentation en tant que signe distinctif de sa nature ; au contraire, c'est la présentation qui fait partie de l'essence de l'Expérience. Celle-ci est l'apparaître de l'apparaissant en tant que tel. La présentation de l'apparaître appartient à l'apparaître, et lui appartient comme au mouvement en lequel la conscience réalise sa réalité. ” Ce mouvement, Hegel l'appelle, en le soulignant, mouvement “ dialectique ”. Il n'explique ce terme, employé ici seulement, ni dans les paragraphes précédents, ni dans les suivants. Conformément à cela, nous essayons de comprendre le dialectique à partir de ce qui a résulté jusqu'ici de la méditation sur la nature de la conscience. On pourrait vouloir comprendre le dialectique à partir de l'unité de la thèse, de l'antithèse et de la synthèse, ou bien à partir de la négation de la négation. Cependant, tout ce qui est dans n'importe quelle modalité thétique a son essence dans la conscience, en laquelle est fondée aussi la négativité en tant qu'elle est comprise à partir de la négation. Or, l'essence de la conscience doit se déterminer tout d'abord par le déploiement de sa nature. De même nous laissons de coté le problème de savoir si la dialectique n'est qu'une méthode de la connaissance ou si elle entre dans le réel objectif comme quelque chose de réel. Ce problème est un faux problème tant que n'a pas été déterminé en quoi consiste la réalité du réel, en quelle mesure cette réalité repose dans l’être de la conscience et quelle est sa situation par rapport à cet être. Les discussions sur la dialectique reviennent à peu près à vouloir expliquer le sourdre de la source à partir de l'eau stagnante des égouts. Peut-être le chemin de la source est-il encore loin. Mais nous devons tenter de faire signe dans sa direction, en nous aidant de l'appui que nous fournit Hegel. ” P 223-224 : “ La conscience est, en tant que conscience, son mouvement ; car elle est la comparaison entre le savoir ontique-préontologique et le savoir ontologique. Celui-là assigne celui-ci. Mais celui-ci pose à celui-là l'assignation qu'il soit sa vérité. Entre ( l'un et 204 l'autre, il y a la parole de ces assignations, il y a un En ce dia-logue, la conscience s'adresse sa vérité. Le est un Mais le dialogue ne s'arrête pas à une des figures de la conscience. Il va, comme le dialogue qu'il est, à travers (toutes les figures de la conscience. Au cours de cette traversée complète, il se recueille en la vérité de son essence. Le recueil qui traverse tout est un Se-recueillir, P 223-224 : “ La conscience est conscience en tant que dialogue entre le savoir naturel et le savoir réel, lequel dialogue accomplit le rassemblement de son essence à travers ses diverses figures. Dans la mesure où la formation de la conscience advient à la fois comme recueillement de ce dialogue et comme divulgation du recueil, le mouvement de la conscience est dialectique. ” P 224 : “ Ce n'est qu'à partir du caractère dialogal de la conscience ontique-ontologique que se laisse exposer le thétique de son représenter ; voilà pourquoi la caractérisation de la dialectique par l'unité de la thèse, de l'antithèse et de la synthèse est toujours juste, mais reste toujours secondaire. Il en est pareillement de l'interprétation du dialectique comme in-finie négativité. Celle-ci repose sur l'auto-recueil de la conscience, à travers les diverses figures du dialogue vers le concept absolu, qu'est la conscience en sa vérité accomplie. Le caractère thétique-positionnel, ainsi que la négation niante présupposent l'apparaître originellement dialectique de la conscience, mais ne forment jamais la structure de sa nature. Le dialectique ne se laisse pas expliquer logiquement à partir de la position et de la négation propres au représenter ; il ne se laisse pas non plus constater ontiquement comme une activité et une forme de mouvement spéciales à l'intérieur de la conscience réelle. Le dialectique ressortit, en tant que guise de l'apparaître, à l'être, lequel se déploie à partir de la présence comme étantité de l'étant. Hegel ne conçoit pas l'expérience dialectiquement : il pense le dialectique à partir de l'essence de l'Expérience. Cette dernière est l'étantité de l'étant, lequel - en tant que subjectum - se détermine à partir de la subjectité. ” P 224-225 : “ Le moment de déploiement essentiel de l'expérience réside en ce jaillissement à la conscience du nouvel objet vrai. C'est cette naissance du nouvel objet en tant que jaillissement de la vérité qui importe, et non pas la prise de connaissance d'un objet en tant qu'ob-jet, c'est-à-dire en tant que ce qui fait face. L'ob-jet n'est de toute façon plus à penser maintenant comme l'en-face de la représentation, mais comme ce qui surgit, à l'encontre de l'ancien objet au sens du non-encore-vrai, comme la vérité de la conscience. L'expérience est cette manière dont la conscience, dans la mesure même où elle est, s'élance à la poursuite de son concept en tant que quoi elle est en vérité. Cette enquête de l'élan de la conscience atteint, dans le vrai apparaissant, l'apparaitre de la vérité. L'atteignant ainsi, elle parvient dans le s'apparaître à lui-même de l'apparaître. Le “ -per- ” dans expérience, a la signification originelle de conduire. Lors de la construction d'une maison, le charpentier conduit expertement la poutre dans une direction précise. L'expérience, c'est le “ tendre-vers ” qui arrive en plein où il faut... L'expérience, c'est le conduire qui fait parvenir à ... : le berger conduit le troupeau hors de l'étable et le guide jusqu'à la montagne... L'expérience, c'est le parcours qui s'élance jusqu'à ce qui est à atteindre. L'expérience est une guise de la présence, c'est-à-dire de l'Etre. Par l'expérience, la conscience apparaissante se déploie comme apparaissante en sa propre présence auprès de soi. L'expérience rassemble la conscience dans le recueil de son déploiement. ” P 225 : “ L'expérience est le mode de la présenteté (Anwesenheit) du présent qui se déploie dans le “ se représenter soi-même ”. Le “ nouvel objet ” jaillissant à chaque moment respectif dans l'histoire de la formation de la conscience n'est pas quelque vrai ou quelque étant, mais la vérité du vrai, l'être de l'étant, l'apparaître de l'apparaissant, l'expérience. Le nouvel objet n'est, d'après la dernière phrase du quatorzième paragraphe, rien d'autre que l'expérience elle-même. ” 205 P 225-226 : “ L'essentia de l'ens en son esse est la présence. Mais celle-ci ne se déploie que sur le mode de la présentation. Or, comme entre-temps l'ens, le subjectum est devenu la res cogitans, la présentation est, en soi, du même coup, re-présentante, c'est-à-dire qu'elle est représentation. Ce que Hegel pense dans le mot d'expérience, dit tout premièrement ce qu'est la res cogitans en tant que subjectum co-agitans. L'expérience, c'est la présentation du sujet absolu se déployant dans la représentation, et ainsi s'absolvant. L'expérience c'est la subjectité du sujet absolu. L'expérience, en tant que présentation de la représentation absolue, est la parousie de l'absolu. L'expérience est l'absoluité de l'absolu, c'est-à-dire son apparaître dans le s'apparaître s'absolvant. Tout revient à penser l'expérience nommée ici comme l'être de la conscience. Or, être signifie se déployer en présence. La présence se manifeste comme apparition. L'apparition est maintenant apparition du savoir. Dans l'être, figure de déploiement de l'expérience, il y a, comme caractère de l'apparaître, la représentation au sens de présenter. Même là où il emploie le mot d'expérience dans la signification ordinaire d'empirie, Hegel est surtout attentif au moment de la présence. Il entend alors par expérience (cf. la préface au “ Système de la Science ” dans La Phénoménologie de l’esprit, Ed. Hoffmeister p. 14) “ l'attention au présent comme tel ”. Avec circonspection Hegel ne dit pas seulement que l'expérience est une attention à quelque chose de présent, mais à cette chose présente en sa présence. ” P 226-227 : “ L'expérience concerne le présent en sa présence. Dans la mesure où la conscience est en ce qu'elle s'examine elle-même, elle s'élance vers sa présence pour parvenir en celle-ci. A l'apparaître du savoir apparaissant, appartient de se représenter en sa présence, c'est-à-dire de se présenter. La présentation du savoir apparaissant fait partie de l'expérience et cela en son essence. Elle n'est pas seulement la contrepartie de l'expérience qui pourrait aussi bien manquer. C'est pourquoi l'expérience n'est pensée en sa pleine essence comme l'étantité de l'étant au sens du sujet absolu, que si se dévoile en quelle guise la présentation du savoir apparaissant fait partie de l'apparaître comme tel. Le dernier pas s'engageant dans l'essence de l'expérience comme existence de l'absolu est accompli par l'avant-dernier paragraphe du texte. ” 15) Dans cette présentation de la marche de l'expérience, il y a un moment par où elle ne paraît pas coïncider avec ce qu'on a coutume d'entendre par expérience. La transition précisément du premier objet et du savoir de cet objet à l'autre objet, sur lequel on dit que l'expérience a été faite, a été entendue de telle sorte que le savoir du premier objet, ou l'être-pour-la-conscience du premier en-soi, doit devenir le second objet. Au contraire, il semble qu'à l'ordinaire nous fassions l'expérience de la non-vérité de notre premier concept sur un autre objet, que nous trouvons d'une façon contingente et extérieure, de sorte que de toute façon tombe en nous seulement la pure saisie de ce qui est en soi et pour soi. Mais, dans le point de vue exposé, le nouvel objet se montre comme venu à l’être par le moyen d'un retournement de la conscience elle-même. Cette considération de la chose est notre intervention, par laquelle la série des expériences de la conscience s'institue comme progression scientifique, et qui n'est pas pour la conscience que nous observons. Or, nous trouvons ici, en fait, la même circonstance que celle dont nous parlions plus haut à propos de la relation de cette présentation au scepticisme : c'est que le résultat découlant à chaque fois d'un savoir non vrai ne devait pas aboutir au néant vide, mais devait être appréhendé nécessairement comme néant de ce dont il est le résultat, résultat qui contient alors ce que le savoir précédent a de vrai en lui. Les choses se présentent donc ainsi: quand ce qui paraissait d'abord comme l'objet décline dans la conscience en un savoir de celui-ci, et quand l'en-soi devient un être-pour-la-conscience de l'en-soi, c'est là alors le nouvel objet, ce par quoi une nouvelle figure de la conscience surgit pour laquelle ce qui est l'essence est quelque chose d'autre que pour la précédente. C'est cette circonstance qui conduit la succession entière des figures de la conscience en sa nécessité. C'est seulement cette nécessité même, ou la naissance du nouvel objet, lequel se présente à la conscience sans qu'elle sache trop comment, qui est, pour nous, ce qui se passe pour ainsi dire derrière son dos. Dans ce mouvement, il se produit ainsi un moment de l’être-en-soi ou de l'être-pour-nous, moment qui n'est pas présent pour la conscience qui est elle-même comprise dans l'expérience; mais le contenu de ce que nous vovons naître est pour elle, si nous concevons seulement le côté formel 206 de ce contenu ou sa naissance pure ; pour elle, cet ainsi-né est seulement comme objet, pour nous en même temps comme mouvement et devenir. Par celle nécessité, ce chemin vers la Science est déjà lui-même Science, et, par là, selon le contenu de celle-ci, Science de l'expérience de la conscience. P 227-228 : “ Le quinzième paragraphe commence par la représentation que la conscience naturelle a de ce qu'on appelle expérience. L'expérience pensée par Hegel contredit cette représentation. Ceci veut dire : l'expérience pensée métaphysiquement reste inaccessible à la conscience naturelle. Elle est l'étantité de l'étant ; pour cette raison elle ne peut jamais être rencontrée au milieu de l'étant comme une de ses composantes. Si on fait une bonne expérience avec un objet, par exemple en utilisant un outil, on la fait sur l'objet sur lequel est appliqué l'objet avec lequel nous faisons l'expérience. Si, avec un homme, on fait une mauvaise expérience, on la fait lors d'une occasion déterminée, dans la situation et dans des rapports où cet homme était censé répondre aux espoirs ,fondés sur lui. L'expérience avec l'objet est faite non pas sur celui-ci, mais sur un autre objet que l'on y ajoute et auquel on se fie. Dans l'expérience ordinaire, on voit l'objet à examiner à partir des conditions sous lesquelles il se trouve placé par d'autres objets. C'est à partir de ceux-ci que résulte l'état de l'objet. S'il faut modifier les représentations que, jusqu'ici, on avait de l'objet à examiner, alors le mode de la modification nous échoit à partir des autres objets qu'il a fallu ajouter à l'expérience. La non-vérité de l'ancien objet se montre sur le nouvel objet, que nous représentons tout aussitôt pour le mettre, également représenté, en rapport de comparaison avec l'objet déjà connu sur lequel nous voulons faire l'expérience. C'est exactement l'inverse pour l'expérience qu'est la conscience elle-même. ” P 228 : “ Si nous représentons l'objectivité d’un objet, la vérité d'un vrai, l'expérience est faite sur l'ancien objet, et cela de telle façon que c'est justement sur l'ancien objet que naît le nouveau, l'objectivité. Sur l'ancien objet et à partir de lui, le nouveau surgit en une constance. C'est pourquoi il s'agit non seulement de ne pas s'en aller vers un autre objet immédiatement existant, mais de tout d'abord s'engager explicitement dans l'ancien. La conscience naturelle représente immédiatement son représenté et sa représentation comme étant, sans faire attention à l'être que, ce faisant, elle a pourtant déjà aussi représenté. Si donc elle doit s'apercevoir de l'être de l'étant, il faut non seulement qu'elle en reste à l'étant, mais encore qu'elle s'engage en celui-ci de telle sorte qu'elle revienne explicitement à ce qui, dans sa représentation de l'étant était déjà dans l'être-représenté. Dans la mesure où l'apparaître de l'apparaissant se manifeste, la conscience a déjà, en une certaine mesure, abandonné la représentation ordinaire et s'est tournée de l'apparaissant vers l'apparaître, effectuant ainsi un retour. ” P 228-229 : “ Dans l'apparaître à soi se déploie un “ retournement de la conscience même”. Le trait fondamental de l'expérience de la conscience est ce retournement. Elle est même “ notre intervention ”. Ce qui, dans ce retournement, se présente à la conscience n'est pas “ pour la conscience ”, à savoir pas pour la conscience naturelle. Ce qui se présente dans le retournement n'est pas “ pour elle ”, la conscience, “ que nous considérons ”, mais “ pour nous ”, qui considérons. Qui sont ces “ nous ” ? ” P 229 : “ Ils sont ceux qui, dans le retournement de la conscience naturelle, laissent assurément celle-ci à son opiner, mais du même coup et explicitement ex-spectent l'apparaître de l'apparaissant. Un voir qui ex-specte explicitement l'apparaître est cet inspect sous lequel s'accomplit la skepsis qui a prévu l'absoluité de l'absolu et s'est d'avance pourvue d'elle. Ce qui, dans le scepticisme s'accomplissant, advient au paraître, se montre “ pour nous ”, c'est-à-dire pour ceux qui, pensant vers l'étantité de l'étant, sont déjà pourvus de l'être. Le retournement de la conscience qui se déploie dans la skepsis est la marche du pourvoir, par laquelle la conscience se pourvoit elle-même de l'apparaître. Ce qui se montre à l'ainsi pourvu fait certes partie, d'après son contenu, de la conscience elle-même et est “ pour elle ”. Mais la manière dont l'apparaissant se montre, à savoir l'apparaître, cela est l'aspect de l'apparaissant, son qui figure tout apparaissant, le fait advenir à la vision et lui donne forme - cela est la la forma. Hegel l'appelle “ le formel ”. Celui-ci n'est jamais “ pour elle ”, 207 pour la conscience naturelle immédiatement représentante. Dans la mesure où le formel est pour elle, il n'est toujours pour elle que comme objet, mais n'est jamais l'objectivité. Le formel, l'étantité de l'étant, est “ pour nous ”, ceux qui, dans le retournement, ne portons pas immédiatement nos regards sur l'apparaissant, mais sur l'apparaître de l'apparaissant. Le retournement de la conscience, qui est un retournement de la représentation, ne vire pas de la simple représentation directe à un chemin latéral, mais au contraire se laisse attirer, à l'intérieur de la représentation naturelle, par cela d'où échoit seulement au représenter immédiat ce qu'il peut percevoir comme ce qui est présent. ” P 230 : “ Dans le retournement de la conscience, nous nous laissons attirer par cette chose derrière laquelle la conscience naturelle ne peut jamais aller. Nous portons nos regards sur ce qui “ se passe derrière son dos ”. Le retournement en fait justement aussi partie. Par le retournement, l'apparaître de l'apparaissant accède à la présentation. Le retournement retourne et institue ainsi seulement l'expérience en une présentation. L'expérience de la conscience se voit, par le retournement, “ élevée à une démarche scientifique ”. La présentation présente l'être de l'étant. Elle est la Science de l’ Le retournement, où la pensante skepsis se tourne vers l'apparaissant en tant que l'apparaissant, introduit ainsi la vision dans la progression de la Science. La skepsis sur l'être de l'étant ré-institue l'étant en lui-même, de sorte qu'il se montre comme l'étant dans l' “ en tant que ”. Le retournement laisse advenir explicitement le en son rapport à l’ Ainsi donc l'élément décisif de l'expérience, à travers laquelle la conscience s'apparaît à soi-même en son apparaître, réside dans le retournement. Or celui-ci est “ notre intervention ”. P 230-231 : “ Mais Hegel n'a-t-il pas, dans les paragraphes précédents (cf. tout particulièrement le douzième), employé toute sa puissance méditative à montrer que nous devions justement, lors de la présentation du savoir apparaissant, laisser de côté nos idées et pensées, afin que nous reste “ le pur acte de regarder ” ? Ne dit-il pas expressément, dans le treizième paragraphe, que la conscience s'examine soi-même et que par conséquent “ une intervention de notre part ” est superflue ? En laissant de côté toute intervention, nous sommes censés obtenir que l'apparaissant se montre à partir de soi-même en son apparaître. Mais, précisément, cet abandon n'advient pas tout seul. Si jamais un laisser est un faire, c'est bien ce laisser de côté. Un tel faire est nécessairement le fait d'une intervention. Car c'est uniquement parce que la skepsis du scepticisme s'accomplissant porte ses regards sur l'être de l'étant, que l'étant peut librement apparaître à partir de soi-même et laisser resplendir son apparaître. L'intervention que constitue le retournement de la conscience est alors, précisément : laisser apparaître l'apparaissant comme tel. Cette intervention n'impose pas à l'expérience quelque chose qui lui serait étranger. Elle produit au contraire explicitement à partir d'elle-même ce qui réside en elle en tant que l'être de la conscience, laquelle est, d'après la première thèse sur la conscience, pour soi-même son concept. C'est pourquoi l'intervention ne saurait jamais éliminer la pure skepsis requise par la présentation. Dans l'intervention et par elle, la pure skepsis ne fait plutôt que commencer. C'est pourquoi la skepsis demeure dans l'intervention. ” P 231-232 : “ Dans le paragraphe précédent, Hegel dit que l'expérience est le mouvement que la conscience elle-même exerce sur elle-même. Cet exercice n'est rien d'autre que le règne de la puissance, forme sous laquelle la volonté de l'absolu veut qu'il soit présent auprès de nous en son absoluité. Or, cette volonté qu'est l'absolu se déploie dans la guise de l'expérience. Celle-ci est le parcours qui s'élance jusqu'à ce qui est à atteindre, et c'est la figure sous laquelle l'apparaître s'apparaît. En tant que ce parvenir (présence), l'expérience caractérise l'essence de la volonté, laquelle séjourne secrètement avec l'essence de l'expérience dans l'essence de l'être. L'expérience qu'il faut ici penser n'est ni un mode de connaissance ni un mode du vouloir tel qu'on se le représente ordinairement. Comme expérience se déploie la volonté de l'absolu d'être auprès de nous, c'est-à-dire d'apparaître pour nous comme l'apparaissant. Pour nous, l'apparaissant se présente en son apparaître, en ce que nous accomplissons l'intervention du retournement. Ainsi donc, l'intervention veut la volonté de l'absolu. L'intervention est elle-même le voulu de l'absoluité de l'absolu. Le retournement de la conscience n'ajoute, de notre part, rien 208 d'égocentrique à l'absolu. Elle nous ré-institue, au contraire, en notre essence qui consiste à être présents dans la parousie de l'absolu. Ceci signifie pour nous : présenter la parousie. La présentation de l'expérience est voulue à partir de l'essence de l'expérience comme ce qui lui ressortit. Notre intervention montre ainsi que nous sommes, et comment nous sommes, dans la skepsis, les ressortissants de l'absoluité de l'absolu. ” P 232-233 : “ L'expérience est l'être de l'étant. L'étant est entretemps apparu dans la frappe de la conscience et est, comme l'apparaissant, dans la représentation. Or, si maintenant la présentation appartient à l'essence de l'expérience, si la présentation à son tour trouve son fondement dans le retournement de la conscience, et si le retournement, en tant que notre intervention, est l'accomplissement de notre rapport essentiel à l'absolu, alors notre essence elle-même fait partie de l'absoluité de l'absolu. Le retournement, c'est la skepsis, le regard dans l'absoluité. Elle retourne tout apparaissant en son apparaître. En se pourvoyant d'emblée de l'apparaître, elle dépasse tout apparaissant en tant que tel, le cerne et ouvre ainsi l'étendue de la scène sur laquelle l'apparaître s'apparaît. Sur cette scène et à travers elle, la présentation exécute sa marche, en ce qu'elle procède constamment sur le mode de la skepsis. Dans le retournement la présentation a devant soi l'absoluité de l'absolu ; ainsi, elle a l'absolu lui-même auprès de soi. Le retournement ouvre et délimite la scène de l'histoire de la formation de la conscience. Ainsi, elle assure l'intégrité et la progression de l'expérience de la conscience. L'expérience progresse en ce qu'elle procède, en cette procession revient à soi, en ce revenir-à-soi se déploie dans la présence de la conscience, et ainsi, en tant que présence, devient constante. La présenteté (Anwesenheit) constante et achevée de la conscience est l’être de l'absolu. Par le retournement, la conscience apparaissante se montre en son apparaître et uniquement en celui-ci. L'apparaissant s'aliène en son apparaître. Par cette aliénation, la conscience atteint à la dernière extrémité de son être. Mais ainsi elle ne s'en va pas de soi ou de son essence ; et l'absolu ne tombe pas, par l'aliénation, dans le vide de sa faiblesse. L'aliénation est bien plutôt la retenue de la plénitude de l'apparaître à partir de la force de cette volonté où règne la parousie de l'absolu. L'aliénation de l'absolu est son intériorisation dans la marche de l'apparaître de son absoluité. L'aliénation est si peu l'aliénation dépaysante dans l'abstraction que c'est par elle seulement que l'apparaître retrouve au contraire son foyer propre dans l'apparaissant comme tel. ” P 233 : “ C'est en vérité une tout autre question que de savoir si, et en quelle mesure la subjectité est une destination propre de l'essence de l'être, en laquelle l'ouvert sans retrait de l'être -non pas la vérité de l'étant - se dérobe, déterminant une époque propre. A l'intérieur de la subjectité, tout étant comme tel devient objet. Tout étant est étant à partir de, et dans l'objectivation. Si, à l'intérieur de l’ère de la subjectité, en laquelle l'essence de la technique a son fondement, la Nature, en tant que l'être, est ob-posée à la conscience, alors cette nature est seulement l'étant comme objet de l'objectivation technique moderne qui s'attaque indifféremment à la substance (Bestand) de l'homme et des choses. ” P 234 : “ Le retournement de la conscience ouvre tout d'abord, et d'emblée, explicitement cet entre-deux à l'intérieur duquel le dialogue entre la conscience naturelle et le savoir absolu advient à sa parole. Le retournement ouvre du même coup, en tant que skepsis, regard sur l'absoluité de l'absolu, la région complète à travers laquelle la conscience rassemble son histoire dans la vérité achevée, la figurant de la sorte en cette guise. Le retournement de la conscience éclaircit le double du double Le retournement forme premièrement et en général, l'espace de jeu pour le caractère dialectique du mouvement, figure sous laquelle l'expérience s'accomplit comme l’être de la conscience. ” Le retournement de la conscience est l'accomplissement du voir de la skepsis, qui voit dans la mesure où elle s'est déjà pourvue de l'absoluité, ayant de la sorte, par elle, fait provision d'elle. L'avoir-vu (vidi) de la skepsis est le savoir de l'absoluité. Le retournement de la conscience est le milieu essentiel du savoir, forme de déploiement de la présentation du savoir apparaissant. 209 Ainsi, la présentation est la marche de la conscience elle-même vers l'apparaître à soi dans l'apparaître. Elle est “ le chemin de la Science ”. En tant que chemin ainsi conçu de la Science, la présentation est, elle-même, Science ; car le chemin sur lequel elle se met en chemin est le mouvement, au sens de l'expérience. La puissance se déployant en celle-ci et en tant que celle-ci, c'est la volonté de l'absolu qui se veut en sa parousie. En cette volonté, le chemin a sa nécessité. ” P 234-235 : “ Hegel résume en une phrase les résultats de sa méditation tels que les ont apportés le quatorzième et le quinzième paragraphes. Cette phrase, il la sépare - seule entre toutes - du texte continu des paragraphes. Elle recueille ainsi tous les paragraphes précédents du morceau en une pensée décisive. Voici son texte : “ Par cette nécessité, le chemin vers la Science est déjà lui-même Science, et par là, selon le contenu de celle-ci, Science de l'expérience de la conscience. ” Si nous mettons ensemble les mots en italique, ils donnent le titre que Hegel a placé d'abord devant la Phénoménologie de l’Esprit : Science de l'Expérience de la conscience. Les paragraphes précédents contiennent, philologiquement parlant, l'exégèse de ce titre. L'expérience, c'est l'apparaître du savoir apparaissant en tant qu'apparaissant. La science de l'expérience de la conscience présente l'apparaissant en tant qu'apparaissant. L'apparaissant est l’ l'étant, dans le sens de la conscience. La skepsis de la présentation “ elle considère le présent (dans l'apparaître) en tant que (l'ainsi) présent et (considère) ainsi ce qui en celui-ci (en l'apparaissant en son apparaître) domine et s'avance par lui-même d'emblée. ” P 235-236 : “ La présentation se pourvoit de la puissance de la volonté par laquelle l'absolu veut sa présenteté (parousie). Ce qu'il caractérise lui-même du nom de théorie de l'étant en tant qu'étant, Aristote le dénomme : un mode, pour notre voir et notre entendre, de “ s'en tenir à ”, à savoir : au présent en tant qu'un tel. En tant que guise du se tenir auprès (Dabeistehen) du constant présent, est, elle-même, pour l'homme, un mode d'être présent auprès du présent sans retrait. Nous nous précipitons nous-mêmes dans l'erreur si nous traduisons le mot d’ par science en laissant au bon plaisir de l'opinion naturelle d'entendre par ce mot ce qui vient à l'idée quand on le prononce. Mais si nous traduisons cependant ici par science, alors cette interprétation est justifiée seulement dans la mesure où nous comprenons le savoir comme avoir-vu, et pensons cet avoir-vu à partir de ce voir qui se tient devant l'aspect du présent en tant que présent, en portant ses regards sur l'être de la présence lui-même. A partir du savoir pensé, l’ d'Aristote garde, et nullement par hasard, un rapport essentiel à ce que Hegel appelle “ la Science ”, dont le savoir, il est vrai, s'est modifié avec la modification de la présence du présent. Si nous comprenons le mot de “ Science ” seulement dans ce sens, alors les sciences qu'on appelle d'ordinaire ainsi ne sont sciences qu'en second lieu. Les sciences sont au fond philosophie, mais elles le sont de telle sorte qu'elles quittent leur propre fond et s'établissent à leur guise en ce que la philosophie leur a ouvert. Cela, c'est le domaine de la . ”] P 236 : “ La science qu'il caractérise comme celle qui considère l'étant en tant qu'étant, Aristote la nomme : la philosophie première. Mais celle-ci ne considère pas seulement l'étant dans son étantité ; elle considère en même temps l'étant qui, en toute pureté, correspond à l'étantité : l'étant suprême. Cet étant, le divin, est appelé aussi, en une étrange ambiguïté, “ l'Etre ”. La philosophie première est, en tant qu'ontologie, en même temps 210 la théologie du vraiment étant. Pour être plus exact, il faudrait l'appeler la théiologie. La science de l'étant comme tel est en soi onto-théologique. ” P 236-237 : “ Conformément à cela, Hegel appelle la présentation du savoir apparaissant, non pas la Science de l'expérience de la conscience, mais “ Science ”. Elle n'est qu'une partie de “ la ” Science. C'est pourquoi au-dessus du titre “ Science de l'expérience de la Conscience ”, il y a encore, expressément, “ Première Partie ”. La Science de l'expérience de la conscience fait signe en soi vers l'autre partie de la Science. L'autre partie ne vient pas, quant à son rang, après la première, pas plus que la théologie, à l'intérieur de la philosophie première, ne vient après l'ontologie. Mais cette autre partie ne vient pas non plus avant celle-ci. Les deux parties ne sont pas non plus ex aequo. Les deux sont, chacune en leur guise, le Même. Parler d'une première et d'une deuxième partie reste extérieur, mais non fortuitement -, car depuis Platon et Aristote jusqu'à Nietzsche, le fond de l'unité du déploiement onto-théologique de la Métaphysique reste si secret qu'aucune question ne s'est jamais enquise de lui. Au lieu de cela, l'ontologie et la théologie oscillent, suivant le regard jeté sur elles : tantôt l'une et tantôt l'autre est, à l'intérieur de la philosophie première, la toute première science et la véritable. Pour Hegel, la Science de l'expérience de la conscience, c'est-à-dire l'ontologie du vraiment étant en son existence, renvoie à l'autre partie de la Science comme à “ la Science proprement dite ”. 16) L'expérience que la conscience fait sur soi ne peut, selon le concept de l’expérience même, comprendre rien de moins en elle que le système total de la conscience, ou l'entier empire de la vérité de l'esprit, de sorte que les moments de cette dernière s'exposent en cette détermination particulière, de façon à ne pas être des moments abstraits et purs, mais d'être comme ils sont pour la conscience, ou comme cette conscience surgit dans son rapport à eux, ce par quoi les moments du tout sont des figures de la conscience. En se poussant vers son existence vraie, la conscience atteindra un point où elle se libérera de son apparence d'être entachée de quelque chose d'étranger qui est seulement pour elle et comme un autre ; elle atteindra ainsi le point où l'apparition devient égale à l'essence, ou, en conséquence, la présentation proprement dite coïncide avec la Science de l'esprit ; finalement, quand la conscience saisira cette essence qui lui est propre, elle caractérisera la nature du savoir absolu lui-même. ” P 237 : “ Le seizième paragraphe, par lequel le morceau se termine, ouvre une perspective sur ce contexte. Celui-ci cependant ne se montre que si nous gardons en vue que l'Expérience est l'étantité de l'étant qui est présent comme conscience, dans les figures de celle-ci. L'être de la présence du présent, de l’ de est déjà pour les penseurs grecs, depuis que l' s'épanouit comme le : l'apparaître se montrant. Conformément à cela, la multiplicité du présent () est pensée comme ce qui, en son apparaître, est simplement reçu et admis : La reçoit et admet immédiatement le présent. Le en revanche, est cette entente qui accepte le présent en tant que tel et l'inspecte quant à sa présence. Parce que l' le présent, signifie de manière ambiguë aussi bien le présent lui-même que le fait d'être présent, l' se trouve, par nécessité essentielle, en un rapport également originel au et à la . ” P 238 : “ Même l'être de ce qui, dans la certitude, est le su, a le trait fondamental de la présence. Il se déploie comme apparaître. Mais dans la présence du savoir, c'est-à-dire du subjectum au sens de la res cogitans, l'apparaître n'est plus le se-montrer de l'idea comme mais de l'idea comme perceptio. L'apparaître est maintenant la présence sur le mode de la présentation dans l'orbe de la représentation. L'apparaître du savoir apparaissant est la présence immédiate de la conscience. Mais cette présence se déploie sur le mode de l'expérience. Avec elle, l'absolu, l'esprit accède à l'“ entier royaume de sa vérité ”. Or les 211 moments de sa vérité sont les figures de la conscience qui, dans la marche de l'expérience, se sont défaites de ce qui, à chaque moment respectif, semble être le vrai seulement pour la conscience naturelle, dans la mesure où en son histoire il est, à chaque fois, seulement pour elle. Si, maintenant, l'expérience est accomplie, l'apparaître de l'apparaissant a accédé à cette pure épiphanie, figure sous laquelle l'absolu se déploie absolument en présence auprès de soi-même et est le déploiement même de l'être. A partir de cette pure épiphanie, règne la puissance qui exerce sur la conscience même le mouvement de l'expérience. La puissance de l'absolu qui règne dans l'expérience “ pousse la conscience vers sa vraie existence ”. Existence signifie ici la présence sur le mode de l'apparaître à soi. C'est ici, en ce point, que la pure apparition de l'absolu coïncide avec le déploiement de son être. ” P 238-239 : “ La parousie est l'être de la présence en laquelle l'absolu est auprès de nous et en même temps auprès de soi-même en tant que tel. Conformément à cela, la présentation de l'apparaître coïncide, en cet endroit, avec “ la Science proprement dite de l'esprit ”. La Science du savoir apparaissant conduit et tombe dans la Science proprement dite. Cette dernière fait advenir à une présentation comment l'absolu s'advient à soi-même en son absoluité. La Science proprement dite, c'est la “ Science de la Logique ”. Ce nom est pris dans la tradition. La logique passe pour le savoir du concept. Mais le concept, figure sous laquelle la conscience est à elle-même son concept, nomme maintenant l'absolu se-concevoir de l'absolu dans l'absolu saisissement de soi-même. La Logique de ce concept, est la théiologie ontologique de l'Absolu. Elle n'expose pas, comme la Science de l'expérience de la conscience, la parousie de l'absolu mais l'absoluité dans sa parousie vers soi-même. ” P p 239-240 : “ Dans le titre “ Science de l'Expérience de la Conscience ”, le mot d'expérience est, au milieu, souligné. Il sert de médiateur entre la conscience et la Science. Ce que ce titre dit à cet égard, correspond ainsi à la chose même. L'expérience est en soi, en tant qu'être de la conscience, le retournement par lequel la conscience se présente en son apparaître. Ceci signifie : dans la présentation, l'expérience est Science. Mais la représentation naturelle comprend le titre de l’œuvre immédiatement, et uniquement dans ce sens que la Science a pour objet l'expérience, laquelle, à son tour, est l'expérience de la conscience. Cependant, ce titre intitulé l’œuvre qui exécute le retournement de la conscience en ce qu'elle la présente. Or le retournement retourne la conscience naturelle. C'est pourquoi ce titre est incompris tant qu'on le lit selon l'habitude de la conscience naturelle. Les deux génitifs “ de l'expérience ” et “ de la conscience ” ne nomment pas un génitif objectif, mais un génitif subjectif. C'est la conscience, et non pas la Science, qui est le sujet se déployant sur le mode de l'expérience. Mais l'expérience est le sujet de la Science. D'autre part il n'est pas contestable que le génitif objectif ne garde son sens qu'autant que le génitif subjectif ne perd pas le sien. Pensés exactement, aucun des deux n'a une prééminence sur l'autre. Les deux nomment en sa subjectité la relation sujet-objet du sujet absolu. C'est en gardant les yeux fixés sur celle-ci - qui a son essence dans l'expérience - que nous devons lire ce titre à travers le foyer du mot médiateur, et à la fois dans un sens et dans l'autre, d'arrière en avant et ensuite toujours davantage vers l'avant. ” P 240 : “ Ces génitifs nomment, dans l'une et l'autre signification, le rapport dont le retournement fait usage, sans jamais le penser explicitement : le rapport de l'être à l'étant en tant que le rapport de l'étant à l'être. Le mouvement dialectique s'établit en ce lieu qui est assurément ouvert par le retournement, mais est à nouveau précisément voilé en tant qu'il est l'ouvert de ce rapport-là. Le dialogue sceptique entre la conscience naturelle et la conscience absolue inspecte de son regard perspicace ce lieu en prévision de l'absoluité de l'absolu. La skepsis dialectique est l'essence de la philosophie spéculative. Les génitifs paraissant dans le titre ne sont ni seulement subjectifs, ni seulement objectifs, ni seulement une combinaison des deux. Ils font partie du génitif dialectique-spéculatif. Et ce dernier se montre dans le titre pour cette unique raison qu'il traverse et régit d'emblée la langue à laquelle parvient l'expérience de la conscience dans la mesure où elle accomplit sa présentation. ” 212 P 240-241 : “ Le titre d'abord choisi, “ Science de l’expérience de la Conscience ”, est abandonné pendant l'impression de l'ouvrage. Mais le texte qui l'explique demeure. Le titre est remplacé par un autre. Cet autre titre est : “ Science de la Phénoménologie de l'Esprit. ” Ainsi, le texte qui reste et ne parle nulle part d'une phénoménologie de l'esprit devient-il la véritable interprétation du nouveau titre. Celui-ci surgit aussi dans le titre général, sous lequel l’œuvre a paru en 1807 : “ Système de la Science, Ire partie, la Phénoménologie de l'Esprit. ” Lorsque l'oeuvre paraît de nouveau, peu après la mort de Hegel, comme deuxième tome des Oeuvres complètes (1832), le titre n'est plus que : “ Phénoménologie de l'Esprit. ” Derrière la chute presque imperceptible du “ la ” se cache un changement décisif dans la pensée hégélienne et dans la façon de la divulguer. Ce changement concerne, quant au contenu, le système ; il commence peu après la publication de la “ Science de la Phénoménologie de l'Esprit ”, et a été probablement provoqué et renforcé par le passage dans l'enseignement au Gymnase de Nuremberg. L'enseignement scolaire, à son tour, a donné aussi son empreinte à l'enseignement universitaire lorsqu'il fut à nouveau repris plus tard. ” P 241-242 : “ A l'époque de la première publication de la Phénoménologie de l’Esprit, le titre général : “ Système de la Science ”, a une plurivocité dialectique-spéculative. Il ne signifie pas : les sciences placées par rubriques en un ordre inventé. Il ne signifie pas non plus :'la philosophie présentée comme la Science en sa cohésion. “ Système de la Science ” signifie : la Science est, en soi, l'organisation absolue de l'absoluité de l'absolu. La subjectité du sujet se déploie de telle sorte qu'elle s'établit, se sachant, dans la parfaite intégrité de sa structure. Cet établissement est la guise de l'être en laquelle est la subjectité. “ Système ”, c'est la constitution de l'absolu qui se rassemble en son absoluité et, ainsi constitué, accède à la constance de sa propre présenteté (Anwesenheit). La Science est le sujet du système, non pas son objet. Mais si elle en est le sujet, c'est de telle sorte que la Science ressortissant à la subjectité soit partie constituante de l'absoluité de l'absolu. La Science est pour Hegel, à l'époque de la première publication de la Phénoménologie de l’Esprit, le savoir ontothéiologique du vraiment étant en tant qu'étant. Elle déploie sa totalité doublement, dans la “ Science de la Phénoménologie de l'Esprit ” et dans la “ Science de la Logique ”. Ce que Hegel appelle “ Science de la Logique ” est, à cette époque, la théiologie absolue, et non l'ontologie. Celle-ci s'est bien plutôt déployée comme la “ Science de l’Expérience de la Conscience ” La Phénoménologie est la “ Science première ”, la Logique est la Science proprement dite à l'intérieur de la philosophie première comme vérité de l'étant comme tel. Cette vérité est l'essence de la Métaphysique. Cependant, pas plus que Kant avant lui et le dernier Schelling après lui, Hegel n'a maîtrisé la puissance depuis longtemps affermie de la systématique didactique de la métaphysique d'école. Nietzsche ne s'emporte contre cette systématique que parce que sa pensée ne peut que rester prise dans le système essentiel, c'est-à-dire onto-théiologique de la Métaphysique. ” P 242-243 : “ Pourquoi Hegel a-t-il renoncé au titre d'abord choisi de “ Science de l'Expérience de la Conscience ” ? Nous ne le savons pas. Mais nous pouvons le présumer. S'effrayait-il devant ce mot d'“ Expérience ” placé par lui-même, en italique, au centre ? Ce mot est maintenant le nom pour l'être de l'étant. Pour Kant, il est le nom qui désigne la seule connaissance théorique possible de l'étant. Semblait-il par trop osé de faire advenir l'ancienne assonance de la signification originelle du mot “ Expérience ” - assonance que Hegel entendait probablement en pensée - à une nouvelle résonance : expérience comme élan qui parcourt jusqu'à atteindre, et celui-ci comme la guise de la présence, de l’ de l'être ? Semblait-il trop osé de faire de cette ancienne résonance le ton fondamental de la parole en laquelle l’œuvre parle, même là où le mot d'expérience ne se rencontre pas ? Mais il se rencontre à tous les passages essentiels de sa progression, c'est-à-dire dans les transitions. Il est vrai qu'il s'efface dans la dernière partie principale, laquelle présente l'apparaître de la conscience comme esprit. D'autre part, la préface, écrite elle-même après l'achèvement de l’œuvre, parle encore du “ système de l'expérience de l'esprit ”. P 243 : “ Pourtant, le titre “ Science de l'Expérience de la Conscience ” disparaît. Or, avec lui disparaît aussi du titre de l'ouvrage le mot de “ conscience ”, bien que la conscience, en tant que 213 conscience de soi, constitue le domaine de déploiement de l'absoluité de l'absolu, et bien que la conscience soit la terre de la Métaphysique moderne, laquelle terre s'est maintenant prise en possession soi-même comme “ système de la Science ”, et s'est complètement arpentée. ” P 243-244 : “ Le titre “ Science de l'Expérience de la Conscience ” disparaît pour faire place au nouveau : “ Science de la Phénoménologie de l'Esprit. ” Le nouveau titre est bâti, en exacte correspondance, sur l'ancien. Nous devons également penser ses génitifs de manière dialectique-spéculative. A la place du mot “ Expérience ”, il y a maintenant le mot déjà usité par la philosophie d'école, le mot de “ Phénoménologie ”. L'essence de l’Expérience est l'essence de la Phénoménologie. Le l'apparaître à soi du sujet absolu qui est appelé l'“ Esprit ”, se recueille dans la guise du dialogue entre la conscience ontique et la conscience ontologique. La “ -logie ” dans la phénoménologie est ce au sens de ce double qui caractérise le mouvement sous la figure duquel l'expérience de la conscience est l'être de cette conscience. La Phénoménologie est la réunion sur soi de la parole du dialogue de l'esprit avec sa parousie. “ Phénoménologie ” est ici le nom pour l'existence de l'esprit. L'esprit est le sujet de la phénoménologie, non pas son “ objet ”. Le mot de “ phénoménologie ” ne signifie pas ici une discipline de la philosophie ; il est encore moins l'étiquette d'un genre spécial de recherche qui s'occuperait de décrire le donné. Or, parce que la recollection de l'absolu sur sa parousie requiert essentiellement la présentation, la détermination d'être Science rentre déjà dans l'essence de la phénoménologie, mais cela non pas dans la mesure où elle est un représenter effectué par l'esprit, mais en cela qu'elle est l'existence, c'est-à-dire la présenteté (Anwesenheit) de l'esprit. C'est pourquoi le titre abrégé “ La Phénoménologie de l'Esprit ” ne tombe-t-il pas, bien pensé, dans l'indéterminé. Il astreint au contraire la pensée à son extrême pouvoir de recollection. “ La Phénoménologie de l'Esprit ”, cela signifie : la parousie de l'absolu en son règne. Une dizaine d'années après la publication de la Phénoménologie de l’Esprit, la “ Phénoménologie ” a décliné, à l'intérieur du système didactique de l'Encyclopédie (1817) en une partie étroitement limitée de la philosophie de l'esprit. Le nom de “ Phénoménologie ” est de nouveau, comme au XVIIIe siècle, le nom pour une discipline. Celle-ci se place entre l'anthropologie et la psychologie. ” P 244-245 : “ Or, qu'est-ce que la phénoménologie de l'esprit, si elle est l'expérience de la conscience ? Elle est le scepticisme s'accomplissant. L'expérience, c'est le dialogue entre la conscience naturelle et le savoir absolu. La conscience naturelle est l'esprit qui, à chaque fois, existe historiquement en son temps. Mais cet esprit n'est pas une idéologie. Étant la subjectité, il est en cela l'effectivité de l'effectif. Les esprits historiques restent, à chaque fois, intériorisés en eux-mêmes dans la mémoire d'eux-mêmes. Mais le savoir absolu est la présentation de l'apparaître de l'esprit comme être de l'étant. Il accomplit l'“ organisation ” de la constitution ontologique du royaume spirituel. La marche du dialogue se recueille en l'endroit qu'elle produit et atteint seulement en sa marche, pour, le traversant, s'établir en lui et, ainsi arrivée, être présente en lui. La marche d'approche du dialogue est le chemin du désespoir sur lequel la conscience perd, à chaque moment respectif, son non-encore-vrai et le sacrifie à l'apparaître de la vérité. Lors de la consommation du dialogue mené par le “ scepticisme s'accomplissant ”, échoit le mot : tout est consommé. Il tombe à l'endroit du chemin où la conscience meurt elle-même sa mort, vers laquelle elle est emportée par la violence de l'absolu. A la fin de l'oeuvre, Hegel appelle la phénoménologie de l'esprit “ le calvaire de l'esprit absolu ”. P 245-246 : “ La Science de la phénoménologie de l'esprit est la théologie de l'absolu quant à sa parousie dans le vendredi saint dialectique-spéculatif. Ici meurt l'absolu. Dieu est mort. Ceci veut tout dire sauf : il n'y a pas de Dieu. Quant à la “ Science de la Logique ”, elle est la Science de l'absolu qui est présent auprès de soi originairement en son se-savoir en tant que concept absolu. Elle est la théologie de l'absoluité de l'absolu avant la Création. Mais l'une et l'autre théologies sont de l'ontologie, ont trait au monde. Elles pensent la mondialité du monde, dans la mesure où monde signifie ici : l'étant en entier, lequel étant a le trait fondamental de la subjectité. Le monde ainsi compris détermine son étant de telle manière que celui-ci ne soit plus présent que dans la représentation qui représente l'absolu. Cependant la Science du savoir absolu n'est pas la 214 théologie mondiale du monde parce qu'elle séculariserait les théologies chrétiennes et ecclésiastiques, mais parce qu'elle fait partie de l'essence de l'ontologie. Celle-ci est plus ancienne que toute théologie chrétienne, qui, de son côté, doit d'abord être effective pour qu'un processus de sécularisation puisse seulement se mettre en branle. La théologie de l'absolu est le savoir de l'étant en tant qu'étant, qui chez les penseurs grecs fait advenir à la lumière son essence onto-théologique et suit cette sienne essence, sans jamais la poursuivre jusqu'à sa source. Ainsi se découvre, dans le langage même de la Science absolue, que la théologie chrétienne est Métaphysique, en ce qu'elle sait et dans la manière dont elle sait ce qu'elle sait. ” P 246 : “ La thèse : l'expérience de la conscience est la consommation du scepticisme, et l'autre thèse : la phénoménologie est le calvaire de l'esprit absolu, nouent l'achèvement de l’œuvre avec son début. Cependant, l'essentiel de la Phénoménologie de l’Esprit n'est pas l’œuvre en tant que travail d'un penseur, mais l’œuvre en tant qu'effectivité de la conscience elle-même. Parce que la phénoménologie est l'expérience, l'étantité de l'étant, elle est la recollection de l'apparaître à soi sur l'apparaître et à partir de l'épiphanie de l'absolu. ” P 246-247 : “ Le recueil de soi-même dans la recollection est l'essence même, quoique non enoncée, de la volonté absolue. La volonté se veut dans la parousie absolue auprès de nous. “ La Phénoménologie ” est elle-même l'être, dans la guise duquel l'absolu est en et pour soi auprès de nous. Cet être veut dans la mesure où la volonté est son essence. Il reste toujours à penser comment l'être advient à cette essence. ” P 247 : “ Cet “ être auprès de nous ” appartient à l'absoluité même de l'absolu. Sans cet “ auprès de nous ”, l'absolu serait le Solitaire qui ne pourrait s'apparaître en l'apparaissant. Il ne pourrait s'épanouir en son ouvert sans retrait. Sans cet épanouissement il ne serait pas en vie. L'expérience est le mouvement du dialogue entre le savoir naturel et le savoir absolu. Elle est les deux, à partir de l'unité ; unifiante sous la figure de laquelle elle recollecte. Elle est la nature de la conscience naturelle, qui est historiquement dans la contingence de ses figures apparaissantes. Elle est le se-concevoir de ces figures, dans l'organisation de leur apparaître. C'est pourquoi l’œuvre s'achève par la phrase : “ les deux réunis, l'histoire conçue, forment la recollection et le calvaire de l'esprit absolu, l'effectivité, la vérité et la certitude de son trône, sans lequel il (l'absolu) serait la solitude sans vie ”. Car l'absolu a besoin, en son absoluité, du trône comme de ce haut lieu en lequel il peut s'établir sans s'abaisser. ” P 247-248 : “ La parousie de l'absolu advient comme phénoménologie. L'expérience est l'être conformément auquel l'absolu veut être auprès de nous. La présentation, qui, de par son essence, ressortit à l'expérience, n'a rien d'autre à présenter que la phénoménologie au sens de la parousie ; voilà pourquoi la parousie, c'est-à-dire ce en quoi elle s'achève, est nommée dès la fin du premier paragraphe par lequel l’œuvre commence. Il est vrai que cela, à savoir que l'absolu est déjà, et veut être en soi et pour soi auprès de nous, n'est mentionné, presque imperceptiblement, que dans une subordonnée. Au terme de l’œuvre, la subordonnée est devenue l'unique principale. Le “ auprès de nous ” s'est dévoilé comme le “ pas sans nous ”. P 248 : “ Dans l' “ auprès de nous ”, au début du morceau, la nature du “ nous ” est encore impensée. Dans le “ pas sans nous ” à la fin de l'oeuvre, la nature du “ nous ” s'est déterminée. Nous sommes ceux qui prenons sceptiquement l'être de l'étant en une considération explicite et ainsi le respectons vraiment. L'anneau s'est fermé. Le dernier mot de l'oeuvre, comme un écho, retourne se perdre en son début. Car les seize paragraphes du texte qu'on a coutume d'appeler l'Introduction à la Phénoménologie de l’Esprit, en sont déjà le véritable début. ” P 248-249 : “ Le titre d' “ Introduction ” ne se trouve pas dans l'édition originale de 1807. Ce n'est que dans la table des matières de cette édition, ajoutée plus tard, que le morceau qui suit la préface est mentionné sous le titre d'“ Introduction ”, vraisemblablement à cause de l'embarras 215 qui résulta de l'obligation de rédiger une telle table. Car d'après la chose qui y est en cause, ce texte n'est pas une introduction ; voilà qui expliquerait pourquoi une préface beaucoup plus vaste a été rédigée après l'achèvement de l’œuvre. Ce texte de seize paragraphes n'est pas une introduction, parce qu'il ne saurait en être une. Il ne saurait en être une parce qu'il n'y a pas d'introduction à la phénoménologie. Il n'y en a pas, parce qu'il ne peut y avoir d'introduction à la phénoménologie. Car la phénoménologie de l'Esprit est la parousie de l'absolu. La parousie est l'être de l'étant. Pour l'homme, il n'y a pas d'introduction à l'être de l'étant, parce que l'être de l'homme est, dans l'accompagnement de l'être, cet accompagnement lui-même. Dans la mesure où l' “ auprès de nous ” de l'absolu déploie son règne, nous sommes déjà dans la parousie. Jamais nous ne pouvons être introduits en elle à partir de quelque ailleurs. Mais comment sommes-nous dans la parousie de l'absolu ? Nous sommes en elle d'après l'habitude de la conscience naturelle. A celle-ci toute chose apparaît comme si tout le présent était contiguïté. L'absolu aussi lui apparaît d'ordinaire comme quelque chose à côté du reste. Cela également, qui est au-dessus de l'étant représenté de façon habituelle est, pour la conscience naturelle, au-dessus et en face d'elle (objet). Il est cet “ à côté ” se trouvant dans la direction de l'en-haut, et à côté duquel nous sommes nous-mêmes. Suivant le trait de son représenter, la conscience naturelle s'en tient à l'étant, et ne s'occupe pas de l’être par lequel elle est pourtant attirée d'emblée - même pour ce qui concerne ce trait - vers l'être de l'étant. Néanmoins, si on essaie d'attirer son attention sur l'être, la conscience naturelle assure que l'être est quelque chose d'abstrait. Ce par quoi la conscience est tirée en sa propre nature, elle le fait passer pour quelque chose d'abstrait. Cette opinion est la plus grande perversion possible de l'essence de la conscience naturelle. ” P 249 : “ Par rapport à cette perversion, les autres petites perversions pâlissent, en lesquelles la conscience naturelle se démène. Il est vrai que la conscience naturelle essaie d'éliminer une perversion par l'organisation d'une autre, sans jamais penser à sa perversion essentielle. Voilà pourquoi la seule nécessité, c'est que la conscience revienne de son ignorance de l'être de l'étant et se tourne vers l'apparaître de l'apparaissant. La conscience naturelle ne peut pas être introduite là où elle est déjà. Pas plus ne doit-elle, en son retournement, quitter le séjour au milieu de l'étant : elle doit plutôt le prendre expressément en charge en sa vérité. ” P 249-250 : “ Philologiquement parlant, nous pouvons prendre les seize paragraphes comme l'explication du titre qui a été ensuite abandonné. Mais, pensé à partir de la chose en cause, il ne s'agit pas du titre d'un livre, mais de l’œuvre elle-même. Il ne s'agit même pas, au fond, de l’œuvre, mais de ce dont elle est la présentation : de l'expérience, de la phénoménologie en tant que ce qui se déploie dans la parousie de l'absolu. Il ne s'agit pas que nous en prenions connaissance, mais que nous soyons nous-mêmes en cette expérience que notre être lui-même est aussi, et cela dans cet ancien sens traditionnel de l'être déployant une présence auprès du présent. ” P 250 : “ Ce texte de seize paragraphes constitue un signe qui renvoie la conscience naturelle à l'appropriation de son séjour. Cela s'effectue par le retournement de la conscience, par lequel la conscience accède à l'expérience, figure sous laquelle advient en vérité la parousie de l'absolu. La conscience naturelle peut uniquement être recueillie à partir de sa représentation naturelle et ainsi renvoyée dans l'expérience de telle sorte que le renvoi parte constamment des représentations que la conscience naturelle se fait directement à sa façon, de ce qui lui survient avec l'exigence de la connaissance absolue. Ce départ à partir de l'opinion de la représentation naturelle caractérise le style des paragraphes de ce texte, et sa cohésion. ” P 250-251 : “ Le texte par lequel le vrai corps de l’œuvre commence est le début de la skepsis qui traverse et régit le scepticisme s'accomplissant. Commencer la skepsis veut dire - accomplir l'avoir-vu dans l'absoluité de l'absolu et maintenir celle-ci. Le texte est l'occasion inévitable d'engager la conscience naturelle à délier en elle-même le savoir où elle est déjà, dans la mesure où elle est à soi-même son concept. Ce n'est que lorsque nous avons déjà accompli le retournement de la conscience où l'apparaître de l'esprit se tourne vers nous, que l'apparaissant en tant que tel est présent “ pour nous ”. “ pour nous ” ne signifie justement pas “ relatif à nous ”, 216 à nous et à notre représentation habituelle. “ Pour nous ” signifie, dans ce texte ” : “ en soi ”, c'est-à-dire apparaissant à partir de l'absoluité de l'absolu en la pure région de son apparaître. ” P 251 : “ Ce n'est que lorsque nous sommes, par ce texte, amenés à ce retournement comme au véritable début de la présentation, que la présentation de l'expérience de la conscience peut commencer. Elle commence absolument par l'absoluité de l'absolu. Elle commence par l'extrême violence de la volonté de la parousie. Elle commence par l'extrême aliénation de l'absolu en son apparaître. Pour pouvoir porter nos regards dans cet apparaître, nous devons accepter l'apparaissant tel qu'il apparaît, et en écarter nos opinions et idées. Mais ce laisser-advenir qui le laisse en liberté est un faire qui puise sa sûreté et sa persévérance dans l'intervention du retournement. Notre intervention consiste à aller sceptiquement, c'est-à-dire d'un oeil perspicace, au-devant de l'apparaître de la conscience apparaissante qui est déjà parvenu jusqu'à nous dans la parousie, pour être dans la progression sous la figure de laquelle l'expérience est la phénoménologie de l'absolu. ” La présentation commence en faisant paraître absolument “ la certitude sensible ” : Le savoir qui, d'abord ou immédiatement, est notre objet, ne peut être rien d'autre que celui qui est lui-même savoir immédiat, savoir de l'immédiat ou de l'étant. Nous devons nous comporter à son égard d'une façon non moins immédiate ou accueillante, donc ne rien altérer en lui comme il s'offre, et bien séparer de cette réception toute conception. ” P 252 : “ Quand la présentation de l'apparaître de la certitude sensible est achevée, l'être de ce qu'elle prend pour l'étant ou le vrai en est né en tant que nouvel objet, c'est-à-dire comme la vérité de la certitude, laquelle certitude est la conscience de soi se sachant soi-même. La présentation de l'apparaître de la “ vérité de la certitude de soi ” commence en ces termes : Dans les modes précédents de la certitude, le vrai est, pour la conscience, quelque chose d'autre qu'elle-même. Mais le concept de ce vrai disparaît dans l'expérience faite sur lui; comme l'objet était en soi immédiatement l'étant de la certitude sensible, la chose concrète de la perception, la force de l'entendement, ainsi il se révèle ne pas être en vérité, cet en-soi s'avère être la modalité dans laquelle l'objet est seulement pour un autre ; le concept de l'objet se supprime dans l'objet effectif, ou bien la première représentation immédiate se supprime dans l'expérience, et la certitude s'est perdue dans la vérité. ” LE MOT DE NIETZSCHE “DIEU EST MORT” P 253-254 : “ L'explication suivante se propose d'indiquer le lieu à partir duquel la question concernant l'essence du nihilisme pourra un jour être posée. Cette explication provient d'une pensée qui commence à gagner un premier éclaircissement sur la position fondamentale de Nietzsche à l'intérieur de l'Histoire de la Métaphysique occidentale. Cette indication précise un stade de la Métaphysique occidentale qui est probablement son stade terminal parce que, dans la mesure où, par Nietzsche, la Métaphysique se prive elle-même, en quelque sorte, de sa propre possibilité de déploiement, nous n'apercevons plus d'autres possibilités pour la Métaphysique. Car, après le retournement opéré par Nietzsche, il ne reste plus à la Métaphysique qu'à se dénaturer en sa propre perversion. Le supra-sensible n'est plus que le produit inconsistant du sensible. Mais en dépréciant ainsi son contraire, le sensible s'est renié lui-même en son essence. La destitution du supra-sensible supprime également le purement sensible et, par là, la différence entre les deux. Cette destitution aboutit ainsi à un “ ni... ni... ”, quant à la distinction du sensible et du non-sensible ; elle aboutit à l'in-sensible, c'est-à-dire à l'in-sensé. Elle n'en reste pas moins la condition aussi impensée qu'indispensable de toutes les tentatives qui essayent d'échapper à cette perte de sens par un pur et simple octroi de sens. ” P 254-255 : “ Le terme de Métaphysique sera partout pensé, dans ce qui suit, comme la vérité de l'étant comme tel et dans sa totalité, non pas comme l'enseignement de tel ou tel penseur. Le 217 penser a toujours sa position philosophique fondamentale à l'intérieur de la Métaphysique. Voilà pourquoi la Métaphysique peut être nommée d'après un nom de penseur. Cela ne signifie nullement, selon l'essence propre de la Métaphysique pensée ici, qu'une métaphysique donnée soit le produit et la possession d'un penseur en tant que personnalité agissant dans le cadre public de la vie culturelle. A chaque phase de la Métaphysique se dévoile un bout du chemin que la destination de l'être s'est frayée sur l'étant, en de brusques époques de la vérité. Nietzsche lui-même interprète métaphysiquement la marche de l'Histoire occidentale, lorsqu'il la saisit comme avènement et déploiement du nihilisme. Repenser la métaphysique de Nietzsche, c'est alors recueillir la situation et le lieu de l'homme contemporain, dont la destinée est encore bien peu appréhendée dans sa vérité. Cependant, un tel recueillement, pour ne pas rester une simple chronique aux vaines répétitions, doit dépasser ce qu'il recueille. Ce dépassement ne signifie pas d'emblée : prendre de haut, ou même surpasser ; il ne surmonte pas non plus du même coup ce qu'il dépasse. Que nous méditions la métaphysique de Nietzsche, cela ne signifie pas qu'à côté de son éthique, de sa théorie de la connaissance et de son esthétique, nous nous intéressions aussi et surtout à sa “ métaphysique ” ; cela signifie seulement que nous nous efforçons de prendre Nietzsche au sérieux comme penseur. Mais pour Nietzsche aussi, penser signifie : représenter l'étant en tant qu'étant. Toute pensée métaphysique est ainsi onto-logie, et rien d'autre. ” P 255 : “ Pour le recueillement méditatif tenté ici, il s'agit de préparer une démarche simple et inapparente de la pensée. A la pensée préparatoire, il importe d'éclairer l'espace de jeu à partir duquel l'être même pourrait reprendre l'homme, quant à sa véritable essence, en un rapport originel. C'est ainsi que la préparation constitue l'essence même d'une telle pensée. Cette pensée essentielle, et par là même partout et à tous les égards uniquement préparatoire, chemine dans l'inapparence. Tout effort de pensée s'attelant à la même tâche, si maladroit et tâtonnant qu'il soit, constitue ici une aide essentielle. Ces efforts deviennent la semence inaperçue - que ni crédit public, ni utilité quelconque ne sauraient confirmer - de semeurs qui, peut-être, ne voient jamais ni tige ni fruit, et qui ne connaissent pas la récolte. Ils ne servent qu'à la semaison, et même, plutôt à la préparation de celle-ci. Avant la semaison, il y a le labour. Il s'agit de défricher un champ qui devait rester dans l'inconnu du fait de la prédominance inévitable de la terra metaphysica. Avant cela, il s'agit de le pressentir, puis de le trouver, enfin de le cultiver. (…). ” P 255-256 : “ Peut-être le titre Sein und Zeit est-il l'indication d'un tel chemin. Conformément à l'implication essentielle qui lie la Métaphysique aux sciences - cette liaison que la Métaphysique elle-même postule et recherche toujours de nouveau, les sciences faisant partie de la descendance propre de la Métaphysique - la pensée préparatoire aura, pour un temps, aussi à se mouvoir dans la sphère des sciences, parce que celles-ci continuent, de multiples façons, soit sciemment, soit par la manière dont elles exercent leur autorité et leur activité, à prétendre donner la forme fondamentale du savoir et du connaissable. Or, plus le mouvement des sciences fait tendre celles-ci dans le seul sens de l'être technique qui les prédétermine et leur imprime sa marque, plus s'éclaire de façon décisive la question qui se pose au sujet de la nature, des limites, du bien-fondé de la possibilité du savoir que la technique met à l'ordre du jour. ” P 256 : “ A la pensée préparatoire et à son déploiement appartient également une éducation de la pensée à l'intérieur des sciences. Trouver la forme convenable, pour que l'éducation de la pensée ne soit confondue ni avec l'érudition, ni avec la recherche scientifique, c'est bien là la difficulté. Le danger reste surtout patent lorsque la pensée doit en même temps et toujours trouver d'abord son propre lieu de séjour. Car penser au beau milieu des sciences veut dire : prendre ses distances sans nullement les mépriser. Nous ignorons les possibilités que la destination (Geschick) de l'Histoire occidentale réserve à notre peuple et à l'Occident. La “ création ” et l'“ organisation ” extérieures de ces possibilités ne 218 sont pas d'ailleurs ce qui est nécessaire en premier lieu. La seule chose importante, c'est que des apprentis réunis pour apprendre à penser apprennent ensemble, et, du même coup enseignant ensemble à leur façon, continuent le cheminement et soient là le moment venu. ” P 256-257 : “ Par son intention et sa portée, l'explication suivante se meut dans la zone d'expérience à partir de laquelle est pensée Sein und Zeit. Sans cesse, la pensée s'y voit convoquée par ce seul événement : qu'au cours de l'Histoire de la pensée occidentale, l'étant a bien été pensé dès le début quant à son être, mais que la vérité de l'être lui-même est restée impensée -, et que non seulement cette vérité de l’être est restée suspendue pour la pensée en tant qu'expérience possible, mais que la pensée occidentale elle-même, et précisément sous la forme de la Métaphysique, nous voile (encore qu'à son insu) l'événement de cette suspension. ” P 257 : “ C'est pourquoi la pensée préparatoire se tient nécessairement dans le domaine de la méditation historiale. Pour cette pensée, l'Histoire n'est pas une succession d'époques, mais une unique proximité du Même, qui concerne la pensée en de multiples modes imprévisibles de la destination, et avec des degrés variables d'immédiateté. La méditation envisage à présent la métaphysique de Nietzsche. Sa pensée se voit sous le signe du nihilisme. C'est là le nom d'un courant historique, reconnu par Nietzsche, qui, après avoir déjà régi les siècles précédents, détermine maintenant le nôtre. Nietzsche en résume l'interprétation dans la brève formule : “ Dieu est mort. ” P 257-258 : “ On pourrait croire que le mot “ Dieu est mort ” énonce une opinion de l'athée Nietzsche, qu'il ne s'agit par conséquent que d'une prise de position personnelle, donc partiale et aisément réfutable par le renvoi à l'exemple de nombre de personnes qui, un peu partout, vont toujours a l'église et subissent leurs diverses épreuves avec une confiance chrétienne en Dieu. Il faut bien pourtant se demander si ce mot n'est qu'une idée d'illuminé, d'un penseur dont on sait fort exactement qu'il a fini par devenir fou, ou bien si Nietzsche ne prononce pas plutôt la parole qui, tacitement, est dite depuis toujours dans l'Histoire de lOccident déterminée par la Métaphysique. Ayant de prendre hâtivement une position quelconque, essayons de penser le mot “ Dieu est mort ” tel qu'il est entendu. C'est pourquoi nous ferons bien d'écarter toute opinion hâtive s'offrant si prestement à l'esprit dès que nous entendons ce mot terrible. ” P 258 : “ (…) le mot de Nietzsche nomme la destinée de vingt siècles d'Histoire occidentale. Démunis comme nous le sommes, il ne faut pas croire que ce sera un discours sur le mot de Nietzsche qui changera cette destinée ; il est douteux même que nous arrivions à la savoir de façon suffisante. Il n'en est pas moins nécessaire que de la méditation, nous recueillions une leçon, et que sur la voie de ce recueil, nous apprenions à nous recueillir. Toute explication doit non seulement tirer le sens du texte, elle doit aussi, insensiblement et sans trop y insister, lui donner du sien. Cette adjonction est ce que le profane ressent toujours, mesuré à ce qu'il tient pour le contenu du texte, comme une lecture sollicitée ; c'est ce qu'il critique, avec le droit qu'il s'attribue lui-même, comme un procédé arbitraire. Cependant, une véritable explication ne comprend jamais mieux le texte que ne l'a compris son auteur ; elle le comprend autrement. Seulement, cet autrement doit être de telle sorte qu'il rencontre le Même que médite le texte expliqué. ” P 258-259 : “ C'est donc dans le troisième volume du Gai Savoir que Nietzsche a, en 1882, prononcé pour la première fois le mot “ Dieu est mort ”. Ce livre constitue la première étape dans l'élaboration de sa position métaphysique fondamentale. C'est entre l'édition de ce livre et ses vains efforts autour de la création de l'oeuvre principale projetée que parut Ainsi parlait Zarathoustra. L'oeuvre principale n'a jamais été achevée. Elle portait provisoirement le titre de : La Volonté de Puissance, avec, comme sous-titre : Essai de renversement de toutes les valeurs. ” 219 P 259 : “ Cette pensée singulière de la mort d'un Dieu, et de la possibilité, pour les dieux, de mourir, était déjà familière au jeune Nietzsche. Dans une note du temps où il travaillait à son premier livre, La Naissance de la tragédie (1870), Nietzsche écrit : “ Je crois à ce mot des anciens Germains : tous les dieux doivent mourir. ” Hegel, jeune encore, nomme à la fin de son traité Foi et Savoir le “ sentiment sur lequel repose la religion de l'époque nouvelle - le sentiment que Dieu lui-même est mort ”... Le mot de Hegel dit autre chose que celui de Nietzsche. Pourtant, il y a entre les deux un rapport que toute Métaphysique recèle essentiellement en elle. Ainsi le mot de Pascal, tiré de Plutarque : “ Le grand Pan est mort ” (Pensées, 695), se situe dans le même domaine, quoique pour des raisons opposées. ” P 259-261 : “ Commençons par écouter le texte intégral du paragraphe n° 125 du Gai Savoir, intitulé : “ Le Forcené ” : Le Forcené. - N'avez-vous pas entendu parler de ce forcené, qui, en plein jour, avait allumé une lanterne et s'était mis à courir sur la place publique en criant sans cesse : “Je cherche Dieu ! Je cherche Dieu ! ” Comme il se trouvait là beaucoup de ceux qui ne croyaient pas en Dieu, son cri provoqua une grande hilarité. “ L'as-tu donc perdu ? ” disait l'un. “ S'est-il égaré comme un enfant ?” demandait l'autre. “ Ou bien s'est-il caché ? A-t-il peur de nous ? S'est-il embarqué ? A-t-il émigré ? ” - ainsi criaient et riaient-ils tous à tort et à travers. Le forcené sauta au milieu d'eux et les transperça de son regard. “ Où est allé Dieu ? s'écria-t-il, je vais vous le dire. Nous l'avons tué - vous et moi ! Nous tous, nous sommes ses assassins ! Mais comment avons-nous pu boire d'un trait la mer tout entière ? Qui nous a donné l'éponge pour effacer tout l'horizon ? Que faisions-nous lorsque nous détachions cette terre de son soleil ? Vers où se meut-e lle à présent ? N'est-ce pas loin de tous les soleils ? Ne tombons-nous pas sans cesse ? En avant, en arrière, de côté, de tous les côtés ? Y a-t-il encore un en-haut et un en-bas ? N'errons-nous pas comme à travers un néant infini ? Le souffle du vide ne nous effleure-t-il pas de toutes parts ? Ne fait-il pas plus froid ? Ne voyez-vous pas venir la nuit et toujours la nuit ? Ne faut-il pas allumer des lanternes en plein jour ? N'entendons-nous toujours rien du bruit des fossoyeurs qui enterrent Dieu ? Ne sentons-nous toujours rien de la décomposition divine ? Car les dieux aussi se décomposent 1 Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et c'est nous qui l'avons tué ! Comment nous consolerons -nous, les meurtriers des meurtriers ? Ce que le monde a possédé jusqu'à présent de plus sacré et de plus puissant a perdu son sang sous nos couteaux - qui effacera de nous ce sang ? avec quelle eau nous purifierons-nous ? Quelles expiations, quels jeux sacrés nous faudra-t-il désormais inventer ? La grandeur de cet acte n'est-elle pas trop grande pour nous ? Ne sommes-nous pas forcés de devenir nous-mêmes des dieux pour du moins paraître dignes d'eux ? Il n y eut jamais acte plus grandiose - et ceux qui pourront naître après nous appartiendront, à cause de cet acte, à une histoire plus élevée que ne le fut jamais toute histoire ! ” - Ici, le forcené se tut et regarda de nouveau ses auditeurs: eux aussi se turent et le dévisagèrent avec étonnement. Enfin il jeta à terre sa lanterne, en sorte qu'elle se brisa en morceaux et s'éteignit. “ Je viens trop tôt, dit-il alors, mon temps n'est pas encore venu. Cet événement énorme est encore en route - il n'est pas encore parvenu jusqu'aux oreilles des hommes. Il faut du temps à l'éclair et au tonnerre, il faut du temps à la lumière des astres, il faut du temps aux actes, même lorsqu'ils sont accomplis, pour être vus et entendus. Cet acte-là est encore plus loin d'eux que l'astre le plus éloigné, et pourtant ils l'ont accompli !” On raconte encore que le forcené aurait pénétré le même jour dans différentes églises et aurait entonné son Requiem aeternam deo. Conduit dehors et interrogé, il n'aurait cessé de répondre : “ Mais que sont donc encore les églises, sinon les tombes et les monuments funéraires de Dieu ? ” P 261 : “ Quatre ans plus tard, en 1886, Nietzsche ajouta un cinquième livre au Gai Savoir, intitulé : Nous qui sommes sans crainte. Le premier aphorisme de ce livre (n° 343) : Ce qu'il en est de notre sérénité, commence ainsi : “ Le plus important des événements récents - le fait que "Dieu soit mort", que la foi dans le Dieu chrétien ne soit plus digne de foi - commence déjà à projeter sur l'Europe ses premières ombres. ” 220 De cette phrase, il ressort que le mot de Nietzsche sur la mort de Dieu concerne bien le Dieu chrétien. Mais il n'est pas moins certain, d'autre part, et il faut bien s'en rendre compte d'avance, que les noms de “ Dieu ” et de “ Dieu chrétien ” sont utilisés, dans la pensée nietzschéenne, pour désigner le monde suprasensible en général. “ Dieu ” est le nom pour le domaine des Idées et des Idéaux. Depuis Platon, et plus exactement depuis l'interprétation hellénistique et chrétienne de la philosophie platonicienne, ce monde suprasensible est considéré comme le vrai monde, le monde proprement réel. Le monde sensible, au contraire, n'est qu'un ici-bas, un monde changeant, donc purement apparent et irréel. L'ici-bas est la vallée de larmes, par opposition au mont de la félicité éternelle dans l'au-delà. Si nous appelons, comme le fait encore Kant, le monde sensible “ monde physique ”, au sens large du mot, alors le monde suprasensible est le monde métaphysique. ” P 261-262 : “ Ainsi le mot “ Dieu est mort ” signifie : le monde suprasensible est sans pouvoir efficient. Il ne prodigue aucune vie. La Métaphysique, c'est-à-dire pour Nietzsche la philosophie occidentale comprise comme platonisme, est à son terme. Quant à Nietzsche, il conçoit lui-même sa philosophie comme un mouvement anti-métaphysique, c'est-à-dire pour lui, anti-platonicien. ” P 262 : “ En tant que simple contre-courant, elle continue cependant, comme tout “ anti”, à rester nécessairement attachée à l'essence de ce à quoi elle s'oppose. En tant que simple renversement de la Métaphysique, l'anti-mouvement de Nietzsche contre celle-ci se prend irrémédiablement dans son jeu, et à la vérité de telle sorte que la métaphysique, divorçant d'avec sa propre nature, ne peut au grand jamais, en tant que Métaphysique, penser son essence propre. C'est pourquoi, pour la Métaphysique et à cause d'elle, cela reste caché, qui advient proprement en elle et en tant qu'elle-même. ” Si Dieu, comme Cause suprasensible et comme Fin de toute réalité, est mort, si le monde suprasensible des Idées a perdu toute force d'obligation et surtout d'éveil et d'élévation, l'homme ne sait plus à quoi s'en tenir, et il ne reste plus rien qui puisse l'orienter. C'est pourquoi, dans le passage cité, il y a la question : “ N'errons-nous pas à travers un néant infini ? ” Ainsi le mot “ Dieu est mort ” constate qu'un néant commence à s'étendre. Néant veut dire ici : absence d'un monde suprasensible à pouvoir d'obligation. Le nihilisme, “ le plus inquiétant de tous les hôtes ”, est devant la porte. ” P 262-263 : “ La tentative pour éclaircir le mot de Nietzsche “ Dieu est mort ” a la même signification que la tâche d'exposer ce que Nietzsche, pour démontrer sa propre position par rapport à lui, entend par nihilisme. Comme toutefois ce terme ne sert le plus souvent que de slogan plus ou moins criard, plus fréquemment encore comme invective définitive, il est nécessaire de savoir ce qu'il signifie. Il ne suffit pas de se réclamer de sa foi chrétienne ou d'une quelconque conviction métaphysique pour être en dehors du nihilisme. Inversement, celui qui médite sur le néant et son essence n'est pas nécessairement un nihiliste. ” P 263 : “ On use volontiers de ce nom sur un ton qui laisse entendre que la simple qualification de nihiliste, sans par ailleurs y ajouter d'idée précise, suffit déjà pour administrer la preuve qu'une méditation sur le néant conduit inévitablement à une chute dans le néant, et signifie l'instauration de sa dictature. D'abord, il faudra chercher à savoir si le terme de nihilisme - s'il est rigoureusement pensé dans le sens indiqué par la philosophie nietzschéenne - n'a vraiment qu'une signification “ nihiliste ”, c'est-à-dire négative, conduisant vers un néant de nihilité. C'est pourquoi, étant donné l'emploi vague et arbitraire de ce mot, il importe avant tout -avant même une mise au point précise de ce que Nietzsche lui-même dit du nihilisme de gagner une perspective dont l'angle suffisamment ouvert nous permettra seulement de poser la question du nihilisme. 221 Le nihilisme est un mouvement historial, et non pas l'opinion ou la doctrine de telle ou telle personne. Le nihilisme meut l'Histoire à la manière d'un processus fondamental à peine reconnu dans la destinée des peuples de l’Occident. Le nihilisme n'est donc pas un phénomène historique parmi d'autres, ou bien un courant spirituel qui, à l'intérieur de l'histoire occidentale, se rencontrerait à côté d'autres courants spirituels, comme le christianisme, l'humanisme ou l'époque des lumières. P 263-264 : “ Le nihilisme est bien plutôt, pensé en son essence, le mouvement fondamental de l'Histoire de l’Occident. Il manifeste une telle importance de profondeur que son déploiement ne saurait entraîner autre chose que des catastrophes mondiales. Le nihilisme est, dans l'histoire du monde, le mouvement qui précipicite les peuples de la terre dans la sphère de puissance des Temps Modernes. C'est pour cela qu'il n'est pas seulement un phénomène de notre siècle, ni même du XIXe siècle - au cours duquel, il est vrai, une vue plus perspicace commence à l'entrevoir et où le terme commence à être employé. Le nihilisme n'est pas non plus le produit de certaines nations, où les penseurs et les écrivains parleraient délibérément de lui. Quant à ceux qui s'en croient exempts, ils risquent fort d'être ceux qui le développent le plus intensément. Il appartient au caractère inquiétant de ce plus inquiétant des hôtes de ne pas pouvoir nommer sa propre origine. ” P 264 : “ Le règne du nihilisme ne commence pas seulement là où l'on se met à nier le Dieu chrétien, à combattre le christianisme, ou encore à prêcher, à la façon des libres penseurs, un vulgaire athéisme. Tant que nous nous bornons à ne considérer que les diverses manifestations de l'incrédulité se détournant du christianisme, notre regard reste fixé sur la façade extérieure, sur le côté mesquin du nihilisme. Le discours du forcené nous dit précisément que le mou “ Dieu est mort ” n'a rien à voir avec la trivialité banale des opinions de ceux qui “ ne croient pas en Dieu ”. Car ceux qui ne sont, de cette manière, que des incroyants, ceux-là ne sont pas encore atteints par le nihilisme en tant que destination de leur propre Histoire. ” P 264-265 : “ Tant que nous ne prenons le mot “ Dieu est mort ” que comme la formule de l'incroyance, nous l'entendons de manière théologico-apologétique, et renonçons à ce qui était important pour Nietzsche, c'est-à-dire la méditation qui recueille et qui pense ce qui est déjà advenu de la vérité du monde suprasensible et de son rapport à l'essence de l'homme. ” P 265 : “ Le nihilisme au sens nietzschéen du mot ne recouvre donc aucunement l'état de fait purement négatif qu'“ on ne peut plus croire au Dieu chrétien de la révélation biblique ” Nietzsche n'entendant d'ailleurs pas par christianisme la vie chrétienne qui a existé un jour, durant un court laps de temps, juste avant la composi tion des Évangiles et la propagande missionnaire de saint Paul. Pour Nietzsche, le christianisme est la manifestation historique, séculière et politique de l'Église et de son appétit de puissance, dans le cadre de la formation de l'humanité occidentale et de sa civilisation moderne. Le christianisme, en ce sens, et la christianité (Christlichkeit) de la foi néo-testamentaire ne sont pas la même chose. Une vie non chrétienne peut bien adhérer au christianisme et s'en servir comme facteur de puissance, de même que, inversement, une vie chrétienne n'a pas nécessairement besoin du christianisme. Voilà pourquoi un dialogue fondamental avec le chris tianisme n'est nullement, ni absolument une lutte contre ce qui est chrétien, pas plus qu'une critique de la théologie n'est du même coup une critique de la foi, que la théologie est censée devoir interpréter. Tant qu'on néglige ces différences essentielles, on ne quitte pas lesbas-fonds des querelles entre Weltanschauungen. ” P 265-266 : “ Dans “ Dieu est mort ”, le terme de Dieu, pensé selon l'essence, entend le monde suprasensible des idéaux qui renferment, par-dessus notre vie terrestre, le but de cette vie, la déterminant ainsi d'en haut et, en quelque sorte, du dehors. Or, si maintenant la foi authentique, telle qu'elle est fixée par l'Église, se meut au cours des ages, si surtout la doctrine de la foi, la Théologie, se voit, dans son rôle d'explication magistrale de l'étant dans son entier, de plus en plus limitée et mise au rencart, la structure fondamentale, conformément à laquelle une fin fixée 222 en dernier lieu dans le suprasensible domine la vie terrestre et sensible, n'en est pas pour autant brisée. ” P 266 : “ A l'autorité disparue de Dieu et de l'enseignement de l'Église succède l'autorité de la conscience et de la raison. Contre celle-ci s'élève bientôt l'instinct social. L'évasion dans le suprasensible est remplacée par le progrès historique. Le but d'une félicité éternelle dans l'au-delà se change en celui du bonheur pour tous ici-bas. L'entretien du culte de la religion est abandonné en faveur de l'enthousiasme pour le développement d'une culture, ou pour l'expansion de la civilisation. L'acte créateur, autrefois le propre du Dieu biblique, devient la marque distinctive de l'activité humaine, dont les actions finissent par devenir celles des actionnaires. Ce qui veut ainsi se pousser à la place du suprasensible, ce ne sont que des succédanés de l'explication du monde par l'église et la théologie chrétienne ; celle-ci avait gardé pour cadre l'ordo, l'étagement hiérarchisé de l'étant emprunté au monde du judaïsme hellénistique, dont la structure de base a été instituée par Platon au début de la métaphysique occidentale. P 266-267 : “ Le domaine de déploiement et d'avènement du nihilisme, c'est la Métaphysique elle-même - étant convenu que par Métaphysique nous n'entendons pas une doctrine ou une discipline particulière de la philosophie, mais la structure de base de l'étant dans son entier, dans la mesure où ce dernier est divisé en monde sensible et monde suprasensible, et où celui-ci détermine celui-là. La Métaphysique est le lieu historial dans lequel cela même devient destin, que les Idées, Dieu, l'impératif Moral, le Progrès, le Bonheur pour tous, la Culture et la Civilisation perdent successivement leur pouvoir constructif pour tomber finalement dans la nihilité. Ce déclin essentiel du suprasensible, nous l'appelons sa décomposition (Verwesung). Ainsi l'incroyance en tant qu'apostasie du dogme chrétien n'est donc jamais le fondement ou l'essence du nihilisme, mais toujours sa conséquence ; car il se pourrait bien que le christianisme lui-même fût déjà une conséquence et une forme du nihilisme. ” P 267 : “ Nous voilà capables à présent de reconnaître la dernière aberration à laquelle on s'expose lors des tentatives de compréhension du nihilisme, surtout lors de celles qui se figurent le combattre. Parce qu'on n'arrive pas à expérimenter le nihilisme comme un mouvement historial qui dure depuis longtemps déjà, et dont le fond essentiel repose dans la Métaphysique elle-même, on succombe à la pernicieuse tentation de prendre des phénomènes qui ne sont rien d'autre que les conséquences du nihilisme pour le nihilisme lui-même, ou de présenter ses effets comme étant ses causes. L'accoutumance irréfléchie à une telle façon de voir nous a habitués depuis des décennies à considérer le règne de la technique et le soulèvement des masses comme les causes de la situation historique du siècle, et à analyser infatigablement la situation 'générale de l'époque sous cet angle-là. Mais toute analyse de l'homme et de sa situation au sein de l'étant, si fine et omnisciente qu'elle soit, reste irréfléchie et ne produit qu'une apparence de méditation tant qu'elle se dispense de penser à la région de déploiement de l'essence de l'homme et de l'expérimenter dans la vérité de l’être. ” P 267-268 : “ Tant que nous prenons des épiphénomènes du nihilisme pour le nihilisme lui-même, la prise de position envers lui reste superficielle. Elle n'en est pas moins vaine pour avoir puisé, dans un mécontentement général, dans un désespoir à peine avoué, dans une indignation vertueuse ou dans la suffisante supériorité du croyant, un certain pathos anti-nihiliste. ” P 268 : “ Il est bon d'opposer à cela une méditation. Nous demanderons donc à Nietzsche lui-même ce qu'il comprend sous cette notion de nihilisme, sans pour l'instant chercher à savoir si cette compréhension atteint et peut atteindre l'essence du nihilisme. 223 Dans une note de l'année 1887, Nietzsche se pose la question (Volonté . de Puissance, Aph. 2): “ Que signifie : Nihilisme ? ” Il répond : “ Que les valeurs les plus haut placées se dévalorisent. ” Cette réponse est soulignée et suivie d'une explication: “ Il manque le but, la réponse au "Pourquoi ?" ” P 268-269 : “ D'après cette note, Nietzsche conçoit le nihilisme comme un processus historique. Il interprète ce processus comme la dévalorisation des valeurs jusqu'alors suprêmes. Dieu, le Monde suprasensible comme monde véritablement étant et omnidéterminant, les Idéaux et les Idées, les Fins et les Causes qui orientent et supportent tous les étants et plus spécialement la vie humaine, tout cela représente ici les valeurs suprêmes. L'opinion courante comprend encore de nos jours ces valeurs suprêmes comme le Vrai, le Bien et le Beau : le Vrai, c'est-à-dire ce qui est réellement ; le Bien, c'est-à-dire ce qui partout importe ; le Beau, c'est-à-dire l'ordre et l'unité de l'étant dans son entier. Mais ces valeurs suprêmes se dévalorisent déjà, dans la mesure où l'on commence à entrevoir que le monde idéal n'est guère susceptible d'être jamais réalisé dans le monde réel et sensible. La validité des valeurs suprêmes devient incertaine. Une question vient à se poser : à quoi bon ces valeurs suprêmes si elles ne garantissent pas en même temps les voies et les moyens de réaliser les fins qu'elles renferment ? ” P 269 : “ Il n'y a plus qu'à prendre la définition nietzschéenne du nihilisme au pied de la lettre, à savoir comme dévalorisation des valeurs les plus élevées, pour en arriver à la conception courante de l'essence du nihilisme - et dont le fait d'être courante est précisément favorisé par l'appellation de “ nihilisme ” - suivant laquelle la dévalorisation des valeurs suprêmes, c'est manifestement la décadence générale. Cependant, pour Nietzsche, le nihilisme n'est nullement un pur phénomène de décadence : il est en même temps et surtout, en tant que processus fondamental de l'histoire occidentale, la loi même de cette histoire. Voilà pourquoi, dans ses considérations sur le nihilisme, Nietzsche s'attache moins à décrire historiquement le processus de dévalorisation des valeurs suprêmes pour finalement établir le bilan du déclin de l'Occident, qu'à penser le nihilisme comme la “ logique interne ” de l'histoire occidentale. P 269-271 : “ Ce faisant, Nietzsche reconnaît que malgré la dévalorisation des plus hautes valeurs pour le monde, ce monde lui-même continue, et que ce monde ainsi dépourvu de valeurs tend inévitablement à une nouvelle institution de valeurs. Après que les anciennes valeurs suprêmes sont devenues caduques, l'instauration de valeurs nouvelles se change, par rapport aux valeurs précédentes, en une “ inversion de la valeur de toutes les valeurs ” (Umwertung aller Werte). La négation des valeurs anciennes résulte de l'adhésion au nouveau système de valeurs. Et comme, d'après Nietzsche, cette adhésion exclut tout compromis et tout accommodement avec les valeurs jusqu'ici reconnues, un refus absolu est impliqué dans l'adhésion aux nouvelles valeurs. Pour assurer contre toute rechute le caractère absolu de l'adhésion nouvelle, c'est-à-dire pour fonder la nouvelle institution de valeurs en tant que mouvement contre les anciennes valeurs, Nietzsche lui donne également le nom de nihilisme : le nihilisme par lequel la dévalorisation s'achève en une nouvelle institution de valeurs désormais seule valable. Cette phase décisive du nihilisme, il l'appelle le nihilisme “ achevé ”, c'est-à-dire classique. Nietzsche entend par nihilisme la dévalorisation des valeurs suprêmes jusqu'alors reconnues. Mais en même temps, il accepte le nihilisme et le professe comme “ inversion de la valeur de toutes les valeurs antérieures ”. Ainsi le terme de nihilisme reste ambigu ; par rapport aux extrêmes, il est à double sens, dans la mesure où il désigne d'abord le processus de dévalorisation des anciennes valeurs, mais en même temps aussi le mouvement inconditionnel contre la dévalorisation. Est équivoque également - et dans le même sens - ce que Nietzsche cite comme la préfiguration du nihilisme : le pessimisme. Pour Schopenhauer, le pessimisme est la croyance selon laquelle, dans le pire des mondes, la vie ne vaut pas la peine d'être vécue et approuvée. D'après cette doctrine, il faut refuser la vie, et cela signifie en même temps l'étant comme tel dans son entier. Pour Nietzsche, c'est là le “ pessimisme de la faiblesse ”. Celui-ci ne voit partout que le noir, ne trouve partout que des raisons d'échec, et prétend savoir que tout se produira dans le sens d'un échec universel. Le pessimisme de la force, au contraire, en tant que force, ne se fait pas d'illusions non plus, mais envisage le danger, sans vouloir le dissimuler ni le retoucher. Il devine ce qu'il y a de funeste 224 à se résigner, à guetter toujours le retour de ce qui a été jusqu'ici. Il pénètre analytiquement les phénomènes et postule la prise de conscience des forces et des conditions qui sont nécessaires pour dominer malgré tout la situation historique. ” P 271 : “ Une méditation plus essentielle pourrait montrer comment, dans ce que Nietzsche appelle le “ pessimisme de la force ”, s'achève l'insurrection de l'humanité moderne dans le règne absolu de la subjectivité au sein de la subjectité de l'étant. Le pessimisme, dans ses deux formes, fait apparaître des extrêmes. Les extrêmes, en tant que tels, prennent le dessus. Ainsi se crée une situation où tout se résout inconditionnellement dans l'acuité d'une alternative. C'est le commencement d'une “ situation intermédiaire ”, où il devient manifeste que, d'une part, la réalisation des valeurs jusqu'ici reconnues comme suprêmes ne s'accomplit pas. Le monde semble dépourvu de toute valeur. D'autre part, cette prise de conscience dirige l'intelligence vers la source d'une nouvelle instauration de valeurs, sans que pour cela le monde recouvre déjà sa valeur. ” P 271-272 : “ Il est vrai qu'en présence de l'ébranlement des valeurs jusqu'ici reconnues, on peut tenter autre chose. Si Dieu (au sens du Dieu chrétien) a quitté sa place dans le monde suprasensible, cette place, quoique vide, demeure. La région vacante du suprasensible et du monde idéal peut être maintenue. La place vide demande en quelque sorte à être occupée de nouveau, et à ce que soit remplacé par autre chose le Dieu qui en a disparu. De nouveaux idéaux sont érigés. Dans l'idée de Nietzsche (Volonté de Puissance, Aph. 102 1, de l'année 1887), ceci est assumé par les doctrines du bonheur pour tous et par le socialisme, ainsi que par la musique wagnérienne, c'est-à-dire partout où le “ christianisme dogmatique ” “ est à bout d'expédients ”. C'est l'avènement du “ nihilisme incomplet ”, au sujet duquel Nietzsche écrit (Volonté de Puissance, Aph. 28, 1887) : “ Le nihilisme incomplet, ses formes : nous vivons au milieu d'elles. Les tentatives d'échapper au nihilisme sans inverser la valeur des valeurs jusqu'à présent de mise : produisent le contraire, rendent le problème plus aigu. ” P 272 : “ Nous pouvons formuler plus explicitement et plus rigoureusement l'idée nietzschéenne du “ nihilisme incomplet ” en disant : sans doute le nihilisme incomplet remplace-t-il les valeurs anciennes par des valeurs nouvelles, mais il continue à les placer à l'arrière-plan, qu'on réserve en quelque sorte comme région idéale du suprasensible. Un nihilisme complet, par contre, doit supprimer le lieu même des valeurs, le suprasensible, en tant que région, et par conséquent poser les valeurs autrement, c'est-à-dire inverser leur valeur. Il s'ensuit qu'un nihilisme complet, achevé et classique, exige bien une “ inversion de la valeur de toutes les valeurs anciennes ”, et non un simple remplacement des anciennes valeurs par les nouvelles. L'inversion de la valeur, c'est le renversement de la façon même de valoriser. L'institution des valeurs a besoin d'un nouveau principe, c'est-à-dire d'un nouveau point de départ, qui soit en même temps son lieu de séjour. Elle a besoin d'un nouveau domaine. Ce principe ne saurait être désormais le monde suprasensible dont aucune vie n'émane plus. C'est pourquoi le nihilisme visant au renversement ainsi compris ira chercher ce qui renferme le plus de vie. Le nihilisme devient ainsi lui-même “ l'idéal de la vie la plus débordante ” (Volonté de Puissance, Aph. 14, 1887). Cette nouvelle valeur suprême recèle une nouvelle appréciation de la vie, c'est-à-dire de ce en quoi réside l'essence déterminante de tout être vivant. C'est pourquoi il nous faut maintenant poser la question : Qu'est-ce que Nietzsche entend par vie ? ” P 273 : “ La comparaison des divers degrés et des diverses formes du nihilisme nous montre que, dans l'interprétation de Nietzsche, le nihilisme constitue partout une histoire dans laquelle il s'agit continuellement de valeurs, d'établissement de valeurs, de dévalorisation, de renversement, de nouvelle instauration de valeurs, et en fin de compte et surtout, de la position autrement valorisante du principe de toute institution de valeurs. Les Fins suprêmes, les Causes et Principes de l'étant, les Idéaux et le Suprasensible, Dieu et les dieux -tout cela est compris d'emblée comme valeur. Nous ne saisirons donc le concept nietzschéen du nihilisme d'une manière suffisamment complète que lorsque 225 nous saurons ce que Nietzsche entend par valeur. Ce n'est qu'à partir de là que nous comprendrons le mot “ Dieu est mort ”, tel qu'il est pensé. La précision suffisamment claire de ce que Nietzsche entend sous le mot de “ valeur ” nous livre la clef pour entendre sa métaphysique. ” P 273-274 : “ C'est seulement au XIXe siècle que le parler “ valeurs ” devient courant, et la pensée en terme de “ valeurs ” usuelle. Mais, il a fallu la diffusion des ouvrages de Nietzsche pour populariser la valeur. On parle maintenant de valeurs vitales, culturelles, éternelles, de la hiérarchie des valeurs, de valeurs spirituelles (qu'on croit, par exemple, découvrir dans l'Antiquité classique). Par l'affairement érudit autour de la philosophie et par la réforme du néo-kantisme, on en vient à la philosophie des valeurs. On bâtit des systèmes de valeurs et, dans l'éthique, on recherche les “ couches ” et “ stratifications ” de valeurs. Dans la théologie chrétienne même, on définit Dieu, le summum ens qua summum bonum, comme valeur suprême. On considère la science comme libre de valorisation et on range les valorisations du côté des Weltanschauungen. La valeur, et tout ce qui tient d'elle, devient ainsi l'ersatz positiviste du métaphysique. A l'allure à laquelle on parle valeurs, correspond l'indétermination de ce concept. Cette indétermination, à son tour, correspond à l'obscurité avec laquelle la valeur a son origine essentielle dans l’être. Car, pour autant que la valeur, invoquée avec énergie sous toutes les formes que nous venons d'indiquer, n'est pas rien, il faut bien qu'elle ait son essence dans l'être. ” P 274 : “ Qu'entend Nietzsche par valeur ? En quoi réside le fond de l'essence de la valeur ? Pourquoi la métaphysique de Nietzsche est-elle la métaphysique des valeurs ? Dans une annotation (1887/1888), Nietzsche dit ce qu'il entend par valeur (Volonté de Puissance, Aph. 715) - “ Le point de vue de la "valeur" est le point de vue de conditions de conservation et d'accroissement portant sur des formations complexes à durée relative de vie à l'intérieur du devenir. ” L'essence de la valeur réside donc en ce qu'elle est point de vue. La valeur veut dire ce qui est envisagé. “ Valeur ”, c'est le centre de perspective pour un regard qui a des visées sur quelque chose, ou bien, comme nous disons habituellement, qui compte sur quelque chose, et ce faisant est contraint de compter avec autre chose. Toute valeur entretient d'étroites relations avec un tantième, avec la quantité et le nombre. Les valeurs se rapportent donc (Volonté de Puissance, Aph. 710, année 1888) toujours à une “ échelle de nombres et de mesures ”. Reste à savoir sur quoi cette gamme d'accroissement et de diminution se fonde à son tour. ” P 274-275 : “ De la caractérisation de la valeur comme point de vue, il résulte ce fait essentiel pour la notion nietzschéenne de valeur : qu'en tant que point de vue, elle est toujours posée par un voir et pour celui-ci. Or, ce voir est de telle sorte qu'il voit dans la mesure où il a vu ; qu'il a vu dans la mesure où il s'est représenté, et a, ainsi, posé comme tel ce qu'il a envisagé. Ce n'est que par ce poser dans la représentation (vorstellendes Setzen) que le point de repère nécessaire pour viser et pour guider le voir de cette visée devient centre de perspective, c'est-à-dire ce qui importe pour le voir et pour l'agir guidé par cette vue. La valeur n'est donc pas d'abord quelque chose en soi, qu'on pourrait prendre ensuite, à l'occasion, comme point de vue. ” P 275 : “ La valeur est valeur dans la mesure où elle vaut. Elle vaut dans la mesure où elle est posée comme ce qui importe. Elle est ainsi posée par une visée, par un regard sur ce avec quoi il faut compter. Le centre de perspective, le regard, le rayon de visée, tout cela entend bien ici “ vue ” et “ voir ” en un sens déterminé par les Grecs ; mais ce sens rassemble en même temps toutes les interprétations de l'idea, au cours de sa métamorphose depuis l’ jusqu'à la perceptio. Voir, c'est ici la représentation qui, depuis Leibniz, est saisie le plus nettement dans le trait fondamental de l'appetitus. Tout étant est représentant, dans la mesure où à l'être de l'étant appartient le nisus, l'impulsion à entrer en scène qui ordonne à quelque chose de survenir (apparaître) et le détermine ainsi à advenir. L'essence ainsi impulsive de tout étant se fixe de 226 cette manière et pose pour soi un centre de perspective. Celui-ci donne la perspective qu'il convient de suivre. Le centre de perspective est la valeur. ” P 275-276 : “ Selon Nietzsche, des “ conditions de conservation et d'accroissement ” sont posées avec les valeurs en tant que points de vue. Rien que par la façon dont cela est écrit en allemand “(Erhaltungs-, Steigerungs-Bedingungen ”), sans “ et ” entre Erhaltung et Steigerung, mais avec un trait d'union, Nietzsche veut préciser que les valeurs comme points de vue sont essentiellement - et par conséquent toujours - à la fois des conditons de la conservation et de l'accroissement. Dès que les valeurs sont posées, il faut aussitôt envisager les deux sortes de conditionnement, de façon qu'elles restent, de manière suivie, en rapport l'une avec l'autre. Pourquoi cela ? Manifestement parce que l'étant lui-même, dans son nisus représentant, est tel en son essence qu'il nécessite ces deux centres de perspective. De quoi les valeurs en tant que points de vue sont-elles les conditions, s'il leur faut conditionner à la fois la conservation et l'accroissement ? ” P 276-277 : “ Conservation et accroissement caractérisent les traits fondamentaux - appartenant en eux-mêmes les uns aux autres - de la vie. A l'essence de la vie appartient de vouloir croître, l'accroissement perpétuel. Toute conservation de la vie est déjà au service d'une croissance de vie. Toute vie qui se borne à la pure conservation est déjà déclin. S'assurer l'espace vital, par exemple, n'est jamais, pour ce qui est vivant, un but, mais un moyen d'accroissement de la vie. Inversement, la vie accrue augmente à son tour le besoin initial d'élargissement de l'espace. Mais aucun accroissement n'est possible s'il n'existe pas au préalable et n'est pas conservée ensuite une base, un fonds (Bestand) assuré et ainsi seulement capable d'accroissement. Le vivant est donc une association formée par la combinaison des deux traits fondamentaux : accroissement et conservation ; en d'autres termes, il est une “ formation complexe de la vie ”. En tant que points de vue, les valeurs guident la vision “ en ce qui concerne les formations complexes ”. Cette vision est chaque fois vision d'un regard issu de la vie et qui régit tout ce qui vit. Dans la mesure où elle pose les centres de perspective pour ce qui est vivant, la vie s’avère être en son essence institutrice de valeurs (cf. Volonté de Puissance, Aph. 556, année 1885-1886). ” P 277 : “ Les “ formations complexes de la vie ” dépendent des conditions de la conservation et de la stabilisation de leur fonds, de telle sorte d'ailleurs que ce fonds stable ne se maintient que pour devenir, lors de l'accroissement, instable. La durée de ces formations complexes de la vie repose sur la relation réciproque de l'accroissement et de la conservation. Elle est donc proportionnelle à ces conditions. Elle est une “ durée relative ” de ce qui est vivant, c'est-à-dire de la vie. La valeur est, selon les paroles mêmes de Nietzsche, “ point de vue de conditions de conservation et d'accroissement en ce qui concerne des formations complexes à durée relative de vie à l'intérieur du devenir ”. Ce mot de “ devenir ”, tout nu et indéterminé qu'il soit, ne signifie point ici, et de toute façon dans la langue conceptuelle de la métaphysique de Nietzsche, quelque écoulement général des choses, simple changement d'état, pas plus qu'une évolution ou quelque développement indéterminé. “ Devenir ” signifie la transition de quelque chose à une autre chose, ce mouvement et cette motilité que Leibniz appelle, dans la Monadologie (§ 11), les “ changements naturels ” et qui traversent en le régissant l'ens qua ens, c'est-à-dire rens percipiens et appetens. Ce qui déploie ainsi son règne, Nietzsche le pense comme le trait fondamental de tout ce qui est effectif, c'est-à-dire, en un sens plus large, de l'étant. Ce qui détermine ainsi l'étant dans son essence (essentia), il le comprend comme “ Volonté de Puissance ”. P 277-278 : “ Si Nietzsche parachève sa caractérisation de l'essence de la valeur par le mot de “ devenir ”, c'est que ce mot final indique la région fondamentale dans laquelle seulement, et de façon générale, les valeurs et l'institution des valeurs ont leur place. Le “ devenir ”, c'est, pour Nietzsche, la “ volonté de puissance ”. La “ volonté de puissance ” est ainsi le trait fondamental de la “ vie ” terme que Nietzsche emploie souvent aussi dans ce sens large qui l'a fait 227 identifier, à l'intérieur de la Métaphysique, au mot de “ devenir ” (cf. Hegel). “ Volonté de puissance ”, “ devenir ”, “ vie ” et “ être ” au sens le plus large signifient, dans la langue de Nietzsche, le Même (Volonté de Puissance, Aph. 582, année 1885-1886, et Aph. 689, année 1888). A l'intérieur du devenir, la vie, c'est-à-dire le vivant, se concentre en diverses formes, à chaque fois durables, de la volonté de puissance. Par suite, ces concentrations sont des “ centrales de domination ”. C'est comme telles que Nietzsche comprend l'art, l'état, la religion, la science, la société. C'est pourquoi Nietzsche peut dire aussi (Volonté de Puissance, Aph. 715): “ "Valeur", cela est essentiellement le point de vue pour le renforcement ou l'affaiblissement de ces centres de domination ” (dans la perspective, précisément, de leur caractère de domination). ” P 278-279 : “ Dans la mesure où Nietzsche, dans la délimitation citée de la valeur, comprend celle-ci comme condition essentiellement perspective de la conservation et de l'accroissement de la vie, et dans la mesure où il voit la vie à son tour fondée sur le devenir comme volonté de puissance, la volonté de puissance se dévoile comme ce qui pose ces points de vue. C'est la volonté de puissance qui, en tant que nisus dans l'esse de l'ens, se livre à des estimations d'après des valeurs, à partir de son “ principe intérieur ” (Leibniz). La volonté de puissance est la “ raison ” (Grund) de la nécessité de l'institution des valeurs, et l'origine de la possibilité de l'estimation par des valeurs. C'est pourquoi Nietzsche dit (Volonté de Puissance, Aph. 14, année 1887) : “Les valeurs et leur changement sont en rapport avec l'accroissement de puissance de celui qui pose les valeurs. ” P 279 : “ Les choses se précisent : les valeurs sont les conditions de la volonté de puissance, posées par la volonté de puissance elle-même. Seulement là où la volonté de puissance apparaît comme trait fondamental de tout ce qui est effectif, c'est-à-dire seulement là où elle devient vraie et, par conséquent, où elle est comprise comme l'effectivité de tout ce qui est effectif, seulement là se dévoile la source des valeurs et ce qui supporte et conduit toute estimation par valeurs. Le principe de toute institution de valeurs est désormais reconnu. L'institution des valeurs peut désormais être exécutée “ principiellement ”, c'est-à-dire à partir de l’être en tant que fondement de l'étant. P 279-280 : “ C'est pourquoi la volonté de puissance, en tant que principe reconnu et donc voulu, devient en même temps le principe d'une nouvelle institution des valeurs. Celle-ci est nouvelle parce qu'elle s'accomplit pour la première fois, sciemment, à partir de la science de son principe. Elle est nouvelle parce qu'elle s'assure elle-même de son principe et qu'elle maintient cette assurance du même coup comme une valeur posée à partir de son principe. Mais en tant que principe de la nouvelle institution des valeurs, la volonté de puissance est, par rapport aux valeurs jusqu'à présent de mise, en même temps le principe de l'inversion de toutes les valeurs anciennes. Or, étant donné que les valeurs suprêmes jusqu'à présent de mise gouvernaient sur le sensible à partir des hauteurs du suprasensible, et que ce gouvernement, en sa structure, se trouve être la Métaphysique, l'institution du nouveau principe de l'inversion de toutes les valeurs s'accomplit avec le retournement (Umkehrung) de toute métaphysique. Nietzsche a pris ce retournement pour un dépassement de la Métaphysique. Seulement, tout retournement de ce genre n'aboutit qu'à se laisser envelopper, en s'aveuglant soi-même, dans les filets du Même devenu méconnaissable. ” P 280 : “ Cependant, dans la mesure où Nietzsche comprend le nihilisme comme faisant loi à l'intérieur de l'histoire de la dévalorisation des anciennes valeurs suprêmes, et dans la mesure où il interprète cette dévalorisation dans le sens d'une inversion de la valeur de toutes les valeurs, le nihilisme tire son origine, selon l'interprétation de Nietzsche, du règne et du délabrement des valeurs, donc de la possibilité d'une institution des valeurs en général. Quant à celle-ci, elle est fondée sur la volonté de puissance. C'est pourquoi la notion nietzschéenne du nihilisme aussi bien que le mot “ Dieu est mort ” ne se laissent penser à fond qu'à partir de l'essence de la volonté de puissance. Nous accomplissons ainsi le dernier pas dans 228 l'élucidation de ce mot, si nous éclaircissons ce que Nietzsche pense dans cette locution par lui frappée : “ La Volonté de Puissance ”. Ce nom de “ Volonté de Puissance ” passe pour aller tellement de soi, qu'on ne comprend pas comment quelqu'un peut encore se donner la peine d'éclaircir expressément cet assemblage de mots. Ce que signifie “ volonté ”, chacun peut l'expérimenter dans sa vie intérieure. Vouloir, c'est tendre vers quelque chose. Ce que veut dire “ puissance ”, tout le monde connaît cela de nos jours ; l'expérience quotidienne l'enseigne ; c'est l'exercice de la domination et de la force. La volonté “ de ” puissance, c'est donc tout bêtement l'appétit de pouvoir. ” P 280-281 : “ L'expression “ volonté de puissance ” présuppose, selon cette opinion, deux états de fait différents et mis en relation après coup : le vouloir d'un côté et le pouvoir de l'autre. Si finalement nous posons - ne nous contentant pas de la circonscrire, mais voulant du même coup expliquer la chose - si nous posons la question du fondement de la volonté de puissance, il ressort que cette volonté provient manifestement, puisqu'elle est aspiration vers ce qu'on ne possède pas encore, de la sensation d'un manque. Aspiration, exercice d'une domination, sensation de manque sont des modes de représentation et des états (facultés de l'âme) que nous saisissons par la connaissance psychologique. C'est pourquoi l'explication de la nature de la volonté de puissance est du ressort de la psychologie. ” P 281 : “ Ce qui vient d'être exposé sur la volonté de puissance et son aperception est clair comme le jour. Malheureusement, à tous égards, cela est simplement à côté de ce que Nietzsche pense sous “ Volonté de Puissance ”, et de la manière dont il le pense. L'expression “ volonté de puissance ” nomme une parole fondamentale de la philosophie définitive de Nietzsche. C'est pourquoi on peut la qualifier de métaphysique de la volonté de puissance. Ce que veut dire volonté de puissance au sens nietzschéen du mot, nous ne le comprendrons jamais à l'aide de quelques idées populaires sur la “ volonté ” et sur la “ puissance ”, mais uniquement en empruntant le chemin d'une méditation sur la pensée métaphysique, et cela signifie en même temps sur l'ensemble de l'Histoire de la Métaphysique occidentale. ” P 281-282 : “ Ainsi donc, la présente explication de l'essence de la volonté de puissance pense à partir de cet ensemble d'enchaînements. Mais elle doit également, tout en se tenant aux propres développements de Nietzsche, les saisir d'une manière plus claire que Nietzsche n'a pu immédiatement les exposer. Or, ne devient plus clair pour nous que ce qui est, auparavant, devenu plus signifiant. Signifiant est ce qui, en son essence, nous est devenu plus proche. Partout, aussi bien dans ce, qui précède que dans ce qui suit, nous pensons a partir de l'essence de la Métaphysique, non pas à partir d'une de ses phases. P 282 : “ Dans la deuxième partie d’Ainsi parlait Zarathoustra, qui parut un an après Le Gai Savoir, en 1883, Nietzsche nomme pour la première fois la “ Volonté de Puissance ”, dans le contexte à partir duquel il faut la comprendre : “ Partout où je trouvais de la vie, là je trouvais de la volonté de puissance ; et même dans la volonté de celui qui sert, j'ai encore trouvé la volonté d'être maître. ” Vouloir, c'est vouloir être maître. La volonté ainsi comprise se trouve jusque dans la volonté de celui qui sert. Non point, il est vrai, en ce sens que le serviteur pourrait aspirer à sortir du rôle d'esclave pour devenir lui-même un maître. Au contraire, l'esclave en tant qu'esclave, le serviteur en tant que serviteur veut bien plutôt avoir quelque chose sous lui, quelque chose à quoi il commande dans son service et dont il se sert. Ainsi, il est, en tant qu'esclave, pourtant un maître. Être esclave, c'est également vouloir être maître. ” P 282-284 : “ La volonté n'est pas un désir ni quelque vide aspiration vers quelque chose : vouloir, c'est proprement ordonner (cf. Ainsi parlait Zarthoustra, Ire et IIe parties ; aussi, Volonté de Puissance, Aph. 688, année 1888). L'essence de l'ordonner réside en ce que celui qui ordonne est maître, en connaissance de cause, dans le choix qui dispose des possibilités de 229 l'action efficace. Ce qui est ordonné dans l'ordre, c'est précisément l'exécution de ce choix qui dispose. Dans l'ordre, celui qui ordonne obéit - avant même celui qui reçoit l'ordre - à ce choix de dispositions ou plutôt à cette faculté de disposer, s'obéissant ainsi à lui-même. De la sorte, celui qui ordonne est au-dessus de lui-même en ce qu'il s'ose lui-même. Ordonner, qu'il faut soigneusement distinguer de la pure et simple manie de commander aux autres, c'est se dépasser soi-même ; ordonner est donc plus difficile qu'obéir. Vouloir, c'est se recueillir dans la tâche ordonnée. Ce n'est qu'à celui qui ne sait pas s'obéir à lui-même qu'il faut donner des ordres. La volonté n'aspire pas à ce qu'elle veut comme à quelque chose qu'elle n'aurait pas encore. La volonté a déjà ce qu'elle veut. Car la volonté veut son vouloir. Son vouloir, c'est son voulu. La volonté se veut elle-même. Elle se surpasse elle-même. De la sorte, la volonté en tant que volonté se veut au-delà d'elle-même, et doit ainsi en même temps se porter au-dessus et en avant d'elle-même. C'est pourquoi Nietzsche peut dire (Volonté de Puissance, Aph. 675, année 1887-1888) : “ Vouloir en général, c'est vouloir devenir plus fort, vouloir croître... ” Devenir plus fort signifie ici “ avoir plus de puissance ”, ce qui veut dire : n'avoir rien que de la puissance. Car être maître du niveau de puissance atteint, c'est là l'essence de la puissance. La puissance n'est et ne reste que lorsqu'elle continue d'être accroissement de puissance et qu'elle s'ordonne constamment “ plus de puissance ”. Une simple pause dans cet accroissement, un simple arrêt à un niveau de puissance atteint constitue déjà le début du déclin de la puissance. A la nature de la puissance appartient la surpuissance, c'est-à-dire le dépassement d'elle-même dans la puissance. Ce dépassement fait partie, et provient de la puissance elle-même, dans la mesure où elle est ordre, et, en tant qu'ordre, se donne plein pouvoir pour dépasser dans la puissance tout niveau de puissance atteint. Ainsi la puissance est constamment en chemin vers elle-même : mais non point comme le serait une “ volonté ” se trouvant quelque part, on ne sait où, “ pour soi ”, et qui chercherait, au sens d'une aspiration, à accéder au pouvoir. D'ailleurs, la puissance se donne procuration non point seulement pour dépasser dans la puissance tout degré de puissance atteint, mais uniquement pour s'emparer d'elle-même dans l'inconditionnement de son essence. Selon cette détermination essentielle, la volonté est si peu une aspiration, que c'est au contraire l'aspiration qui n'est qu'une forme posthume ou embryonnaire du vouloir. ” P 284 : “ Dans la locution “ volonté de puissance ”, le mot de puissance ne nomme que l'essence du mode sur lequel la volonté se veut elle-même dans la mesure où elle est l'ordonner d'un ordre. En tant que cet ordonner, la volonté s'unit à elle-même, c'est-à-dire à son voulu. C'est ce recueil dans l'union de soi-même qui constitue le pouvoir de la puissance. De la volonté “ en soi ”, il y en a aussi peu que de la puissance “ en soi ”. C'est pourquoi volonté et puissance ne sont nullement accouplées l'une à l'autre après coup, mais : en tant que volonté de la volonté, la volonté est volonté de puissance, en ce sens qu'elle est procuration de la puissance. La puissance a son essence en ceci que, comme volonté régie par la volonté, elle assiste la volonté. La volonté de puissance est l'essence de la puissance. Elle démontre le caractère absolu de la volonté qui, comme volonté pure, se veut elle-même. ” P 284-285 : “ C'est pourquoi la volonté de puissance ne saurait être opposée à une “ volonté d'autre chose ”, par exemple à une “ volonté du néant ” ; car même cette volonté-là est toujours volonté de la volonté, de sorte que Nietzsche peut dire (Généalogie de la morale, 3e Dissertation, Aph. 1 de l'année 1887) : “ plutôt veut-elle (la volonté) vouloir le Rien que ne pas vouloir -. ” P 285 : “ Ce “ vouloir le Rien ” ne signifie point : vouloir la simple absence du réel, mais : vouloir précisément le réel, mais à chaque fois et partout comme nihilité, et à travers celle-ci seulement, vouloir l'anéantissement. Car en pareille volonté, la puissance s'assure toujours la possibilité d'ordonner et d'être maître. P 285-286 : “ L'essence de la volonté de puissance est, comme essence de la volonté, le trait fondamental de l'ensemble du réel. Nietzsche dit (Volonté de Puissance, Aph. 693 de l'année 1888) : la volonté de puissance “ est l'essence la plus intime de l'être ”. “ L'être ”, cela veut dire ici, dans la langue de la Métaphysique : l'étant dans son entier. L'essence de la volonté 230 de puissance et la volonté de puissance elle-même comme caractère fondamental de l'étant ne se laissent donc point constater et arrêter par l'observation psychologique ; c'est tout au contraire la psychologie qui reçoit de la volonté de puissance son essence, c'est-à-dire la possibilité de poser et de connaître son objet. Ainsi, Nietzsche ne comprend pas psychologiquement la volonté de puissance, mais, au contraire, détermine de façon nouvelle la psychologie comme “ morphologie et théorie du développement de la volonté de puissance ” (Par-delà le bien et le mal, Aph. 23). La morphologie, c'est ici l'ontologie de l’ dont la modifiée avec le changement de l’ en perceptio, apparaît, dans l'appetitus de cette perceptio, comme la volonté de puissance. Que la Métaphysique, qui de tout temps pense, quant à son être, l'étant comme sub-jectum, devienne Psychologie (déterminée comme morphologie et théorie du développement de la volonté de puissance), cela témoigne, encore que comme phénomène dérivé, de cet avènement essentiel qui consiste en un changement de l'étantité de l'étant. L’(étantité) du subjectum devient la subjectité de la conscience de soi, laquelle découvre à présent son essence comme volonté de la volonté. La volonté, en tant que volonté de puissance, ne cesse de s'en remettre à plus de puissance. Pour que la volonté puisse, lors du dépassement dans la puissance, dépasser le niveau de puissance chaque fois atteint, ce niveau doit d'abord être atteint, assuré et maintenu. La confirmation (Sicherung) du degré de puissance chaque fois atteint est la condition nécessaire pour la surélévation de la puissance. Mais cette condition nécessaire n'est pas suffisante pour que la volonté puisse se vouloir, c'est-à-dire pour qu'un vouloir être plus fort, pour qu'un accroissement de puissance soit. La volonté doit jeter son regard dans un champ de visée, c'est-à-dire ouvrir un pareil champ, pour qu'à partir de là des possibilités puissent seulement se montrer, qui à leur tour montrent la voie à un accroissement de puissance. La volonté doit ainsi poser la condition de son vouloir aller au-delà d'elle-même. La volonté de puissance doit poser à la fois les conditions de la conservation et celles de l'accroissement de la puissance. A la volonté appartient l'institution de ces conditions qui font intimement partie les unes des autres. ” P 286 : “ “ Vouloir en général, c'est vouloir devenir plus fort, vouloir croître et, pour ce faire, vouloir aussi les moyens ” (Volonté de Puissance, Aph. 675 de l'année 1887-1888). ” P 286-287 : “ Les moyens essentiels sont les conditions mêmes de la volonté de puissance que la volonté de puissance pose elle-même. Ces conditions, Nietzsche les appelle : valeurs. Il dit (XIII, Aph. 395, année 1884) : “ Dans toute volonté, il y a estimation -. ” Estimer veut dire : arrêter et fixer la valeur. La volonté de puissance estime, dans la mesure où elle arrête la condition de l'accroissement et fixe la condition de la conservation. En son essence, la volonté de puissance est la volonté qui pose les valeurs. Les valeurs sont les conditions de conservation et d'accroissement à l'intérieur de l'être de l'étant. Dès qu'elle apparaît expressément dans son essence pure, la volonté de puissance est elle-même le fondement et le domaine de l'instauration des valeurs. La volonté de puissance n'a pas son fondement dans la sensation d'un manque : elle est elle-même le fondement de la vie la plus riche. Vie signifie ici : la volonté de la volonté. “ Vivant : cela signifie déjà "estimer". ” (loc. cit.) P 287 : “ Dans la mesure où la volonté veut se dépasser elle-même en puissance, jamais elle ne trouve de repos, si riche que soit la vie. Car elle ne déploie puissance que dans le débordement de sa propre volonté. Ainsi revient-elle constamment à soi en tant que pareille. Le mode sur lequel est l'étant en son entier – dont l'essentia est la volonté de puissance - le mode sur lequel l'étant en son entier existe, son existentia, c'est l'“ Éternel Retour du Pareil ”. Les deux paroles fondamentales de la métaphysique de Nietzsche, “ Volonté de Puissance ” et “ Éternel Retour du Pareil ”. déterminent l'étant en son être d'après les deux perspectives qui guident la Métaphysique depuis l'Antiquité, c'est-à-dire d'après l'ens qua ens au sens d'essentia et d'existentia. Parce que la Métaphysique n'a ni médité l'origine, ni même posé la question de cette distinction entre essentia et existantia, le rapport décisif, qui reste à penser, entre 231 “ Volonté de Puissance ” et “ Éternel Retour du Pareil ” ne se laisse pas encore exposer ici de façon immédiate. ” P 287-288 : “ Si la Métaphysique pense l'étant en son être comme volonté de puissance, elle pense nécessairement l'étant comme instituteur de valeurs. Elle pose tout dans l'horizon des valeurs, de l'autorité des valeurs, de la dévalorisation et de l'inversion de la valeur. La Métaphysique des Temps Modernes commence, et déploie son essence en ceci qu'elle cherche l'absolument indubitable, le certain, la certitude. Il s'agit, selon le mot de Descartes, firmum et mansurum quid stabilire, “ d'établir quelque chose de ferme et de consistant ”. Comme ob-stance de l'objet, pareille consistance convient à l'essence, régnant depuis l'Antiquité, de l'étant en tant que présence constante qui partout déjà est située devant (vorliegt) ( subjectum). Descartes, aussi bien qu'Aristote, pose la question de l’. Dans la mesure où Descartes cherche ce subjectum dans la voie prétracée de la Métaphysique, il trouve, pensant la vérité comme certitude, l'ego cogito comme ce qui est présent constamment. Ainsi, l'ego sum devient subjectum, c'est-à-dire que le sujet devient être-conscient-de-soi. La subjectité du sujet se détermine à partir de la certitude de cette conscience. ” P 288-289 : “ En posant la conservation, c'est-à-dire le fait d'assurer son état comme une valeur nécessaire, la volonté de puissance justifie du même coup la nécessité d'assurer tout étant, lequel en tant qu'essentiellement représentant est toujours aussi ce qui tient pour vrai. Or, la garantie de ce tenir pour vrai s'appelle certitude. Ainsi, selon le jugement de Nietzsche, la certitude ne se voit-elle fondée vraiment, en tant que principe de la Métaphysique moderne, que dans la volonté de puissance - étant bien sûr admis que la vérité soit une valeur nécessaire, et la certitude, la forme moderne de la vérité. Ceci, pour préciser dans quelle mesure s'accomplit dans la doctrine nietzschéenne de la volonté de puissance comme “ essence ” de tout réel, l'achèvement de la Métaphysique moderne de la subjectité. ” P 289 : “ C'est pourquoi Nietzsche peut dire : “ la question des valeurs est plus fondamentale que la question de la certitude : cette dernière n'acquiert son sérieux qu'à condition que soit résolue la question de la valeur ” (Volonté de Puissance, Aph. 588, année 1887-1888). Une fois la volonté de puissance reconnue comme principe de l'institution des valeurs, la question de la valeur doit cependant avant tout méditer quelle est la valeur nécessaire découlant de ce principe, et quelle est la valeur conforme à ce principe. Dans la mesure où l'essence de la valeur se manifeste au fait d'être la condition, posée dans la volonté de puissance, de la conservation et de l'accroissement, la perspective pour une caractérisation de la structure de valeurs faisant loi est désormais ouverte. P 289-290 : “ La conservation du degré de puissance chaque fois atteint par la volonté consiste en ceci que la volonté s'entoure chaque fois d'un rayon de disponibilité où elle puisse à tout moment puiser en toute sûreté pour y assurer sa sécurité. Ce rayon délimite chaque fois le stock de présence immédiatement disponible dans l'acception quotidienne de ce mot chez les Grecs. Or une telle “ substance ” ne devient une présence, c'est-à-dire ici quelque chose qui soit constamment disponible, que par une présentation qui la constitue en constance. Cette présentation a le caractère de la production représentante. Ce qui est ainsi constant est le permanent. Et Nietzsche, fidèle à l'essence de l'être se déployant dans l'Histoire de la Métaphysique (Etre = présence perdurante) appelle cette constance l'“ étant ”. Souvent aussi, toujours fidèle à la façon de parler de la pensée métaphysique, il nomme le constant l'“ être ”. Dès le début de la pensée occidentale, l'étant est tenu pour le vrai et pour la vérité, sans que pour cela le sens d'étant et de vrai ne soit moins multiplement modifié. Tout en renversant et transvaluant les valeurs de la Métaphysique Nietzsche ne rompt nullement avec elle, mais persiste dans la ligne de ses traditions lorsqu'il nomme tout uniment ce qui, dans la volonté de puissance, a été constitué pour sa conservation, “ être ” ou “ étant ” ou “ vérité ”. Conformément à cela, la vérité est une condition posée dans l'essence de 232 la volonté de puissance, à savoir la condition de la conservation de puissance. En tant que cette condition, la vérité est une valeur. Comme la volonté ne peut vouloir qu'en disposant d'une constance, la vérité est la valeur nécessaire pour la volonté de puissance, à partir de l'essence de celle-ci. Le nom de vérité ne signifie à présent ni l'ouvert sans retrait de l'étant, ni la concordance d'une connaissance avec son objet, ni la certitude pointant sur une remise et une mise en sûreté de ce que la représentation met en avant. Vérité, c'est maintenant - et cela en une provenance historiale à partir des modes indiqués de son essence l'assurance stabilisante d'un stock de présence qui constitue le champ à partir duquel la volonté de puissance se veut elle-même. ” P 290-291 : “ Eu égard à la con-firmation du degré de puissance chaque fois atteint, la vérité est la valeur nécessaire. Mais elle est insuffisante pour atteindre un degré de puissance ; car la constance du permanent, prise en elle-même, est impuissante à prodiguer ce dont la volonté a avant tout besoin pour pouvoir, en tant que volonté, se dépasser elle-même, c'est-à-dire pour pouvoir seulement entrer dans les possibilités de l'ordre. Celles-ci ne se donnent qu'à travers une prospective perspicace appartenant à l'essence de la volonté de puissance ; car, comme volonté de plus de puissance, elle est en elle-même axée perspectivement sur des possibilités. L'ouverture et la fourniture de ces possibilités, voilà la condition de l'essence de la volonté de puissance qui, en tant qu'elle la précède -au sens littéral du mot -, domine la condition nommée en premier. C'est pourquoi Nietzsche dit (Volonté de Puissance, Aph. 853, année 1887-1888) : “ Mais la vérité n'est pas la mesure suprême des valeurs, encore moins la puissance suprême. ” P 291 : “ La création de possibilités pour la volonté à partir desquelles la volonté de puissance se libère seulement vers elle-même, voilà pour Nietzsche l'essence de l'Art. Conformément à ce concept métaphysique, Nietzsche ne pense, sous cette rubrique, pas seulement, ni même en premier lieu, au domaine esthétique des artistes. L'art, c'est l'essence de tout vouloir qui ouvre et occupe des perspectives : “ L'oeuvre d'art, où elle apparaît sans artiste, par exemple en tant que Corps, en tant qu'Organisation (le corps des officiers prussiens, l'ordre jésuite). En quelle mesure l'artiste n'est qu'un degré préliminaire. Le monde comme oeuvre d'art s'enfantant soi-même... ” (Volonté de Puissance, Aph. 796, année 1885-1886). L'essence de l'art comprise à partir de la volonté de puissance consiste en ce que l'art excite avant tout la volonté de puissance vers elle-même et l'éperonne à se dépasser elle-même. Parce que souvent Nietzsche nomme aussi “ vie ” la volonté de puissance en tant que réalité du réel - où résonne encore quelque chose de la et de la des premiers penseurs grecs -, il peut dire que l'art est “ le grand stimulant de la vie ” (Volonté de Puissance, Aph. 851, année 1888). ” P 291-292 : “ L'art est, posé dans l'essence de la volonté de puissance, condition de possibilité pour la volonté elle-même d'accéder à la puissance et de l'accroître. Parce qu'il peut ainsi conditionner, l'art est une valeur. En tant que valeur qui, dans la hiérarchie des conditionnements prévaut, et ainsi précède tout conditionnement, l'art est la valeur qui ouvre décisivement toute latitude d'ascension. L'art est la valeur suprême. Par rapport à la valeur “ vérité ”, il est une valeur supérieure. L'une in-cite l'autre, chacune selon son mode respectif. Les deux valeurs déterminent. dans leurs rapports de valeurs, l'essence unie de cette volonté de puissance qui, en elle-même, pose des valeurs. Or, la volonté de puissance est la réalité du réel, ou bien, ce mot pris en un sens plus large que celui où Nietzsche l'emploie habituellement, l'être de l'étant. S'il incombe à la Métaphysique de dire l'étant quant à son être et si, ce faisant, elle nomme, selon sa manière traditionnelle, le fondement de l'étant, alors la thèse fondamentale de la métaphysique de la volonté de puissance doit énoncer le fondement. Elle dit quelles valeurs sont essentiellement posées et en quelle hiérarchie elles sont posées à l'intérieur de l'essence institutrice de valeurs de la volonté de puissance en tant qu'“ essence ” (Essenz) de l'étant. Cette thèse est conçue en ces termes : “ L'art a plus de valeur que la vérité ” (Volonté de Puissance, Aph. 853, année 1887-1888). 233 P 292 : “ La thèse fondamentale de la métaphysique de la volonté de puissance est un jugement de valeur. ” P 292-293 : “ A partir du jugement de valeur suprême, il se précise que l'institution de valeurs présente, en tant que telle, essentiellement deux faces. En elle sont posées - expressément ou non - d'abord une valeur nécessaire et ensuite une valeur suffisante, les deux à partir du rapport prédominant qu'il y a entre elles. Ces deux faces de l'institution des valeurs correspondent à son principe. Car ce à partir de quoi l'institution des valeurs en tant que telle est portée et conduite, c'est la volonté de puissance. A partir de l'unité de son essence, elle exige, tout en tendant vers elles, les conditions de l'accroissement et de la conservation d'elle-même. La considération de l'essence de l'institution des valeurs, sous ses deux faces, amène proprement la pensée devant la question de l'unité essentielle de la volonté de puissance. Dans la mesure où elle est l'“ essence ” (Essenz) de l'étant comme tel, et que dire cela est le “ vrai ” de la métaphysique, nous posons la question, lorsque nous pensons l'unité essentielle de la volonté de puissance, de la vérité de ce vrai. Ce faisant, nous arrivons au point culminant de cette métaphysique et de toute Métaphysique. Mais que veut dire ici “ point culminant ” ? Nous expliquerons ce que nous avons en vue a partir de l'essence de la volonté de puissance, ce qui nous maintiendra dans les limites assignées à la présente méditation. ” P 293 : “ L'unité essentielle de la volonté de puissance ne peut rien être d'autre que cette volonté elle-même. Elle est le mode sur lequel la volonté de puissance se produit à elle-même en tant que volonté. Elle la place elle-même devant elle en sa propre épreuve de telle façon qu'en une telle épreuve, la volonté se représente en pureté et, de la sorte, sous sa figure suprême. Mais la représentation n’est ici nullement une présentation surajoutée et ultérieure, la présence qui est déterminée par elle étant au contraire le mode sur lequel, et en tant que tel, est la volonté de puissance. ” P 293-294 : “ Mais le mode sur lequel elle est, est en même temps la façon dont elle se place en l'ouvert sans retrait d'elle-même. Or, c'est en lui que consiste sa vérité. La question de l'unité essentielle de la volonté de puissance, c'est la question du genre de la vérité en laquelle elle est en tant qu’être de l'étant. Mais cette vérité est en même temps la vérité de l'étant comme tel ; or, la Métaphysique est précisément en tant que cette vérité de l'étant. La vérité mise en question maintenant n'est donc pas celle que la volonté de puissance pose elle-même comme condition nécessaire de l'étant en tant que tel, mais bien celle en laquelle cette volonté de puissance institutrice de conditions déploie son être comme telle. Cet Un où elle déploie son être, son unité essentielle, concerne proprement la volonté de puissance elle-même. ” P 294 : “ De quelle nature est maintenant cette vérité de l'être de l'étant ? Elle ne peut se déterminer qu'à partir de ce dont elle est vérité. Or, dans la mesure où, à l'intérieur de la Métaphysique moderne, l'être de l'étant s'est déterminé comme volonté et ainsi comme se-vouloir ; dans la mesure où se-vouloir c'est déjà, en lui-même, se-savoir soi-même, l'étant, l’ le subjectum se déploie sur le mode du se-savoir soi-même. L'étant (subjectum) se présente à lui-même sur le mode du ego cogito. Cette présentation sese sibi, cette re-présentation (Vor-stellung) constitue l'être de l'étant qua subjectum. Le se-savoir soi-même devient ainsi le sujet par excellence. Dans le se-savoir soi-même se rassemble tout savoir, et son connaissable. C'est le rassemblement du savoir, comme le massif est le rassemblement des montagnes. En tant qu'un tel rassemblement, la subjectivité du sujet est co-agitatio (cogitatio), con-scientia, conscience. Mais la co-agitatio est en soi déjà un velle, un vouloir. Ainsi, avec la subjectité du sujet, apparaît en même temps, comme son essence, la volonté. En tant que Métaphysique de la subjectité, la Métaphysique moderne pense l'être de l'étant dans le sens de la volonté. ” P 294-295 : “ Comme première définition essentielle de la subjectité, il faut retenir que le sujet pensant (c'est-à-dire représentant) s'assure de lui-même, c'est-à-dire toujours aussi de son représenté comme tel. Conformément à une pareille assurance, la vérité de l'étant a, en tant que 234 con-science de l'étant, le caractère de la sûreté (certitudo). Le se-savoir soi-même - qui est le lieu de la certitude en tant que telle - reste, de son côté, une variété de l'essence de la vérité jusqu'à présent de mise, à savoir de la justesse (rectitudo) de la représentation. Mais le juste ne consiste plus, maintenant, en l'adéquation à un étant impensé quant à sa présence. La justesse consiste maintenant à ajuster tout ce qui peut être représenté sur l'étalon directeur posé dans l'exigence de savoir de la res cogitans représentante, sive mens. Cette exigence concerne la sûreté qui réside en ce que tout représentable, ainsi que la représentation elle-même soient rabattus et rassemblés dans la clarté et distinction de l'idea mathématique. L'ens est ainsi l'ens co-agitatum perceptionis. Une représentation est maintenant juste si elle fait justice à l'exigence de sûreté. Étant de la sorte reconnue comme juste, elle est, en tant que bien ajustée et disponible, justifiée. La vérité de l'étant, au sens de la certitude de soi de la subjectité, est dans son fond, en tant que sûreté (certitudo), la justification de la représentation et de son représenté devant sa propre clarté. La justification (justificatio) est l'accomplissement de la justitia et, ainsi, la justice même. Chaque fois que le sujet est sujet, il s'assure par la certitude de son assurance. Il se justifie devant sa propre exigence de justice. ” P 295-296 : “ Au début des Temps Modernes s'éveille avec une nouvelle vigueur la question : comment, dans l'entier de l'étant, ce qui veut dire devant le fondement le plus étant de tout étant (Dieu), l'homme peut-il devenir et être certain de sa permanence, c'est-à-dire de son salut ? Cette question de la certitude du salut, c'est précisément celle de la justification, c'est-à-dire de la justice. ” P 296 : “ A l'intérieur de la Métaphysique moderne, c'est Leibniz qui pense le premier le subjectum comme ens percipiens et appetens. Avec la caractéristique de la vis dans l'ens, il pense pour la première fois clairement l'essence “ volontative ” de l'être de l'étant. Il pense aussi, conformément à l'époque moderne, la vérité de l'étant comme certitude. Dans ses 24 Thèses sur la Métaphysique, Leibniz dit (Thèse 20): justitia nihil aliud est quam ordo seu perfectio circa mentes. Les mentes, c'est-à-dire les res cogitantes, sont, d'après la Thèse 22, les primariae Mundi unitates. La vérité comme certitude est con-firmation de la sûreté, est ordre (ordo) et constatation générale, c'est-à-dire per-fection de tout (perfectio). Mettre en sûreté, assurer ce qui est en premier lieu et proprement étant, voilà la justitia. Fondant critiquement la Métaphysique, Kant pense l'ultime con-firmation de la subjectivité transcendantale comme la quaestio juris de la déduction transcendantale. C'est la question de droit de la justi-fication du sujet pensant (c'est-à-dire représentant), qui a arrêté et affermi lui-même son essence dans l'auto-justification de son “ Je pense ”. P 296-297 : “ Dans l'essence de la vérité comme certitude, celle-ci pensée comme vérité de la subjectité et celle-ci à son tour comme l'être de l'étant, se dissimule la justice, appréhendée à partir de la justification de la sûreté. Elle préside bien comme essence de la vérité de la subjectité ; sans cependant être pensée, à l'intérieur de la Métaphysique de la subjectité, comme vérité de l'étant. En revanche, la justice doit nécessairement apparaître, devant la pensée de la Métaphysique moderne, comme l'être de l'étant se sachant soi-même, dès que l'être de l'étant se manifeste comme volonté de puissance. Celle-ci se sait comme celle qui, de par son essence, pose des valeurs ; qui, en posant les valeurs comme conditions de sa propre permanence essentielle, se rend constamment justice à elle-même et est ainsi justice. C'est en celle-ci, et en tant que celle-ci, que l'essence propre de la volonté de puissance peut représenter, c'est-à-dire pour la pensée métaphysique moderne : être. De même que, dans la métaphysique de Nietzsche, l'idée de valeur est plus fondamentale que l'idée primordiale de la certitude chez Descartes, en ce que la certitude ne peut passer pour le juste que si elle “ vaut ” comme valeur suprême, de même, dans l'époque de l'accomplissement de la Métaphysique occidentale, chez Nietzsche, la certitude de soi axée sur elle-même de la subjectité s'avère comme la justification de la volonté de puissance, conformément à la justice qui préside dans l'être de l'étant. ” 235 P 297 : “ Dans un écrit antérieur et d'ailleurs plus connu - la deuxième des Considérations inactuelles : “ De l'utilité et des désavantages de l'histoire pour la vie ” (1874) Nietzsche mettait déjà la “ justice ” à la place de l'objectivité des sciences historiques (section 6). Mais, hors de ce passage, Nietzsche a gardé silence quant à la justice. Ce n'est que dans les années décisives de 1884-1885, où la “ volonté de puissance ”, s'imposant à sa vue, accapare comme trait fondamental de l'étant, toute sa pensée, qu'il note deux idées sur la justice, sans les publier. La première note (1884) a pour titre : “ Les chemins de la liberté. ” Son texte : “ Justice comme mode de la pensée constructive, éliminante, anéantissante - à partir des estimations de valeur ; représentant suprême de la vie elle-même ” (XIII, Aph. 98). ” P 297-298 : “ La seconde note (1885) : “ La justice comme fonction d'une puissance aux vastes perspectives, ayant dépassé le petit point de vue du bien et du mal, dont l'horizon de l'avantage est donc plus large -- cette vue qui veut maintenir quelque chose qui soit plus que telle ou telle personne ” (XIV, Aph. 158). ” P 298 : “ Une élucidation détaillée de ces pensées dépasserait le cadre de la méditation tentée ici. Qu'une considération générale du domaine essentiel d'où ressortit la justice pensée par Nietzsche nous suffise. Pour, avant tout, nous préparer à une intelligence de la justice que Nietzsche a en vue, il est bon d'éliminer les idées et représentations de la justice provenant de la morale chrétienne, humaniste, des “ lumières ”, bourgeoise ou socialiste. Car Nietzsche n'entend point, pour commencer, la justice comme une détermination de la région éthique et juridique. Il la pense au contraire à partir de l'être de l'étant en entier, c'est-à-dire à partir de la volonté de puissance. Ainsi donc, est “ juste ” ce qui se conforme au “ droit ” ; or, ce qui est “ de droit ” se détermine à partir de ce qui, en tant qu'étant, est étant, c'est-à-dire à partir de l'étantité de l'étant. C'est pourquoi Nietzsche peut dire (XIII, Aph. 462, année 1883): “ Droit = la volonté d'éterniser un rapport de puissance donné. La satisfaction causée par un tel rapport en sera la condition préalable. Tout ce qui est susceptible de vénération doit contribuer à faire apparaître le droit comme éternel. ” P 298-299 : “ Parallèlement à cette note, nous en trouvons une autre de l'année suivante : “ Le problème de la justice. En effet, l'élément premier et le plus puissant, c'est la volonté et la force de surpuissance. Ce n'est qu'ensuite que le dominateur constate de la "justice", c'est-à-dire mesure les choses à son échelle ; s'il est très puissant il peut aller fort loin dans la permissivité et dans la reconnaissance de l'individu qui essaye ses forces ” (XIV, 181). La conception métaphysique de Nietzsche concernant la justice pourra, c'est tout à fait normal, déconcerter : elle n'en touche pas moins l'essence d'une justice qui, au début de l'accomplissement de l'époque moderne du monde, à l'intérieur de la lutte pour la domination du monde, est déjà historiale, et, pour cette raison, détermine expressément ou non, ouvertement ou en secret, toutes les actions de l'homme. ” P 299 : “ La justice pensée par Nietzsche est la vérité de l'étant, sur le mode de la volonté de puissance. Mais Nietzsche, lui aussi, n'a ni pensé expressément la justice comme essence de la vérité de l'étant, ni, à partir de cette pensée, porté à la parole la Métaphysique de la subjectité accomplie. Cependant, la justice est la vérité de l'étant déterminée par l'être même. En tant que cette vérité, elle est la Métaphysique elle-même en son accomplissement moderne. C'est dans la Métaphysique comme telle qu'est, en retrait, la raison pour laquelle Nietzsche peut éprouver métaphysiquement le nihilisme comme histoire de l'institution des valeurs, sans cependant jamais pouvoir penser l'essence du nihilisme. ” P 299-300 : “ Quelle figure secrète, prenant forme en tirant sa vérité de l'essence de la justice, était en attente pour la métaphysique de la volonté de puissance, nous ne le savons pas. Sa première thèse fondamentale est à peine énoncée, et pas même véritablement comme thèse. Certes, à l'intérieur de cette métaphysique, le caractère de thèse de cette thèse est-il sui generis. Certes, le jugement de valeur premier n'est-il point la “ thèse première ” d'un système déductif de 236 thèses. Cependant, si nous entendons prudemment cette dénomination de “ thèse fondamentale de la Métaphysique ” en comprenant qu'elle nomme le fond essentiel de l'étant comme tel, c'est-à-dire celui-ci même en l'unité de son être, alors cette thèse reste d'une amplitude assez vaste et riche en replis pour pouvoir déterminer chaque fois selon le genre de la Métaphysique le mode de son dire du fondement. ” P 300 : “ Le jugement de valeur premier de la métaphysique de la volonté de puissance a encore été énoncé par Nietzsche sous une autre forme (Volonté de Puissance, Aph. 882, année 1888) : “ Nous avons l'art, pour ne pas périr de la vérité. ” Il est vrai que cette thèse sur le rapport métaphysique essentiel, c'est-à-dire, ici, valoriel entre art et vérité ne doit point être comprise selon notre idée de tous les jours sur l' “ art ” et la “ vérité ”. Si nous nous laissons aller à cette mauvaise compréhension, tout devient banal, et, comble de malheur, nous perdons la possibilité de tenter une explication essentielle avec la position encore secrète de la Métaphysique moderne en son accomplissement, afin de libérer ainsi notre propre essence historiale des brouillards et nuées émanant de l'historiographie et des Weltanschauungen. ” P 300-301 : “ Dans la seconde formulation de la thèse fondamentale de la métaphysique de la volonté de puissance, l'art et la vérité sont pensés en tant que premières figures de domination de la volonté de puissance dans sa relation à l'homme. Comment, d'une façon générale, le rapport essentiel de la vérité de l'étant comme telle à l'essence de l'homme, serait à penser à l'intérieur de la Métaphysique, conformément à l'essence de celle-ci, voilà qui est encore voilé à notre pensée. Cette question est à peine amorcée comme telle, agitée qu'elle est par la prédominance de l'anthropologie philosophique, dans une confusion confinant au désastre. En tous les cas, il serait complètement erroné de vouloir prendre la formulation du jugement de valeur cité pour une preuve de ce que Nietzsche soit un philosophe existentiel. Cela, il ne l'a jamais été. En revanche, il a pensé métaphysiquement. Nous sommes loin d'être mûrs pour la rigueur d'une pensée du genre de celle qui va suivre, notée par Nietzsche au moment où il projetait son oeuvre principale, La Volonté de Puissance : “ Autour du héros, tout devient tragédie ; autour du demi-dieu, tout devient drame satyrique ; et autour de Dieu, tout devient - comment ? peut-être "monde" ? ” (Par-delà le bien et le mal, Aph. 150 [1886). ” p 301 : “ Du moins est-il temps d'apprendre à reconnaître que la pensée de Nietzsche, bien que, quand on la prend historiquement pour l'étiqueter, elle montre nécessairement une physionomie tout à fait autre, n'est pas moins rigoureuse et pourvue de sens que celle d'Aristote, de cet Aristote qui a pensé dans le quatrième livre de sa Métaphysique le principe de contradiction comme la première vérité sur l'être de l'étant. Le rapprochement devenu usuel, mais pour cela nullement moins problématique, de Nietzsche et de Kierkegaard méconnaît, et cela à partir d'une méconnaissance de la nature de la pensée, que Nietzsche sauvegarde, en tant que penseur métaphysique, une proximité avec Aristote. De ce dernier, Kierkegaard reste essentiellement distant - tout en le nommant plus fréquemment que Nietzsche. Car Kierkegaard n'est pas un penseur, mais un auteur religieux ; et non point un auteur religieux parmi d'autres, mais le seul qui soit à la mesure du destin de son époque. En cela réside sa grandeur, à supposer que parler ainsi ne soit pas déjà un malentendu. ” p 301-302 : “ Dans la thèse fondamentale de la métaphysique de Nietzsche, est nommée, avec le rapport essentiel des valeurs art et vérité, l'unité essentielle de la volonté de puissance. A partir de cette unité essentielle de l'étant comme tel se détermine la nature métaphysique de la valeur. Elle est, posée, sous ses deux faces, dans la volonté de puissance et pour celle-ci, sa propre condition. ” 237 p 302 : “ Parce que Nietzsche éprouve l'être de l'étant comme volonté de puissance, sa pensée doit aller à la rencontre des valeurs. C'est pourquoi il faut partout et avant tout poser la question de la valeur. Ce questionnement s'éprouve lui-même comme enquête historique. Qu'en est-il des anciennes valeurs suprêmes ? Que signifie la dévalorisation de ces valeurs eu égard à l'inversion de valeur de toutes les valeurs ? Parce que la pensée par valeurs a son fondement dans la métaphysique de la volonté de puissance, l'interprétation nietzschéenne du Nihilisme en tant que processus de dévalorisation des valeurs suprêmes et d'inversion de toutes les valeurs est une interprétation métaphysique, et cela au sens de la métaphysique de la volonté de puissance. Or, dans la mesure où Nietzsche conçoit sa propre pensée, la “ doctrine ” de la volonté de puissance, comme “ Principe de la nouvelle institution des valeurs ”, au sens d'un véritable accomplissement du nihilisme, il ne comprend plus le nihilisme de façon purement négative comme dévalorisation des valeurs suprêmes, mais du même coup positivement, à savoir comme dépassement du nihilisme ; car la réalité du réel à présent expressément éprouvée, la volonté de puissance, devient origine et mesure d'une nouvelle institution des valeurs. Les valeurs de cette nouvelle institution déterminent immédiatement les représentations humaines et stimulent en même temps toute action. L'être-homme se voit élevé dans une autre dimension de l'histoire. ” P 302-303 : “ Dans le passage cité (Aph. 125 du Gai Savoir), le Forcené se prononce sur cette action des hommes, par laquelle Dieu fut tué (c'est-à-dire dévalorisé le monde suprasensible), en ces termes : “ Il n'y eut jamais acte plus grandiose - et ceux qui pourront naître après nous appartiendront, à cause de cet acte, à une histoire plus élevée que ne le fut jamais aucune histoire !” P 303 : “ Avec cette conscience de la mort de Dieu commence la conscience d'une inversion radicale de la valeur des anciennes valeurs suprêmes. Avec cette conscience, l'homme lui-même passe dans une autre histoire, qui est plus haute parce qu'en elle le principe de toute institution de valeurs, la volonté de puissance, est expressément et proprement éprouvé et pris en charge comme réalité du réel, comme être de tout étant. La conscience de soi, où l'humanité moderne a son essence, accomplit ainsi sa dernière démarche. Elle se veut elle-même l'exécutrice de la volonté de puissance inconditionnée. La décadence des valeurs normatives est arrivée à son terme. Le nihilisme - à savoir le fait “ que les valeurs suprêmes se dévalorisent ” - est dépassé. L'humanité qui veut son propre être-homme comme volonté de puissance, et éprouve cet être-homme comme appartenant à la réalité déterminée dans sa totalité par la volonté de puissance, cette humanité est déterminée à son tour par une figure essentielle de l'homme qui dépasse et surpasse l'homme ancien. ” P 303-304 : “ Le nom pour cette figure essentielle de l'humanité qui surpasse l'ancien type, c'est “ le Surhomme ” . Par là, Nietzsche n'entend point quelque spécimen isolé du genre humain, dans lequel les capacités et visées de l'homme habituellement connu auraient été agrandies et accrues jusqu'au gigantesque. “ Le Surhomme ” n'est pas non plus la race d'homme qui naîtrait par une application à la vie de la philosophie de Nietzsche. Le nom de “ surhomme ” nomme l'essence de l'humanité qui, en tant que moderne, commence à entrer dans l'accomplissement de l'essence de son époque. “ Le surhomme ”, c'est l'homme qui est homme à partir de la réalité déterminée par la volonté de puissance et pour cette réalité. ” P 304 : “ L'homme dont l'essence est celle qui est voulue à partir de la volonté de puissance - voilà le surhomme. Le vouloir de cette essence ainsi consentante doit correspondre à la volonté de puissance en tant qu'être de l'étant. C'est pourquoi, en même temps que la pensée qui pense la volonté de puissance, surgit nécessairement la question : en quelle figure l'essence de l'homme qui veut à partir de l’être de l'étant doit-elle se fixer et se déployer pour pouvoir suffire à la volonté de puissance et prendre de la sorte en charge la maîtrise de l'étant ? A l'improviste, et surtout, au dépourvu, l'homme se voit placé, à partir de l'être de l'étant, 238 devant la tâche de prendre en charge de régner sur la terre. L'homme ancien a-t-il suffisamment médité selon quel mode l'être de l'étant apparaît entre-temps ? L'homme ancien s'est-il assuré si son essence possède la force et la maturité suffisante pour correspondre à cet appel de l'être ? Ou bien l'homme ancien ne s'en tire-t-il qu'à l'aide d'expédients et de détours qui l'empêchent toujours à nouveau d'apprendre ce qui est ? L'homme ancien voudrait continuer d'être l'homme ancien ; en même temps il est déjà mu par la volonté de l'étant, dont l'être commence à se manifester comme Volonté de Puissance. Cependant l'homme ancien est loin d'être seulement préparé, en son essence, à l'être qui, depuis, traverse et régit l'étant. En l'être se déploie la nécessité, pour l'homme, d'aller au-delà, de surpasser l'homme ancien, non pas pour le plaisir ou l'arbitraire, mais uniquement de par l'être. ” P 305 : “ La pensée de Nietzsche qui pense le surhomme provient de ce penser qui pense ontologiquement l'étant en tant qu'étant et se conforme ainsi à la nature essentielle de la Métaphysique, sans cependant jamais pouvoir appréhender, à l'intérieur de la Métaphysique, cette nature. C'est pourquoi, pour Nietzsche aussi bien que pour toute Métaphysique avant Nietzsche, demeure secret dans quelle mesure l'essence de l'homme se détermine à partir de l'essence de l'être. C'est pourquoi, dans la Métaphysique de Nietzsche, reste nécessairement voilée la raison du lien essentiel entre la volonté de puissance et l'essence du surhomme. Et pourtant, dans tout voiler gouverne simultanément déjà un paraître. L'existentia qui appartient à l'essentia de l'étant, c'est-à-dire à la volonté de puissance, c'est l'éternel retour du pareil. L'être, pensé en celui-ci, contient le rapport à l'essence du surhomme. Mais ce rapport reste nécessairement impensé en sa nature ontologique. C'est pourquoi il reste obscur pour Nietzsche lui-même en quel rapport avec l'essence de la Métaphysique se trouve la pensée qui pense le surhomme dans la figure de Zarathoustra. C'est pourquoi ce qui donne son caractère d'oeuvre à Ainsi parlait Zarathoustra reste en retrait. Lorsqu'une pensée future sera en état de rassembler en une même pensée ce “ Livre pour Tous et pour Personne ” et les Recherches sur la Nature de la Liberté humaine (1809) de Schelling, ce qui implique en même temps l'oeuvre de Hegel La Phénoménologie de l'Esprit (1807), ce qui implique en même temps la Monadologie (1714) de Leibniz ; qu'elle pensera ces oeuvres non plus en restant sur le plan métaphysique, mais à partir de l'essence de la Métaphysique, alors seulement le droit et le devoir, ainsi que la base et l'horizon d'une explication avec ce livre seront fondés. ” P 306 : “ Il est facile, mais irresponsable, de s'indigner devant l'idée et la figure du surhomme laquelle, il est vrai, s'est accommodé son propre malentendu - et de faire passer l'indignation pour une réfutation. Il est difficile, mais, pour la pensée future, inéluctable, d'accéder à la haute responsabilité à partir de laquelle Nietzsche a pensé l'essence d'une humanité qui, dans la destination historiale de la volonté de puissance, se voit vouée à la charge de régner sur la terre. L'essence du surhomme n'est pas licence à un arbitraire déchaîné. Elle est le statut, fondé en l'être lui-même, d'une longue chaîne de dépassements de soi-même rendant l'homme mûr pour l'étant qui, en tant qu'étant, appartient à l'être, lequel fait apparaître, comme volonté de puissance, sa nature de volonté et, par cet apparaître, fait époque, à savoir l'ultime époque de la Métaphysique. ” P 306-307 : “ L'homme ancien s'appelle ainsi dans la métaphysique de Nietzsche, parce que, si son essence est bien déterminée par la volonté de puissance comme trait fondamental de l'étant, il n'a pas lui-même appris et pris en charge la volonté de puissance comme ce trait fondamental. En revanche, l'homme qui surpasse l'homme ancien reçoit et accueille en sa volonté propre la volonté de puissance comme trait fondamental de tout l'étant, et se veut ainsi lui-même au sens de la volonté de puissance. Tout étant est en tant qu'institué en cette volonté. Ce qui précédemment conditionnait et déterminait, sur le mode du but et de la mesure des choses, l'essence de l'homme, a perdu son pouvoir inconditionné et immédiat d'efficience, ce pouvoir partout infailliblement efficient. Le monde suprasensible des Fins et des mesures n'éveille plus et ne supporte plus la vie. Ce monde est devenu lui-même sans vie : mort. Il y a, certes, de la foi chrétienne çà et là. Mais l'amour se déployant en pareil monde n'est pas le principe efficient et 239 opérant de ce qui advient maintenant. Le fond suprasensible du monde suprasensible est, pris comme la réalité efficiente de tout le réel, devenu irréel. Voilà le sens métaphysique du mot pensé métaphysiquement : “ Dieu est mort. ” P 307 : “ Allons-nous persister à fermer les yeux devant la vérité de ce mot qu'il faut penser ainsi ? Si nous fermons les yeux, ce n'est pas cet étrange aveuglement qui fera perdre à ce mot sa vérité. Pour que Dieu soit un Dieu vivant, il ne suffit pas que nous maîtrisions toujours mieux le réel en nous dispensant de prendre au sérieux sa réalité et de nous en faire une question, en ne méditant pas si l'homme est assez parvenu à maturité, face à l'état où l'a entraîné le délaissement de l'être, pour soutenir ce destin à partir de lui-même au lieu de s'en remettre au faux-semblant de prendre toutes sortes de mesures. La tentative d'appréhender sans illusion la vérité de ce mot sur la mort de Dieu est autre chose qu'une profession de foi de philosophie nietzschéenne. Si nous l'entendions ainsi, aucun service ne serait rendu à la pensée par un pareil assentiment. Le respect d'un penseur n'est rendu que par la pensée : ce qui exige de penser l'essentiel pensé dans sa pensée. ” P 307-308 : “ Si Dieu et les dieux sont morts, au sens de l'expérience métaphysique élucidée, et si la volonté de puissance est sciemment voulue en tant que principe de toute institution des conditions de l'étant, c'est-à-dire comme principe de l'institution des valeurs, alors le règne sur l'étant comme tel passe, sous la forme du règne sur la terre, aux mains d'un nouveau vouloir de l'homme, déterminé par la volonté de puissance. Aussi est-ce par ces mots que Nietzsche termine la première partie d'A insi parlait Zarathoustra - qui devait paraître un an après Le Gai Savoir, en 1883 : “ Morts sont tous les Dieux à présent nous voulons que vive le surhomme ” P 308 : “ En pensant grossièrement, on pourrait croire que ce mot dit que le gouvernement de l'étant passe de Dieu à l'homme, ou, encore plus grossièrement, que Nietzsche met l'homme à la place de Dieu. Ceux qui l'entendent ainsi pensent en vérité bien peu divinement de l'essence divine. Jamais l'homme ne peut se mettre à la place de Dieu, parce que l'essence de l'homme n'atteint jamais la région de l'essence de Dieu. Par contre, en comparaison avec cette impossibilité, quelque chose de bien moins rassurant peut arriver, et dont nous avons à peine commencé de méditer la nature. Cette place qui, en pensée métaphysique, est propre à Dieu, est le lieu de l'efficience causale et de la conservation de l'étant en tant que créé. Ce lieu de Dieu peut rester vide. A sa place un lieu autre, c'est-à-dire qui lui corresponde métaphysiquement, peut s'ouvrir, qui n'est ni identique avec la région essentielle de Dieu ni avec celle de l'homme ; avec ce lieu, l'homme entre en un rapport éminent. Ce n'est pas le surhomme qui prendra jamais la place de Dieu. La place à laquelle s'ouvre le vouloir du surhomme est une autre région d'un autre fondement de l'étant en son autre être. Cet autre être de l'étant est devenu entre-temps - et c'est ce qui caractérise le début de la Métaphysique moderne - la subjectité. ” P 308-309 : “ Tout ce qui est, est maintenant ou bien le réel (c'est-à-dire l'effectif), en tant qu'objet, ou bien l'efficient en tant qu'objectivation dans laquelle se constitue l'objectivité de l'objet. L'objectivation représente l'objet en l'ajustant sur l'ego cogito. En un tel ajustement, l'ego cogito s'avère comme ce qui fait fond à son propre agissement (l'ajustement représentant), c'est-à-dire s'avère comme subjectum. Le sujet est sujet pour lui-même. L'essence de la conscience, c'est la conscience de soi. C'est pourquoi tout étant est soit objet du sujet, soit sujet du sujet. Partout l'être de l'étant réside en la position de soi devant soi (Sich-vor-sich-selbst-stellen), et ainsi en l'imposition de soi. L'homme s'est soulevé, à l'intérieur de la subjectité de l'étant, en la subjectité de son essence. L'homme entre en sub-version. Le monde devient objet. En pareille objectivation soulevante et subversive de tout étant, ce qui doit en premier lieu entrer dans la disposition de la représentation et de la production, la terre, devient alors le centre de toute position et de tout débat. La terre elle-même ne peut plus se montrer que comme objet d'un assaut permanent, installé dans le vouloir de l'homme en tant 240 qu'objectivation inconditionnée. Partout la nature apparaît, parce que voulue à partir de l'essence de l'être, comme objet de la technique. ” P 309 : “ Des mêmes années 1881-1882, où se place l'apparition du passage “ Le Forcené ”, provient cette note de Nietzsche : “ Le temps viendra où la lutte pour le règne sur la Terre sera menée - et elle sera menée au nom de doctrines philosophiques fondamentales ” (XII, 44 1). P 309-310 : “ Ceci ne veut pas dire que la lutte pour l'exploitation illimitée de la terre comme domaine des matières premières, et pour l'utilisation “ réaliste ” du “ matériel humain ” au service de la promotion inconditionnée de la volonté de puissance en son essence se réclamerait expressément d'une “ philosophie ”. Au contraire, il y a tout lieu de s'attendre à ce que la philosophie, en tant que discipline et en tant que forme de culture, disparaîtra ; car elle peut disparaître sous sa forme actuelle, parce que, dans la mesure où elle a été authentique, elle a déjà porté à la parole la réalité du réel, et, ainsi, conduit l'étant comme tel en l'Histoire de son être. Les “ doctrines philosophiques fondamentales ”, cela ne veut pas dire des doctrines attribuables à des individus, mais la parole de la vérité de l'étant comme tel, laquelle vérité est la Métaphysique elle-même sous la forme de la Métaphysique de la subjectité inconditionnée de la volonté de puissance. ” P 310 : “ La lutte pour le règne sur la terre est, en son essence historiale, déjà la conséquence de ce que l'étant comme tel se manifeste sous la figure de la volonté de puissance, sans pourtant avoir été reconnu, encore moins compris comme telle volonté. De toute façon, les doctrines concomitantes de l'action et les idéologies de la représentation n'ont jamais dit ce qui est, et donc advient. Avec le début de la lutte pour le règne sur la terre, l'époque de la subjectité est poussée vers son accomplissement. Il fait partie de cet accomplissement que l'étant qui est sur le mode de la volonté de puissance devienne certain, et donc aussi conscient de sa propre vérité en ce qui le concerne selon son mode et à tous les égards. Se rendre conscient des choses est ainsi un instrument nécessaire du vouloir qui veut à partir de la volonté de puissance. Ceci se fait, en ce qui concerne l'objectivation, sous la forme de la planification. Dans le domaine du soulèvement de l'homme, cela advient dans le se-vouloir, par l'incessante analyse de la situation historique. Pensée métaphysiquement, la situation n'est jamais rien que la station de l'action du sujet. Toute analyse de la situation a son fondement, qu'elle le sache ou non, dans la Métaphysique de la subjectité. ” P 310-311 : “ Le “ grand Midi ” est le temps de la clarté la plus claire, à savoir de la conscience qui inconditionnellement et à tous les égards est devenue conscience d'elle-même sous forme du savoir qui consiste à vouloir sciemment la volonté de puissance en tant qu’être de l'étant, et, en tant que pareil vouloir, à surmonter dans la subversion à l'égard de soi-même chaque phase nécessaire de l'objectivation du monde, assurant ainsi la subsistance constante de l'étant pour un vouloir aussi uniforme et régulier que possible. Dans le vouloir de cette volonté, la nécessité s'impose à l'homme de vouloir aussi, et en même temps, les conditions d'un tel vouloir. Ce qui veut dire : d'instituer des valeurs et d'estimer tout selon des valeurs. De la sorte, c'est la valeur qui détermine tout étant en son être. Voilà qui nous amène devant la question : Qu'est-ce qui est à présent, en cet âge où le règne absolu de la volonté de puissance a manifestement commencé, et où cette évidence, et l'éclat propre à cette évidence devient lui-même une fonction de cette volonté ? Qu'est-ce qui est ? Notre question ne vise pas des faits, pour chacun desquels, dans la sphère de la volonté de puissance, des preuves se laisseraient à volonté produire ou réfuter. ” P 311 : “ Qu'est-ce qui est ? Ce n'est pas de tel ou tel étant que nous nous enquérons en avançant cette question, mais de l'être de l'étant. Et plutôt même : nous questionnons qu'en est-il de l'être lui-même ? Et ceci encore n'est pas une question posée dans l'à-peu-près, mais en ayant en vue la vérité de l'étant comme tel, advenue à la parole dans la figure de la métaphysique de la volonté de 241 puissance. Qu'en est-il de l'être à l'époque du règne commençant de l'inconditionnée volonté de puissance ? ” P 311-312 : “ L'être est devenu valeur. S'assurer la permanence de l'effectif est une condition nécessaire, posée par la volonté de puissance elle-même, de l'assurance de soi-même. Cependant, est-il pour l'être plus haute estimation que celle où on l'érige proprement en valeur ? Mais, du seul fait que l'être est estimé comme valeur, il est déjà ravalé au rang d'une condition posée par la volonté de puissance elle-même. Sans aller si loin, dans la seule mesure où il est estimé et ainsi honoré, l'être lui-même a déjà été dépossédé de la dignité de son essence. Si l'être de l'étant est frappé au sceau de la valeur et si son essence est ainsi scellée, alors, à l'intérieur de cette Métaphysique, ce qui veut toujours dire à l'intérieur de la vérité de l'étant comme tel durant cette époque, tout chemin vers l'expérience de l'être même a disparu. Ce disant, nous présumons ce qui n'est peut-être pas à présumer, à savoir qu'il y ait jamais eu pareil accès à l'être même, et qu'une pensée en mémoire de l'être ait jamais pensé l'être comme être. ” P 312 : “ Oublieuse de l'être et de sa propre vérité, la pensée occidentale pense, dès son début, constamment l'étant en tant que tel. Depuis, elle n'a pensé l'être qu'en pareille vérité, de sorte qu'elle n'a porté ce nom à la parole que fort maladroitement et en une multivalence non démêlée, parce que non éprouvée. Cette pensée oublieuse de l'être même, tel est l'événement (Ereignis) simple et fondamental, et pour cela énigmatique et inéprouvé, de l'Histoire occidentale, qui entre-temps est sur le point de s'élargir en Histoire mondiale. Au bout du compte, l'être est tombé, dans la Métaphysique, au rang d'une valeur. Ceci nous est témoignage de ce que l'être en tant qu'être n'est pas reçu. Que nous dit cela ? ” P 312-313 : “ Qu'en est-il de l'être ? Il n'en est rien. Serait-ce là que s'annonce l'essence jusqu'ici voilée du nihilisme ? La pensée par valeurs serait alors le nihilisme pur et simple ? Mais Nietzsche ne comprend-il pas justement la métaphysique de la volonté de puissance comme le dépassement du nihilisme ? En effet, tant que le nihilisme n'est compris que comme dévaluation des suprêmes valeurs et la volonté de puissance comme principe de l'inversion de la valeur de toutes les valeurs à partir d'une nouvelle institution des valeurs suprêmes, la métaphysique de la volonté de puissance est un dépassement du nihilisme. Mais dans un pareil dépassement du nihilisme, la pensée en termes de valeurs est érigée en principe. ” P 313-314 : “ Or, si la valeur ne laisse pas l'être être l'être qu'il est en tant qu'être même, alors le prétendu dépassement du nihilisme n'est, au contraire, que le véritable accomplissement du nihilisme. Car maintenant, non seulement la Métaphysique ne pense pas l'être même, mais encore cette non-pensée de l'être se drape dans l'apparence d'une pensée qui - en estimant l'être comme valeur penserait l'être de la façon la plus digne possible, de sorte que tout questionnement s'enquérant de l'être même deviendrait définitivement superflu. Or, si par rapport à l'être même la pensée qui pense tout selon les valeurs est du nihilisme, alors l'expérience nietzschéenne du nihilisme - selon laquelle il est dévalorisation des valeurs suprêmes - est elle-même nihiliste. L'interprétation du monde suprasensible et de Dieu comme valeurs suprêmes n'est pas pensée à partir de l'être même. Le dernier coup frappé contre Dieu et contre le monde suprasensible consiste en ce que Dieu, l'étant des étants, est ravalé au rang de valeur suprême. Le coup le plus rude contre Dieu n'est pas que Dieu soit tenu pour inconnaissable, que l'existence de Dieu soit démontrée indémontrable, mais que le Dieu tenu pour réel soit érigé en valeur suprême. Car ce coup ne provient justement pas de “ ceux qui étaient là et ne croyaient pas en Dieu ”, mais des croyants et de leurs théologiens, qui discourent du plus étant de tout étant sans jamais s'aviser de penser à l'être même - ce qui leur ferait comprendre qu'un tel penser et qu'un pareil discours sont, vus à partir de la Foi, le blasphème par excellence, une fois mêlés à la théologie de la Foi. ” 242 P 314 : “ Une faible lumière commence à se faire sur cette question que nous voulions déjà adresser à Nietzsche lorsque nous écoutions les paroles du Forcené : Comment est possible cette chose que des hommes soient capables de tuer Dieu ? Car manifestement c'est bien cela que pense Nietzsche. Dans tout le passage, en effet, seules deux phrases sont mises en relief. L'une dit : “ Nous l'avons tué ”, à savoir : Dieu. L'autre dit : “ et pourtant ils l'ont accompli ”, à savoir les hommes ont accompli l'acte du déicide, encore que jusqu'à ce jour ils n'en aient rien entendu. ” P 314-315 : “ Les deux phrases soulignées nous donnent l'explication pour le mot “ Dieu est mort ”. Ce mot ne signifie pas, comme s'il était l'énoncé d'une négation basse et haineuse : il n'y a pas de Dieu. Sa signification est pire : Dieu est tué. C'est ainsi seulement qu'apparaît la pensée cruciale. En attendant, la compréhension devient plus difficile encore. Car le mot “ Dieu est mort ” serait plutôt plus facile à comprendre s'il signifiait que Dieu lui-même s'est éloigné spontanément de sa présence vivante. Mais que Dieu ait été tué par d'autres, et qui plus est par des hommes, voilà qui est impensable. Nietzsche lui-même s'étonne de cette pensée. C'est pourquoi, immédiatement après le mot décisif : “ Nous l'avons tué - vous et moi ! Nous tous, nous sommes ses assassins ! ”, il fait suivre cette question du Forcené : “ Mais comment avons-nous pu faire cela ? ” Nietzsche explique cette question en la répétant, par périphrase, en trois images : “ Comment avons-nous pu boire d'un trait la mer tout entière ? Qui nous a donné l'éponge pour effacer tout l'horizon ? Que faisions-nous lorsque nous détachions cette terre de son soleil ? ” P 315 : “ A la dernière question, nous pourrions répondre : ce que les hommes firent lorsqu'ils détachèrent la terre de son soleil, l'Histoire européenne des trois derniers siècles et demi est là pour nous le dire. Que s'est-il passé, dans le fond de cette Histoire, avec l'étant ? Nietzsche pense, lorsqu'il nomme le rapport entre soleil et terre, pas seulement à la révolution copernicienne dans la conception moderne de la nature. Le mot de soleil rappelle du même coup la comparaison de Platon : le soleil et la sphère de sa lumière sont l'horizon sous lequel apparaît l'étant quant à son aspect, quant à ses figures (idées). Le soleil forme et délimite l'horizon dans lequel l'étant se montre comme tel. L'“ horizon ”, cela veut dire le monde suprasensible en tant que véritablement étant. C'est en même temps l'Entier qui embrasse et contient tout le reste, comme la mer. La terre comme séjour des hommes est détachée de son soleil. La sphère du suprasensible étant en soi n'est plus au-dessus de l'homme comme lumière normative. L'horizon entier est effacé. L'Entier de l'étant comme tel (la mer) a été bu par l'homme. Car l'homme s'est dressé dans l'égoïté de l'ego cogito. Avec ce soulèvement, tout étant devient objet. L'étant est englouti, comme objectif, en l'immanence de la subjectivité. L'horizon ne rayonne plus à partir de lui-même. Il n'est plus que le point de vue posé dans les institutions de valeurs de la volonté de puissance. ” P 315-316 : “ Au fil conducteur des trois images (soleil, horizon, mer) - images qui, pour la pensée, sont probablement plus que des images - les trois questions expliquent ce qui est entendu dans l'événement du déicide. Cette mise à mort entend la suppression, par l'homme, du monde suprasensible étant en soi. Cette mise à mort nomme cet événement par lequel l'étant, s'il n'est pas délibérément anéanti, devient pourtant autre en son être. Mais par cet événement l'homme aussi, et l'homme surtout, devient autre. Il devient celui qui met de côté l'étant au sens de l'étant en soi. Car le soulèvement de l'homme en la subjectivité transforme l'étant en objet. Or, l'objectif est ce qui est arrêté en l'ob-stance par la représentation. La suppression de l'étant en soi, le meurtre de Dieu, s'accomplit par la confirmation de l'effectif (Bestandsicherung), par quoi l'homme s'assure des effectifs matériels, corporels, psychiques et spirituels, et cela pour sa propre sûreté, laquelle veut la domination sur l'étant en tant qu'objectif possible, afin de correspondre à l'être de l'étant - à la volonté de puissance. ” P 316-317 : “ Con-firmer, en tant que procuration de sûreté, a son fondement dans l'institution des valeurs. La position des valeurs a liquidé tout étant en se l'assujettissant, elle l'a de la sorte, lui qui était, supprimé - tué. Ce dernier coup dans le meurtre de Dieu est porté par la 243 Métaphysique qui, comme métaphysique de la volonté de puissance, consomme la pensée dans le sens de la pensée en termes de valeurs. Mais ce dernier coup, par lequel l'être est abattu au rang d'une simple valeur, Nietzsche ne le reconnaît plus comme ce qu'il est, pensé eu égard à l'être même. Cependant, Nietzsche ne dit-il pas lui-même : “ Nous tous sommes ses assassins ! vous et moi ! ” Certes ; conformément à cela, il conçoit même la métaphysique de la volonté de puissance comme nihilisme. Seulement, pour Nietzsche, cela veut dire uniquement qu'elle accomplit, comme contre-courant, au sens de l'inversion de la valeur de toutes les valeurs, la “ dévalorisation des plus hautes valeurs ” qui l'a précédée, de la façon la plus aiguë, parce que de manière définitive. ” P 317 : “ Mais la nouvelle institution des valeurs à partir du principe de toute institution de valeur, Nietzsche ne peut plus la penser comme meurtre et nihilisme. Dans l'horizon de la volonté de puissance se voulant elle-même, c'est-à-dire dans la perspective de la valeur et de l'institution des valeurs, elle n'est plus une dévalorisation. Mais qu'en est-il de l'institution des valeurs elle-même, si elle est pensée par rapport à l'étant comme tel, c'est-à-dire, du même coup, à partir de la considération de l'être ? Alors, la pensée par, et en valeurs est l'assassinat radical. Non seulement elle abat l'étant comme tel en son être en soi, mais encore elle met l'être complètement de côté. Celui-ci ne peut plus alors, là où on a encore besoin de lui, que valoir comme valeur. La pensée par valeurs de la métaphysique de la volonté de puissance est ainsi, en un sens extrême, meurtrière, parce qu'elle ne laisse point du tout advenir l'être en son éclosion (Aufgang), c'est-à-dire en la vivacité de son essence. La pensée qui pense par valeurs ne laisse d'emblée pas advenir l'être même en sa vérité. ” P 317-318 : “ Mais cet assassinat qui tue à la racine n'est-il le mode que de la seule métaphysique de la volonté de puissance ? Est-ce l'interprétation de l'être comme valeur qui, seule, ne laisse pas l'être lui-même être l'être qu'il est ? S'il en était ainsi, la Métaphysique antérieure à Nietzsche aurait dû appréhender et penser l'être même en sa vérité, ou du moins elle aurait dû s'en enquérir. Or nulle part nous ne trouvons pareille épreuve de l’être même. Nulle part nous ne rencontrons une pensée qui penserait la vérité de l'être même, pensant ainsi la vérité elle-même comme être. Même là où la pensée préplatonicienne prépare, en tant que début initial de la pensée occidentale, le déploiement de la Métaphysique par Platon et Aristote, même là l'être n'est pas pensé. Le nomme bien l'être lui-même. Mais il ne pense justement pas la présence en tant, que présence à partir de sa vérité. L'Histoire de l'être commence, et cela nécessairement, avec l'oubli de l’être. Il ne tient donc pas à la métaphysique de la volonté de puissance que l'être même reste impensé. Cet étrange défaut ne tient alors qu'à la Métaphysique en tant que Métaphysique. Mais qu'est-ce que la Métaphysique ? Savons-nous son essence ? Peut-elle savoir elle-même cette essence ? Si elle la comprend, elle la prend de façon métaphysique. Mais le concept métaphysique de la Métaphysique reste constamment en arrière de son essence. Ceci vaut également pour toute logique - à supposer qu'elle soit encore à même de penser ce qu'est le Toute métaphysique de la Métaphysique et toute logique de la philosophie tentant de grimper, d'une façon ou d'une autre, par-dessus la Métaphysique tombent le plus sûrement au-dessous d'elle - sans éprouver où elle tombent elles-mêmes lors de cette chute. ” P 318-319 : “ En attendant, un trait au moins dans la nature du nihilisme s'est précisé. L'essence du nihilisme réside en l'Histoire conformément à laquelle, dans l'apparition même de l'étant comme tel et en entier, il n'en est rien de l'être lui-même et de sa vérité, et cela de telle sorte que la vérité de l'étant comme tel passe pour l'être, tandis que la vérité de l'être fait défaut. Nietzsche a bien éprouvé, à l'époque de la perfection commençante du nihilisme, quelques traits du nihilisme, qu'il a en même temps interprétés nihilistiquement, ensevelissant de la sorte définitivement leur essence. 244 Mais Nietzsche n'a jamais reconnu l'essence du nihilisme, pas plus qu'aucune métaphysique avant lui. ” P 319 : “ Or, si l'essence du nihilisme réside en cette destination de l'Histoire, que dans l'apparition de l'étant comme tel et en entier, la vérité de l'être fasse défaut, et que conformément à cela, il n'en soit rien de l’être et de sa vérité, alors la Métaphysique en tant qu'Histoire de la vérité de l'étant comme tel est, en son essence, nihilisme. Si finalement la Métaphysique est le fond historial de l'Histoire mondiale déterminée occidentalement et européennement, alors cette Histoire est nihiliste en un sens tout nouveau. Pensé à partir du destin de l'être, le nihil du nihilisme signifie que l'être lui-même est tenu pour rien. L'être n'entre pas dans la lumière du déploiement de son règne. Lors même de l'apparition de l'étant comme tel, l'être lui-même fait défaut. La vérité de l'être échappe. Elle reste oubliée. Ainsi donc, le nihilisme serait en son essence une Histoire se passant avec l'être lui-même. Il tiendrait alors à l'essence de l'être lui-même qu'il reste impensé, parce qu'il se dérobe. L'être lui-même se dérobe en sa vérité. Il s'abrite dans la vérité et s'héberge lui-même dans cet abri. Entrevoyant l'abri s'hébergeant soi-même de l'essence propre, nous frôlons peut-être le secret même qu'est le déploiement de la vérité de l'être. ” P 319-320 : “ La Métaphysique elle-même n'aurait alors pas simplement omis la question de l'être non encore méditée. Encore moins serait-elle une erreur. La Métaphysique aurait, en tant qu'Histoire de la vérité de l'étant comme tel, pris site à partir du destin de l'être même. La Métaphysique serait, en son essence, le secret impensé, parce que retenu, de l'être lui-même. S'il en était autrement, la pensée qui s'efforce de s'en tenir à ce qu'il faut penser - à l'être, cesserait d'avancer toujours la question Qu'est-ce que la Métaphysique ? ” P 320 : “ La Métaphysique est une époque de l’Histoire de l'être lui-même. Mais en son essence, la Métaphysique est nihilisme. L'essence de celui-ci ressortit de l'Histoire, figure du règne de l'être lui-même. Si tant est que le Rien, comme toujours, fait signe vers l'être, alors la détermination historiale du nihilisme aurait plus de chances d'avoir au moins indiqué la région à l'intérieur de laquelle l'essence du nihilisme devient éprouvable, pour devenir quelque chose de pensé qui met en jeu notre mémoire (Andenken). Nous sommes surtout habitués à entendre, dans le nom de nihilisme, un accent déplaisant. Si cependant nous voulons bien méditer l'essence historiale du nihilisme, une dissonance ne tarde pas à s'introduire dans cette audition. Le nom de nihilisme dit que, dans ce qu'il nomme, le nihil (rien) est essentiel. Nihilisme signifie : tout est nul à tous les égards. Tout, c'est l'étant en entier. Or, l'étant se tient sous la lumière de tous ses égards lorsqu'il est éprouvé comme étant. Nihilisme signifie alors qu'il n'en est rien de l'étant comme tel en son entier. Mais c'est à partir de l'être que l'étant est ce qu'il est, et comment il est. Etant admis que tout “ est ” tienne à l'être, l'essence du nihilisme consiste en ce que de l'être lui-même, il ne soit rien. L'être lui-même, c'est l'être en sa vérité, laquelle vérité appartient à l'être. ” P 320-321 : “ Si nous entendons dans ce nom de nihilisme cette autre sonorité qui nous rappelle l'essence de ce qu'il nomme, alors nous avons aussi une autre audition pour le mot de la pensée métaphysique qui, quant au nihilisme, en a éprouvé quelque chose, sans pourtant être à même de penser son essence. Peut-être méditerons-nous un jour, l'oreille emplie de l'autre son, l'époque de l'accomplissement commençant du nihilisme encore autrement que jusqu'ici. Peut-être reconnaîtrons-nous alors que ni les perspectives politiques, ni les perspectives économiques, ni les perspectives sociologiques, techniques ou 245 scientifiques, pas même les perspectives religieuses ou métaphysiques ne suffisent pour penser ce qui advient en ce siècle du monde. Car ce que celui-ci donne à penser à la pensée, n'est pas quelque sens ultime et très caché, mais quelque chose de proche : à savoir le plus proche, que nous outrepassons constamment parce qu'il n'est précisément que le plus proche. Par un tel passer-outre, nous accomplissons constamment, sans y prêter attention, le meurtre de l'être de l'étant. ” P 321 : “ Mais pour y prêter attention, et pour apprendre à y prêter attention, il peut déjà nous suffire d'essayer de méditer ce que le Forcené dit de la mort de Dieu, et la façon dont il le dit. Peut-être ne faisons-nous plus à présent si facilement la sourde oreille devant ce qui est dit au début du passage expliqué, à savoir que le Forcene “ criait sans cesse : Je cherche Dieu ! Je cherche Dieu ! ” P 321-322 : “ Dans quelle mesure cet homme est-il forcené ? Il est forcené, c'est-à-dire hors du sens. Car il est sorti du plan de l'homme ancien, de ce plan où l'on fait passer les idéaux du monde suprasensible devenus irréels pour réels, cependant que se réalise leur contraire. Cet homme fors-sené est passé au-delà de l'homme ancien. Ce faisant, il n'a pourtant fait qu'entrer complètement dans l'essence prédéterminée de l'homme ancien : être l'animal rationale. Cet homme de la sorte dé-placé n'a, pour cette raison, rien de commun avec le genre des voyous publics, avec “ ceux qui ne croient pas en Dieu ”. Car ceux-ci ne sont pas incroyants parce que Dieu en tant que Dieu leur est devenu incroyable, mais parce qu'eux-mêmes ont renoncé à toute possibilité de croyance dans la mesure où ils sont devenus incapables de chercher Dieu. Ils ne sont plus capables de chercher parce qu'ils ne sont plus capables de penser. Les voyous publics ont aboli la pensée et mis à sa place le bavardage, ce bavardage qui flaire le nihilisme partout où il sent son bavardage en danger. Cet aveuglement de soi face au véritable nihilisme, cet aveuglement qui ne cesse jamais de prendre le dessus, tente ainsi de se disculper lui-même de son angoisse devant la pensée. Mais cette angoisse est l'angoisse de l'angoisse. ” P 322 : “ Au contraire, clairement dès les premières phrases, et encore plus clairement, pour celui qui sait prêter oreille, d'après les dernières phrases du passage, le Forcené est celui qui cherche Dieu en criant après Dieu. Peut-être un penseur a-t-il là réellement crié de profundis ? Et l'ouïe de notre penser ? N'entend-elle toujours pas le cri ? Elle ne l'entendra pas tant qu'elle n'aura pas commencé de penser. Et la pensée ne commence que lorsque nous avons éprouvé que la Raison, tant magnifiée depuis des siècles, est l'adversaire la plus opiniâtre de la pensée. ” POURQUOI DES POETES ? P 323 : “ ... et pourquoi des poètes en temps de détresse ? ” Cette question, c'est l'élégie de Hölderlin intitulée Pain et Vin qui la pose. Nous comprenons aujourd'hui à peine la question. Comment pourrions-nous comprendre la réponse que donne Hölderlin ? ” P 323-324 : “ ... et pourquoi des poètes en temps de détresse ? ” Le mot de “ temps ” signifie ici l'âge dont nous-mêmes faisons encore partie. Avec la venue et le sacrifice du Christ a commencé, pour l'expérience historiale de Hölderlin, la fin du jour des dieux. C'est la tombée du soir. Depuis que les “ trois alliés substantiels ”, Héraclès, Dionysos et le Christ ont quitté le monde, le soir de cet âge décline vers sa nuit. La nuit du monde étend ses ténèbres. Désormais, l'époque est déterminée par l'éloignement du dieu, par le “ défaut de dieu ”. Ce défaut de dieu, éprouvé par Hölderlin, ne nie cependant pas la persistance d'un rapport chrétien à Dieu chez les individus et dans les églises ; il ne juge pas ce rapport de façon dépréciatrice. Le défaut de dieu signifie qu'aucun dieu ne rassemble plus, visiblement et clairement, les hommes et les choses sur soi, ordonnant ainsi, à partir d'un tel rassemblement, l'histoire du monde et le séjour humain en cette histoire. Mais encore pis s’annonce dans le défaut de dieu. Non seulement les dieux et le dieu se sont enfuis, mais la splendeur de la divinité s'est éteinte dans l'histoire du monde. Le temps de la nuit du monde est le temps de détresse, parce qu'il devient de plus en plus étroit. Il est même devenu si étroit, qu'il n'est même plus capable de retenir le défaut de dieu comme défaut. ” 246 P 324 : “ Avec ce défaut, c'est le fond du monde, son fondement même, qui fait défaut. Abîme (Abgrund) signifie originellement le sol et le fond à quoi tend ce qui est suspendu au bord du précipice. Pourtant, dans ce qui suit, le a de abîme sera pensé comme l'absence totale du fondement. Le fondement est le sol pour un enracinement et une prestance. L'âge auquel le fond fait défaut est suspendu dans l'abîme. A supposer qu'à ce temps de détresse un revirement soit encore réservé, ce revirement ne pourra survenir que si le monde vire de fond en comble, et cela signifie maintenant tout uniment : s'il vire à partir de l'abîme. Dans l'âge de la nuit du monde, l'abîme du monde doit être éprouvé et enduré. Or, pour cela, il faut qu'il y ait certains qui atteignent à l'abîme. Le tournant de cet âge n'advient pas par l'irruption soudaine d'un nouveau dieu, ou par la rentrée de l'ancien, surgissant de sa réserve. Vers où se tournerait-il lors de son retour, si auparavant un séjour ne lui était préparé par les hommes ? Et comment le séjour du dieu pourrait-il être à sa mesure si une splendeur de divinité n'avait pas commencé de briller auparavant en tout ce qui est ?” P 324-325 : “ Les dieux qui “ étaient autrefois ” ne “ retournent ” qu'en “ leur temps ” ; à savoir, pour ce qui est des hommes, lorsque les choses auront tourné au bon endroit, de la bonne façon. C'est pourquoi Hölderlin dit, dans l'hymne inachevé Mnémosyne, qui naquit peu après l'élégie Pain et Vin (IV [Hellingrath 1225) ... Ne sont capables Les célestes de tout. Car ils atteignent plus tôt l'abîme, les mortels. Ainsi y a-t-il virage Avec ceux-ci. Long est Le temps, mais il se montre Le vrai. P 325-326 : “ Long est le temps de détresse de la nuit du monde. Celle-ci doit d'abord, longuement, accéder à son propre milieu. Au milieu de cette nuit, la détresse du temps est la plus grande. Alors, l'époque indigente ne ressent même plus son indigence. Cette incapacité, par laquelle l'indigence même de la détresse tombe dans l'oubli, voilà bien la détresse elle-même de ce temps. Ce qui achève de rendre l'indigence opaque, c'est qu'elle n'apparaît plus que comme besoin demandant à être satisfait. La nuit du monde reste néanmoins à penser comme un destin qui nous advient en deçà du pessimisme et de l'optimisme. Peut-être la nuit du monde va-t-elle maintenant vers sa mi-nuit. Peut-être cet âge va-t-il maintenant devenir pleinement temps de détresse. Mais peut-être pas, encore pas, toujours pas, malgré l'incommensurable nécessité, malgré toutes les souffrances, malgré la misère sans nom, malgré l'incessante carence de repos, et de paix, malgré le désarroi croissant. Long est le temps parce que même la terreur, prise pour elle-même comme cause possible d'un virage, ne peut rien tant qu'il n'y a pas de revirement des mortels. Or, il n'y a de revirement des mortels que s'ils prennent site dans leur propre être. Celui-ci réside en ce qu'ils atteignent plus vite l'abîme que les célestes. Ils restent, si nous pensons leur essence propre, plus proches de l'absence (Abwesen), parce qu'ils sont concernés par la présence (Anwesen), comme est nommé depuis longtemps l'être. Mais, comme la présence du même coup se dissimule, elle est elle-même déjà absence. Ainsi, l'abîme garde et marque tout. Dans l'Hymne des Titans (IV, 210), Hölderlin nomme l'“ abîme ” : “ Celui qui marque tout ”. Le mortel auquel est imputé d'atteindre plus tôt et autrement que les autres à l'abîme, celui-là éprouve les marques que l'abîme dessine. Ces signes sont, pour le poète, les traces des dieux enfuis. Selon l'expérience de Hölderlin, c'est Dionysos, le dieu du vin, qui, au milieu de leur nuit, laisse aux mortels dépouillés de dieux une telle trace. Car le dieu du cep sauvegarde, en celui-ci et en son fruit, l'originale appartenance réciproque du ciel et de la terre, en tant que lieu férial de l'union des dieux et des hommes. Ce n'est que dans la région d'un tel lieu, si tant est qu'il y en ait un, que peuvent rester des traces des dieux enfuis pour les hommes dépouillés de dieux. ” 247 P 326 : “ ... et pourquoi des poètes en temps de détresse ? Hölderlin répond d'une voix blanche par la bouche de son ami, le poète Heinse, à qui la question était adressée : Mais ils sont, dis-tu, comme les prêtres consacrés au dieu du vin, Qui, de pays en pays, passaient dans la nuit sacrée. ” P 326-327 : “ Les poètes sont ceux des mortels qui, chantant gravement le dieu du vin, ressentent la trace des dieux enfuis, restent sur cette trace, et tracent ainsi aux mortels, leurs frères, le chemin du revirement. L'éther, cependant, en lequel seulement les dieux sont dieux, constitue leur divinité. L'élément de l'éther, ce en quoi la divinité elle-même déploie sa présence, est le sacré. L'élément de l'éther pour l'arrivée des dieux enfuis, le sacré, voilà la trace des dieux enfuis. Mais qui des mortels est capable de déceler une telle trace ? Il appartient aux traces d'être souvent inapparentes, et elle sont toujours le legs d'une assignation à peine pressentie. Être poète en temps de détresse, c'est alors : chantant, être attentif à la trace des dieux enfuis. Voilà pourquoi, au temps de la nuit du monde, le poète dit le sacré. Voilà pourquoi, dans la langue de Hölderlin, la nuit du monde est la “ nuit sacrée ”. P 327 : “ A l'essence du poète qui, en par