Cournot, De l’étiologie historique et de la philosophie de l’histoire
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régulières, on n’aurait pas non plus d’histoire, mais par une raison inverse : à savoir parce que le hasard n’entre
pour rien dans la disposition de la série, et parce qu’en vertu des lois qui régissent cet ordre de phénomènes,
chaque phase détermine complètement toutes celles qui doivent suivre.
À un jeu de pur hasard, comme le trente-et-quarante
, l’accumulation des coups dont chacun est
indépendant de ceux qui le précèdent et reste sans influence sur ceux qui le suivent, peut bien donner lieu à une
statistique, non à une histoire. Au contraire, dans une partie de trictrac
ou d’échecs où les coups s’enchaînent,
où chaque coup a de l’influence sur les coups suivants, selon leur degré de proximité, sans pourtant les
déterminer absolument, soit à cause du dé qui continue d’intervenir aux coups subséquents, soit à cause de la
part laissée à la libre décision de chaque joueur, on trouve, à la futilité près des intérêts ou des amours-propres
mis en jeu, toutes les conditions d’une véritable histoire, ayant ses instants critiques, ses péripéties et son
dénouement
.
L’HISTOIRE N’EST NI SIMPLE ACCUMULATION, NI NECESSITE ABSOLUE
Si les découvertes dans les sciences pouvaient indifféremment se succéder dans un ordre quelconque, les
sciences auraient des annales sans avoir d’histoire : car, la prééminence de l’histoire sur les simples annales
consiste à offrir un fil conducteur, à la faveur duquel on saisit certaines tendances générales, qui n’excluent pas
les caprices du hasard dans les accidents de détail, mais qui prévalent à la longue, parce qu’elles résultent de la
nature des choses en ce qu’elle a de permanent et d’essentiel. Dans l’autre hypothèse extrême, où une découverte
devrait nécessairement en amener une autre et celle-ci une troisième, suivant un ordre logiquement déterminé, il
n’y aurait pas non plus, à proprement parler, d’histoire des sciences, mais seulement une table chronologique des
découvertes : toute la part du hasard se réduisant à agrandir ou à resserrer les intervalles d’une découverte à
l’autre. Heureusement pour l’intérêt historique, ni l’une ni l’autre hypothèse extrême ne sauraient être admises ;
et pourtant, à mesure que le travail scientifique s’organise, que le nombre des travailleurs augmente et que les
moyens de communication entre les travailleurs se perfectionnent, il est clair que l’on se rapproche davantage de
la dernière hypothèse où, par l’élimination à peu près complète du hasard, les sciences seraient effectivement
sorties de ce que l’on peut appeler la phase historique.
HISTOIRE POLITIQUE ET HISTOIRE DES SCIENCES
Il y a de bonnes raisons pour que la part du hasard reste toujours bien plus grande dans l’histoire politique
que dans celle des sciences : et pourtant l’on conçoit que cette part doit se réduire quand l’importance des grands
personnages s’efface devant les lumières et le concours de tous ; quand les forces qui comportent le nombre et la
mesure tendent partout à prévaloir sur l’exaltation bien plus accidentelle, bien moins durable, des sentiments et
des passions. Aux époques reculées, avant l’apparition des hommes supérieurs qui fondent la civilisation des
peuples, ceux-ci n’ont pas encore d’histoire, non seulement parce que les historiens manquent mais parce que,
sous l’empire des forces instinctives auxquelles les masses obéissent, les conditions de l’histoire telle que nous
l’entendons manquent absolument. Si rien n’arrête la civilisation générale dans sa marche progressive, il doit
aussi venir un temps où les nations auront plutôt des gazettes que des histoires ; où le monde civilisé sera pour
ainsi dire sorti de la phase historique ; où, à moins de revenir sans cesse sur un passé lointain, il n’y aura plus de
matière à mettre en œuvre par des Hume et des Macaulay, non plus que par des Tite-Live ou des Tacite
.
L’histoire politique (et il en faudrait dire autant de l’histoire des langues, des religions, des arts et des
institutions civiles) diffère encore de l’histoire des sciences en un point important. On peut dire que dans les
sciences dont l’objet subsiste, en tout ce qu’il a d’essentiel, indépendamment de la constitution et des inventions
de l’esprit humain, rien de ce qui tient au caprice ou aux goûts particuliers de l’inventeur, aux hasards de la
découverte ou de l’ordre dans la succession des découvertes, ne saurait indéfiniment subsister. Le mieux, fondé
sur la nature des choses, doit toujours finir par être aperçu, et bientôt mis dans une évidence irrésistible. Au
. Jeu de cartes où le banquier aligne deux rangées de cartes dont les points réunis ne doivent être ni inférieurs à 31, ni
supérieurs à 40. Le joueur gagne ou perd à chaque donne, laquelle est sans influence sur la suivante.
. Ce jeu, déjà connu des Grecs et des Romains, est également appelé jaquet. Les joueurs déplacent leurs pions
alternativement du nombre de cases marqués par les dés. La position acquise est le point de départ du coup suivant, comme
aux dames ou aux échecs. Chaque coup, créant une situation nouvelle, influe sur le suivant.
. « […] au jeu d’échecs, où la détermination réfléchie du joueur se substitue aux hasards du dé, de manière pourtant à ce que
les idées du joueur, en se croisant avec celles de l’adversaire, donnent lieu à une multitude de rencontres accidentelles, on
voit poindre les conditions d’un enchaînement historique. Le récit d’une partie de trictrac ou d’échecs, si l’on s’avisait d’en
transmettre le souvenir à la postérité, serait une histoire tout comme une autre qui aurait ses crises et ses dénouements : car
non seulement les coups se succèdent, mais ils s’enchaînent, en ce sens que chaque coup influe plus ou moins sur la série des
coups suivants et subit l’influence des coups antérieurs. Que les conditions du jeu se compliquent encore, et l’histoire d’une
partie du jeu deviendra philosophiquement comparable à celle d’une bataille ou d’une campagne, à l’importance près des
résultats. Peut-être même pourrait-on dire sans boutade qu’il y a eu bien des batailles et bien des campagnes dont l’histoire ne
mérite guère plus aujourd’hui d’être retenue que celle d’une partie d’échecs. » Cournot, Essai sur les fondements de la
connaissance et sur les caractères de la critique philosophique.
. Célèbres historiens du XVIIIe siècle (Hume et Macaulay) et de l’antiquité romaine (Tite-Live et Tacite).